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University of Ottawa
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L'ACCUSATEUR
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR, 11. RUE DE GRENELLE
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
dans la BIBLIOTHÈQUE CHARPENTIER
à 3 fr. 50 le volume.
L.V VIE A PARTS (1895; ^2* mille) 1 vol.
LA VIE A PARIS (1896) (2e mille) 1 vol.
BR1CHAXTEAU (Comédien français) (10e mille) t vol.
Pa:n. - L. Marbtheux, imprimeur, i, rue Cassette.— 10513.
JULES CLARETIE
de l'Académie Française
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L'ACCUSATEUR
— ROMAN PARISIEN —
PARIS
BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
EUGÈNE FASQliELLE, ÉDITEUR
il, RU F. DE GRENELLE, 11 1897
Tous droits réservés.
AU PROFESSEUR CESARE LOMBROSO
J'ai plaisir à vous dédier ce roman où j'ai tenté de faire revivre une expérience d'au- trefois, qui m'a paru curieuse et poignante. Je sais bien ce qu'on dira : la théorie de Yimpos- s'ible a ses défenseurs acharnés. Les rêves et les hypothèses ne comptent pas en ces matières pour les savants: ils ne tiennent compte que des faits. Ils ont raison.
Mais n'est-il point permis aux romanciers de glaner, dans ce vaste champ de la science, ce que négligent, ce que dédaignent les maî- tres? J'ai ramassé ce brin d'épi desséché. Je ne sais ce qu'il vaut ; mais j'ai eu plaisir à l'étudier. Le mystère est un grand tentateur.
ii L'ACCUSATEUR
Ce n'est pas vous, le hardi pionnier des idées, qui pourriez me reprocher d'avoir remis à Tordre du jour un problème insoluble peut- être, mais attirant comme un abîme : le secret du vivant conservé par le moribond, l'« œil du mort » révélant la dernière pensée de l'être humain, le disparu devenant l'accusateur !
La question, classée, me dit-on, méritait, je crois, d'être encore et de nouveau posée. Je l'ai fait avec plaisir. Le roman a toutes les libertés; il les prend, du moins, et on lui en fait parfois un reproche. Ce n'est pas le plus libéral esprit que je connaisse qui pourrait me l'adresser. Vous penserez de ces pages d'imagination ce qui vous plaira ; mais je vois surtout, en vous les adressant, l'occa- sion de vous rappeler ce passant venu de France que vous avez, un jour, accueilli avec une bonne grâce qu'il n'oubliera jamais. Je revois, en vous écrivant, la maison de science et de vie où nous avons fait halte à Turin, et je me reporte avec émotion vers le maître de ce logis qui, dans le sanctuaire de la famille, tra-
AU PROFESSEUR LOMBROSO ni
vaille à résoudre les plus redoutables pro- blèmes de la science de l'homme et, dans le laboratoire d'un savant de Rembrandt, s'en- toure de chers visages souriants qui semblent échappés des tableaux de Greuze.
Avec toute mon admiration, mon affection et mon dévouement.
Jules Claretie.
L'ACCUSATEUR
Rêve d'aujourd'hui, Réalité de demain!
— La maison de M. Bernardet? Au bout du passage, à droite... Oui, cette maison que ^ous apercevez, là-bas, avec une grille et un ardin ! Au coin de la rue Piémondesi !...
L'homme à qui un passant quelconque lonnait celte indication remercia, pressa le 3as, et, déjà essoufflé, essaya un moment de •ourirafm d'atteindre plus vite la maisonnette, iu fond de ce passage de l'Elysée-des-Beaux- ^rts qui — sorte de cul-de-sac, long boyau de ;onstruclions noirâtres, vieilles demeures tranges, magasins de détritus, de démoli- ions, écoles de chant aux aspects de couvents le province — s'ouvre désert et triste sur le >oulevard extérieur, animé, vivant, mouvant,
i
2 L'ACCUSATEUR
bruyant, peuplé de promeneurs, sillonné de tramways, fiévreux et gai.
Très gros, très court, chauve et tête nue par ce jour pluvieux de la fin d'octobre, d'ailleurs encore tiède, l'homme avait le costume et l'allure dÀin ouvrier en tenue de travail. C'était un artisan, en effet, un petit tailleur du voisi- nage qui, dans sa loge de concierge, travaillait à façon pour les clients du quartier, faisait les raccommodages et les reprises, tandis que sa femme surveillait la maison, balayait les esca- liers, et se plaignait du sort.
Mme Moniche trouvait la vie dure et maus- sade. Romanesque, elle regrettait que l'exis- tence ne lui eût pas donné ce qu'elle lui pro- mettait autrefois. A dix-huit ans, et fort jolie, on peut bien espérer ne pas vieillir à côté d'un tailleur courbé dans une loge de concierge. Mais qu'ils étaient loin ses dix-huit ans ! L'existence venait, du reste, de la précipiter tout à coup en plein drame, et Mme Moniche pouvait trouver, ce jour-là, un peu de saveur à son après-midi. Entrant, il n'y avait qu'un moment, dans l'appartement de M. Rovère, elle avait trouvé le locataire du deuxième étendu sur le dos, les yeux lixes, les bras en croix et la gorge coupée.
Ce M. Rovère vivait seul dans la maison
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depuis des années, recevant peu de gens, mystérieux et sombre. Mme Moniche faisait son ménage, entrait, ayant la clef en poche, dans l'appartement quand elle voulait, et le locataire la priait parfois d'ajouter à ses fonctions de femme de ménage celle de lectrice des jour- naux quotidiens.
M. Rovère tué ! M. Rovère avec une plaie au cou! M. Rovère assassiné ! Vite, Mme Moniche avait poussé son mari par les épaules :
— La police! va chercher la police !...
Et ce mot la police avait éveillé dans l'esprit du tailleur non pas l'idée du commissaire voi- sin, mais cette pensée soudaine que l'homme à appeler, l'homme à consulter, l'homme indis- pensable, c'était ce bon petit M. Bernardet, qui passait pour un homme de génie en son genre à la Sûreté, et dont Moniche avait souvent reprisé les redingotes et raccourci les panta- lons élimés.
De la maison du boulevard de Clichy que Moniche habitait, à la maison de M. Bernar- det, passage de l'Elysée-des-Beaux-Arls, il y avait quelques pas tout au plus, et le concierge en connaissait bien le chemin, lui qui était venu si souvent chez ce client choisi. Mais le pauvre homme était si bouleversé, comme assommé par l'apparition soudaine de Mme Mo-
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niche dans sa loge, par la révélation brutale comme un coup de poing, de la mort de M. Rovère, qu'il en perdait la tête et, hébété, balbutiant, avait demandé à un passant l'adresse de M. Bernardel, cette maison du po- licier vers laquelle, ses pieds guidant sa tète, il marchait, il courait presque machinalement .
Arrivé devant la grille, le brave homme, un peu congestionné, s'arrêta court, perdant le souffle. Il était bien ému. Il lui semblait qu'il était lancé brusquement dans l'angoisse d'un cauchemar. Un assassinat dans sa maison, dans la tranquille maison de petits rentiers dont il était le surveillant! Un meurtre en plein boulevard de Clichy et en plein jour, là, sur sa tète, pendant qu'il travaillait paisiblement à recoudre un veston ! x
Il regardait vaguement, avant de sonner, la maisonnette où M. Bernardet devait déjeuner en famille, car c'était un dimanche, et préci- sément le policier, rencontrant Moniche, la veille, lui avait dit : « Demain, c'est ma fête. »
Un jardinet où deux arbrisseaux grêles avaient encore des feuilles rouillées qui se détachaient pour tomber sur une pelouse minuscule d'un vert mouillé, précédait la demeure close, vieux pavillon d'autrefois qui avait dû, jadis, être une sorte de maison de
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garde ou de fermier au fond d'un parc.
Moniche avait la sensation qu'il allait trou- bler terriblement le logis assoupi et, étant timide, il hésitait. Mais après tout, dans cette catastrophe, c'était encore M. Bernardet, le client, qui lui serait le plus utile et se montre- rait le plus actif. Et il donna un coup de son- nette qui reçut une réponse immédiate : la brusque ouverture de la porte-grille que Mo- niche n'eut qu'à pousser.
Il traversa le jardinet, gravit les trois mar- ches du pavillon et, sur le seuil, il aperçut une petite femme grassouillette, rouge et fraîche comme une pomme d'api qui, une serviette à la main, le salua gaiement d'un :
— Eh \m monsieur Moniche !
C'était Mme Bernardet, une Bourguignonne de trente-cinq ans, proprette et coquette, qui s'effaça pour laisser entrer le tailleur.
— Et qu'y a-t-il donc, monsieur Moniche? Le pauvre Moniche roulait des yeux effarés
et il put balbutier à peine : « Je voudrais voir M. Bernardet.... J'ai à parler à M. Bernar- det...
— Bien de plus facile, dit la petite femme. M. Bernardet est au jardin. Oui, il profite du beau temps : il fait un groupe...
— Quel groupe?
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G L'ACCUSATEUR
— Vous savez bien. La photographie. Sa pas- sion. Venez donc, monsieur Moniche.
Et Mme Bernardet indiquait au bfavehomme le fond du corridor qui donnait derrière la maison, dans le jardin où, reposé, tout à cette journée de letes, le bon inspecteur de la Sûreté, M. Bernardet, groupait ses trois fillettes autour d'une table ronde où l'on avait servi le café et les faisait tenir là, immo- biles, devant l'objectif, avec la maman.
— J'étais même rentrée chercher ma ser- viette dans la salle à manger lorsque vous avez sonné, monsieur Moniche, dit Mme Ber- nardet.
De loin, Bernardet avec un geste bref, Bernardet aussi gras et d'aspect aussi gai que sa femme, Bernardet, avec sa petite moustache rousse, son double menton rasé et rosé, avec ses yeux fins de petit abbé nar- quois, sa tète ronde et tondue de près, fit signe à Moniche de ne pas avancer.
Les trois fillettes, vêtues de robes uniformes à carreaux écossais, placées par rang de taille devant un appareil photographique planté en terre sur un trépied-support, ne bougeaient plus, raidies sous l'objectif, avec leurs mains collées au corps, l'aînée, Agée d'une dizaine d'années, la plus jeune, de la taille d'une enfant
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de cinq ans, toutes les trois étonnamment sem- blables.
M. Bernardet faisait, pour sa fête, la photo- graphie de ses tilles. Le furet qui traquait, du matin au soir, dans leurs clapiers et leurs tau- dis, les rôdeurs et les malfaiteurs se reposait dans son jardin humide, par ce dernier beau jour mélancolique, ce paisible dimanche d'au- tomne. L'idylle douce de sa vie cachée, au fond du vieux passage montmartrois, le repo- sait de ses activités haletantes, de ses terribles ou fatigantes chasses à l'homme à travers le Paris sinistre.
— Là, dit-il en remettant l'obturateur sur l'appareil, c'est fait. Vous pouvez jouer, mes chéries ! El qu'y a-t-il pour votre service, mon cher Moniche?
Il relevait, les arrachant du terrain où ils étaient fichés, les pieds du support de son appareil, tandis que les fillettes rejoignaient leurmère qui les caressait, redressant les ban- deaux de leurs cheveux, l'une après l'autre, lorsqu'en jetant un coup d'œil de ses gros yeux bleus, perçants et clairs, sur le visage de Moniche il se rendit compte du trouble du concierge et devina, comme on dit, quelque chose.
— Eh ! mais, vous êtes blanc comme votre
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mouchoir, dit-il à Moniche qui s'essuyait le front.
— Ah ! 'monsieur Bernardet! C'est qu'il y a de quoi être bouleversé, songez donc? Il y a eu un assassinat dans la maison !
— Un assassinat? fit Bernardet.
Toute sa physionomie, si gaie, avait pris brusquement une expression bizarre, subite- ment changée, tendue et sérieuse, les gros yeux bleus devenant plus clairs, comme flam- bant intérieurement.
— Un assassinat, oui, monsieur Bernardet. M. Rovère.... Vous ne connaissez pas M. Ro- vèrè?
— Non, fit le policier.
— Je croyais vous en avoir parlé. Un origi- nal, un solitaire. Enfin assassiné, voilà. Ma femme, tout à l'heure, en entrant pour lui lire son journal...
Bernardet interrompit brusquement le brave homme :
— Quand la chose a-t-elle eu lieu?
— Ah ! dame, monsieur Bernardet, on ne sait pas ! Ce que je sais, c'est que ma femme a trouvé le cadavre encore chaud. Elle n'a pas peur. Elle la touché !
— Encore chaud !
Ces mots avaient frappé Bernardet. Il réflé-
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chit un moment — une seconde — et brusque- ment, parlant à Moniche :
— C'est bien. Allons chez vous !
Puis, comme frappé d'une idée subite, il ajouta :
— Je prends ça ! Oui, ça !...
Et il détacha du pivot sur lequel il l'avait agencé, au haut du support, l'appareil pho- tographique où il venait de fixer l'image de ses filles.
— J'ai encore trois plaques, ça peut être utile!
Mme Bernardet, qui se tenait assez éloignée dans le jardin, les enfants pendues à ses jupes, avait bien vu que le concierge apportait une grave nouvelle. La figure souriante de Ber- nardet était devenue soudain celle des jours de chasse, soucieuse et fixe, avec le regard ardent du chien d'arrêt sur le gibier.
— Tu t'en vas? dit-elle avec un regret à Bernardet qui passait une courroie de cuir à son appareil pour le pendre en bandou- lière.
— Oui, fit-il,
— Ah! mon Dieu! mon pauvre dimanche !... Et, ce soir, au moins, ce soir, mènerons-nous les petites au théâtre Montmartre ?
— Je ne sais pas, dit-il encore.
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— C'était juré. Les pauvres enfants ! On leur avait promis la Closerie des Genêts.
— Que veux-tu? Je ne sais pas, je verrai, on ne fait pas toujours ce qu'on veut dans la vie. C'est vrai, moncherMoniche, aujourd'hui, c'est mon jour de naissance, 30 octobre!... J'ai quarante ans sonnés aujourd'hui !... J'avais promis la Closerie des Genêts et tel que vous me voyez, je suis en congé. Mais je revien- drai!... Je reviendrai... Allons voir votre M. Rovère!
Il embrassa au front sa femme, sur leurs six joues ses trois fillettes, rouges et fraîches comme leur mère et, son appareil photogra- phique de côté, il suivit Monichc qui marchait vite, s'essoufflait et répétait de temps à autre aux questions de l'agent de la Sûreté :
— Encore chaud, oui, monsieur Bernardet, encore chaud !
II
M. Bernardel était, dans le service de la Sûreté, un personnage assez original. Parmi les agents recrutés dans un milieu bizarre, subalternes dans leur métier, héroïquement dévoué, le petit homme, esprit singulier, curieux de toutes choses, lisant beaucoup, par hasard et par bribes, pouvait passer pour un lettré et son chef lui disait parfois en riant :
— Bernardet, prenez bien garde, vous avez des ambitions littéraires. Vous devez rêver d'écrire dans les journaux !
— Non, monsieur Leriche, répondait Ber- nardet , mais — que voulez-vous ? — tout m'amuse.
Et c'était vrai, Bernardet était né fureteur. Avec une éducation supérieure, il fût devenu
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un érudit, un rat de bibliothèque, passant sa vie à remuer des chartes et à déchiffrer des manuscrits. Fils de braves crémiers de Belle- ville, élevé à l'école mutuelle, lisant avidement les journaux populaires, tout ce qu'il y a de mystérieux dans Paris l'attirait de bonne heure, et son service militaire une fois accompli, il demandait à s'embrigader parmi les chiens de garde de la Ville-Univers, comme il se fût embarqué pour le Nouveau-Monde, le Mexique ou le Tonkinafin de voir de l'inconnu. Puis il s'était marié pour trouver, dans cette vie bal- lottée, périlleuse et lassante, un point d'at- tache, un coin de joie paisible.
Il menait de front cette double existence de limier toujours en chasse el de bon bourgeois cultivant son jardinet au bas de la butte, dans une maisonnette ignorée. Et là, dévorant de vieux bouquins payés quelques sous aux étala- gistes, lisant et collant sur des feuilles volantes qu'il reliait ensuite lui-même, des coupures de journaux, il meublait sa petite tète ronde et rase d'un tas de menus faits disparates qui se tassaient, se classaient pourtant, trouvaient leur case et leur cellule dans ce cerveau tou- jours actif, fourmillant d'idées diverses.
Un curieux, c'était un curieux. La curiosité faisait sa vie. Les tâches fatigantes ou répul-
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sives de ce métier de policier il les accomplis- sait avec plaisir, parce qu'elles satisfaisaient ce besoin primordial de sa nature et lui per- mettaient de tout voir, de tout entendre, de pénétrer dans les milieux les plus contrastés, aujourd'hui en habit noir, le col cravaté de blanc, surveillant à l'Opéra les voleurs de lorgnettes qui collectionnent et envoient vendre en Alle- magne par des complices le résultat de leurs cueillettes à travers les fauteuils, demain allant en vêlements sordides, arrêter un meurtrier aux mains noires et rouges dans quelque coupe-gorge de la Glacière.
M. Bernardet était entré en maître souve- rain chez les banquiers tout-puissants, dont on venait saisir les livres, tandis que le million- naire d'hier montait avec le policier dans un fiacre. 11 avait suivi, par ordre, les intrigues de plus d'une grande dame qui lui devait son salut. Si M. Bernardet avait voulu parler! Mais il ne parlait pas, il ne parlait jamais et les reporters étaient revenus béjaunes des diverses interviews qu'ils avaient voulu lui prendre.
— L'interview est d'argent, mais le silence est d'or, répondait M. Bernardet, qui n'était pas une bête.
Il avait assisté à des réunions de spirites et à des conciliabules d'anarchistes. 11 s'était
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occupé d'occultisme avec des mages de hasard, el, sur le bout du doigt, il connaissait la liste des libertaires militants. Il savait les véritables noms des grecs fameux qui battent les cartes, comme on bat l'estrade sous des pseudonymes nobiliaires. Les tripots lui étaient familiers ; il connaissait les églises aux coins sombres où se rassemblent, pour parler d'a/faires, les asso- ciés qui ne veulent pas être filés dans les bras- series ou épiés dans les cabarets.
De tout ce Paris qui roule ses millions d'êtres, comme une coulée géante, il connais- sait les dessous et savait les mœurs des mi- crobes pullulant el grouillant dans la cave humaine.
Ah ! s'il était jamais préfet de police, lui qui avait étudié son Paris, non pas de loin, à tra- vers les statistiques des livres ou les vitres d'un cabinet de fonctionnaire, mais dans la rue, dans les taudis, dans les bouges, dans les asiles de misère et de crime, chiffonnier du mal habitué à retourner les détritus, la pourriture sociale! Mais M. Bernardet n'était pas ambi- tieux. Telle qu'elle lui était faite et qu'il l'avait voulue, la vie lui suffisait. Sa bonne femme de femme lui avait apporté un petit bien de ses parents, vignerons à Argenteuil, et Bernardet, qui se contentait de cette pauvre petite fortune,
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trouvait que sa puissance était assez grande. La puissance d'un homme qui peut, à l'occa- sion, mettre la main au collet d'un ancien mi- nistre et à la gorge d'un meurtrier !
Un jour, un financier menacé de Mazas l'avait bien fait rire. Bernardet venait l'arrêter. Il ne fallait faire aucun tapage dans la maison de banque. L'homme de police et l'homme de Bourse se trouvaient seuls, face à face, dans un petit bureau écrasé, aux tentures lourdes et aux tapis épais étouffant tout bruit.
— Cinquante mille francs pour vous si vous me laissez sortir, dit le banquier.
— Monsieur le comte veut rire...
— Cent mille !
— La plaisanterie est plus grande, mais c'est une plaisanterie !
Alors le comte, très pâle :
— Et si je vous brûlais la cervelle, tout sim- plement ?
— Mescamaradesm'attendenten bas, répon- dit tranquillement Bernardet. Ils savent bien que notre entretien ne peut se prolonger long- temps, et cette proposition, que je veux bien oublier comme les autres, aggraverait, je crois, si elle devenait effective, le cas de M. le comte.
Deux minutes après le banquier sortait, précédant Bernardet qui le suivait tête nue,
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el disait d'un ton dégagé à ses employés :
— A bientôt, messieurs ! Je reviens ! C'était aussi M. Bernardet qui, en visite à la
Banque des Hauts-Plateaux, revenait en disant à son chef :
— Monsieur Leriche, il se passe là quelque chose de grave !
— Et quoi donc? Bernardet.
— Je ne sais pas, monsieur Leriche, mais il y a réunion du conseil d'administration aujour- d'hui, et j'ai vu monter, vous entendez, monter, par deux domestiques, monter dans son fau- teuil de malade, M. le baron de Cheylard !
— Eh bien ! Bernardet?
— Eh bien ! monsieur Leriche, le baron de Cheylard, en sa qualité d'ex-sénateur du second Empire, d'ex-président du Conseil et d'ex-com- missaire des Expositions industrielles, est grand-croix de la Légion d'honneur. Grand'- croix, c'est-à-dire qu'on ne peut le poursuivre qu'après délibération du Conseil de l'Ordre. Et alors, vous comprenez... Si la Banque des Hauts-Plateaux fait appel à son vice-président, le baron de Cheylard,. paralysé, moribond...
— C'est qu'elle a besoin d'un paratonnerre.
— Grand'croix, monsieur Leriche! On hési- terait à nous livrer un grand'croix !
— Vous avez raison, Bernardet. Us doivent
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L'ACCUSATEUR 17
être dans une mauvaise passe, les Hauts-Pla- teaux! Et vous êtes un terrible observateur. L'esprit du littérateurjevous le dis Bernardet!
— Oh ! le coup d'œil du photographe, tout au plus, monsieur Leriche. L'habitude du kodak !
Ainsi passait M. Bernardet à travers la vie parisienne, capable de ramasser une fortune dans quelque agence Tricoche, s'il avait voulu exploiter à son profit l'esprit d'observation que lui reconnaissait son chef et ne songeant qu'à faire son devoir à son goût, en élevant ses trois fillettes et en aimant sa femme, tout étonnée des surprenantes histoires que lui contait le poli- cier et toute fière d'avoir pour mari un homme qui surveillait de si près les puissants, les grand'croix de la Légion d'honneur !
Et M. Bernardet trottinait vivement vers le logis de M. Rovère, tandis que Moniche s'épon- geait et, lui montrant de loin un noir rassem- blement là-bas, devant une maison du boule- vard de Clichy, lui disait :
— On le sait déjà, le malheur ! Depuis moi, il y a une foule...
Bernardet s'arrêta, regardant, avant de tra- versera chaussée, le tas degens, qui semblaient en effet assiéger le logis qu'habitait le mort, M. Rovère.
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el disait d'un ton dégage à ses employés :
— A bientôt, messieurs ! Je reviens ! C'était aussi M. Bernardet qui, en visite à la
Banque des Hauts-Plateaux, revenait en disant à son chef :
— Monsieur Lericlie, il se passe là quelque chose de grave !
— Et quoi donc? Bernardet.
— Je ne sais pas, monsieur Lericlie, mais il y a réunion du conseil d'administration aujour- d'hui, et j'ai vu monter, vous entendez, monter, par deux domestiques, monter dans son fau- teuil de malade, M. le baron de Cheylard !
— Eh bien ! Bernardet?
— Eh bien ! monsieur Leriche, le baron de Cheylard, en sa qualité d'ex-sénateur du second Empire, d'ex-président du Conseil et d'ex-com- missaire des Expositions industrielles, est grand-croix de la Légion d'honneur. Grand'- croix, c'est-à-dire qu'on ne peut le poursuivre qu'après délibération du Conseil de l'Ordre. Et alors, vous comprenez... Si la Banque des Hauts-Plateaux fait appel à son vice-président, le baron de Cheylard,. paralysé, moribond...
— C'est qu'elle a besoin d'un paratonnerre.
— Grand'croix, monsieur Leriche! On hési- terait à nous livrer un grand'croix !
— Vous avez raison, Bernardet. ils doivent
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être dans une mauvaise passe, les Hauts-Pla- teaux! Et vous êtes un terrible observateur. L'esprit du littérateurjevous le dis Bernardet!
— Oh ! le coup d'œil du photographe, tout au plus, monsieur Leriche. L'habitude du kodak !
Ainsi passait M. Bernardet à travers la vie parisienne, capable de ramasser une fortune dans quelque agence Tricoche, s'il avait voulu exploiter à son profit l'esprit d'observation que lui reconnaissait son chei'et ne songeant qu'à faire son devoir à son goût, en élevant ses trois fillettes et en aimant sa femme, tout étonnée des surprenantes histoires que lui contait le poli- cier et toute ficre d'avoir pour mari un homme qui surveillait de si près les puissants, les grand'eroix de la Légion d'honneur !
Et M. Bernardet trottinait vivement vers le logis de M. Rovère, tandis que Moniche s'épon- geait et, lui montrant de loin un noir rassem- blement là-bas, devant une maison du boule- vard de Clichy, lui disait :
— On le sait déjà, le malheur ! Depuis moi, il y a une foule...
Bernardet s'arrêta, regardant, avant de tra- versera chaussée, le tas degens, qui semblaient en effet assiéger le logis qu'habitait le mort, M. Rovère.
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d8 L'ACCUSATEUR
— Que j'entre là, dit l'agent au portier, c'est très bien. Vous avez toujours le droit d'ap- peler au secours qui vous voudrez. Mais je ne suis pas un magistrat... Il faut avertir le com- missaire de police.
— Oh ! monsieur Bernardet, fit Moniche, Vous êtes plus malin à vous tout seul que tous les commissaires réunis !
— Il ne s'agit pas de ça. Le commissaire est le commissaire. Allez l'avertir!
— Mais puisque vous êtes là, monsieur Ber- nardet.
— Mais, je ne suis rien ! Je ne suis rien ! Il faut un magistrat !
— Vous n'êtes donc pas magistrat?
— Je suis un simple mouchard, monsieur Moniche ! répondit Bernardet le plus simple- ment du monde.
Et alors il traversa la chaussée.
Les voisins accouraient autour de la porte close comme un essaim de mouches autour d'un rayon de miel. Une rumeur montait du tas noir des curiosités avides poussées là par l'attrait du drame, l'appât du mystère, l'effroi, et à la fois, le magnétisme étrange de celle chose sinistre : le crime. Des femmes parlaient haut , inventaient des romans soudains , des versions incroyables. De petits jeunes
L'ACCUSATEUR 19
gens, accourus vite prenaient des notes. Au moment ou Bernardet arrivait, suivi du portier, un coupé s'arrêtait devant la porte et un grand garçon en descendait, disant :
— Où est M. Leriche ? Je veux voir M. Le- riche !
Le Chef de la Sûreté, n'étant pas averti, n'é- tait point là. Mais le grand jeune homme aux longs bras télégraphiques reconnut tout de suite Bernardet, et s'accrocha à lui, tandis que, par la porte entr'ouverte, l'agent se glissait avec Moniche dans la maison dont il fallut dé- fendre la porte contre la poussée de la foule.
— 11 faudra aussi appeler les sergents de ville ! dit Bernardet au portier. On serait envahi sans cela !
Au bas de l'escalier, Mme Moniche attendait dans un groupe de locataires de la maison, hommes et femmes, à qui elle racontait pour la vingtième fois comment en entrant chez M. Ro- vère, elle l'avait trouvé, étendu, égorgé.
— J'allais lui lire son journal... le feuille- ton... Il l'intéressait ce feuilleton... Nous en étions au moment où le baron provoque le co- lonel américain... Il me disait encore hier, le pauvre homme : « Je voudrais savoir qui des deux sera tué, le colonel ou le baron... » Il ne le saura pas. Et c'est lui..,
20 L'ACCUSATEUR
— Madame Moniche, interrompit Bernardet, avez-vous quelqu'un qui puisse avertir mon- sieur le commissaire et l'amener ici ?
— Quelqu'un ?
— Oui, ajouta Moniche, M. Bernardet a be- soin d' un magistrat. Ce n'est pas difficile à comprendre.
— Le commissaire ? répétait Mrae Moniche. C'est juste. Le commissaire ! Et si j'y allais, moi, monsieur Bernardet, chercher le com- missaire?
— Pourvu qu'en ouvrant la porte vous ne laissiez pas prendre la maison d'assaut ?
— Ne craignez rien, dit la concierge, heu- reuse d'avoir encore à jouer un rôle, à conter à M. le commissaire comment, en entrant pour lire le feuilleton à ce pauvre monsieur...
Et Bernardet, tandis qu'elle allait vers la porte, montait lestement, suivi de Moniche, les deux étages de l'escalier, sans s'occuper du grand jeune homme qui venait là. au galop de son coupé, pour le compte de son journal.
— Après tout, se disait l'agent, il faut bien que tout le monde vive !
Puis, songeant à la rapidité avec laquelle la nouvelle avait couru, avait peut-être été télé- phonée au journal qui envoyait là son reporter
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si vivement, il se fil cette réflexion profession- nelle :
— Le téléphone! Nous arrêterions peut-être les gens plus vite si nous l'avions, nous, comme les nouvellistes, le téléphone !
Et les trois hommes, l'agent, le portier et le reporter, M. Moniche passant le premier, sa clef à la main, montèrent au deuxième étage. La porte de M. Rovère, une fois ouverte, Mo- niche s'effaça pour laisser passer M. Bernar- det. Et sur les talons du policier, le reporter venait, son carnet à la main sans que l'agent parût l'apercevoir ou s'en soucier. Peut-être aussi M. 13ernardetétait-il de l'avis de ses chefs qui laissent volontiers les journalistes se mêler de leurs affaires afin d'avoir — tout le monde a de ces faiblesses — une bonne presse.
III
Rien clans l'antichambre de M. Rovèrc ne ré- vélait qu'un drame quelconque se fût déroulé là. Il y avait aux murs des tableaux accrochés, des faïences et quelques armes précieuses en panoplies, sabre japonais ou kriss de Malaisie. Bernardet leur donna en passant un coup d'œil rapide.
— C'est dans le salon, fit le portier, tout bas.
Des deux battants de la porte du salon un était ouvert, et s'arrêtant sur le seuil pour re- garder d'ensemble la pièce où gisait le cadavre. Bernardet aperçut au centre même, couché sur le tapis dont la moquette avait, comme une éponge, bu une assez large mare de sang, le corps étendu de M. Rovère, enveloppé d'une robe de chambre de laine bleue dont les cor-
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dons semblaient flotter autour, allongés à la fois et tordus comme des serpents.
Le mort était couché entre les deux fenêtres donnant sur le boulevard de Clicliy — et la première pensée de Bernardet fut que c'était miracle que la victime eût été égorgée ainsi, à deux pas de ces passants et de ces véhicules dont la poussée, au dehors, était si intense en plein jour.
— Celui qui a fait le coup l'a fait vite, son- geait l'homme de police. Il s'avança doucement vers le cadavre, comme un chasseur qui craint de déranger quelque brisée, son petit œil vif allant du corps inerte aux objets qui l'entou- raient et, une fois à côté, il se pencha sur la .victime pour étudier.
M. Rovère semblait vivant, dans sa pose tra- gique. La face pale, un beau visage de ligueur à longue barbe grise pointue et bien taillée, exprimait dans son immobilité farouche une sorte de colère menaçante. Maigre et solide, cet homme de cinquante-cinq ans environ, avait dû tomber en maudissant, mais bravement, dans l'angoisse suprême. La plaie atroce pro- duite par l'arme enfoncée dans sa gorge sem- blait mettre autour du cou une sorte de large cravate de commandeur dont la note rouge s'harmonisait étrangement avec la barbe, à
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demi blanchie, dont la pointe baignait dans le sang.
Mais ce qui frappa surtout Bernardet, ce qui attira son attention et le passionna subitement, comme un problème brusquement posé, ce fut le regard, l'extraordinaire regard decethoinme en robe de chambre qui, les yeux ouverts, la bouche ouverte, semblait un combattant vivant encore et encourageant, des yeux et des lèvres^ on ne savait quels compagnons invisibles. La bouche voulait crier et les yeux menaçaient.
Ils foudroyaient, ces yeux tragiques, écar- quillés par une fureur ou une épouvante. Ils semblaient immenses, élargis, prêts à sortir de leurs orbites sous leurs noirs sourcils hérissés. Ils étaient vivants dans cette face morte. Ils disaient une lutte finale, quelque duel atroce de regards et de paroles. Ils étaient tels, dans leur immobilité féroce, que lorsqu'ils se iixaient sur le meurtrier prunelle contre prunelle, face contre face.
M. Bernardet regarda les mains.
Les mains du mort étaient crispées et parais- saient, dans quelque résistance obstinée, s'être accrochées au cou, aux vêtements de l'assassin.
— H y a du sang aux ongles, dit tout haut le policier. Donc la victime a lutté.
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Et Paul Rodier, le reporter, laissait courir vivement son crayon et notait : « Il y a du sang aux ongles. »
D'ailleurs Bernardet revenait bien vite à ce regard, à ces yeux du mort, à ces yeux agran- dis, effarés, terribles et qui, dans leur stupeur effrayante, devaient garder, gardaient sans doute limage, le fantôme de quelque cauche- mar de mort.
L'agent toucha du doigt la main du mort. La peau devenait froide et les membres semblaient déjà rigides.
Le reporter vit alors le petit homme tirer de sa poche une sorte de ruban d'argent enroulé et l'entendit prier M. Moniche de lui tenir ce fil, qui sembla, à Paul Rodier, un fil de lai- ton, pendant que le policier préparait son kodak.
— Avant toute chose, murmurait Bernardet, gardons l'expression de ces yeux-là !
— Fermez les volets de la fenêtre ! L'obscu- rité la plus complète !
Le reporter sejoignità Moniche pour gagner du temps.
Et les volets clos, la pièce devenue sombre, BiM-nardet avait armé son appareil; puis, comp- tant à petits pas la distance voulue pour pho- tographier, à bonne portée, le visage du mort :
3
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— Ayez l'amabilité d'allumer le fil de magné- sium, dit-il au portier. Vous n'avez pas d'allu- mettes ?
— Non, monsieur Bernardet.
Le policier désigna, d'un signe de tète, un porte-allumettes qu'il avait aperçu tout de suite en entrant dans le salon.
— 11 y en a, là !
Bernardet, en ce salon, avait tout vu de son coup d'ceil circulaire : les fauteuils, à peine dérangés et qui ne donnaient point l'idée d'une lutte, les tableaux — fort remarquables — appendus à la muraille, les glaces, la biblio- thèque, les étagères.
Sur la cheminée, Monicheprit des allumettes et ce fut M. Rovère lui-même qui fournit à Bernardet le moyen d'éclairer son cadavre.
— Nous n'obtiendrons rien dans cette cham- bre sans le magnésium, disait l'agent aussi calme dans ce logis hanté par le meurtre qu'il l'était tout à l'heure dans son jardinet du pas- sage de l'Elysée-des-Beaux-Arts. La lumière est insuffisante. Quand je vous dirai: Allez! Monsieur Moniche, vous allumerez le fil de magnésium et je ferai de ce visage trois ou quatre épreuves ! Vous m'avez compris? Met- tez-vous là, à ma gauche. Bien. Attendez !
Bernardet braquait sur la face du mort la
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lentille de son kodak et le portier se tenait tout près, allumette et magnésium à la main, comme un artilleur qui attend Tordre de faire feu. Le reporter prenait des notes.
— Allez ! dit l'agent.
Une rapide et claire lumière éblouissante, livide, traversa le salon, subitement illuminé d'un éclair. La face pale sembla plus blême, les objets prirent subitement un aspect fantas- tique, dans cette sorte d'orageuse apothéose et, sur son carnet Paul Rodier notait, piquait les épithètes : Pittoresque... bizarre... féerique... infernal — suggestif. . .
— Recommençons, dit froidement M. Ber- na rdel.
Et, par trois fois, sous la lividité de ces éclairs, le visage du mort apparut, plus blanc et plus sinistre, épouvantable, la plaie plus pro- fonde, béante, lacravateplus rouge, et les yeux, les yeux agrandis, les yeux fixes, les yeux tra- giques, les yeux menaçants, les yeux parlants, les yeux chargés de mépris, de haine, de ter- reur, d'injures, de résistance féroce ramassée dans un dernier effort de vie, les yeux éloquents semblèrent, sous la lueur fantasmagorique du magnésium, lancer des étincelles, s'animer, foudroyer quelqu'un, tout droit dans l'air tra- versé de ces éclairs fauves, là, dans le vide.
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— Avec cela, lit Bernardet très doucement, j'aurai mon affaire. C'est bien le diable si sur trois épreuves...
Il s'interrompit pour regarder du côté de la porte d'entrée qu'on apercevait, au bout du salon, mais fermée.
Des coups rapides y étaient frappés, impé- ratifs et répétés.
— C'est M. le commissaire, dit l'agent de police. Ouvrez, monsieur Moniche !
Le reporter prenait toujours des notes, décrivait le salon, faisait un plan, un petit schéma, pour son journal.
Et c'était en effet le commissaire de police, suivi de Mme Moniche, et escorté d'un nombre assez considérable de curieux dont la poussée, devant la porte extérieure sur le boulevard, était devenue irrésistible.
Le commissaire, avant d'entrer, regarda précisément tout ce monde, et dit d'un ton bref :
— Qu'on se retire!... Faites, madame, reti- rer toutes ces personnes ! On n'entre pas !
Alors, du flot pressé des curieux, des flâ- neurs accourus, des voisins, de tout ce public des premières sinistres, des répétitions géné- rales du crime sensationnel et de la future cause célèbre, plusieurs voix s'élevèrent nettes
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et réclamant leurs droits, leur place, leur ser- vice.
— Mais nous, monsieur le commissaire, nous ! Nous sommes la Presse !
— Messieurs les journalistes, répondit le commissaire, pourront entrer en montrant leurs cartes. — Les autres, non !
Il y eut un murmure qui monta de l'escalier envahi.
— Les autres, non! répéta le commis- saire.
Il lit un signe à deux agents qui le suivaient et les policiers, devenus contrôleurs, exigèrent les cartes d'idendité des reporters accourus sur les talons de Paul Rodier, tandis que la foule des badauds sans titres protestaient, grommelaient contre ces gazettiers qui partout ont les primeurs des spectacles.
— Le Quatrième Pouvoir! criait, au bas de l'escalier, un vieux monsieur furieux qui habi- tait la maison même et passait pour un corres- pondant de l'Institut. Quand il se commet un crime sous mqpi toit je ne peux pas même m'en rendre compte, et des étrangers... des étran- gers... parce qu'ils sont reporters, peuvent en jouir tout à leur aise !
Le commissaire ne l'écoutait pas, mais les refusés de l'escalier l'approuvaient ferme.
3.
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Leurs clameurs faisaient, du reste, hausser les épaules de M. le commissaire.
— Il est tout naturel, disait-il aux reporters, i que les fourriers de l'opinion soient admis < avant tout le monde. Vous êtes aussi des juges d'instruction, messieurs! Dire la vérité, eh ! eh! c'est aussi une magistrature. Et difficile, très difficile. Tout est difficile, du reste, aujour- d'hui. Découvrir un criminel, croyez-vous que ce soit aisé? J'ai été journaliste, du reste, messieurs. Ah ! journaliste, intermittent! Au j Quartier, autrefois. J'ai môme fait une pièce I de théâtre, jadis, à Cluny. Une revue de fin d'année... N'en parlons pas, n'en parlez pas, surtout! Entrez! Entrez, je vous prie. — Voyons — et, élégant, aimable, poli, souriant.
il cherchait des yeux M. Bernardet — où est- j il, où l'a-t-on mis ce cadavre?
— Voici ! monsieur le commissaire.
— - Bernardet s'était effacé, correct el se tenant droit respectueusement devant son | supérieur, comme un soldat au port d'armes, et le commissaire, à son tour, s'approchait du 1 corps étendu, tandis que les curieux, légère- ment maintenus par Moniche, formaient un demi-cercle autour du corps pâle et san- glant.
Le commissaire fut comme Bernardet frappé
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de l'aspect hautain plein de bravade de cette face blême.
— Le pauvre homme! dit-il en hochant la tête. Il est superbe ! . . . Superbe! . . . Il me rappelle le duc de Guise mort, du tableau de Paul Dela- roche !... Je l'ai encore revu à Chantilly, ce duc de Guise avec le Duel de Pierrot, de Gérôme ! On a beau dire, c'est un beau tableau !
Peut-être, en se parlant à lui-même, le commissaire parlait-il aux délégués du Qua- trième Etat, qui, le crayon à la main, prenaient des notes, et Paul Rodier, saisissant les noms au vol, traçait rapidement sur son carnet :
« Le commissaire lettré, si artiste et sibien- « veillant à la presse, M. Desbrière, qui, du « reste, fut un peu notre confrère, trouvait <( très justement que la face énergique et pale « de la victime rappelle l'altitude et l'expres- « sion du duc de Guise mort, dans le célèbre « tableau de Gérôme, qu'on voit dans les gale- « ries de Chantilly. »
IV
M. Desbrière procédait maintenant aux constatations légales et interrogeait le portier, la portière, tout en étudiant le plan même du salon, l'appartement de M. Hovère, tandis que Bernardet promenait, çà et là, son regard clair et allait, examinanrde près toutes choses, d'un objet à l'autre, comme un chien de chasse flai- rant une piste.
— Qu'était-ce que votre locataire? demanda tout d'abord le commissaire.
Moniche répondit d'un ton convaincu, et comme si la mémoire du mort eût été accusée :
— Oh ! monsieur le commissaire, un très brave homme, je vous le jure !
— Le plus brave homme du monde, ajouta Mmc Moniche toute pénétrée et qui s'essuyait les yeux pour se donner une contenance.
L'ACCUSATEUR 33
— Ce ne sont pas ses qualités morales qui m'importent, fit M. Desbrière; ce que je veux savoir, c'est comment il vivait et qui il recevait d'habitude.
— Peu de gens. Fort peu, dit le portier. Le pauvre monsieur aimait la solitude. Il y avait huit ans que nous l'avions pour locataire. Des amis, il en avait et en recevait, mais peu, je vous le répète, très peu.
M. Rovèré était venu louer l'appartement du boulevard de Clichy en 1888. Il arrivait de l'étranger et s'installait dans la maison avec des tableaux et des livres. Le portier s'étonnait même de la quantité de cadres et de volumes que le nouveau locataire apportait. L'emména- gement durait longtemps et M. Rovère, très méticuleux, surveillait lui-même le placement de ses toiles, l'arrangement de sa bibliothèque. Ce devait être un artiste, bien qu'il se donnât tout simplement pour un négociant retiré. On lui avait entendu dire un jour qu'il avait été consul à l'étranger, en Espagne ou dans l'Amé- rique du Sud.
Il vivait là sans mener grand train de mai- son, quoique, dans l'opinion de ses portiers, il fût riche. Etait-il avare? Pas du tout. Très généreux, au contraire. Mais visiblement il fuyait le bruit. Il avait choisi ce logis du bas de
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la butte pour y mener une vie cloîtrée, comme en cellule, loin de ceux des Parisiens boule- vardiers qu'il pouvait connaître. On avait vu, quatre ou cinq années auparavant, une dame en noir, oui, toujours en noir, une dame de tournure encore jeune — car pour son visage on ne le connaissait pas, elle le cachait sous des voiles — venir assez souvent rendre visite à M. Rovère. Il l'accompagnait respectueuse- ment jusqu'à sa porte, lorsqu'elle descendait. Une ou deux fois il était sorti avec elle en voi- ture. On ne savait pas son nom.
L'existence de M. Rovère était réglée mili- tairement. Il se tenait droit autrefois, — car la maladie l'avait terrassé, en ces derniers mois, — sortait quelque temps qu'il fît, allait au Bois et rentrait. Puis, après son déjeuner, enfermé dans sa bibliothèque, il lisait beau- coup, écrivait, sortait encore, flânait le long des boulevards extérieurs et passait presque toutes ses soirées chez lui.
— Il ne nous faisait jamais veiller, n'allait presque pas au théâtre, disait Moniche.
La maladie dont il souffrait et qui inquiétait le médecin avait saisi M. Rovère au retour d'un voyage de santé, d'une saison qu'il avait faite à Aix-les-Bains, Tété dernier. Les voisins remarquaient tout de suite l'effet produit par
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cette cure, qui renvoyait à Paris un homme très souffrant au lieu d'un rhumatisant encore alerte. Depuis le mois de septembre, M. Rovère avait gardé la chambre, ne recevant d'autres visites que celles de son docteur et passant ses journées dans son fauteuil ou sur sa chaise- longue, pendant que Mme Moniche lui lisait les feuilles quotidiennes.
— Quand je dis qu'il ne recevait personne, fît Moniche, tandis que, tout en regardant comment le mort avait été frappé, M. Desbrière continuait à faire parler le portier — et les reporters s'attachaient à l'écouter — je me trompe. Il y avait « ce monsieur ».
Et il regardait sa femme.
— Quel monsieur?
Mmc Moniche hochait la tête comme si elle eut redouté de répondre.
— De qui voulez-vous parler? dit le commis- saire, les interrogeant tous les deux.
En ce moment Bernardcl, qui, sur le seuil de la bibliothèque attenante au salon, fouillait des yeux la pièce où M. Rovère se tenait d'ordi- naire et qu'il avait dû quitter pour venir mourir à quelques pas de son bureau, Bernardet, dont l'oreille était aussi fine que le regard était aigu, se rapprocha doucement et écouta en se mor- dillant les lèvres.
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— Quel monsieur? De quel monsieur s'agit- il? demanda le commissaire un peu brusque- ment, car il remarquait chez Moniche et sa femme une hésitation à répondre.
— Ah cà ! voyons, dit-il encore, qu'est-ce que cela signifie ?
— Eh bien, voilà, monsieur le commissaire, oui, voilà la chose... Ça ne signifie peut-être rien au fond... Mais, en somme, ça peut aussi bien vouloir dire ce que ça veut dire !
Et le portier raconta comment, un soir, un monsieur très bien, du reste, et tout à fait poli était venu demander M. Rovère, était monté chez le locataire, y restant fort longtemps. Ce devait être vers le milieu d'octobre, et Mme Moniche, qui gravissait les étages supé- rieurs pour allumer le gaz au moment même où le visiteur sortait de chez M. Rovère, avait, dès ce premier jour, remarqué l'air troublé de l'individu (M. Moniche appelait déjà ce mon- sieur Vindividu) qui était très pale et avait les yeux rouges.
Puis, de temps à autre, l'individu avait refait une visite à M. Rovère. Plus d'une fois, la por- tière avait voulu savoir son nom. Elle ne le savait pas encore à l'heure présente. Comme elle le demandait, un jour, à M. Rovère, celui- ci lui répondit assez brusquement : « Qu'est-ce
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jue cela peut vous faire? » Alors elle n'insis- ait pas, mais elle gardait sur Pindividu elle ne savait quel doute vague.
— L'instinct, monsieur le commissaire, mon nstinct me disait...
— Passez, fit M. Desbrière, s'il n'y avait que 'instinct pour nous avertir, on commettrait de ameuscs bévues î
— Oh ! il n'y a pas seulement que mon nstinct, monsieur le commissaire...
— Ah ! ah ! Voyons...
Bcrnardet, l'œil fixé sur M"" Moniche, ne Derdait pas une syllabe du récit de la portière, jue parfois M. Moniche interrompait pour empiéter ou infirmer un détail, et de temps t autre, l'agent de la Sûreté reportait son re- gard sur le cadavre qui, bouche ouverte, lesyeux irdents, féroces, semblait, lui aussi, écouler...
Voilà, Mmc Moniche, comme on sait, entrait i son gré chez M. Rovère. Elle était à la fois sa èmme de ménage, sa lectrice et sa femme de -onfiance. Rovère était brusque, mais il élait >on. C'est à peine si, lorsque la portière >oussée par son rôle ou sa curiosité, pénétrait ont à coup chez lui, il lui disait :
— Ah ! vous voilà ! vous ! Je ne vous ai pas ppelée !
- Une sonnette électrique unissait lapparte-
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ment du locataire à la loge de Mmc Moniche. Généralement celle-ci répondait :
— J'avais cru entendre sonner, — et elle pro- fitait de l'occasion pour ranimer un peu le feu que M. Rovère, lisant ou écrivant, oubliait de surveiller.
Elle lui était attachée, en somme. Elle ne voulait pas qu'il eût froid et, en ces derniers temps, bien qu'il demandât fermement à être seul, elle se glissait dans l'appartement le plus souvent possible, sous un prétexte ou sous un autre, sachant M. Rovère malade, et, disait le portier, fort malade, afin de lui venir en aide au besoin. Or, un soir, — précisément l'avant- veille de l'assassinat, oui, l'avant-veille, le mardi, — Mme Moniche était entrée dans le cabinet de Rovère pendant que ce visiteur dont avait parlé Moniche, Y individu, était là, la con- cierge avait été étonnée de voir les deux hommes debout devant le coffre-fort de Rovère. le coffre-fort ouvert, et regardant l'un et l'autre des papiers étalés sur le bureau du « pauvre monsieur ».
Rovère, le visage blafard, très maigre, tenait à la main de ces papiers et l'autre examinait, se penchait, avec les yeux avides sur ce qui était — Mmc Moniche l'avait bien vu — des actions, des valeurs, des titres de rente...
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En apercevant Mmc Moniche, que ce spec- tacle rendait hésitante et qui s'arrêtait net sur le seuil, M. Rovère fronçait le sourcil, faisait machinalement le geste de ramasser les papiers épars, de les joindre à ceux qu'il avait sous les doigts. Mais la portière disait : « Pardon ! » et se retirait tout de suite. Seulement — ah! seulement — elleavait eu le temps de voir, de bien voir la caisse de fer, à la lourde porte ouverte, les clefs pendant sur la serrure et M. Rovère en robe de chambre devant ces obligations financières, jaunes ou bleues — d'autres avec des cachets, des rubans — étalées là. Il avait même eu l'air de mauvaise humeur, M. Rovère, mais n'avait rien dit. Pas un mot. — Et Vautre?
L'autre était aussi blême que Rovère. Il lui ressemblait, du reste. C'était peut-être un parent. Mmc Moniche avait remarqué expres- sion avec laquelle il contemplait ces papiers qui valaient de l'argent liquide et le coup d'œil farouche qu'il jetait sur elle lorsqu'elle pous- sait la porte sans savoir le spectacle qui l'attendait.
Mmc Moniche était redescendue si troublée qu'elle n'avait pas tout de suite conté l'aventure à son mari. C'était depuis qu'elle avait parlé. L'individu était revenu. 11 demeurait encore
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enfermé avec M. Rovère durant des heures. Et le malade couché sur sa chaise longue, la con- cierge les avait entendus, à travers la porte, causer tout bas.
Ah! ce qu'ils se disaient, elle ne le savait pas! Il n'arrivait jusqu'à elle qu'un murmure. Elle avait beau tendre l'oreille elle ne percevait que quelque chose de confus, pas une parole certaine. Pourtant, lorsque le visiteur partit, ce jour-là, ces mots, dits par Rovère, lui res- taient :
— J'aurais dû tout dire plus tôt.
Est-ce que le mort avait un lourd secret, qui lui pesait, qu'il partageait avec Vautre? Et l'autre, qui était-ce? Peut-être un complice!
Tout ce qu'elle disait, tout ce qu'elle appre- nait au commissaire de police et à la Presse, Mmc Moniche le disait avec des rélicences, des mines peureuses, des soupirs de doute des gestes de n'y pas toucher, et Bernardei écou- tait, notait chacune dés paroles de cette femme, et ces propos de portière, commérages mélo- dramatiques au renseignement certain, dont il vérifierait la précision, se gravaient dans son cerveau aussi sûrement, nettemenl que tout à l'heure l'image du cadavre, l'expression des yeux du mort s'étaient réfléchis et reproduits sur la pellicule du kodak.
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II essayait.de démêler ce qu'il pouvaity avoir d'indéniable dans cette première déposition où la femme du peuple, bavarde, indiscrète, poti- nière et zélée, avait la joie de jouer un rôle, la jouissance de tailler un personnage important. Il contrôlait mentalement le récit de Mme Mo- niche avec les interruptions du mari qui, lorsque la femme, maintenant, accusait Yindi- wdu, l'arrêtait du regard, de la main posée sur le bras, pour dire :
— Il faut attendre... On ne sait pas... Il avait l'air si brave homme, ce monsieur !
Alors, la portière jetait ce mot stupéfiant, en montrant, d'un grand geste solennel, le cadavre étendu, l'homme égorgé :
— Eh bien! et lui, M. Rovère, est-ce qu'il n'avait pas l'air d'un brave homme aussi. Et ça l'empêche-t-il d'être là !
Bernardet eut un petit sourire narquois :
— Il a toujours l'air d'un brave homme, iît- il, en regardant le mort, et il a même l'air d'un brave homme qui regarde les coquins avec courage, M. Rovère ! Je suis certain, ajouta lentement le policier, que si l'on pouvait savoir la dernière pensée de ce cerveau qui ne pense plus, déchiffrer, dans ces yeux qui ne voient plus, la dernière image qu'ils ont aperçue, on saurait tout ce qu'on peut savoir sur l'individu
4.
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dont vous parlez, madame Moniche, et sur la façon dont votre locataire a été tué !
— Il s'est peut-être tué, dit le commis- saire.
Mais l'hypothèse d'un suicide n'était pas possible, comme Bernardet le lui fit remarquer, au grand contentement des reporters, qui cou- vraient de caractères cursifs et hiéroglyphiques leurs carnets de notes. La blessure était trop profonde pour avoir été faite par la main même du mort. Et, d'ailleurs, on retrouverait l'arme qui l'avait faite, cette horrible plaie béante par où la vie était sortie?
Autour du cadavre, aucune arme. Le meur- trier l'avait emportée en fuvant ou jetée dans l'appartement, quelque part. On le saurait bientôt.
Il n'y avait même pas besoin d'autopsie pour conclure à un assassinat. C'était visible, inter- rompit le commissaire qui ne doutait plus. L'autopsie aurait lieu cependant.
Et, avec une insistance qui surprenait un peu le commissaire de police, Bernardet, de formes courtoises, mais poli, visiblement hanté par une idée particulière, priait, suppliait presque M. Desbrière d'envoyer quérir M. le Procu- reur de la République, afin de transporter le plus tôt possible le cadavre à la Morgue.
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— Pauvre monsieur! s'exclamait Mmc Mo- niche. A la Morgue, lui ! A la Morgue !
Et Bernardet la calmait d'un ton bref :
— C'est nécessaire. « C'est la loi. » Oh î monsieur le commissaire, monsieur le com- missaire, faisons vite, vite, vite. Je vous dirai pourquoi. Le temps gagné — je veux dire épargné — c'est le criminel trouvé.
Alors, pendant que M. Desbrière envoyait un agent au bureau téléphonique pour avertir le Procureur de la République et le prier d'arriver d'urgence boulevard de Clichy, Mme Moniche se livrait, auprès des reporters, à des considérations philosophiques sur la des- tinée humaine, qui condamnait d'une manière si imprévue, si odieusement brutale, un bon locataire, aussi respectable que M. Rovère, à aller finir sur une dalle de la Morgue, comme- un rôdeur ou un va-nu-pieds, lui qui sortait si peu et « aimait tant son chez lui ».
— Eternelle antithèse de la vie, répondait Paul Rodier, qui prenait en note sa propre réflexion.
V
Le temps passait tandis qu'on attendait l'arrivée du Procureur et, à travers les per- siennes closes, la rumeur de la foule amassée sur le trottoir du boulevard montait, entrant confusément dans le salon du mort. Le com- missaire écrivait son rapport sur un coin de table à la lueur d'une bougie et, de temps à autre, demandait un détail à Bernardet qui semblait s'impatienter d'une attente aussi longue.
Un silence lourd était tombé peu à peu dans l'appartement de M. Rovère et ces gens qui. tout, à l'heure, échangeaient leurs observa- tions à haute voix, tous, depuis le commis- saire jusqu'à Mmo Moniche, parlaient main- tenant tout bas comme dans une chambre d'agonie.
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Toul à coup, un bruit de sonnette jeta sa note grêle dans l'appartement silencieux et Bernardet se dit que c'était M. le Procureur sans doute. L'agent regarda sa montre, une modeste montre de Genève, en argent, mais qu'il aimait — un cadeau de sa femme — et murmura :
— Nous avons le temps !
C'était bien, en effet, le Procureur de la République qui venait, accompagné précisé- ment du juge d'instruction, M. Ginory, celui que les inculpés avaient surnommé Vétau, tant il les serrait fortement quand il les tenait. M. Ginory s'était trouvé dans le cabinet du Procureur lorsque l'agent avait averti M. Jac- quelin des Audrays et les deux magistrats venaient de faire route ensemble.
Bernardet les connaissait bien. Il avait plus d'une fois travaillé avec eux et M. Jacquelin lui plaisait. Il savait aussi que M. Ginory était l'homme le plus juste de la terre, très bon homme, quoi qu'il fût très redouté et qui, cherchant à présent la vérité, n'avait pas pour habitude de croire par avance coupables ceux qu'il avait dans son élau. M. Jacquelin était un% homme encore jeune, mince et correct, très boutonné dans sa redingote, les cheveux rares, les favoris blancs, rasé, frisé, un pince-nez
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devant ses yeux bleus. Le ruban rouge à sa boutonnière semblait un peu trop gros, un œillet posé là par' coquetterie.
Tout au contraire, avec ses vêtements trop larges, sa cravate nouée un peu comme une corde noire, son chapeau à demi brossé, M. Ginory. gros, court et sanguin, avec son petit nez de chien d'arrêt et sa bouche aux mâchoires solides, semblait, à cùté de ce magistrat mondain, une sorte de professeur, de savant ou de collectionneur qui, dans la serviette de cuir bourrée de paperasses, sem- blait devoir glisser plus de brochures rares ou de bouquins précieux que de dossiers de justice.
M. Ginory, robuste et actif, avec ses cin- quante-cinq ans bien sonnés, entrait dans cette maison du crime comme un topographe habitué à des levées de plans et qui n'a pas grand'peine à se diriger même en des pays inconnus.
Il alla droit au cadavre — s'étant fait expli- quer dès l'entrée la position du corps — et M. Jacquelin des Audrays et lui restèrent un moment auprès de l'assassiné, se rendant compte à leur tour de ces détails qui servent à guider les juges, à éclairer les jurés.
Le Procureur de la République demandait
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à M. Desbrière s'il avait rédigé un rapport, et le commissaire le lui présentant, il le lisait avec des signes de tête satisfaits. Pendant ce temps, Bernardet s'approchait de M. Ginory, le saluait et sollicitait du regard un entretien particulier, ce que le juge d'instruction com- prit aussitôt.
— Tiens, c'est vous, Bernardet? Vous avez à me parler?
— Oui, monsieur le juge d'instruction. Et je venais vous supplier de presser l'envoi de ce cadavre à la salle d'auptosie!
Doucement, il entraînait à petits pas presque imperceptibles, le magistrat vers la fenêtre, loin des reporters qui pouvaient en- tendre et, lorsqu'il fut presque isolé, dans l'angle du salon, près de la bibliothèque de M. Rovère :
— C'est une expérience à faire, monsieur le juge, et qui doit tenter un homme comme vous !
Bernardet savait bien que, laborieux avec acharnement, épris de toutes les recherches scientifiques nouvelles, esprit très étendu, prêt à tout étudier, avide de tout comprendre, M. Ginory ne se refusait à aucune épreuve qui pût venir en aide à la justice. L'Académie des Sciences morales et politiques n'avait-elle
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point couronné, Tannée précédenle, le livre d'un juge d'instruction sur les Devoir* d'un magistrat devant les découverte* de la science'!
Le mot d'expérience n'était pas fait pour e lira ver M. Ginory.
— Qu'entendez-vous par là, Bernardet? dit- il à l'agent.
Bernardet hocha la tête comme pour donner à entendre que l'explication demandée était longue. On n'était pas seul à seul. Quelqu'un pourrait écouter. Si un journal racontait l'étrange proposition dont il s'agissait...
— Ah ! ah ! fit le juge d'instruction. Alors, c'est étrange, votre expérience, Bernardet?
— Un autre magistrat que vous, mon- sieur Ginory, la trouverait peut-être déplacée... ou ridicule, ce qui est pis... Mais, vous!". .. Oh! je ne dis pas cela pour vous flatter, monsieur le juge, ajouta vivement le policier, voyant que ces éloges gênaient un peu un homme qui aimait à les fuir, je parle là, parce que c'est la vérité vraie et qu'un autre me traiterait de cerveau fêlé. Vous, non !
M. Ginory regardait curieusement le petit homme, dont toute l'attitude penchée et sou- mise semblait quêter une réponse approbative et qui, à en juger par le pétillement de ses yeux, devait avoir une idée non vulgaire.
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— Qu'est-ce que c'est que cette pièce-là? lemanda le juge d'instruction, en désignant la bibliothèque par la porte entr'ouverte.
— C'est le bureau de M. Rovère... la vie- nne...
— Entrons-la ! fit M. Ginory.
Ils étaient loin des gens aux écoutes. Us buvaient parler.
Machinalement, en entrant, le juge d'instruc- ion jeta sur les volumes, les rayons bien ■anges de la bibliothèque, le coup d'œil de 'amateur de livres, s'arrêtant à tel ou tel titre 'ouvrage rare, et s'asseyant dans un fauteuil >as recouvert d'étoffe de Caramanic, il fit igné de parler à l'agent de la Sûreté qui evant le magistral, resta debout, le chapeau la main.
— Monsieur le juge, dit Bernardet, je vous emande tout d'abord infiniment pardon de ne permettre de vous donner un conseil ou de ous demander une faveur. Mais, toute pro- portion gardée et à une grande distance de ous, qui êtes un érudit, je suis, comme vous, in curieux. Je ne serai jamais de l'Institut et ous en serez...
— Bernardet, voyons, Bernardet !
— Et vous en serez, monsieur Ginory, mais e me tiens aussi, dans ma petite sphère, au
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courant de ce qui se dit, de ce qui s'écrit. J'étais de service à l'Académie lorsque votre bel ouvrage a été couronné, et quand M. le Secré- taire perpétuel a parlé de ces magistrats qui savent unir l'amour des lettres au culte de la justice, j'ai pensé que plus bas, beaucoup plus bas, au dernier échelon, monsieur le juge d'instruction, il pouvait y avoir aussi des hommes qui cherchaient à apprendre et qui étudiaient de leur mieux, en faisant leur de- voir.
— Oh! je vous connais, Bernardet. Votre chef m'a souvent parlé de vous.
— Je sais. M. Leriche est très bon pour moi. Mais tout cela n'est pas pour me vanter, monsieur le juge d'instruction, je veux seule- ment vous inspirer confiance, essayer de vous inspirer confiance, car ce que je vais vous dire est si étrange... si étrange...
Bernardet s'interrompit, disant brusque- ment :
— Je parie que si je disais à un médecin ce que je vais vous dire, il parlerait de me faire enfermer à Sainte-Anne. Et cependant je ne suis pas fou, je vous prie de le croire. Non. mais je cherche, je cherche. Il me semble qu'il y a un tas d'inventions maintenant, de découvertes que nous devons, nous, policiers.
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utiliser. Et quoique je sois un inspecteur subalterne...
— Allez, allez, dit avec vivacité le juge d'instruction dont un mouvement de tête désignait, par la porte ouverte, le salon où le Procureur de la République présidait aux constatations légales — et semblait dire : « On travaille, là-bas, on cherche, on nous attend pour agir peut-être. Hâtez-vous ! »
— Je serai aussi bref que possible, dit Ber- nardet qui avait compris.
— Monsieur le juge (et son verbe, en effet, devenait rapide, précis, allant droit au but, comme faisant balle), il y a une trentaine d'années, il y a trente-six ans pour être exact, les journaux américains, des journaux poli-
' tiques, non pas, il est vrai, des journaux de sciences, publiaient une note identique dans laquelle ils annonçaient comme un fait acquis, absolument que le daguerréotype — le daguer- réotype et nous avons fait du chemin depuis lors en photographie — avait permis de retrouver, dans la rétine d'un homme assas- siné, l'image de celui qui l'avait frappé.
— Je sais. Oui, dit M. Ginory.
— En 1860, j'étais trop jeune et je ne pou- vais avoir la tentation de me rendre compte de la vérité de cette découverte. J'adore la
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photographie comme j'adore mon métier, monsieur le juge d'instruction. Je passe mes heures de congé à prendre des instantanés, à les développer, à les tirer, à les coller. Et l'idée de ce que je vais vous proposer m'est venue par hasard — en ayant acheté sur les quais une livraison de la Société «le médecine légale de 1869, où le docteur Vernois rend compte d'une communication faite à la Société par un médecin de province qui envoyait une note avec épreuve photographique ainsi conçue : Photographie prire sur In rétine dune femme assassinée le 14 juin 1818...
— Oui, dit encore M. Ginory. C'est la com- munication du docteur Bourion de Damez
Vosges).
— Précisément, monsieur le juge d'instruc- tion !
— Et l'épreuve envoyée par le docteur représentait le moment où, après avoir frappé la mère, l'assassin tuait l'enfant tandis que le chien de la maison se précipitait vers la voilu- rette où la petite victime était couchée.
— Oui, monsieur Ginory.
— Eh bien. mais, mon pauvre Bernardet, le docteur Vernois, puisque vous avez lu son rapport...
— Par hasard, monsieur Ginorv. J'ai trouvé
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cela chez un bouquiniste et ma tête a trotté depuis, s'est montée, montée, montée...
— Le docteur Vernois, mon pauvre garçon, a fait les expériences voulues. Tout d'abord, l'épreuve envoyée par le médecin vosgien était si confuse, si confuse, que personne n'y a vu ce (jue Bourion déclarait y apercevoir. Si Ver- nois, qui était un homme de valeur, n'a rien trouvé, je dis rien, qui pût justifier les décla- rations du docteur Bourion, qu'est-ce que vous voulez qu'on s'attarde à ces recherches? On ne parle plus de ces expériences-là, Bernardet, on n'y pense plus !
— Je vous demande pardon, monsieur le juge d'instruction, on peut, on doit y penser encore. Dans tous les cas, j'y pense, moi !
Et, comme un sourire de doute venait aux lèvres de M. Ginory:
— On a bien trouvé, dit vivement Ber- nardet, la photographie de l'invisible. Les Rayons Rœntgen, les fameux rayons X, n'est-ce pas aussi incroyable que la photogra- phie d'un meurtrier par la rétine du mourant dont les journaux américains ont parlé? Ce sont des inventeurs de folies, ces Américains, mais des précurseurs de vérités. Ils vont de l'avant. Est-ce qu'ils ne viennent pas de déta- cher, par la photographie, les derniers sou-
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pirs des mourants? Est-ce qu'ils ne fixent pas sur leurs pellicules ou leurs plaques cette chose mystérieuse qui nous hante, l'occulte? Ils jettent des ponts sur les abîmes de l'inconnu comme sur leurs grands fleuves ou sur leurs précipices, et ils arrivent!
— Je vous demande pardon, monsieur le juge, fit le policier en s'interrompant devant le regard un peu étonné de M. Ginory, j'ai l'air de faire des phrases et je suis un homme qui les déteste.
— Pourquoi me dire cela, Bernardet? Parce que j'ai peut-être l'air surpris de tout ce que vous m'apprenez. Je ne suis pas seulement surpris, je suis charmé. Allez donc, allez donc !
— Eh! bien, monsieur le juge, folie hier, vérité demain! un fait est un-fait, Le docteur Vernois a eu beau répéter ses expériences con- tradictoires, l'expérience du docteur Bourion n'en avait pas moins précédé les siennes, et si Vernois n'a rien vu dans la photographie prise sur la rétine de la femme assassinée le li juin 1808, j'ai vu, moi, oui, monsieur le juge, j'ai vu avec une loupe, en étudiant bien l'épreuve offerte à la Société de médecine légale, et reproduite dans le Bulletin du tome I, fascicule 2 de 1870, j'ai vu, aperçu, déchiffré
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l'image qu'avait vue M. Bourion et que ne vit pas M. Vernois. Ah ! elle est confuse, l'épreuve! Elle est peu lisible, je vous l'accorde! Mais il y a des miroirs qui ne sont pas très clairs et qui reflètent pourtant votre ombre, sinon votre ligure. Et j'ai vu, vu, ce qui s'appelle vu, mon- sieur le juge, le fantôme du meurtrier qu'avait aperçu le médecin des Vosges et qui avait échappé à l'examen du membre de l'Aca- démie de médecine et du Conseil d'hygiène, médecin honoraire de l'Hôtel-Dieu, s'il vous plaît.
M. Ginory, qui écoutait l'agent avec curio- sité, se mit à rire et fit observer à Bernardet que d'après ce raisonnement, la science du médecin illustre se trouvait sacrifiée à l'ins- tinct, à la divination du docteur de province et qu'il est trop facile de donner tort aux acadé- miciens et raison aux indépendants.
— Oh! monsieur le juge, pardon, je ne donne tort ni raison à personne. Le docteur Bourion croyait avoir fait une découverte; Maxime Vernois était persuadé que M. Bou- rion n'avait rien découvert du tout. L'un et l'autre étaient de bonne foi. Ce que je tiens à constater, c'est que depuis vingt-six ans on n'a rien tenté, rien cherché dans le sens de la première expérience, et qu'on a tout bonne-
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ment enterré la communication du médecin des Vosges.
— Je vous demande pardon à mon tour. Bernardet, répliqua le juge d'instruction, un peu narquois ; j'ai étudié aussi la question, qui m'a semblé curieuse...
— Avez-vous fait des photographies vous- même, monsieur le juge?
— Non.
— Ah! dit Bernardet, tout est là!
— Mais, en IS77. le très savant doyen de l'Académie de médecine, M. Brouardel, dont le haut savoir et l'opinion souveraine font loi, M. Brouardel. un des hommes dont s'honore notre pays, m'a conté que, se trouvant à Hei- delberg, le professeur Kuhne, ancien prépa- rateur de ( llàude Bernard, lui apprit qu'il avait, lui. Kuhne, repris la question. Eh bien! le professeur Kuhne n'était parvenu à impres- sionner la rétine que dans l'expérience Cli- vante : Après la mort de chiens ou de lapins, il enlevait la partie intérieure de l'œil, retour- nait la partie postérieure, la mettait en pleine lumière et plaçait entre la lumière et l'œil une grille formée de petites lames de fer. Cette grille, après un quart d'heure, était visible sur la rétine. Mais ce sont là des expériences bien différentes du résultat annoncé en Amérique.
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— On a vu la grille, monsieur le juge. Si la grille était visible, pourquoi le visage du meur- trier ne le serait-il pas?
— Eh! d'autres expériences ont élé ten- tées, même après celles dont le professeur Kuhne entretenait notre éminent compatriote, M. Brouardel. Toutes ont donné, toutes, vous entendez, des résultats négatifset M. Brouardel vous dirait mieux que moi que, dans les traités de physiologie ou d'oculistique publiés depuis dix ans, il n'est plus fait allusion à cette per- sistance de l'image sur la rétine après la mort. Affaire classée, Bernardet, affaire classée.
— Ah! monsieur le juge, pourtant! dit avec un accent de foi profonde l'agent de la Sûreté.
Il ajouta, hochant la tète et agitant son poing fermé :
— Pourtant! Pourtant !
— Vous n'êtes pas convaincu?
— Non, monsieur le juge. Et voulez-vous que je vous dise? Vous-même, malgré les témoignages des savants illuslres et des maîtres, vous conservez un doute. Je vous prie de m'excuser, mais je vois ça dans vos yeux!
— C'est encore une façon d'utiliser la rétine, dit Ginory, railleur. Vous déchiffrez la pensée.
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— Non, monsieur le juge, mais vous êtes un homme d'une intelligence Irop supérieure pour ne pas vous dire que rien n'est classé en ce monde, que toute affaire peut se reprendre, et tenez, tout à l'heure, en voyant ces yeux du cadavre qui est là, l'idée de tenter l'expérience m'est venue, à moi, pauvre diable, qui la ten- terais tout de suite l'expérience si j'en avais le pouvoir. Oui, monsieur, ces yeux, les avez- vous vus, les yeux du mort? Il semble qu'ils parlent. 11 semble qu'ils voient. Ils ont une expression une intensité de vie. Ils voient, je vous dis, ils voient. Ils aperçoivent quelque chose que nous n'apercevons pas et qui est effrayant. Ils ont, on ne m'ôtera pas ça de l'idée, ils ont, sur la rétine le reflet du dernier être que l'assassin a vu avant de mourir. Ils le regardent encore, monsieur le juge, et ils le gardent. On va faire l'autopsie du cadavre. On nous dira qu'il a eu la gorge ouverte. Eh ! par- bleu, nous le savons bien ! Nous le voyons ! M. Moniche, le portier, le dirait tout au>si bien qu'un docteur. .Mais qu'on interroge les yeux, les yeux, monsieur le juge, qu'on fouille dans cette chambre noire où l'image apparaît sur la rétine comme sur une plaque, qu'on de- mande aux yeux du mort leur secret, je suis sur qu'on le trouvera !
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— Vous êtes entêté, Bernardet.
— Oh ! très entêté, monsieur le juge, et très patient. Les photographies prises par mon kodak nous donneront l'expression du regard, l'extérieur, si je puis dire ; celles qu'on ferait sur la rétine nous révéleraient le secret même de l'agonie. Et d'ailleurs, si je me trompe, quel danger y a-t-il à tenter l'expérience? On ouvrira ces pauvres yeux et ce sera sinistre certainement, mais lorsqu'on éventrera ce corps, à la Morgue, lorsqu'on élargira pour l'étudier, la plaie du cou, lorsqu'on taillera et coupera dans cette chair humaine, est-ce que ce sera plus respectueux et plus propre? Ah ! monsieur le juge, monsieur le juge, si j'avais votre pouvoir !...
M. Ginory semblait, du reste, assez frappé de tout ce que lui avait dit le policier et, bien qu'il en restât à sa conviction, il n'était peut- être pas fort éloigné de l'idée de tenter une expérience nouvelle. Qui peut dire à la science halte-là et lui imposer comme infranchissable limite le mot des politiques tant de fois bafoués par l'histoire : Jamais >?
— Nous verrons, Bernardet, fit-il.
Et, dans ce « nous verrons », il y avait déjà comme une apparence de promesse.
— Ah! si vous vouliez! Et que vous en
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coûte-t-il? ajouta Bcrnardet, pressant, presque suppliant.
— Finissons d'abord notre affaire ici! dit vivement le juge d'instruction. On m'attend à côté.
11 quitta le cabinet de M. Rovère tout en jetant encore instinctivement un regard de bibliophile sur les reliures des livres, et il rentra dans le salon où M. Jacquelin des Audrays avait sans doute achevé toutes les constatations.
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Le Procureur de la République allait préci- sément faire appeler le juge d'instruction. Tout était terminé, en effet. Le magistrat avait étudié la position du cadavre, interrogé la plaie et, maintenant, faisant part à M. Ginory de ses impressions, il ne lui cachait pas qu'il croyait le crime commis par un professionnel, tant le coup de couteau tjui avait coupé la gorge avait été donné sûrement, nettement, dans les règles.
— On le prendrait pour l'œuvre d'un garçon bouclier !
M. Ginory répondit :
— Oui, sans doute. Mais on ne sait pas. La force — un coup de force — peut produire exac- tement ce que donne l'adresse !
Plus ébranlé qu'il ne voulait le paraître par l'étrange conversation qui s'achevait entre
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l'agent de la Sûreté et lui, le juge d'instruction restait là debout, aux pieds du cadavre, et regardait avec une fixité quasi farouche non pas la plaie béante dont lui parlait M. Jacquelin des Aubrays, mais ces yeux, ces yeux fixes, ces yeux que nulle opacité n'envahissait encore et qui, ouverts, effrayants, incendiés de colère, menaçants, chargés d'accusations, en quelque sorte, et animés de vengeance, portaient sur son regard à lui un regard immobile, puissam- ment énergique.
C'est vrai, c'était vrai! Ils vivaient, ces yeux, ces yeux parlaient. Ils lui criaient jus- tice. Ils gardaient l'expression de quelque vision atroce, l'expression d'une rage violente. Ils foudroyaient quelqu'un. Ils menaçaient quelqu'un.
— Oui?
Si celui-là cependant s'était gravé, ne fût-ce que dans une apparition suprême, sur le noir petit miroir de la rétine ! Si sa face s'était reflétée, si elle se dessinait encore au fond de ces yeux grands ouverts ! Cet étrange Bernaii- det, à demi fou, passionné de nouveauté, de tout mystère qui traverse les cerveaux chimé- riques, voilà qu'il le troublait, lui, Ginory, l'homme de la statistique et du fait !
C'est que l'inconnaissable est un fait et que
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les découvertes de l'occulte auront peut-être aussi leurs tables et leurs lois dans les statis- tiques futures. Vraiment ces yeux du mort semblaient appeler, parler, désigner quel- qu'un.
Quel plus éloquent, quel plus terrible témoin que le mort lui-même, si c'était possible, si l'œil du mort pouvait parler, si cet organe de vie contenait, enfermait, conservait le secret de la mort !
Bernardet, dont le regard ne quittait pas le visage du magistrat, devait être content, car ce visage tout entier exprimait le doute, une hésitation — et le policier entendit M. Ginory maugréer, entre ses dents :
— Folie !... Stupidité !... Bah ! nous verrons !
C'était le mot de tout à l'heure. Bernardet devenait plein d'espoir.
— Eh bien! interrompit M. Jacquelin des Aubrays, nous avons vu ce qu'il y avait à rete- nir, n'est-ce pas?
— Oui, oui, dit le juge d'instruction.
Il fut d'ailleurs convenu que, dès à présent, et le plus tôt possible, le cadavre serait envoyé à la Morgue. Là seulement on pouvait se livrer à un examen définitif, scientifique. Le reporter écoutait toujours la conversation et
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Mme Moniche joignait les mains, de pins en plus angoissée par ce mot de Morgue qui, sur le peuple, produit l'effet de terreur, de cet autre mot, — recouvrant pourtant l'idée de soins, de science, de salut, — .Y hôpital.
Il n'y avait plus qu'à interroger encore les voisins, sommairement, à prendre un croquis de la disposition du salon — et Bernardet disait au juge : « Ma photographie vous don- nera cela » — et, tandis qu'on s'occupait d'aller chercher la voiture mortuaire qui transporte- rait au quai le cadavre, les magistrats, s'éloi- gnant, le commissaire de police faisait placer des agents devant la maison du boulevard, la foule grossissant toujours, de plus en plus curieuse, émue, violemment excitée par le désir de ce spectacle, la vue d'un homme assassiné.
Bernardet n'avait pas laissé partir le juge d'instruction sans lui demander respectueu- sement si M. Ginory lui permettail de revenir sur cette question de la photographie de la rétine et, sans lui donner une réponse for- melle, M. Ginory lui disait tout simplement de se trouver à la Morgue au moment de l'autopsie. Evidemment, si le juge n'eût pas hésilé déjà, la réponse eût été tout autre. De quoi se mêlait cet agent subalterne qui s'avisait
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de donner une idée sur la façon de conduire une instruction judiciaire.
M. Ginory l'eût depuis longtemps renvoyé à ses expéditions nocturnes, à sa Permanence, à ses garnis, si l'étonnant instinct de cet homme n'eût tout de suite intéressé le magis- trat, comme une sorte de roman vivant. En sa qualité de juge, il connaissait d'ailleurs la bio- graphie et les états de service de ce très curieux Bernardet qui, à la Préfecture, passait avec raison pour un serviteur modèle et dont les reporters eussent facilement fait un type, un policier légendaire à la Poë, si l'homme, absolument modeste, seulement passionné pour son devoir, eût été plus réclamier.
Mois le juge en savait tant des traits de dévouement de Bernardet! C'était lui qui avait passé toute une nuit d'hiver, couché sur un banc, contrefaisant l'homme ivre endormi, pour arrêter, dès le matin, dans un bouge de La Villette, un meurtrier armé jusqu'aux dents. C'était Bernardet qui, sans armes, — comme tous ces agents, — avait eu raison d'un bandit fameux, le Taureau de la Glacière, hercule forain, ayant étranglé sa maîtresse, etqui l'ar- rêtait en lui mettant sur la tempe le goulot froid d'une bouteille et en disant : « Rends-toi, ou je te brûle! » Or, ce que le colosse prenait
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pour le canon d'un revolver, était une fiole où Bernardet, pris d'une légère angine, mettait une potion laiteuse que lui avait donnée le pharmacien.
Les faits de guerre contre les rôdeurs, mal- faiteurs, révoltés, abondaient dans la vie de Bernardet, et M. Ginory venait de trouver dans cet homme qu'il croyait simplement doué d'une activité et d'une alacrité de chien de chasse une intelligence singulièrement éveillée, pres- que compliquée et profonde. Bernardet, qui n'était plus d'aucune utilité jusqu'au transfert du corps de la victime à la Morgue, sortit de la maison du boulevard de Glichy immédiate- ment après le départ des magistrats.
— Où allez-vous? lui demanda Paul Rodier, le reporter.
— Chez moi. A deux pas d'ici.
— Si je vous accompagnais? proposa le journaliste.
— Pour avoir l'occasion de me faire parler? Mais je ne sais rien, je ne devine rien, je ne dirai rien.
• — Croyez-vous à un vol ou à une ven- geance?
— Je suis certain qu'il n'y a pas eu vol. Rien n'est touché dans l'appartement. Pour le reste, qui sait?
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— Monsieur Bernardet, monsieur Bernardet, disait en riant le reporter, tout en marchant auprès du policier, vous ne voulez pas parler?
— Qu'est-ce que ça fait? dit Bernardet, riant aussi. Ça ne vous empêchera pas d'écrire!
— Vous pensez! fit Paul Rodier. Au revoir, je vais faire de la copie. Et vous?
— Moi, de la photographie!
Us se séparèrent et Bernardet rentra, son appareil au côté, dans sa maisonnette où ses trois filles s'attristaient du départ soudain de papa, un dimanche, le jour de sa fête!
Elles le saluèrent de grands cris de joie quand il reparut et sautèrent après lui, dans des caresses de chien fou.
— Papa! Voilà papa!
Et Mme Bernardet, elle aussi, était toute heureuse. On allait donc reprendre la pose dans le jardin et finir le groupe? Mais le jour baissait, la nuit venait et Bernardet, préoc- cupé, avait besoin de s'enfermer, pour réflé- chir un peu, de travailler, même aujour- d'hui !
— Ta fête? Mais c'est ta fête, Bernadet. Tu peux bien te reposer!
— Je me reposerai à dîner, ma chérie. Jusque-là, j'ai à relire un tas de choses...
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— Alors, la lampe ? demanda Mme Bernardet.
— Oui, ma chérie, allume ma lampe.
A côté de la chambrette où il couchait avec Mme Bernardet, l'agent s'était gardé pour lui- même, pour lui seul et ses paperasses, un coin spécial, pas plus large qu'un petit cabinet de toilette et où, devant une table d'acajou, char- gée de papiers et de livres, avec un sous-main et un encrier d'écolier, il travaillait, quand il avait le temps, lisant, annotant, coupant des journaux et en collant des extraits pendant des heures.
Personne n'entrait dans ce cabinet où s'en- tassaient les vieux papiers. Mme Bernardet avait beau répéter que c'était « un nid à mi- crobes », Bernardet se plaisait dans ce milieu sporadique et, en été, parfaitement étouffant. 11 y travaillait sans feu en hiver.
Mmc Bernardet était désolée de voir sa journée de gaieté lui échapper, mais elle savait bien que lorsqu'il était mordu par la curiosité, éprouvé par le désir de savoir, il n'y avait aucune observation à faire à Bernardet. 11 n'écoutait rien, et les fillettes, lorsqu'elles demandèrent si leur père allait revenir jouer avec elles, durent se contenter de la raison qu'elles connaissaient bien pour l'avoir en- tendue si souvent :
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— Papa pioche un crime!
En ternie de policier — plus pittoresque- me.nt vulgaire — cela s'appelle le cuisiner. Bernardet avait hâte de retrouver, dans les écrits lus autrefois, la vérification de ses espoirs, de ses quasi-certitudes d'aujourd'hui. C'est pourquoi il était pressé de se trouver seul, sous la lampe de travail, dans le cabinet encombré de livres. Dès l'entrée, parmi les tas pleins de poussière, les liasses de cou- pures de journaux, il déterra avec l'instinct et la certitude du chercheur habitué à bouquiner, le petit fascicule à couverture grise où il avait lu naguère — avec un fiévreux étonnement — les recherches et le rapport du docteur Ver- nois sur les applications de la photographie aux recherches criminelles.
Il s'assit vivement et, de ses doigts rapides, feuilleta, refeuilleta la livraison si souvent lue et étudiée et, penché sur le rapport du membre de l'Académie de médecine, il le com- parait à l'épreuve soumise par le docteur Bou- rion ù la Société de médecine légale et où les plus savants n'avaient rien vu.
— Rien vu ou rien voulu voir, peut-être, murmura le policier.
Le Iront sous la lampe, promenant une loupe sur la photographie, déjà si vieille,
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envoyée jadis à la Société, Bernardet se met- tait à établir le crime ancien — ou ce que Ver- nois avait dû appeler un prétendu crime — avec l'attention scrupuleuse, l'acharnement d'un paléographe déchiffrant un palimpseste ou d'un pastorien courbé sur ses bouillons de culture. Le pauvre diable de policier subal- terne apportait, dans son âpre désir de ré- soudre un problème inquiétant, la même ardeur, la même passion et la même foi. Toutes les avidités de savoir ont, sinon un même résultat, du moins une cause iden- tique, la curiosité sacrée, la curiosité qui décuple la vie humaine.
Bernardet reprenait, avec une méthode de juge d'instruction scrupuleux, toute cette vieille affaire oubliée, la communication abolie depuis des années du médecin de province et, dans la solitude et le silence de son petit cabinet, les derniers reflets du jour tombant se mêlant sur ses papiers à la clarté rosée de la lampe, il se mita piocher, comme un calcul de mathémathiques, celte question qu'il avait étudiée, mais qu'il voulait connaître à fond, impeccablement, avant de retrouver M. Ginorv à la Morgue, devant le cadavre de Rovère. Il reprenait donc le fascicule et lisait : « La photographie, d'autre part, a été offerte à
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la Société de Médecine légale par M. le docteur Bourion, ancien préparateur à l'Ecole pratique; cette photographie, prise sur la rétine d'une femme ayant été assassinée le 14 juin 4868, représente le moment où l'assassin, après avoir frappé la mère, tue l'enfant, et le chien de la maison se précipite vers la malheureuse petite victime. »
Puis regardant tour à tour la photographie, jaunie maintenant, et revenant à la discussion, aux objections qu'elle avait soulevées, Ber- nardet établissait, en quelque sorte pour lui- même, apprenait par cœur l'historique même de la question.
M. Gallard, secrétaire général de.la Société, après avoir soigneusement caché le revers de la photographie l'avait fait circuler parmi les membres de la Société, avec cette seule men- tion: Enigme de médecine légale. Et de l'énigme tragique, personne n'avait pu deviner le mot. Même lorsque le secrétaire général l'avait expliquée, personne encore n'avait pu voir dans la photographie examinée ce que le doc- teur Bourion y voyait. On y pouvait, en exa- minant cette image un peu étrange, voir dans le noir et le blanc qui s'y heurtaient confusé- ment des figures aussi singulières et dispa- rates que celles que Polonius, aimable, aper- çoit dans les nuages, sous la suggestion
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d'Hamlet. Mais voilà tout. Ceci se passait dans la séance du 8 lévrier 1809.
Le docteur Vernois, chargé décrire un rap- port sur la communication du docteur Bourion, lui demandait alors comment l'opération avait été conduite et le médecin des Vosges lui don- nait ces détails que maintenant Bernardet réétudiait, passait au crible : l'assassinat avait eu lieu un dimanche entre midi et quatre heures du soir. L'extraction des yeux hors des orbites, n'avait été pratiquée que le surlen- demain, vers dix heures du matin.
L'expérience à faire sur les yeux du mort présent, sur ces terribles yeux accusateurs du cadavre de M. Rovère arrivait donc exacte- ment avec une avance de vingt-quatre heures. L'image, s'il y avait image, devait par consé- quent être plus visible cette fois, que dans l'expérience du 16 juin 186S. car la photogra- phie n'avait été obtenue alor> que vers six heures du soir, le surlendemain du meurtre.
— Vers six heures du soir, songeait Ber- nardet, six heures du soir. Et la lumière pho- togénique était-elle alor^ très suffisante?
Le docteur Bourion avait opéré sur les deux yeux de l'enfant et sur les deux yeux de la mère. Les yeux de l'enfant n'avaient rien donné autre chose que des nuages — ce à quoi
L'ACCUSATEUR TU
î m'attendais, disait le docteur, l'enfant était 2stée dans la cave pendant un laps de temps ssez long pour que, dans la pénombre, ucune image ne fût transmise au cerveau et, ar conséquent, ne put être empreinte sur la étine et sur le corps vitré, ces deux parties de œil étant absolument corrélatives l'une de autre.
Mais si les yeux de l'enfant ne donnaient ien, absolument rien, il n'en avait pas été de îème des yeux de la mère. Sur l'œil gauche, près une section circulaire en arrière de l'iris, nlèvemcnt du corps vitré, une image, à peine îarquée, apparaissait la tète du chien. Et sur œil droit, même section, autre résultat: si le ristallin, trop fortement serré par une pince, risait cette pince et en projetait des éclats sur % corps vitré, ce qui produisait des taches lanches dans la photographie, l'image, mmagasinée pour ainsi dire par la rétine., 'en subsistait pas moins, n'en apparaissait as moins et on pouvait voir et l'assassin, want le bras pour frapper, et le chien accou- ant pour protéger.
— Avec beaucoup de bonne volonté, il faut avouer, songeait Bernardet en regardant de ouveau l'épreuve. Oui, avec de l'imagination lèmc. Mais, au total, c'était entre cinquante
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et cinquante-deux heures après l'assassinat que le docteur Dourion avait opéré, tandis que, cette fois, c'était avec de plus grandes chances de succès — une chance évidente — qu'on tentait l'expérience.
Dix-sept fois jadis, le docteur Vernois avait expérimenté sur des animaux, soit au moment où il les pendait, soit en les foudroyant par l'acide prussique. Il avait tenu en face des yeux, éclairés par quelque lumière vive, un objet choisi très facile à reconnaître si l'image reflétée persistait sur la rétine. Ces yeux, il les avait arrachés dès la mort venue, les portant en hâte au photographe. Il avait, pour mieux exposer la rétine à l'action de la photographie, pratiqué une sorte de croix de Malte par quatre incisions sur les bords de la scléro- tique. Il écartait l'humeur vitrée, fixait la pièce anatomique sur une carte à l'aide de quatre épingles et soumettait le plus rapidement pos- sible la rétine à l'expérience daguerréenne.
En relisant le rapport du savant, Bernardet regardait, étudiait encore, épluchait le texte, interrogeait les douze épreuves soumises à la Société de médecine légale par le docteur Ver- nois :
— Rétines de deux yeux d'un chat tué par Uacide prussique; Vernois avait tenu l'animal
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agonisant en face de larges barreaux fermant sa cage. Aucun résultat.
— Rétines d'un chien étranglé. Une montre avait été tenue devant ses yeux jusqu'à la mort. Aucun résultat.
— Rétines d'un chien tué par la strangula- tion. Un paquet de clefs brillantes avait été maintenu devant les yeux pendant tout le temps du supplice. Rien.
— Rétines d'un chien étranglé. Un lorgnon avait été placé devant ses yeux. Photographie faite deux heures après la mort. Rien.
Vernors avait placé une main armée d'un bâton prêt à frapper devant l'agonie d'un chien. Rien, aucune image. Une bague devant les prunelles d'un chat. Aucune image. Rétine muette. Rien.
Rien, rien, rien. Tel était le résultat de toutes les expériences du savant, expériences que lui, pauvre diable, photographe amateur, avait la prétention de reprendre, de corriger, de réussir.
— Rien! Rien !
Bernardet répétait le mot avec colère.
Et, continuant à rechercher, lui, ignorant., pauvre être instinctif aiguillonné par une pas- sion, ce qu'il pouvait y avoir d'erroné dans le travail de l'impeccable savant, il se heurtait,
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avec une rage désespérée, à des conclusions désolantes pour sa chimère : la durée de la persistance des images sur la rétine est tout au plus de 32 à 35 centièmes de seconde. Com- ment espérer que cette image fugitive, sorte d'éclair, persistera après des heures, des frac- tions d'heures?
— Plateau, dans ses Annules de Chimie, et l'abbé Maignan, dans son Répertoire d'optique moderne, ont calculé tout cela. D'Arcy, avant eux, avait trouvé que cette persistance était de 13 centièmes de seconde tout au plus.
Il ne connaissait ni d'Arcy, ni Plateau, ni l'abbé Maignan, le pauvre Bernardet, mais il était bien forcé de subir cette vérité démon- trée : « La persistance est courte, très courte. »
« La vision ordinaire et successive, la lec- ture, l'examen rapide des objets étaient choses tout à fait impossibles si l'impression de l'image sur la rétine pouvait durer au delà de la fraction la plus minime d'une seconde. »
— Oui, oui, sans doute, sans doute, sans doute, répétait tout bas le policier.
Et brusquement, frappant sur les feuillets tant de fois lus et relus du fascicule, il ajoutait encore — ne se doutant guère qu'il parodiait Galilée — son :
— Et pourtant !
L'ACCUSATEUR T»
— La rétine, très translucide pendant la vie, devient très rapidement opaque après la mort, disait Vernois.
— Oui, ajoutait Bernardet, mais si, entre ces deux états, l'image est saisie !
Le docteur X. Galezowski a, dans sa cli- nique ophthalmologique, soumis des malades, en pleine lumière, à l'observation que Vernois lui a recommandée, et il n'a rien vu, rien cons- taté qui soit en dehors de l'état physiologique.
— C'est impossible, répétait alors Bernar- det, découragé, oui, je vois bien, c'est impos- sible.
Et le médecin ajoutait que si donc, mainte- nant, expériences faites, un jury ou un juré venait à réclamer d'un expert l'examen d'une victime pour y chercher quelques renseigne- ments utiles, l'expert serait en droit de répondre que les résultats de cet examen n'éclaireraient pas la justice.
Cette sentence, si nette, du membre de l'A- cadémie de médecine, datait du 13 décembre 1809 et, en effet, depuis vingt-six ans, la ques- tion dormait, classée, comme disait M. Ginory.
Mais depuis vingt-six ans, que de progrès accomplis en photographie ! Quelle marche en avant! Quelles projections violentes sur l'infini, sur l'inconnaissable, sur le mystère ! Le sque-
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lette humain aperçu à travers la chair! Le mouvement d'une foule saisi comme au pas- sage et éternellement fixé sur un ruban qui, dans un mouvement de rotation, lui redonne la vie même! La voix de l'homme, cette sorte d'âme enregistrée pour l'éternité sur le rouleau du phonographe ! Le mystère traîné en pleine lumière! Tant de secrets devenus des vérités banales! L'invisible même, l'invisible, roc- culte, mis sous les yeux de tous, comme un spectacle.
— On ne sait pas, songeait Bernardet, tout ce que peut donner l'objectif d'un kodak !
Et il constatait, en relisant le rapport de Maxime Vernois sur les Applications <le la pho- tographie à la Médecine légale, que le savanl lui-même, tout en niant les résultats dont avait parlé, dans sa communication, le docteur Bourion ides Vosges), se livrait à son tour à des considérations générales sur le rôle médico-légal que la photographie pouvait être appelée à jouer. Oui. dès 1800. il demandait que, dans les recherches sur les substances toxiques, où le microscope seul jouait un rôle, la photographie lut appliquée. Il réclamait ce qui. de nos jours, est devenu d'application courante : la reproduction daguerréenne des traits des coupables, de leurs difformités, de
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leurs cicatrices, de leurs tatouages, il deman- dait qu'on photographiât un accusé ou un con- damné sous plusieurs aspects, avec ou sans cheveux, avec ou sans barbe ou favoris, sous divers costumes.
— Ces propositions, pensait Bernardet, semblaient des nouveautés hardies, il y a vingt-six ans, et maintenant elles nous parais- sent aussi naturelles que deux et (leur font quatre. Dans vingt-six ans, qui sait? en 1922, ce .qui est une audace aujourd'hui, un para- doxe, une folie, on s'en moquera peut-être comme d'une La Palissade !
Quand on pense que Vernois demandait déjà, en son temps, qu'on reproduisît la forme des blessures, leur étendue, les instruments du crime, les feuilles de plantes ingérées en certains cas d'empoisonnement, la forme des vêtements de la victime, les empreintes des pieds et des mains, l'image intérieure d'une chambre d'écrivain, la signature de certains accusés atteints d'affections nerveuses, les fragments de cadavres et d'os, et que toutes ces pièces tirées à un grand nombre d'exem- plaires fussent adressées à tous les agents de police, à tous les magistrats instructeurs et annexées à tous les dossiers des prévenus ou des condamnés! Un précurseur! Mais on lui
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répondait : A quoi bon ! On disait alors : « C'est du paradoxe, il en demande trop! Les juges vont-ils donc devenir des photographes ! » Et aujourd'hui, tout ce que réclamait Vernois en 1869 était fait et Y instantané remplaçait presque le procès-verbal.
On n'en était encore en ce temps-là qu'à photographier les billets de banque falsifiés, On amplifiait le billet par la photographie, on reconnaissait par là l'absence d'un point et on trouvait la preuve de l'altération du bank-note. Vour un point \e faussaire perdait son billet. Et le savant Helmholtz proposait de se servir, pour découvrir ces faux, du stéréoscope. On plaçait dans l'instrument d'un coté un billet authentique, de l'autre un billet suspect et il suffisait de voir que dans l'image résultant tous les traits ne fussent pas le même plan fils devaient l'être absolument) pour qu'on se dit : — Le billet est faux! L'expérience d'IIelmholtz pouvait alors paraître quasi-fantastique au faussaire condamné par un stéréoscope. A présent, se disait Bernardet, elle semblait toute simple, banale, enfantine. Eh ! bien, aujour- d'hui quoique expérience nouvelle sur la rétine des morts ne donnerait-elle point un résultat que n'avait pas prévenu Vernois?
Les instruments étaient singulièrement per-
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fectionnés depuis que M. le docteur Bourion opérait dans sa petite ville des Vosges et si les lois de la physiologie humaine n'avaient tout naturellement pas changé, les chercheurs de causes invisibles avaient fait du chemin dans leurs poursuites du mystère. Oui sait si, au moment de l'agonie, l'intensité de vie que le mourant mettait dans son dernier regard ne donnait pas à la rétine une puissance centuplée qui modifiait ou plutôt exacerbait, fortifiait jusqu'à l'étrange le pouvoir de ce regard su- prême?
Ce point d'interrogation que se posait là Bernardet, amenait dans son cerveau des hésitations plus que des formules et l'agent avait beau être un curieux pris d'une boulimie de lectures, il ne pouvait s'exprimer ni en phy- siologiste ni en philosophe. Mais il avait tant vu, tant vu de choses, tant brassé d'événe- ments et d'hommes ! La pratique lui tenait lieu de science.
Oui, aussi bien qu'un docteur, il savait pour avoir interrogé des noyés arrachés à la mort suicidés ou victimes, que dans la dernière seconde — comme un panorama immense de- viendrait subitement visible dans un éclair — toute la longue traînée des souvenirs, depuis l'enfance jusqu'à hier, tenait en une sorte de
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brusque raccourci. Toute une vie dans une violente commotion cérébrale !
Les savants pourraient-ils l'expliquer ce mystère étrange? Une existence résumée dans une vibration, était-ce possible ? Pourtant, — et c'était encore le mot de Bernardet, — pour- tant cela était!...
Et pourquoi, dans un « ramassement » analogue de toutes 1rs forces d'un être en une même sensation — le regard du mou- rant ne saisirait-il pas en une intensité durable un point unique, comme la mémoire* du mourant embrassait d'un seul coup r évoquait en une seconde tant de souvenirs disparus?
— Et c'est là de l'imagination et que le mourant ne voit pas, tandis que l'image dans la rétine, c'est un fait, et un. fait nié par de plus forts que moi.
Bernardet songeait à ces mystères et sentait la migraine lui monter au front.
— J'en serai malade, pensait-il. Et pour- tant, il y a quelque chose à trouver, il y a quelque chose à faire !
Alors, dans son étroit cabinet poudreux, son cerveau s'exaltait, s'enfiévrait comme celui d'un moine en cellule. Tout disparaissait, les papiers, la muraille, les objets visibles et
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aussi les objections, les négations, les im- possibilités démontrées. Une conviction ab- solue , instinctive , irrésistiblement puis- sante, entrait en lui, l'emplissait d'une foi insolente.
— Ce quelque chose d'inconnu, je le trouve- rai ! « Ce qu'il y a à faire, je le ferai ! »
Bernardet rejeta brusquement le fascicule de la Société de médecine, se leva et redescendit dans la salle à manger où l'attendaient sa femme et les enfants.
Maintenant il se frottait les mains, il avait l'air joyeux.
— Est-ce que tu as découvert une piste ? •demanda Mme Bernardet très simplement, comme une ouvrière demanderait à son mari si la journée a été bonne.
L'aînée des fillettes s'avança : — Papa, mon petit papa...
— Ma chérie ?
Et la voix de l'enfant interrogea doucement avec la délicieuse musique des petits :
— Est-ce que tu es content de ton crime, papa?
— Ne parlons plus de ça, répondit Bernar- det. A table ! Après dîner je développerai les photographies que j'ai prises dans mon kodak — mais, en attendant amusons-nous, c'est ma
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fête, je veux respirer vos bouquets, manger vos joues, mes chers petits, oublions un peu le métier. A tout à l'heure la maniçuè ! Dînons d'abord et aimons-nous bien !
M i
Le meurtre de M. Rovère, commis en plein our dans un quartier de Paris très vivant, très Véquenté, causait clans le public une émotion Saolente. Il se mêlait du mystère à ce meurtre, ./existence du mort, bien fouillée, interrogée, •onnue, très dramatiquement présentée du •este par Paul Rodier dans une biographie qui iourut toute la presse, reproduite et amplifiée, onna bientôt au Crime du boulevard de Clichy m intérêt de roman judiciaire. Tout ce qu'il j a de curiosités vulgaires dans l'homme se 'éveille, comme des bestialités ataviques- à 'odeur du sang.
Quel était ce M. Rovère, ancien consul à Buenos-AyresouàLa Havane, amateur d'objets l'art, membre de Sociétés de bibliophiles, où m ne le voyait plus depuis longtemps, et quel
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ennemi pouvait-il avoir qui se fût introduit chez lui pour lui couper la gorge ?
N'avait-il pas pu être assassiné tout simple- ment par quelque cambrioleur ou casseur de portes sachant que le locataire de M. Moniche collectionnait des œuvres d'art chez lui ? La fête de Montmartre battait souvent son plein devant la maison où venait d'être commis le meurtre, et tout ce flotderodeurs,cettemaréede malfaiteurs qu'attirent les kermesses foraines étaient venus déferler sur le trottoir du boule- vard à l'endroit précis du meurtre. Et les chro- niqueurs profitaient de l'occasion pour faire à la fois de la statistique et de la morale sur ces fêtes des boulevards extérieurs, où le vice et le crime poussent quasi spontanément comme nés de la fermentation d'un fumier.
Mais personne, pas un journal — peut-être par ordre — n'avait parlé de ce visiteur inconnu que Moniche appelait Yindïïïdu, le monsieur et que la portière avait vu debout, à côté de M. Rovère, devant le coffre-fort ouvert. A peine Rodier avait-il laissé deviner dans son article que la justice avait un indice assez important qui lui permettait de pénétrer le mystère de ce crime et vraisemblablement d'arrêter le cou- pable. Il donnait ensuite à entendre que lui- même pourrait, au besoin, en poursuivant son
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enquête de nouvelliste parallèlement avec celle de la justice, éclairer non seulement l'opinion, mais la justice.
Et les lecteurs attendaient, se demandant quel mystère cachait ce meurtre. M Moniche prenait à la fois des airs effarés et importants. Il se sentait le point de mire des curiosités, le centre des préoccupations; qui sait? le porteur, d'un secret terrible. Lui et sa femme grandis- saient dans leur propre opinion.
— Nous figurerons au procès! disait Mo- niche se voyant déjà devant les robes rouges, et levant la main pour jurer de ne rien dire que la vérité, mais, cette vérité, de la dire toute.
— Encore faudrait-il la savoir ! murmurait Mme Moniche.
Et l'un et l'autre, dans le tête-à-tête de la loge étroite, se remémoraient ce qu'ils avaient pu remarquer d'insolite dans l'existence de Rovère.
— Tu ne te rappelles pas ce jeune homme qui, un jour, demandait monsieur le consul avec tant d'insistance?
— Ah! oui, faisait Moniche. C'est vrai. Je ne pensais pas à celui-là. Un chapeau de feutre, la joue tannée, un drôle d'accent. Il arrivait de loin. Ce devait être un Espagnol.
— Quelque mendiant. Un pauvre diable que
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le consul avait connu en Amérique, aux colo- nies, on ne sait pas où.
— Mauvaise figure, songeait Moniche. Pourtant M. Rovère l'a reçu et lui a donné un secours, je me rappelle. Si ce jeune homme-là était revenu souvent je dirais que c'est lui qui a fait le coup. Et, aussi, je dois ajouter, s'il n'y avait pas Vautre.
— Oui, mais il y a l'autre, répondait la por- tière. Il y a celui que j'ai vu planté devant les coupons et jetant sur ces papiers des yeux qui flamboyaient, ma parole. Il y a celui-là, vois-tu, Moniche, et je mettrais ma main au feu, je mettrais même la tienne que c'est lui !
— Si c'est lui, on le retrouvera !
— Oh ! oh ! Et s'il a pris le train ? On prend vite le train aujourd'hui !
— On verra, on verra, concluait Moniche. La justice est, et nous sommes là.
Il disait ce « Nous sommes là » comme eût pu le dire un grenadier de la garde devant une position à emporter.
Cependant on avait transporté à la Morgue le cadavre de l'assassiné. M. Bernardet, à l'heure fixée pour l'autopsie, arrivait assez ému et se demandait si, depuis leur conversation dans le bureau de M. Rovère, le juge d'instruc- tion avait réfléchi et allait se décider à lui
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laisser tenter l'expérience-, la fameuse expé- rience réputée depuis tant d'années inutile, absurde, presque ridicule...
— Avec tout autre que M. Ginory, pensait l'agent, je dirais que c'est fini ; mais M. Gi- nory ne redoute pas la nouveauté...
Et le policier arrivait avec son appareil pho- tographique en bandoulière, ce kodak qu'il déclarait plus dangereux pour les coupables qu'un revolver armé.
Bernardet avait d'ailleurs développé les épreuves prises sur la face de Rovère et, sur trois instantanés, deux avaient donné un résultat. Le visage de l'assassiné apparaissait avec une netteté qui, sur les épreuves, le rendait formidable, comme dans la réalité même, et les yeux, les yeux tragiques, les yeux vivants, gardaient sur l'épreuve la terrible expression accusatrice que l'agonie suprême leur laissait au fond des orbites. La lumière avait mis son éclair sur ces prunelles — et elles parlaient.
Bernardet les montrerait à M. Ginory. On les examinerait à la loupe. Mais elles ne donneraient que l'émotion, l'angoisse, la colère de la minute suprême. La dernière image de cette minute, la seule de l'agonie, était là, dans l'œil du mort, — et Bernardet espérait bien
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convaincre le juge de l'intérêt qu'avait pour l'instruction l'expérience autrefois tentée par le docteur Bourion.
L'heure de l'autopsie avait été fixée à onze heures du matin. Vingt minutes avant Ber- nardet était à la Morgue. Il se promenait très agité, devant le petit édicule de pierre où les passants, avides de spectacles macabres, des femmes, des fillettes, des collégiens, des en- fants, entraient pour voir, sur les dalles, gonflés, verdis ou lachairpàlie — des cadavres.
Jamais peut-être en sa vie le policier ne s'était senti aussi violemment secoué par un désir de succès que cette fois, dans le tragique cas présent. Il apportait à la réussite, à l'adop- tion de son projet une ardeur d'apôtre. Ce nétait pas l'idée du succès, la perspective ou la possibilité d'un avancement, d'une gratifi- cation quelconque qui le guidait, c'était la joie et, à ses propres yeux, la gloire de pousser à un progrès, d'attacher son nom à l'exhumation d'une découverte. Bernardet travaillait pour l'art, pour l'amour de l'art. Et après cela si M. le préfet reconnaissait son zèle d'une façon quelconque, c'était son affaire à lui et l'agent s'en remettait à son chef. Mais présentement il ne songeait qu'à la satisfaction immédiate de son désir, à la réalisation de son rêve !
I/ACCUSATEUR 91
— Ah ! si M. Ginory voulait !
Et tout justement, comme Bernardet men- talement formulait cet espoir tout en soupirant très haut, il aperçut un fiacre d'où le juge d'instruction descendait suivi d'un greffier; et il marcha en hâte vers M. Ginory qu'il salua respectueusement.
En le voyant là, tout empresse et le premier arrivé, le magistrat ne put s'empêcher de sou- rire :
— Ah ! ah ! dit-il, je vois que vous tenez à votre idée !
— J'y ai pensé toute la nuit, monsieur le
juge-
— Eh î bien, mais, fit M. Ginory, d'un ton qui ouvrit brusquement à Bernardet les pers- pectives espérées, aucune idée n'est à rejeter, et je ne vois pas pourquoi nous ne tenterions pas l'aventure. J'y ai réfléclri. Où est l'incon- vénient ?
— Ah ! monsieur le juge, monsieur le juge, s'écria l'agent, si vous faites ça, qui sait si nous n'aurons pas révolutionné la médecine légale?
— Révolutionné, révolutionné ! — Encore faut-il que le prosecleur ne trouve pas cela — parfaitement idiot !
M. Ginory contournait le monument et y
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entrait par la petite porte, du côté de la Seine. Le greffier le suivait et, derrière, l'agent de la Sûreté emboîtait le pas.
Il fallut attendre que les docteurs délégués aux constatations judiciaires fussent arrivés, et le gardien-chef de la Morgue fit, de son mieux, prendre patience au magistrat en lui contant ses menues observations sur les derniers corps meurtris apportés là. M. Ginory, avec sa passion de la statistique et des détails caractéristiques, écoutait volontiers.
— Nous avons eu, depuis huit jours, plus de femmes que d'hommes, ce qui est rare. Et ces femmes, presque toutes des habituées de bals publics, des coureuses.
— A quoi reconnaissez-vous cela ?
— A ce quelles ont les pieds propres
Le professeur Morin arriva tout à coup en compagnie d'un confrère, un jeune docteur pasteurien, esprit bizarre, épris de nouveauté et qui passait pour chimérique parmi ses com- pagnons, peu timides cependant en fait d'expé- riences et de rêves.
M. Morin salua M. Ginory, et, en homme pressé, lui présenta le docteur Erwin et dit au magistrat que les internes avaient sans doute commencé l'autopsie, pour gagner du temps.
L'ACCUSATEUR 93
Le corps de M. Rovère gisait, en effet, dépouillé de ses vêtements, sur la dalle de dissection et trois jeunes gens, coiffés de calottes de velours, le tablier au ventre, se tenaient debout devant ce cadavre, déjà tail- ladé et où la blessure mortelle apparaissait maintenant plus rouge dans la blancheur de cette nudité qui, douloureuse, semblait fris- sonner.
Bernardet s'était comme glissé dans la salle de dissection, se dissimulant à demi, écoutant et regardant et surtout ne perdant pas de vue le visage de M. Ginory. Un visage où le regard se faisait aigu, pénétrant comme un couteau, lorsqu'il se penchait sur la face de l'assassiné et la fouillait en quelque sorte aussi résolument au moral que les scalpels des chirurgiens fouil- laient la blessure et la chair.
Et, parmi ces gens en vêtements noirs, dont quelques-uns gardaient le chapeau sur la tête, le cadavre étendu apparaissait pareil à une figure de cire sur un étal de marbre. Bernardet songeait à ces images qu'il avait vues d'après les tableaux de Rembrandt, le poète au pinceau des anatomies et des boucheries. Les chirur- giens se penchaient sur le mort, leurs mains tripotaient et leurs ciseaux tailladaient ses muscles. Cette blessure, par où la vie s'était
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envolée, cette large blessure, pareille à une bouche monstrueuse et grimaçante, ils l'élar- gissaient encore sous leurs doigts ; la tête du mort oscillait de-ci de-là, ou rendait des sons mats en retombant sur la dalle de marbre où elle se cognait le crâne.
Mais les yeux restaient les mômes et, mal- gré les heures écoulées, aussi vivants, mena- çants et éloquents que la veille, — déjà voilés pourtant avec quelque chose de vitreux sur les prunelles, comme l'amaurose de la mort, — mais encore pleins de cette colère, de cet effroi ou de cette malédiction farouche qui réappa- raissaient, saisissantes, sur les épreuves pho- tographiques prises par Bernardet.
— Le secret du crime est dans ce regard,, pensait l'agent. Ces yeux ont vu, ces yeux parlent; s'ils disaient ce qu'ils savent, ils accu- seraient.
Alors, pendant que le professeur, son in- terne et ses élèves pratiquaient l'autopsie, échangeant leurs observations, poursuivant dans ce corps mutilé la recherche de la vérité, essayant de préciser, d'après la nature de la plaie, la forme même du couteau qui l'avait produite, Bernardet doucement s'approchait du juge d'instruction et tout bas, timidement, presque à l'oreille, lui glissait des paroles
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respectueuses, qui insistaient pourtant, pres- saient, poussaient le magistrat à intervenir brusquement, à poser le problème inquiétant :
— Ah! monsieur le juge, c'est le moment. Vous qui pouvez tout !...
Le juge d'instruction a, dans notre société actuelle, la dernière parcelle du pouvoir absolu. Il va droit à la vérité par les voies qui lui semblent les meilleures. Et comme il le veut, parce qu'il le veut.
M. Ginory, curieux par nature et par devoir, se grattait l'oreille, se pinçait le nez, se tordait la bouche, hésitait, entendait fort bien ce que murmurait l'agent de la Sûreté suppliant, mais ne se décidait guère à parler et conti- nuait à regarder l'œil fixe de l'homme assas- siné.
Cette pensée lui vint d'ailleurs, très précise et comme impérieuse qu'il était là pour tout tenter en faveur de cette vérité, dont la décou- verte lui était imposée — et, tout à coup, sa voix brève interrompit les travaux d'autopsie des chirurgiens.
— Messieurs, dit-il, est-ce que l'expression de ces yeux ouverts ne vous frappe pas?
— Si, ils expriment admirablement la plus parfaite angoisse, dit M. Morin.
— Et, à votre avis, demanda le juge, ils se
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sont fixés avec cette expression sur le meur- trier?
— Sans nul cloute. La bouche a dû maudire et le regard a voulu foudroyer.
— Et si la dernière image aperçue, celle du meurtrier précisément, était demeurée fixée sur la rétine de ce mort?
— M. Morin regarda le magistrat d'un air étonné, un peu narquois, et les élèves échan- gèrent un coup d'oeil assez ironique. Mais Bernardet fut très surpris en faisant une remarque : le docteur Erwin, le jeune méde- cin amené par M. Morin, avait levé la tête et, d'un signe, il semblait approuver M. Gi- nory.
— Il y a longtemps que cette image a dis- paru de la rétine, dit le professeur.
— Oui sait ? fit le juge d'instruction. Bernardet éprouvait une émotion profonde.
Il sentait que, cette fois, officiellement, le pro- blème se posait. M. Ginory n'avait pas craint ce ridicule dont il parlait tout à l'heure, et la discussion s'ouvrait, là, dans cette salle de dissection, devant le cadavre. Ce qui n'existait qu'à l'état de rêve, de songe creux, dans le petit cabinet du passage de l'Elysée-des- Beaux-Arts, devenait là, en présence d'un juge d'instruction, d'un membre de l'Institut
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et de jeunes médecins, presque déjà des maîtres, une question franchement abordée.
Et c'était lui, tout bas, lui, pauvre diable d'agent subalterne, qui poussait ce magistrat à interroger ce savant!
— Au fond de ces yeux, dit le professeur en les touchant de la pointe de son scapel, il n'y a rien, croyez-moi ! C'est ailleurs qu'il faut porter vos investigations !
— Mais — et M. Ginory répéta son qui sait ? — si nous essayions, cette fois, y verriez-vous un inconvénient, mon cher Maître?
M. Morin fit des lèvres ce mouvement qui signifie : Penh ! — et toute sa physionomie traduisit cette réponse qu'il ne formula point : « Je n'y vois pas d'inconvénient. » — Mais. au bout d'un moment, il dit, le ton net :
— Ce serait du temps perdu !
— Un peu plus, un peu moins, répondit le juge. L'expérience vaut la peine d'être faite !
M. Ginory éprouvait, sans doute, lui aussi, comme Bernardet, le besoin d'aller jusqu'au bout de ses curiosités.' Et, en regardant les yeux ouverts du cadavre, il lui semblait — quoi qu'il ne fît jamais, dans ses fonctions, ni sen- timentalité ni drame — vraiment que ces yeux le poussaient à insister, le pressaient, le sup- pliaient,
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— Je sais, je sais, dit M. Morin. Cela est amusant comme un conte d'Edgar Poë , ce que vous rêvez dans votre cervelle de magis- trat. Mais trouver dans ces yeux-là le fantôme •de l'assassin, allons donc ! Laissez cela à l'in- vention d'un Rudyard Kipling, mais ne mêlez pas l'impossible à nos recherches de médecine légale. Xe faisons pas de romans, faisons, vous de l'instruction, moi de la dissection !
Le ton bref dont avait parlé le professeur n'était pas sans déplaire à M. Ginory qui, maintenant, un peu par amour-propre 'puis- qu'il avait commencé à poser le problème), beaucoup par curiosité, ne songeait pas à battre en retraite.
— Que risquons-nous? disait-il encore. Et y eut-il une chance sur cent mille !
— Mais c'est qu'il n'y en a aucune, répondit vivement M. Morin. Aucune, aucune, aucune!
Puis, se radoucissant un peu, entrant dans la discussion, expliquant son opinion négative :
— Ce n'est pas moi, mon cher monsieur Ginory, vous entendez bien, ce n'est pas moi qui ai nié le premier la possibilité d'un tel résultat. 11 serait miraculeux, ce résultat. Croyez-vous aux miracles, vous ? Les impres- sions de la chaleur, du sang, de la lumière sur
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nos tissus ne sont pas caialoguables^ si je puis dire. L'impression rétinienne est produite par des réfractions qu'on a appelées éthérées , phosphorescentes et qu'il est presque aussi difficile de saisir que de peser l'impondé- rable. Vouloir retrouver sur la rétine une impression lumineuse après un certain nombre d'heures et de jours, ce serait, Vernois l'a fort bien dit autrefois, vouloir retrouver dans les organes, l'ouïe, par exemple, le dernier son perçu pendant la vie. Est-ce possible ? Le son s'est envolé. L'image sur la rétine s'est effacée. Pftt ! Allez donc saisir au bout du chalumeau d'un enfant la bulle d'air irradiée et la placer dans un musée. Encore reste-t-il de la bulle qui crève une goutte d'eau, tandis que de l'image qui fuit ou du son qui s'envole, il ne reste rien. Oh ! vous aurez beau faire, rien, ?iada, comme dit Gaza. Prenez-en votre parti. Rien ! rien!
Le malheureux Bernardet souffrait beau- coup en entendant cette sorte de sentence. Il lui venait des envies folles de répondre. Les mots lui montaient aux lèvres. Ah ! s'il eût été à la place de M. Ginory. Celui-ci, baissant la tête, écoutait et semblait noter au passage les moindres paroles de M. Morin.
— Raisonnons, reprenait le professeur, puis- que l'ophtalmoscope ne fait apercevoir àl'ocu-
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liste sur la rétine aucun des objets ou des êtres que le malade vient de voir — vous entendez, aucun — comment voulez-vous que la photo- graphie le découvre cet objet ou cet être dans la rétine du morl ?
Il attendait une objection de la part du juge, et Bernardet espérait que M. Ginorv allait se débattre sous les arguments du savant.
Le juge n'avait qu'à répondre : « Qu'im- porte? Voyons. Essayons ». Et Bernardet espé- rait bien que cette réponse allait tomber des lèvres de M. Ginorv.
M. Ginory ne répliquait rien, M. Ginorv res- tait là, tète basse, hésitant, plus qu'hésitant, et l'agent sentait avec désespoir que l'occasion avidement souhaitée allait cette fois lui échap- per et que jamais, jamais, il ne retrouverait la possibilité de tenter l'expérience.
Tout à coup, la voix mordante du docteur Erwin fit redresser, comme sous un choc élec- trique, le front du magistrat et donner à Ber- nardet la sensation de quelque illumination soudaine inattendue.
— Mon cher Maître, dit avec une expression respectueuse et ferme à la fois le jeune méde- cin, j'ai vu chez moi, en Danemark, un pauvre diable, ramassé mourant, à demi dévoré par un loup, et qui, lorsqu'on l'a délivré des crocs
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de la bête, avait encore dans l'œil ouvert une image très visible où l'on retrouvait le museau et les dents de l'animal. Vision, imagination, peut-être. Mais le fait m'avait tellement frappé que nous avons voulu nous en rendre compte.
— Et...? interrogea M. Morin, presque railleur.
Bernardet dressait l'oreille comme un chien en arrêt, M. Ginory regardait ce maigre jeune homme aux longs cheveux blonds, les yeux bleus comme l'eau des lacs, tout pâle et l'air égaré des ehercheurs de mystère. L'interne et les élèves, rapprochés de leur maître restaient silencieux comme durant une leçon.
— Et, dit froidement le docteur Erwin, si nous n'avons rien trouvé d'absolu, nous avons du moins gardé l'inquiétude d'une recherche inachevée, utile à continuer. Pensez donc, mon cher Maître, les objets extérieurs se pei- gnent, n'est-ce pas? réduits à une taille plus petite sur le fond de l'œil, ils y apparaissent, ils y persistent. 11 y a, je vous demande par- don de le rappeler, c'est pour ces messieurs que je parle (le docteur Erwin désignait le juge, son greffier et l'agent de la Sûreté), il y a dans la rétine une substance de couleur rouge, le pourpre rétinien, impressionnable par la lumière. Sur le fond rouge de cette
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membrane, les objets se peignent en blanc. Et leur image, on peut la fixer. M. Edmond Per- rier, professeur au Muséum d'histoire natu- relle, rapporte, vous le savez mieux que moiT mon cher Maître, dans un volume d'Anatômie et de Physiologie animales que connaissent bien vos élèves des classes de philosophie et qui sert à vulgariser la zoologie chez nous, l'ex- périence qu'il a pu faire et, après avoir arraché un œil à un lapin placé dans l'obscurité, mais à un lapin vivant — vivant, oui, la science a de ces cruautés — on dispose cet œil dans une chambre noire, de manière à pouvoir obtenir sur la rétine l'image d'un objet quel- conque, d'une fenêtre, par exemple, dit M.Per- rier, en plongeant aussitôt cet œil dans une dissolution d'alun, on empêchera toute décom- position du pourpre rétinien et l'on apercevra la fenêtre, fixée sur le fond de l'œil. Donc celte chambre noire, que nous avons là, sous nos sourcils, dans l'orbite, emmagasine des images, elle peut les retenir, comme le regard de mon vieux Danois dévoré par un loup conservait le museau, les dents de la bête fauve. Et qui sait ? peut-être est-il possible de demander à l'œil du mort le secret qu'a perçu l'œil du vivant.
— A propos, continua le jeune savant d'un
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ton bref, avez-vous lu, dans les A?xhives de Psychiatrie, dans les Annales lV Anthropologie criminelle publiées à Turin chez les frères Rocca, un fait plus extraordinaire que tout ce- qu'on a pu observer jusqu'ici ?
Les regards des internes et des gens de loi allaient tous au visage maigre d'Erwin.
— Voici ce dont il s'agit. Un Anglais, Rogus, a publié, dans The Nature, une observation extraordinaire. Il a pu reproduire l'image d'un timbre-poste, regardé fixement, dans la rétine d'un fou. Bien plus. Le professeur Ottolonghi assure qu'on peut arriver à la photographie delà pensée. Ne riez pas. La psychophotographie est déjà baptisée, sinon créée. L'illustre Lom- broso, qui ne craint pas de déranger les meu- bles et les habitudes de l'humanité pour voir ce qu'il y a derrière et en balayer la poussière, Lombroso n'a pas rejeté, déprime abord, cette idée de la photographie psychique. Il a essayé de photographier, dans les yeux d'un fou, la vision qui obsédait le malheureux. Un homme était, en son délire, poursuivi par un tigre. Il le voyait partout, ce tigre. Lombroso a espéré le découvrir par la photographie, dans ce regard de visionné. L'expérience n'a rien donné, mais qui sait si la psychophotographie ne fera pas de miracles ?
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C'était, avec un appareil de mots plus scien- tifiques, le problème, dont Bernardet croyait la solution possible, que le jeune docteur danois posait là. Et les jeunes gens avaient écouté avec la sympathie attractive que ren- contre tout étranger. Raide, sur sa table de marbre, l'assassiné, pareil à une statue cou- chée sur un tombeau, semblait attendre le résultat de la discussion, sourd à toutes ces paroles bourdonnant autour de lui, et son fixe regard perdu dans l'infini, sur l'inconnaissable qu'il connaissait maintenant.
C'était pourtant ce mort insensible à tout ce qu'est la douleur humaine qui se posait devant ces savants comme une énigme de chair gla- cée. Quel était le secret de sa fin, le mot ignoré .de son agonie? Cette plaie par où s'était échappée la vie, qui l'avait faite?
Ce qu'on ne savait pas, il l'avait su. Ce qu'on voulait savoir, il le savait encore, peut-être. Ce doute seul, à présent enraciné chez M. Ginory, suffisait à donner au juge l'envie de tenter l'expérience et, s'excusant avec des phrases louangeuses de son entêtement, il pria M. flo- rin de vouloir bien, une fois encore, chercher le secret de l'instruction là où un médecin, jadis, avait pu croire le découvrir.
— Nous en serons quittes, si nous ne réus-
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sissons point, pour ajouter notre échec à ceux d'autrefois!
M. Morin gardait son sourire sceptique. Mais après tout le juge d'instruction était maître en pareille matière et, puisque ce jeune docteur Erwin apportait de son Danemark une contribution nouvelle à ces recherches, le professeur ne demandait qu'à se prêter à l'expérience, la déclarant d'avance parfaite- ment inutile.
Il y avait à la Morgue un appareil photogra- phique, comme à la Préfecture, au service d'anthropométrie. Bernardet, d'ailleurs, était là, son kodak à la main. On pourrait photo- graphier la rétine dès que la membrane séparée de Fceil par l'autopsie, aurait été, comme une aile de papillon, piquée sur un morceau de liège. Et, quel que fût son sang-froid de poli- cier habitué aux boucheries du crime, Ber- nardet sentit plus d'une fois son cœur se sou- lever pendant les apprêts de cette opération. Il remarquait aussi que, durant l'autopsie, M. Ginory devenait très pâle et se mordillait les lèvres, jetant au pauvre mort livré aux scalpels, des regards de côté, pleins de pitié et de songes.
Au contraire, les jeunes médecins, penchés sur le cadavre, étudiaient le corps dépecé avec
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des admirations et des joies de chercheurs de trésors fouillant un placer. Chaque fibre humaine semblait leur révéler une vérité. Ils étaient là comme des joailliers devant des bijouteries, et la merveille étudiée, soupesée, était un cadavre d'homme. Et ces yeux, ces yeux vivants, ces yeux terribles, ces yeux accu- sateurs, lorsqu'ils les arrachèrent, lorsqu'ils tirent de ce qui avait été deux foyers de flammes — deux trous saignants en arrachant l'œil aux cavités orbitaires, le professeur en parla sou- dain, avec une éloquence merveilleuse, abon- dante et pittoresque, comme s'il eût parlé de chefs-d'œuvre d'art. Et c'était un chef-d'œuvre en effet, ce mécanisme admirable des muscles moteurs de l'œil, qu'il expliquait à ses élèves, écoutant avidemment sa parole souveraine, c'était un chef-d'œuvre, cet œil de l'homme, décomposé là par le prosecteur. depuis la sclé- rotique, la cornée transparente, l'humeur aqueuse, le cristallin, jusqu'à cette rétine qui est comme la plaque daguerréenne de cette chambre noire où dans la marche des rayons lumineux se reflètent, renversées, les images perçues. Et M. Morin, tenant entre ses doigts l'organe qu'il étudiait, parlait de la membrane formée des fibres et des éléments terminaux du nerf optique, comme un professeur d'art et
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de sculpture eût parlé d'un joyau ciselé par un Benvenuto.
Secouant l'humeur vitrée, échappée comme un blanc d'œuf, de la membrane hyaloïde, M. Morin s'écriait:
— C'est la merveille du corps humain, mes- sieurs, la merveille ! Ce qui est la vie, le rayon- nement, ce qui a produit les chefs-d'œuvre, les découvertes, ce qui donne le génie. 11 y a là huit couches de fibres ou de cellules nerveuses, granuleuses ou radiées commençant à la mem- brane protectrice et aboutissant à la mem- brane limitante qui nous étonnent par leur admirable aménagement et ces fibres radiées, ces prolongements ramifiés, ces bâtonnets et ces cônes, ces grains et ces filaments, ces bâtonnets de millièmes de millimètre qui sont comme la source de toute lumière, quel objet fait pour nous arracher des cris d'admiration !
L'enthousiasme du savant était d'ailleurs partagé par les jeunes gens, et le docteur Erwin, redevenu disciple, écoutait silencieu- sement le maître. Bernardet, ignorant et res- pectueux, se sentait troublé devant l'illustre physiologiste et se disait que c'était lui pour- tant qui poussait à l'expérience et faisait tra- vailler un membre de l'Institut.
Quant à M. Ginory, il était sorti un moment,
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voulant prendre l'air. L'opération, qui plon- geait les chirurgiens dans la joie, le rendait parfaitement malade et le cœur lui manquait. Il se remit assez vite et rentra — pour voir encore, entre les doigts de M. Morin, l'œil du mort, l'œil désorbité de M. Rovère. Et cet œil, comme une bille luisante et molle, tachée de noir, au cristallin aplati et glauque, semblait nager dans un tissu graisseux de muscles orbiculaires ou lambeaux de nerfs, et cette chose inerte, cet œil vitreux et morne semblait une prunelle énorme regardant la vie du fond de la mort.
Dans ce globe pourtant, une image subsis- tait peut-être. Il s'agissait de l'y chercher, de l'y retrouver.
— Je m'en charge ! pensait Bernardet,
VIII
Le policier ne se rendit pas un compte bien exact des opérations de l'autopsie. Il avait l'avidité de savoir, l'impatience d'en venir au moment où, ayant photographié la rétine du mort, il développerait les épreuves obtenues et se pencherait sur elles pour y découvrir, y déchiffrer l'image attendue. Il avait demandé au photographe du service anthropométrique, délégué à cet effet, de se joindre à lui et obtenu l'autorisation de faire une opération parallèle. Son kodak emmagasinait aussi des épreuves et Bernardet rapportait bientôt chez lui, dans son petit cabinet transformé en chambre noire, les instantanés qu'il avait pu prendre à la Morgue.
Mmc Bernardet et les enfants étaient très frappés de l'expression tendue, non pas inquiète, mais pensive et comme absorbée du policier. Bernardet ne parlait plus, mangeait à
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peine, paraissait soucieux; et si sa femme lui demandait :
— Tu n'es point malade ? Il répondait :
— Non, je pense.
Et les fillettes, tout bas. respectueusement; de murmurer :
— Papa tient une piste !
Il la tenait, en effet. Le chien de chasse flairait le gibier. Les photographies prises sur la membrane rétinienne préparée, étalée, à cet effet donnaient, développées par l'agent, un résultat assez net pour que Bernardet put déclarera son chef qu'il voyait distinctement dans les épreuves obtenues, un visage, un visage d'homme, confus sans doute, mais cependant assez reconnaissable pour qu'on pût y trouver non seulement une indication, mais un signalement.
Comme du fond d'un nuage, dans une sorte de halo blanc, une face humaine apparaissait dont les traits se précisaient un peu vus à la loupe : une figure d'homme à barbe noire pointue, le front un peu chauve avec des trous noirâtres qui indiquaient les yeux, des yeux caves dans un visage maigre.
Ce n'était qu'un fantôme évidemment, et le photographe de la Préfecture semblait plus
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embarrassé que Bernardet devant les épreuves obtenues. Pourtant il n'y avait pas à nier. Plus nette que dans les photographies spirites, auxquelles cependant tant de gens crédules ajoutent foi, l'image apparaissait très visible et, en l'étudiant, on en pouvait distinctement suivre les contours.
Un spectre, peut-être, mais le spectre d'un homme qui devait être encore jeune et res- semblait, avec sa barbe de sphénopogône, à quelque reître du seizième siècle, au fantôme d'un seigneur de Clouet.
— Par exemple, disait le photographe offi- ciel, si on arrivait à découvrir un meurtrier en braquant un objectif sur l'œil d'un mort, ce serait miraculeux. C'est incroyable!
— Pas plus incroyable, répondait Bernardet, que ce que les journaux nous racontent : Edison se charge de rendre la vue aux aveugles en agissant sur la rétine par les rayons Rœntgen. Voilà le miracle!
Et le policier apporta ses épreuves à M. Ginory dans le cabinet du juge d'instruc- tion, au Palais.
L'inspecteur sentait bien que le magistrat, souverain en matière de recherches crimi- nelles, devait avant tout être un collaborateur, consentir à ces expériences que tant d'autres
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eussent déclaré inutilement absurdes. L'ap- pétit de nouveauté, de trouvailles matérielles et morales qui était, chez M. Ginory, affaire de tempérament autantque devoir de profession, se trouvait fort heureusement éveillé. Les cri- minels appellent, en leur argot les juges des curieux. La curiosité de celui-là était double, étant celle d'un savant.
Lorsque Bernardct étala" sur le bureau du juge les quatre photographies qu'il apportait, le premier cri de M. Ginory avait été :
— Mais je ne vois rien! Une vapeur, un brouillard, et puis après ?
Puis, Bernardet tirant de sa poche une loupe et montrant, comme il eût expliqué un de ces dessins énigmatiques appelés des ques- tions et que vendent les camelots du boulevard, les linéaments de la figure, promenant son doigt sur les contours de l'image que son ongle suivait, cette figure humaine qu'il avait vue en étudiant de près les épreuves, passage de l'Elysée-des-Beaux-Arts. à la fit voir, maté- riellement voir, au juge d'instruction et, au bout de quelques minutes de contention d'es- prit, de minutieux et anxieux examen, le juge répondit, sa conviction presque faite :
— C'est vrai, il y a une image là ! • Il ajouta :
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— Est-elle suffisamment déterminée pour me permettre d'y voir, d'y peindre un être vi- vant? Je n'en sais rien. Mais la forme aperçue, devinée d'abord, clairement dessinée ensuite, cette forme qui, à première vue, me semblait vague, en vérité je la trouve assez précise pour que ce visage qui sort de l'ombre m'apparaisse avec tous ses traits, sans caractère spécial.
— Oh ! dit encore M. Ginory, en frottant vivement ses petites mains grasses. Si c'était possible ! si c'était possible ! Quelle merveille !
— C'est possible, monsieur le juge, ayez foi, répondait Bernardet. Je vous jure que c'est possible !
L'espèce de folie d'inquisition scientifique du policier gagnait le juge. Bernardet avait fini par trouver un complice à sa chimère. M. Ginory était maintenant — ne fut-ce que pour tenter l'expérience — résolu à diriger l'instruction dans ce sens imprévu. Et tout d'abord, il fallait montrer l'image obtenue à tous ceux qui pouvaient, dans cette sorte d'ap- parition, reconnaître un être en chair et en os, déjà entrevu.
— A Moniche, d'abord, et à sa femme, fît Bernardet.
— Qu'est-ce que Moniche?
— Le portier du boulevard de Clichy.
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Mandés au palais, M. et Mme Moniche ne se sentirent pas de joie. Ils comparaissaient devant •des juges ! Ils devenaient des personnages im- portants! On publierait peut-être leurs portraits •dans les journaux !
Pour se rendre au cabinet du juge d'ins- truction ils s'habillèrent comme pour une fête. Mme Moniche, endimanchée, voulait faire hon- neur à ce pauvre M. Rovère. Elle disait très sincèrement à Moniche :
— Notre devoir est de le venger !
Dans les longs couloirs froids du Palais de Justice, assis sur des bancs, tandis que pas- saient devant eux, humiliés ou menaçants, des prévenus conduits par des gardes municipaux, le portier et sa femme avaient la sensation de jouer un rôle décisif, comme dans ces mélo- drames de l'Ambigu qu'ils aimaient à voir au théâtre de Montmartre.
L'attente leur paraissait longue, du reste et M. Ginory ne les faisait pas appeler aussitôt qu'ils l'eussent voulu. Leur pensée était au' boulevard de Clichy, dans celte loge que devaient, pendant qu'on les retenait là, assiéger toutes les curiosités, tous les bavardages, tous les reportages.
— Comme ces juges sont lents, disait grave- ment M. Moniche. Ils n'ont donc rien à faire?
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Devant M. Ginory et son greffier, Moniche, assis sur une chaise, et inconsciemment ému, fut moins amer. Il ressentait la vague terreur de tout cet appareil de la justice qui l'entourait. Il avait la sensation d'un danger couru, d'un pouvoir latent qui, d'un témoin, tout à coup avait le droit de faire un prévenu et, aux ques- tions du juge d'instruction, il répondait avec une prudence extrême.
Grâce à lui et à Mme Moniche, M. Ginory reconstituait d'ailleurs la vie intime de M. Ro- vère, pénétrait dans cet intérieur un peu fermé, cherchait à découvrir, parmi les gens qui ren- daient visite à l'ancien consul, celui d'entre eux qui pouvait être le coupable.
— Vous n'avez jamais vu de femme venir demander Rovère ?
— Si. La dame voilée. La dame en deuil. Mais je ne la connais pas. Personne ne la connaît.
Le récit fait par Mmc Moniche de la scène où la portière surprenait Rovère, des titres [à la main, devant sa caisse ouverte, avec cet étran- ger debout, sembla Impressionner très vive- ment le juge.
— Connaissez-vous le nom de ce visiteur ?
— Non, monsieur, répondit la portière.
— Mais, si vous le retrouviez, le reconnaî- triez-vous ?
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— Cela, absolument. J'ai encore sa figure, là, devant moi.
— C'est bien, madame. Vous serez citée de nouveau.
— Et nous pouvons nous retirer"?
— Naturellement.
Ellç. avait hâte, Mme Moniche, de revenir au boulevard de Clichy, pour conter ses impres- sions aux commères et les deux époux sor- taient du Palais de Justice grandis dans leur propre estime par le rôle qu'ils venaient de jouer.
Et ce n'était pas fini. Les obsèques de M. Rovère devaient avoir lieu le surlendemain, et la perspective d'une journée dramatique où M. et Mme Moniche seraient encore des person- nages les comblait d'une angoisse affairée,, presque joyeuse. La foule, autour de la maison du crime, était toujours nombreuse. Des pas- sants s'arrêtaient, stationnaient devant cette façade de pierre derrière laquelle il y avait eu un meurtre. Les reporters venaient toujours aux nouvelles, et les portiers affamés de gloire ne pouvaient ouvrir un journal sans rencontrer leurs noms unis imprimés en toutes lettres. Une feuille du matin avait même publié un article spécial : Monsieur et Madame Moniche interviewés.
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Tout ce qui bruit, bourdonne, bat de î'aile, comme une nuée de mouches autour d'un crime, tournoyait autour du logis où, de la Morgue, on avait rapporté le cadavre tailladé de Rovère. Les obsèques devaient naturellement attirer une foule énorme. D'autant plus que le mys- tère continait, planant sur l'existence du mort. On avait retrouvé dans ses papiers le reçu d'un terrain mortuaire au cimetière de Montmartre acheté par lui un an tout juste auparavant. Dans un autre écrit non daté, le mort réglait aussi la cérémonie de ses funérailles. M. Ro- vère, après avoir mené une vie errante à travers le monde, songeait donc à reposer au pays natal. Mais aucune autre indication de ses volontés, de ses parentés, n'avait été rencontrée dans ses tiroirs, dans ses notes. Il semblait que ce fût un homme sans famille, sans lien aucun dans la société, qu'on allait enterrer. Et ce navrant isolement ajoutait à la curiosité morbide qu'attirait la demeure, main- tenant toute tendue de noir, avec la majuscule R se détachant en blanc sur l'écusson galonné d'argent.
Qui conduirait le deuil? M. Rovère n'avait désigné personne. Il avait demandé, dans cette sorte de dictée testamentaire, qu'une simple note fût insérée dans les journaux, indiquant
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l'heure et la date de ses obsèques et lui don- nant ce seul titre : Ancien Consul. «J'espère, ajoutait l'écrit en question, être conduit au •cimetière silencieusement et suivi de rares amis, s'il m'en reste. »
Les amis étaient rares sans doute, dans la foule accourue, mais le vœu du mort ne sem- blait guère exaucé. Ces obsèques qu'il avait souhaitées .silencieuses devenaient une sorte de fête funèbre et tapageuse où des milliers de gens envahissant le boulevard, se pressaient pour voir, sur le char funèbre, le cercueil drapé où des voisins avaient mis des fleurs.
Tout est spectacle pour les Parisiens. Les gardiens de la paix contenaient cette foule grossissante où des gamins montaient sur les branches des platanes. On avait placé le cer- cueil au bas de l'escalier de la maison, dans le •corridor étroit s'ouvrant sur le boulevard. Mmn Moniche avait disposé sur une table des feuilles volantes, où des gens inconnus, rela- tions banales de Rovère, venaient signer leurs noms.
Et Bernardet, actif, l'œil ouvert, étudiant les physionomies, scrutant les regards, se mêlait à cette foule, contemplait le délilé. lirait une à une les signatures. Bernardet, en tenue de •deuil, Bernardel avec des gants noirs et plus
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semblable à un employé des pompes funèbres qu'à un inspecteur de la police de Sûreté.
L'agent se trouvait précisément debout entre la loge entr'ouverte de Moniche et la table où les feuillets de papier se couvraient de signa- tures lorsque clans l'espèce de pénombre que faisaient dans le corridor la draperie noire de la porte et le cercueil encore exposé, un homme d'une cinquantaine d'années, pâle et l'air très triste, arriva dans ce défilé lugubre et du regard chercha la table où il venait signer son nom.
Mmc Moniche, vêtue' de noir, un mouchoir blanc à la main, bien qu'elle ne pleurât pas, se tenait à côté de Bernardet et comme coude à coude.
Lorsque l'homme arriva, sortit de l'ombre du corridor, apparut éclairé parla fenêtre inté- rieure dont la lumière le frappait en plein visage, la portière eut un ah ! involontaire, d'instinct, et, comme effarée, saisit le poignet de l'agent en disant :
— J'ai peur!
Elle parlait si bas que Bernardet devina plus qu'il n'entendit cette sorte de cri étouffé. L'agent regarda de côté Mme Moniche. Subite- ment elle était devenue blême et, tout bas encore, elle dit ■
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— Lui !... lui que j'ai vu devant M. Rovère, la caisse ouverte !
Bernardet mit dans le coup d'œil dont il enveloppa cet homme une acuité effrayante, il le transperçait. L'inconnu, à demi courbé sur la table où- couraient les papiers, laissait voir un front large, légèrement chauve, et sa barbe en pointe, un peu grise, touchait presque la feuille blanche où il mettait sa signature.
Et, brusquement, le policier eut une sensa- tion inattendue; il lui sembla que ce visage, cette forme de tête, cette coupe de barbe, il les avait vus déjà et que cette silhouette humaine lui rappelait une image récemment étudiée.
.La perception de la possibilité dune preuve faite lui sauta à l'esprit. Cet homme qui était là lui rappelait tout à coup l'espèce de fantôme dessiné sur l'épreuve photographique prise dans la rétine de l'homme assassiné et retrouvée dans l'œil du mort.
— Oui était cet homme?
Bernardet eut un frémissement de plaisir à constater, en insistant sur sa propre impres- sion, que cet inconnu ressemblait étrangement à l'image obtenue, et, mentalement, il compa- rait ce vivant penché sur le papier et écrivani son nom, à ce spectre à tournure de reître
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qu'avait fait apparaître, et comme évoqué, la photographie.
C'étaient évidemment les mêmes contours dans l'ossature et dans la barbe. Cet homme aussi donnait l'idée de quelque seigneur du temps d'Henri III, et Bernardet trouvait à cette physionomie contractée quelque chose de redoutable.
L'homme avait signé. Il se redressa et son visage, d'une blancheur mate, se montra en plein au policier. Leurs regards même se croi- sèrent, aigu chez Bernardet, voilé chez l'in- connu. Mais, devant la fixité des prunelles de l'agent, l'homme redressa le front et, un mo- ment resta, à son tour, l'œil fixe comme s'il eût répondu à une menace par une bravade.
Alors volontairement, doucement, Ber- nardet baissa les yeux et salua, pour donner le change, l'inconnu qui rejoignit les curieux massés, là-bas, devant la porte.
— C'est lui, c'est lui! répétait Mme Moniche, qui tremblait comme devant une apparition.
A peine l'inconnu s'était-il éloigné que le policier faisait vivement deux pas vers les feuillets de la table et, se penchant à son tour, lisait le nom tracé au crayon par cet homme :
Jacques Dan tin.
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Le nom n'évoquait pour Bernardet aucun souvenir, et c'était donc un problème vivant à deviner.
— Ne dites à personne que vous avez vu cet homme-là, fît-il en revenant très vite vers Mmc Moniche. A personne, vous entendez!
Et, brusquement, il gagna le boulevard, se glissant à travers les curieux pour retrouver ce Jacques Dantin qu'il voulait suivre.
IX
Jacques Dantin, du reste, n'était pas diffi- cile à reconnaître dans la foule. Il se tenait debout, très triste, tout à côté du char fu- nèbre. Bernardet put alors l'examiner tout à son aise. C'était un homme élégant, mince, avec un aspect résolu et des sourcils froncés qui donnaient à sa physionomie un air énergique. La tête nue sous le vent froid, il restait comme hypnotisé par ce cercueil que les porteurs maintenant hissaient sur le char et Bernardet remarqua le hochement de tête très visible, un hochement navré d% cet homme devant la bière de chêne.
Et plus le policier le regardait, l'étudiait, plus la ressemblance avec l'image obtenue, lui paraissait sensible , évidente. Bernardet saurait bientôt ce qu'était ce Jacques Dantin
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et déjà il interrogeait, çà et là, quelques assis- tants :
— Connaissez-vous ce monsieur qui est là- bas, debout, près du corbillard?
— Non. .
— Savez-vous ce que fait M. Jacques Dan tin? Etait-il l'ami intime de M. Rovère ?
— Jacques Dantin ?
— Oui , tenez , là , avec sa barbe en pointe !
— Je ne sais pas du tout.
Bernardet se fit bientôt cette réflexion qu'en s'adressantà Jacques Dantin lui-même il serait sans doute plus vite renseigné et, se rappro- chant de lui au moment où l'on se mettait en marche, il le suivit, le frôlant presque jusqu'au cimetière, essayant d'entrer en conversation, lui parlant du pauvre mort, s'attendrissant sur la destinée de Rovère et trouvant que le voisin était un peu silencieux.
Sur le trottoir du boulevard, la foule, rangée et respectueuse, se découvrait devant le cortège et Bernardet regardait, sur la chaus- sée, les pétales des fleurs qui tombaient sur la terre sèche.
— lia beaucoup de couronnes, M. Rovère, dit-il à son voisin, et 'pourtant je ne lui con- naissais pas beaucoup d'amis !
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— Il en avait eu, répondit l'homme presque brusquement.
La voix était rauque et comme étranglée. Bernardet devina une émotion intense chez l'inconnu. Tristesse? Amertume?... Remords, peut-être.
L'homme, du reste, ne semblait pas d'hu- meur très liante. Il marchait les yeux rivés sur le drap mortuaire, tête nue malgré la tempéra- ture et le front alourdi de pensées ou de cha- grin. L'agent l'étudiait du coin de l'œil. Phy- sionomie intelligente, visage creusé avec une expression de lassitude, mais quelque chose de dur aussi dans le pli des lèvres et d'insolent dans le retroussis de la moustache. La taille haute, la démarche ferme.
Bernardet, comme on approchait du cime- tière Montmartre — le trajet n'étant pas bien long pour lier conversation — risqua l'inter- rogation décisive :
— Vous connaissiez beaucoup M. Rovère? L'autre répondit :
— Beaucoup.
— Et qui croyez-vous bien qui ait eu intérêt à ce meurtre ?
La question avait été brusque et enfoncée comme un couteau. Jacques Dantin hésita à répondre, regar-
11.
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<lant, tout en marchant, ce petit homme d'as- pect souriant, dont il ne connaissait pas le nom et qui l'interrogeait.
— C'est que j'ai grand intérêt à commencer dès à présent mes recherches, fit Bernardel en graduant ses paroles pour mesurer l'effet qu'elles allaient produire sur cet inconnu, je suis inspecteur de la Sûreté.
Oh ! cette fois, Bernardet avait vu ce Dantin tressaillir. A n'en pas douter, le voisinage avec un agent de la police le gênait et avait amené de la pâleur sur sa figure contractée. Son regard inquiet cherchait celui du petit Bernardet, mais se contentant d'examiner le voisin de temps à autre, le policier affec- tait de marcher en se penchant vers le sol. Il étudiait Jacques Dantin comme par sac- cades.
Et le char maintenant avançait, tournait l'angle du boulevard et de la petite avenue qui conduit au champ des morts. L'arche du pont de fonte, jetée sur" le campo-santo comme un viaduc de vivants sur la terre du sommeil, était chargée de curieux ; des têtes apparais- saient, comme dans les trous des vieux piloris, dans l'entrelacement despiècesde fer et c'était un spectacle pour toute celle cohue accourue, c'était un décor et une scène de mélodrame, le
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cortège de l'assassiné, le cercueil arrivant là couvert de fleurs.
Bernardet, tout en marchant à coté de Dantin , continuait à poser les questions qui — l'agent le remarquait fort bien — embarrassaient le prétendu ami de M. Ro- vère.
— Yavait-il longtemps que Rovère et Jacques Dantin se connaissaient ?
— Nous étions, répondit Dantin, amis d'en- fance !
— Et vous le voyiez souvent?
— Non. La vie nous avait séparés.
— Vous l'avez vu récemment? Mme Moniche me l'a dit.
— Oui est-ce que Mme Moniche?
— La concierge de l'immeuble et l'espèce de femme de ménage de M. Rovère.
— Ah ! oui !... fit Jacques Dantin, comme si le ressouvenir de quelque vision oubliée lui fût revenu brusquement.
Et Bernardet, d'instinct, lisant dans la pensée de cet homme, revoyait, lui aussi, la scène tragique où la portière, entrant dans le cabinet de Rovère, le trouvait debout, face à face avec Dantin, devant le coffre-fort ouvert, les obli- gations étalées. ..
— Lui connaissiez -vous des ennemis ?
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demanda encore l'agent de police avec une vivacité calculée.
— Non, répondit Dantin, très nettement sans hésiter.
Bernardet attendit un moment, puis, la voix ferme :
— M. Ginory a le droit de compter beaucoup sur vous pour arriver à l'arrestation de l'as- sassin.
— M. Ginory !
— Le juge d'instruction.
— Qu'il se hâte donc de se renseigner, repli qua Jacques Dantin. Je suis forcé de quitter bientôt Paris.
La réponse étonna Bernardet. Ce départ, dont le motif était peut-être tout simple, lui paraissait assez étrange étant si brusque et arrivant là dans ces circonstances tragiques.
M. Dantin, d'ailleurs, n'hésitait pas à don- ner, sans que l'agent la lui demandât, son adresse, ajoutant qu'il se tiendrait, dès le retour du cimetière, à la disposition du juge d'ins- truction.
— Le malheur est que je ne pourrai rien dire, ne sachant rien. Je ne soupçonne même pas qui pouvait avoir un intérêt à frapper le malheureux homme. Un professionnel du crime, sans doute.
L'ACCUSATEUR 129
Bernardet hocha la tête et répliqua :
— Je ne crois pas.
Le cortège avançait maintenant dans les allées dont les fonds s'estompaient de brouil- lards gris, avec des .notes blanches de monu- ments de marbre. Le terrain choisi par Rovère lui-même était au bout de l'avenue de la Cloche et, là-bas, la foule curieuse faisait une énorme tache noire comme un gros tas de mouches géantes.
Le char lentement allait vers cette fosse ouverte. MmeMoniche titubait de douleur, mais son mari, le tailleur, semblait supporter plus vaillamment sa responsabilité et son rôle. Ils prenaient l'un et l'autre des-attiludes différentes derrière leur mort. Et Paul Rodier marchait à leur côtés, en tête, le carnet à la main.
Bernardet se proposait de bien étudier l'atti- tude que garderait Jacques Dantin devant la tombe. Une poussée de la foule le sépara un moment de cet homme ; mais l'agent n'en fut que plus satisfait. A deux pas de Dantin, mais bien en face de lui, de l'autre côté du trou béant, l'inspecteur pouvait, à travers la double haie de curieux, scruter le moindre mouve- ment des muscles de ce visage dur. Bernardet se haussait sur la pointe des pieds pour glisser son regard entre les tètes des spectateurs et
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de telle aorte qu'il pouvait voir, observer, ana- lyser sans être aperçu.
Jacques Dantin était debout au bord de la fosse. II se tenait droit, comme agressif, et regardait, de temps à autre, le fond de la tombe avec une expression de colère ou de défi.
A quoi pensait-il?
Dans cette attitude qui paraissait être une révolte contre la destinée frappant un ami, Bernardet lisait une espèce de raidissement de la volonté contre une émotion qui pouvait être exagérée, révélatrice.
Il n'était pas très persuadé encore de la culpabilité de l'homme ; niais il ne trouvait pas, dans cette expression de défi, la tendresse que devait éprouver devant le mort un ami de Rovère, un ami d'enfance, avait dit Jacques Dantin !
Et puis, plus il l'examinait — détachant sa haute silhouette noire sur le fond blanc d'une stèle voisine — plus l'aspect de cet homme correspondait à la vision tixée dans l'œil du mort, arrachée par l'objectif à la rétine de l'as- sassiné. Oui, c'était la même silhouette de retire, la main sur la hanche comme appuyée à une rapière.
Bernardet clignait des yeux pour simplifier
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l'image même de cet homme, et, à travers ses cils, il apercevait une forme qui rappe- lait étrangement, sans aucun doute possible, la forme vague trouvée dans l'œil interrogé — et sa conviction, venant en 'aide à son instinct, grandissait, se faisait peu à peu invincible, irrésistible.
Il se répétait l'adresse et le nom de l'homme : « Jacques Dantin, rue de Richelieu, 114. » Il se hâterait tout à l'heure de donner ce nom à M. Ginory et la citation du juge ne se ferait pas attendre. Pourquoi ce Dantin quittait-il Paris? Quelle était la vie, les moyens d'exis- tence, les passions, les vices de cet homme dressé là, avec sa mine austère de huguenot devant la tombe ouverte?
Bernardet remarqua fort bien que, malgré sa ferme volonté de demeurer impassible, Jacques Dantin fut troublé, lorsque avec son bruit sourd, la bière glissa sur les cordes ten- dues pour toucher le creux de la fosse. Il se mordillait la moustache et ses mains gantées de noir avaient des mouvements nerveux irré- sistibles.
Et le regard lancé au cercueil qui, là, dans le trou profond, portait ce nom sur une plaque de cuivre : Louis-Pierre-Rovère ! Cette contem- plation muette, rapide et poignante de la bière
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de telle sorte qu'il pouvait voir, observer, ana- lyser sans être aperçu.
Jacques Dantin était debout au bord de la fosse. II se tenait droit, comme agressif, et regardait, de temps à autre, le fond de la tombe avec une expression de colère ou de défi.
A quoi pensait-il?
Dans cette attitude qui paraissait être une révolte contre la destinée frappant un ami, Bernardet lisait une espèce de raidissement de la volonté contre une émotion qui pouvait être exagérée, révélatrice.
Il n'était pas très persuadé encore de la culpabilité de l'homme ; mais il ne trouvait pas, dans celte expression de défi, la tendresse que devait éprouver devant le mort un ami de Rovère, un ami d'enfance, avait dit Jacques Dantin !
Et puis, plus il l'examinait — détachant sa haute silhouette noire sur le fond blanc dune stèle voisine — plus l'aspect de cet homme correspondait à la vision tixée dans l'œil du mort, arrachée par l'objectif à la rétine de l'as- sassiné. Oui, c'était la même silhouette de reître, la main sur la hanche comme appuyée ;i une rapière.
Bernardet clignait des yeux pour simplifier
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l'image même de cet homme, et, à travers ses cils, il apercevait une forme qui rappe- lait étrangement, sans aucun doute possible, la forme vague trouvée dans l'œil interrogé — et sa conviction, venant en aide à son instinct, grandissait, se faisait peu à peu invincible, irrésistible.
Il se répétait l'adresse et le nom de l'homme: « Jacques Dantin, rue de Richelieu, 114. » Il se hâterait tout à l'heure de donner ce nom à M. Ginory et la citation du juge ne se ferait pas attendre. Pourquoi ce Dantin quittait-il Paris? Quelle était la vie, les moyens d'exis- tence, les passions, les vices de cet homme dressé là, avec sa mine austère de huguenot devant la tombe ouverte?
Bernardet remarqua fort bien que, malgré sa ferme volonté de demeurer impassible, Jacques Dantin fut troublé, lorsque avec son bruit sourd, la bière glissa sur les cordes ten- dues pour toucher le creux de la fosse. Il se mordillait la moustache et ses mains gantées de noir avaient des mouvements nerveux irré- sistibles.
Et le regard lancé au cercueil qui, là, dans le trou profond, portait ce nom sur une plaque de cuivre : Louis-Pierre-Rovère ! Cette contem- plation muette, rapide et poignante de la bière
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où, entre les ais de chêne jaune, tenait le ca- davre égorgé, fouillé, tailladé, la face aux veux arrachés — et replacés depuis dans leurs orbites creuses — dans les restes macabres et déformés de ce pauvre corps qui avait vécu, respiré, pensé, senti, cherché, rêvé, souffert, haï, aimé !
Oh! ce regard poignant plein de souvenirs, plein de terreur, comme l'agent l'emmagasina dans sa mémoire ! Comme il dirait à M. Ginory tout ce qui, à son avis, se combinait dans le cerveau de ce Dantin !
On défilait maintenant devant la fosse et Dantin le premier, d'une main qui tremblait, jetait sur le cercueil ces gouttes d'eau qui sont pour nos morts les larmes suprêmes. Ah ! qu'il était pâle! Livide plutôt! Et ce tremblement chez un homme d'une telle énergie de visage! Bernardet notait les moindres traits caracté- ristiques. 11 s'approcha à son tour et prit le goupillon, puis, comme il s'éloignait, vou- lant retrouver Jacques Dantin dans l'allée voi- sine, sous les arbres, il s'entendit appeler — et, se retournant, il vit Paul Rodier tout souriant.
— Eh bien ! monsieur Bernardet, quoi de nouveau? demanda le reporter.
Le grand jeune homme avait l'air charmé.
L'ACCUSATEUR 133
— Rien de nouveau, fit l'inspecteur.
— Vous savez que l'affaire intéresse beau- coup le public ?
— Je n'en doute pas.
— Léon Luzarche est enchanté. Oui, Luzar- che, le romancier. Il a commencé dans le journal un roman dont le premier feuilleton a coïncidé avec l'annonce du Crime du boulevard de Clichy et, comme le journal monte, monte, monte, il se figure que c'est son roman symbo- liste qui le fait monter. Douce illusion ! Per- sonne ne WïY Ange- Gnome ; mais tout le monde s'arrache XeMystère du boulevard extérieur !1 out romancier arriviste devrait avoir un bon assas- sin dans sa manche qui commettrait un crime bien conditionné le jour même où un roman nouveau s'entamerait dans un journal. Quelle collaboration, monsieur Bernardcl ! On pour- rait même intéresser l'honnête assassin aux bénéfices. Plaisanterie à part, avez-vous de l'inédit?
— Non, dit l'agent.
— Pas de trace? Pas de piste ?
— Rien, lit Bernardct. •
— Eh ! bien, moi, j'en ai, monsieur Ber- nardet... Mais je vous laisse la surprise ! Lisez ma feuille ! Faites marcher ma feuille.
— Mais encore, demanda le policier.
12
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— Ah ! voilà. Secret professionnel. Seule- ment avez-vous songé à la femme en deuil qui venait parfois voir l'ancien consul?
— Certes, dit Bernardet.
— Eh bien, il s'agit de la retrouver, la femme en deuil ! Ce n'est pas facile ! Mais je crois que je l'ai dénichée. Oui, en pro- vince.
— Où cela?
— Secret professionnel, répéta le reporter en riant.
— Et si M. Ginory vons le demandait, votre secret?
— Je répondrais comme je vous ai répondu ; Lisez ma feuille. Lisez Lutèce !
— Mais le juge, lui, le juge...
— Secret professionnel, dit Paul Rodier,. pour la troisième fois. Mais quel roman, mon- sieur Bernardet ! Un roman : la Dame en noir. Enfoncé Léon Luzarche !
Tout en écoutant, Bernardet ne perdait pas de vue M. Dantin qui, maintenant, au milieu de l'allée, regardait s'écouler le flot des cu- rieux où il semblait vainement chercher un visage de connaissance! Sa figure paraissait ravagée. Ou c'était le chagrin, ou c'était le remords, mais certainement une émotion vio- lente l'étreignait. Le policier devinait une
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lutte poignante chez cet homme, et la tristesse était grande de Jacques Dantin interrogeant la foule pour y trouver quelque ami et n'y rencontrant que des curieux.
L'important pour Bernardel était de ne pas perdre de vue ce personnage dont il ignorait l'existence une heure auparavant et qui, pour lui, était l'artisan ou le complice du crime.
Il suivit de loin Dantin qui, du cimetière Montmartre, rentra rue de Richelieu à pied et s'arrêta , comme il l'avait dit , au nu- méro 1 1 \.
Bernardet laissa passer quelques minutes lorsque l'homme dont il tenait la piste fut entré, puis il demanda au concierge si M. Jac- ques Dantin était chez lui, questionna habile- ment et sut bien vite que l'ami de M. Rovère habitait là depuis deux années et vivait sans profession.
— Alors, dit l'agent, ce n'est pas le Dantin que je cherche. Celui-ci est banquier.
Il s'excusa de ses questions, sortit, héla un fiacre, et dit au cocher, qui le salua :
— A la Préfecture!
Son rapport au chef de la Sûreté fut bientôt fait. Le chef l'écoutait avec attention, ayant en l'inspecteur une confiance absolue. « Jamais de gaffe avec Bernardet », c'était le mot de
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M. Morel. Il eut bientôt, comme Bernardet lui-même, le soupçon que cet homme pouvait, devait être le meurtrier de l'ancien consul.
— Quant aux motifs qui ont pu le conduire au crime, nous saurons ça plus tard!
Il fallait, tout d'abord, faire une enquête sur le passé de ce Jacques Dantin, sur son exis- tence présente, et l'enquête aurait lieu paral- lèlement à l'interrogatoire que ferait subir M. Ginory à cet homme cité devant le juge d'instruction en qualité de témoin.
— Allez donc de suite au cabinet de M. Gi- nory, Bernardet, dit vivement le chef. Pendant ce temps, je saurai un peu ce que c'est que cet homme-là !
Bernardet n'avait qu'à traverser quelques couloirs et des cours, à gravir quelques esca- liers, pour se trouver dans la galerie où s'ou- vrait le Cabinet 14, celui de M. Ginory. Le juge interrogeant un prévenu, l'agent attendait, se promenait pour user ses nerfs, le long de la galerie où des malfaiteurs, dont quelques-uns le connaissaient bien, faisaient antichambre. Lui, si calme d'ordinaire, accomplissait sa sinistre tâche quotidienne avec une sorte de sourire constant, illuminant sa figure d'abbé, se sentait cette fois secoué par l'angoisse, avec des frémissements dans les doigts, une nervo-
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site singulière comme après une nuit d'in- somnie.
C'est que, vraiment, clans le cas présent, il ne s'agissait plus d'une chasse à l'homme or- dinaire. Le policier avait la peur qui secoue l'inventeur acharné à une découverte. Il avaii posé un problème redoutable, insoluble en apparence, et il voulait le résoudre.
De temps à autre, il tirait de sa redingote un vieux portefeuille usé, et il regardait, col- lées sur le carton, les épreuves obtenues, la \ision arrachée à la rétine du disparu.
Il n'y avait pas à douter. Ce spectre un peu confus avait l'allure de l'homme tout à l'heure penché sur la fosse ouverte. M. Ginory en serait frappé lorsqu'il aurait Jacques Dantin devant lui. Pourvu seulement que le juge d'instruction gardât le désir, allumé par Ber- nardet, de pousser jusqu'au bout l'expérience]
— Heureusement, M. Ginory est un cu- rieux. Avec la curiosité, on arrive à tout, à tout, pensait Bernardol.
Le temps lui semblait long, du reste. Si ce Dantin, qui parlait de quitter Paris, disparais- sait, échappait à l'interrogatoire du juge? Quelle misérable affaire sans importance rete- nait M. Ginory? Quand le magistrat serait-il enfin libre?
12.
*38 L'AGCUSAÏEDR
La porte du Cabinet \\ s'ouvrit, un homme en blouse en sortit, emmené bientôt; face vio- lente et vulgaire, et Bernardet demanda au greffier, qui parut sur le seuil, de voir sur- le-champ M. Ginory pour communications urgentes.
— Je ne le tiendrai pas longtemps !
Loin de paraître ennuyé, le juge sembla enchanté de voir l'agent] de la Sûreté. Lui aussi roulait dans sa tète une foule d'idées singulières que la possibilité d'une enquête scientifique, quasi mystérieuse, faisait naître, et le récit des funérailles de Rovère, présenté avec la netteté d'un procès-verbal, l'intéressa comme la plus importante des dépositions. L'homme dont lui avait parlé M"" Moniche, l'individu surpris devant le coffre-fort ouvert, se retrouvant là, ému et au premier rang de ceux qui suivaient le corbillard, il était bien possible que ce Dan lin eût été poussé à prendre la tête du cortège moins par une vieille affection pour celui qu'il appelait un camarade d'enfance que par ce sentiment étrange et impulsif qui porte les coupables à roder autour du lieu du crime, à réapparaître auprès de leurs victimes comme si le meurtre, le sang, le mal axaient leur magnétisme mor- bide.
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— Du reste, fit M. Ginory, je saurai cela bientôt.
Il dicta au greffier la citation voulue, sonna et donna l'ordre de trouver M. Dantin à son domicile et de l'amener au Palais.
— Vous ne le perdrez pas de vue, Bernar- det, dit-il, et M. le commissaire aux délégations judiciaires agira s'il y a lieu.
Bernardet s'était incliné et ses yeux lui- saient, yeux de limier flairant sa proie.
X
Entre le juge d'instruction qui interroge et le prévenu qui répond, c'est un duel au jeu serré, rapide et tragique où toute feinte peut être mortelle, où toute riposte doit être déci- sive. Aucun homme au monde n'a le pouvoir de l'homme qui, d'un mot, peut changer en prisonnier celui qui entre au Palais comme en passant. Derrière cet inquisiteur de la Loi, toute la geôle se dresse, les tribunaux en robes rouges apparaissent, les poteaux de l'échafaud projettent leurs ombres sinistres et le froid cabinet du magistrat instructeur a déjà l'humi- dité lugubre des cellules où les condamnés attendent ou expient.
Jacques Dantin arrivait au Palais, sur la citation du juge, avec l'apparent empressement d'un homme qui, regrettant un ami tragique-
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ment frappé, veut travailler à le venger. Il n'avait pas hésité une seconde, et Bernardet, qui le voyait monter en voiture, était même frappé de l'espèce de hâte mise à répondre à l'appel du magistrat.
Lorsqu'on vint dire à M. Ginoryque M.Jac- ques Dantin était là, le magistrat laissa échap- per un ahl de satisfaction qui ressemblait à celui d'un spectateur impatient, lorsque les coups frappés annoncent que la toile va se lever. Pour le juge d'instruction, la pièce dont il allait démêler l'intrigue commen- çait.
Il tenait les yeux fixés sur la porte, attri- buant, avec raison, une grande importance à l'impression première que lui causait tout nouveau venu entrant dans son cabinet. Il y avait là une sensation spéciale, immédiate, et rarement M. Ginory était revenu sur l'espèce de commotion électrique souvent éprouvée et dont, par habitude et par force nerveuse, il dissimulait l'effet.
La porte ouverte, Jacques Dantin apparut. Le premier aspect, pour le juge, fut favorable. L'homme était grand, bien planté, saluant avec aisance et regardant droit devant lui. Mais, en même temps, M. Ginory fui frappé de l'étrange ressemblance qu'avait celte sil-
£52 L'ACCUSATEUR
"houelle un peu hautaine avec l'image obtenue par l'objectif de Bernardet.
Il lui semblait que cette image avait la sta- ture, la forme même de cet homme entrant dans un brouillard.
Puis, le second examen de l'inconnu par le magistrat semblait, peu à peu, déceler au juge une violence contenue, une brutalité latente Les yeux étaient durs, sous des sourcils hérissés, la barbe, pointue au bout du menton, plus rare sur les joues, laissait apercevoir des maxillaires farouches et, sous la mous- tache grise, la mâchoire inférieure avançait étrangement, comme chez certains cavaliers espagnols peints par Velasquez.
— Prognatisme, pensait M.Ginory, comme s'il notait officiellement ce signe.
Et, du geste, il pria M. Dantin de s'asseoir.
L'homme était là, devant le juge qui, les mains croisées, sans façon, et les coudes appuyés sur ses paperasses, semblait prêt à causer de choses insignifiantes, tandis que, courbé sur sa table noire, chauve et sec, le greffier, assis à sa droite, prenait des notes d'un air indifférent.
L'entretien s'engagea cependant sur un ton grave, mais comme entre deux hommes qui, se rencontrant dans un salon, parleraient de la
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matinée ou de la première de la veille, et M. Ginory demanda à Jacques Dantin quel- ques renseignements sur Rovère.
— Vous le connaissiez intimement?
— Oui, monsieur le juge.
— Depuis combien d'années?
— Depuis plus de quarante ans. Nous étions camarades de pension à Bordeaux.
— Vous êtes Bordelais?
— Comme Rovère, oui, répondit Dantin.
— Dans ces derniers temps, avez-vous beaucoup fréquenté Rovère?
— Je vous demande pardon, monsieur le juge, qu'entendez-vous par ces derniers temps?
M. Ginory crut saisir, dans cette interro- gation de Thomme interrogé lui-même, une manière de tactique, un moyen de trouver, avant de répondre, le temps de la réflexion. Il était habitué à ces manœuvres des accusés.
— Quand je dis dans ces derniers temps, fit-il, j'entends pendant les quelques jours, les semaines, si vous voulez, qui ont précédé le meurtre.
— Je le voyais assez souvent, en effet répondit Dantin, et même plus souvent qu'au- trefois.
— Pourquoi? demanda le juge. Jacques Dantin parut hésiter.
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— Je ne sais pas... le hasard... A Paris, ses plus intimes amis, on cesse de les voir pendant des mois, et, tout à coup, on les retrouve, on se reprend à les fréquenter...
— Vous n'avez jamais eu, pour interrompre vos relations avec Rovère, pour cesser de le voir, comme vous dites, aucune raison?
— Aucune.
— Il n'y avait entre vous aucune espèce de rivalité, aucun motif de refroidissement?
— Aucun motif, aucune rivalité. Comment voulez-vous?
— Je ne sais pas, dit le gros homme. Je vous demande, j'interroge.
La plume du greffier courait sur le pa- pier, sans bruit, avec une vitesse d'aile d'oi- seau.
Ces mots « j'interroge » avaient paru faire sur Dantin une impression inattendue, désa- gréable, et ses sourcils durs s'étaient froncés sur ses yeux.
— Quand êtes-vous venu rendre visite à Rovère pour la dernière fois? reprit le juge.
— Pour la dernière fois?
— Oui, Rappelez vos souvenirs.
— Deux ou trois jours avant le crime.
— Ce n'est pas deux ou trois jours, c'est deux jours exactement avant l'assassinat.
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— Vous avez raison, dit Jacques Dantin, je vous demande pardon.
Le juge attendit un moment, regardant l'homme bien en face. Il lui parut qu'une rou- geur légère courait sur ce visage plutôt pâle.
— Vous ne soupçonnez personne du meur- tre commis sur Rovère? demanda Ginory après un moment de réflexion.
— Personne, dit Dantin. Je cherche.
— Rovère avait-il des ennemis?
— Je ne lui en connais pas.
Le magistrat revint bientôt, par un détour habile, à cette dernière visite de Jacques Dantin, et le pria de préciser ce qui avait pu le frapper durant ce dernier entretien avec son ami.
— L'idée d'un suicide ayant été immédia- tement écartée par le plus simple examen de la blessure, aucun doute ne subsiste sur la cause de la mort. Rovère a été assassiné. Par qui? Dans les propos suprêmes qu'il vous a tenus, a-t-il été question entre vous d'une inquiétude quelconque qui pût lui venir à l'esprit? Elait-il préoccupé de quelque affaire spéciale? Avait-il — on a parfois de ces pres- sentiments — la sensation qu'il courait le moindre danger, qu'il se tramait quelque chose de ténébreux contre lui?
13
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— Non, répondit Dantin, Rovère ne m'a fait aucune allusion au moindre péril couru. Je me demande qui pouvait avoir intérêt à sa mort. On a dû le frapper pour le voler.
— Cela me semblait assez probable, fit le juge, mais les constatations laites dans l'ap- partement ont prouvé qu'il n'y avait eu aucune effraction. Le vol n'a pas été le mobile du crime.
— Alors? fit Dantin.
Le visage sanguin du juge, ce visage ro- buste, aux mandibules solides, s1éclaira d'une sorte d'ironie contenue.
— Alors, nous sommes ici pour rechercher la vérité, et pour la trouver!
Et, dans sa réponse, M. Ginory met la il une expression narquoise où le greffier, qui con- naissait bien son juge — le greffier qui ne levait même pas la tète de dessus le papier où il grossoyait — devina une menace.
— Vous ne me dites pas, reprit le magistrat, tout ce qui s'est passé entre vous, durant cette dernière entrevue.
— C'est, répondit Dantin, qu'il ne s'est rien passé qui puisse mettre la justice sur la trace du coupable.
— Mais encore pouvez-vous, et j'ajouterai devez-vous, me rapporter tout ce qui a été dit
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ou fait. Le moindre indice peut servir à nous éclairer.
— Rovère m'a parlé de choses intimes, fit l'homme interrogé qui, se reprenant, ajouta, en rectifiant : de choses insignifiantes?
— Quelles sont ces choses insigni- fiantes?
— Des souvenirs... des affaires de famille...
— Les affaires de famille ne sont jamais insignifiantes, surtout en pareil cas... Rovëre avait-il donc de la famille encore? Aucun parent n'assistait à ses obsèques.
Jacques Dantin paraissait troublé, énervé plutôt et, cette fois, visiblement. Il répliqua d'un ton bref, presque brusquement :
— Il s'agissait du passé.
— De quel passé? interrogea le juge, pous- sant au vif son questionnaire.
— Souvenirs de jeunesse, dettes morales d'autrefois!
M. Ginory se renversa dans son fauteuil, appuyant au dossier son dos robuste et, la voix mordante :
— En vérité, monsieur, dit-il, vous devriez bien compléter vos renseignements et ne pas faire de votre déposition une énigme. Je ne comprends rien à des réticences inutiles et les dettes morales, pour parler comme vous, n'ont
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que faire en l'espèce. Qu'y avait-il donc dans le passé de M. Rovère?
Dantin hésita un moment, pas longtemps, puis il répondit avec fermeté :
— Ceci, monsieur le juge, est un secret que m'a confié mon ami et. comme il n'a rien à voir avec la cause, comme ce dont il s'agit est tout à l'ait indépendant de l'instruction criminelle, je vous demande de garder pour moi, à qui il a été confié, le secret en question.
— Je vous demande pardon, fit le juge. Il n'y a pas, il ne peut pas y avoir de secret pour un juge d'instruction. Dans l'intérêt de Rovère, dont la mémoire appartient à la vindicte pu- blique, oui, dans son intérêt et je dirai aussi dans le vôtre, il est nécessaire que vous pré- cisiez ce que vous n'avez qu'indiqué jusqu'ici. Vous me dites qu'il y a un secret, je veux le connaître.
— C'est la confidence d'un mort ! repartit Dantin, la voix vibrante.
— Il n'y a plus d'autres confidences, à présent, que celles que tout Le monde doit à la justice.
— Mais c'est aussi le secret d'un être vivant ! dit Jacques Dantin.
— C'est de vous que vous voulez parler? lit Ginorv.
L'ACCUSATEUR 149
11 rivait sur l'énergique visage, maintenant torturé et crispé de Dantin, ses yeux noirs qui pétillaient.
Dantin répondit :
— Non, je ne parle pas de moi, mais d'un autre.
— Cet autre, quel est-il?
— Il m'est impossible de vous le dire.
— Impossible?
— Absolument impossible.
— Je vous répéterai mon interrogation de tout à l'heure : Pourquoi?
— Parce que j'ai juré, sur l'honneur, de ne révéler à personne ce que vous me deman- dez.
— Ah! ah! fit Ginory, narquois, il y a un serment? C'est parfait.
— Oui, monsieur le juge, répondit Dantin, il y a un serment.
— Un serinent fait à qui?
— A Rovère.
— Qui n'est plus là pour vous en relever. Je comprends.
— Et, demanda Dan lin avec une vivacité qui lit trembler, sur le papier, la main maigre du greffier écrivant toujours, que comprenez- vous?
— Pardon, dit M. Ginory, vous n'êtes pas
13.
150 L'ACCUSATEUR
ici pour poser des questions mais pour ré- pondre à celles que je vous adresse. Il est cer- tain que la parole d'honneur qui lie le porteur d'un secret est un moyen de défense, mais les accusés l'ont à force d'en jouer, banalisé et rendu parfaitement inutile.
Et le juge remarqua le froncement de sour- cils presque menaçant de Dantin lorsque ce mot inattendu, les accusés, lui entra dans l'oreille.
— Les accusés? fit l'homme en se redres- sant sur sa chaise, suis-je donc un accusé?
La voix stridente, un pou étranglée, gron- dait de révoltes contenues.
— Je ne dis pas cela, fit Ginory d'un ton très calme, je dis que vous avez le désir de garder pour vous un secret et c'est là une pré- tention que je n'admets point.
— Je vous répète, monsieur le juge, que ce secret n'est pas le mien.
— 11 n'y a plus de secret qui puisse de- meuré sacré, ici. Il y a un meurtre commis, un coupable à trouver, et tout ce que vous savez, vous devez le révéler à la justice.
— Mais si je vous donnais ma parole d'hon- neur que ce dont il s'agit n'a aucun lien pos- sible avec ce meurtre, avec la mort de Rovère?
— Je dirais à mon greffier d'écrire textuel-
L'ACCUSATEUR 151
lement votre réponse — ce qu'il fait — et je continuerais à vous interroger, précisément parce que vous me parlez d'un secret qui vous a été confié et que vous vous refusez à me le faire connaître. Car vous vous y refusez?
— Absolument.
— Malgré ce que je viens de vous dire? C'est un avertissement, vous le sentez bien?
— Malgré votre avertissement.
— Prenez garde ! dit doucement M. Ginory, dont le visage coloré perdait de son amabilité voulue.
Le greffier releva la tête vivement. Il sentait qu'on en venait au moment précis où d'habi- tude ça mordait, comme il disait. Le regard du juge d'instruction plongeait dans les yeux de Dantin et, la voix lente, le magistrat laissa tomber ces mots :
— Vous rappelez-vous avoir été vu par la concierge du boulevard de Clichy au moment même où Rovère, debout devant vous, vous montrait des valeurs devant son coffre-fort ouvert?
Dantin demeura un moment avant de ré- pondre, comme s'il eût mesuré la portée de ces paroles, pesé le poids de la question et cherché à savoir jusqu'où le juge voulait pousser l'inquisition.
152 L'ACCUSATEUR
Ce silence, court et comme haletant, était dramatique. M. Ginory la connaissait bien, cette minute d'angoisse où l'interrogé sent comme une corde, un lasso subitement lancé, s'enrouler autour de son cou. Il y a là, dans tous les interrogatoires, un instant tragique.
— Je me rappelle fort bien avoir vu une personne que je ne connaissais pas, entrer dans la pièce où je me trouvais avec Rovère, répondit enfin Jacques Dantin.
— Une personne que vous ne connaissiez pas? Vous la connaissiez fort bien, puisque vous lui aviez plus d'une fois demandé si M. Rovère était chez lui. Cette personne est Mme Moniche, dont la déposition est formelle.
— Et que dit-elle, la déposition formelle dé Mmo Moniche?
Le juge d'instruction prit un papier sur sa table et lut :
... « Quand je suis entrée. M. Rorère se tenait « debout devant sa caisse et je remarquai <jue « C'xndivxdu dont fax parlé \ l'individu, c'est vous, Mmc Moniche ne vous désigne pas autrement) « l'individu dont fax parlé, jetait sur les valeurs « étalées un regard qui me donna froid. Je pensai « tout bas : Celui-là a V air de méditer un mauvais « coup ! »
— C'est-à-dire, fit brusquement Dantin qui
L'ACCUSATEUR 153
avait écouté en fronçant les sourcils avec une expression de colère, que Mme Moniche m'ac- cuserait, au besoin, d'avoir assassiné Ro- ver e ?
— Vous allez bien vite, bien vite. Mme Mo- niche n'a encore précisément rien dit de cela. Elle a été seulement surprise — surprise et effrayée — de l'expression de votre regard, jeté sur les actions etles obligations, les valeurs que Rovère avait en caisse.
— Ces valeurs, demanda Dantin un peu anxieux, ont donc été dérobées?
— Ah ! cela, par exemple, nous n'en savons rien !
Et le juge souriait :
— On a retrouvé dans la caisse de Rovère environ pour quatre cent soixante mille francs de valeurs, obligations de la Ville de Paris, actions de Sociétés minières, titres de rente nominatifs, mais rien ne prouve qu'il n'y eût pas, avant l'assassinat de la victime, plus de quatre cent soixante mille francs dans son coffre- for t.
— Avait-il été forcé, ce coffre-fort ?
— Non, mais un familier du mort, un ami, pouvait avoir le secret de la combinaison du cof- fre-fort, savoir les quatre lettres formant le mot qui permettait d'ouvrir le coffre sans effraction.
154 L'ACCUSATEUR
Tout est possible, vous l'avouerez, tout est possible.
Dans ces paroles du juge, Dantin n'entrevit qu'un mot qui lui sauta au visage : un ami. M. Ginory l'avait prononcé sans appuyer et jeté comme en passant, mais Dantin le saisis- sait, y lisait l'énorme menace. Depuis un moment, l'homme interrogé ressentait une impression particulière. Il lui semblait — un jour qu'il avait failli se noyer dans une partie de plaisir, cette même angoisse l'avait saisi, en perdant pied — il lui semblait qu'il s'enfonçait dans quelque chose de trouble, de glauque, de glacé, qu'il descendait dans une eau dont la sensation de froid le paralysait.
Et, en face de lui, ie juge d'instruction subissait une impression contraire. Le jeteur d'hameçon qui sent, au bout de la ligne, la pièce qui s'accroche, a une sensation pareille ; mais elle était centuplée chez le magistrat pêcheur de vérité, jetant la ligne dans la mare humaine, l'eau souillée, rouge de sang, mêlée à de la boue.
Un ami ! Un ami pouvait avoir abusé du secret du mort et ouvert celte caisse de fer? Et cet ami, quel nom portait- il? Oui voulait donc désigner M. Ginory?
Dantin, malgré tout son sang-froid, éprou-
LACCUSATEUR * i&5
vaii une violente tentation de demander au juge d'instruction ce qu'il entendait par ces paroles. Mais l'impression étrange que lui causait ce tête-à-tête avec le petit juge rou- geaud et finaud, s'accentuait. Maintenant il lui semblait qu'il y avait longtemps qu'il" avait franchi le seuil du Palais de Justice, et que ce petit cabinet de magistrat, séparé du monde comme une cellule de moine, avait des murs assez épais pour empêcher d'entendre toute rumeur du dehors.
Il se sentait commehypnotiséparcethomme qui, tout à l'heure, l'avait salué d'un air aimable et qui, maintenant, braquait sur lui des yeux 1 durs. Quelque chose de douteux comme un vague danger l'entourait, menaçait de l'enser- rer, et il suivit machinalement du regard le geste de M. Ginory, appuyant sur le bouton d'ivoire d'une sonnerie électrique, comme si de ce geste eût dépendu quelque événement de sa propre vie.
Au tintement du timbre, un huissier entra à qui le juge demanda d'un ton bref :
— A-t-on apporté les notes demandées?
— M. Bernardel vient de me les remettre, monsieur le juge.
— Donnez.
M. Ginory ajouta :
156 L'ACCUSATEUR
— Il est là, Bernardet?
— Oui, monsieur le juge.
— Bien.
Jacques Dantin se rappela le petit homme avec qui il avait causé, dans le trajet de la maison mortuaire au cimetière Montmartre, et qu'il avait entendu nommer, autour de lui. Il ne le connaissait pas, mais le nom l'avait frappé. Pourquoi la présence de M. Bernardet semblait-elle importer si vivement au juge d'instruction?
Et il regardait à son tour M. Ginory qui, un peu myope, penchait sa tête colorée, son large front dégarni, où les veines apparaissaient, saillantes comme des cordes, sur les notes qu'on venait de lui remettre. Notes intéres- santes, importantes sans doute car, visible- ment satisfait, M. Ginory laissait échapper des monosyllabes :
— Bien... Oui... Oui... Bon... Ah! ah! Bien... Puis, tout à coup, Dantin vit Ginory relever
la tête et le regarder — l'expression populaire lui revint à la pensée — « dans le blanc des yeux ».
Le juge attendit un moment avant de parler et jeta brusquement cette question, l'enfonça comme un coup de couteau :
— Vous êtes joueur, à ce que je vois?
L'ACCUSATEUR 157
Le point d'interrogation fit faire à Jacques Dantin un soubresaut sur sa chaise.
Joueur! Pourquoi cet homme lui deman- dait-il s'il était joueur? Qu'avaient de commun ses mœurs, ses habitudes, ses vices mêmes, avec la cause pour laquelle il avait été cité à comparaître, avec l'assassinat de Rovère!
— Vous êtes joueur, continua le juge en jetant, de temps à autre, un coup d'œil à ses notes. Un des inspecteurs de la police des jeux vous a vu perdre, au Cercle des Publi- cistes, vingt-cinq mille francs dans une même nuit.
— C'est possible, le seul point important est que je les ai payés!
LVa réponse avait été nette, un peu irritée à la fois et stupéfaite.
— Parfaitement, dit le juge. Mais vous n'avez pas de fortune. Vous avez emprunté récemment une somme assez considérable à une façon d'usurier pour payer des différences de Bourse.
Dantin devenait très pâle, avec des frémis- sements de lèvres et des tremblements de doigts qui n'échappaient ni au juge d'instruc- tion ni au greffier.
— Ce sont vos petits papiers qui vous apprennent tout cela? demanda-t-il.
u
J58 L'ACCUSATEUR
— Parfaitement, répéta Ginory. Nous vous avons, en quelques heures, sur renseigne- ments précis, constitué un dossier et une sorte d'esquisse biographique. Vous aimez le plaisir. On vous voit, malgré votre âge — je vous prie de m'excuser, il n'y a pas là de malice, je suis plus âgé que vous — partout où se réunit le fameux Tout-Paris qui s'a- muse. La vie facile est la plus difficile de toutes pour qui n'a pas de fortune. Et, à ce que disent les notes — je m'en rapporte à elles jusqu'à nouvel ordre — de fortune, vous n'en avez point.
— C'est-à-dire, interrompit brusquement Dantin, qu'il serait très possible que, pour me procurer de l'argent, pour voler les valeurs déposées dans son coffre, j'eusse assassiné un ami?
M. Ginory ne se laissa point émouvoir par le ton insolent de ces paroles, jetées vive- ment, comme un cri.
Il regarda Dantin bien en face et, les mains croisées sur ces notes de police qu'on venait de lui transmettre :
— Monsieur, dit-il, en matière d'instruc- tion criminelle, un magistrat, avide de vérité, doit admettre que tout est possible, même l'improbable; mais, en l'espèce, je dois bien
L'ACCUSATEUR <59
reconnaître que vous ne me facilitez point ma tâche. Un témoin vous trouve en tête-à-tête avec la victime et surprend votre trouble au moment où vous êtes vu examinant les papiers de Rovère. Je vous demande de quoi il s'agissait entre Rovère et vous, vous me répondez que c'est votre secret et, pour toute explication, vous me donnez [votre parole d'honneur que cela n'a aucun rapport avec la cause. Vous me trouveriez vous-même bien naïf si je n'insistais pas davantage. Bien qu'il n'y ail pas trace de violence dans l'apparte- ment du boulevard de Clichy, une soustrac- tion quelconque peut avoir été commise dans la caisse. Il se trouve que vous pouviez con- naître la combinaison du coffre-fort, il se trouve encore que vos besoins d'argent sont évidents, assez clairement connus pour qu'une enquête rapide, improvisée en quelque sorie, nous les révèle. Je vous interroge, je vous fais connaître ce que nous avons pu savoir, et vous vous emportez. Et, remarquez-le bien, c'est vous-même, dans votre colère et votre vio- lence, qui prononcez le premier le mot dont je n'ai pas dit une syllabe! C'est vous qui arrivez tout droit à la conclusion logique de ces pré- somptions, qui sont faibles encore, sans doute, mais n'en sont pas moins des présomp-
160 L'ACCUSATEUR
tions. oui, c'est vous qui dites qu'avec un peu de logique, on pourrait parfaitement vous accuser d'avoir assassiné celui que vous appe- lez votre ami.
Chaque parole du juge amenait sur le visage de Dantin une expression courroucée ou effa- rée, et plus M. Ginory parlait lentement, po- sément, enfonçant les verbes avec une sorte d'habileté professionnelle comme un chirur- gien eût touché une plaie d'une pointe d'acier, plus l'homme interrogé, mis brusquement sur la sellette, éprouvait de grondements inté- rieurs, de colères refoulées, qui se tradui- saient en lui par de subits afflux de sang à ses oreilles rouges ou des éclairs farouches dans ses yeux.
— Du reste, tit M. Ginory, d'un ton tout n coup paternel, il vous est facile de réduire à néant toutes ces présomptions, et la moindre explication sur le rôle que vous avez joué dans votre dernière entrevue avec Rovère, peut re- mettre toutes les choses au point.
— Ah! s'écria Dantin, nous y revenons!
— Justement, nous y revenons. C'est que toute la question est là. Vous venez dire à un juge d'instruction qu'il y a un secret, vous parlez d'une personne tierce, de souvenirs de jeunesse, de dettes morales — que sais-jo? —
L'ACCUSATEUR 101
et vous vous étonnez que ce juge d'instruction s'attache à vous réclamer la vérité?
— Je vous l'ai dite.
— La vérité entière?
— Elle ne vous apprendrait rien sur le meurtre de Rovère et elle nuirait à quelqu'un qui n'a rien à voir dans la cause. Je vous l'ai dit, je vous le répète.
— Oui, fit M. Ginory, vous tenez à votre rébus. Eh bien ! moi, magistrat, je ne vous demande plus de me révéler la vérité, je vous somme de la dire !
La plume du greffier criait sur le papier et s'agitait comme si elle eût senti l'orage.
La minute psychologique approchait. Le greffier la connaissait bien cette minute-là., et le mot qu'allait prononcer bientôt le juge d'in- truction devenait décisif.
Une espèce de combat se livrait — on le voyait à ses yeux agrandis, comme hagards — dans l'esprit de Dantin. Il regardait ces pape- rasses sur lesquelles M. Ginory posait ses doigts gras et poilus, ces notes de police qui bavardaient, comme disent les paysans en par- lant des papiers où des écritures qu'ils ne sa- vent pas lire, les dénoncent. Il se demandait ce qui allait encore sortir de ces notes de poli- ciers, de ces cancans de garçons de cercle de
14.
162 L'ACCUSATEUR
voisins, de portières. Il se passait la main sur le front comme pour en essuyer la sueur ou en chasser la migraine.
— Voyons, dit encore le juge, ce n'est pas bien difficile, et j'ai le droit de tout savoir.
Après un moment, Jacques Dantin prononça d'une voix forte :
— Je vous jure, monsieur, que rien de ce que m'a dit Rovère, lorsque je l'ai vu pour la dernière fois, ne pourrait éclairer la justice, et je vous demande de ne pas m'interroger là- dessus!
Le juge répondit :
■ — Je vous ai déjà sommé de parler!
— Je ne peux pas, monsieur...
— Mais plus vous hésitez, plus vous me donnez à entendre que la révélation serait grave.
— Très grave, mais elle n'a que faire avec votre instruction.
— Ce n'est pas à vous de limiter mon de- voir ou mes droits. Encore une !'<>i>, je vous ordonne de me répondre.
— Je ne peux pas, répondit Dantin.
— Vous ne pouvez pas?
— Je ne veux pas, dit alors, brusquement, l'homme acculé, avec un accent de violence.
Le duel touchait à sa fin.
L'ACCUSATEUR 163
M. Ginory se mita rire ou plutôt fit entendre un petit ricanement nerveux, et sa face san- guine devint railleuse, tandis qu'un mouve- ment machinal agitait ses mâchoires solides de dogue prêt à mordre.
— Alors, fit-il, la situation est bien simple et vous me forcez à aller tout de suite jusqu'au bout de ma tâche. Vous me comprenez? .
— Parfaitement, dit Jacques Dantin avec la colère impulsive d'un homme qui se jette sur un obstacle quitte à s'y briser le front.
— Vous vous refusez à répondre?
— Je m'y refuse. Je suis entré ici en té- moin, je n'ai rien à me reprocher, partant je n'ai rien à craindre. Vous pouvez faire ce que vous voudrez.
— Je peux, dit lentement le juge d'instruc- tion, changer un mandat de comparution en un mandat d'amener, bien inutile, puisque vous êtes là. Je veux vous demander en- core...
— C'est inutile, interrompit Dantin. Assas- sin, moi! Quelle folie! Assassin de Rovère! Il me semble que je rêve! C'est absurde! ab- surde! absurde!
— Prouvez-moi que c'est absurde, en effet. Vous ne voulez pas répondre?
— Je vous ai dit tout ce que je savais.
164 L'ACCUSATEUR
— Mais vous n'avez rien dit de ce que je vous demande.
— Ce n'est pas mon secret.
— Oui, voilà votre système. Il est fréquent, il est banal. C'est celui de tous les accusés!
— Suis-je accusé déjà? fit Jacques Dantin, ironique.
M. Ginory garda un moment le silence, puis, lentement, tirant du tiroir de sa table de petits papiers où Dantin ne vit plus d'écritures cette fois, mais comme des images, des gra- vures noires — il ne savait quoi — le juge les tint entre ses doigts pour les montrer à l'homme interrogé. Il les agita ensuite, et les papiers rendaient un son de feuilles sèches.
M. Ginory semblait évidemment attribuer une valeur rare à ces feuillets que le greffier regardait <lu coin de l'œil, devinant là les épreuves photographiques de la victime.
— Voulez-vous, dit le juge à Dantin. exa- miner ces épreuves, je vous prie?
Il les tendit à Jacques Dantin qui les étala sur la table il y en avait quatre cl qui, pour les mieux voir, mit son pince-nez et regarda-
— Qu'est-ce que cela?
— Regardez bien, répondit le juge. Dantin se penchait sur les épreuves, les
examinait Tune après l'autre, devinant, dans
L'ACCUSATEUR 165
la photographie un peu confuse, un portrait d'homme et, en y mettant de l'attention, arri- vant à dégager d'une façon de spectre une va- gue ressemblance.
— Ne trouvez-vous pas, demanda M. Gi- nory, que cette photographie donne votre res- semblance?
Cette fois, Jacques Dantin semblait en proie à quelque cauchemar, et ses yeux cherchèrent ceux de M. Ginory avec une sorte d'angoisse. L'expression en frappa le juge. On eût dit que, brusquement, un fantôme se dressait devant l'homme effaré.
— Vous dites que ceci me ressemble ? ht-i!.
— Oui. Regardez bien. Au premier abord, le portrait est flou. En mieux examinant, il se dégage d'une espèce de halo photographique, il se précise et le personnage qui apparaît là prend votre aspect, vos traits, votre appa- rence...
— C'est possible, dit Dantin. Il me semble, en effet, m'apercevoir là dans quelque petit miroir de poche qui serait trouble et qu'une buée couvrirait. Mais que signitie?
— Cela signitie... Oh! je vais bien vous étonner... Cela signilie...
M. Ginory se tourna vers son greffier :
1GG L'ACCUSATEUR
— Vous avez vu, l'autre soir, Favarel, les expériences où le docteur Oudin et le docteur Barthélémy nous ont montré le cœur et les pou- mons fonctionnant dans le thorax d'un homme vivant el rendus visibles par les rayons Rœnt- gen?... Eh bien! ceci n'est pas plus miracu- leux... Ces photographies (il parlait mainte- nant à Dantin) ont été prises sur la rétine de l'œil du mort... Elles sont le reflet, la repro- duction de l'image emmagasinée là, la photo- graphie du dernier être vivant contemplé par l'agonisant, la dernière sensation visuelle du malheureux... Et la rétine du mort nous a transmis — voilà un témoin! — l'image même du vivant que le mourant a pu voir pour la der- nière fois !
Dans l'étroite pièce où s'étaient débattus, comme un gibier pris au piège, tant d'incul- pés, tant de coupables, un silence poignant tombait sur ces trois hommes dont un seul maintenant perdait pied, sous l'incroyable épouvante d'une telle révélation. Pour le juge, c'était la minute décisive, celle où tout est dit, où l'homme interrogé franchit un degré dans le supplice, où il change de nom, où de témoin il devient prévenu. Pour le greffier — cepen- dant blasé sur ces émotions quotidiennes — c'était le moment précis du spectacle : celui
L'ACCUSATEUR 167
où, la ligne tirée hors de l'eau, le poisson se débat, accroché à l'hameçon.
Jacques Dantin, d'un mouvement instinctif, avait rejeté, repoussé sur la table ces photo- graphies qui lui brûlaient les doigts comme des tarots où quelque tireuse de cartes eût déchiffré des signes de mort
— Eh bien? interrogea M. Ginory, le ton incisif.
— Eh bien! répéta Dantin, la voix étran- glée, ne comprenant pas ou comprenant trop, se débattant comme sous une oppression de cauchemar.
— Comment vous expliquez-vous que votre image, votre ombre, si vous voulez, se trouve reflétée dans l'œil de Rovère et que, dans son agonie, ce soit vous qu'il ait vu, oui, vu, comme penché sur lui?
Dantin roulait autour de lui des regards effarés, se demandant s'il était enfermé dans un cabanon, si la question qu'on lui posait était réelle, si la voix qui lui parlait n'était pas une voix de rêve.
— Comment je m'explique?... Mais je ne m'explique pas, je ne comprends pas, je ne sais pas... C'est insensé, c'est effarant, c'est fou!...
— Mais encore, insistait M. Ginory, faut-il
168 L'ACCUSATEUR
que cette folie, comme vous dites, ail une ex- plication quelconque.
— Comment voulez-vous que je vous la donne? Je ne comprends pas, je vous répète que je ne comprends pas !
— Quoi qu'il en soit, vous ne pouvez pas nier votre présence dans la maison du boule- vard de Clichy au moment de la mort de Ro- ver e?...
— Pourquoi ne puis-je pas la nier?
— Parce que la vision demeurée, même furtive, même trouble, dans la rétine, parce que cette photographie, où vous vous êtes reconnu vous-même, dénonce, dénote, si vous voulez, votre présence au moment de l'agonie.
— Je n'étais pas là, cependant, je jure que je n'étais pas là, dit Dantin fermement.
— Alors, expliquez, lit le juge.
Dantin resta muet un moment, comme effaré, la tête vide.
Puis, hébété, il balbutia :
— Je rêve... je rêve...
Et M. Ginory reprenait, d'une voix calme :
— Notez que je n'attribue pas une impor- tance cxagéréeà ces épreuves photographiques. Ce n'est pas sur elles seules que je baserais l'accusation. Mais elles constituent un étrange témoignage, très inquiétant dans son mutisme.
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Elles ajoutent au doute que votre velléité de silence peut faire concevoir à la justice. Vous me dites que vous n'étiez pas auprès de Rovère lorsqu'il est mort ! Ces épreuves, irréfutables comme un fait, semblent prouver immédiate- ment le contraire. Alors, le jour où Rovère a été assassiné, où étiez-vous ?
— Je n'en sais rien. Chez moi, sans doute. 11 faut me rappeler. A quelle heure Rovère a-t-il été tué?
M. Ginory lit un geste d'ignorance, et d'un ton railleur :
— Ça, d'autres le savent mieux que moi ! Et comme Jacques Dantin le regardait, irrité :
— Oui, fit le juge d'instruction avec une politesse narquoise, les chirurgiens qui ont établi à quelle heure remontait le décès.
Il feuilleta encore ses papiers :
— Le malheureux Rovère a dû être assas- siné à une heure de l'après-midi... En plein Paris, à cette heure-là, un meurtre, c'est assez hardi !
— A cette heure-là, dit Dantin, j'étais sorti de chez moi.
— Pour aller où?...
— Pour aller prendre l'air, tout simplement. J'avais la migraine. J'ai pris l'air aux Champs- Elysées pour la dissiper.
15
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— Et vous n'avez, dans votre promenade, rencontré personne ?
— Personne.
— Vous n'êtes entré dans aucune boutique?
— Aucune.
— Bref, vous n'avez pas d'alibi ?
Le mot lit tressaillir, une fois de plus, Jac- ques Danlin. Il sentait les mailles du filet se resserrer autour de lui.
— Un alibi ! Ah eà ! décidément, monsieur, dit-il violemment, vous m'accusez d'avoir assassiné mon ami ?
— Je n'accuse pas, j'interroge.
Et M. Ginory, d'un ton sec, devenant brus- quement coupant et menaçant :
— J'interroge, dit-il encore, mais je vous avertis que l'entretien prend pour vous une mauvaise tournure. Vous ne répondez pas, vous avez la prétention de garder secrète je ne sais quelle information qui nous importe. Vous n'êtes pas encore précisément prévenu... Mais, niais, mais... vous allez l'être.
Le juge d'instruction attendit un moment, comme pour donnera l'homme le temps de la réflexion, et il gardait, après l'avoir trempée d'encre, sa plume levée, comme un commis- saire-priseur tient son marteau d'ivoire avant l'adjudication.
L'ACCUSATEUR 171
— Je vais, semblait-il dire, laisser retomber la plume, tomber la goutte d'encre !
Jacques Dantin, farouche, restait silencieux. Mais dans son regard de bravade, cette réponse était lisible : « L'oserez-vous ? Si vous l'osez, faites ! »
— Vous vous refusez à parler ? interrogea une dernière fois M. Ginory.
— Je m'y refuse.
— Vous l'aurez voulu. Vous persistez à ne donner aucune explication, à vous retrancher derrière je ne sais quel scrupule ou quel devoir d'honneur, ce qui équivaut à garder un silence systématique ?... Encore une fois, vous per- sistez ?
— Je n'ai rien, rien, rien à vous répondre, fit Dantin avec une sorte de rage.
— Et bien ! Jacques Dantin — et la voix du juge d'instruction se lit grave, d'une solennité soudaine — vous êtes, à partir de maintenant, en état d'arrestation !
La plume, levée tout à l'heure, était retom- bée sur le papier. C'était le mandat d'arrêt.
Le greffier regarda l'homme. Jacques Dan- tin n'avait pas bougé. Il avait maintenant l'ex- pression vague, l'œil fixe d'un être qui rêverait les yeux ouverts.
M. Ginory toucha du doigt un des boutons
172 L'ACCUSATEUR
d'ivoire sur sa table et, désignant Dantin à des gardes dont les shakos s'encadrèrent dans la porte brusquement ouverte :
— Emmenez l'inculpé ! dit-il nettement.
Et machinalement, écrasé, sans révolte, Jacques Dantin se laissa conduire par les cou- loirs du Palais, no disant plus rien, ne com- prenant pas, titubant parfois, comme un homme ivre ou un somnambule.
XI
M. Bernardet triomphait. 11 revint dîner, ce soir, tout guilleret, au passage de l'Elyséé-des- Beaux-Arts, et ses trois fillettes, aux vêtements uniformes, lui sautèrent au cou presque en même temps, pendant que Mme Bernardet, toujours fraîche, souriante et gaie, lui tendait ses joues rouges et grasses.
— Mes petites, dit l'inspecteur, je crois que je n'ai pas fait de mauvaise besogne et que le Chef me donnera de l'avancement ou une gra- tification. Il est très juste, M. Leriche, pas commode, mais très juste... Je vous achèterai des porte-bonheur, mes enfants, si ça arrive. Mais ce n'est pas l'idée du lucre qui m'a guidé et je crois bien que j'aurai fait faire un grand pas à l'instruction judiciaire tout bonnement avec mon kodak... Ce serait, du reste, be.ui-
15.
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coup trop long à vous expliquer et peut-être parfaitement inutile. Mettons-nous à table. J'ai une faim de loup !
M. Bernardet mangea, en effet, de bon appétit, s'interrompant à peine pour raconter comment l'assassin présumé du voisin, M. Ro- vère, était présentement sous les verrous, et les opérations faites après le mandat d'arrêt décerné par le juge d'instruction : l'homme mensuré par le service anthropométrique et devenant un numéro de plus dans la collec- tion toujours grossissante des accusés, dans le catalogue continué chaque jour du Musée du Crime.
— Ah! il n'était pas content, disait Ber- nardet, entre deux cuillerées de potage... Pas content. p;is content du tout... Pas content et étonné... Protestant d'ailleurs de son inno- cence, comme tous les autres... C'est l'habi- tude!
— Mais, demanda doucement Mmc Bernar- det, la bonne petite bourgeoise grasse, s'il était innocent, cependant?
Et les trois fillettes, levant ensemble leurs êtes rougeaudes , regardaient leur père, comme pour appuyer la question de Mma Ber- nardet.
L'aînée même murmura :
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— Oui, si maman avait raison? Bernardet haussa les épaules.
— A les entendre, si on les écoutait, ils seraient tous innocents et les crimes se com- metlraient tout seuls. S'il est innocent, celui-là, d'abord, j'en serais aussi étonné que si de la neige tombait à Paris au mois de juin, ensuite il le prouverait qu'itest innocent. Ça se prouve, ces choses -là!... Redonne -moi un peu de potage, Mélanie!
— Ainsi, à ton avis, fit la ménagère, en ver- sant dans l'assiette tendue une pleine louche de soupe chaude, il n'y a pas d'innocents con- damnés? Vous ne vous trompez jamais?
Bernardet s'était remis à manger.
— Je ne dis pas ça... Personne n'est infail- lible, personne. . . Les plus malins se trompent. . . Ils se blousent, les plus malins! Mais si rare, c'est si rare ! Autant dire que ça n'arrive pas..» Lesurques, oui (et les trois fillettes ouvraient de grand yeux, comme au spectacle), le Le- surques du Courrier de Lyon, qui vous a tant fait pleurer au théâtre de Montmartre, eh bien! on a voulu reviser son procès, le réhabiliter, Lesurques! On n'a pas pu!... J'ai étudié son procès... je l'ai étudié... Ma foi, juré, je le con- damnerais encore... Ah! la bonne soupe!...
— Mais celui d'aujourd'hui, demanda
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Mme Bernardet, « tu es certain ». Comment s'appelle-t-il?
— Dantin, Jacques Dantin. Oh! c'est un monsieur! Très bel homme, élégant. Quelque bohème de la haute qui avait besoin d'argent évidemment et qui alors... Rovère avait des valeurs en caisse... L'occasion fait le larron... Et voilà!
— Papa, interrompit l'aînée des demoiselles Bernardet, est-ce que tu pourrais nous faire voir le procès, quand on le jugera?
— Cela dépend. Ce n'est pas facile. Je tâche- rai. Je demanderai... Si vous travaillez bien... Ah! dame, fit Bernardet. ça vaut bien un drame !
— Je travaillerai, dit la fillette.
Au dessert, après avoir pris son calé et per- mis à ses trois filles de tremper un canard dans sa soucoupe, Bernardel s'étendit dans un vieux fauteuil de cuir acheté à bon compte chez un de ces brocanteurs qu'il visitait volontiers. Il poussa un soupir de satisfaction, comme un homme un peu las des fatigues quotidiennes et qui goûte, en passant, un moment de repos, savoure — cheval toujours éperonné — de rares minutes de halte.
— Ah! lit-il en ouvrant le journal que Mme Bernardet avait mis à portée de sa main,
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à coté d'un petit verre d'un cassis envoyé par des cousins de Bourgogne, — je vais donc savoir ce qui se passe et ce que ces bons jour- nalistes ont bien pu inventer sur l'affaire du boulevard de Clichy! C'est vrai, dit-il en riant à sa femme qui ôtait le couvert, aidée de sa fille aînée, c'est un steeple-chase entre les repor- ters et nous. Et quelquefois ils gagnent la course, les mâtins!... D'autres fois, quand ils ne savent rien, ah! ce qu'ils en inventent, ce qu'ils en brodent, des histoires!
Une petite lampe à pétrole éclairait le jour- nal que dépliait l'inspecteur, et Bemardet ajoutait :
— Voyons, voyons ce que raconte Lutèceï
Il se rappelait maintenant ce que lui avait dit Paul Rodier et la recommandation du re- porter : « Lisez mon journal ! » Cette femme en noir, retrouvée en province, existait-elle vraiment? Le nouvelliste avait-il forgé un ro- man pour faire concurrence à celui de son col- laborateur, Y Ange-Gnome]
— Je vais savoir ça, pensait Bernardct. .
Il regarda le journal, depuis l'article de tête jusqu'aux nouvelles de théâtre.
— Politique... Ça m'est égal, la politique... Crise ministérielle... Pas nouveau... pas nou- veau du tout... Ça pourrait être un journal
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d'hier ou un journal de demain... Le Crime du boulevard de Clichy... Ah! bon! Bien... Voilà...
Et Bernardet se mit à lire.
Paul Rodier avait-il inventé, forgé de toutes pièces les renseignements qu'il donnait au pu- blic? Ce qui est certain, c'est que le policier fronçait les sourcils et relisait maintenant avec une attention silencieuse, eomme en pesant sur les mots de Yinformatvon du reporter, l'ar- ticle consacré au meurtre de Rovère.
Rodier reprenait, en la complétant, la bio- graphie de l'ancien consul. Il assurait que Rovère avait été, dans la République Argen- tine, mêlé à des drames violents. C'était un personnage romanesque, dont on se contait plus d'une aventure à Buenos-Ayres. Le re- porter de Lutèce tenait ses renseignements d'un correspondant du journal argentin, la Prensa, établi à Paris et qui, dans l'Amérique du Sud, avait jadis intimement fréquenté le consul de France. L'apparition d'une dame toujours velue de deuil dans la vie de Rovère. ces visites d'une inconnue au solitaire du bou- levard de Clichy, faites à des dates fixes, comme à des anniversaires, révélaient une in- timité, une parenté peut-être, de l'homme assassiné avec cette femme inconnue. La femme était jeune, élégante et n'habitait point
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Paris. Il s'agissait de découvrir sa retraite, son nom et, peut-être et sans aucun doute, grâce à elle, le mystère qui enveloppai! encore le meurtre commis serait-il éclairci.
— Heu! heu ! Ce ne sont pas là des rensei- gnements bien précis, se disait le policier.
Mais ils mettaient du moins la curiosité et l'intelligence de l'inspecteur en éveil. Us ne résolvaient aucun problème, mais ils le po- saient. Le fameux cherchez la femme de M. de Sartines arrivait tout naturellement sous la plume de Paul Rodier, et le reporter complé- tait son article par quelques détails sur Jacques Dantin, l'intime ami, Tunique ami de Louis- Pierre Rovère, et le journaliste, lorsqu'il avait écrit l'article, ignorait encore que ce Dantin fût sous le coup d'un mandat d'ame- ner.
— Demain, se dit Bernardel, il nous don- nera la biographie de Dantin !... Il ne m'apprend pas grand'chose dans son reportage... Et pourtant...
Il repliait le journal maintenant et, tout en sirotant le cassis du cousin de Bourgogne, il songeait à cette visiteuse — la dame en noir — et se disait qu'en effet la piste était là... Il reverrait les Moniche, il les interrogerait, l'homme et la femme, il chercherait.
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— Mais quoi ! Nous tenons le coupable. Il y a cent à parier contre un que l'assassin esl pris. La femme ne pourrait être qu'une com- plice !
Alors, Bernardet, bien qu'il eût la passion plus que la vanité de son métier. Bernardet, cet artiste en fait de police, Bernardet. amou- reux de l'art pour l'art, se frottait les mains, s'applaudissait tout bas d'avoir tant insisté auprès de M. Ginory, auprès des médecins, et d'avoir, lui, humble agent subalterne, inconnu, agissant dans l'ombre, et faisant obscurément son devoir, poussé, porté des personnages aussi puissants que des magistrats et des membres de l'Académie de Médecine à adopter son idée, à tenter l'expérience, à obéir, eh ! oui, à obéir à ses suggestions. S'il eut été porté au péché d'orgueil, le petit Bernardet se fût senti tout à fait glorieux.
Eh quoi! au total, il avait fait, tout sim- plement, faire un pas à la science. Oui, lui. le pauvre inspecteur de police ! Il avait cru et il avait forcé les autres à accepter une possibilité niée déprime abord, méconnue. Il avait prouvé qu'une chimère peut se réaliser, une impossi- bilité s'accomplir. Il avait évoqué le secret d'un mort du fond d'une tombe.
— Et s'il croit, M. Ginory. que ca ne lui ser-
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vira pas pour sa candidature à l'Institut! S'il revêt l'habit vert, M. Ginory, il me le devra! Il y en a tant d'autres qui me doivent aussi quelque chose !
Avec sa faculté de croire à ses rêves, devoir apparaître, réalisées et vivantes, ses visions — faculté qui, chez cet homme du fait précis, du but déterminé, ressemblait étrangement à l'hallucination d'un poète — Bernardet ne doutait pas de la réalité même de ce fantôme aperçu dans l'œil du mort. Ce n'était plus, cet œil fouillé par le scalpel, qu'un miroir vengeur. Il accusait, il foudroyait. Jacques Dantin s'y retrouvait dans toute l'atrocité de son crime.
— Quand je pense..., quand je pense qu'ils ne voulaient pas tenter l'expérience ! Eh bien ! elle est faite ! Elle est faite maintenant!
M. Ginory avait d'ailleurs vivement recom- mandé que de toute cette partie de l'instruction il ne fut rien dit au public. 11 fallait là-dessus un silence absolu. La presse, si elle en eût été informée, eût donné bien vite à l'expérience tentée par le juge les couleurs étranges de quelque conte fantastique. C'eût été une cause judiciaire à la Poë et qui eût défrayé terrible- ment les chroniques parisiennes. Que d'encre versée, mêlée au sang de Rovère! Non, il était bien entendu que, si le coupable avouait à la
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fin son crime, on pourrait faire connaître par quel moyen singulier, bizarrement nouveau, scientifiquement incroyable, on l'avait amené à cet aveu. Mais jusque-là, silence absolu. Tout ce qui s'était dit autour des dalles de la Morgue ou dans le redoutable cabinet du juge d'instruction devait demeurer secret.
Mais Dantin avouerait-il?
Le lendemain du jour où M. Ginory lavait mis en état d'arrestation, Bernardet se rendit au Palais pour avoir des nouvelles. Il voulait demander à son chef ce qu'il pensait des indi- cations sur la dame en deuil données par l'article de Lulèce.
M. Leriche n'y attachait pas grande impor- tance.
— Renseignements de reporter. Très va- gues. Il y a toujours une femme, parbleu, dans la vie d'un homme! Mais celle-ci connaît-elle ce Dantin? Elle me paraît simplement une ancienne amie abandonnée et qui, de temps à autre, venait implorer quelque secours du vieux garçon...
— La femme signalée par Moniche est jeune, fit Bernardet.
— Les amies abandonnées peuvent être jeunes! répondit M. Leriche, visiblement enchanté de son observation.
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Quant à Dantin, il s'obstinait dans un silence irrité. Il persistait à trouver inique une arrestation que rien ne motivait et il gardait l'attitude hautaine, presque provocatrice, de ceux que le Chef appelait les grande cou- pables.
— Les meurtriers en redingote se croient sortis de la la cuisse de Jupiter et n'admettent en fait d'arrestation que celles qui portent sur les gens à bourgerons ou à hautes casquettes... Ils croient à une aristocratie et à des privilèges et menacent de nous faire destituer, vous le savez bien, Bernardet... Puis, à mesure que le temps passe, ils se calment et, doux comme des petits moutons, ils pleurnichent et avouent... Dantin finira comme ont fini les autres. Pour le moment il hurle son innocence et nous menacera, vous verrez, d'une inter- pellation à la Chambre. Ça n'a aucune impor- tance.
Le Chef donna ensuite quelques instructions à l'inspecteur. Il ne s'agissait plus de l'affaire Dantin, mais du cas Vulgaire d'un cambrio- leur ayant fait des pesées sur la porte d'un marchand de vins, et qu'il fallait découvrir dans quelque bouge. Après le meurtre de Ro- vère et les expériences de la Morgue, pour Bernardet, c'était déroger. Mais la fonction a
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de ces antithèses. Le policier apportait à l'affaire banale du voleur de bas étage le même zèle, la même attention aiguisée qu'au drame du boulevard de Glichy.
C'est le métier.
Et Bernardet se mit en route. C'était du coté des Halles qu'il lui fallait, cette fois opérer. L'homme soupçonné devait être un de ces rôdeurs de jour et de nuit qui vivent d'aven- tures et sans domicile, couchent sous les ponts ou dans les bouges des environs de la rue de Venise, où le vice, la détresse et le crime lo- gent à la nuit. Bernardet avait bientôt inter- rogé le patron du débit de vins, pris des ren- seignements sur le voleur soupçonné et, avec son allure de flâneur, regardant tout, hommes et choses, de son œil fin, il allait lentement par les rues, rentrant à la Permanence, tout en examinant les passants, les devantures des boutiques, les mouvements de la rue, ce qui pouvait lui donner un indice ou une idée.
C'était son habitude d'utiliser ainsi même ses promenades. En chemin il reconnaissait plus d'un client passé ou futur, gibier de cor- rectionnelle, graine de récidivistes. Les gars filaient vite, sous le regard inquisilorial et narquois du petit homme gras et gai, à mous- tache rousse. Et cette sorte d'effroi qu'il inspi-
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rait faisait intérieurement sourire le policier. Il se sentait respecté, étant redouté. Parmi tous ces passants qui le coudoyaient sans savoir qu'il veillait sur eux, il était une puis- sance, puissance anonyme mais souveraine. $a main ferme et potelée pouvait s'abattre comme une serre sur le collet de tant de gens!
Il allait M. Bernardet, il marchait à petits pas, l'œil aux aguets, se préoccupant fort peu de cette affaire de la porte brisée — du fretin — et s'arrêtant parfois aux étalages des mar- chands de bric-à-brac, aux boutiques des libraires.
C'était aussi son habitude et sa méthode. Il parcourait des yeux les journaux illustrés accrochés à ces devantures, les placards so- cialistes, les cahiers de chansons. Il se tenait au courant de ce que pensent, rêvent, récla- ment et chantent les petits dont en haut on ne se préoccupe guère.
— Quand on gouverne, pensait Bernardet, on devrait prendre l'habitude d'aller à pied, dans la rue. On n'apprend rien du fond d'un coupé conduit par un cocher à cocarde trico- lore!
Il regagnait donc la Préfecture, la Perma- nence, lorsque dans la rue des Bons-Enfants, il fut d'instinct attiré par une boutique de reven- de.
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deur où, parmi les vieilles armes rouillées, les lambeaux d'uniformes, les shakos d'autrefois, les loques sans valeur, les tableaux enfumés, les gravures jaunies et les bibelots de hasard, à côté de bouquins dépareillés, romans de la veille, livres d'autrefois aux reliures rongées, une tas d'objets disparates, — clefs perdues, boucles de ceinturons, médailles abolies, sous usés, — s'amoncelaient dans une boîte oblon- gue, comme en une sorte d'auge.
Des deux côtés de cette boutique sombre pendaient, dans une promiscuité macabre, des tuniques salies, une veste de zouave, un vieil habit d'académicien, lugubre avec ses brode- ries d'un vert passé, et un costume sali de Pierrot de carnaval. C'était, dans toute son ironie lugubre, le décrochez-moi ça vulgaire qui faisait penser à une autre Morgue, celle des vêtements rejetés par les vivants ou abandon- nés par les morts.
Bernardet, n'était ni un mélancolique ni un rêveur, et il ne donnait pas beaucoup de son temps aux larmes des choses, mais il était un cu- rieux acharné et le spectacle, pourtant fré- quent, de cette boutique disparate, l'avait saisi au passage.
D'ailleurs, avec cette sorte de magnétisme que connaissent bien ces intuitifs qui sont les
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chercheurs, du plus petit au plus grand — dénicheurs de bibelots ou découvreurs de mondes, bouquineurs penchés sur la boîte à quatre sous ou chimistes courbés sur leur cornue, — Bernardet avait été attiré presque brusquement par une peinture étalée, comme un objet plus rare, au milieu de tous ces détri- tus de luxe aboli ou de gloire militaire dispa- rue.
Oui, parmi les tabatières, les boucles de ceintures, les poignards turcs, les montres aux cadrans brisés, les japonaiseries mé- diocres, une peinture de forme ovale s'éta- lait, se dressait plutôt, sorte de large médail- lon sans cadre et, tout de suite, par une attraction singulière, éveilla, puis retint l'at- tention du policier.
— Ah! par exemple, dit même tout haut M. Bernardet, voici qui est singulier!
Il colla son visage, louchant du nez la vitre froide, sur la devanture de la boutique.
Cette peinture, grande.comme la main, était un portrait, un portrait d'homme, et Bernardet croyait bien, du premier coup, avoir reconnu la personne que le peintre avait représentée là.
Comme son ombre se projetait sur le vitrage de la boutique, Bernardet n'apercevait plus qu'indistinctement la peinture qu'il avait fort
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bien vue de loin, et il se plaça de côté pour retrouver l'impression très nette éprouvée dès le premier coup d'oeil.
Assurément, à n'en pas douter, la peinture ovale qu'il rencontrait là était le portrait de ce Jacques Dantin maintenant accusé d'un crime.
C'était le même front hautain, la même atti- tude hardie, la barbe en pointe, à peu près <!<• la même couleur que celle de l'homme arrêté, et la redingote noire, strictement boutonnée et cernée, en haut, du liseré d'un col blanc que l'artiste avait peinte, donnait, en ressemblant à un pourpoint, à cette peinture l'aspect ab- solu d'un reître, d'un guisard. d'un homme d'épée du temps de Clouet.
Peu connaisseur, sans doute, en peinture, mais en sa qualité de photographe amateur, très habitué à exiger d'un portrait la ressem- blance parfaite, Dernardet trouvait à ce visage d'homme la qualité suprême : Jacques Dantin lui semblait là, vivant.
Dantin apparaissait là, sa tête maigre se détachant en pleine lumière d'un fond vert noir dont la couleur sombre faisait mieux valoir encore, repoussait en vigueur, les traits éner- giques el pâles. Cette figure, admirablement traitée, se modelait puissamment, prenait une étonnante intensité de vie.
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La peinture était d'un maître sans doute. Et quoique, sur ce portrait, Jacques Dantin fût beaucoup plus jeune — qu'il n'eût, par exemple, pas un poil gris de sa barbe pointue : — la ressemblance était tellement criante, que Bernardet, de loin même, frappé soudain, s'était dit, stupéfait d'ailleurs :
— Mais c'est lui !
Et certainement c'était lui. Plus Bernardet examinait cette physionomie, plus il y retrou- vait, vivant et parlant, ce maigre personnage qu'il avait accompagné sur le chemin du cime- tière— et de la prison. Mais comment cette peinture pouvait-elle être arrivée jusque dans une boutique de bric-à-brac, et de qui le mar- chand pouvait-ii bien la tenir ?
La réponse n'était point, sans doute, très difficile à obtenir, et le policier poussant la porte, se trouva brusquement en présence d'une grosse dame pâle et bouffie, sa large figure entourée d'un bonnet de dentelles, et son corps puissamment évasé, son torse enve- loppé d'un châle de tricot en laine blanche. La dame portait des lunettes.
Bernardet lui indiqua, après l'avoir saluée, le portrait mis à l'étalage et qu'il voulait voir.
Quand il le tint entre ses doigts, la ressem- blance si vite constatée à travers la vitre lui
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parut plus complète encore. C'était bien Jac- ques Dantin que représentait ce portrait. La peinture était signée P.B., Bordeaux, 1871. Elle était faite sur panneau, et le cadre ovale, qui avait disparu, se marquait dans le bois par une sorte de morsure circulaire qui avait, çà et là, écorché, écaillé la couleur du peintre et laissait même, sur un des côtés du panneau, la trace d'une légère cassure, mettant à nu le bois, comme si le cadre eût été arraché avec brusquerie, faisant violemment déchirure dans le portrait.
— Il y a longtemps que vous avez ce pan- neau ? demanda Bernardet, après avoir bien examiné le personnage.
— C'est aujourd'hui la première fois que je l'expose-, répondit la grosse dame. Oh ! c'est un morceau de choix!... C'est peint par un malin !
— Et de qui le tenez-vous, ce portrait ? fit l'inspecteur.
— De quelqu'un qui tenait à son séparer. Un passant. Si ça vous intéressait de con- naître son nom...
— Oui, certainement, ça m'intéresserait, dit Bernardet.
La marchande regarda le petit homme d'un air défiant et lui posa cette question :
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— Connaissez-vous la personne que ce por- trait représente là?
— Non, je ne la connais pas. Mais ce por- trait ressemble à un de mes parents. Il me plairait. Combien vaut-il?
— Cent francs ! dit la grosse dame. Bernardet eut à la fois un soubresaut et un
sourire.
— Cent francs ! Diable , comme vous y allez ! Cela vaut vingt francs comme ving sous !
— Ça ? s'écria la revendeuse indignée. Ça ? Mais regardez donc cetle pâte, ce tond... C'est d'un fameux, je vous dis... Je le porterai à un expert... En vente publique., en vente publique cela ferait peut-être, le billet de mille ! Et, à mon idée, ça représente quelqu'un* de connu... Un acteur, je crois... Ou un ancien ministre... Bref, un personnage historique... Et du temps !
— Il y a des chances, répondit Bernardet d'un ton railleur. Mais cent francs, c'est cent francs ! Trop cher pour moi !... Et qui vous a vendu la peinture?
La marchande passa derrière son bureau et ouvrit un tiroir d'où elle tira un agenda de forme oblongue où elle écrivait ses notes quoti- diennes.
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Elle chercha.
— 12 novembre... Un petit panneau ovale, acheté à... à...
Il lui fallut assujettir ses lunettes pour dé- chiffrer le nom qui était tracé là.
— Ce n'est pas moi qui l'ai inscrit, c'est le vendeur lui-même.
Et elle épela :
— Charles... Charles Breton... rue ^ La Condamine, 16...
— Charles Breton, répondit Bernardet. Et quel homme est-ce, ce Charles Breton? Je voudrais savoir comment il se fait qu'une pein- ture qui ressemble à un portrait de famille a pu être vendue...
— Vous savez, fit la grosse dame. Ça arrive plus d'une fois. C'est le commerce. On vend, on achète tout cela au petit bonheur.
— Et ce Breton, un homme de quel âge?
— Oh ! jeune ! Trente ans au plus. Très bien. Brun, avec toute sa barbe.
— Rien ne vous a frappé en lui?
— Rien, fit la revendeuse qui paraissait maintenant très ennuyée de ces questions, un peu pressantes, et regardait le petit homme avec une sorte d'inquiétude.
Bernardet comprit, et, paterne, familier, bienveillant, avec un sourire doux :
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— Je ne jouerai pas au plus fin, dit-il, je suis inspecteur de la Sûreté et votre peinture ressemble terriblement à un citoyen que nous tenons sous les verrous... Vous comprenez donc qu'il est important pour moi de savoir de qui provient ce portrait-là!
— Mais, je vous l'ai dit, monsieur, fit la marchande... Charles Breton, 16, rue de La Condamine, voilà le nom, l'adresse, tout. J'ai payé le panneau vingt francs. Voilà ma recette marquée, lisez, lisez, je vous prie. Tout est en règle. Nous sommes une maison propre. Jamais ni feu mon mari ni moi n'avons été mêlés à quelque chose de louche. On vit dans la saleté du bric-à-brac, mais on a les mains nettes et la conscience propre. Demandez dans toute la rue des renseignements sur la veuve Colard, je ne dois rien à personne et l'on m'es- time...
La veuve Colard eut continué longtemps encore si Bernardet ne l'eût pas arrêtée. Pâle tout à l'heure, elle était- maintenant très rouge et son émotion débordait en un flux de paroles. L'inspecteur canalisa l'inondation de verbes :
— Je ne vous accuse pas, madame Colard, et je ne dis rien que ce que je veux dire. Je passe par hasard devant votre boutique; j'y vois un portrait qui ressemble à quelqu'un que
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je connais. Je vous demande combien il vaut et je vous questionne en outre sur sa provenance, voilà tout. Il n'y a rien là qui puisse vous mettre martel en tête. Je ne vous soupçonne pas de recel, je ne doute pas de votre bonne foi. Je vous répète ma question : Combien voulez-vous de ce panneau?
— Vingt francs, si vous voulez. Ce qu'il m'a coûté. Il ne manquerait plus qu'il m'attirât des désagréments. Emportez-le pour rien, si ça vous fait plaisir!
— Mais pas du tout, mais je tiens à vous le payer. A quoi pensez-vous, madame Colard?
La revendeuse avait, comme tous les gens d'une certaine classe, une instinctive terreur delà police. La présence d'un agent chez elle paraissait à la fois un déshonneur et une menace. Elle se sentait comme vaguement soupçonnée, et elle éprouvait un besoin impul- sif de crier son innocence.
Toujours souriant, bonhomme, d'un geste comme bénisseur de sa main grasse de prélat, Bernardet continuait à la rassurer, à la cal- mer. Il ne s'agissait pas d'elle, bien au con- traire, elle apportait, par hasard, sa collabora- tion à la justice, elle aiderait peut-être, sans le vouloir, à mettre entre les mains des agents un coupable.
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Mais alors, Mme Colard, brusquement, se rebellait encore. Est-ce qu'on la prenait pour une policière, une indicatrice, une moucharde? Elle n'avait jamais, non plus, fait ce métier-là. Elle ne connaissait pas ce jeune homme. Elle lui avait acheté ce panneau comme elle ache- tait un tas d'objets et de vieux bibelots à tant d'autres.
— Et si on lui coupait la tête à cause de moi, parce qu'il a eu confiance en entrant dans ma boutique, je ne me le pardonnerais pas !
— Il ne s'agit point de mener ce Charles Breton à l'échafaud. Pas du tout, pas du tout. Il s'agit seulement de savoir qui il est, de qui il tient ce portrait. Encore une fois, rien ne vous a frappée dans sa physionomie, dans sa mise?
— Rien, répondait Mme Colard. Elle réfléchissait.
— Ah! si, peut-être. La forme de son cha- peau. Un chapeau de feutre à larges bords, un peu dans le genre de ceux des Américains du Sud ou des toreros... Vous savez, ce qu'on appelle un sombrero... C'est la seule remar- que que j'aie faite... Je me suis dit : « Tiens, c'est un retour de quelque chose de loin, celui-là », — et si je n'avais pas lu, au bas du portrait, que c'avait été fait à Bordeaux,
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j'aurais cru au portrait de quelque Espagnol, quelque Péruvien, je ne sais quoi...
L'inspecteur écoutait, les yeux sur les lu- nettes de Mme Colard, et il rapprochait mainte- nant cette indication nouvelle de certains ren- seignements donnés par les Moniche sur ce visiteur à mine étrangère qu'on avait aussi aperçu, comme la dame en deuil, au logis de M. Rôvère.
— Quelque complice, pensait l'agent.
Il redemanda à Mme Colard le prix du por- trait.
— Ce que vous voudrez, dit la revendeuse, toujours effarée.
Bernardet sourit encore :
— Voyons, madame Colard, coupons la poire en deux, voulez-vous?... Cinquante francs, hein! cinquante francs?
— Va pour cinquante francs. Je le mettrais à votre disposition pour rien, si vous l'exigiez
Bernardet paya. Il avait toujours précisé- ment — et comme par principe — un billet de cinquante francs dans son portefeuille. Peu d'argent de poche, des pièces blanches, mais ce billet, comme réserve. On ne sait jamais ce que peut déterrer un chasseur de curiosités.
Il paya donc, mais il ajouta que Mmc Colard serait probablement citée bientôt devant le
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juge d'instruction et lui répéterait, sur Charles Breton, ce quelle venait de dire.
— Et je ne pourrai pas redire autre chose puisque je ne sais pas autre chose, dit la.grosse veuve dont l'énorme poitrine gonflée déferlait d'émotion.
Elle enveloppa le portrait dans un papier de soie puis dans un journal qui était précisément
— Bernardet en lit mentalement la remarque
— le numéro de Lutècc où Paul Bodier avait publié son Indiscrétion parisienne sur le Crime du boulevard de Clichy, et l'inspecteur sortit de la boutique de la rue des Bons-Enfants tout enchanté de sa trouvaille et se répétant sur un air de chanson : « C'est du précieux, c'est du nanan... »
Allait-il continuer son chemin vers la Pré- fecture, faire part de sa trouvaille à son chef, où, dès à présent, aller au logis de ce Charles Breton, et le trouver au gîte?
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Bernardet hésita un moment, puis il se dit qu'en pareil cas les minutes sont précieuses, que perdre une heure est inutile et que le che- min le plus court était celui de la demeure où l'on pouvait rencontrer l'homme qui avait vendu le portrait.
— Rue de La Condamine, 16.
Bah! ce n'était pas un long trajet pour Ber- nardet. Bon pied, bon œil, bon jarret, il serait bientôt aux Batignolles. 11 faisait bien d'autres étapes, lorsque, toute une nuit, il battait Paris à la poursuite d'un malfaiteur quelconque. Ce qui l'ennuyait un peu, c'est qu'il avait la con- viction que ce chemin de la rue des Bons- Enfants au delà des boulevards extérieurs, il le faisait en pure perte. Charles Breton devait certainement avoir donné à Mmc Colard. qui
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s'en était contentée, une adresse fausse. Et ce nom de Breton était-il celui du jeune homme au chapeau de torero? Un faux nom, une fausse adresse, c'est l'enfance de Fart.
Pourtant, il se pouvait que ce Breton ha- bitât, en effet, rue de La Condamine, qu'il portât authentiquement le nom tracé par lui — d'une écriture un peu hésitante — sur l'agenda de la revendeuse et alors Bernardet obtenait de lui, du premier coup, sur ce por- trait de Jacques Dantin, les renseignements nécessaires.
— Qu'est-ce que je risque? Des pas perdus, songeait Bernardet. La fatigue, ça se passe par profits et pertes !
Il arriva, cheminant ainsi, jusqu'à la mai- son de la rue de La Condamine. Une grande demeure d'aspect bourgeois, aux étages nom- breux. Maison de petits employés ou de négo- ciants retirés. Le portier balayait les étages, ayant laissé devant sa loge cet écriteau : Le concierge est dans l'escalier. Bernardet l'eut bien- tôt hélé, puis rejoint et interrogé. Il n'y avait pas de Charles Breton dans la maison. Il n'y en avait jamais eu. L'homme, en vendant le portrait, avait donné une fausse adresse.
Vainement, Bernardet décrivait à peu près le personnage tel que l'avait dépeint Mn,c Colard.
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Bernardct hésita un moment, puis il se dit qu'en pareil cas les minutes sont précieuses, que perdre une heure est inutile et que le che- min le plus court était celui de la demeure où Ton pouvait rencontrer l'homme qui avait vendu le portrait.
— Rue de La Condamine, 16.
Bah! ce n'était pas un long trajet pour Ber- nardet. Bon pied, bon œil, bon jarret, il serait bientôt aux Batignolles. 11 Faisait bien d'autres étapes, lorsque, toute une nuit, il battait Paris à la poursuite d'un malfaiteur quelconque. Ce qui l'ennuyait un peu, c'est qu'il avait la con- viction que ce chemin de la rue des Bons- Enfants au delà des boulevards extérieurs, il le faisait en pure perte. Charles Breton devait certainement avoir donné à Mme Colard, qui
L'ACCUSATEUK 199
s'en était contentée, une adresse fausse. Et ce nom de Breton était-il celui du jeune homme au chapeau de torero ? Un faux nom, une fausse adresse, c'est l'enfance de l'art,
Pourtant, il se pouvait que ce Breton ha- bitat, en effet, rue de La Condamine, qu'il portât authentiquement le nom tracé par lui — d'une écriture un peu hésitante — sur l'agenda de la revendeuse et alors Bernardet obtenait de lui, du premier coup, sur ce por- trait de Jacques Dantin, les renseignements nécessaires.
— Qu'est-ce que je risque? Des pas perdus, songeait Bernardet. La fatigue, ça se passe par profits et pertes î
Il arriva, cheminant ainsi, jusqu'à la mai- son de la rue de La Condamine. Une grande demeure d'aspect bourgeois, aux étages nom- breux. Maison de petits employés ou de négo- ciants retirés. Le portier balayait les étages, ayant laissé devant sa loge cet écriteau : Le concierrje est dans f escalier. Bernardet l'eut bien- tôt hélé, puis rejoint et interrogé. Il n'y avait pas de Charles Breton dans la maison. Il n'y en avait jamais eu. L'homme, en vendant le portrait, avait donné une fausse adresse.
Vainement, Bernardet décrivait à peu près le personnage tel que l'avait dépeint Mmn Colard.
200 L'ACCUSATEUR
Rue de La Condamine, on ne connaissait ni Charles Breton ni un locataire qui ressemblât à l'homme dont l'inspecteur donnait l'espèce de signalement.
— Personne, dit sentencieusement le con- cierge, ne porte de chapeau de toréador dans le quartier.
Inutile d'insister. Mm' Golard avait été trompée. Et comment retrouver maintenant, dans l'immensité de Paris, ce passant qui entrait, par aventure, dans la boutique de la rue des Bons-Enfants? La vieille imasre de l'aiguille dans la botte de foin arrivait, irri- tante, à la pensée du policier. Mais quoi! après tout, il en avait vu bien d'autres! Il en avait résolu bien d'autres, des problèmes, trouvé d'autres pistes! Il y a un collaborateur pour les chercheurs de pistes, le hasard. Il y a Y étoile.
Bernardet prit l'omnibus pour retourner au cabinet de M. Leriche. Il avait hâte de lui montrer sa trouvaille. Le Chef le reçut tout de suite.
Bernardet déplia le papier qui enveloppait le portrait et montra la peinture à M. Leriche.
— Mais c'est Dantin! s'écria le chef de la Sûreté.
— N'est-ce pas?
L'ACCUSATEUR 20!
— Aucun doute. Dantin plus jeune, mais Dantin. Et où avez-vous déniché cela?
Bernardet raconta sa conversation avec Mme Colard, sa visite infructueuse à la rue de La Condamine.
— Oh! n'importe, fit M. Leriche. C'est quelque chose, cette découverte-là. L'homme qui a vendu ce portrait et Jacques Dantin sont de mèche. Bravo, Bernardet! Il faut aviser M. Ginory.
Le juge d'instruction fut, comme Bernardet lui-même et comme le Chef, frappé de la res- semblance. Son premier mouvement fut d'in- terroger sur ce point Jacques Dantin. Il irait à Mazas tout de suite. M. Leriche et Bernardet pouvaient l'accompagner. La présence de l'inspecteur de la Sûreté serait même utile, nécessaire.
Le magistrat et le chef de la Sûreté montè- rent dans un fiacre, tandis que Bernardet grimpait à coté du cocher, sur le siège. Pen- dant tout le trajet, l'inspecteur ne dit presque rien, répondant par quelques monosyllables à peine au cocher qui lui disait, narquois :
— Vous allez embêter quelques gros rats pris là-bas, dans la Souricière?
M. Ginory et M. Leriche [(allaient, dans l'intérieur du fiacre, de la Walkyrie et de Bay-
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reuth, et le chef de la Sûreté, demandait, par politesse, au juge d'instruction, des nouvelles de sa candidature à l'Académie des sciences morales et politiques.
— Ne parlons pas de l'Institut, répondait le magistrat. C'est comme au départ d'une chasse : souhaiter bonne prise, cela porte malheur!
Le triste monument de Mazas, tombeau de pierre sombre, ouvrit ses portes sur les trois hommes et, les grilles franchies, le juge et le chef de la Sûreté se rendirent, à travers les longs couloirs dont l'odeur lourde, la forte odeur de renfermé, l'air raréfié leur serraient les tempes — malgré l'habitude des prisons — à un petit cabinet médiocrement meublé (une table, quelques chaises, une pauvre bi- bliothèque vitrée) qui servait de bureau aux magistrats, dans les interrogatoires.
Le gardien-chef avait conduit là M. Ginory, guidant le juge avec respect.
Bernardet suivait à distance, loin de M. Le- riche.
— Amenez-moi Jacques Dantin, dit au gar- t dien le juge d'instruction.
Il s'assit devant la table, M. Leriche prit une chaise à ses côtés et Bernardet resta de- bout contre la petite bibliothèque, près de
L'ACCUSATEUR 203
l'unique fenêtre qui éclairait l'étroite salle d'un jour gris.
Jacques Dantin apparut bientôt, entre deux gardiens en uniforme. Il était très pâle, avec toujours son air hautain, une attitude de défi.
Le juge le salua d'un léger mouvement de tête, poli par principe, et Dantin s'inclina, mais rapidement, regardant les gens qui étaient là,Bernardet surtout qui décidément semblait le poursuivre.
— Asseyez-vous, Dantin, dit doucement M. Ginory, et expliquez-moi, je vous prie, ce que c'est que le portrait que voici. Vous devez le reconnaître.
Il mit avec une sorte de brusquerie la pein- ture achetée par Bernardet sous les yeux du prisonnier, voulant juger de l'émotion subite qu'elle pouvait provoquer.
En voyant le portrait, Dantin tressaillit, en effet, et, la voix brève :
— Mais c'est le portrait que j'ai donné à Ro- vère, dit-il.
— Ah! fit M. Ginory, vous le reconnaissez bien?
— C'est mon portrait, précisa Jacques Dan- tin. Il date de longtemps déjà. Rovère le gardait dans son salon. Comment ce portrait est-il ici?
204 L'ACCUSATEUR
— Ah! lit encore le juge d'instruction, expliquez-le-moi !
M. Ginory semblait vouloir railler, opposer aux dénégations de l'inculpé son ironie. Mais Dantin lui dit brusquement :
— Monsieur le juge, je n'ai rien à vous ex- pliquer. Je ne comprends rien, je ne sais rien. Ou plutôt je sais que, dans votre erreur — une erreur que vous regretterez amèrement un jour ou l'autre, j'en suis sûr — vous m'avez mis en état d'arrestation, poussé et enfermé à Mazas, mais ce que je puis vous affirmer c'est que je ne suis pour rien, vous entendez, pour rien, dans le meurtre de mon ami. et que je proteste de toute mon indignation contre vos procédés!
— Je conçois, dit M. Ginory froidement. Oh! je me figure tout le désagrément qu'un peut éprouver à se sentir entre les quatre murs d'une cellule! Mais alors, il est tout simple, pour en sortir, de donner à qui de droit les explications qu'on vous demande. PersiMrz- vous toujours dans votre système? Garderez- vous je ne sais quel secret que vous ne pouvez pas nous révéler ?
— Je le garderai, monsieur, j'ai bien réllé- chi. Oui, bien réfléchi, et dans une solitude qui vous force à l'examen de conscience.
L'ACCUSATEUR 205
Il parlait avec fermeté, moins violent qu'au Palais de Justice, et les petits yeux pénétrants de Bernardet ne le quittaient pas plus que ceux du juge et du chef.
— Je suis persuadé, dit Jacques Dantin, que ce sinistre quiproquo ne peut pas durer, et quand vous aurez reconnu la vérité, je sor- tirai du moins d'ici sans avoir trahi une confi- dence qu'on m'a faite et que j'ai juré de ne pas révéler. Il est impossible que votre erreur dure, il est, si je puis dire, plus impossible encore qu'elle aboutisse pour moi à une condamna- tion. Entre l'ennui eU'horreur d'une détention préventive et le danger qu'il y aurait pour une tierce personne, si je parlais, je n'hésite pas, je choisis la prison. Et j'attends. Persistez- vous à croire que ce soit un système?
— Oui, reprit Ginory, parfaitement, je dis : votre système. Vous vous y tenez. C'est bien ! Maintenant, qu'est-ce que ce portrait ?
— C'est le mien.
— Par qui croyez vous qu'il a pu être vendu à la marchande de bric-à-brac chez qui on l'a trouvé ?
— Je n'en sais rien. Probablement par celui qui l'avait trouvé ou volé chez Rovère et qui est peut-être, qui est sans doute l'assassin de Rovère.
18
206 L'ACCUSATEUR
— Cela vous semble tout simple?
— Cela me paraît très logique.
— En supposant que ce soit exact, cela ne détruirait pas la présomption qui pèse sur vous et la déposition de Mme Moniche qui vous charge...
— Oui, oui, je sais. La caisse ouverte, les papiers maniés, le tête-à-tête avec Rovère surpris par la concierge... Cela ne signifie rien !
— Pour vous, peut-être. Pour la justice, cela a une signification tragique. Mais revenons à ce portrait. C'est vous qui l'aviez donné à Rovère ?
— C'est moi, oui, répondit Dantin. Rovère était amateur d'art, de plus, mon intime ami. Je n'ai pas de famille, je vis en vieux garçon et il m'était agréable qu'un compagnon de ma jeunesse gardât cette peinture. Elle est pré- cieuse, elle est de Paul Baudry.
— Ah! fit M. Ginory. P. B., ce sont les ini- tiales de Baudry?
— Parfaitement. Après la guerre — où j'a- vais fait mon devoir comme bien d'autres, ceci soit dit sans intention de me défendre — Paul Baudry était à Bordeaux. Il fit là quelques por- traits sur panneaux, dans le goût d'Holbein, celui d'Edmond About, entre autres. Il a fait
L'ACCUSATEUR 207
le mien. C'est celui que j'ai donné à Rovère, c'est celui qui est entre vos mains.
Le juge regardait le petit portrait de forme ovale et M. Leriche avait mis son pince-nez pour examiner de plus près la qualité de la peinture. Un Baudry!
— Qu'est-ce que ces traces de déchirures, comme de clous arrachés? demanda M. Ginory.
Il montrait à Dantin le panneau de bois durement rayé.
— Je n'en sais rien. La morsure du cadre sans doute.
— Non, non, ce sont des marques de déchi- rures, je dis bien. On a dû violemment enlever le cadre. Vous devez savoir comment ce pan- neau était encadré.
— Très simplement quand je l'ai offert à Rovère.
— Et Rovère ne lui avait pas fait donner un autre cadre ?
— Si. Je me rappelle fort bien qu'il avait utilisé, en y faisant ajouter un filet doré, cer- tain cadre orné de pierres mexicaines, espèces de cabochons, qu'il avait autrefois rapportées d'Amérique.
— Rovère a-t-il pu donner ce portrait à quelqu'un?
— J'en doute. Il gardait cette peinture dan s
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son salon. II y tenait. C'est un Baudry, — et il m'aimait.
— Alors, interrogea le juge, vous ne pouvez fournir aucune indication sur l'homme qui a porté cette peinture à la revendeuse ?
— Aucune indication.
— Nous vous mettrons en présence de cette femme, dit M. Ginory.
— Soit! Elle aura bien de la peine à me reconnaître.
— Dans tous les cas, elle nous dira, nous répétera comment était l'individu qui lui a proposé l'achat de ce portrait!
— Elle aura beau me le décrire et me le peindre, fit Dantin vivement, elle ne pourra ni insinuer que je le connais ni vous prouver que je suis son complice. J'ignore qui il est, d'où il vient. J'ignorais même son existence il y a un quart d'heure !
— Je n'ai plus qu'à vous renvoyer à votre cellule, dit le juge. Et nous allons chercher l'homme au portrait.
Dantin. à son tour, eut dans la voix un accent railleur.
— Et vous ferez bien, dit-il, toujours hautain, au magistrat.
M. Ginory fit un signe. Les gardien- entou- rèrent le prisonnier et, la porte ouverte et
L'ACCUSATEUR 200
aussitôt refermée, Dantin disparut. Alors, regardant en face le chef de la Sûreté pendant que Bernardet demeurait près de la fenêtre, immobile comme un soldat, le juge dit vivement:
— Jusqu'à nouvel ordre, Dantin ne dira rien. Il s'acharne au silence. C'est ce garçon avec son sombrero qu'il faudrait trouver!
— Nécessairement, fit M. Lerichc.
<( L'aiguille! l'aiguille! la botte de foin! » pensait Bernardet.
Le Chef, souriant, se tourna vers lui :
— Ça vous regarde, Bernardet !
— Je sais bien, dit le petit homme, mais pas commode, oh ! pas commode du tout !
— Bah ! vous en avez déterré de plus diffi- ciles! Cuisinez-moi ça!... Il y a un indice, le chapeau...
— Ils ne sont pas rares, ces chapeaux-là, monsieur Leriche... On en porte pas mal de ces chapeaux... Mais enfin, oui, c'est un indice !... Qui vivra verra !
Il redevint silencieux, immobile, entre la bibliothèque et la fenêtre, comme un soldat au port d'armes, tandis que, hochant la tète, M. Ginory demandait au chef de la Sûreté :
— Et ce Dantin, quel effet vous fait-il?
— C'est un crâneur. II a de l'estomac, répon- dit le Chef.
18.
210 L'ACCUSATEUR
— Evidemment. Mais, coupable, le croyez- vous coupable?
— Parfaitement.
Le regard du magistrat chercha celui du policier.
— Vous le condamneriez? Le Chef hésita.
— Le condamneriez-vous? demanda M. Gi- nory, en insistant.
M. Leriche hésita un moment, regarda Ber- nardet impassible, sans pouloir rien lire sur la physionomie paterne mais devenue de marbre du policier et, après réflexion, répondit :
— Je ne sais pas!
XIII
— « Je ne sais pas ! » songeait Bernardet revenu chez lui, « Je ne sais pas ! » Mais ce qu'on sait, ce qu'on sait bien, ce qu'on ne peut pas nier, oh! impossible, cela, impossible, c'est que dans l'œil du mort, gravée là à la minute suprême et précise de l'agonie, on a trouvé l'image même de.ce Dantin, son visage, ses traits, lui, lui en un mot, lui-même, dénoncé par ce témoin qui vaut tous les témoins de la terre : l'assassiné, celui qui a jeté un dernier regard sur son meurtrier comme il eût poussé un dernier appel, un dernier cri, un au secours ! dans un râle. « Je ne sais pas ! » Mais le mort savait, lui! Et le kodak sait aussi!... Il n'a aucune passion, aucune colère. Il note, il reflète, il dénonce — sans colère, sans haine, parce qu'il a enregistré ce qui est passager, fixé ce qui est fugitif.
212 L'ACCUSATEUR
M. Bcrnardet s'obstinait dans sa conviction. Il s'y ancrait. Et comment n'eût-il pas persisté à croire que l'appareil photographique recelait la vérité? Quelle raison majeure, quelle raison acceptable même obligeait donc Jacques Dan- tin à rester silencieux en présence d'un juge et d'un greffier — dans le secret d'un interroga- toire — et pour échapper à la prison, à l'accu- sation? Il lui était facile de tout expliquer en deux mots !
Mais si Dantin ne disait rien, c'est qu'il n'avait rien à dire. S'il ne donnait aucune explication, c'est qu'il n'avait pas à en donner. Un innocent ne garde pas le silence. Dès que M. Ginory avait pressé le bouton, l'autre jour, si l'homme avait eu à se défendre, il l'eût fait. On les connaît leurs raisons secrètes de se taire ! La meilleure de leurs raisons, c'est leur culpabilité.
Seulement, il paraissait maintenant certain que Dantin, coupable, avait eu un complice. Oui, sans doute, l'homme au sombrero, le ven- deur du portrait de Jacques. Où pouvait-il bien gîter, celui-là?
— Pas commode — Bernardet répétait son mot — pas commode à faire sortir du clapier... Non, non, non, pas commode...
La dame vêtue de noir, la visiteuse, pouvait
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aussi fournir une indication précieuse. De ce côté, la situation semblait très simple. Ou cette femme était, elle aussi, complice du crime, et elle garderait le silence, se terrerait dans sa province ; ou la mort de Rovère l'avait, à quelque titre que ce fût, atteinte dans son affection, et alors elle se ferait connaître, elle apporterait son témoignage à la justice.
— Laissons bêler le mouton, se disait Ber- nardel, philosophe à ses heures.
Mais les jours passaient. Ce qu'on appelait le « Mystère du boulevard de Clichy » conti- nuait à émouvoir et presque à inquiéter l'opi- nion. Les discussions parlementaires, vio- lentes et confuses, ne détournaient pas l'at- tention de ce crime commis en plein jour et qui faisait douter de la sécurité de la ■grande ville, des qualités de la police. La chute du ministère, prédite chaque matin et escomptée d'avance, ne parvenait pas à enle- ver de son intérêt morbide à ce meurtre. La mort de l'ancien consul était toujours la grande actualité.
Jacques Dantin devenait ainsi un person- nage tout à l'ait dramatique, les reporters lui créant une légende : les uns, le déclarant cou- pable, apportant à l'appui de leur conviction des anecdotes, des racontars de cercle, donnés
214 [."ACCUSATEUR
pour des preuves, les autres se demandant si les présomptions suffisaient pour accabler un homme par avance et prenant ardemment la défense de l'inculpé. Paul Rodier avail même, avec beaucoup de dextérité et d'éloquence, rédigé deux articles dans ces deux sens diffé- rents.
— C'est, disait-il, le moyen sûr d'avoir dit la vérité, d'un côté ou d'un autre !
Bernardel ne renonçait pas, mais pas du tout, à l'espoir de trouver le vendeur du por- trait. Ce n'était pas la première fois qu'il ra- massait la fameuse aiguille dans la charretée de fourrage. Paris est grand, mais cette mer humaine a ses courants particuliers, comme l'Océan ses fleuves spéciaux et ses ruisselets boueux, que le policier connaissait bien. le1 ou là, quelque jour, il rencontrerait bien l'in- dividu roulé par le torrent comme une épave.
Et d'abord, l'homme devait être un étranger ou venir de l'étranger. Coiffé à l'espagnole, il n'avait pas eu le temps d'abandonner la mode des pays d'où il venait, cherchant aventure. Bernardet fouilla les hôtels garnis, interrogea^ les livres d'inscriptions, fit parler les logeurs. On lui montra de pauvres gens, venus de loin, mais qui motivaient parfaitement leur pré- sence à Paris, donnaient leurs moyens d'exis-
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tence, malheureux attirés du bout du monde vers ce foyer parisien où ils venaient se brûler à la flamme, croyant s'y réchauffer, pareils à ces vagabonds qui, pour fuir le froid de l'hiver, couchent dans les fours à chaux et qu'on retrouve tordus comme des sarments.
Bernardet cherchait toujours, allant partout, curieux et fureteur... Il lui plaisait, lorsqu'il avait quelque soirée libre, d'entrer, y trouvant des sujets d'observation, dans ces cabarets singuliers qui pullulent aux flancs de Mont- martre, dans les rues et les boulevards du bas de la Butte: inventions bizarres, créations originales et troublantes où l'ingéniosité des imprésarios se fait parfois maladive pour atti- rer, exacerber le désœuvrement des badauds, retenir la flânerie des raffinés. Cabarets nés du besoin de nouveauté qui éperonne les blasés, besoin poussé jusqu'à l'excentricité, jusqu'à l'ironie morbide. Sorte de danse macabre dansée sur un air d'opérette, plaisanteries de rapins adoptant les fumisteries des carabins et jonglant avec les crânes vides qui sollicitent la songerie d'un Hamlet.
— Cabaret du Squelette !
L'annonce des drôleries promises, appari- tions, visions et fantômes, l'avait souvent fait sourire lorsqu'il passait tout près de chez lui,
216 L' ACCUS ATEUK
pour se rendre à la Préfecture, devant ce débit de liqueurs à la devanture bordée de noir comme une lettre de faire part et qui portait, grinçant au bout de son armature de fer forgé, une lanterne rouge pour enseigne.
Les petites, lorsqu'il parlait en riant de ce cabaret où les garçons étaient, paraît-il, cos- tumés en employés des pompes funèbres, devenaient toutes pâles et la bonne grosse Mme Bernardet, d'ordinaire souriante, disait avec un soupir :
— Est-il possible qu'on laisse des sacri- lèges pareils se commettre dans le quartier!
Indulgent, Bernardet essayait de répondre :
— Eh ! chère amie, où est le mal?
— Je sais ce que je dis, faisait la Bourgui- gnonne. Plaisirs de malades, tout ça. On se moque de la mort comme on se moque de tout. Comment cela finira? Nous le verrons bien...
— Ou nous ne le verrons pas ! Et Bernardet se mettait à rire.
Il était entré, ayant un soir à lui, dans ce cabaret, comme il fûl allé au théâtre. Et il y était revenu amusé par ce que montrait de sin- gulier le Cabaret du squelette. Il trouvait le spectacle drôle.
Dans une petite salle qui devait être, quel- ques mois auparavant, une salle banale de
L'ACCUSATEUR 217
marchand de vins, on avait, sur les murs, peints en noirs, multiplié des tableaux aima- bles : scènes de bals masqués, promenades en gondoles, sérénades sous les balcons, des coins de la Venise amoureuse et des vues de l'idéale Grenade, avec des couples de soupi- rants sur la lagune ou dans le carrefour anda- lou, et, dans ce décor, aux visions romanti- ques, souvenirs de Musset ou de Carlo Gozzi, des cercueils de chêne, éclairés par des cierges servaient de table, et un garçon, costumé en croque-mort, coiffé du chapeau ciré orné de crêpe, demandait à Bernardet :
— Quel poison voulez-vous absorber avant de mourir?
Bernardet regardait le public particulier de l'établissement. Des flâneurs, des boulevar- diers. Çà et là, un rôdeur du quartier. Quel- ques élégants en cravates blanches, venus là en tenue correcte de dîner prié ou d'Opéra, comme à une première .
Le policier comprenait" fort bien ce que les ennuyés venaient chercher là : du piment, un peu de kari, du poivre saupoudrant la fadeur de l'existence quotidienne. Les cercueils sur lesquels on posait leurs verres les amusaient. Quelques-uns avaient demandé des bavaroises
étant au régime lacté.
19
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Ils montraient les étranges lustres où le gaz flambait au bout de tibias creusés.
— Un peu de patience, mes frères, disait une façon de régisseur ou d'appariteur en tenue de deuil, tout à l'heure vous allez pass. r dans le four crématoire !
Les consommateurs en cravate blanche riaient beaucoup.
Bernardet éprouvait, au contraire, quoi qu'il eût dit à Mm0 Bernardet, une certaine gêne, et cet inspecteur de police, habitué aux sanies et aux vilenies du crime, se sentait blessé, froissé en ses instincts^ bourgeois ou plutôt peuple, sains et solides, par ces drôleries de névropathes et ces plaisanteries de blasés décadents.
A un moment donné, et sur une explication du régisseur, le gaz s'éteignit et les tableaux amoureux, couples enlacés dans les gondole-, racleurs de guitares, chanteurs de séguidilles ou danseurs affolés du Moulin Rouge se modi- fièrent subitement de façon sinistre. Au lieu des têtes roses et blondes, soudain des crânes apparurent; les rires devinrent des rictus de dents blanches et déchaussées. Ces corps, revêtus de pourpoints, de velours et de satin tout à l'heure, ne furent plus, par un jeu de lumière intérieure, que des squelettes aux
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déhanchements lugubres. Et, de sa voix rail- leuse, le régisseur expliquait, commentait la métamorphose, ajoutait au spectacle macabre sa plaisanterie de rapin :
— Ceci vous représente la pourriture de de- main, parisiens pourris d'aujourd'hui I
La lumière revint tout à coup, et les sque- lettes disparurent, remplacés par les amants soupirants sur les lagunes vénitiennes ou fre- donnant par les rues de Grenade. Quelques remines riaient toujours, mais d'un rire plus contraint.
— Drôle de ville, ce Paris! soupirait Ber- na rdet.
II était là, le dos appuyé contre la muraille, où des versets de mort étaient peints parmi des larmes blanches, — comme en ces loges de francs-maçons où l'on enferme le profane pour Ici laisser le temps de faire son testa- ment, — lorsque la porte du cabaret, donnant directement sur le boulevard, s'ouvrit et Ber- nardet vit entrer un _ grand jeune homme, solide et d'allure résolue, une barbe noire et frisée entourant sa figure très pâle, et qui jeta, avant d'y entrer, un regard circulaire sur la salle un peu enfumée.
Trente ans environ, l'air d'un artiste — sculpteur ou peintre — avec quelque chose
220 L'ACCUSATEUR
aussi de militaire dans la tenue et de farouche dans les yeux.
Mais, ce qui frappa brusquement Bernardet, ce qui, dès le premier coup d'œil, attira son attention, ce fut le chapeau, le grand chapeau de feutre gris, à bords plats et larges, tel que le sombrero des toreros, que portait cet homme.
Evidemment, plus d'un passant, à Paris, pouvait adopter une semblable coiffure. Ceux qui la portaient, cependant, étaient rares, et, pour retrouver le vendeur du portrait de Jacques Dantin, le petit Bernardet n'avait que cet indice.
Oh! faible, faible, très faible indice. Mais on utilise ce qu'on a !
Et si ce jeune homme, coiffé du chapeau de forme étrangère qu'avait remarqué M'" ('.«lard, était, par hasard, l'inconnu recherché. Pas probable. Non, à bien penser, pas probable. Mais la vérité est parfois faite d'improbabi- lités, et Bernardet venait d'éprouver, à L'entrée du nouveau venu, cette espèce d'émotion spé- ciale, instinctive, tanl de fois ressentie devant une piste devinée, une proie flairée. L'instinct parlait, cet instinct étrange, divinatoire, incom- préhensible, mais certain.
— Le chapeau! murmurait Bernardet, en
L'ACCUSATEUR 221
buvant à petites gorgées — sans perdre de vue ce jeune homme — le curaçao qu'il avait demandé.
L'inconnu semblait, du reste, faire beau jeu au policier. Après avoir, du regard, cherché sa place, il s'asseyait précisément devant le cer- cueil de chêne posé en face de celui qui servait de table à Bernardet.
Le garçon, en habit de croque-mort, vint demander à cet homme ce qu'il voulait prendre et allumer sous ses yeux une mince bougie en forme de cierge qui éclaira en plein le visage du consommateur, facile à étudier ainsi pour l'inspecteur.
Et la pâleur mate, singulière, l'expression un peu contractée et un peu inquiète du jeune homme frappaient alors d'autant plus M. Ber- nardet. Cette face blême, cette barbe noire, la lumière en faisait ressortir les méplats, les ombres, les éclairant d'en bas, à la façon d'une rampe de théâtre.
L'homme, un verre -d'eau-de-vie devant lui, appuyait son menton sur ses mains et s'accou- dait au chêne de l'étrange appui de la table- cercueil.
Évidemment, ce ne devait pas être un client d'habitude ni un flâneur du quartier. Il avait en lui quelque chose d'exotique et, autour des
19.
■22-1 L'ACCUSATEUR
gares, lorsque les transatlantiques apportent ou embarquent leurs passagers, on voit de ces sortes d'errants. L'œil était fixe comme celui des chercheurs d'inconnu qui interrogent l'ho- rizon, regardent l'eau courir, contemplent la mer, demandent une sorte de bonne aventure à l'infini.
— Il serait étrange, pensait Bernardet, que pour un chapeau, et avec ce seul renseigne- ment : un chapeau, ont pût metttre la main sur celui qu'on cherche.
Et déjà, avec une ingéniosité de maître dra- maturge, charpentant un scénario, l'agent avait machiné dans sa tête, mis en action ce que les avocats, plaidant et tournant et retournant une cause, appellent un moyen. Il attendait que le régisseur en habit noir vînt avertir les con- sommateurs qu'on allait passer dans le caveau mortuaire et alors, sur l'invitation faite à tous ces spectateurs de se rendre dans une salle voisine, Bernardet, profitant du mouvement général, se rapprochait de l'inconnu et c'était en le frôlant presque, en se tenant près de lui coude à coude qu'il allait, suivant un étroit couloir sombre, jusqu'à l'espèce de cave oùT sur un tout petit théâtre, se dressait un cer- cueil vide.
C'était là le spectacle macabre que le
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Cabaret du Squelette offrait à sa clientèle de désœuvrés, aux curieux attirés par l'étran- ge té de ces exhibitions de la Butte.
Bernardet le connaissait bien, et il savait par quels jeux de lumière, quelles projections habiles, on donnait au public l'illusion si- nistre de la décomposition d'un cadavre dans le bois de la bière étroite. Cette fantasmagorie dont venaient, aux cabarets de Montmartre, s'amuser les boulevardiers, il l'avait vue maintes fois dans les baraques des forains, et les théâtres en planches de la foire de Neuilly. Le propriétaire du Cabaret la lui avait expliquée et le petit homme curieux et avisé ne venait pas, en badaud, regarder une fois de plus l'image d'un homme au cercueil.
Il savait en quoi ce spectacle lui servirait.
Le caveau était plein de monde. Hommes et femmes, debout entre des murailles noires, dans l'éclairage de la salle convergeant sur l'étroite scène, se tenaient comme tassés, leurs regards allant - tous vers un point unique. On entendait çà et là des plaisan- teries bizarres, des rires nerveusement fac- tices. Quel que fût le scepticisme de tous ces gens, l'idée, le voisinage, l'apparence même de la mort leur donnaient une impres- sion de malaise, une sensation singulière
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traduite par ces nervosités «les rictus ou des drôleries sépulcrales.
Bernardet n'avait pas quitté d'une semelle le jeune homme au chapeau de feutre. 11 pou- vait, au reflet de la lumière de la petite scène, le voir en plein visage, l'étudier à son gré. De la pénombre où s'entassaient l<is spectateurs, il semblaitque la pâleur de l'inconnu émergeât, fît une tache blanche. Les prunelles claires du policier étaient rivées sur ce visage.
Et le régisseur du Cabaret maintenant de- mandait une personne de bonne volonté qui voulût hien se prêter à l'expérience, prendre place dans la bière ouverte, dans cette boîte béante où, disait-il, « vous allez voir votre ami, votre voisin, se dissoudre et retourner au néant... »
— Allons, mes frères, continuait de sa voix ironique, l'imprésario se faisant narquois, un bon mouvement, afin de procurer à votre meil- leur ami la joie de vous voir tomber en déli- quescence! Y a-t-il parmi vous des gens ma- riés? C'est une occasion unique de goûter, par avance, les délices du veuvage! Voulez-vous voir votre mari disparaître, ma sœur? Voulez- vous voir verdir votre légitime épouse, mon frère?... Sacriliez-vous ! Allons, montez, la mort vous attend !
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On riait, mais çà et là les rires avaient quel- que chose de strident et d'hystérique, son- naient faux comme le tintement d'un cristal brisé. Personne ne bougeait. Cette parodie. de la mort en imposait même à ce ramassis de blasés.
— Eh bien! mes frères, c'est un cadavre attaché à l'établissement que nous aurons l'honneur de vous servir. C'est dommage, vous pourrez croire que nous prenons les morts pour compères !
Et comme personne, parmi les spectateurs, ne faisait décidément un pas vers la bière ouverte, le régisseur, d'un geste, pria un des comparses du Cabaret d'entrer, comme par une porte de coulisses, sur cette scène étroite, et le figurant se glissa, s'installa, debout, dans la bière, où l'imprésario, l'enveloppant d'une draperie comme d'un linceul, ne laissant apparaître, au-dessus de cette blancheur, que la face pâle du prétendu mort, qui souriait...
— Il rit, mes frères, il rit encore, disait l'ironie du régisseur. Vous allez le voir expier cette gaieté factice! Rome rit et mourut, à dit Bossuet.
Quelques bravos railleurs, dans l'assemblée, soulignèrent l'inattendu de cette citation de lettré. Bernardet n'écoutait pas; il étudiait du
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coin de l'œil, la physionomie attentive, de- venue farouche, de son voisin. L'homme, en regardant, en guettant avec une sorte de pas- sion la fantasmagorie qui allait se jouer devant lui, avait pris, les sourcils froncés et les lèvres collées l'une à l'autre, une expression féroce. Il tendait le cou. Un magnétisme l'attirait.
Le figurant, dans la bière étroite, continuait à rire, sous son linceul.
— Regardez, regardez bien, reprit la voix claironnante du régisseur, vous allez voir votre frère se dissoudre après avoir verdi, sa chair disparaître et faire place à son squelette. Songez, songez mes frères, que voilà le sort qui vous attend peut-être tout à l'heure, en sortant d'ici ; pensez aux pneumonies, apo- plexies, congestions cérébrales, angines de poitrine, ruptures d'anévrisme, et autres morts qui vous guettent; contemplez le ma- gique spectacle offert par le Cabaret du Sque- lette et, vous souvenant «pie vous n'êtes que poussière, pour ne pas dire pis, et que vous retournerez en poussière, faites-vous sage- ment cette réflexion de L'ivrogne rencontrant un autre ivrogne endormi : « Et voilà cependant comme je serai dimanche ! ». En attendant, mes frères et mes sœurs en néant, regardez se dé- composer votre contemporain, s'il vous plaît !
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Le reflet des lumières plaquait, en effet, tandis que Yoraleur parlait, de larges taches, d'abord transparentes, sur les orbites du figu- rant debout dans le cercueil; puis, peu à peu, les taches semblaient s'accentuer, noircir et s'étendre. Les traits du visage, d'abord net- tement accusés, paraissaient se détendre, s'amollir, prendre des teintes confuses et grises, disparaître presque comme sous un voile, une buée qui couvrait, dévorait cette figure maintenant méconnaissable. On eût dit, en effet, tant la combinaison des projections sur ce corps étalé là était habile, que cette chair humaine se dissolvait vraiment devant la curiosité de cette badauderie devenue main- tenant silencieuse et comme effrayée. L'œuvre de mort s'accomplissait là, publiquement. Le vivant qui souriait, quelques minutes aupara- vant, était immobile, figé, glacé, déjà ver- dâtre.
Tout à l'heure, le jeu des lumières allait le faire disparaître aux- yeux des spectateurs pour ne leur montrer — grâce à des reflets de glaces — qu'un squelette. C'était le monde des spectres et le secret des tombes dévoilés à à la foule par une sorte de lanterne magique scientifique.
Bcrnardet ne voulut pas attendre plus long-
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temps pour frapper le coup habile, à la minute précieuse, psychologique.
L'avidité du regard de l'homme au som- brero lui révélait déjà chez l'inconnu un trouble profond. 11 y avait, dans ce regard, beaucoup plus que la curiosité du spectateur ému par un drame, secoué par une vision quel- conque. Les traits pâles du jeune homme gri- maçaient comme dans une souffrance maté- rielle et dans la prunelle, où le reflet de la scène éclairée mettait des paillettes, Ber- nardet lisait une fièvre intérieure, voyait pas- ser des éclairs d'effroi...
— Eh! eh! l'œil du vivant, songeait le petit policier, est un livre aussi où l'on peut lire, comme dans l'œil du mort!
Sur la scène, la fantasmagorie des lumières rendait de plus en plus sinistre le figurant qui donnait à la foule cette comédie de la mort. On eût dit maintenant une de ces pein- tures atroces, nées dans l'atelier de certains peintres espagnols, dans le putridero d'un Vallès Léal. Les chairs, par l<*s savantes com- binaisons des lampes, semblaient se détacher, lamentablement, prenaient l'horrible aspect d'un cadavre en décomposition. La vision lugubre faisait passer sur les spectateurs un frisson d'épouvante.
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Alors Bernardet, se haussant un peu pour arriver à la hauteur de l'homme plus grand que lui, s'approcha doucement et, pendant que son coude frôlait le bras de l'inconnu, de ses lèvres, lentement, ces paroles tombaient, dites une à une, comme distillées, pendant que ses yeux enveloppaient le personnage tout entier :
— Voilà pourtant comment doit être ce pauvre Rovère, maintenant...
Et comme, brusquement, le visage du jeune homme exprimait une sensation de soudain effarement, prenait l'aspect hérissé d'un pro- meneur qui, tout à coup, verrait devant lui se dresser une vipère :
— Ou comment il sera bientôt, ajouta le policier avec un sourire savamment aimable qui était un correctif voulu.
Bernardet dissimulait sous cette amabilité d'emprunt une joie intense.
En le touchant du coude, il avait senti qu'à ce nom de Rovère tout le corps de son voisin tressaillait subitement. Et pourquoi eût-il été secoué si vivement par un nom inconnu si ces trois syllabes ne lui eussent rappelé quelque pensée d'épouvante?
L'homme pouvait, sans doute, connaître, comme tout le monde, les détails, ressassés
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par les journaux, du crime du boulevard de Clichy; mais, avec son visage énergique, la résolution de son regard, il n'était pas de ceux que troublent le récit d'un meurtre, la descrip- tion d'une scène de sang ou même le spectacle macabre auquel il assistait au fond d'un cabaret bizarre.
— On n'est pas une poule mouillée, avec cette carrure-là, pensait Bernardet.
Non, non. En entendant tomber ces quel- ques sons qui évoquaient l'image d'un mort, Rovère, l'inconnu n'avait pu maîtriser une émotion violente, et il venait de tressauter comme sous une décharge électrique. La secousse avait été violente, brève d'ailleurs, et, par un effort sur soi-même, il semblait s'être ressaisi bien vite. Mais le premier mou- vement avait eu son éloquence, une tragique éloquence. Bernardet avait vu dans le regard, dans le geste, dans le mouvement de tête de cet homme, quelque chose de 1 rouble, de dou- teux, de terrible, comme dans un éclair on apercevrait le fond d'une mare, en pleine nuit. Et cet éclair avait suffi. On se coupe, comme on dit, par un geste comme par un mot.
Alors Bernardet insista :
— Ce n'est pas gai, leur spectacle, dit-il en souriant.
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— Non, fît l'homme. Lui aussi voulait sourire.
II détournait les yeux de la scène où le jeu macabre continuait.
— Ce pauvre Rovère ! reprit l'agent. L'inconnu, maintenant, regardait Bernardel,
comme pour pénétrer sa pensée , savoir ce que signifiait cette répétition d'un même nom, et le coup d'œil, qui était profond, avait quel- que chose de hagard aussi.
Bernardet soutint, l'air naïf, cet interroga- toire muet. Il ne laissa rien transparaître de sa pensée, éteignant doucement le feu clair de ses prunelles. Il avait l'air d'un bonhomme effaré que la crainte lalonne et qui parle d'une victime récente comme s'il craignait pour lui- même. Il attendait, d'ailleurs, que, démonté par ce silence, l'homme, après avoir regardé, parlât.
Dans l'amas de ses lectures disparates de pauvre diable curieux et pris d'une boulimie de savoir, il se rappelait cette règle de magie applicableàTamour: «Nepasaller, fairevenir», — nec ire, fac ventre — applicable aussi à la haine, à ces duels de magnétisme entre l'homme-gibier et l'homme-limier. 11 attendait que celui-là vint.
Et brusquement, après un silence, tandis
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que, sur le petit théâtre, le faux cadavre deve- nait un faux squelette sans que ni Bernardel ni son voisin regardassent la métamorphose, le voisin demanda, d'une voix sèche :
— Pourquoi me parlez-vous de M. Rovère? Bernardet répondit, affable :
— Moi?... Mais parce qu'on en parle ! Parce (jue c'est l'actualité du moment !... Je suis du quartier... C'est là toul près que ça s'est passé, l'affaire...
— Je sais, dit l'autre.
L'inconnu n'avait pas prononcé dix paroles en interrogeant et en répondant et Bernardet y trouvait deux indices, insignifiants en appa- rence, terribles en réalité, a Je sais, venait de répliquer l'homme, d'un ton brusque, comme s'il eût voulu rejeter loin de lui, secouer une pensée obsédante. Le ton, le son des mots avaient frappé Bernardet. Mais ce qu'au pas- sage sa fine observation saisissait, trouvant un monde dans une nuance, c'était ce mot : mon- sieur, avant le nom de Rovère.
— Monsieur Rovère ? Pourquoi me parlez- vous de monsieur Rovère ? avait-il demandé.
Il semblait donc avoir connu le mort.
Tous ces gens, pressés là dans le caveau du cabaret, si on les eût interrogés sur le meurtre du boulevard de Clichv, eussent certainement
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dit : Rovère — l'affaire Rovère. — Pas un, à moins qu'il n'eût connu la victime, n'eût dit monsieur.
— Monsieur Rovère ?
L'homme le connaissait donc ? Ce simple mol, dans la pensée du policier, en disait long.
Et, maintenant, le voisin de Bernardet lais- sait tomber les propos, tandis que le régisseur annonçait, en son boniment, qu'après avoir passé par l'état de squelette, le cher frère qui avait bien voulu se prêter à une expérience macabre allait réapparaître aux yeux des spec- tateurs dans son état ordinaire, « plus frais même et plus rose qu'auparavant », ajoutait le plaisantin, « ce qui n'arrive généralement pas aux macchabées ordinaires ».
La drôlerie vulgaire faisait éclater d'un gros rire ce public qui, d'instinct, avait le besoin de se débrider, d'échapper visiblement au cau- chemar infligé à sa curiosité. Seul, l'homme au sombrero, plus pâle que tout à l'heure, ne sou- riait point, et il eut même un violent fronce- ment de sourcils, noté, catalogué par Bernar- det, lorsque le régisseur ajouta :
— Il ne faut pas vous habituer à voir resr susciter le prochain, surtout. Et, entre nous, cela gênerait bien du monde !
20.
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— Evidemment, pensait Bernardet, mon jeune gaillard est mal à l'aise.
Il ne songeait maintenant qu'au moyen de connaître le nom de ce voisin, sa personnalité, d'établir son identité, et par là, savoir quelle avait été sa vie, en ces derniers jours. Mais comment ?
Les hésitations de l'agent de la Sûreté n'étaient pas longues. Il quitta le caveau avant même que le figurant du cercueil eût fait sa réapparition; il se glissa, répétant : « Pardon, je vous demande pardon », entre les clients du cabaret, qu'il écartait d'un geste bref, la main robuste et, traversant rapidement la salle commune où de nouveaux arrivés con- sommaient des liqueurs, de la bière sur les cercueils de chêne éclairés par les cierges minuscules, il se trouva sur le boulevard, s'arrêta, regarda un moment devant lui, autour de lui, et ce regard fouillait le trot- toir, la chaussée, l'horizon, où un brouillard léger, troué par les lueurs du gaz et les lumières des boutiques, enveloppait les pas- sants, les fiacres, les tramways, jetant leur note triste dans le brouhaha de ce coin de Paris populaire.
Ce que Bernardet cherchait des yeux, c'était un gardien de la paix. Il en aperçut deux qui
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causaient, marchant lentement sous les arbres sans feuilles. En trois pas, et la tête retournée vers la porte du cabaret, en plein éclairée par une grosse lanterne rouge, il fut près des agents.
Et, tout en leur parlant, il guettait les specta- teur qui, maintenant, commençaient à sortir du Cabaret du Squelette. Il avait l'œil à tout, causant ici, regardant là.
— Dagonin, dit-il au brigadier, vous allez me suivre, s'il vous plaît, et me filer. Je vais avoir une querelle d'ivrogne avec un particu- lier. Intervenez et rueillez-nous, l'un et l'autre. Comprenez ?
— Parfaitement, fit Dagonin.
Il regarda son camarade qui, portant la main à son képi, salua l'agent de la Sûreté.
Le petit Bernardet, ayant lancé sa recom- mandation avec rapidité, presque sur le ton du commandement, était déjà loin. Il avait tra- versé la chaussée, rejoint le trottoir, se tenait maintenant tout près de la porte du cabaret, dévisageait l'un après l'autre les clients qui en sortaient.
Il avait abaissé sur son front, jusqu'à la racine du nez, les bords de son chapeau, et ce n'était qu'en glissant presque là-dessous un regard de curieux, qu'il épiait, cojnptait en
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quelque sorte les spectateurs quittant le cabaret.
Il s'étonnait, du reste, que l'homme au cha- peau américain ne fût point sorti déjà. La fournée des clients semblait close. Peut-être — et sans doute — Y « individu » s'était-il arrêté, en quittant le caveau, dans la salle commune. Jetant un coup d'œil par la porte entr'ouverte, Bernardet précisément l'aperçut assis devant une des bières de chêne jaune avec, devant lui, une liqueur verte.
— Besoin d'alcool pour se remonter, grom- mela le policier.
La porte s'était refermée.
— Eh bien! j'attendrai qu'il ait fini son absinthe.
Il n'attendit pas longtemps. Après avoir laissé passer quelques spectateurs encore, la porte du cabaret se rouvrit et l'homme, coiffé de son sombrero, apparut, s'arrêta un moment au seuil et, comme l'avait fait tout à l'heure Bernardet lui-même, interrogea l'horizon, sonda du regard le boulevard bruyant, em- brumé de brouillard humide.
Bernardet avait tourné le dos, paraissant s'éloigner du cabaret, laissant l'inconnu libre, et, tout en le surveillant du regard par-do-u- l'épaule gauche, il traversait la chaussée et
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commençait, gagnant du terrain la manœuvre qui devait, espérait-il, l'amener droit devant l'inconnu.
L'homme paraissait hésitant. Il avait fait brusquement quelques pas du côté de la place Pigalle, vers cette partie du boulevard où se trouvait le logis de Rovëre, la maison du crime. Puis, tout à coup, s'arrêtant net, il avait pivoté sur lui-même et, revenant vers le Cabaret du Squelette, qu'il dépassa bientôt, il s'achemina vers la place Clichy, longeant les maisons jusqu'aux environs du Moulin Rouge où il sembia, un moment, vouloir entrer. Puis encore il resta là, debout, comme cherchant un parti, en regardant vaguement, sans les voir peut-être, les illuminations du bal dont les ailes de moulin, en tournant, mettaient comme des éclairs d'incendie aux fenêtres des maisons en face, et faisaient passer des éclats de rubis dans les vitres soudain constellées d'éclats de braise.
Enfin, obéissant à une résolution dernière, il traversa brusquement le boulevard comme pour rentrer, cette fois, dans Paris, laisser là Montmartre, les cabarets, la maison de Ro- vère...
Il marchait vite et, au coin de la rue Fon- taine, se heurta brusquement contre un
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homme, un petil homme, qu'il n'avait pas aperçu, qui sembla se détacher tout à coup de la muraille et qui lui tomba presque sur la poi- trine en titubant et en maugréant, d'une voix avinée :
— Imbécile!
L'inconnu voulut alors repousser l'ivrogne, mais l'ivrogne, le chapeau enfoncé sur les yeux, demeurait en face de lui, au coin de ce trottoir, et, tenace, lui demandait, lui répé- tait :
— La rue... la rue... elle n'est donc pas libre, la rue?
Oui, c'était bien un ivrogne. Non pas un ivrogne en bourgeron, sac à vin roulant son ivresse, mais une façon de petit bourgeois, le chapeau de travers et la voix empâtée.
— Voulez-vous me laisser passer? dit l'homme brusquement,
— Je... je vous empêche pas. La rue est libre, je vous dis !
— Eh bien ! si elle est libre, je la veux !
La voix était mâle, avec des accents de co- lère soudaine, une note stridente, un léger accent exotique, espagnol peut-être.
L'ivrogne la trouva insolente sans doute, car, titubant toujours, il répliqua :
— Oh! vous la voulez! vous la voulez! Je
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veuxl Le roi dit nous voulons, vous savez! Et, dans un mouvement nouveau, perdant l'équilibre, il tomba à demi, la tête en avant, sur l'homme qu'il tint, un moment, embrassé dans une effusion soudaine :
— Elle est à moi aussi, tu sais, la rue, dit-il encore.
Avec une violence subite, l'autre se débar- rassa de cette caresse qui ressemblait à une étreinte. Il écarta les bras avec force et le mouvement l'ut si prompt et si robuste que l'ivrogne, cette fois, tomba vraiment, son cha- peau roulant dans le ruisseau, et lui, renversé sur le trottoir.
Mais aussitôt, d'un bond immédiat, se rele- vant, tandis que l'homme continuait son che- min, l'ivrogne, visiblement dégrisé, l'ut sur pied, bondit, par derrière, vers celui qui l'avait renversé et, le saisissant par le collet de son vêtement, s'accrochant à lui tout en passant la jambe pour l'empêcher d'avancer :
— Pardon, dit-il, on ne s'en va pas comme ça!
Alors, à une lueur de bec de gaz, la lumière frappant sur la l'ace de L'ivrogne, l'homme reconnut ce petit voisin qui. si peu de temps auparavant, coude à coude avec lui dans
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— Imbécile!
L'inconnu voulut alors repousser l'ivrogne, mais l'ivrogne, le chapeau enfoncé sur les yeux, demeurait en face de lui, au coin de ce trottoir, et, tenace, lui demandait, lui répé- tait :
— La rue... la rue... elle n'est donc pas libre, la rue?
Oui, c'était bien un ivrogne. Non pas un ivrogne en bourgeron, sac à vin roulant son ivresse, mais une façon de petit bourgeois, le chapeau de travers et la voix empâtée.
— Voulez-vous me laisser passer? dit l'homme brusquement,
— Je... je vous empêche pas. La rue est libre, je vous dis !
— Eh bien ! si elle est libre, je la veux !
La voix était mâle, avec des accents de co- lère soudaine, une note stridente, un léger accent exotique, espagnol peut-être.
L'ivrogne la trouva insolente sans doute, car, titubant toujours, il répliqua :
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— Elle est à moi aussi, tu sais, la rue, dit-il encore.
Avec une violence subite, l'autre se débar- rassa de cette caresse qui ressemblait à une étreinte. Il écarta les bras avec force et le mouvement fut si prompt et si robuste que l'ivrogne, cette fois, tomba vraiment, son cha- peau roulant dans le ruisseau, et lui, renversé sur le trottoir.
Mais aussitôt, d'un bond immédiat, se rele- vant, tandis que l'homme continuait son che- min, l'ivrogne, visiblement dégrisé, fut sur pied, bondit, par derrière, vers celui qui l'avait renversé et, le saisissant par le collet de son vêtement, s'accrochant à lui tout en passant la jambe pour l'empêcher d'avancer :
— Pardon, dit-il, on ne s'en va pas comme ça!
Alors, à une lueur de bec de gaz, la lumière frappant sur la l'ace de L'ivrogne, l'homme reconnut ce petit voisin qui. si peu de temps auparavant, coude à coude avec lui dans
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le cabarel macabre, lui avait dit ces mots :
— Voilà pourtant comment doit être ce pauvre Rovère !
Au même moment, des mains robustes s'a- battaient sur lui, Dagonin et son camarade se dressaient à ses côtés et le pressaient d'un mouvement rapide, tandis que Bernardet, de- vinant le geste de la main droite de l'homme vers la poche où devait se trouver un revolver ou un couteau, lui saisissait le poignet, s'y cramponnait, s'y accrochait, le tordait en ré- pétant :
— Fais pas le méchant !
L'inconnu était vigoureux; mais le briga- dier Dagonin avait des biceps d'hercule, et les deux autres policiers ne manquaient point de muscle. L'effarement, d'ailleurs, paralysait ce grand gaillard qui, au bout d'un moment, voyant qu'on le poussait vers quelque postr de police, demanda, stupéfait :
— Est-ce que vous m'arrêtez? Et pourquoi?
— D'abord pour m'avoir frappé, répondit Bernardet, encore tête nue et à qui un gamin tendait son chapeau maculé de boue en lui disant :
— C'est à vous, ça, monsieur Bernardet! On le connaissait dans son quartier, M. Ber- nardet : la gloire \
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L'homme, alors, sembla vouloir se défendre, encore lutter, mais une observatien de Dago- nin l'apaisa :
— Pas de rébellion. Votre cas n'est pas si grave. Vous allez en faire une mauvaise affaire !
Il ne s'agissait, en effet, que d'une mince querelle. On le relâcherait bien vite. Ce qui inquiétait seulement [l'inconnu, c'est cet ivro- gne, soudain dégrisé, et qui, si peu de temps auparavant lui avait parlé, là-bas.
Le groupe des quatre hommes marchait vite, poussant, poussé, dans la pénombre, le long des maisons et par les rues à peu près vides où des boutiques de marchands de vins, des cafés ouverts, mettaient seuls leurs clartés. Les passants ne pouvaient même pas se rendre compte qu'il y eût là des agents me- nant un inconnu à un poste de police. Un drapeau tricolore noirci y flottait dans la lu- mière d'une lanterne rouge. Le poste s'ouvrit, rue de La Rochefoucauld, l'homme fut comme enfourné dans la salle étroite et chaude où des agents de service sommeillaient ou lisaient autour d'un poêle, sous des becs de gaz à larges abat-jour. Alors quand, tout en regar- dant avec une certaine mélancolie souriante son chapeau bossue et taché de boue, Ber- nardet le pria de donner au chef du poste ses
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nom et prénoms, l'indication de son domicile, il comprit que l'interlocuteur du Cabaret du Squelette lui avait tendu un piège. Il le regarda avec une expression de colère violente, con- centrée, une rage paie. Puis il dit :
— Mon nom? Ou'est-ce que ça vous l'ail? Je suis un honnête garçon. Pourquoi m'ar- rètez-vous? Ou'est-ce que cela signifie?
— Enfin, voire nom, répéta Bernardet. L'homme hésita.
— Eh bien! je m'appelle Pradès. Étes-yous bien avancés?
Le brigadier écrivait :
— Pradès... P...r...a...d...è...s... ! Avec un accent':' Pradès... Prénoms?
— Charles, si vous voulez!
— Oh! dit Bernardet, signalant la nuance, nous ne voulons rien ! Nous ne voulons que la vérité!
— Je vous la dis.
Charles Pradès fournit encore quelques indications. Il vivait à l'hôtel, rue de Paradis? Poissonnière, dans un petit hôtel de commis voyageurs et de commissionnaires en mar- chandises de second ordre. Il n'habitait Paris que depuis un mois.
D'où venait-il? Il affirmait qu'il arrivait de
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Sydney, où il était associé d'une maison de commerce. Ou plutôt il avait rompu cette asso- ciation pour venir à Paris chercher fortune. Mais, tout en parlant de Sydney, il avait laissé tomber, dans ses propos un peu vagues, fié- vreux, le nom de Buenos- Ayres, et M. Ber- nardet notait ce fait que c'était à Buenos-Ayres tout justement que Rovère avait été consul de France. L'agent ne faisait pas, du reste, res- sortir ce petit détail. A quoi bon? L'interro- gatoire véritable de Pradès — puisque Pradès il y avait — serait fait par le commissaire de police et par M. Ginory. Il n'était pas juge d'instruction, lui, Bernardet. Il était le furet qui fait sortir le gibier du clapier. A d'autres d'agir!
Ce Pradès fut d'ailleurs stupéfait, puis pris de fureur, lorsque, les questions finies, il apprit qu'on ne le remettait pas en liberté sur-le-champ.
Comment! une querelle absurde, une colli- sion sans blessure da*ns une rue de Paris suffisait pour qu'on gardât un citoyen quel- conque au poste et qu'on lui fît passer la nuit là, avec des vagabonds ou des filles?
— Vous vous plaindrez demain matin, ré- pondait Bernardet.
En attendant, on avait fouillé ce Pradès
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qui, très pâle, faisait visiblement, pour se contenir, d'atroces efforts sur lui-même, se mordait les lèvres, dans sa barbe noire, tandis qu'on examinait son portefeuille, qu'on regardait le couteau espagnol, à lame courte, qu'il avait (Bernardet le devinait bien tout à l'heure) dans sa poche droite.
Le portefeuille ne révélait rien. Il contenait des notes hebdomadaires acquittées de l'hôtel de la rue de Paradis, des enveloppes de lettres, sans aucun timbre de la poste, au nom de M. Charles Pradès, négociant, — et deux billets de banque de cent francs. Rien de plus.
Bernardet demanda simplement à Pradès comment il se faisait qu'il eut sur lui des lettres à son adresse qu'il n'avait évidemment pas reçues puisqu'elles n'étaient point tim- brées.
Il répondit :
— Ce ne sont pas des lettres. Ce sont des adresses que je donne comme cartes de visite, n'ayant pas eu le temps ou l'occasion de me faire faire des cartes chez un papetier.
— Alors ces adresses sont de votre écriture?
— Oui, dit Pradès.
L'agent de la Sûreté les examina une der- nière fois, puis, saluant le brigadier et ses
L'ACCUSATEUR 245
hommes, leur souhaita la bonne nuit et ajouta même un petit geste assez narquois à l'adresse de l'individu arrêté. Pradès eut alors un nou- veau mouvement de colère et tout son corps, brusquement, se tendit vers Bernardet avec un geste de menace. Les mains des agents le continrent bien vite et Pradès était repoussé dans le fond du poste, tandis que le petit Ber- nardet, gras et gai, passant ses doigts sur sa moustache rousse, mettait en fredonnant le pied dans la rue.
Et, jusqu'à son logis du passage de l'Ely- sée-des-Beaux-Arts, ce fredon inconscient qui venait à ses lèvres l'accompagna comme une marche allègre :
Prends ton fusil, Grégoire, Prends ta gourde pour boire, Nos messieurs sont partis A la chasse aux perdrix!
On eût pris, à l'entendre ainsi chantonner le long des trottoirs déserts, le petit M. Ber- nardet bien plutôt pour un bon bourgeois sortant du théâtre et répétant le couplet du vaudeville final que pour un policier venant de faire bonne prise. Il allait allègre, il allait devant lui, vif et gai. Et, jusqu'à sa demeure où l'attendait Mme Bernardet, toujours avenante
21.
246 L'ACCL'SATEUR
et rougeaude, tandis que ses trois fillettes reposaient dans leur chambre comme en un dortoir, l'agent de la Sûreté dut se redire que, pareil à l'empereur romain, lui pauvre diable, n'avait vraiment pas perdu sa journée.
Prends ton fusil, Grégoire...
Et le refrain de Bernardet montait, à peine distinct, comme une lointaine fanfare de vic- toire dans le brouillard gris de cette nuit de Paris.
XIV
M. Ginory n'était pas sans incertitude lors- qu'il pensait au mandat de dépôt et à la déten- tion de Jacques Dantin. Sans doute tous les prévenus, tous les accusés ont des réticences; ils dissimulent leur culpabilité sous des silen- ces volontaires, nécessaires. Us ne parlent point parce qu'ils ont prêté un serment. Leur honneur leur commande de se taire. Ils sont liés on ne sait envers qui par une parole dont ils ne peuvent expliquer la cause. C'est l'ordi- naire système des coupables qui ne peuvent se défendre. Le mystère leur paraît le salut. Ils croient en quelque sorte s'échapper dans le brouillard.
Mais Dantin, mêlé à la vie de Rovère, pou- vait avoir un intérêt quelconque à ne point livrer un secret qui peut-être ne lui appartenait
248 L'ACCUSATEUR
point. Quel secret? Un juge d'instruction n'a-t-il pas le droit de tout savoir ? Un homme accusé n'a-t-il pas le droit de tout dire ? Ou Dantin n'avait rien à révéler et il jouait une comédie, et il était coupable. Ou, si par quelques mots, par une confidence faite au juge, il pou- vait échapper à l'accusation, recouvrer sa liberté, sans doute il parlerait, après avoir essayé d'un silence inexplicable. Comment supposer qu'un innocent puisse s'acharner longtemps à ce mutisme systématique?
La découverte du portrait de Rovère chez Mme Colard devait nécessairement donner un tour nouveau, une poussée inattendue à l'in- slruction. L'arrestation de Charles Pradès apportait un élément nouveau à ces recherches. On l'amena à M. Ginory après lavoir longue- ment interrogé, le lendemain malin, chez le commissaire de police.
Bernardin, poupin, rasé de frais, était con- voqué et semblait là, dans sa redingote bien brossée, un petit abbé venant assister à une cérémonie curieuse.
En quelques heures, au contraire, après la nuit passée au poste, dans le trouble de l'in- somnie et de l'angoisse, Pradès, plus pâle que la veille, convulsé et farouche, avaii pris une expression hagarde, clignotante d'oiseau de
L'ACCUSATEUR 249
nuit poussé vers la lumière. Il répétait devant le juge ce qu'il avait dit devant le brigadier. Mais la parole, vibrante hier, était devenue rauque, sourde ; la physionomie sournoise et tragique.
Le juge d'instruction avait fait citer Mme Co- la rd, la revendeuse. Elle reconnut bien vite, sans hésitation, dans ce Pradès, l'homme qui lui avait vendu le petit panneau de Paul Baudry.
Lui, niait. Il ne savait pas ce qu'on voulait dire. Il n'avait jamais vu cette femme. Il igno- rait ce qu'était ce portrait.
— C'est celui de M. Rovère, répondait le juge. De M. Rovère assassiné. M. Rovère a été consul à Buenos-Ayres et vous avez, hier, parlé de Buenos-Ayres dans l'interrogatoire suc- cinct que vous avez subi, au poste de la rue de La Rochefoucauld.
— M. Rovère? Buenos-Ayres? répétait le jeune homme, roulant entre ses doigts son sombrero d'Amérique.
Il redisait qu'il ne connaissait point l'ancien consul, qu'il n'avait jamais visité l'Amérique du Sud, qu'il venait de Sydney...
— Bernardet, un moment, l'interrompit pour lui prendre son chapeau sans dire un mot. et JPradès jeta encore au petit homme. 1<>u-
250 L'ACCUSATEUR
jours poli, le regard mauvais de la veille. M. Ginory avait conpris l'idée de l'agent et il approuvait d'un sourire.
— La coiffe, dit-il.
Le juge regarda l'intérieur du chapeau que lui passait Bemardet.
Le sombrero portait, à l'intérieur, l'adresse de Gordon, Smithsoii and C°, Berner street, London.
— Mais, après tout, songeait le juge, Bue- nos-Ayres est un des marchés de l'importation anglaise !
— C'est, dit Pradès qui avait compris, un chapeau acheté à Sydney !
Devant les affirmations précises, violentes et courageuses de Mmc Colard, qui, maintenant, ne craignait pasd'ètre prise pour une indicatrice, il perdait cependant un peu contenance. Il avait beau dire, redire :
— Vous vous trompez, madame, je ne vous ai jamais parlé, je ne vous ai jamais vue.
Lorsque M. Ginory demandait à la mar- chande si elle persistait à reconnaître l'homme qui lui avait vendu le tableau :
— Si je persiste ! s'écriait la revendeuse, mais le coirtodansla guillotine, je persisterais !
Elle répétait :
— J'en suis sûre, je suis sûre que c'est lui I
L'ACCUSATEUR 251
Le premier interrogatoire de Pradès n'ame- nait, du reste, aucun résultat décisif. Bien certainement, si le portrait de Rovèrc avait été en la possession de ce jeune homme et vendu par lui, Charles Pradès était le complice de Dantin, sinon l'auteur même du crime. On mettrait donc en face l'un de l'autre ces deux hommes et la confrontation, peut-être, donne- rait un résultat immédiat.
Et pourquoi cette confrontation n'aurait- elle pas lieu sur-le-champ, avant que Pradès fût écroué, comme Dantin, dans la maison de détention de Mazas?
Le juge, qui venait de prononcer ce nom de Mazas, remarqua l'expression de terreur rapide qui transfigura soudain le visage du jeune homme.
Pradès balbutiait, comme hébété :
— Alors... vous ne me renvoyez pas?... Alors, je ne suis pas libre ?
M. Ginory ne répondait pas. Il donna l'ordre qu'on gardât à vue ce Pradès jusqu'à l'arrivée de Dantin, qu'on allait chercher à Mazas.
Là-bas, dans la maison murée, la cellule avait déjà fait de Jacques Dantin un malade. De cet homme à tournure de reître, la solitude éteignait le regard, semblait avoir courbé la taille. Use redressa pourtant devant le gardien
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qui vint le chercher, retrouva brusquement son
énergie nerveuse quand on ouvrit sa porte et qu'on l'appela.
Il marchait en relevant la tête, le long des couloir aux murs nus troués de cellules, et son pied frappait hardiment le sol.
La vue de la voiture cellulaire qui l'attendait pour le ramener au Palais de Justice lui donna un tressaillement nouveau, puis il se laissa aller, cahoté dans cette nouvelle prison mouvante, prison de bois plus étroite que la prison de pierre, et qui l'emportait vers quelque inconnu nouveau.
Et cette idée, cette sensation qu'il était si près de la vie vivante, — et si loin ! — qu'il longeait des rues, frôlait des fiacres où des hommes, des femmes, étaient libres, lui cau- sait une irritation nerveuse, désespérée.
L'air que respiraient tous les autres, il le sen- tait, il l'aspirait, mais à travers une grille, par une sorte de jour de souffrance et comme empoisonné, dès son entrée dans la voiture, par l'odeur de renfermé de cette boîte où les malfaiteurs avaient cuvé leurs crimes, vomi leurs injures.
Il en avait assez déjà de cet étouffement, il en était las.
On arriva au Palais de Justice et Jacques
L'ACCUSATEUR 283
Dantin reconnut les escaliers qu'il avaitgravis, le couloir qui menait au cabinet du juge d'ins- truction. En entrant dans la pièce étroite où l'attendait M. Ginory, Dantin salua le magis- trat d'un geste de bravade pourtant courtoise comme d'un salut d'épée avant le duel. Puis, il regarda autour de lui, étonné de trouver, entre deux gardes municipaux, quelqu'un qu'il ne connaissait pas : Pradès.
M. Ginory les étudiait, l'un et l'autre. S'il avait la moindre accointance avec ce Pradès qui, lui aussi, curieusement, interrogeait Dantin du regard, Jacques Dantin était un grand comédien, car aucun indice, nul tres- saillement involontaire, pas une .expression saisissable ne put déceler aux yeux exercés du juge que le détenu eût jamais rencontré cet homme.
Le juge d'instruction avait tenu à ce que Bernardet fût encore présent à la confronta- tion, et le visage du petit limier de police, devenu sérieux, presque sévère, était tourné. violemment interrogateur, vers Dantin. Le policier devenait inquisiteur. Mais rien, rien ne put lui révéler entre Dantin et Pradès une inti- mité quelconque. Généralement, les prévenus laissent échapper un geste, transparaître leur émotion lorsque, menés dans le cabinet d'un
254 L'ACCUSATEUR
juge, ils y trouvent, brusquement arrêté, un complice inattendu. Cette fois, pas un muscle de Dantin n'avait bougé, pas un cil.
M. Ginory fit asseoir Jacques Dantin devant lui, la figure en plein dans la lumière. Il lui demanda, lui montrant Pradès debout :
— Reconnaissez-vous cet homme? Dantin, après quelques secondes à peine.
répondit :
— Non. Je ne lai jamais vu!
— Jamais?
— Je ne crois pas. 11 m'est inconnu.
— Et vous, Pradès, avez-vous jamais vu Jacques Dantin?
— Jamais, dit à son tour Pradès, dont la voix rauque contrastait avec l'accent bref, la réponse claire de Dantin.
— C'est cependant, fit le juge, l'original du portrait que vous avez vendu à Mme Colard.
— Le portrait?
— Regardez bien Dantin. Regardez-le bien, répéta M. Ginory. Vous reconnaissez que c'est l'original du portrait en question?
— Oui, répondit Pradès, dont les yeux agrandis se fixaient sur le prisonnier.
— Ah! fit le juge, l'accent joyeux. Il compléta ce ah! en demandant :
— Et comment, dites-moi, reconnaissez-
L'ACCUSATEUR 235
vous si vite le modèle d'un portrait que vous avez vu durant si peu de temps, dans mon cabinet, tout à l'heure?
— Je né sais pas, balbutia Pradès, ne com- prenant point la gravité d'une question faite d'un ton insinuant, presque aimable.
— Eh bien! continua M. Ginory, toujours conciliant, je vais vous l'expliquer. Il est cer- tain que vous reconnaissez ces traits parce que vous avez longuement contemplé le portrait en question, parce que vous l'avez eu longtemps entre les mains, tourné et retourné... par exemple, .. je vous donne encore cette raison absolum. it valable... par exemple pour en arracher le cadre.
— Le cadre? quel cadre? demanda le jeune homme stupéfait, ne quittant pas du regard le juge qui lui semblait doué d'un • pouvoir occulte, car M. Ginory continuait, précisait :
— Le cadre! que vous avez assez violem- ment enlevé, puisque des traces de déchirure existent dans le petit panneau de bois. Et si, après avoir découvert la peinture même chez Mme Colard , nous parvenons à retrouver le cadre en question chez une autre revendeuse, — ce cfui ne sera pas très difficile (et le juge d'instruction souriait à M. Bernardet, l'air toujours gai), — si nous ajoutons une dépo-
25G L'ACCUSATEUR
sition nouvelle à celle de Mme Colard...Oui ! -i. à la déposition si nette et si décisive de cette femme, nous en ajoutons une autre, qu'avez- vous à dire?
Un silence. Pradès tournait la tête autour de lui, l'expression égarée, cherchant une issue ou un appui, étouffant comme un homme qui se noierait.
Et le regard de Jacques Dantin s'abattait sur lui, l'enveloppait brusquement, en même temps que celui du juge, plus aigu, pénétrait. fouillait l'âme de cet inconnu, blême et défait maintenant.
Enfin, Pradès prononça quelques mots. Que lui voulait-on? De quel cadre parlait le juge? Un cadre?... Pourquoi cette histoire de cadre? Et le second témoin, la revendeuse, dont il était question dans les paroles de M. Ginory, où était-il, ce second témoin, avec sa « dépo- sition nouvelle »?
— Où est le témoin? répondit le juge. Oh! tout près! Je vais le faire appeler une seconde fois!...
— C'est bien assez d'une! dit Pradès, en jetant un regard féroce à Mme Colard qui, sur un signe de M. Ginory, était entrée, toute pale, se sentant redevenir peureuse.
Il ajouta, menaçant :
L'ACCUSATEUR 257
— C'est même trop d'une !
Et les doigts de sa main droite se crispaient comme autour d'un manche de couteau. A partir de ce moment, Bernardet, qui étu- diait chaque geste de l'homme , fut con- vaincu que le meurtrier de Rovère était là. Il voyait cette main armée d'un couteau, — celui qu'on avait trouvé dans la poche de Pra- dès, s'abattant sur la victime et ouvrant la gorge à l'ancien consul.
Mais alors?... Dantin? — Un complice, sans doute. La tête dont cet aventurier était le bras. Car enfin, dans l'œil du mort, l'image de Jacques Dantin, son sïsage même, se reflé- taient comme une preuve évidente, comme une accusation que préciserait un fantôme à l'heure de l'agonie du mort, à son dernier râle. Jacques Dantin était là. L'œil accusait, l'œil parlait.
Le témoignage de Mmc Colard ne permettait aucun doute pour M. Ginory. Ce Charles Pradès était bien l'individu qui avait vendu le portrait de Rovère. Tenait-il ce portrait de Jacques Dantin? Le résultat de la confronta- tion ne permettait pas encore de l'affirmer. Rien ne prouvait que ces deux hommes se fussent jamais rencontrés. Aucun tressaille- ment n'avait décelé chez Dantin la moindre
258 I/ACCUSATEUK
émotion à la vue de Pradès. Celui-ci seul se trahissait en retrouvant chez l'inculpé de Mazas le modèle du portrait peint par Paul Baudry.
Mais, du moins, comme le juge l'avait sou- igné avec précision, le fait seul de recon- naître Dantin constituait [contre Pradès une charge nouvelle. Ajoutée au témoignage, à l'affirmation formelle de la revendeuse, cette charge devenait grave.
Froidement, M. Ginory dit à son greffier ce simple mot :
— Un mandat.
Puis, quand Favarel eut pris un papier imprimé portant un en-tête que Pradès, de loin, essayait de déchiffrer, le juge interrogea. Et, sous la parole lente de M. Ginory, le greffier remplit les quelques mots qui res- taient en blanc sur un de ces mandats qui, d'un homme en liberté, font un inculpé, un prisonnier.
— Vous vous appelez? demandait M. Gi- nory à Pradès.
— Pradès.
— Votre prénom ?
— Henri.
— Vous aviez dit Charles au commissaire de police.
L'ACCUSATEUR 259
— Henri-Charles ou Charles-Henri, comme vous voudrez...
Le juge ne faisait même pas un signe à Favarel, assis devant la table, et qui écrivait très vite sans que M. Ginory même dictât.
— Votre profession? continua le juge.
— Commissionnaire en marchandises.
— Votre âge?
— Vingt-huit ans.
— Votre demeure ?
— Sydney. Australie.
Et, sur le papier officiel, les réponses de Pradès venaient remplir, une à une, les lignes blanches laissées entre les lignes im- primées :
Tribunal de première instance du Département de la Seine
MANDAT ÛF nfPflT Nous' Edme-Armand-Georges
mwnuHi ut utrui Ginory, juge d'instruction au tri- bunal de irc instance du départe- Contre PRADES nient de la Seine, mandons et. or- donnons à tous huissiers ou agents de la force publique de conduire on La maison d'arrêt de Mazas, en Nota. — Mettre exac- se conformant à la loi, Pradès tement les noms, pré- (Charles-Henri) âgé de vingt-huit noms, profession, âge, anSi commissionnaire en marchan- demeure et la nature de dises à Sydney. I inculpation. ¥ ■ ». ,. ... ., , Inculpe de compucité dans le
meurtre de Louis-Pierre Hovère.
Enjoignons au Directeur de ladite maison d'arrèl de recevoir et rete-
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signalement n)1* en dépôt jusqu'à nouvel ordre Requérons tout dépositaire de Taille mètre la force publique de prêter main- centimètres forte pour l'exécution du présenl Front mandai s'il en est requis par le ez porteur d'icelui, à l'effel de quoi B h nous l'avons signé H scellé de
Menton noll'r SCeau-
Sourcils Fail au Palais de Justice à Paris,
Cheveux le 12 février mil huit ceril quatre-
Visage vingt-seize.
Et, au-dessous du timbre sec appliqué par le greffier sur le mandat, M. Ginory mettait sa signature en disant à Favarel :
— Le signalement reste en blanc. On le remplira au service anthropométrique !
Alors Pradès, abêti jusque-là, et comme ne comprenant qu'à demi ce qui se passait autour de lui, eut un ressaut subit, une révolte, et tout ce qu'il y avait en lui de fauve le poussa à tin bondissement terrible. Un cri jaillit :
— Arrêté ? Vous m'arrêtez ?
Vers la table où, très calme, le cou gras sor- tant de sa cravate mal nouée, M. Ginory s'ap- puyait, tenant encore la plume qui venait de signer le mandat de dépôt, le jeune homme -<■ tendit, le corps en avant, fou de colère et si les gardes municipaux ne l'eussent retenu par les poignets, ses mains saisissaient le juge d'instruction au cou, ce cou court et rougeaud d'homme sanguin.
L'ACCUSATEUR 261
Oïi maintint Pradès et, piquant du bout de sa plume la table sur laquelle le greffier écri- vait, le juge d'instruction dit doucement, avec un sourire :
— Tout de même, plus d'un malfaiteur se livre lui-même dans sa colère. J'ai souvent pensé à me faire un peu, tout petit peu assas- siner, quand j'avais devant moi un inculpé que je sentais coupable et qui n'avouait pas. Emme- nez cet homme-là î
Et, pendant qu'on poussait hors de la salle Pradès qui hurlait , criait : « Canailles ! » M. Ginory ordonnait qu'on le laissât seul avec Dantin.
— Seul, dit-il en appuyant sur le mot, à Bernardet , dont le regard n'était pas sans inquiétude.
Le greffier se levait à demi, repliant des papiers, les glissant dans les poches d'une serviette usée.
— Non, vous restez, vous, Favarel !
— Eh bien ! dit le juge, presque familier, lorsque Jacques Dantin se retrouva, comme quelques journées auparavant, face à face avec lui dans ce même cabinet du Palais de Justice, avez-vous réfléchi ?
Jacques Dantin. les lèvres serrées, ne répon- dait pas.
262 L'ACCUSATEUR
— C'est pourtant une conseillère... une conseillère d'un genre spécial que la cellule. Celui qui l'a inventée...
— Oui, interrompit Dantin brusquement. Le cerveau bout entre ces murailles. Je n'ai pas dormi depuis que je suis là-bas. Pas dormi. L'insomnie me tue. Il me semble que j'y devien- drai fou.
— Alors? lit M. Ginory.
— Alors...
Jacques Dantin jeta un regard sur le greffier qui se tenait, la plume à l'oreille, le menton entre les mains, attendant.
— Alors, eh bien î alors, voilà... la promesse que je m'étais faite à moi-même de rester muet, de tout garder en moi, je ne peux pas la tenir. J'étouffe, je veux tout dire... tout... Mais à vous, à vous...
— A moi seul ?
— Oui, répéta Dantin avec la même expres- sion farouche.
— Mon cher Kavarel..., commença le juge.
Le greffier s'était déjà levé, saluant légère- ment et ne faisant même pas à M. Ginory l'in- jure de lui jeter ce regard un peu effrayé qu'avait eu tout à l'heure le bon Bernardet.
— Maintenant, dit le juge à Jacques Dantin. assis en face de lui, vous pouvez parler.
LACCCSÂTKUR 263
L'inculpé hésitait encore.
— Monsieur, demanda-t-il. est-ce que tout ce qui se dit ici sera répété, doit ou peut être répété dans une salle de tribunal , en cour d'assises, je ne sais où, devant le public ?
— Cela dépend, tit M. Ginory. Mais quoi que vous sachiez, vous devez la vérité à la justice. Qu'elle soit une révélation, une accusation ou un aveu, je vous la demande !
Il veut encore, chez Dantin, une hésitation, puis un violent effort après ces mots, ajoutés par le juge :
— Je l'exige !
— Soit, dit le prisonnier. Mais 'c'est à l'homme d'honneur plus encore qu'au magis- trat que je m'adresse. Si j'ai hésité à parler, si j'ai accepté de passer pour un coupable, c'est qu'il me semblait impossible, absolument im- possible que cette vérité même ne jaillît pas brusquement, — je ne sais de quelle façon, — mais qu'elle vous devînt évidente, tout à coup, et sans qu'il me fût imposé de livrer un secret qui n'est pas à moi.
— Au juge d'instruction on peut tout dire, fit M. Ginory. Le cabinet où nous sommes a entendu bien des confessions qui n'en sont pas plus sorties que du confessionnal d'un prêtre !
264 L'ACCUSATEUR
Et déjà, après avoir accusé Dantin de men- songe, cru à une comédie, souri dédaigneu- sement de cette invention si commode de serment prêté et qu'on ne peut violer, la per- ception entrait dans la pensée du magistrat de la possibilité d'une sincérité chez cet homme, fermé jusqu'ici et comme enserré dans un mutisme hostile.
La façon même dont, cette fois, Jacques Dantin abordait la question, le ton résolu dont il parlait ne ressemblaient guère à l'attitude qu'il gardait l'autre jour, obstinément, dans ce même cabinet, sur ce même siège* à cette même place.
La réflexion, la prison — la cellule sans doute, l'effarante et pneumatique cellule — avaient agi. L'homme qui s'acharnait à ne point parler voulait maintenant tout révéler.
— Oui, dit-il, tout, puisque, malgré mon espoir, rien n'est venu vous affirmer que je ne mentais pas !
Je vous écoute, fit le juge.
XV
Alors, dans une confidence longue et ardem- ment faite, émouvante, pleine de ressouvenirs, de tristesses, de retours quasi inconscients vers le passé disparu, évoquant les années de jeunesse, les chères années autrefois vécues avec Rovère, les printemps enfuis, l'affection défunte, Jacques Dantin se livra, livra ses amertumes, ses déceptions, la rancœur de sa vie gâchée, vie de viveur, d'une existence qui aurait pu être belle et qui, si inutile et si bête, avait pu donner à penser qu'il pût être — et pourquoi? comment? par besoin d'argent, perte du sens moral, — descendu jusqu'au crime.
— Ah! j'ai payé cher par vos soupçons les folies de mes journées vides !
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266 L'ACCUSATEUR
Ce Rovère, qu'on l'avait accusé d'avoir tué, il l'avait aimé, et, à dire vrai, dans cette existence absurde et tourmentée qu'il s'était faite, Rovère avait été le seul ami vrai qu'il eût rencontré. Le seul. Lui aussi, Rovère, sorte de philosophe pessimiste, solitaire, lycanthrope, après avoir été épris d'intermina- bles fêtes, assoiffé de jouissances, lui aussi reconnaissait, dans les dernières années de sa vie, que les affections désintéressé* - sont rares en ce monde et sa misanthropie sauvage s'adoucissait devant ce qui restait à Jacques Dantin de la belle humeur d'autrefois.
— Moi, je continuais à essayer de chercher dans ce qu'on appelle le plaisir et ce qui, lorsque les tempes grisonnent, devient le vice, dans le jeu, dans le tapage de Paris, à oublier la vie. la lourde vie de l'homme vieillissant, seul, sans foyer, sans famille, vieux garçon aboli que les plus jeunes regardent avec haine comme en se disant : « Pourquoi est-il encore là? » — Lui, de plus en plus, s'enfonçait dans un besoin de solitude noire, ruminant sa vie d'aventures, aussi niaisement gaspillée que la mienne et ne voulant plus voir personne. Un loup, un sanglier dans sa bauge. Comprenez- vous cette amitié de deux êtres vieillis, dont l'un s'étourdit pour ne pas se sentir vivre et
MfU.
tT
L'ACCUSATEUR 267
dont l'autre enfermé, farouche, attend la morl au coin du feu?
— Parfaitement, allez !
Et le juge*, les yeux rivés sur Jacques Dan- tin, voyait cet homme s'exalter, devenu fébrile, au récit de ce passé, à l'évocation de ces choses enfuies, de cette affection perdue, perdue comme toute sa vie même.
— Ce n'est pas une conférence, n'est-ce pas? Vous ne croyez pas non plus à une comé- die ? J'aimais Rovère. La vie souvent nous avait séparés. Il allait chercher fortune au bout du monde ; moi je gâchais et mangeais la mienne à Paris, mais nous avions toujours gardé des relations étroites, et quand il reve- nait toucher terre en France, c'était notre joie de nous retrouver. Et plus la barbe devenait grise, plus le cœur, racorni sur tant d'autres points, redevenait tendre sur ce point-là. Je l'avais toujours trouvé morose. Dès nos vingt ans il traînait avec lui un compagnon sinistre: l'ennui. Il n'avait choisi cette carrière des consulats que pour aller au diable, vivre loin de tout et d'une existence qui ne ressemblait pas à la nôtre. Je lui répétais souvent, en riant, qu'il devait avoir en lui un amour rentré, une passion malheureuse. Il disait non. Je feignais de le croire. On n'est pas sombre
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266 LACCUSATEIR
Ce Rovère, qu'on l'avait accusé d'avoir tué, il l'avait aimé, et, à dire vrai, dans cette existence absurde et tourmentée qu'il s'était faite, Rovère avait été le seul ami vrai qu'il eût rencontré. Le seul. Lui aussi, Rovère, sorte de philosophe pessimiste, solitaire, lycanthrope, après avoir été épris d'intermina- bles fêtes, assoiffé de jouissances, lui aussi reconnaissait, dans les dernières années de sa vie, que les affections désintéressées sont rares en ce monde et sa misanthropie sauvage s'adoucissait devant ce qui restait à Jacques Dantin de la belle humeur d'autrefois.
— Moi, je continuais à essayer de chercher dan- ce qu'on appelle le plaisir et ce qui, lorsque les tempes grisonnent, devient le vice, dans le jeu, dans le tapage de Paris, à oublier la \ i<\ la lourde vie de l'homme vieillissant, -cul. sans foyer, sans famille, vieux garçon aboli que les plus jeunes regardent avec haine comme en se disant : « Pourquoi esfc-il encore là? » — Lui, de plus en plus, s'enfonçait dans un besoin de solitude noire, ruminant sa vie d'aventures, aussi niaisement gaspillée que la mienne et ne voulant plus voir personne. Un loup, un sanglier dans sa bauge. Comprenez- vous cette amitié de deux êtres vieillis, dont l'un s'étourdit pour ne pas se sentir vivre et
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dont l'autre enfermé, farouche, attend la mort au coin du feu?
— Parfaitement, allez !
Et le juge*, les yeux rivés sur Jacques Dan- tin, voyait cet homme s'exalter, devenu fébrile, au récit de ce passé, à l'évocation de ces choses enfuies, de cette affection perdue, perdue comme toute sa vie même.
— Ce n'est pas une conférence, n'est-ce pas? Vous ne croyez pas non plus à une comé- die ? J'aimais Rovère. La vie souvent nous avait séparés. Il allait chercher fortune au bout du monde ; moi je gâchais et mangeais la mienne à Paris, mais nous avions toujours gardé des relations étroites, et quand il reve- nait toucher terre en France, c'était notre joie de nous retrouver. Et plus la barbe devenait grise, plus le cœur, racorni sur tant d'autres points, redevenait tendre sur ce point-là. Je l'avais toujours trouvé morose. Dès nos vingt ans il traînait avec lui un compagnon sinistre: l'ennui. Il n'avait choisi cette carrière des consulats que pour aller au diable, vivre loin de tout et d'une existence qui ne ressemblait pas à la nôtre. Je lui répétais souvent, en riant, qu'il devait avoir en lui un amour rentré, une passion malheureuse. Il disait non. Je feignais de le croire. On n'est pas sombre
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comme ça sans un chagrin qui ronge. Après tout, dit Jacques Dantin en s'interrompant, il y en a d'autres qui ne sont pas plus gais avec un rire aux lèvres ! La tristesse ne prouve rien. Ni la gaieté !
Son visage de reître hautain prenait une expression de mélancolie lassée qui étonnait, puis apitoyait le juge, écoutant, silencieux et grave.
— Je laisse là tous les détails de notre exis- tence, n'est-ce pas ? Mon monologue serait trop long. Les années de jeunesse, passées avec une rapidité de vertige, nous nous étions retrouvés enfin, lui tout à fait las, choisissant ce logis du boulevard extérieur pour y vivre en tisonnant son feu et y mourir, entre ses tableaux et ses livres, moi continuant à m'épe- ronner comme un cheval fourbu. Rovère me faisait de la morale, je me moquais de ses prêches et j'allais le voir pour ruminer un peu de notre passé au coin de la cheminée. Une de ses joies, c'avait été ce portrait de moi par Paul Baudry, fait à Bordeaux, il y a si longtemps î 71!... Il l'avait accroché dans son salon, au coin de sa cheminée, à gauche, et me disait souvent :
— « Tu sais, quand tu n'es pas là, je te parle !
L'ACCUSATEUR 269
« Je n'étais pas là souvent. La vie de Paris nous prend par ses mille riens. Les journées, qui semblent interminables quand on a vingt ans, filent comme des trains fous quand on a passé la cinquantaine, Pftt ! Quelle vitesse express ! Et Ton n'a même pas le temps de s'arrêter pour voir, fût-ce en passant, ceux qu'on aime le mieux. Au dernier moment, si l'on a sa raison, on doit se dire : « Comme j'ai jeté au vent tout ce que la vie nous donne d'un peu précieux, les rares affections rencontrées! Comme j'ai été fou ! Comme j'ai été bête ! » Ne faites pas attention à mes philosophailleries... de cellule ! Mazas force à penser.
« Un jour, — c'était un matin, au retour du cercle où j'avais passé la nuit à perdre stupide- ment des sommes qui eussent fait la joie de cent familles — je trouvai sur mon bureau une carte-télégramme de Rovère. Si l'on a fouillé mes papiers, on a dû la retrouver, je l'ai gardée. Rovère, dans ce petit bleu, me sup- pliait d'accourir le voir, tout de suite. J'eus un frisson, la perception nette d'un danger de mort. L'écriture était tremblée, modifiée. El je me frappai le front avec colère. Ce télégramme m'attendait chez moi depuis la veille, tandis que je dépensais ma nuit a la table de jeu ! — Si, me précipitant vers le boulevard de Clichy,
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j'avais trouvé Rovère mort en y arrivant, je n'aurais pas eu, je crois, un plus grand déses- poir dans toute ma vie. Son assassinat m'a paru atroce ; mais j'ai pu, du moins, ne pas faire faillite à son affection.
« Voici comment : Le télégramme lu, je me jette dans un fiacre, j'accours chez lui. Cette femme qui lui servait de ménagère. Mme Mo- niche, la concierge, lève les bras après m'avoir ouvert la porte et me dit :
— Vous voulez voir monsieur ? Il a failli passer, cette nuit, mais il va mieux !
« Au coin de son feu, la veille, Rovère avait été frappé d'une hémiplégie, bientôt com- battue, et dès qu'il avait pu tenir une plume il avait — malgré la défense du docteur appelé en hâte — tracé, envoyé cette dépêche qui m'attendait depuis des heures !
« Il voulait me voir de suite. Dès qu'il m'a- perçut, lui, l'homme fort, le misanthrope for- cené, silencieux etsombre, il me lendit les bras, me serra contre lui, fondit en larmes. Son étreinte était celle d'un homme qui concentre dans un être tout ce qui lui reste d'espoir.
« — Toi! toi! me disait-il, tout bas, dans l'oreille. Toi !.. Si tu savais!
« Je me sentais remué jusqu'aux moelles. Cette figure mâle, si énergique d'ordinaire,
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avait une expression d'effroi en quelque sorte enfantine, un effarement peureux. Des larmes montaient aux yeux agrandis.
« — Oh ! comme je t'attendais ! comme je t'attendais !...
« Il répétait cette phrase avec une obstina- tion encore anxieuse. Et puis des étouffements le prenaient. L'émotion! Ma vue lui rappelait l'affreuse angoisse de cette longue nuit où il avait cru mourir sans m'avoir parlé une der- nière fois.
« — ... Car, ce que j'ai à te dire...
« Et il hochait la tête. .<( — ... C'est tout le secret de ma vie !
« Il était étendu sur une chaise longue, dans ce bureau où il passait ses dernières journées, avec ses livres. Il me fit asseoir près de lui, me prit la main et me dit :
« — Je vais mourir. J'ai bien cru que c'était fini, cette nuit. Je t'appelais ! Eh bien, si j'é- tais mort, il y a un être au monde qui n'aurait pas eu la fortune qui lui revient... J'ai...
« Il baissa la voix "comme si on nous eût épiés, comme si l'on pouvait entendre.
« — ... J'ai une fille... Oui, même à toi qui sais à peu près tout de ma vie, j'ai caché ce secret-là, qui me torture. Une fille qui m'aime et qui n'a pas le droit d'avouer cette tendresse
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pas plus que je n'ai celui de lui donner mon nom. Ah! notre jeunesse! Triste jeunesse! Elle pèse de tout son poids. J'ai eu des ca- prices, j'ai fait des folies, je n'ai pas su me créer des devoirs. On ne vit plus que par les devoirs, à un moment donné de l'existence. Si j'avais su!... J'aurais un foyer aujourd'hui, un être cher auprès de moi et, au lieu de cela, une affection dont j'ai honte et que j'ai cachée, même à toi, Jacques, à toi, com- prends-tu?
((J'ai toutes ces paroles de Rovère présentes comme si je les entendais encore. Cette con- versation avec le pauvre ami que secouait par- fois quelque crise m'est restée comme le plus précis et le plus poignant des souvenirs. Elle m'enfonçait, d'ailleurs à moi-même, comme des épingles dans le cœur. Tout ce que souf- frait le solitaire, je l'éprouvais, moi aussi, l'inutile ! Et, dans une sorte de confidence haletante, qui me navrait, le pauvre homme, en effet, me révéla le secret qu'il avait cru de- voir me cacher depuis tant d'années et que je lui jurai , — je lui jurai sur l'honneur, et voilà pourquoi j'ai hésité à parler ou plutôt j'ai re- fusé de parler, ne voulant compromettre per- sonne, ni le mort, ni les vivants. — je lui jurai, monsieur le juge d'instruction, de ne rien
L'ACCUSATEUR 273
répéter de ce qu'il n'avait dit à personne, à personne qu'à elle...
— Elle ? interrogea M. Ginory en interrom- pant Jacques Dantin.
— Sa fille, répondit Jacques.
Le juge alors se rappela cette visiteuse en deuil que Ton avait vue parfois au logis de Rovère et l'espèce de petit roman dont Paul Rodier avait parlé dans son journal : le roman de la Femme en noir.
— Et cette fille? demanda encore le juge.
— Elle porte, fit Dantin avec un geste dé- couragé, le nom du père que la loi lui donne et ce nom est un grand nom, un nom illustre, celui d'un officier général en retraite, habitant la province, avec sa femme, et adorant cette fille qui est née d'un autre. La femme vit avec son mari, qu'elle soigne, qu'elle entoure d'un dé- vouement fait de remords, peut-être, mais qui donne au vieux soldat l'illusion du plus pro- fond amour qu'un homme puisse rencontrer sur terre; Il y a quelques années, pendant une maladie qu'elle pouvait croire, qu'elle croyait mortelle, la mère, redoutant les aphasies de l'agonie, le mutisme de la mort, avait fait à sa fille la confidence de cette paternité cachée. Il lui semblait qu'en se confessant ainsi, elle expiait. Et, par l'ordre de sa mère, celle qu'on
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a appelé la femme en noir venait voir Rovère, mais, en même temps, sorte de charité fidèle au nom qu'elle porte, la pauvre fille, enfer- mant en elle le secret d'un autre, laissant à celui qui se croit son père l'illusion du bonheur, n'a jamais voulu se marier, jamais voulu quitter le vieux soldat paralysé qu'elle soigne, elle aussi, qui l'appelle sa fille et qui l'adore.
— Ah ! dit M. Ginory, restant muet un mo- ment devant ce drame très simple et dont, en une seule minute de réflexion, il entrevoyait, analysait presque toutes les douleurs cachées : larmes secrètes, sanglots étouffés, embrasse- ments furtifs. — Et voilà pourquoi vous vous taisiez ? dit-il à Jacques.
— Oui, monsieur, Et puis il y avait en moi, même dans cette sorte de partie engagée avec le sort, quelque chose du défi ou de la supers- tition du joueur. Sans être byzantin, il me plaisait de me mesurer ainsi avec la destinée. Je voulais, avec une sorte de curiosité morbide, savoir ce qui sortirait de cette course de la bille, et si elle s'arrêterait sur la rouge ou la noire. Je vous jure, il y avait dans mon mutisme de ce bizarre sentiment-là. Oh! mais je ne pou- vais longtemps supporter cette torture, et, ne voyant pas venir le salut attendu, j'aurais parlé, j'aurais parlé pour échapper à la cellule, à
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l'étouffement. Il me semble pourtant que je devais à mon ami mort de ne livrer son secret à personne, pas même à vous. Je n'oublierai jamais la joie de Rovère lorsque, soulagé du poids de cette confidence qu'il venait de me faire, il me dit que maintenant celle qui était sa fille et qui était pauvre, ne vivant là-bas, à Blois, que de la pension de retraite de celui dont elle se faisait, avec Vautre, la mère, la garde-malade, sachant qu'elle n'était pas son enfant, cette innocente qui payait d'une exis- tence de sacrifice la faute de deux coupables, pourrait du moins avoir une (in de vie heureuse. « — Elle est jeune, celui quelle soigne ne* vivra pas toujours. Ma fortune lui fera une dot. Et alors...
« Cette fortune, c'est à moi qu'il voulait la confier. Il avait peu d'argent chez son notaire. Défiant et maniaque, Rovère gardait toutes ses valeurs chez lui, dans sa caisse, comme ses livres dans sa bibliothèque. Il semblait qu'il fût collectionneur, amasseur en toutes choses. Avare ? Non. Mais il voulait avoir autour de lui, près de lui, sous la main, tout ce qui était à lui. Il voulait peut-être aussi avoir la possi- bilité de donner directement ce qu'il voudrait à qui bon lui semblerait et, par exemple, de me confier à moi un fidéicommis.
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a appelé la femme en noir venait voir Rovère, niais, en môme temps, sorte de chanté fidèle au nom qu'elle porte, la pauvre fille, enfer- mant en elle le secret d'un autre, laissant à celui qui se croit son père l'illusion du bonheur, n'a jamais voulu se marier, jamais voulu quitter le vieux soldat paralysé qu'elle soigne, elle aussi, qui l'appelle sa fille et qui l'adore.
— Ah ! dit M. Ginory, restant muet un mo- ment devant ce drame très simple et dont, en une seule minute de réflexion, il entrevoyait, analysait presque toutes les douleurs cachées : larmes secrètes, sanglots étouffés, embrasse- ments furtifs. — Et voilà pourquoi vous vous taisiez ? dit-il à Jacques.
— Oui, monsieur, Et puis il y avait en moi, même dans cette sorte de partie engagée avec le sort, quelque chose du défi ou de la supers- tition du joueur. Sans être byzantin, il me plaisait de me mesurer ainsi avec la destinée. Je voulais, avec une sorte de curiosité morbide, savoir ce qui sortirait de cette course de la bille, et si elle s'arrêterait sur la rouge ou la noire. Je vous jure, il y avait dans mon mutisme de ce bizarre sentiment-là. Oh! mais je ne pou- vais longtemps supporter cette torture, et, ne voyant pas venirle salulattendu, j'aurais parlé, j'aurais parlé pour échapper à la cellule, à
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l'étouffement. Il me semble pourtant que je devais à mon ami mort de ne livrer son secret à personne, pas même à vous. Je n'oublierai jamais la joie de Rovère lorsque, soulagé du poids de cette confidence qu'il venait de me faire, il me dit que maintenant celle qui était sa fille et qui était pauvre, ne vivant là-bas, à Blois, que de la pension de retraite de celui dont elle se faisait, avec Vautre, la mère, la garde-malade, sachant qu'elle n'était pas son enfant, cette innocente qui payait d'une exis- tence de sacrifice la faute de deux coupables, pourrait du moins avoir une fin dévie heureuse. « — Elle est jeune, celui qu'elle soigne ne* vivra pas toujours. Ma fortune lui fera une dot. Et alors...
« Cette fortune, c'est à moi qu'il voulait la confier. Il avait peu d'argent chez son notaire. Défiant et maniaque, Rovère gardait toutes ses valeurs chez lui, dans sa caisse, comme ses livres dans sa bibliothèque. Il semblait qu'il fût collectionneur, amasseur en toutes choses. Avare? Non. Mais il voulait avoir autour de lui, près de lui, sous la main, tout ce qui était à lui. Il voulait peut-être aussi avoir la possi- bilité de donner directement ce qu'il voudrait à qui bon lui semblerait et, par exemple, de me confier à moi un fidéicommis.
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« Je regrette de ne lui avoir pas demandé nettement, ce jour-là, le jour de la première confidence, ce qu'il comptait faire de sa for- tune et comment il entendait enrichir cette enfant qu'il n'avait pas le droit de reconnaître. Je n'osai pas ou plutôt je n'y pensai pas. Rien n'était plus facile sans doute. De la main à la main, par moi, il pouvait faire parvenir à qui il voulait tout ce qu'il eût souhaité. Je n'y songeai pas, je vous le répète. J'étais tout à cette émotion qui me secouait en retrouvant un être affaibli et quasi moribond dans l'ami que j'avais connu si altier et si beau. Oh ! ces pauvres yeux douloureux et inquiets, cette voix basse, comme s'il eût redouté qu -un ennemi ou même un indifférent lut aux écoutes! La maladie avait fait brusquement, brutalement, de cet être hardi un homme vieilli soudain et peureux!
« Je sortis navré de cette douloureuse visite, emportant ce secret qui me semblait lourd et cruel et me rappelait à moi-même l'inutilité d'une vie gâchée. Mais je sentais que Rovère devait, en effet, sa fortune à cette fille qui, au lendemain de la mort du malade qu'elle veil- lait pieusement, allait se trouver pauvre et isolée, perdue dans une petite maison d'une des rues montantes, près du château de Blois.
L'ACCUSATEUR 277
Je sentais que ce que ce père anonyme lais- sait après lui ne devait pas aller à des col- latéraux lointains qu'il n'aimait pas, ne con- naissait même pas, qui ignoraient ses souf- frances et peut-être même son existence et qui, de par la loi, hériteraient de biens appar- tenant, de par la volonté du mourant, à une autre.
« Un mourant, oui. Il n'y avait pas à se faire illusion et le docteur Vilandry, que je priai de m'accompagner chez Rovère, ne me le cacha point. Rovère mourait d'une albuminurie qui» faisait des progrès rapides, elle l'avait terrassé tout d'abord et le minait lentement.
« Il fallait donc que, puisque cet homme n'était pas seul au monde, il songeât à celle qu'il m'avait nommée et qu'il aimait.
« — Car je l'aime, cette enfant dont je n'ai pas le droit de dire le nom. Je l'aime. Elle est bonne, tendre, admirable. Si je ne trouvais pas qu'elle me ressemble — car elle me ressemble — je te dirais qu'elle est belle. Je serais fier de crier tout haut : « C'est ma fille! » de la pro- mener à mon bras, de m'en parer, et je dois cacher ce secret-là à tout le monde. Et c'est ma torture. Et c'est le châtiment de tout ce qui n'est pas la vie droite et le devoir. Ah ! tristes amours, mauvaises amours!
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« Cette même malédiction du passé lui venait aux lèvres comme elle m'était venue à la pensée, en le quittant. Le vieux manœuvre, narrasse de labeur pendant la semaine et qui pouvait se promener, sur ce boulevard de Clichy, avec sa fille à son bras, était plus heureux que Rovère! Et — chose étrange, sentiment de honte et de remords — se sentant glisser vers le trou du cimetière, il ne témoi- gnait pas du désir de voir cette enfant, de la faire venir de Blois sous un prétexte quel- conque, facile à trouver, une dépèche à in- venter...
« Non, il éprouvait comme un Apre besoin de solitude, il redoutait une entrevue où toute sa douleur lui fût remontée aux lèvres en paroles incohérentes. 11 avait peur de lui-même, de sa faiblesse, des balbutiements de sa parole, d'un vide étrange qu'il ressentait dans sa tête.
« — Il me semble qu'elle oscille sur mes épaules. Si Marthe venait... Marthe (et il répétait le nom, comme un enfant l'eût épelé) j'aurais peur de lui donner le triste spectacle d'une ruine, de lui laisser le souvenir d'une loque humaine... Et puis, et puis (il disait cela du ton ardent d'un moine), ne pas la voir, n'avoir pas le droit de la voir, c'est bien fait, ça me punit, ça me châtie!
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<( Soit. Je comprenais. J'avais peur surtout qu'une entrevue ne fût mortelle. Il avait été si terriblement secoué quand il m'avait fait de- mander, quand il m'avait vu, l'autre fois.
« Mais, du moins, je voulais lui rappeler le désir formel qu'il m'avait exprimé d'assurer l'avenir de l'innocente. Je tenais à ce qu'il réparât ainsi le passé, puisque l'argent est une des formes de ces réparations-là. Et lui re- parler de cela, de ces fidéicommis qui était si bien dans sa pensée, je n'osais pas.
« Il me disait, cet homme fort, que jamais la mort n'avait effrayé, qu'il avait bravée tant de fois, un peu partout, il me disait maintenant, affaibli par ce mal qui le tuait heure par heure :
« — Si je savais que je suis perdu, je pren- drais un parti... Mais j'ai le temps !
« Le temps ! Chaque jour lui enlevait un peu de cette vie et j'avais peur de lui dire : « Il est venu, le temps! » peur, en le poussant à une résolution suprême, de ressembler au bourreau dont la présence vient dire , au condamné : « C'est pour aujourd'hui! » Vous comprenez cela, monsieur? Et pourtant, non! je ne pouvais pas plus longtemps attendre. La confidence de Rovère avait fait de moi comme un second Rovère conservant la force de volonté que le premier n'avait plus. Je sentais que je tenais
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dans ma main, pour ainsi dire, le sort de cette Marthe, que je ne connaissais pas, mais que je sentais martyre auprès du paralytique à qui elle payait en amour la dette de l'épouse repentie. Je me disais : « Il faut qu'à moi, à moi seul, Rovère remette ce qu'il veut léguer à sa tille pauvre et c'est à moi de réveiller main- tenant, de pousser sa volonté défaillante!
« J'y étais résolu. C'était un devoir. Chaque journée emportait un peu de l'énergie du mal- heureux. Je la voyais, la loque humaine! Un matin, comme j'allais chez lui, je le trouvai dans un état singulier de terreur. 11 me conta je ne sais quelle histoire de voleur dont il avait failli être la victime, la serrure de sa porte forcée, son coffre-fort ouvert...
« Puis, tout à coup, s'interrompant, il se mit à rire, d'un pauvre faible rire, qui me lit mal :
« — Je suis bête, dit-il... Je rêve tout haut... Je continue, le jour, les cauchemars de la nuit... Un voleur ici!... Personne n'est venu... Mme Moniche a veillé... Mais j'ai la cervelle si faible, si faible !... Et j'aiconuu tant de canailles dans ma vie! Elles reviennent!... Drôles de revenants, hein?... Mais on ne retrouve en ses rêves que ce qu'on a rencontré dans sa vie. Il allait mieux choisir, voilà!
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« II essayait de rire encore.
« C'était le délire. Un délire qui se dissipait, mais qui m'effrayait, augmentant chaque jour, à des intervalles plus rapprochés.
« — Eh! bien me disais-je, pendant une heure lucide, il faut qu'il fasse ce qu'il avait résolu, ce qu'il a voulu — ce qu'il veut faire I
« Et je me décidai — il le fallait bien, si je voulais que sa fille eût une dot, — oui, je me décidai à aider cette volonté hésitante, à demi abolie. C'est le jour où Mn,c Moniche m'a vu près de lui, dans le désordre des papiers épars. Je le trouvai, ce jour-là, plus calme, étendu sur sa chaise longue, enveloppé dans sa robe de chambre et ramenant sur ses jambes mai- gres une couverture de voyage. Avec sa calotte noire et sa barbe grise, il avait l'air d'un doge mourant.
« Il me tendit sa main osseuse, me donna un triste sourire, et me dit qu'il se sentait mieux. Une période de rémission dans la maladie, une sorte de bien-être dans son état général.
« — Si je survivais pourtant?... si je m'en sortais, hein?... tit-il en me regardant bien en face.
« Et je comprenais, par ce regard ardent, d'une vitalité singulière, que cet homme, qui
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n'avait jamais redouté la mort, se raccrochait à la vie. C'est l'instinct.
« Je lui répondis que certainement il pou- vait, je lui dis même il allait survivre, mais — quelque répugnance douloureuse que j'eusse à aborder un tel sujet — je lui demandai si. précisément, le bien-être qu'il ressentait ne serait point doublé par la pensée que le sort de cette enfant, dont il m'avait parlé, serait assuré.
« — Et, puisque tu te sens mieux, mon bon Rovère, c'est peut-être le cas de mettre tout en ordre dans cette vie que tu vas reprendre et qui sera une vie nouvelle !
« Il fixa une fois encore sur moi ses beaux yeux au regard profond et je vis bien qu'il devinait toute ma pensée.
« — Tu as raison, dit-il fermement. Pas de faiblesse !
« Alors, il ramassa toutes ses forces, se leva, droit, repoussant même le bras que je lui tendais, et, dans la robe de chambre qui l'enserrait, il me parut plus grand, plus maigre, plus beau aussi... Il fit deux ou trois pas, d'abord en chancelant, puis, se raidissant, il alla droit à sa caisse, dont il fit tourner les lettres de cuivre — et qu'il ouvrit, après avoir souri en disant :
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« — J'oubliais le motl,.. Quatre lettres, c'est pourtant peu de chose, quatre lettres... Mais voilà... la tête est vide !
« Puis, la caisse ouverte, il y prit des papiers, des valeurs sans doute, des paperasses qu'il rapporta près de sa chaise longue, étala sur une table, tout près, et dit :
« — Voyons... Ce que je vais te remettre là, c'est pour elle... Un testament, oui, je pouvais faire un testament... Mais on se fût demandé en quoi j'avais été mêlé à sa vie... On eût recherché, fouillé le passé, et la mère... désho- norée, la mère... Non... Je ne veux pas./. Ce qui est à moi sera à elle, tu le lui remet- tras... tu...
« Et ses grands yeux hagards cherchaient, sur ces papiers aux larges formats, des ins- criptions qu'ils n'y trouvaient pas.
« — Ah çà ! disait-il , où sont ces obliga- tions ? Des Egyptiens, de la rente au porteur, du trois pour cent... J'ai cela ici... Ici, oui... Pas à la Banque... Où ai-je mis cela ?
<( Il remuait les papiers, les tournait, les retournait, s'effarant, devenant plus pâle...
« — Mais, lui dis-je, ce n'est donc pas ça?
« Il haussa les épaules, montra avec ironie les paperasses étalées :
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n'avait jamais redouté la mort, se raccrochait à la vie. C'est l'instinct.
« Je lui répondis que certainement il pou- vait, je lui dis même il allait survivre, mais — quelque répugnance douloureuse que j'eusse à aborder un tel sujet — je lui demandai m. précisément, le bien-être qu'il ressentait ne serait point doublé par la pensée que le sort de cette enfant, dont il m'avait parlé, serait assuré.
« — Et, puisque tu te sens mieux, mon bon Rovère, c'est peut-être le cas de mettre tout en ordre dans cette vie que tu vas reprendre et qui sera une vie nouvelle !
« Il tixa une fois encore sur moi ses beaux yeux au regard profond et je vis bien qu'il devinait toute ma pensée.
« — Tu as raison, dit-il fermement. Pa> de faiblesse !
« Alors, il ramassa toutes ses forces, se leva, droit, repoussant même le bras que je lui tendais, et, dans la robe de chambre qui l'enserrait, il me parut plus grand, plus maigre, plus beau aussi... Il lit deux ou trois pas, d'abord en chancelant, puis, se raidissant, il alla droit à sa caisse, dont il lit tourner les lettres de cuivre — et qu'il ouvrit, après avoir souri en disant :
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« — J'oubliais le motl,.. Quatre lettres, c'est pourtant peu de chose, quatre lettres... Mais voilà... la tête est vide !
« Puis, la caisse ouverte, il y prit des papiers, des valeurs sans doute, des paperasses qu'il rapporta près de sa chaise longue, étala sur une table, tout près, et dit :
« — Voyons... Ce que je vais te remettre là, c'est pour elle... Un testament, oui, je pouvais faire un testament... Mais on se fût demandé en quoi j'avais été mêlé à sa vie... On eût recherché, fouillé le passé, et la mère... désho- norée, la mère... Non... Je ne veux pas..*. Ce qui est à moi sera à elle, tu le lui remet- tras... tu...
« Et ses grands yeux hagards cherchaient, sur ces papiers aux larges formats, des ins- criptions qu'ils n'y trouvaient pas.
« — Ah çà ! disait-il , où sont ces obliga- tions ? Des Egyptiens, de la rente au porteur, du trois pour cent... J'ai cela ici... Ici, oui... Pas à la Banque... Où ai-je mis cela ?
« Il remuait les papiers, les tournait, les retournait, s'effarant, devenant plus pâle...
« — Mais, lui dis-je, ce n'est donc pas ça?
« Il haussa les épaules, montra avec ironie les paperasses étalées :
■2H', L'ACCUSATEUR
« Dos brevets de décorations ! Le bric-à- brac de la vie de consul !
« Puis, dans un nouvel effort d'énergie, il revint au coffre de fer, ouvrit la caissette, fouilla, chercha encore et recula, tout effaré :
« — Ce n'est plus là!... Pourquoi n'est-ce plus là ?
« Et je le vis me regarder encore, hagard, terrible. Toute sa face disait son effroi. Puis encore il porta à son front, où ses pauvres tempes faisaient des trous lugubres, ses mains — et balbutia, comme sortant d'un rêve :
« C'est vrai, je me souviens... J'ai caché cela... Oui, caché.. Où?... Oui, où? Je ne sais pas où... Dans des livres peut-être... Lesquels ?
« Il tournait autour de lui des regards de fou. L'anémie cérébrale, qui lui avait donné la peur d'être dévalisé, lui enlevait le souvenir, et le pauvre Rovère, mon vieil ami. avait main- tenant sur le visage l'angoisse d'un homme qui se noie et ne sait où se raccrocher pour se sauver.
« Il était debout toujours, l'œil errant, hagard; puis, essayant de tourner sur lui- même, il chancela.
« Il répétait, la voix rauque, égaré :
L'ACCUSATEUR 285
« — Où?... Où ai-je mis... où ai-je caché cela?
« C'est alors, monsieur le juge, oui, ce fut à ce moment que la concierge entra et nous vit, tous deux, face à face, devant ces papiers dont elle a parlé. Je devais avoir Pair fort embar- rassé, très pâle, une violente émotion me tenait à la gorge. Rovère lui dit, brusquement : « Que venez-vous faire là? » et la renvoya du geste. Mais Mme Moniche avait eu le temps de voir cette caisse ouverte et ces papiers étalés qu'elle dut prendre pour des valeurs. Je con- çois qu'elle ait pu s'y tromper et, quand j'y songe, m'accuser. II y avait entre Rovère et moi quelque chose de tragique. Celte femme ne le devina pas mais le sentit.
« Et ce fut plus terrible, cent fois plus atroce encore, lorsqu'elle eut disparu. Il se livra sous le crâne de Rovère comme une bataille entre la volonté et la maladie. Debout, se contraignant à ne pas fléchir, ramassant tout ce qui lui restait de forces cérébrales pour se souvenir, retrouver la- trace de la cachette où absurdement il avait glissé sa fortune, Rovère appelait à lui, violemment, ardem- ment, son énergie suprême, se débattait contre l'amnésie qui lui ôtait la mémoire de ce qu'il avait fait, — tout récemment peut-être, —
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et roulait des yeux désespérés, ne retrouvant rien, ne se souvenant pas.
« Et c'était effroyable, ce combat contre la mémoire qui se dérobait, fuyait, cet aspect de bête haletante, de sanglier forcé, que pre- nait cette homme — et j'eus un frisson, un affreux frisson, lorsque avec une rage que je n'oublierai jamais, le moribond vint, en deux pas, se jeter sur les papiers étalés, les prit entre ses maigres doigts, les froissa, les déchira et les jeta à ses pieds avec un rire d'ironie en disant, le verbe strident :
« — Ah! des décorations! Des brevets! Hochets, bêtises d'enfants ! A quoi ça sert-il, ça ? Ça la ferait-il vivre !
« Et son rire continuait. Il s'acharnait sur les brevets qu'il trépignait avec colère jus- qu'à ce qu'épuisé, il dit : « J'étouffe ! » et se laissa tomber à demi sur la chaise longue où je le couchai.
« Je crus bien qu'il allait mourir. J'en eus l'horrible sensation, toute l'angoisse. Il reprit connaissance pourtant. Mais comment, après cet évanouissement et cette crise, lui repar- ler de sa fille, de ce qu'il voulait lui léguer, lui donner plutôt, lui faire tenir par moi? Revenu à lui, d'ailleurs, il n'y pensait plu-. 11 se préoccupait d'enfantillages, de songeries
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de malade, me parlait de sa sortie prochaine. Nous irions ensemble au Bois. Nous déjeu- nerions là-bas, au Pavillon. Il avait envie de voyager. Athènes ! ... Il me parlait d'Athènes, de la Grèce... « Moi qui ai tant vu de pays, je n'ai pas vu celui-là ! » Sa tête partait vers les espaces.
« Je me disais : « Attendons. Demain, après une nuit de bon sommeil, il se souviendra peut-être. J'ai bien quelquesjours devant moi. Lui reparler aujourd'hui, ce serait provoquer une crise nouvelle ! »
« Et je l'aidai à renfermer dans sa caisse les papiers froissés, déchirés, sans qu'il me demandât, et se demandât à lui-même, com- ment ils étaient là, qui les avait jetés sur le parquet et, ce coffre-fort, qui l'avait ouvert.
(> Il avait un sourire indistinct, des gestes d'automate.
« Ensuite fatigué :
« — Je suis bien las, dit-il, je voudrais dormir !
« Je le laissai. Il avait', allongé sous sa cou- verture, fermé les yeux en disant, répétant tout bas :
« — C'est si bon, dormir !
« Je le reverrais demain. Demain, j'essaie- rais encore de réveiller cette volonté assoupie.
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Domain, la mémoire lui serait revenue et, dans quelques-uns de ses livres où il avait peut- être, comme font les Arabes en leurs silos, enfoui sa moisson, il retrouverait, nous retrou- verions ce qu'il destinait à sa fille.
« Demain! C'est le mot qu'on répète le plus souvent et dont on a le moins le droit de se servir!
« Je ne devais revoir Rovère que mort, la gorge coupée — assassiné ! Par qui? L'homme que vous avez arrêté a beaucoup voyagé; il vient de loin. Rovère a été consul à Buenos* Ayres et vous savez ce qu'il me disait, ce der- nier jour où je l'ai vu : « J'ai connu tanl de canailles dans ma vie! » Ce qui prouvait sim- plement, du reste, qu'il avait vécu.
« Voilà la vérité, monsieur. J'aurais pu VOUS la dire plus lot. Je vous répète que j'avais la faiblesse de tenir au serment prèle à l'ami mort. J'avais un nom de femme à livrer, le nom d'un homme aussi, innocent de la faute de Rovère et que le pays honore, mêlé à nos victoires d'autrefois, à nos revers aussi. Et puis, encore une fois, il me semblait que cette vérité devait jaillir des faits eux-mêmes. Lorsque j'ai été arrêté, une sorte de bravade folle m'a poussé à attendre jusqu'où l'absur- dité du hasard pouvait accumuler contre moi
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des semblants de preuve. Appétit de joueur! C'est une partie, je vous le répète, — et ce je ne sais quoi de fou vous expliquera tout, — une gageure que je tenais contre vous ou plu- tôt contre la niaiserie du destin. Je n'ai pas eu une seconde l'idée que l'erreur pût durer. Je gagnerais à ce baccarat sinistre, j'en étais certain. Je n'avais d'ailleurs qu'un mot à dire, mais ce mot, je vous le répète, j'ai hésité, et j'ai volontairement supporté le poids de cette hésitation même, parce que ce mot c'était un nom.
— Ce nom, dit M. Ginory, je ne vous l'ai pas demandé.
— Je le refusais au magistrat, fit Jacques Dantin, je le confierai à l'homme d'honneur.
— C'est qu'il n'y a ici qu'un magistrat, répondit le juge. Mais l'instruction a ses se- crets comme la vie !
Et Jacques Dantin donna le nom que por- tait, devant la loi, celle que Louis-Pierre Rovère appelait Marthe.
2;
XV
Pour M. Ginory, pour M. Leriche, le chef de la Sûreté, pour le petit Bernardet, — main- tenant spectateur, après avoir été acteur dans le drame, — pour tout le monde judiciaire, le doute n'existait plus et Charles Pradès étahj évidemment le meutrier de Rovère.
Paul Rodier, en bon reporter, avait appris avant ses confrères l'arrestation du jeune homme et, abandonnant ce qu'il avait appelé la piste de la Dame en noir, il se retournait brusquement, dans un article qui fit sensation à la première page de Lutèce, vers le nouveau venu à qui il inventa bien vite une biographie sensationnelle. Charles-Henri Pradès, ou plu- tôt Carlos Pradès, comme il l'appelait, avait été gaucho y dompteur de buffles, cowboy, maniant tour à tour le revolver américai) contre les Peaux-Rouges et le lasso mexicaij
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contre les Yankees. Le journaliste avait obtenu un bout de signature de Pradès, ramassé par la logeuse de l'hôtel où l'inculpé était descendu et, publiant dans son journal ces caractères autographiés, il en déduisait par la graphologie des observations dramatiques. Cooper autre- foi-. Gustave Aymard hier, Rudyard Kipling- ou Dret-Harte aujourd'hui, n'avaient pas ren- contré de personnage à la fois plus redoutable et plus héroïque. Et Radier saupoudrait de pittoresque sa copie, haute en couleur. Carlos Pradès jouait de la navaja avec la rapidité ter- rible d'un Catalan. Il nourrissait, depuis Bue- nos-Ayres, une haine farouche contre l'ancien consul, et ce crime, que quelques confrères, habituellement mal informés — c'était Paul Rodier qui parlait — attribuaient maintenant à la seule avidité d'un cambrioleur d'outre- mer, le reporter lui donnait pour cause une vengeance et bâtissait là-dessus un roman qui faisait frissonner les abonnés.
Ou plutôt Paul Rodier ne disait rien expres- sément. Il laissait entrevoir, il esquissait on ne savait trop quelle sombre histoire. Tantôt, il faisait de ce Carlos Pradès, l'instrument ri le bras d'une association vengeresse. Il pou- vait y avoir de l'anarchie dans son cas. Tantôt, il mêlait le jeune homme à quelque rivalité
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d'amour, à un drame de passion dont la Repu- blique Argentine était le théâtre.
Au total, il avait réussi à rendre intéressant l'homme que Bernardet poussait, quelques soirs auparavant, dans le poste de police, devinant là une bonne prise.
Et, chose singulière, le reporter avait deviné une partie de la vérité. C'était encore un peu de son passé que Rovère expiait en se trou- vant, un jour, dans son salon du boulevard de Clichy, face à face avec celui qui allait être son meurtrier. Là-bas, à Buenos-Ayres, l'an- cien consul s'était associé, pour une grande exploitation agricole, à un homme que des spéculations hasardeuses, le jeu, les aventures, avaient complètement ruiné et qui laissait après lui deux enfants : une jeune fille, que Rovère un moment songeait à épouser, et un fils, plus jeune — pauvres êtres dont le consul, liquidant les dettes de son associé, était l'aide naturel, le soutien. Jean Pradès,en se suicidant, — car il s'était tué, effaré devant la responsabilité de ses dettes, — avait recommandé ses enfants à Rovère.
Carlotta eût vécu, sans doute le consul en eût fait sa femme. Il l'aimait d'une tendresse respectueuse et profonde. La pauvre fille fut brusquement emportée et il ne resta à
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Rovère que son fantôme. Un de ces souvenirs de coin du feu, un des spectres qui venaient battre son front du bout de leurs ailes ou des plis de leurs suaires, lorsque, dans la solitude où volontairement il s'enfonçait, se cloîtrait, Le chercheur d'aventures se rappelait le passé.
— Peut-être cette morte m'eût-elle donné le bonheur que je n'avais pas le droit de demander à la mère de Marthe. Et si j'avais eu d'elle une fille, elle eùl porté mon nom et j'aurais mainte- nant le droit de la montrer à tous !
Et la tristesse de cette désillusion d'hier, de cette vision emportée, s'ajoutait pour le soli- daire à l'amertume de cette passion adultère qui lui laissait pour toute consolation une affection vivante qu'il fallait cacher à tous, comme un crime.
Aussi Rovère avait-il reporté sur ce frère de Carlotta la tendresse qu'il avait ressentie pour la disparue. Il se rappelait, du reste, les recom- mandations du suicidé. Le fils de Pradès, passionné, avide de vivre, tenté par tous les appétits, acceptait comme une chose due le dévouement vraiment absolu de Rovère. Le père, tombé avec une balle au front, le cœur meurtri, la sœur mourant avec un sourire triste, ces deux spectres assuraient au jeune Carlos l'affection fidèle de Rovère.
25.
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— Associé de mon père et fiancé de ma sœur, c'est une tirelire donnée par le sort, ce brave consul de France!
Mais, peu à peu, les sollicitations, les exi- gences de Pradès, qui, proclamant ainsi son droit sur l'ancien collaborateur de son père, trouvait tout naturel que le survivant se dévouât, ces continuelles et pressantes de- mandes devenaient pour Rovère des obses- sions irritantes. Le consul semblait décidément pour le jeune homme dépensier et joueur — joueur d'une frénésie atavique — une sorte de vivante caisse d'épargne où il puisait sans compter. Ses exigences Unissaient par sem- blera Rovère fatigantes et excessives et Pra- dès était averti, un beau jour, qu'il ne devait plus, à partir de ce moment, compter sur la générosité de son bienfaiteur.
C'était à Buenos-Ayres, et presque à l'heure du départ pour la France du consul démission- naire que la rupture avait lieu. Rovère ajou- tait à celte déclaration très nette un dernier bienfait. Il donnait au frère de la morte, au iils de Pradès, une somme suffisante pour vivre en attendant des chances meilleures, et il disait en propres termes au jeune homme que, n'ayant plus à compter sur personne, il allât se « faire pendre ailleurs ■ .
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— Le garrot ! Vous voulez rire répondait gaiement le jeune homme.
Le mot pouvait n'être pas, avec les mœurs et les appétits de Charles Pradès, pris au figuré et le jeune homme continuait sa vie d'aventures, aussi tragiques dans leur réalité et aussi invraisemblables que les inventions mélodramatiques du reporter de Lutèce.
Puis, à bout de ressources, après avoir cherché fortune parmi les mineurs, las de son métier de batteur d'estrade en Amérique, il s'embarquait, un malin, pour le Havre, avec crUc idée que la meilleure mine d'or était encore ce placer vivant qu'il avait déjà ex- ploité à Buenos-Ayres cl qui s'appelait Pierre Rovère.
A Paris, où il savait que le consul s'était retiré, Pradès retrouverait bien la trace, la retraite de son beau-frère. Son beau-frère! Il prononçait le mol avec un ricanement mau- vais, comme s'il y eut eu pour lui un sous- entendu dans le virginal et doux souvenir de la pauvre morte. Apres tout, qu'était-ce que ce Rovère? Un viveur sans scrupules, et Carlotta était si jolie! Et alors, dans ce grand Paris., avec 1'-- quelques ressources qui lui permet- taient de payer son loyer el sa nourriture dans un hôtel louche , il cherchait, demandait,
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découvrait enfin l'adresse de l'ancien consul et se présentait à Rovère qui sentait, à la vue de ce spectre, ses colères lui revenir.
La première fois que Charles Pradès avait demandé au concierge du boulevard de Clichy si M. Rovère était chez lui, les Moniche avaient laissé monter cet homme et peut-être Mme Mo- niche eût-elle tout d'abord soupçonné du crime le visiteur au sombrero si elle n'avait eu surpris Jacques Dantin debout devant la caisse ouverte et les valeurs étalées.
Du reste, Pradès n'avait paru que trois fois chez Rovère et, le jour du meurtre, il s'y était introduit en choisissant, pour pénétrer chez le consul, le moment où Mme Moniche balayant les étages supérieurs et Moniche tra- vaillant dans le fond de sa loge, l'escalier était vide. Alors, il avait sonné et Rovère, d'un pas traînant, Rovère malade et enveloppé de sa robe de chambre, était venu ouvrir un peu ennuyé, mais croyant, instinctivement, à une visite de la Dame en noir — sa fille.
Et tout avait servi les projets de Pradès, venu d'ailleurs non pour tuer, mais pour se glisser chez Rovère, afin d'y trouver quelque ressource, emprunt plus ou moins consenti, plus ou moins forcé et en tirer, comme il se disait tout bas, pied ou patte.
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Rovère, déjà harrassé, las des supplica- tions d'autrefois, avait eu la tentation de fer- mer brusquement la porte au nez du jeune homme, mais Pradès poussait lui-même cette porte, entrait, la refermait et disait, moitié suppliant, moitié narquois :
— Une dernière séance ! Vous ne me rever- rez plus! mais écoutez-moi!
Alors, Rovère le laissait pénétrer jusqu'au salon et, malgré l'affaiblissement de ses forces, voulait avoir avec lui un entretien décisif, se débarrasser une fois pour toutes de cet éternel quémandeur, tantôt plaignard, tantôt sinistre.
— Ne me laisserez-vouspas mourir en paix? dit-il, et n'ai-je pas payé ma dette?
Mais Pradès s'était assis dans un fauteuil, croisant les jambes et enfonçant son genou dans le grand chapeau américain, battant sur le feutre une marche de minstrels :
— Mon cher monsieur Rovère, c'est un der- nier appel de fonds. Je crois que l'Amérique vaut encore mieux que Paris. Et, que j'y retourne ou que je tâche de faire ici mon trou, vous comprenez qu'il me faut ce que je n'ai pas, ce que je n'ai plus, de l'argent !
— Je suis las de vous en donner ! avait dit brusquement Rovère.
Et, entre ces deux hommes, liés par le sou-
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venir d'une morte, — douloureux à l'un, ex- ploité par l'autre, — un choc de mots amers et de sentiments irrités amenait peu à peu une colère.
— J'ai fait de mon mieux pour vous laisser tranquille, mon cher consul. Mais la faim fait sortir le loup du bois. J'ai grand'faim, Et me voici.
Le mourant, la tète malade, affaibli, dans une angoisse sombre, eût volontiers tout abandonné, tout donné, mais, par un reste d'énergie, se raidissant contre les exigences de ce Carlos qui, moralement et matérielle- ment l'obsédait :
— Je ne puis plus rien donner à vos appé- tits, dit-il. C'est assez. Assez ! Vous n'êtes plus rien pour moi qu'un fardeau !
— 0 ingratitude !
Et Pradès, avec son accent argentin, rappe- lait le nom de sa sœur.
— Mon père mourant et Carlotta elle-même m'avaient confié à vous, mon cher beau- frère !
Il semblait au malade irrité, que ce nom — qui, pour Rovère, était comme embaumé de tendresse chaste — tut une suprême in- jure!
— Je vous défends d'évoquer ce souvenir I
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Vous ne voyez donc pas que la mémoire de cette chère et sainte créature (il appuyait sur les mots) est une des tristesses de ma vie !
— Et c'est un des héritages de la mienne ! Beau-frère d'un consul, seùormio, mais c'est un titre et j'y tiens!
Rovère avait envie d'appeler, de sonner, de donner l'ordre qu'on jetât l'importun visiteur à la porte. Mais, brusquement une pensée peu- reuse traversa son cerveau malade. Que croi- rait-on ? Que dirait-on? Et l'homme énergique et sans peur qu'il était naguère encore, trem- blait, anémié par la maladie, devant un scan- dale possible. Alors, se levant, fébrile, il essayait de pousser lui-même, hors du salon, le jeune homme qui résistait et, au premier attouchement, bondissait d'instinct, tout ce qu'il y avait de fauve en lui déchaîné subite- ment.
Une lutte s'engageait, sans qu'un mot de plus fût prononcé, une lutte brutale, rapide, Rovère comptant sur sa force passée, prenant nerveusement au colletée Pradèsqui venait à lui la menace à la bouche, et Pradès, tout en maintenant l'ancien consul de la main gauche, cherchant dans sa poche une arme, celle que Bernardet devait saisir sur lui.
Il y avait eu une minute sinistre. Pradès
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avait repoussé Rovère qui, chancelant, se heurtait à un meuble tandis, que, dégagé de son étreinte, Carlos se reculant un peu, ouvrait ra- pidement sa navaja, puis d'un bond, courait, effrayant, à l'homme et le secouait le couteau levé, en disant :
— Tu l'auras voulu !
C'était à cet instant même que Rovère, les mains crispées, enfonçait ses ongles dans le cou de l'assassin — ces ongles que le commis- saire Desbrière et M. Jacquelin des Audrais devaient trouver encore rouges, maculés de sang.
Et Pradés maintenant, venu pour supplier ou menacer, n'avait plus qu'une pensée, hideuse et féroce : tuer. Il ne raisonnait pas. Il n'était plus qu'un instinct déchaîné. Les bruits des orgues, sur le boulevard, qui accom- pagnaient de leurs musiques traînardes cette scène sauvage, comme un trémolo soulignerait un mélodrame de théâtre, il ne les entendait pas. Toute l'intensité de sa vie se résumait dans sa fureur, et la main armée du couteau, s'abattit sur Rovère, lui taillada la chair, ouvrant la gorge comme là-bas, avec les gau- chos, Pradès égorgeait un mouton ou saignait un bœuf.
Rovère chancela, oscilla, lâché par les doigts
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qui le tenaient, et Pradès, faisant un pas en arrière, le regarda, le cou ouvert, cravaté d'un atroce sillon rouge.
Livide, le mourant n'avait déjà plus de vie que dans son regard. Il avait, par ses yeux agrandis, jeté au meurtrier une menace der- nière. Maintenant, dans une sorte d'angoisse suprême, il cherchait, ses yeux cherchaient un appui, un secours, oui, ils appelaient, tandis que de la gorge crevée ne sortaient, au lieu de cris, que des bruits hideux de gargouille engorgée.
Et Pradès vit, avec une sorte d'effroi, Rovère se redresser dans un grand effort tragique et, titubant comme un homme ivre, s'abattre sur le rebord de la cheminée où ses pauvres mains crispées saisirent un objet que le meurtrier n'avait pas remarqué et sur lequel, avec une ardente expression de prière, l'assassiné fixa son regard, en essayant de balbutier des mots de prières, des mots précipités, appels tra- giques plutôt inarticulés- et mourant dans la gorge ouverte.
Ce qu'ils regardaient ces yeux, ce qu'ils dévoraient, l'être qu'ils suppliaient, c'était un portrait, un portrait d'homme, un portrait entouré d'une sorte de cadre historié où Pradès crut apercevoir des pierres précieuses, des
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perles enchâssées dans les rinceaux (il sut depuis que c'étaient simplement des minéraux intéressants, un cadre sculpté et orné par quel- que orfèvre de la République Argentine et rapporté de Buenos-Ayres), et ce portrait, Rovère lui jetait, dans un regard fou, où tout ce qui lui restait de force se concentrait, il lui dictait un ordre, lui demandait un appui, lui répétait ardemment quelque recommandation de mourant.
. Et, chose étrange, il sembla à Pradès qu'entre sa victime et lui, il y avait un témoin et, soit qu'il crût à la valeur des pierres enchâssées dans le cadre, soit qu'il voulût enlever ce dernier appui à Rovère en détresse, il revint à l'homme ensanglanté et tenta de lui arracher le portrait. Mais une force extra- ordinaire semblait cire maintenant revenue au mourant et Rovère avait résisté, collant son regard sur ce portrait, dardant sur lui une flamme vive, comme un dernier éclair d'une lampe qui agonise — et c'est en contemplant l'image de ce Danlin, inconnu de Pradès. que l'ancien consul était mort.
Puis Rovère étendu sur le tapis, dans sa robe de chambre maculée, Pradès avait saisi ce portrait, descellé les doigts qui se crampon- naient au cadre. Ce cadre si riche, il le ven-
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drait. Cela devait valoir cher, ces pierres. Il avait pris encore, çà et là, quelques objets qui lui semblaient précieux et il allait entrer dans le bureau où se trouvait la caisse, lorsque du bruit arrivant de la porte d'entrée avait éveillé son instinct de trappeur. Quelqu'un venait. Oui cela ? Peu importait. Un témoin, un danger. Rester, c'était s'exposer à être arrêté rapidement. Le cadavre aperçu, on appellerait, on irait, porte close, chercher les policiers !
Pris entre le désir de piller et la nécessité de fuir, Pradès n'avait pas hésité. Se cacher ? impossible. Alors, il se blottit contre la porte du salon, attendit, collé contre la muraille qu'on ouvrît cette porte et, dès que le battant der- rière lequel il s'était tapi fut poussé, il se glissa dans l'antichambre sans bruit, et, au moment même où Mmc Moniche — c'était elle — péné- trait dans le salon et poussait un cri en voyant Rovère étendu, Pradès ouvrait la porte de l'an- tichambre, la refermait sur lui et descendait l'escalier vivement, se trouvant sur le boule- vard de Clichy, parmi les passants et les flâ- neurs, avant même que Mme Moniche, terrifiée, eût appelé à l'aide et crié à l'assassin.
XVII
Tous les détails de cet égorgement, M. Gi- nory les avait tirés un à un des interrogatoires de Charles Pradès ; le meurtrier avait nié d'abord, hésité, discuté, puis, à la fin, comme une cuve débondée 'qui eût laissé couler, non pas du vin mais du sang, l'homme arrêté dit tout, avoua, raconta, lâcha la partie, s'aban- donna, veule et vaincu, las de sa misère.
— J'ai été si bête, dit-il violemment, si stu- pide de garder le portrait! Et moi qui croyais que ce cadre valait une fortune ! Imbécile ! Je l'ai vendu cent sous !
Il donna l'adresse du marchand, quai Saint- Michel. Bernardet retrouva le cadre, comme il avait trouvé le panneau, et cette fois, il n'y avait pas grand mérite. « C'est devenu simple comme bonjour ! »
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— Maintenant, disait-il, l'affaire est finie, classée. Mes enfants (il contait toutes ses aven- tures à ses filles) il faut passer à une autre ! Et pourtant...
— Pourtant quoi? demandait Mme Ber- nardet.
— Eh! voilà! Pourtant, il manque un éclaircissement au problème. Oui, la question judiciaire est claire, de ce côté-là tout est dit. Mais, si j'étais savant, je dirais : « Et la ques- tion scientifique? » Car, enfin, j'ai posé une question, tout comme un autre. Non, non, ce n'est pas fini... Je verrai, je saurai.
Le souvenir de ce jeune docteur danois qu'il avait vu, auprès de M. Morin, lors de l'autopsie du pauvre Rovère, ne le quittait pas. Avec sa science des hommes, son fin coup d'œil aiguisé de policier, Bernardet avait deviné une nature supérieure, un peu rêveuse et mystérieuse, chez ce chercheur qui ressem- blait si peu aux gens coudoyés chaque jour. II savait où le docteur Erwin, pendant son séjour à Paris, demeurait, et le petit Bernardet sonna, un beau matin, à la porte d'un hôtel d'étudiants et d'étrangers, boulevard Saint- Germain.
Il eût bien demandé avis à M. Morin, aux maîtres de la science française, mais lui, petit
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inspecteur de la Sûreté, aborder ces sommités, les interroger, il n'osait pas !
Tandis qu'un médecin danois! Plus acces- sible sans doute, moins formaliste, ce médecin de Copenhague qui ne le rappellerait pas au sentiment de la hiérarchie.
La cervelle de Bernardet s'échauffait. Il était certain que le docteur Erwin lui donnerait, sur le phénomène observé, l'explication que lui-même soupçonnait.
— L'œil du mort a parlé et peut parler, se disait Bernardet. Oui, certainement. Et je ne me trompais pas quand je l'affirmais!...
Les longs cheveux blonds, l'œil bleu, très doux, très calme, le docteur Erwin écouta le policier avec une attention profonde.
Bernardet répétait, par le menu, les aveux arrachés à Pradès, puis il demanda au mé- decin danois s'il croyait que vraiment l'image de Jacques Dantin avait pu se tixer dans la rétine du mourant durant un temps assez long pour que la photographie l'eût pu re- trouver.
— Car enfin, disait le policier, les épreuves que j'ai obtenues <>nl beau être confuses, il est possible, je dirai presque, il est facile d'y recon- naître les traits de ce Jacques Dantin. Nous l'avons bien vu. et. à votre avis, .a peinture
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même a pu être — comment m'expriïner? — emmagasinée par l'œil du mort.
— La preuve, c'est que vous l'y avez trou- vée, dit le docteur Erwin.
— Ainsi, à votre avis, docteur, je ne me suis pas trompé ?
— Non.
— J'ai vraiment retrouvé dans la rétine du cadavre la dernière vision du vivant?
— Oui.
— Mais la vision d'une peinture ! D'une peinture, docteur! D'une peinture!
— Pourquoi pas? fit le docteur Erwin, la voix stridente. Savez-vous ce qui est arrivé? Se sentant mourir, le malheureux est allé, par une impulsion tragique, à ce portrait qui représentait pour lui tout ce qu'il laissait après lui, concentrait en une seule image toute sa vie passée.
— Alors, c'est possible? C'est possible? répétait Bernardet..
— Je le crois, dit le Danois. Et le fait même ne me donne-t-il pas raison? L'homme va mourir. Il n'a qu'une pensée : aller droit à celui qui, lui survivant, garde une partie de ses secrets et de sa vie. 11 saisit son image, il s'y accroche par tout ce qu'il y a en lui de puis- sance nerveuse, il lui parle des yeux, il boit
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du regard, si je puis dire, cette image de l'être aimé à qui il veut parler, crier sa dernière volonté, dicter sans doute ses pensées de ven- geance, crier, s'il le connaît, le nom du meur- trier. A ce moment suprême, toute l'énergie est centuplée, je ne sais quelle intensité de vie se dégage de l'être et, ramassant tout ce qui lui reste de puissance dans ce dernier coup d'œil, l'homme qui veut vivre, l'homme même miné par la maladie, le mourant, l'assassiné, met dans ce regard suprême la force élec- trique, l'étincelle qui emmagasine aussitôt, comme vous le dites fort bien, — garde con- fuse sans doute, mais reconnaissable pourtant, puisque vous l'avez reconnue, — l'image, la dernière image fixée. Un fantôme, si vous voulez, qui se reflète dans l'œil du moribond!
— Et, répéta encore Bernardet, voulant pré- ciser la question, ce n'est pas seulement l'image d'un être vivant, c'est, pour me servir de votre mot, le fantôme même d'une peinture que peut garder la rétine?
— Je ne vous réponds pas : « Cela se peut », c'est vous qui me dites : « J'ai vu ! » Et vous avez vu, en effet, et la forme, quelque vague qu'elle soit, la forme peinte vous a permis de retrouver, chez un passant, l'homme même dont la rétine vous représentait le fantôme!
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Alors, la preuve est faite. Le mort, en accu- sant, peut devenir le justicier!...
— Eh bien! docteur, fit le petit Bernardet, j'aurai beau conter cela, on niera ! On criera à à l'impossible!
Le docteur Erwin se mit à sourire. Il sem- blait, de ses yeux bleus profonds, contempler quelque perspective invisible par delà les murailles de sa petite chambre d'étudiant :
— On a dit, fit-il, que le mot impossible n'était pas français. Il serait plus exact d'affir- mer qu'il n'est pas humain. Nous touchons, cependant, à la connaissance de l'inconnais- sable. Le mystère se laisse approcher. Il ne faut rien nier a priori, rien, il faut croire tout possible et n'avoir qu'un rêve ou qu'un souci plutôt : la recherche de la vérité, Y âpre vérité, disait votre Stendhal... Eh bien! l'épithète est impropre. On pourrait plus justement dire Y exquise vérité, car c'est une joie pour celui qui la cherche, cette vie quotidienne où chaque minute marque un pas -en avant, où le cœur bat aux rendez-vous du laboratoire comme aux rendez-vous d'amour! Ah! il est heureux, celui qui a donné sa vie à la science! Il vit en plein rêve. C'est la poésie de notre temps de prose.
— Le rêve , continuait le jeune Danois comme dans une extase, le rêve (et Bernardet
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écoutait, ravi), il est partout, le rêve! L'impos- sible se fait tangible. La pensée, la pensée humaine, pourra être quelque jour déchiffrée comme à livre ouvert. Un médecin américain a demandé qu'on lui permît de faire une expé- rience sur le crâne d'un condamné vivant encore. A travers ce crâne perforé, il étudie- rait le cerveau de l'homme, il en noterait le travail... Ce qui est proposé aujourd'hui sera fait demain, n'en doutez pas... Edison neva-t-il point essayer de rendre la vue à ceux qui ne voient plus? C'est l'heure des miracles. Mais pour qu'ils s'accomplissent, il faut, comme à ceux de la foi primitive, y croire, y croire encore et y croire toujours. Le vingtième siècle en verra bien d'autres !
— Ah 1 docteur, docteur, répétait le pauvre Bernardet tout ému, troublé devant ce méde- cin qui, avec son léger accent du Nord, parlait là si bien, comme un apôtre. Docteur, je vou- drais n'être pas l'ignorant que je suis, le père de famille qui a des bouches aimées a nourrir, et je vous demanderais de me prendre comme balayeur dans votre laboratoire!
11 partit ravi de l'entretien. Désormais, il pouvait se dire que, lui. l'ignorant, avait, par sa conviction un peu folle en apparence, dé- montré la réalité d'une expérience abandonnée
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depuis tant d'années, et l'humble policier rou- vrait à Tinstruction criminelle une porte à peu près fermée.
— Ma foi oui, ce que les plus savants déclaraient impossible, je l'ai tenté. D'autres feront mieux... A d'autres!
Un scrupule, d'ailleurs, lui venait, un doute/ une angoisse. Et, dans sa candeur absolue, son honnêteté foncière, il voulait en faire part à M. Ginory.
— Tout de même, pensait-il, avec sa fa- meuse invention, oui, l'invention admirable, "il avait, un moment, fait arrêter un innocent !
Cette constatation lui donnait un sentiment d'inquiétude. Il avait manié une arme qui, pour un peu, au lieu de frapper le coupable, atteignait un malheureux, et c'était cette fameuse découverte du docteur Bourion, poussée par lui, Bernardet, jusqu'à sa conclu- sion logique, oui, c'était l'expérience même faite sur l'œil du mort qui aboutissait à cette possibilité d'erreur.
— Faut-il donc, songeait le policier, que l'homme soit faillible même en ses découvertes les plus merveilleuses? Alors, c'est effrayant! C'est peut-être fait pour nous rendre prudents. Prudents et modestes !
Le doute maintenant le prenait. Fallait-il en
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rester là de ses fameux essais qui aboutis- saient à ce mensonge? Tout n'était-il que duperie et déception ? Devait-il abandonner toute recherche dans une voie qui finissait par un cul-de-sac?
Et, ce scrupule douloureux, il en fit part au juge d'instruction, dès que les hasards du service le mirent en rapport avec le magistrat, toujours indulgent du reste, pour cet original petit Bernardet qui l'amusait.
— Enfin, monsieur le juge, enfin, répétait le policier en hochant la tête, j'y pense et j'y repense, monsieur Ginory, la découverte, notre découverte, — celle du docteur Bourion — elle est sujette à de belles erreurs, notre découverte!... Elle nous conduisait tout droit à mettre en prison... qui? Jacques Dantin, notre découverte, et Jacques Dantin n'était pas coupable !
— Eh oui ! monsieur Bernardet, fit alors le magistrat qui semblait songeur, lui aussi, sa solide mâchoire appuyée sur sa main. Cela doit nous rabattre un peu de nos vanités. C'est le sort de toutes les découvertes humaines... Errare... errare humanum est!
— Il n'en est pas moins vrai, reprit le poli- cier, que tout ce qui se passe aujourd'hui nous ouvre des horizons étonnants sur l'inconnu...
L'ACCUSATEUR 313
— L'inconnaissable, murmura le juge.
— Quand je pense, dit Bernardet, que moi, l'autre soir, chez un docteur qui veut bien m'invitera ses expériences, quelquefois, moi, Bernardet, monsieur le juge, j'ai vu, parfaite- ment vu, ce qui s'appelle vu, dans un miroir qu'on avait placé devant moi, tandis que les rayons X..., verdâtres, me traversaient le corps — oui, monsieur, j'ai vu mon cœur battre, mes poumons fonctionner, et je suis gras, et une personne maigre pourrait mieux_ encore, à l'œil nu, se voir vivre, littéralement vivre ! N'est-ce point fantastique, monsieur Ginory? N'aurait-on pas enfermé comme fou, il y a trente ans, un homme qui aurait pré- tendu avoir découvert ça? Nous en verrons, monsieur le juge, nous en verrons bien d'autres !
— Et cela, ajoutera-t-il au bonheur des hommes ? Et cela diminuera-t-il la douleur, le mal, le crime?
Le magistrat se parlait-comme à lui-même, songeur, très triste.
Un mot du petit Bernardet lui ramena le sourire aux lèvres :
— Voilà précisément, monsieur le juge, une belle fin de chapitre pour la seconde partie de votre grand ouvrage : Les Devoirs d'un
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maùistrat devant les découvertes de la Science. Et si l'Académie des sciences morales et poli- tiques n'appelle pas à elle...
M. Ginory, soudain un peu rouge, inter- rompit Bernardèt d'un geste bref:
— Monsieur Bernardèt...
— Je ne fais, dit Bernardèt en s'inclinant, que répéter, monsieur le juge, ce que l'opinion pense et dit. Il y avait encore une allusion à ce sujet dans Ltitèce, ce matin... Un aimable gar- çon, Paul Rodier...
— Ah! monsieur Bernardèt, monsieur Ber- nardèt, fit alors M. Ginory en riant, vous avez un faible pour les reporters. Voulez-vous que je vous dise? Vous finirez dans la peau d'un journaliste !
— Vous finirez bien dans l'habit d'un mem- bre de l'Institut, monsieur Ginory, dit le petit Bernardèt avec son air d'abbé narquois.
XV111
Très souvent, depuis sa mise en liberté, Jacques Dantin allait, eu ce coin du cimetière Montmartre où reposait Rovère, porter des fleurs à son ami.
C'était, pour lui, depuis l'épreuve terrible de sa détention, une sorte de besoin, une habi- tude. Les morts sont vivants. Ils attendent, entendent, écoutent.
11 semblait à Dantin qu'il eût un but. Hélas! ce qui avait été la volonté, le dernier rêve du mort ne serait jamais réalisé! Cette fortune, que Rovère destinait à l'enfant qu'il n'avait pas le droit d'appeler tout haut sa fille, irait, allait à des cousins éloignés, dont l'ancien consul ne soupçonnait même pas l'existence peut-être, qu'il n'avait jamais connus — des
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indifférents, des parents de hasard, des étran- gers!
— J'aurais dû, songeait parfois Jacques, ne pas attendre pour lui dire de me confier ce qu'il voulait faire parvenir à sa fille?
Que deviendrait-elle dans la vie, la pauvre enfant qui savait le secret de sa naissance et demeurait muette, saintement dévouée, face à face avec celle dont elle partageait le secret, et consolait la peine, côte à côte avec le vieux soldat dont elle portait le nom?
Un jour de février, gris et triste, Jacques Dantin, pensant à tout ce passé d'hier, si douloureux, à ce dénouement cruellement brutal d'une existence folle au début, morne à la fin, Dantin, comme alourdi par ce qu'avait de pesant ce que lui avait coniié le disparu, s'était acheminé vers cette pierre neuve sous laquelle Rovère dormait. Il se rappelait ce convoi tumultueux de l'ami mort, ces fleurs, cette curiosité, cette passion, cette foule... Le silence maintenant et la solitude emplissaient les allées funèbres. De rares ombres noires apparaissaient çà et là, parmi les tombes, là- bas, au bout des ^chemins. Ce n'était pour les morts ni un jour de visite, ni une heure de fré- quents convois. C'était une de ces journées où ils sont seuls, où ceux qu'ils aimaient peuven
L'ACCUSATEUR 31 T
leur parler plus sûrement sans craindre le frôlement banal des indifférents, des visiteurs curieux qui passent, déchiffrant çà et là des noms célèbres. Et celte 'solitude plaisait à Jacques. Il se sentait plus près de celui qu'il avait perdu.
« Louis Pierre Rovère. » Dans ce nom, que Moniche avait fait graver, que de souvenirs tenaient pour cet homme qu'on avait un mo- ment soupçonné [d'avoir assassiné ce compa- gnon préféré! Toute l'enfance, toute la jeu- nesse, tout un passé ! Et que d'années enfuies, si vile, si inutilement gâchées ! Tant de fièvre, d'agitations, d'ambitions, de déceptions, pour aboutir là !
— Il repose, du moins, songeait jDantin en revivant sa propre existence sans but et sans bonheur.J
Et lui aussi reposerait bientôt, n ayant pas même dans cet immense Paris un ami, parmi tant d'amitiés de hasard, dont il fût sûr d'une visite suprême. Existence gâchée, absurde et mauvaise! Le vieux garçon sans famille se comparaît à un arbre mort sans rejetons sans sève.
Il donna un nouve aoieu à Rovère, lui par- ant, le tutoyant comme jadis, par oelà la îombe. Puis s éloigna entement. Mais
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comme au bout de l'allée, il se retournait pour revoir encore, de loin, la place où reposait Rovère, il aperçut, jvenant, là-bas, à travers les pierres grises, par quelque allée de tra- verse, une femme en deuil qui se dirigeait vers l'endroit qu'il venait de quitter lui-même.
Alors, il s'arrêta, attendit, regarda: c'était bien à la tombe de jRovère qu'allait ainsi la visiteuse. Grande, svelte, autant que Jacques Dantin en pouvait juger, elle était jeune, et l'ami du mort se dit :
— C'est sa fille!
Le souvenir de la confidence dernière de Rovère lui revint. Il revoyait le malheureux debout, hagard, cherchant les papiers qui (devaient constituer la fortune de son enfant el ne rencontrant, Isous^ses^maigres doigts trem- blotants, que les vains diplômes de décorations étrangères. JSi cette jfemme, là-bas, était celle à qui Rovère pensait, le mort n'avait eu qu'une idée : par lui, Dantin, assurer l'avenir de cette chère créature !
C'était à elle, à cette vivante que, jusqu à la dernière minute, le pauvre mort avait songé.
Alors, Jacques Dantin revint lentement à la tombe de Rovère.
La femme en noir, maintenant, était age- nouillée sur la pierre. ' Courbée sur un
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bouquet de chrysanthèmes qu'elle venait d'apporter, Jacques ne voyait d'elle que son dos voûté, l'espèce de paquet d'étoffes noires que fait une femme agenouillée près d'un tom- beau. Elle priait.
Dantin la regarda longuement et, quand elle se releva, la taille haute, élégante sous ses voiles noirs, il s'avança.
Au bruit qu'il fit sur le sable du cimetière, la visiteuse se retourna et Dantin aperçut un beau visage jeune et triste, des cheveux blonds et de grands yeux un peu surpris, où il retrouva, très ému, l'expression, le reflet du regard de Rovère.
La jeune femme, instinctivement, fit un mouvement pour s'éloigner, céder la place à celui qui venait. Mais, lui, l'arrêta du geste.
— N'ayez pas peur, mademoiselle, je suis le meilleur ami de celui qui dort là !
Elle s'était arrêtée, pâle et timide.
— Je sais combien vous l'aimiez ! ajouta Dantin.
Et, comme elle laissait instinctivement échapper un nouveau cri d'effroi, regardant brusquement autour d'elle :
— Il m'avait tout dit. fit-il lentement. Je m appelle Jacques Dantin. Il vous a bien par de moi. je pense?...
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— Oui, dit la jeune femme, la voix profonde, avec tout un monde de souvenirs et d'aveux dans ce simple mot.
Elle répéta encore ce oui.
Et Dantin eut un tressaillement involon- taire. C'était le timbre même de la voix de Rovère.
Dans le silence de ce cimetière, auprès de cette tombe, devant ce nom : Louis-Pierre JRovère, qui semblait rendre présent l'ami mort, Dantin eut alors, dès cette première entrevue, la tentation de révéler à cette enfant ce que le disparu voulait faire pour elle.
Us se connaissaient, en keffet, sans s'être jamais rencontrés. Il suffisait d'un mot, il suffi- sait d'un nom pour que le secret qui les unissait les rapprochât dès la première minute. Ce qu'était Dantin pour Rovère, Rovère avait dû le dire, il l'avait dit et redit à Marthe. « Oui, venait-elle de répondre.
Alors, comme si, du fond de la tombe, Rovère lui eût ordonné de parler, Jacques Dantin, dans la solennité silencieuse de ce champ des morts, voulut, à son tour, confier à la jeune fille ce que Rovère avait essayé de lui dire...
Il prononça des mois rapides : Un legs... un fidéicojnmis. . . une fortune. . .
Mais, vivement, devinant tout, et repoussant
L'ACCUSATEUR 321
tout, la jeune fille l'interrompit d'un grand geste souverain :
— Je ne veux pas savoir, monsieur, dit-elle, ce qu'on a pu vous dire de moi... Je suis la fille d'un homme qui m'attend à Blois, auprès de ma mère, un héros (elle relevait la tète en pro- nonçant ce mot), qui est vieux, n'aime que moi, et qui, si ma mère lui manquait, n'aurait besoin que de moi seule, [qui n'ai besoin de rien !
Elle avait, dans l'accent, ce ton de comman- dement et de résolution qui avait été, pendant toute sa vie, celui de Rovère.
Dantin n'eût rien su du passé douloureux, que ce son de voix, ce regard ardent dans cette pâleur mate, lui eussent donné un éveil ou un doute, le forçant invinciblement à songer à Rovère.
Rovère revivait dans cette femme en deuil que Jacques voyait pour la première fois.
— Alors?... demanda l'ami du mort, comme s'il attendait un ordre. -
— Alors, dit la jeune fille de sa voix pro- fonde, quand vous me rencontrerez auptèsde cette tombe, il ne faut me parler de rien. Si vous me retrouvez hors de ce cimetière, il ne faut pas me reconnaître. Le secret que vous a confié celui qui dort là est le secret d'une sainte
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que je révère et d'un vivant que je vénère, mon père !
Elle appuya sur ce ilom, avec une sorte de pitié tendre, passionnée, et Jacques Dantin vit qu'elle avait dans les yeux des larmes.
— Maintenant, monsieur Dantin, adieu, dit- elle.
Jacques voulut encore revenir à cette' der- nière confidence du mourant... Elle répéta :
— Adieu !
De ses doigts gantés de noir elle lit un signe de croix, sourit tristement à la tombe où ses chrysanthèmes étalaient leurs couleurs brunesT puis, abaissant son voile, elle s'éloigna et, debout, près de la pierre grise, Dantin la vit disparaître là-bas — comme un point noir — au bout de l'allée.
La martyre, expiant, comme l'épouse, au- près du mari vieux et courbé, une faute dont elle était innocente, retournait souriante] à son sacrifice peut-être, vers celui qui, sans soupçon, la couvant du regard, l'adorant, l'appelait à la fois — là-bas, dans le pauvre appartement de Blois, sa sainte et sa fille — cl aussi vers la pauvre femme qui, à coté d'elle, priait et effaçait la faute ignorée par une abné- gation de toujours.
L'ACCUSATEUR 323
Elle vieillirait, eette exquise Marthe, rencon- trée là, dans la sombre allée, comme une appa- rition de grâce, elle se fanerait, résignée et heureuse, auprès du soldat valétudinaire, mais dont la constitution robuste pouvait durer encore des années, de longues années. Elle paierait la dette de la mère, elle la paierait en dévouement de toutes les minutes à cet homme dont elle portait le nom, un nom de gloire, un nom mêlé aux victoires, aux luttes de l'histoire d'hier... Elle serait l'otage, la victime expia- toire...
Toute sa vie rachèterait la faute d'une autre, de celle qui, ne pouvant le répéter au vieillard, redisait souvent à sa fille, parmi ses baisers et ses pleurs: « Pardon... »
— Et qui sait, mon pauvre Pierre, dit alors Jacques Dantin parlant à Rovère endormi, ta fille, fière de son sacrifice, est-elle peut-être plus heureuse ainsi !
A son tour, il quitta la tombe. ïl sortit du cimetière.
Il voulut revenir à pied dans son logis de la rue de Richelieu. Marcher lui faisait du bien. Sa tête lourde lui pesait. Il avait à peine fait quelques pas sur le boulevard extérieur qu'à la place même où — il lui semblait que c'était hier — il avait suivi, causant avec Bernardel,
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le convoi de Rovère, il se heurta presque au petit homme, à ce même petit homme, qui marchait d'un pas alerte sur le trottoir.
Le policier le salua, avec un hochement de tête où il y avait des regrets, un peu de confu- sion, des excuses.
— Ah ! monsieur Dantin, comme vous devez m'en vouloir !
— Pas du tout, fit Jacques. Vous croyiez faire votre devoir et il ne me déplaît point que vous ayez cherché à venger si vite mon pauvre Rovère !
Bernardet eut un geste bref.
— Le venger ! Oui, il sera vengé. Je ne don- nerais pas quatre sous de la tête de Charles Pradès, qu'on juge demain! Nous nous verrons à l'audience! Au revoir, monsieur Danlin, et toutes mes excuses !
— Au revoir, monsieur Bernardet, et tous mes compliments !
Les deux hommes se séparèrent.
Bernardet rentrait déjeuner. 11 était en retard. Mm0 Bernardet devait attendre. Et, un peu rouge et congestionné, le petit homme pressait le pas.
Il s'arrêta cependant en entendant un erieur de journaux annoncer le dernier numéro de Lulcca.
L'ACCUSATEUR 32S
— Demandez le procès de demain , l'enquête de Paul Rodier sur la question de VŒU du mort /.,.
Le vendeur de Lutèce salua M. Bernardet, qu'il connaissait bien.
— Donnez-moi un numéro ! dit le policier. Le crieur détacha une feuille du paquet
qu'il portait, l'agitant comme un drapeau.
— Ah ! je conçois, ça vous intéresse, ça, monsieur Bernardet !...
Et, pendant que le petit homme regardait^ en tète de Lutèce, en grosses capitales, le titre imprimé en manchette qu'avait donné Paul Ro- dier à une suite d'interviews avec des célé- brités médicales : TQEil du Mort, le vendeur, rendant la monnaie voulue sur une pièce de dix sous, ajoutait :
— C'est demain le procès! Mais il n'y a pas d'hésitation, n'est-ce pas, monsieur Bernar- det? Le P rades? Condamné d'avance!
— Il a avoué, c'est une affaire escomptée, fit Bernardet, reprenant sa monnaie.
— Au revoir, et merci, monsieur Bernar- det !
Et le vendeur, continuant sa route, criait aux passants :
— Demandez Lutèce!... Le procès Rovère!... L'affaire de demain!... L'acte d'accusation de
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Charles Pradès!... L'enquête de Paul Rodier sur l' Œil du Mort!
La voix se perdait au loin, dans le fracas des tramways et des fiacres.
M. Bernardet pressait le pas.
Les petites devaient s'impatienter, oui, oui, et l'attendre et le demander, autour de la table du passage de l'Elysée-des-Beaux-Arts.
Il regarda le numéro qu'il venait d'acheter. Paul Rodier avait, sur la question soulevée par lui, Bernardet, interrogé des savants, des physiologistes, des psychologues, et, en bon journaliste habile, il publiait, à la veille du procès, le résultat de son Enquête.
M. Bernardet lisait, tout en marchant et hâtant le pas, le long titre à majuscules mis par le rédacteur de Lutèce en tête du numéro :
ON PROBLÈME SCIENTIFIQUE A PROPOS DE L'AFFAIRE ROVÈRE
QUESTION DE MÉDECINE LÉGALE
L'ŒIL DU MORT. - L'ACCUSATEUR SUPRÊME
INTERVIEWS ET OPINIONS
DE MM. LES DOCTEURS BROUARDEL, ROUX. DUCLAUX, PÉAN, ROBIN, PCZZl,
BÎ.UM, GILLES DE LA TOORETTE. .
Bernardet retourna les pages du journal. Les interviews remplissaient deux pages au moins, en colonnes serrées.
L'ACCUSATEUR 327
— Tant mieux, tant mieux! dit le Dolicier enchanté. C'est amusant, c'est curieux. Que pensent-ils de ma petite ré-invention les savants?... Nous allons voir!
Et, hâtant le pas encore sur le pavé gras de la ruelle :
— Je vais leur lire tout ça, aux enfants, disait-il, se parlant à lui-même, oui, tout ça!... Ça les distraira!... Un roman comme un autre, la vie! Plus incroyable qu'un autre ! Et ces questions-là : l'inconnu, l'invisible, tous ces problèmes, comme c'est poignant!... Et si passionnant, le mystère!
Paris, 181)6-1897.
Paris. — L. Marethrux, imprimeur, I. nie Caisetii?. — 1051:?.
La Bibliothèque Université d'Ottawa Echéance
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