EUGÈNE VAILLANT
Gustave Nadaud
et la
Chanson Française
PTIKCÉDK D'UNI
ANALYSE DE LA CHANSON FRANÇAISE
A TRAVERS LES AGES
VVEC,
NOTICES SUR DÉSAIH3IERS ET PIERRE DUPONT
Préface de
THÉODORE BOTREL
PARIS
ALBERT MESSEIN, ÉDITEUR
ir nr LÉON VAN 1ER
1|). QUAI SAINT-MICHEL, IQ
1911
VI /f \S ^" •■-" <~-
I <? i f
Gustave Nadaud
et la
Chanson Française
DU MÊME ACTEUR
Souvenirs de Colombie. Colon, i885, épuisé.
En Océanie et aux Antilles. Combet, éditeur, Paris.
Au galop à travers l'Italie. L'éclaireur, à Nice.
Chansons Normandes. Hachette et G1*, Paris.
Les Fêtes Normandes. Bonnaventure, éditeur, à Caen.
Les Chants Rustiques. Joanin, éditeur, Rouart, successeur,
Paris.
Le Retour au Pays. Préface de F. Mistral. Pièce eu i acte.
Joanin, éditeur, Paris.
Les Cloches d'Elseneur. Poème lyrique. Joanin, éditeur, Paris.
Etude sur Béranger. Préface de J. Claretje, de FAxadémie
Française. L'Edition, Paris.
Chansons tendres. Gotallat et Cie, éditeurs, Paris.
Pour celles que nous aimons. Préface de Bertraxd Millau vote.
Les Concerts à l'école, éditeur, Vaux (Eure).
Pour paraître :
Notice historique, scientifique et économique sur l'arrondis-
sement do Pont-Audenier Eure).
Liste chronologique des Trouvères normands. M. Ml, Mil.
XIV, XV.
Chansons inédites de Gauthier d'Argies, Trouvère du XIII"
liècle.
EUGÈNE VAILLANT
Gustave Nadaud
et la
Chanson Française
PRÉCÉDÉ D'UNE
ANALYSE DE LA CHANSON FRANÇAISE
A TRAVERS LES AGES
AVEC
NOTICES SUR DÉSAUGIERS ET PIERRE DUPONT
Préface de
THEODORE BOTREL
PARIS
ALBERT MESSEIN, EDITEUR
Successeur de LÉON VAN 1ER
19, QUAI SAINT-MICHEL, II)
l.jll
Deuxième édition
A LA MEMOIRE
D'ERNEST CHEBROUX
\ l'exécuteur testamentaire et ami Hc Gustave Nadaud,
hommage respectueux et filial à celui qui pendant cinquante
années a combattu pour la bonne et saine chanson.
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PREFACE
Après avoir conté, l'an dernier, avec une
érudition certaine alliée à une charmante sim-
plicité, la vie du « Bonhomme Béranger », voici
qu'aujourd'hui Eugène Vaillant, le charmant
troubadour normand, nous conte celle de Gus-
tave Nadaud.
Et, comme cette publication est faite au len-
demain de la mort d'Ernest Chebroux, le doux
poète qui fut l'ami et l'exécuteur testamentaire de
l'auteur des Deux Gendarmes, Eugène Vaillant
en profite pour associer, dans un suprême hom-
mage, le Maître et le Disciple... et cela rend
plus émouvante encore pour nous, Chanson-
niers, la lecture de ce beau et bon livre.
Nadaud, le fin et spirituel Nadaud, était Fla-
mand d'origine. Et n'est-il pas curieux d'obser-
ver que les deux Chansonniers qui personnifié-
PRKFACE
rent le mieux ce qu'il est convenu d'appeler
« l'esprit bien parisien », naquirent aux deux
confins extrêmes de la France : Désaugiers à
Fréjus, Gustave Nadaud à Roubaix ! Tant il est
vrai que l'esprit et la gaîté sont bien et restent
bien — quoi qu'en disent et pensent les centra-
lisateurs à outrance — les qualités légendaires
et indéniables de la race gauloise tout entière.
Mais on ne peut nier cependant l'influence
des « Petites patries » sur le génie particulier
de leurs enfants : Désaugiers conservera, toute
sa vie durant, la gaieté débordante, éclatante,
ensoleillée de sa côte d'azur, tandis que Nadaud,
entre deux joyeux refrains, nous soupirera tout
à coup une romance douloureuse et douce
comme le soleil embaumé de sa mélancolique
Flandre.
Quel talent complexe et complet fut, en effet,
Nadaud! Lisez à haute voix ses chansons (car
elles se lisent ; et dire dune chanson « qu'elle
se lit » n'est pas en faire un mince éloge!) ; lisez
à des auditeur* non prévenus ces joyeuses fan-
taisies : Bonhomme Les Deux Notaires t Carcas*
sonne, Thomas et moi, Boise ntier, Les Boulons,
Les Deux Gendarmes, La Lettre à l'Etudiant, Le
Roi boiteuxt L'honnête Voleur, et ces petits
drames en quelques couplets; Les Trois Hussards,
PREFJ
La grande Blessée, Chevrette, Le Nid abandonné,
L'Anniversaire de V Ouvrier, Le vin de Marsala,
et ce chef-d'œuvre méconnu : Le Cœur volant
(pour ne citer que ces quelques chansons au ha-
sard parmi deux cents autres), — et vous verrez
ensuite vos amis stupéfaits d'apprendre que
c'est le même homme qui, une soirée entière,
les fit pleurer tour à tour de tristesse et de joie.
J'ai fait cette expérience : essayez !
Et voilà pourquoi je répète ici ce que j'ai
déjà dit à notre confrère Varloy au cours d'une
récente enquête (1), à savoir que, selon moi,
Nadaud est et restera le type représentatif le
plus parfait du chansonnier français, plus par-
fait encore que Béranger peut-être, parce que
ce dernier personnifia surtout l'esprit politique
et philanthropique d'une époque. Aussi, quoi
qu'on en dise, l'œuvre de Béranger vieillit et
date, tandis que celle de Gustave Nadaud reste
jeune, fraîche, souriante et vibrante comme
l'immortelle petite Muse qui l'inspira : la Chan-
son !
Et nous devons remercier grandement ceux
qui se font — comme l'auteur de ce livre — les
biographes et les défenseurs de ceux-là qu'avec
(1) Gustave Nadaud, 1. vol. in-18, par H. Varloy.
\li PRBPACB
un peu de dédain souvent, on appelle les « bons
chansonniers ». Je dis défenseurs, car de même
que, jadis, il démolit à tout jamais la stupide
légende d'un Béranger pensionné par la cour
impériale, de même aujourd'hui, Eugène
Vaillant démolit, preuves en mains, celle qui
nous représentait le noble et délicat Nadaud dé-
daignant, un soir, l'invitation de Lamartine
vieilli et disgracié pour accepter celle d'une
princesse toute puissante ; de même que de-
main il détruira, sans doute, celle d'un Pierre
Dupont s'inclinant, par courtisanerie intéressée,
devant Napoléon III triomphant.
Que voulez- vous? Le public ne pourra jamais
se résigner à applaudir un artiste, sans parti
pris, en ne lui demandant que d'être l'exalta-
leur de la beauté et le consolateur de nos sou-
cis : il lui faut le cataloguer, l'enchaîner, l'em-
murer tout vif dans telle ou telle coterie poli-
tique. Lamartine, à qui l'on demandait un jour :
« Où iiègerea-vou» à la Chambre? à droite? à
gauche 'au centre?» répondit : « Au plafond ! »
Oh ! qu'il avait bien raison !
Ou chantes-tu, alouette gauloise, avec plus
d'allégresse que la-haui, dans les nuages, au
plafond bleu du ciel de France?
Planons donc. Amis ( lhansonniers, joyeuses,
PRÉFACE XIII
libres, indépendantes alouettes que nous
sommes, planons au-dessus de toutes les que-
relles, de toutes les haines, et ne redescendons
vers les plaines que pour chanter aux hommes
l'indulgente patience, le courage au labeur entre
la tendre justice et la douce fraternité ; que
pour chanter au peuple l'infinie grandeur de
Dieu dans l'infinie splendeur de sa création... et
lui parler aussi de l'amour filial, aveugle, que
nous devons à la Patrie.
Et, du fond des Champs-Elyséens, où il voi-
sine avec Béranger, Désaugiers et Dupont, je
suis certain que Gustave Nadaud nous criera,
clans un joyeux sourire :
« Chansonniers, vous avez raison ! »
Théodore Botrel.
Pont-Aven, 1") mars 1911.
AVANT-PROPOS
AVANT-PROPOS
La Chanson, on le sait, a joué dans toutes les
grandes époques un rôle considérable, et nous
n'entreprendrons pas ici son histoire, car il nous
faudrait écrire celle de la France. « Les hommes
chantent d'abord, ils écrivent ensuite », a dit Cha-
teaubriand.
L'on chante certes dans tous les pays, mais nous
pouvons affirmer, sans crainte d'être contredit,
que l'on chante mieux en France que partout
ailleurs, notre pays étant plus gai que les autres.
Celte dixième Musc est donc de notre race, par
l'esprit et le cœur de notre nation.
Nous venons, par ce livre, entretenir le lecteur de
Gustave Nadaud, véritable chansonnier de race,
d'un esprit fin et délicat, lequel personnifie, dans
l'histoire de la Chanson Française, le charme et
la grâce de son époque.
i GUSTAVE NADAUD ET l.\ CHANSON FRANÇAISE
Dans cette étude, nous montrerons les œuvres
les plus remarquables, les plus délicates et toujours
jeunes, de cet inoubliable auteur (quoiqu'il soit de
bon ton de dire qu'elles sont démodées) ; nous
ajouterons des anecdotes, des traits de bonté,
d'esprit, et des lettres inédiles, tout en demeurant
dans le domaine de la chanson.
Mais, avant d'entrer en matière, nous avons
pensé qu'il y aurait intérêt à parcourir, dans un
examen rapide, la chanson à travers les âges,
sorte d'introduction à l'exposé de son épanouis-
sement.
Toutefois, qu'on se rassure, ce qui va suivre
ne sera pas l'histoire entière de la chanson, mais
un aperçu, résumé, de son évolution, pour pré-
senter l'immortel auteur des Deux Gendarmes,
des Deux Hussards, du Nid Abandonné, de La Ga-
ronne, de L'Epingle sur la Manche et de tant
d'autres œuvres gracieuses et spirituelles, toujours
recherchées des amis de la chanson et des lettres.
La Muse Nationale tut donc, après les première
chansons latines limées, les jongleurs (joueurs)
el les trouvères (trompeurs) — « Qui mult bien
chantoent. » — Nous voyons donc immédiatement
T MLLEPEH chanter les exploits de Roland, en com-
bnttanl ;'i la tète «les troupes de Guillaume-le-Bà-
<.i-iv\i; vuMUl) ET LA CHAJiSOïl FRANÇAISE 5
tard, duc de Normandie, à la bataille de Hastings
en 1066, dans les champs de Senlac (Angleterre).
Ces premiers chants étaient des Chansons de
Gestes. « Gestes » signifiait alors « actes notoires,
histoire authentique». Tel était au Moyen Age le
sens du mot latin Gesta.
Aux jongleurs primitifs succèdent par degrés
les Trouvères ou Bardes. En Raccompagnant d'une
sorte de harpe, la «Chrotta » ou « rote », ils chan-
taient les héros de leur race ; et aux sons rauques
de leur hymne de guerre, lebardit, répété par tous
les guerriers, ils allaient à la bataille !
C'est donc à la France qu'appartient l'initiative
de l'épopée ; cette action a commencé nos chants
et le premier monument nous vient de Tirold !
ou Turoldus, contemporain et compatriote de
Guillaume-le-Conquérant. De tous les poèmes de
Honeevaux, le plus ancien connu est celui dont h»
texte tut trouvé à Oxford ; il appartient au xie siècle
C'est un récit épique, composé de groupes mono-
rimes ou plutôt assonanées, écrit dans la menu1
langue que les lois promulguées par Guillaume,
après la conquête de l'Angleterre, « La chanson
de Roland marque donc indiscutablement notre
épopée nationale (1)».
Poursuivant la description de nos bardes, voici
l'image qu'en fait l'illustre poète LECONTE de
LlSLE, dans le Massacre de Mona :
(1) V. La Chanson de Roland, par (îai tiukk.
i) (.1 si.Wlï NADAll) BT la chanson FRANÇAISE
« A leurs reins pend la rhote et luit le large glaive ;
« La touffe de cheveux qu'une écorce relève
« Flotte, signe héroïque au crâne large et rond... »
C'est donc à partir du XIe siècle que deviennent
plus nombreux les poèmes épiques, et que la
poésie commencera à s'épanouir.
Les Chansons de Gestes répondaient aux deux
grandes passions de la société : V amour de la
patrie, r orgueil de la famille. Le héraut ou le trou-
vère qui en composait une était le dépositaire de la
gloire du pays et l'honneur des individus (1 .
Nous sommes déjà loin, on le voit, des jongleurs
primitifs, qui n'étaient, pour la plupart, que de
vils courtisans.
Les Chansons de Gestes peuvent donc se diviser
en trois cycles, savoir :
1° Le Cycle Français ou Epopée Royale.
2° Le Cycle Breton ou Epopée Courtoise.
3° Le Cycle de l'Antiquité ou Epopée Antique.
« Charlemagne apparaît en de sanglants imagos,
On croit voir flamboyer l'éclair de Durandal,
• De pieux Chevaliers poursuivie le Snint-Graaî,
1 rie Rome Alexandre exiger des otages, i
L'on remarque que les Chansons de Gestes étaient
plus ordinairement en vers de dix ou de douze
i Histoire Littéraire de la France (S. L'Abbé, Uis-
toire Miniature de* Lettres Françabes.)
GUSTAVE \\1>.\U> Il l.A CHANSON FHANl V.IS1 7
syllabes. Plusieurs des premiers Trouvères el
Troubadours étaient de race noble, savoir : Thi-
bault, Comte de Champagne, qui fut Roi de Na-
varre, Guillaume IX Duc d'Aquitaine, Richabd
Cœur-de-Lion, Roi d'Angleterre, le Comte d'Anjou,
Roi de Sicile, (père de saint Louis), etc. ; et Villon
nous dira : « Qu'il en était d'autres, de petites races
et trouvères de profession ».
Les airs de ces chants ressemblaient au chant
grégorien et à des chants ecclésiastiques.
Je cite une chanson de Thibault, Comlede Cham-
pagne, parce que ce Trouvère peut être considéré
comme le Père de la Chanson Française ; Ton croit
que ce Prince Chansonnier est le premier qui ait
mélangé les rimes masculines aux rimes fémi-
nines.
Amoureux de la Mère de saint Louis, il com-
posa la plus grande partie de ses chansons en
l'honneur de sa dame de beauté, la Reine Blanche.
La chanson suivante est du xmc siècle, mais fut
rajeunie par Moncrif, écrivain français, au début
du XVIIIe siècle :
<! GUSTAVE NADAUD ET LA. CHANSON FRANÇAISE
LA REINE BLANCHE
(XIII*4 siècle)
Air : Quand nous entendrez le doux Zéphyr.
Las ! si j'avais pouvoir d'oublier
Sa beauté, son bien dire,
Et son très-doux regarder,
Finirais mon martyre :
Mais las ! mon cœur je n'en puis ôter ;
Et grand affolage
M'est d'espérer;
Mais tel servage
Donne courage
A tout endurer.
El puis comment oublier
Sa beauté, son bien dire
Et son très-doux regarder?
Mieux aime mon martyre.
Thibault, comte de Champagne,
le père de la Chanson française,
Dé en 1201, mort en 1250.
Les Trouverai de profession chantaient leurs
poèmes en s'acompagnant de la rhote, de la vielle
00 <1<* la cornemuse, ils contribuaient à l'éclat des
Têtes, accompagnant les seigneurs dans leurs
GUSTAVE WDAlD ET LA CIIA.\S(>\ FRANÇAISE 0
campagnes, charmant les manoirs en hiver, et
recevaient de riches cadeaux. »
Les Vieilles chroniques nous racontent que le
Roi Henri II donna deux châteaux à Robert de
Borsu (Trouvère anglo-normand, voir Essai sur les
Bardes jongleurs, etc., par Y Abbé de la Hue), pour
son roman de Saint-Graal, avant même qu'il ne fût
terminé ! Les temps, on le voit, étaient meilleurs
qu'aujourd'hui, car, où donc trouver, de nos jours,
le Mécène des lettres?
Avant le xme siècle les chansons sont peu va-
riées. Dans sa remarquable Histoire de la Chanson,
du Mersan nous dit que pour le fond : « C'était
presque toujours des idylles sur le printemps, les
Heurs, les oiseaux, l'hiver et ses glaces ; elles sont
adressées à des Iris, vraies ou idéales, et à des
blondes, jusqu'au temps de Charles IX et de
Henri II, où les brunes prirent leur revanche. »
Kt ceci nous montre que rien ne change dans les
caprices et les originalités de la mode.
Les casques dorés furent chantés amoureusement
il y a dix ans, et qui ne se souvient des succès de
celte ii lie d'apache, « Casque d'Or », dont un
peintre, sans doute éclectique et décadent, peignit
les traits, pour exposer cette hétaïre de malandrins
au Salon ! la réclame insane que l'on fait Je nos
jours à ce monde interlope, doit rendre parfois
bien rêveuses les laborieuses et honnêtes jeunes
filles!! Donc, il v a dix ans, les blondes étaient à
10 t.isiAU: wimM) BT LA <:h\nso\ FRANÇAIS!
la mode, et le chanteur Mercadier murmurait,
aiusi que d'autres étoiles des Champs-Elysées et
des Boulevards :
« Ce sont les blondes qui m'ont charmé,
Minces et rondes, j'en suis aimé !... » etc.
Mais tout lasse et tout passe... et depuis trois ans,
les brunes redeviennent à la mode !...
A quand la Chanson des Chapeaux, des Chichis,
et celle de la mode Tanagrienne où Orientales
des modernes Elégantes de 1911 ? Mais revenons
à la chanson française de nos bardes.
Vers 1400, nous voyons un Normand, Olivier
Basselin (ou Bachelin), composer de joyeuses chan-
sons surnommées: Vaux-de-Vire.
L'étymologie du mol vient de ce que notre chan-
sonnier-foulon demeurait près d'un moulin, dont
il se servait pour fouler ses draps, situé près de la
rivière de Vire, au pied du coteau, qu'on appelle
i Les Vaux », entre le château et l'ancien couvent
des Cordeliers, lequel servaif à sécher les draps.
I donc parce que Olivier Bas sel in chanta il
souvent ses chansons en ce coteau, qu'on leur
donna le nom de: Vaux-dc-Vire. Os chansons
étaient bachiques, el plus tard, par corruption,
Ton donna a celles qui fuient faites le nom (le
Vaudeville el Vaux-de-Ville$ 1).
i EtymologUs, el les auteurs du
GUSTAVE \ VDA.UI) ET LA CHANSON FRANÇAISE II
Nous trouvons celte note encyclopédique sur
VEtyittolûgiê :
Ce Vau-de-Virc ou Vaudeville fut d'abord une
chanson inaligne et gaie fille de la Satire. Suivant
Boileau, qui dit, après avoir donné les règles de
la Sa lire dans L'Art Poétique :
D'un trait de ce poème, en bons mois si fertiles,
Le Français, né malin, forma le Vaudeville,
Agréable, indiscret, qui conduit par le chant,
Passe de bouche en bouche, et s'accroît en marchant.
La Liberté française en ces vers se déploie;
Cet enfant de plaisir veut naître dans la joie !
« Vers le commencement du xvinc siècle des
couplets furent admis dans les pièces du théâtre
léger, et l'on s'habitua peu à peu à donner le nom
de Vaudevilles à ces pièces mêmes. »
— Olivier Basselin est donc le père du Vaude-
ville. — Après celte époque, nous voyons le Duc
d'Orléans et François Ier faire des chansons.
Puis c'est Villon, enfant de Paris, libertin, spi-
rituel, fréquentant les « tabernes méritoires de la
Pomme-de-Pin, du Caslel, de la Magdelcine et de
la Mulle », dont parle Rabelais. C'est là que cam-
ponisait Villon, quand, après avoir dérobé quelque
Dictionnaire Universel, se sont trompés en disant que
Vaux-de-Vire était un lieu proche de Vire, il n'y a rien
de ce nom -là, à* Vire,
12 GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE
repue franche aux rôtisseurs de la rue aux Ours, il
chantait la Blanche Savatière ou la Gente Sancis-
sière du coin, ou bien sa joyeuse épitaphe :
Ne suis-je, Badaud de Paris,
De Paris, dis-je, auprès Pontoise! (1)
Ce cabaret de la Pomme-de-Pin fut célèbre aux
xvie et xvne siècles et devint le rendez-vous des gens
de Lettres et de leurs bons amis de la Cour ; il était
situé non loin de Notre-Dame, Rue delà Juiverie,
en face l'église de la Madeleine démolie en 1789 (2).
François Corbueil, dit Villon, écrivit donc de
remarquables ballades sur les événements de son
temps ; or, la ballade appartient à la chanson.
En suivant l'histoire nous arrivons à Clément
Marot, puis Ronsard, et sommes à l'époque des
beaux esprits du xvie siècle ; l'on se passionne poul-
ies traductions romaines et grecques. Clément
Marot fut un créateur, dans le style archaïque, et
Konsard demeure un génie dans la poésie badine.
Le Roi Henri IVécrivit aussi des chansons, dont
plusieurs sont conservées à la Bibliothèque Natio-
nale, ci-contre une Romance du vert-galant Béar-
nais, Romance gracieuse dont on ne chante plus
que le premier et le sixième couplet.
(1) Histoire de Paris, par Théo. Layaixik, t. I.
(2) lim-lles, $alOM cl cabarets, par (i. GOLOMBEY.
(.1 STAM-. NADAI'D Et LA CHANSON FRANÇAISE i-\
ADIEUX A GABRIELLK
(1596)
Air d'un Noël du père Ducaurroy.
Charmante Gabrielle,
Percé de mille dards,
Quand la gloire m'appelle
A la suite de Mars,
Cruelle départie,
Malheureux jour,
Que ne suis-je sans vie
Ou sans amour t
lielle astre, je vous quitte :
O cruel souvenir !
Ma douleur s'en irrite ;
Vous revoir ou mourir.
Cruelle départie, etc.
Je veux que mes trompettes,
Mes titres, les échos
Incessamment répètent
Ces doux et tristes mots :
Cruelle départie, clc
11 GUSTAVE wduii RT r.v chanson FRANÇAISE
L'Amour, sans nulle peine,
M'a, par vos doux regards,
Comme un grand capitaine,
Mis sous ses étendards.
Cruelle départie, etc.
Si votre nom célèbre
Sur mes drapeaux brillait,
.lusques aux bords de l'Ebre
L'Espagne me craindrait.
Cruelle départie, etc.
Partagez ma couronne,
Le prix de ma valeur ;
Je la tiens de Bellone,
Tenez-la de mon cœur.
Moment digne d'envie,
Heureux retour,
C'est trop peu d'une vie
Pour tant d'amour.
Je n*ay pu dans la gu< ne
Qu'un royaume gaigner ;
Mais sur toute la terre
Vos yeux doivent régner.
Moment digue d'envie,
Heureux retour,
I trop peu d'une vit»
Tour tant d'amour.
GUSTAVE NADAUD ET L.* CHANSON iham \im I .'»
Du temps de Henri IV aussi ;
Si le roi m'a va il donné
Paris In grand' ville
Kl qu'il eût voulu m'ôter
L'Amour de nui mie,
J'aurais dit au roi Henri
Gardez donc votre Paris,
J'aime mieux ma mie, au gai t .
» bis
J'aime mieux ma mie.
Sous Louis XIV, la chanson est encore plus ilo-
rissante que sous les règnes précédents et l'on
évoque avec plaisir : Bois-Robert, Voiture, Maître
Adam de Nevers, etc., à côté de ces beaux esprits
de l'hôtel de Rambouillet, lequel, ouvert dès 1(50(1,
vit naître et fit éclore bien des réputations; nous
voyons figurer Malherbe, Chapelain, Corneille, Ro-
troa, Scarron, Bensarade, Saint-I^vremond, La
Rochefoucauld et toute une élite d'hommes d'épées ;
nous y voyons aussi de fins Bas-Bleu rivaliser
d'esprit; au premier rang figurent M"10 de Ram-
bouillet, d'une intelligence supérieure, cl sa lilie,
M"0 Julie d'Arzennes, puis M"1 de Rourbon-Condé,
qui devint duchesse de Longueville, M,lc de Coli-
gny, la marquise de Sablé, enlin M"r de Sçudéry
(le plus li ii bas-bleu de ce Cénacle) et M"° Des-
houilières, laquelle roucoulait aussi délicieuse-
ment en vers.
16 GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE
Dans ce royaume des lis, et devant toutes ces
grâces poudrées, nos fins et délicats lettrés fai-
saient montre d'esprit; YEpigramme venait Sou-
ventes fois venger un amoureux éconduit et, parmi
ceux dont l'aiguillon était le plus piquant, nous
pouvons citer Voiture 1
Mais, il nous faut quitter ces élégances du noble
Parnasse, qui exercèrent pendant trente ans une
heureuse influence sur toute la littérature, et con-
tinuer notre évolution chansonnière ; en quittant
cette tour d'ivoire, nous allons nous mêler au
peuple, toujours intéressant, et duquel nous vint
souvent de tiers exemples ! à côté des beaux es-
prits, c'est aussi l'époque de la chanson populaire
et satirique, avec Philippe-le- Savoyard, avec Gros-
Gnillaame et Turlupin, donnant la réplique au
Normand Gauthier Garguille; Tabarin attire, avec
non moins de succès, les badauds et amateurs de1
farces ou de chansons burlesques.
Philippe-le-Sauoyard, en homme pratique, fai-
sait plusieurs métiers (1). « 11 s'était établi sur le
terre-plein du Pont-Neuf, près de la statue du
Béarnais, et si' mit à improviser des chansons sa-
tiriques. Par ses couplets licencieux, il faisait les
délices des aventuriers et des coupeurs de bourse.
Comme il était aveugle, cela augmentait L'intérêt
(1, Voir le Chamonnier hiitorique du \ VIII siècl§t
t. I.
GUSTAVE \VD\ii> Kl IV chanson PB ANC AISE il
de ses chants et de sa personne ; du reste, il ne
craignait pas de proclamer son mérite et répétait
bruyamment à la foule :
« Je suis l'illustre savoyard,
« Des chantres le grand capitaine,
« Je ne mène pas mon soldat
« Mais, c'est mon soldat qui me mène.
« Accourez filles et garçons,
« Ecoutez bien ma musique,
« L'esprit le plus mélancolique
c Se réjouit à mes chansons !
« Je suis l'orphée du Pont-Neuf,
« Voici les bestes que j'attire :
f Vous y voyez l'âne et le beuf
« Et la nymphe avec le satyre. »
Kn 1670, quand il quitta Paris, un cocher au ser-
vice de M. de Verthemont prii sa place et exerça sa
verve caustique, en se consacrant au genre sati-
rique, ne respectant personne.
En lisant YHistoire de Paris, nous voyons que le
Pont-Neuf était la seule promenade populaire de
l'époque « qui se trouvait encombré de marchands,
d'arracheurs de dents, de chansonniers et surtout
de tires-laines ou coupes-bourses ; c'était là que
ii» GUSTAVE VVDUI» ET LA CHANSON FRANÇAISE
Mondov vendait son merveilleux orviétan, Tabarin
débitait les folies goguenardes, Maître Gonin faisait
ses tours de gobelets, Brioché, montrait ses ma-
rionnettes et ses singes ».
Voici, d'autre part, en quels termes Bertaud en
parle dans sa Ville de Paris :
Pont-Neuf, ordinaire théâtre
Des vendeurs d'onguent et d'emplâtre ;
Séjour des arracheurs de dents,
Des tripiers, libraires, pédant,
Des chanteurs de chansons nouvelles,
D'entremetteurs de demoiselles,
De coupes-bourses, d'argotiers, elc...
Voilà Paris sous Louis XIII et sous Louis XIV.
Ces chansonniers du Pont-Neuf, tel le cocher de
Verthemont, etc., prouvent que l'on n'invente rien
de nos jours ; et, nos très hauts chansonniers de la
butte », curent, on le voit, d'illustres devanciers
dans ces improvisateurs du Pont-Neuf! A celte
époque, tout le inonde lait des chansons. Même la
Duchesse de Bourbon, lille naturelle du Roi, qui
laisse déborder eu \er.i un esprit malicieux et
mordant, qu'elle tenait de s:» mère. M""' de Mon-
tespan :
1 est hi duchesse de Bourbon
< > 1 1 i met tout le monde en chanson ! »
GUSTAVE NADAUU ET LA CHANSON FRANÇAISE i9
Un autre bâtard de sang royal, le prieur de (1)
Vendôme, tient sa place parmi les chansonniers
de l'époque aux dîners du Temple; car bien avant
le Caveau, il y avait des dîners périodiques, « il y
eut les dîners de la jeunesse de Boileau, de Racine,
où Taisaient assaut La Fontaine et Molière ; il y
avait aussi la Société des Enfants Sans-Souci, orga-
nisée pour le Vaudeville et les chansons » (2).
« Dans l'Histoire de Paris, par Lanallée, nous
voyons qu'une Société des Enfants Sans-Souci lut
fondée parles Bourgeois de Paris en 1402, et éta-
blie en conlrérie pour représenter aux Halles, et à
la place de Grève, des pièces satiriques, qu'on appe-
lait Sotties, ou pièces joyeuses. »
Sous Louis XV c'est encore la chanson de So-
ciété avec les chansonniers Piron, Colle, Verdier,
Vadé cl Y Abbé Latteignant, mais c'est surtout la
chanson badine et libertine, à l'usage des petites
maisons, où se donnaient de lins soupers !... « Bon
souper, bon gite... et le reste » !
Louis XV, qui prisait tort le genre badin, lit
lui-même, dit-on, quelques chansons avec art cl
malice.
Sous ce règne du « Bien aimé »,où la corruption
(1) Le grand Prieur de Vendôme et son frère le duc,
étaient les derniers rejetons des amours de Henri IV
et de Gabrielle d'Estrée.
(2) Voir /.es Œuvres de Laujon, t. IV.
*20 GUSTAVE NAUAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE
s'étalait honteusement, jusqu'au trône, et dont la
déplorable administration contribua à rendre né-
cessaire la Révolution de 1789, l'on pense bien que
la chanson ne se gêna guerre vis-à-vis de la Cour,
tous les personnages en turent critiqués et verte-
ment chansonnés, sans ménagement surtout, pour
Antoinette Poisson, Marquise de Pompadour, cette
néfaste favorite du Roi à laquelle l'on dut la guerre
ruineuse de Sept ans.
Sous Louis XVI, le comte d'Arlois chansonne.
sans vergogne, toute la famille royale (1). « C'est
l'époque des Marquis poudrés et musqués, des
galants abbés et damerets, des robbins suffisants ;
l'on flagelle sans pitié, et justement, les ridicules
et les vices, en s'abritant, toutefois, sous le couvert
de l'anonymat, par crainte de la Bastille et des
haines mortelles :
• Celui qui a tait la chanson
i N'oserait pas dire son nom
« Car il aurait les étrivières !
C'est ainsi que l'on signe, et l'on faisait bien !
u car le joyeux Snint-Ainand fut « bastonné » par
le Prince de Condé, et Rousseau reçut, de La Faye
lui-même, une volée (le Hois-Vert ».
Nous arrivons au règne de Louis XVI, qui lut
salué par des cris dVnthousiasnie.
1; Le chan$onniet hiitorlaae au wm tiède.
GUSTAYB BADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE 21
Hélas, après avoir entendu des chants d'espé-
rance il entendra ensuite des chants satiriques, et
peu après, la terrible chanson de la « Carmagnole »,
cependant que Marie-Antoinette, qui aimait à
jouer au clavecin l'air de « Ça ira », sera conduite
à l'échafaud par une foule en fureur qui chantera
autour de la charrette et de la guillotine la chan-
son du « Ça ira », dont le refrain fut improvisé,
par Landie, chanteur public, au champ de Mars,
pour la Fête de la Fédération.
C'était une contredanse à la mode que ce :
« .\h ! ça ira, ça ira, ça ira
• Le peuple en ce jour sans cesse répète ;
t Ah ! ça ira, ça ira, ça ira,
« Malgré les mutins tout réussira.
Cette chanson était sans violence, mais il n'en
était pas de même avec la « Carmagnole », laquelle
fut composée, nous dit du Mersan (1), en août 1792,
époque à laquelle Louis XVI fut emprisonné au
Temple. « Elle eut une vogue populaire, et devint
le signal de l'accompagnement des joies féroces et
des exécutions sanglantes. On dansait la Carnw-
gnole dans les bals, on la chantait au théâtre et
autour de la guillotine ! »
L'on ne peut se défendre d'un fiisson d'épou-
(1) Recueil des chansons nationales et populaires, par
DUMEltSAN.
'l'i GUSTAVE SADA.Lt) il LA <HVN-«)\ FRANÇAISE
vante, en relisant cette chanson dune poésie bru
taie qui enivra tout le peuple à cette époque, d'une
folie sanguinaire, et où, au dire des jacobins, « la
tète de Louis XVI était le gant jeté à la vieille Eu-
rope ».
Cette chanson appartient à l'histoire (histoire
terrible et rouge,) nous la donnons ci-dessous in-
extenso :
LA CAHMA(i\()Ll-:
Ma dam 'Veto avait promis bis.
De faire égorger tout Paris; bis.
Mais sou coup a manqué,
Grâce à nos canonnié.
Dansons la carmagnole,
Vive le son ! vive le son I
Dansons la carmagnole,
Vive le son du canon !
Monsieur Veto ;i\;iii promis bis.
I > êti e fidèle à s;< patrie ; bis.
Mais il y a manqué,
Ne raisons plus cai lié.
Dansons la carmagnole ele
GUSTAVE NAhAL'D Fi LA cUANSoN FRANÇAISE ZO
Antoinette avait résolu bis.
De nous iairc tomber sur eu: bis
Mais son coup a manqué
Klle a le nez cassé.
Dansons la carmagnole, elc.
-Son mari, se croyant vainqueur. bis.
Connaissait peu notre valeur. bis.
Va, Louis, gros paour,
Du Temple dans la tour.
Dansons la carmagnole, etc.
Les Suisses avaient tous promis bis.
Qu ils leraient feu sur nos amis : bis.
Mais comme ils ont sauté,
Comme ils ont tous dmsé !
Chantons notre victoire, etc.
Quand Antoinette vit la tour, bis.
Elle voulut fair' demi-tour ; bis.
Klle avait mal au cœur
De se voir sans honneur
Dansons la carmagnole, elc.
'1 \ GUSTAVE NADAtJD ET LA CHANSON FRANÇAISE
Lorsque Louis vit le fossoycr.
A ceux qu'il voyait travailler.
Il disait que pour peu
Il était dans ce lieu.
Dansons la Carmagnole, etc.
bis,
bis.
Le patriote a pour amis,
Tous les bonnes gens du pays;
Mais ils se soutiendront
Tous au son du canon.
Dansons la carmagnole, etc.
bis.
bis.
L'aristocrate a pour amis,
Tous les royalist's à Paris ;
Ils vous les soutiendront
Tout comm' des vrais poltrons.
Dansons la carmagnole, etc.
bis.
bis.
La gendarmerie .'»\:ut promis
Qu'elle soutiendrai! If patrie ;
Mais ils n'ont p:is manqué
\n i on du canon lé
I >;» us* ms la carmagnole, etc.
/»/s.
bis,
GUSTAVE SADAUD Kl LA CHANSON FRANÇAISE 25
Amis, restons toujours unis, bis.
Ne craignons pas nos ennemis ; bis.
S'ils viennent attaquer,
Nous les ferons sauter.
Dansons la carmagnole, etc.
Oui, je suis sans culotte, moi. bis,
En dépit des amis du roi, bis.
Vivent les Marseillois,
Les Bretons et nos lois.
Dansons la carmagnole, etc.
Oui, nous nous souviendrons toujours bis.
Des sans-culottes des faubourgs bis.
A leur santé, buvons.
Vivent ces bons lurons !
Dansons la carmagnole,
Vive le son ! vive le son 1
Dansons la carmagnole,
Vive le son du canon !
i\\ GUSTAVE N\i>MD FT T. \ CHANSON F&ÀNÇÀtSfi
Nous avons dit la folie sanguinaire du peuple.
Qu'on en juge par ces lignes tirées des Révolutions
de Paris : « Après l'exécution, quantité de volon-
taires s'empressèrent de tremper dans le sang du
despote le 1er de leurs piques, la baïonnette de leurs
fusils ou la lame de leurs sabres. Beaucoup d'offi-
ciers du Bataillon de Marseille et autres imbibèrent
de ce sang impur des enveloppes de lettres qu'ils
portèrent à la pointe de leurs épées, en lèle de leur
compagnie, en disant :
— Voici du sang d'un tyran ! — Un citoyen monta
sur la guillotine même, cl, plongeant tout entier
son bras nu dans le sang de Capet qui s'était
amassé en abondance, il en prit des caillots plein
la main et en aspergea par trois fois la foule des
assistants qui se pressaient au pied de l'échafaud
pour en recevoir chacun une goutte sur le front!
Frères ! disait le citoyen» en faisant son asper-
sion, frères I on nous a menacés que le sang de
Louis Capet retomberait sur nos tètes : oh bien !
qu'il y retombe. Républicain! ! le sang d'un roi
porte bonheur ! »
Quittons ces lunes de la guillotine en souhai-
tant que l'avenir nous préserve des Révolutions!
Heureusement <|u<' pour effacer ces chants (1)
d'autres plus élevés vpnl naître, ayant pris leur
inspiration dans l'amour de la patrie et dans
i Mi moiret sur lu Convention,
GUSTAVE \\n\i n ET i.\ CHANSON FRANÇAISE 27
la haine de l'Etranger envahisseur de noire
sol!
Saluons donc encore el toujours ces patriotes
immortels, nobles enfants de notre France bien-
aiinée!
Au^ chants de la Carmagnole et du Ça ira suc-
cèdent ceux de la Marseillaise avec Rouget de Vlsle,
ceux de Joseph Chénier avec le Chant du départ, et
en (in, pour ne citer que ces trois héros, Casimir
Delavigne, le Poète des Messéniennes, dont les
strophes de la Parisienne eurent la même faveur
populaire que les autres poèmes héroïques.
Ces chants inspirés par le patriotisme, véritables
hymnes de guerre, vinrent enflammer des plus
nobles ardeurs le cœur de tous les patriotes épris
de justice et de liberté! Après, nous arrivons au
Directoire, et nous devons citer le nom à' Ange
Pilou, qui obtint un grand succès parmi la jeu-
nesse dorée des incroyables, lesquels aflectèrent un
ridicule grotesque, allant jusqu'à l'idiotisme. L'on
en sait le costume étrange : Cheveux courts par
derrière, longs el rabattus sur les yeux, pour imiter
la toilette des condamnés à la guillotine, bas chinés,
habit court et carré, gilet de panne chamoise à dix-
huit boulons de nacre, cravate uer le montant jusqu'à
la bouche, des lunettes, deux montres, etc.
Que l'on ajoute à cet accoutrement un zézaie-
ment inepte dans le parler, et l'on aura un portrait
fidèle de ces muscadins,*' qui mirent à la mode,
*2lî GUSTAVE >\.DAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE
chez les femmes, les nudités des courtisanes de la
Grèce ! »
Si l'époque était troublée, la cervelle de toute
cette société ridicule ne l'en était pas moins, on le
voit ! et le nom d' Incroyable est bien celui qu'il
faut écrire comme mot de la fin.
L'on continuera de chanter sous le Directoire,
quoique le peuple soit rentré « dans ses taudis,
dans sa misère ».
Epoque de transition, s'il en fut une. Le peuple
a quitté son bonnet rouge, la bourgeoisie, la no-
blesse sortent à nouveau les carrosses ! le Palais
Royal reprend son animation libertine, les tripots
y sont nombreux, la débauche s'y donne rendez-
vous. Jamais, disent les chroniques, « il n'y eut un
tel amour des plaisirs, jamais les spectacles licen-
cieux et les courtisanes n'avaient eu une si grande
vogue... Après l'argent, la danse est devenue l'idole
des Parisiens ».
Une chanson de (iarat (Pierre-Jean) passionne
l'aristocratie nouvelle, de même que les entrechats
du danseur Vestris, « Dieu de la danse ».
El c'est vers cette époque que nous voyons dé-
barquer à Paris Désaugiers, revenant d'Amérique
après avoir éprouvé tous les malheurs d'une sau-
vage ei barbare révolution en Haïti (Saint-Do-
mingue .Sous Le règne de ce nègre sanguinaire Afe*-
ga/i/tet, qui fit égorger 10.000 mulâtres; hélas I il en
«tait de même en Î88&, qu'en 1701, car L'auteur de
GUSTAVE SADAUD ET LA CHANSON FRANÇAIS! 29
celle étude fut lui-même témoin des atrocités de
cette révolution, sous le Président Salomon. Et qui
pourrait donner une idée, et retracer les mutila-
lions, les gémissements des mulâtres et des pauvres
mulâtresses de Pont-an-Prince, Saint-Marc, Mi-
ragoane, pendant cette Révolution de 1883 ? (1)
Il faudrait, pour fixer ces horreurs, la plume de
Tacite. Nous avons donc vécu, au même âge que
Désaugiers, ces heures inoubliables, au doux pays
de ces Messieurs de couleu ! et ces heures de pillages
de meurtres, de viols et d'incendies ne s'eftaceront
jamais de notre mémoire. Donc, après une absence
de cinq années, Désaugiers, qui devait s'illustrer
dans le Vaudeville et les couplets joyeux, revoyait
Paris au moment fantaisiste du Directoire.
Après les horreurs de la Révolution, l'on éprou-
vait le besoin de se réunir, de jouir delà vie et des
plaisirs de la table. « Il faut fêter Bacchus et Co-
rnus, il est de bon ton d'être Epicurien. »
D'un caractère enjoué, d'une belle humeur, d'un
physique agréable, notre joyeux Désaugiers ne pou-
vait trouver une époque plus en rapport avec ses
penchants et ses dispositions artistiques. II se li-
vre sans retard, et tout entier, à la littérature et la
musique.
Désaugiers, né en Provence, pays des Trouba-
(1) Voir En Ocêanfr et aux Antilles, par l'auteur \'C<>m-
bkt, Ed., Paris).
30 GUSTAVE WDAl'l) ET Là CHANSON FRANÇAISE
dours, était dune famille où les dons de l'esprit, de
la musique et du chant étaient héréditaires : il y
avait, nous dit Sainte-Beuve, dans ses Portraits et
Contemporains, « comme un courant naturel de
verve, degaîté, de musique, qui allait du père aux
enfants ».
En quelques mois, il est le fournisseur attitré de
petits Théâtres à la mode où il lance des pièces
étincelantes d'esprit et d'une allure spéciale.
Nous ne pouvons suivre Désaugiers dans sa vie
et retracer tous les succès qu'il obtint ; il nous fau-
drait écrire une Etude spéciale ; mais cependant
l'on nous pardonnera volontiers de nous étendre
un peu sur ce chansonnier que Ton surnomma
VAnacréon Français', car nous pouvons dire que la
^aîté française et la chanson de table ne vinren
iyer les agapes de nos sociétés littéraires qu'à
cette rentrée de Désaugiers parmi les amis de la
bonne chanson, et pour ces raisons ce joyeux ri-
meur appartient à rhistoiiv de la Chanson Fran-
çaise.
[1 écrivit plus de 120 pièces de théâtre, et fui un
ateur de types observés finement, dans l'atti-
tude et la physionomie ; mais, c'est surtout dans
la chanson, que Désaugiers devail acquérir la no-
toriété et se classer parmi les premiers chanson-
niers de son époque < et du Rocher de Cancale , So-
ciété Littéraire don I il lut président. Avantd'arriver
a I )■'■ augiers j'ai donné un légeraperçu t\u Directoire
GUSTAVE NÀDÀUD Kl LA ciiwmin riiwi ihi: 3 I
et du Palais-Royal. A seule lin de ne pas nous
écarter de celle date, nous trouvons dans les
œuvres du chansonnier quelques tableaux mer-
veilleux, où le talent du maître l'ait passer sous
nos yeux, comme en un cinématographe, des
scènes de la vie de Paris, série miniature, véri-
tables tableaux vivants des mœurs et d'une
époque, qui marque un point d'histoire, non éloi-
gnée du Directoire et des Incroyables...
LE PALAIS-ROYAL
Aih de la Sauteuse
Du Palais-Royal
Comme je peindrais bien l'image,
Si de Juvénal
J'avais le trait original!
Mais tant bien que mal,
Muse, entamons ce grand ouvrage.
Quel homme, au total,
Mieux que moi connaît le local ?
Entrepôt central
De tous les objets en usage ;
Jardin sans rival,
Qui du {,'oût est le tribunal...
L'homme matinal
Peut, à raison d'un liard la pa#e,
■)'l GUSTAVE VADADD ET LA CHANSON NlAM WSK
De chaque journal
S'y donner le petit régal,
D'un air virginal,
Une belle au gentil corsage
Vous mène à son bal,
Nommé Panorama moral...
Sortant de ce bal,
Si de l'or vous avez la rage.
Un râteau fatal
Sous vos yeux roule ce métal ;
Et par ce canal
L'homme de tout rang, de tout Age,
Va d'un pas égal
A la fortune, à l'hôpital.
Le Palais-Royal
Est l'écueil du meilleur ménage ;
Le nœud conjugal
S'y brise net comme un cristal.
Le provincial,
Exprès pour l'objet qui l'engage,
Y vient d'un beau schall
Faire l'achat sentimental ;
Mais l'original
A vu certain premier étage...
Heureux si son mal
Se borne à la perte du schall!...
Dans un temps fatal,
Si maint politique orage
Le Palais-Royal
Devint h* théâtre infernal,
Du gai carnaval
Il tst aujourd'hui l'héritage.
GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSOU FRATH MSF. 33
Jeu, spectacle, bal,
Y sont dans leur pays natal,
Flamand, Provençal,
Turc, Africain, Chinois, Sauvage,
Au moindre signal.
Tout se trouve au Palais-Royal ;
Bref, séjour banal
Du grand, du sot, du fou, du sage,
Le Palais-Royal
Est le rendez-vous général.
Ces chants de genre (car il faut lire : Paris en
Miniature, Tableau de Paris à cinq heures du matin
et cinq heures, du soir et d'autres), ne sont pas, pour
notre part, les moins attrayants dans l'œuvre du
chansonnier, car il se montre ici observateur spi-
rituel, et d'une finesse remarquable. Mais il fallait
entendre l'auteur chanter ses œuvres, disent les
biographes ; a excellent compositeur et doué d'une
voix agréable, il charmait absolument son public
car il jouait, dit-on, ses chansons.
Désaugiers était un homme gai (quoique Béran-
ger nous ait dit que cette gaîté n'était pas le fond
de son caractère) (1), il appliquait dans sa vie la
devise qu'il avait choisie pour la Société Littéraire
du Caveau Moderne, savoir :
« Aime, ris, chante et bois,
« Tu ne vivras qu'une fois.
(1 ) Voir Ma Biographie.
34 GUSTAVE \\i»Wb il LA CHÀNSOfl PHAlfÇAlSll
Par ses chants pleins de verve, de vitalité, de la
gaîté pétillait avec la mousse du Champagne,
Désaugiers fut un chansonnier recherché de toutes
les sociétés gastronomiques et bachiques ; de 1806
à 1815 il fut le chantre populaire de la gaîté sous
l'Empire, comme il le sera sous Louis XVIII et
sous Charles X ; son cœur était bon et malgré le
Jlon flou et le pan pan bachique, cet Epicurien
était capable d'écrire des chants philosophiques,
et nous ne pouvons résister au plaisir de citer : La
Philùêôphie (F un se.vac/rnaire :
A soixante ans, on ne doit pas remettre
L'instant heureux qui promet un plaisir;
Plus tard, le sort voudra t-il nous permettre
De le rejoindre et de le ressaisir? (bis)
Sur l'avenir je ne compte plus guère :
Le présent seul à mon âge est certain ; (bis)
Mon plus beau jour est celui qui m'éclaire,
Car les vieillards n'ont pas de lendemain, (bis)
Si le destin veut prolonger ma vie,
Je me résigne à ces sages décrets ;
Mais mourir vieux, n'est pas ee que j envie:
L'âge souvent amène des regrets (his)
Chacun son tour est la règle du sage ;
Contentons-nous d'égayer nos instants. (Mt)
Celui qui p le A soixante uns Dlgtge,
S'il Vécu! bien, vécut assez, longtemps, {bit
i strophes sont vécues et humaines et cette
i.imwi. winih ET LA UUANSOS PHANÇAISB oT»
mélancolie, qui monte ainsi aux lèvres de Désau-
giers, pourrait donner raison à Béranger, si l'auteur
de .1/. et A/,nt Dénis n'avait, pendant plus de trente
ans, été le boute-en-train de toutes les réunions
épicuriennes :
Lorsque le Champagne
Fait en s'échappant
Pan pan,
Ce doux bruit nie gagne
L'âme et le tympan !
Vivat à Désaugiers qui relit épanouir le rire
sur les lèvres closes par la terreur sanglante. Pré-
sident du Caveau, il fut LOmmé par deux fois Di-
recteur du Vaudeville; cet homme aimable n'avait
pas, autant dire, d'opinions politiques, peut-être
un penchant pour la ileur de lys!... mais il s'ac
commodait fort bien de tous les régimes pourvu
que ceux de la table fussent bons l II chanta pour
l'Empire, pour Louis XVIII et Charles X qui le lit
chevalier de la légion d'honneur et reçut une pen-
sion sur la Cassette de ce Roi, et dans nos recher-
ches sur rAnacréon Français nous avons découvert
eette note que nous croyons inédite dans ses bio-
graphies :
« Le Grand Orient pouvait citer avec orgueil
parmi les maçons qui appartenaient à son atelier:
XXI Désaugiers XX ».
Comme tous les méridionaux, Désaugiers avai
•U» GUSTAVE KADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE
un extérieur charmant, une gaieté inépuisable ; ce
bon et joyeux compagnon mourut de la pierre le
9 avril 1822, âgé de 54 ans, il fut profondément re-
gretté et fit lui-même cette originale et facétieuse
épitaphe :
Ci-gît hélas, sous cette pierre,
Un bon vivant mort de la pierre
Passant, que tu sois Paul ou Pierre.
Ne va pas lui jeter la pierre.
Il avait peu d'ennemis, mais il en avait néan-
moins dans les admirateurs deBéranger; du reste,
on a toujours des ennemis, et l'on connaît cette
phrase d'Elysée Reclus: « Garde-toi de réussir...
ou bien tu n'éviteras pas la haine des jaloux », et
l'on pourrait ajouter : ...la haine, surtout, de ceux
auxquels tu auras rendu service.
La lettre autographe que nous publions prouve
la bonté du chansonnier et sa bienveillance, et
l'anecdote ci-dessous nous montrera son bon
cœur et son insouciance de l'argent :
<(Un jour qu'il rentrait chez lui avec un sac
rempli d'écUS (1.200 francs), qu'il venait de tou-
cher, il rencontra un de ses amis à qui il conta
s;i bonne fortune. « Tu es bien heureux de tou-
cher tant d'argent, et je suis loin de ta position.
- Eh bien ! dit Désaugiers, veux-tu partager? »
le partage lui lait sur une borne et Désaugiers
GUSTAVE HADÀUD ET LA CHANSON I K \ >. < wm -\7
C/f\o i^t • xh-S
Ajtrh-<L- o^t^ i>jflfU~ ****- fiJ
A-
t*~*l*' *%*•'#' Poj °L^ J^
1^ (^ D'^orvaty-.
/ •
38 GU6TAYE tiADAÙD ET i.\ CHANSON FRANÇAISE
rentra chez lui avec 600 francs de moins et le plai-
sir d'avoir obligé un ami (1). »
Parmi les contemporains de Désaugiers, nous
voyons le Barde national Bêranger, tous deux de
caractère et de pensers différents. Comme nous
avons consacré une Etude au chansonnier Pa-
triote et Républicain, nous y renverrons le lec-
teur (2).
Aucune comparaison à faire entre ces deux
chansonniers. Bêranger peu à peu est devenu un
véritable apôtre du progrès social, sa vie fut désin-
téressée et ses chants élevés, d'un ardent et sincère
patriotisme, laissant sur le front de ce grand pen-
seur la clarté, toujours vive, d'une auréole glorieuse
et de génie !
Il aima passionnément la France, lutta fière-
ment contre le régime despotique pour le triomphe
des idées démocratiques.
Et nous saluons respectueusement à nouveau, eu
Bêranger, non seulement le grand Maître de la
chanson, mais aussi et surtout, le patriote el dé-
mocrate citoyen, qui fut surnommé le Père du
Prnj>lc.
Par son caractère, par sa vie toute de boulé, par
(1) in Grande Encyclopédie>
(2) Etude sur Bêranger le chansonnier, Patriote ri Ré
pubiii a//i, Préface de Jules Claretii <i<- L'Académie Fran-
e i. Edition : rue <!<■ Furstenberg, Paris .
GtSTAVE NADAUD ET LA CÈÎANS0H FRANÇAISE 39
ses œuvres d'un esprit éclairé sur les questions
sociales, Béranger demeure le plus grand chanson-
nier de son époque, et j'ajoute, qu'aucun autre
n'est parvenu jusqu'à ce jour à le surpasser en la-
lent, en patriotisme, en bonté et surtout en désin-
téressement.
Honneur donc àBérangerlqui appartient incon-
testablement à l'histoire de la France et dont
l'œuvre sociale est immortelle!
Nous arrivons bientôt à Gustave Nadaud, mais il
nous paraît impossible, en suivant l'histoire de la
Chanson Française, de ne pas consacrer quelques
pages au Poète-Chansonnier Lyonnais Pierre Du-
pont. L'œuvre de ce merveilleux chantre de |la na-
ture est assez puissante, pour que le lecteur nous
permette de saluer l'inoubliable auteur des Sapins,
des Bœufs, et de tant d'autres œuvres grandioses
qui placent cet amoureux de la nature au premier
rang des Poètes de l'Eglogue et de la poésie hu-
maine.
^r^ '^ »«^^y ^/f^é,v^ ^^i^A^.f tu/y A— f~<*~
' /r-' /<*/: s,.:^j ,//^,r 0,^f s^,fi;<*z)
GUSTAVE NADAUD ET LA GHÀNSOH FRANÇAISE il
*£^s -jUy6>U***+ï 0?*^***/ «e***^, //**?*/ *'*//***
jOkiM*
4$ '7rn*i
.//,.
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flr*~? AL^é+J>V+j A^am^/u/ f4c*~~+&
***t**^. .* ^.^fy^^^a^^J^r-j^r J+.
-r***/
PIKURE DUPOM'
PIERRE DUPONT
Pierre Dupont se trouva orphelin dès l'âge de
quatre ans et fut alors recueilli par son oncle, brave
curé de Rochetaillée-sur-Saône à quelques lieues
de Lyon. Le souvenir des spectacles riants de
cette merveilleuse contrée laissèrent, dans l'esprit
et le cœur de l'enfant, an inoubliable souvenir,
dont plus tard le poète animera ses poèmes.
Vers l'âge de neuf ans, Pierre Dupont fut placé au
petit séminaire de Largentière, son oncle désirant
faire de son neveu un prêtre. Malheureusement
pour le brave curé et heureusement pour la chan-
son), le jeune Dupont était de nature indépen-
dante, il ne put se plier à la discipline du recueille-
ment et quitta le séminaire, avant d'avoir achevé
ses études. Quoique fort contrarié, son oncle
s'occupa de lui faire apprendre un état qui lui per-
mît de vivre plus tard.
Nous voyons donc, tristement, le jeune Dupont
16 GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE
passer success;vement, apprenti canut, clerc de
notaire, employé de Banque avant de venir à Pa-
ris se faire un nom dans les lettres.
Il tant dire que Pierre Dupont avait déjà enfour-
che le cheval ailé! Quelques poèmes, dont celui du
Nid de la Sainte Vierge, lui avaient conquis les en-
couragements des lettrés et, mieux encore, une
jeune iille du meilleur inonde, Mlle Louise de Sen-
neville, devint l'inspiratrice de ses premiers
poèmes, qu'il rima en l'honneur de cette jeune
Béatrice.
Dupont avait déjà commencé son poème des
Deux Anges*, une fois terminé il vint à Paris, et sur
le Conseil du grand poète Pierre Lebrun, auteur de
Marie Stltart, déposa son manuscrit à l'Académie
Française, rentrant ainsi en lice dans ce haut
tournoi littéraire.
Ce poème des Deux Ange* fut couronné par l'Aca-
démie Française en 1842.
Qtte heureuse initiative de souscription, faite à
Provins, dont la lamillc de Pierre Dupont était ori-
ginaire, lui permit d'acheter un remplaçant et île
s'exonérer du service militaire; libéré de cette obli-
gation, notre poète avait toute liberté pour se par-
faire dans la poésie, son prix Académique lui
valut même une place d'aide au Dictionnaire de
cette compagnie, assurant ainsi sa vie maté-
rielle.
Néanmoins, les aspirations poétiquesde Dupont
GUSTAVE \\D\in i: l i.\ <:n\\-n\ iitvv \isi
M
n'étaient pas encouragées par les Editeurs. Un
d'eux, dit-on, lui conseilla de publier cinq à six
ouvrages, à ses frais, alors que le poète espérait le
voir acheter son manuscrit !...
— Mais je ne suis pas riche, dit Dupont.
— Vous n'êtes pas riche... alors pourquoi écri-
vez-vous? (1)
Hélas ! nous savons tous les extraordinaires ré-
ponses de MM. les Editeurs aux jeunes talents,
aussi Dupont partit navré de ce premier contact
avec les hommes... d'impression !
Bien avant de déposer son manuscrit à L'Acadé-
mie, notre lutur chansonnier, nouvellement débar-
qué à Paris, eut l'idée d'aller faire visite à Victor
Hugo. Voici l'anecdote :
Dupont se présente chez le grand poète, lui lait
passer son nom : Hugo l'ignore, ou à peu près, lui
lait répondre par son domestique qu'il ne peut le
recevoir.
Dupont redescendit l'escalier tristement et fut dé-
sappointé, on le comprend. Il lui vint alors la pensée
d'écrire les vers ci-dessous sur une de ses cartes :
Si tu voyais une anémone.
Languissante et près de mourir,
Te demander comme une aumône
Une goutte d'eau pour ileurir;
(1) Les Contemporains, Pierre Dupont, par J.-M.-J,
BOUILLAT.
'til GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE
Si tu voyais une hirondelle
Un jour d'hiver te supplier,
A tes vitres battre de l'aile
Demander place à ton foyer ;
L'hirondelle aurait sa retraite,
L'anémone sa goutte d'eau,
Pour toi, que ne suis-je, ô poète,
Ou l'humble fleur, ou l'humble oiseau.
(C'était une sorte de coquetterie du poète); les
vers crayonnés, il remonte sonner à la porte de
Victor Hugo, lui fait passer les vers et s'en va.
Mais à peine était-il dans la rue que le domes-
tique de Victor Hugo le rejoint et lui dit que son
maître veut le voir de suite.
Et voilà la connaissance faite. Victor Hugo avait
reconnu, dans les quelques vers improvisés, un
poète de race. Il va sans dire qu'il s'intéressa à
Dupont et lui fit ouvrir bien des portes, quoiqu'on
ait dit que l'auteur des Châtiments ne fit rien pour
Dupont, cette opinion est fausse et les vers sui-
vants, inoins connus que les premiers, témoi-
gnent de la reconnaissance du poète envers le
maître.
Lors de L'apparition de son premier volume
de chansons, Pierre Dupont envoya, en forme
de dédicace, à Victor Hugo, ces trois qua-
t ra in s :
GUSTAVE NA.DAUD ET LA CHANSON iliw< USE 19
Sous ton regard, douce rosée,
Depuis l'anémone a fleuri :
L'hirondelle a vu ta croisée
Ouvrir à son aile un abri.
Ton foyer est plein d'étincelles,
Ta vitre pleine de lueurs,
L'hirondelle y chaullc ses ailes,
L'anémone y dora ses fleurs.
En échange de cette aumône
Reçois, à chaque renouveau,
Toutes les fleurs de l'anémone,
Toutes les chansons de l'oiseau î
Quelle grâce et quelle simplicité dans ces vers,
quelle délicatesse dans la pensée du poète recon-
naissant!
Victor Hugo encouragea donc, certainement, les
efforts de Pierre Dupont, et c'est un point que nous
tenions à fixer.
Quand il crut pouvoir vivre de son talent, lequel
ne prit naissance qu'avec la Chanson des Bœufs, il
quitta sa place à l'Académie (vers 1845).
Dupont était lié avec beaucoup d'artistes, et ce
fut Gounod, le célèbre compositeur, qui, entendant
Pierre Dupont chanter la Chanson des Bœufs,
assura son succès en la faisant interpréter devant
tous ses amis au théâtre des Variétés par Hoffmann,
costumé en laboureur normand. Dès lors, Dupont
i
.M> GUSTAVE NADAUD ET I. \ CHANSON FRANÇAISE
était lancé, et, pendant vingt ans, ses chants furent
popularises dans toute la France.
Pierre Dupont chantait ses strophes en les écri-
vant, et un compositeur notait les airs du chan-
sonnier, qui ne savait pas la musique. M. Flotard,
dans la Renne du siècle, causerie d'autan (1), nous
apprend que Pierre Dnponl, qui devait chanter
des chants de Liberté en 1848, « fréquentait en 1S43
un cercle catholique où ses vers étaient goûtés et
pratiquait Ozanam et discutait avec Lacordaire ».
Ceci n'est point surprenant, car nous savons qu'à
son arrivée à Paris, Dupont lit passer quelques
poèmes légitimistes dans la Gazette de France et le
Quotidien, en souvenir probablement de sa noble
et première petite muse, M11* Louise de Senneville ;
mais, passons sur ces différentes couleurs !.. Nous
pourrions, si nous le voulions, nous étendre bien
davantage sur la vie du poète, mais nous esquis-
sons à grands traits l'histoire littéraire de Dupont
et nous renvoyons le lecteur, pour une étude plus
approfondie, à la table bibliographique que nous
avons établie, à la lin de ces notes, car nous ne
devons oublier que l'étude principale de cet ou-
vrage est consacrée à Gustave Nadaud.
La Poétique de Pierre Dupont peut se diviser en
trois s^rirs savoir : Les ('.liants rustiques, 1rs Chan
sons ouvrières, les Chansons politiques.
1, T. Mil, p. MO, 1890.
GUSTAVE NVDVID Et LA CHAXSOS FRANÇAISE
;,i
Nous donnerons une chanson de chaque série,
à seule fin de faire revivre ces chants, malheureu-
sement trop oubliés de nos jours, car, ainsi que
l'écrivait un fin lettré, M. Jean (TArmor : « Non seu-
lement Georges Sand, Musset, Lamartine, Karr, le
bon Dumas, sont inconnus de nos générations »,
et dans la chanson, disait-il, on ne chante plus les
refrains de Béranger; Désaugiers, Nadaud, Pierre
Dupont sont d'illustres inconnus, et si l'on n'entend
jamais prononcer le nom de la Lisette de Béranger,
tous les gamins de Paris (et d'ailleurs), en revanche,
connaissent Viens Ponpoule ! (1). C est malheureu-
sement très exact, mais nous travaillons à la re-
naissance de la bonne Chanson Française et nous
sommes assurés que le beau et le bien triomphe-
ront de Y argot et de Y inepte ; tous nos efforts
tendent à cette réaction, et c'est dans cette idée
que tut fondée, par le chansonnier Ernest Clie-
broux, l'œuvre louable de la Chanson Française,
dont les filiales de Lyon, Rouen et Toulouse, diri-
gées avec le plus grand dévouement et le ptus
entier désintéressement, répandent leurs bienfaits
parmi les jeunes tilles ouvrières de ces grandis
cités. Nous avons du reste dans le Journal musi-
cal, dans la Revue des concerts à l'école et le Réveil
de l'Eure exposé la genèse, le but phitanthropique
(1) Voir La Revue des concerts à l'école, août-septembre
1909.
v>
<l -1AVE BADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE
et moral de cette œuvre populaire, cducatrice de
l'esprit et du cœur. Et c'est dans ^cet espoir
aussi, que nous avons entrepris ce travail.
Voici les chants de Pierre Dupont :
LES SAPINS
J'allais cueillir des Heurs dans la vallée,
Insouciant comme un papillon bleu,
A Tàge où l'âme à peine révélée
Se cherche encore et ne sait rien de Dieu.
Je composais avec amour ma gerbe,
Quand, au détour du coteau, l'aspect noir
De sapins verts couvrant un sol sans herbe
Me lit prier ainsi sans le savoir :
Dieu d'harmonie et de beauté,
Par qui le sapin fut planté,
Par qui la bruyère est bénie,
J'adore ton génie
Dans la simplicité !
Le sapin brave et l'hiver cl l'orage,
Chaque printemps lui t'ait un éventail:
Droite esl s;i Qèche ci vibrant son feuillage
L'art grec s'y mêle au gothique travail,
L< s blancs piliers un souffle les balance,
Sani plus d'efforts que de simples roseaux
Chœur végétal, symphonie, orgue Immense,
m h dardi au ciel d innombrables tin aux
GUSTAVE NVD.VUD ET IA CHANSON FRANÇAISE 53
Dieu d'harmonie et de beauté
Far qui le sapin tut planté,
Par qui la bruyère est bénie,
J'adore ton génie
Dans sa simplicité.
Les bûcherons, dont la hache est sonore,
Sapin géant, coupent tes bois légers,
Qui porteront du couchant à l'aurore
Hommes, bestiaux et produits échangés.
De ta résine on enduira tes planches,
Tu doubleras les caps sombres sans peur,
Tantôt voguant au gré des voiles blanches,
Tantôt poussé par l'ardente vapeur.
Dieu d'harmonie et de beauté
Par qui le sapin tut planté,
Par qui la bruyère est bénie,
J'adore ton génie
Dans sa simplicité.
L'Archet de Dieu règle votre cadence,
Musiciens rythmés par l'aquilon,
l'n jour des bals vous mènerez la danse
De l'orme agreste au splendide salon.
Vous traduirez des accents dont la flamme
Cherche des cœurs l'invisible chemin ;
Aux violons vous donnerez une âme
ït vibrerez dans un Archet humain.
,> 1 GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE
Dieu d'harmonie et de beauté
Par qui le sapin fut planté,
Par qui la bruyère est bénie,
J'adore ton génie
Dans sa simplicité.
Heureux sapins, vos solives légères
Font les chalets, construisent les hameaux ;
Dans vos taillis se cachent les bergères,
Et les buveurs dorment dans vos rameaux.
L'humanité par vos soins est servie,
Bois familiers, dans sa joie et son deuil ;
Dans un berceau vous accueillez la vie,
Et vous clouez ses morts dans un cercueil.
Dieu d'harmonie et de beauté
Par qui le sapin fut planté,
Par qui la bruyère est bénie,
J'adore ton génie
Dans sa simplicité.
Arbres divins, respectés des tempêtes,
Vous inspirez le calme et ces douceurs
Qu'aime la toute aux vers de ses poètes,
El qu'Apollon enseignait aux neufsœurs.
Quand, au hasard, la sagesse infinie
Eclaire an iront, c'est à l'ombre des bois;
Reviens, Orphée, \ rêver I harmonie ;
Viens, 0 Lycurguc I > méditer des i«'is.
GUSTAVE \VI>UI> ET \A «Il V n -i » \ iit\\< u-l .».»
Dieu d'harmonie et de beaulé
Par qui le sapin fut planté,
Par qui la bruyère est bénie,
J'adore ton génie
Dans sa simplicité.
LA CHANSON DE LA SOIF
(Test du pays bleu de la Chine,
Contrée où fleurit l'inconnu
Et plus d'une plante divine
Que le mûrier blanc est venu.
Sa feuille est soyeuse et fertile,
Le ver à soie en la rongeant
A son insu dévide et file
Un écheveau d'or et d'argent.
Filez, moulins ; glissez, navettes ;
Tissez le satin, le velours;
Faites des robes de toilettes,
Faites des nids pour les amours.
Les plus célèbres filandières,
Les Parques, Minerve, Arachné
Ont brisé fuseaux et filières
Lorsque le ver à soie est né.
On peut comparer la finesse
De son linceul, brillant réseau,
Aux fils blancs que la Vierge laisse
S'éparpiller de son fuseau.
56 GUSTAVE N.VDAU1) ET LA CHANSON FRANÇAISE
Filez, moulins ; glissez, navettes ;
Tissez le satin, le velours ;
Faites des robes de toilettes,
Faites des nids à nos amours.
L'an deux mille, une fée, en Chine,
Surnommée Esprit du mûrier,
De ses jardins fit une usine,
Du ver à soie un ouvrier.
Un beau jour, la France l'accueille,
Et, dardant son plus chaud rayon,
Du mûrier fait pousser la feuille,
La soie est tissée à Lyon.
Filez, moulins ; glissez, navettes ;
Tissez le satin, le velours ;
Faites des robes de toilettes,
Faites des nids à nos amours.
La soie au courant bleu du Khône
Se trempe aussi bien que le 1er ;
Voyez luire le satin jaune,
Le rose ou blanc, le bleu, le vert.
Quand une fille ou blanche OU noire
Danse dans l'éclat du satin,
Dans le velours ou dans la moire,
(/est comme un rayon du matin.
Pilez, moulins ; glissez, navettes ;
TiflSez le satin, le velours ;
laites «les robes de toilettes,
Faites «les nids à nos amours
GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE .»/
Que de métiers, que de bobines!
Que de travaux et d'œuvres d'art !
Quel essor donnent aux machines,
Vaucanson et l'humble Jacquart !
Quand l'insecte a fini sa tache,
Des milliers de doigts sont en jeu ;
Les fils sont croisés sans relâche,
L'homme achève l'œuvre de Dieu.
Filez, moulins ; glissez, navettes ;
Tissez le satin, le velours;
Faites des robes de toilettes.
Faites des nids à nos amours.
Dans ce labyrinthe de fées,
L'esprit émerveillé se perd,
Mais combien d'âmes étouffées,
Dans ce travail, comme le ver !
J'entendais une jeune fille
Dire en pleurant sur son fuseau :
« Je suis comme l'humble chenille,
« Et je file aussi mon tombeau. »
Filez, moulins; glissez, navettes;
Tissez le satin, le velours;
Faites des robes de toilettes,
Faites des nids à nos amours.
A vos fuseaux chantez, ftleuses,
Chante canut à ton métier,
Car vos heures laborieuses
Fleuriront comme l'églantier.
il GUSTAVE NADAUD ET LA ui\\si>\ l UANÇÀISI
Voilà votie tour qui s'avance ;
Voyez le bal élincelant,
Où chaque épousée entre en danse
En beaux habits de satin blanc.
Filez, moulins ; glissez, navettes ;
Tissez le satin, le velours ;
Faites des robes de toilettes,
laites des nids à nos amours.
LE CHANT DES OUVRIERS
Nous dont la lampe le matin,
Au clairon du coq se rallume,
Nous tous qu'un salaire incertain
RamèD€ avant l'aube à l'enclume,
Nous qui des bras, des pieds, des mains,
De tout le corps luttons sans cesse
Sans abriter nos lendemains
Contre le froid de la vieillesse.
Aimons nOUS, cl quand nous pouvons
Nous unir pour bouc à la ronde.
Que le canon se t.iise ou gronde,
BuVOni Jer)
a l'indépendance du monde l
GUSTAVE \Ui\llt ET LA CHANSON FRANÇAIS] 5U
Quel fruit tirons-nous des labeurs
Qui courbent nos maigres échines!
Où vont les ilôts de nos sueurs?
Nous ne sommes que des machines.
Nos Babels montent jusqu'au ciel,
La terre nous doit ses merveilles ;
Dès qu'elles ont fini le miel
Le mu ilre chasse les abeilles.
Aimons-nous et quand nous pouvons
Nous unir pour boire à la ronde,
Que le canon se taise ou gronde,
Buvons {ter)
A l'indépendance du monde I
Nos bras, sans relâche pendus,
Aux Ilots jaloux, au sol avare,
Ravissent leurs trésors perdus :
Ce qui nourrit et ce qui pare :
Perles, diamants et métaux,
Fruit du coteau, grain de la plaine,
Pauvres moutons, quels bons manteaux
Ils se tissent avec notre laine !
Aimons- nous, et quand nous pouvons
Nous unir pour boire à la ronde,
Que le canon, se taise ou gronde,
15u vous (ter)
A l'indépendance du monde !
♦ Kl GUSTAVE NADALD ET LA CHVNSON FRANÇAISE
Au flls chétif d'un étranger
Nos femmes tendent leurs mamelles,
Et lui, plus tard, croit déroger
En daignant s'asseoir auprès d'elles,
De nos jours, le droit du seigneur
Pèse sur nous plus despotique ;
Nos filles vendent leur honneur,
Aux derniers courtauds de boutique.
Aimons-nous, et quand nous pouvons,
Nous unir pour boire à la ronde,
Que le canon se taise ou gronde,
Buvons {ter)
A l'indépendance du monde !
Mal vêtus, logés dans des trous,
Sous les combles, dans les décombres,
Nous vivons avec les hiboux
Et les larrons amis des ombres ;
Cependant, notre sang vermeil
Coule impétueux dans nos veines;
Nous nous plairions au grand soleil,
RI sous les rameaux verts des chênes.
Aimons nous, et quand nous pouvons
Nous unir pour boire a la ronde,
Que le canon se taise ou gronde,
Buvons der)
A l'indépendance du monde I
GUSTAVE SADAUD ET LA CIIASSOS ra\y. VISE lit
A chaque fois que par torrents
Notre sang coule sur le monde,
C'est toujours pour quelques tyrans
Que celte rosée est féconde ;
Ménageons-le dorénavant,
L'amour est plus fort que la guerre ;
Kn attendant qu'un meilleur vent
Souffle du ciel ou de la terre.
Aimons-nous et quand nous pouvons
Nous unir pour boire à la ronde,
Que le canon se taise ou gronde,
Buvons (ter)
A l'indépendance du monde ! (1)
Nous n'avons point voulu faire la moindre ana-
lyse, après chacune de ces chansons, à seule lin
d'en laisser goûter la grandeur, le charme et l'idéal
au lecteur.
Mais à présent, nous pouvons dire hautement,
que, dans aucune de ses œuvres, Pierre Dupont ne
s'est élevé plus magnifiquement que dans la poésie
descriptive et philosophique des Sapins. La pensée
est grandiose, l'image est vraie, impressionnante
et sublime !
Dans la Chanson delà Soie, avec quelle délica-
'1) La Muse Populaire, Pierre Dupont, chants et poé-
sies, Paris, Garnier frères, éditeurs, in-8<>, 187.>, {)" édit.
G2 GUSTAVE N'ADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE
lesse il a vécu el détaillé ce poème des humbles
artisans canuls!... Et ce refrain, dont le rythme
berceur vient gracieusement faire passer sous nos
yeux les doigts habiles, de ces jeunes fileuses!
vous obsède délicieusement I
« Filez moulins, glissez navettes,
<« Tissez le satin, le velours ;
« Faites des robes de toilettes,
« Faites des nids à nos amours ».
Comme tout cela est dit avec ex qui site ! ici, l'on
devine que l'auteur des Bœufs, des Sapins et de
la Chanson des Ouvriers, chants rudes et vigoureux,
s'est fait plus câlin pour les jeunes filles labo-
rieuses, son vers est plus tendre, plus mélodieux,
et ce géant de la nature s'est penché avec dévotion
et tendresse sur ces fuseaux comme un père se
pencherait sur un irèle berceau, pour envelopper
d'amour un être délicat el cher !
Avec la Chanson des Ouvriers, c'est le prélude de
1848 ! l'heure est aux questions sociales, aux légl-
limes revendications du droit à la vie humaine !
et lils d'artisans fils d'un ouvrier forgeron), dans
(«• problème passionnant, nous pensons, malgré
les polémiques de. Mirccourt{)) et Suinte-lkiwe ('-')•
■ (ij Voir Lei Contemporains! «le Mmecqurt, 1870,
Voir /.r: ((iiisrrirs du Liiiuli, <le S.w.vn. lù.rvi ,
p.
GL9TÀVE NADAUD ET LA CHANSON FRAN< USE 63
con Ire ce geste démocratique de Pierre Dupont, (//ie
le poule eut raison de prendre parti pour les déshé-
rités; à ce moment il se montrait le disciple du
grand patriote républicain Béranger!
Ch. Baudelaire dans YArt romantique, t. III,
p. 376) nous dit ceci, après avoir entendu Dupont,
dans ce Chant des Ouvriers (laquelle est sa première
chanson politique) :
« Si rhéteur qu'il taille être, si rhéteur que je sois
et si fier que je sois de l'être, pourquoi rougirai s-
je d'avouer que je fus profondément ému », et, plus
loin, Ch, Baudelaire ajoute : «... ici, c'est le senti-
ment qui se complique d'orgueil poétique, de vo-
lupté entrevue dont on se sent digne; c'est un vé-
ritable trait de génie. Quel long soupir! quelle
aspiration ! Nous aussi, nous comprenons la béants
des palais et des parcs, nous aussi nous devinons Tari
d'être heureux ! »
Et Alphonse Daudet a dit aussi des chansons de
Dupont : « Qu'elles étaient toutes frémissantes des
beaux rêves de 1848, toutes résonnantes des mé-
tiers de la Croix-Rousse, toutes embaumées des
mille parfums des vallées lyonnaises ».
Appliquons-nous donc à former une génération
Itère de ses droits et de sa liberté, mais si nous for-
mons l'esprit, ne négligeons pas le cœur de nos en-
fants, a seule fin qu'ils pensent comme Dupont
(lue :
<>{ GUSTAVE vvnun ET LA CHANSON FRANÇAISE
« Le glaive brisera le glaive
« Et du combat naîtra Uamonr! » (1)
Patriotes, nous le sommes î et nous donnerions
volontiers, au jour du danger, à notre France me-
nacée, jusqu'à la dernière goutte de notre sang !
Mais n'est-il pas humain de dire, et de crier à
toutes les nations :
L'Amour est plus fort que la guerre ?
En tout cas, c'est une opinion, et personne, je
crois, ne pourra nous donner tort, de rêver à cette
ère nouvelle, humaine et pacifique, pour les futures
générations.
En étudiant l'œuvre de Pierre Dupont, nous de-
vons reconnaître qu'il est, avant tout, bucolique,
ainsi que Théocrite, Horace ou Virgile.
Devant la nature, Dupont devient un coloriste
d'une incomparable maîtrise, et c'est dans les
Chants rustiques, dans « l'Eglogue » qu'il tant
surtout admirer Fauteur, plus poète que chanson-
nier, car dans certaines œuvres, le refrain esteon-
f us et ne \ient pas se souder au couplet, ainsi que
ceux de Béranger ou Gustave Nadaud, pour ne citer
que œf deux chansonniers. La chanson est un ai I
i Chant des Nations, de Pierre Dupont, publié en
1847 Gai mer frères, éditeurs, Pai Is.
GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE 0T>
tout spécial, et tel grand maître ciseleur de rimes
ou de magnifiques poèmes, ne saurait bien sou-
vent « construire » une chanson.
Nous avons eu, surtout après 48, des ouvriers
qui écrivirent de remarquables chansons, il y avait
en eux le trait, l'allure et le rythme, car l'ouvrier
chante en travaillant dans une cadence, mesurée à
sa spécialité, soit, forgeron, menuisier ou pein-
tre, etc. ; l'auteur des Sapins est donc plus poète
que chansonnier. Pierre Dupont avait épousé,
avant 48, je crois, une jeune femme du nom d'Elisa,
qu'il avait rencontrée dans une sorte de guinguette
littéraire ; malheureusement pour le poète, sa
femme mourut peu d'années après, d'une maladie
de poitrine. Quand Charles-Louis-Napoléon Bona-
parte eut fait le Coup d'Etat de 1851, Pierre Du-
pont, qui fréquentait alors les réunions politiques
et les clubs révolutionnaires, fut poursuivi pour
différentes chansons sociales, parmi lesquelles
figure La Chanson du Pain.
t On n'arrête pas le murmure
• Du peuple lorsqu'il dit : j'ai faim I
« Car c'est le roi de la nature,
« 11 faut du pain, il faut du pain ! »
Cette chanson n'est pas, cependant un appel à la
révolution ; néanmoins, Dupont fut pris, jugé et
condamné à sept années d'exil à Lambessa, coin-
66 GUSTAVE NADAUD ET LA CÏIANSON FRANÇAISE
mune d'Algérie, dans la province de Constantine.
Grâce à de hautes influences, il obtint sa grâce (à
laquelle, peut-être, la princesse Mathilde ne fut pas
étrangère).
Après ces événements, Pierre Dupont revint
à Lyon, vivant au milieu de ses parents et
amis ; il abandonna la coupe amère de la poli-
tique (pour celle du cabaret), car, il faut bien
l'avouer, sous peine de ne pas connaître la vie
du poète-chansonnier, le malheureux depuis la
mort de sa femme, avait pris de funestes habi-
tudes d'intempérance (1). Dès 1859 la carrière
de Pierre Dupont était autant dire terminée, quoi-
qu'en 1864 dix Eglognes du poète furent publiées.
L'on parle aussi d'une brochure, Sur certains bruits
de coalition, publiée en 1860, où il se serait rallié à
l'empire, et Carjat, le poète-photographe, a ra-
conté bien souvent, que Dupont aurait poussé un
vivat, sur le passage de l'Empereur ; c'est possible !
car n'oublions pas qu'il lut élevé par un prêtre,
qu'il écrivit quelques poèmes légitimistes, et que
s chanls humains ne lui furent inspirés que par
la misère du peuple et la sienne! Mais, l'on dit
faut de choses sur un homme en vue, que tout est
aussi ténébreux là que dans In. genèse de ses chan-
sons ' 2 . Aussi nous passons, et terminons par
1) Voir La Contemporains, J M- J. Hoi illat, p. 18.
2) Voir Les caasettei ttantcUl, FlOTTARD, Renne dn
Gl STAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE (>7
quelques citations, venant honorer le poêle, cl plus
dans l'ordre poétique de cette élude avant tout
littéraire.
Pierre Dupont était la bienveillance même, il
était enjoué, délicat, nous disent ceux qui furent
ses amis. Et Sainte-Beuve dans les Causeries du
Lundi a écrit : a Tous ceux qui connaissent,
M. Pierre Dupont me le peignent comme un
esprit doux, poétique, aimant naturellement le
bien, aimant sincèrement la nature et les
champs, etc. » (1).
Personne, effectivement, plus que Pierre Dupont
ne pouvait aimer la nature ; elle était pour lui la
plus belle des maîtresses? aussi la parait-il avec
toutes les couleurs les plus riches, en lui donnant
les trésors de son cœur, il l'aimait, en véritable
amant, au point même de vouloir changer ses pri-
mitifs atours, pour l'embellir encore; que l'on en
juge, par l'anecdote suivante, qu'a contée, avec un
esprit subtil et poétique, l'académicien Jules Clare-
tie dans la Vit à Paris (2). M. Jules Claretie nous
apprend tout d'abord que Pailleron fut initié aux
rimes et aux chansons par Dupont : « Oui, ce fut
siècle, 1899. Voir Rev. Universelle, Louis Cognât, t. III,
p. 63-64.
(1) Page 54, Sainte-Beuve, Les Causeries du Lundi.
(2) La Vie à Paris, in-8«\ 1884, par Jules Claretie,
p. 41-42.
1)8 GUSTAVE NADALD ET LA CHANSON FRANÇAISE
pourtant Dupont qui poussa l'académicien d'au-
jourd'hui (1884) à faire des vers, tout en l'entraî-
nant par les bois des environs de Paris et en lui
racontant péripatétiquement que l'homme n'a de
joie que dans cette libre vie, parfois si âpre, des
lettres !
— Un jour, nous contait Pailleron, il avait ap-
porté des greffes de la gloire de Dijon et des Sou-
venirs de la Malmaison, de je ne sais plus quelles
roses précieuses et, tout en chantant par les sen-
tiers des bois de Sèvres, il prenait son greffoir, pi-
quait la rose rare sur un églantier sauvage et riait,
le Sylvain, en disant : « qui sera bien étonné en
passant par ici? Les parisiennes !... elles croiront
que des roses pareilles poussent en plein bois, et
si une grisette cueille, une fois par hasard, une
fleur qui charmerait une marquise, eh ! bien, il n'y
aurait pas de mal à ça, n'est-ce pas, camarade? »
N'est-elle pas charmante cette anecdote?et comme
elle confirmerait, s'il en était besoin, de l'amour
sincère du poète envers la nature. Et, combien il
avait raison, car en L'exaltant, en la peignant avec
tout son cœur, Pierre Dupont lui doit son immor-
talité!
Frappe-toi le cœur, c'est là qu'est le génie, a dit
le poète, et toutes les pastorales de Dupont furent
vécuei par lui avec béatitude !
Dans sa Chanson des Cerises, par exemple, en
tien , Dtn il <\ pose devant nos yeux un tableau ex-
GUSTAVE NA.DAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE 69
quis et frappant, d'une vérité telle que nous ne
pouvons nous en détacher que pour l'accompagner
plus loin. Ecoutez ces deux vers :
« La pente verte des coteaux ?
« Est toute rouge de cerises,
Quelle force et quel coloris dans ces deux vers.
Dans les Fraises, deux vers aussi arrêtent la
pensée ; ici même la peinture en est plus séduisante
encore.
Voyez :
m Rouge au dehors, blanche au dedans,
« Comme les lèvres sur les dents !
Je n'ai, pour ma part, rencontré plus de beauté
et de grandeur dans les plus grands poètes, et si
nous voulions, nous pourrions poursuivre longue-
ment ces citations. Dans La Vigne, Les Abeilles, Les
Pins, La chanson du Blé, La chanson des foins et
combien d'autres ! Lisez ces chansons et dites-nous
si, dans ces pastorales, vous ne trouvez pas le rêve
et la couleur séduisante d'un Millet, d'un Corot,
ou d'un Guillemet ?
Nous sommes arrivés maintenant à la Mort du
Poète !
Au début de l'année 1870 (année terrible), une
maladie, dont souffrait Dupont depuis de longues
70 GUSTAVE WiiAUI) ET LA CHANSON FRANÇAISE
années, emportait, à quarante- neuf ans, l'auteur de
tantd'œuvres fraîches et populaires, œuvres saines,
moralisatrices, œuvres de Fraternité, œuvres d'un
terrien contre V exode des champs !
Après une cérémonie à l'Eglise Saint-Bruno des
Chartreux, le Poète chansonnier retournait à cette
terre, où tout commence et où tout finit, au cime-
tière de la Croix Rousse !
Vingt-neuf ans ptus tard, un monument à Pierre
Dupont était inauguré à Lyon, au square des
Chartreux, grâce aux initiatives du Caveau Lyon-
nais, des amis de la chanson et surtout au dévoue-
ment [inlassable d'Ernest Chebroux et de M, Ca-
mille Roy, lequel, après une remarquable
conférence au Musée Guimet, le 3 avril 1891, ouvrit
une souscription qui permit d'inaugurer la statue
de Pierre Dupont, le 30 avril 1899, Œuvre du
sculpteur lyonnais M. Girardet (1).
Nous ne pouvons mieux terminer ces pages
qu'en citant, du discours de l'honorable secré-
taire perpétuel de l'Académie et des Beaux-arts,
M. Roujon, les paroles suivantes, lesquelles ho-
norent d'autant plus Pierre Dupont, qu'elles
émanent d'une haute et distinguée personnalité
des Lettres Françaises :
L'iZUVre de Pierre. Dupont, C%e*t, parmi les fron-
daisons du rieur chêne druidi<jue, une larme de
(\) Voir Let Nouvellet illustrées, S nov. 19<h. n° 70.
UUSTA\E NADAUD ET LA CHANSON flU.M .USE 71
rosée matinale qui scintille au soleil de France (1),
A ce fervent poète de l'enchanteresse nature, à
Pierre Dupont, qui fit sortir de son luth, pour la
terre nourricière, de l'esprit et du corps, ses plus
douces, comme ses plus grandioses mélopées rus-
tiques, nous adressons notre hommage respectueux
et filial, pour son œuvre immortelle !
Assis avec lui, sous l'arbre des grands rêves, ou
cheminant avec le poète, vers les pentes vertes des
coteaux, Pierre Dupont nous a fait délicieusement
respirer sa poétique gerbe, fleurs écloses dans les
sentiers ombreux et discrets du jardin de son
cœur, tout en éblouissant nos yeux de célestes
clartés !
Angélus des matins printaniers î Des bois, des
vallées, des plaines et des ruisseaux jaseurs ; can-
tiques d'harmonies ! parfumés des senteurs
agrestes ! Pierreries des rosées matinales ! Voilà
ses chansons ! et voilà la Muse enivrante que
Pierre Dupont exalta, glorifia, poétisa, divinisa
en laissant dans nos âmes la fièvre extatique de
l'éternellement vrai, en versant, dans nos cœurs, le
frisson de l'infiniment beau !
(1) Discours pour l'inauguration du Monument de
Pierre Dupont, 30 avril 1809,
72 GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE
GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE 73
BIBLIOGRAPHIE
Baudelaire, Notice sur Pierre Dupont. — Sainte-Beuve,
Causeries du lundi (21 avril 1851). — Avenel, Chan-
sons et chansonniers. — Mirecourt, Les Contempo-
rains : Dupont, 1870. — Anatole de la Forge, Les
serviteurs de la Démocratie, 1883. —Aimé Vingtrinier,
Une statue à Pierre Dupont, Lyon, 1883.— H. Dervyl,
plusieurs articles sur P. Dupont, dans la Discussion,
1886. - A. Sylvestre, Conférence sur Pierre Dupont,
Lyon, 1890. — Le Salut public, Etude sur l'œuvre de
Pierre Dupont, 11 juin 1890 et 4 juin 1895.— C. Roy,
Conférence sur Pierre Dupont, Lyon, 1891. — F. Du-
quesnel, Un chansonnier populaire, dans le Petit
Journal (9 août 1897, Intermédiaire des chercheurs et
curieux (30 août et 10 septembre 1897). — A. Bleton,
Les Saisons, Etude sur Pierre Dupont. — H. Rougeox,
Discours pour l'inauguration du monument de Pierre
Dupont (30 avril 1899). — Le Roux, Allocution pour
l'inauguration, etc. — Storck,.4 Pierre Dupont, Lyon,
30 avril 1899. — Dans la Revue du siècle, 1S99, t. XIR
articles d'E. Flottard : Causerie d'antan par un con-
temporain de Pierre Dupont ; d'ARMAND Belloc sur
la Vie et les œuvres de Pierre Dupont ; historique de la
souscription pour le monument de Pierre Dupont. —
Œschimann, fils, plusieurs articles sur Pierre Dupont
dans le Passe-Temps et le Parterre, année 1901. —
74 GUSTAVE NADALD ET LA CHANSON FRANÇAISE
Journaux de L3Ton, à propos des Fêtes de la chan-
son, 18 octobre 1890, 27 septembre 1892, 2 décembre
1893, et à propos de l'inauguration du monument de
Pierre Dupont, 30 avril 1899. Les Contemporains de Mi-
recourt (1070). La vie à Paris, J. Glaretie, n°8, 1884.
— Les Contemporains, parJ. M. J. Bouillat. — Cognât
Louis, Pierre Dupont, a Nantua, Revue universelle,
1903, t. 3. — La Revue du siècle, oct. 1892, no 63. —
Les Xouvelles illustrées, novembre 1903. — La bonne
chanson, Gabriel Clouzet, janvier 190&.
ETUDE SUR GUSTAVE NADAUD
ET
LETTRES INÉDITES DU CHANSONNIER
A ALFRED ARAGO
ÉTUDE SUR GUSTAVE NADAUD
ET
LETTRES INÉDITES DU CHANSONNIER
A ALFRED ARAGO (1)
Charles-Gustave Nadaud est né à Roubaix, le
20 février 1820.
La famille de ce nom est originaire du Limou-
sin ; « Nadaud, alias Nadault, Nadal, Natalisoude
Nadault » et, le premier nom de cette famille, 'dont
il fait mention, est Jehan Nadault, docteur ès-lois,
qui vivait noblement au xme siècle (vers 1296).
Voici du reste une note provenant de IM/ma/tac/t
administratif, historique et statistique de l'Yonne
année 1836, reproduite par le Nobiliaire du Linwu-
(1) Ainsi qu'on le verra au cours de cette étude,
M. Ernest Chebroux a bien voulu metlre à notre dispo-
sition de précieux documents, venant ainsi rehausser
notre modeste travail, par l'intérêt du vrai et de linc-
dit.
78 GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE
sin (1) : (( La maison Nadault doit être considérée
comme une famille de la plus vieille robe, si elle
n'a pas joué un rôle important dans les affaires du
pays, si elle n'a pas eu l'éclat que donne la faveur
des rois et la fréquentation des cours, si son nom
n'est pas sorli des provinces où elle eut ses princi-
paux établissements, il y a cependant peu de mai-
sons en France qui peuvent se vanter d'avoir porté
leur nom si longtemps avec une dignité si modeste
et si bien soutenue ; dès le xme siècle, nous trou-
vions des titres qui font mention de cette fa-
mille ».
D'autre pari, un procès-verbal de la Prestation
de serment et de l'installation d'un Nadaud, pro-
cureur-général près la Cour de Grenoble, men-
tionne que : « La famille de Nadaud est une des
plus anciennes du Limousin, et que depuis des
siècles elle a eu l'avantage d'occuper avec distinc-
tion, à Limoges, les diverses charges munici-
pales » (2).
Etant donné l'usage qui subsistait jusqu'au
xvin,; siècle, les Nadaud ont changé l'orthographe
du nom, en quittant leur pays d'origine.
Par les femmes Nadaud serait allié aux Na-
daulf de HulTon.
(t) Généalogie dt la Maison Nadault de Billion, pai
l'abbé Lccler. • El Libris, G. Nadaud».
verbal k Grenoble année I839.gr. in-8*.
GUSTAVE BADAUD ET L\ CHANSON FRANÇAISE 7!)
Vers 1818, Jean-Baptiste Nadaud vint se fixer à
Koubaix. 11 y fonda une importante maison de
tissus, devint Président de la Chambre du Com-
merce et mérita l'estime de ses concitoyens.
De son mariage aver Mlle Caroline Chauwin na-
quit le futur chansonnier dont nous publions
l'extrait de naissance, que nous devons à l'obli-
geance de M. de Renty, juge de paix à Roubaix :
« L'an mil huit cent vingt, le vingt un lévrier à
({iiatre heures minutes du soir, par devant
Nous, Roiissel-Grimonprez, adjoint délégué parle
Maire pour remplir les fonctions d'Officier de
PEtat-Civil de la ville de Roubaix, chef-lieu de
cantons, arrondissement de Lille, département du
Nord, a comparu : Jean-Baptiste Nadaud, âgé de
trentre-quatre ans, négociant, domicilié à Rou-
baix, lequel nous a présenté un enfant du sexe
masculin, né le 20 février à onze heures du matin,
de lui déclarant et de Caroline- Joseph- Françoise
Chauwin, son épouse, et auquel il a déclaré vouloir
donner les prénoms de Charles-Gustave. Les dites
déclaration et présentation faites en présence de
François-Marie Vouzelle, âgé de trente-trois ans,
négociant, et de Jean-Baptiste Florin, âgé de
soixante-douze ans, boulanger, tousdeux domiciliés
à Roubaix. Le père et les témoins ont signé avec
nous le présent acte de naissance après qu'il leur
en a été fait lecture. (Suivent les signatures) ».
80 GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE
Pour expédition conforme aux registres délivrée
suivant autorisation de M. le Juge de Paix des can-
tons Est et Ouest de Roubaix, en date du 18 avril
1909, et sur papier libre pour renseignements ad-
ministratifs, à la Mairie de Roubaix, le vingt août
mil neuf cent neuf.
Le Maire,
Vu par nous P. de Renty,
Juge de Paix des cantons Est et Ouest
de Roubaix, pour légalisation de la signature
de M.Leblanc, adjoint au Maire, apposée ci-dessus.
Roubaix, le 20 août 1909.
Quoique destiné au commerce par la future suc-
cession commerciale de son père, Nadaud reçut
une excellente instruction.
Primaire et commerciale d'abord, à Roubaix, elle
se termina au Collège Rollin de Paris, par des
Etudes classiques.
Voici la liste des prix obtenus par le jeune rhé-
toricien pendant quatre années :
« Prix obtenus par l'Elève Gustave Nadaud au
Collège Hollin :
« 1834 Premier prix de version grecqui
GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE «Il
« 1835. 2e prix vers latins, 1er prix de semestre.
c 1836. 1er prix de version grecque, 1er prix vers
latins.
« 1837. 1er prix version grecque, 1er prix de rhéto-
rique, etc. »
Après ces années au collège Rollin, Gustave
Nadaud retourna à Roubaix, avec son diplôme de
Bachelier en poche, mais aussi, avec ses rimes dans
la tête !
Son père l'employa à la comptabilité de sa mai-
son, et voyait avec peine son fils s'adonner à la
poésie !
En 1840, ses parents fondaient une succursale à
Paris, Place des Victoires, et Gustave Nadaud,
alors âgé de vingt ans, fut envoyé à cette maison,
pour y tenir les livres de caisse.
Mais, moins surveillé, plus à lui-même, il déserta
ceux-ci pour ceux de la chanson, et quelques gais
refrains le firent connaître des étudiants du quar-
tier latin (puis aussi des Reines de Mabille),en un
mot, il fut jeune, et eut raison de l'être; sa con-
duite néanmoins ne fut jamais répréhensible :
« Beaucoup de personnes — écrit-il dans ses Com-
mentaires inédits,— sont convaincues que j'ai ha-
bité, comme étudiant, le quartier latin ; Non ! j 'étais
né dans le commerce, et c'est pour le commerce
que j'ai habité Paris Place des Victoires dès 1840. »
Plus loin, il dira qu'il a peu fréquenté les bals
du temps, s'il a chanté l'Etudiant (mot qu'il croit
6
\)ï GUSTAVE NADAUD ET L\ CHANSON FRANÇAISE
avoir été le premier à employer), « c'est plutôt par
ouï-dire que par une pratique personnelle ».
Il est donc attiré vers la Poésie, et surtout vers
la chanson ; il aligne les chiffres de sa comptabilité
par devoir, mais il aligne des vers par amour et met
en musique ses chants ; Ch. Monselet dans un
chapitre intitulé :« Un négociant qui a mal tourné »
nous dit que : « Nadaud ne tarda pas à devenir
apostat de la tenue des livres et déserteur des
étoffes de Roubaix » (1).
A vingt-huit ans, il se décide, malgré les objur-
gations de sa famille, à abandonner les affaires,
et publie son premier recueil de chansons.
Il a de fervents admirateurs parmi ses amis
du quartier latin, lesquels vantent à leurs familles
les talents du jeune chansonnier, et peu de temps
après Nadaud fait son entrée dans les grands Sa-
lons Parisiens.
Le premier qui ouvrit ses portes à son talent
naissant fut celui du poète Jules Barbier, ensuite
ce lut celui d'Emile Augier. Ces deux célèbres au-
teurs honorèrent le poète de leur amitié, et, comme
les amis des amis sont toujours les amis, grâce à
celle qui unissait Emile Augier au peintre Alfred
ago, Gustave Nadaud eu1 un nouveau parrain, en
cet artiste distingué.
Un an après, en 1N48, Nadaud est lancé, il devient
(1) PetiU mémoires littéraires, chap. xu.
GUSTAVE NADAUD ET LA. CHANSON FRANÇAISE 03
le favori des salons intellectuels et artistiques ; sa
réputation s'accroît, et Pitre Chevalier dans Y Art
dramatique nous dira : « qu'il amusa l'atelier
d'Eugène Giraud et que les amateurs le dispu-
tèrent aux artistes, les gens du monde aux littéra-
teurs, et que les grands seigneurs tinrent aussi à le
posséder », et c'est ainsi que nous voyons, après
1851, Gustave Nadaud devenir le boute-en-train des
soirées de la Princesse Mathilde et de la Princesse
Clotilde, cousines de l'Empereur Napoléon III.
Bien souvent, nous nous sommes entretenu avec
le bon chansonnier, Ernest Chebroux, de la phy-
sionomie du Maître, et le portrait qu'il nous en fit
correspond absolument à celui que M. Charaux en
a fait dans une notice, et que reproduit M. Mas-
quelier dans Les Contemporains. Voici, comme
chansonnier, la description de G. Nadaud : « D'une
ligure distinguée où semblaient s'unir et se con-
londre la finesse gauloise, le calme du Nord et la
gaîté française, Nadaud laisait entendre, en chan-
tant ses vers, tout ce qu'il voulait, sans laisser
échapper la plus subtile nuance de pensée ou de
sentiment. »
u Une fois au piano — disent les « Etudes », il y
allait de dix, de quinze, de vingt chansons à la file,
il ne se lassait pas, et, comme de juste, personne ne
s'ennuyait. C'était plaisir de l'entendre, plaisir de
le voir jouir lui-même de son œuvre, avec une
simplicité et une bonhomie charmante. Il n'avait
84 GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE
qu'une voix médiocre, une voix d'amateur ; mais
sans jamais se forcer, il exprimait, il jouait, il ac-
centuait chaque sentiment : il s'attendrissait, il
s'accompagnait en quelque sorte doublement en
soulignant d'un trémolo, ou d'un demi-sourire, tel
mot délicat ou fine malice. »
Pour compléter ce portrait de Gustave Nadaud,
nous dirons que l'homme était distingué, aimable
et bon. M. Pitre Chevalier dira, « qu'il a eu partout
des amis, d'ennemis nulle part. Sa gracieuse popu-
larité se mêle en souriant à toutes les gloires, sans
porter ombrage à aucun amour- propre rival » (1).
Voilà donc la physionomie de G. Nadaud dé-
peinte par plusieurs personnalités, et tous ces por-
traits se ressemblent ; l'accord est parfait pour re-
connaître sa modestie, sa bonne humeur et sa bonté.
Ces qualités, de l'esprit et du cœur, lui valurent
les amitiés sincères et durables de ceux qui furent
les premiers à saluer son talent.
Nous publierons plus loin une correspondance
de Gustave Nadaud à son ami Alfred Ârago ; les
autographes du chansonnier nous montreront
la fidélité et l'estime, ainsi que le dévouement,
(ju'il avait su inspirer à tous ces amis, par l'amé-
nité de son caractère et la simplicité souriante de
ses Tarons 2 .
(I i Lu Revue d'Ail dramatique.
(2) Cette COITespoada0C€ est notre propriété.
GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE 85
Comme musicien, sa musique était simple, et
tout le monde pouvait la chanter.
Il était donc, avant tout, un mélodiste inspiré,
ce que souvent la science musicale moderne ne
donne pas toujours aux fils d'Euterpe du xxe siècle !
Nadaud fut donc applaudi comme Poète, comme
musicien et comme chanteur.
L'on peut classer les chansons de Nadaud en
plusieurs genres, car il aborda, d'une taçon heu-
reuse, les sujets les plus divers, savoir :
Chansons humoristiques, Chansons Mélancoliques
ou cantilènes, Chansons joyeuses. Chansons à dire,
à jouer, etc.. Il eut aussi, après la guerre, de
beaux accents patriotiques et écrivit des chansons
sociales (parfaitement sociales !) dans le bon sens
du mot, quoiqu'on ait dit de lui parfois, qu'il fut
bourgeois (ceux-là ne devaient le connaître qu'im-
parfaitement).
Le qualificatif, dont on abuse beaucoup trop,
est, du reste, un non sens, car un artiste est-il ja-
mais bourgeois ?... Nadaud fut un artiste, même
légèrement bohème, par la vie toujours au dehors
qu'il mena toute son existence.
Il n'a jamais eu l'appartement confortable, mais
un nid d'oiseau toujours sur la branche. Soit rue
de Verneuil, où il habita près de trente ans, se
contentant de deux pièces, soit rue Blanche, rue
Lafitte, et en dernier lieu, rue de Passy, 63.
Voilà l'intérieur du Bourgeois Nadaud ! Mais,
86 GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE
s'il suffit de gagner quelque peu d'argent et faire
le bien autour de soi, pour être taxé de bourgeoi-
sisme, bien ! Nadaud gagna de l'argent avec ses
œuvres devenues très populaires. Si c'est aussi,
parce que ce chansonnier n'eut point la tenue dé-
braillée, ni la cravate La Vallière nouée négli-
gemment autour du col, ni les cheveux hirsutes,
qu'il fut qualifié de Bourgeois ; oh I alors, c'est
différent, — il fut bourgeois 1 — mais, pour nous,
Nadaud demeure un artiste mondain.
Il écrivit, disions-nous, tous les genres, mais
c'est surtout dans la chanson aimable et spiri-
tuelle, sentimentale ou légèrement ironique (sans
méchancetés), qu'il est plus intéressant de le con-
naître, car c'est dans ce genre qu'il eut ses plus
grands succès et obtint sa popularité.
Lisez ou entendez les Deux Notaires, le Docteur
Grégoire, Bonhomme, vous en apprécierez toute la
valeur littéraire ; ces œuvres, du reste, sont clas-
sées comme des chefs-d'œuvre.
Devant l'accueil flatteur et enthousiaste des
Salons Parisiens, envers Gustave Nadaud, l'éditeur
Veuillot, et plus tard Ileugel, s'assurèrent une
grande partie des œuvres du Chansonnier. Ils
passèrent avec lui un contrat avantageux, lui
permettant d'envisager l'avenir avec confiance ci
sérénité.
Nadaud ne connut donc jamais les panade* de
Béranger, ni la vie tourmentée de Pierre Dupont,
-IVVI SADABD Il \\ i.UWSuV FRANÇAISE 117
et il put se consacrer à loisir à ses poétiques tra-
vaux.
Nous allons donc faire passer successivement
sous les yeux du lecteur, une chanson, dans chacun
des genres qui valurent le succès au chanson-
nier; et MM. les Editeurs de Nadaud ne nous en
voudront pas, de reproduire quelques œuvres du
Maître, que l'on ne connaît pas assez (1).
Nous nous appliquerons surtout à présenter
les Poèmes délicats du Chansonnier, où il est le
moins connu, et que l'on a toujours cependant
plaisir à lire ou entendre, car si l'on chante moins
de nos jours, la poésie toutefois n'est point encore
bannie des réunions artistiques et littéraires.
Nous citerons tout d'abord :
La bouche et l'oreille, de la série des Chansons à
dire, au nombre de vingt-quatre :
(1) Les éditeurs Tresse cl Stock, de Paris, ont édite,
en 1891, un premier vol. de Chansons à dire. En 189.~>,
un deuxième vol. Xoiwellcs chansons à dire et à
chanter. Ces deux volumes contiennent toutes les
œuvres de G. Nadaud.
88 GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE
LA BOUCHE ET L'OREILLE
La bouche disait à l'oreille :
« Tout vous caresse et vous sourit
Vous êtes l'aurore vermeille. »
Et l'oreille s'ouvrit.
La bouche disait à l'oreille :
« Et patati et patata.
Vous n'avez pas de pareille. »
Et l'oreille écouta.
La bouche disait à l'oreille :
« Tout l'univers vous applaudit
Comme la huitième merveille. »
Et l'oreille entendit.
La bouche disait à l'oreille:
« Pour vous le charme de l'esprit
Hst le miel choisi de l'abeille. »
F^t l'oreille comprit.
La boucha disait ù l'oreille :
m rai guidé Sociale et Nu ma,
Voulez-vous que je vous conseille
L'oreille se ferma.
Dans ce genre, tout spécial, <lr l'apologue où le
GUSTAVE NADAUD ET LA CtlANSON FRANÇAISE 89
talent consiste à faire passer délicatement, dans
les derniers vers, une morale, un précepte, pour
résumer un tout, voyez comme Nadaud y arrive
sans heurt et dans une forme élégante !
Il égale ici les fabulistes Lachambaudie, Florian,
et se rapproche de La Fontaine, qui eut avant lui
Esope, ne l'oublions pas I
Le Poète se révèle un judicieux observateur.
Dans les Petits Poèmes Amoureux, nous détachons
de cette série, au nombre de vingt-quatre, le :
Retour de Voyage.
RETOUR DE VOYAGE
L'oiseau qui jadis s'envola
Est enfin rentré dans sa cage.
Le voici, te voilà l
Raconte-moi ton long voyage.
Ne te livre pas à demi :
Fais-moi toutes tes confidences.
Ta femme devient ton ami ;
Dis-lui tes plaisirs, tes souffrances,
Et, s'il en lut, tes défaillances...
Ou plutôt, non, ne me dis rien.
Ecoute : c'est moi qui raconte
Ce que tu fis : par ce moyen,
Je ne mettrai pas à ton compte
Ce qui pourrait te faire honte.
1)0 GUSTAVE NW)AUD ET TA CHANSON KlANÇAÎSE
Car tu n'as pas été sans voir
Ces beautés vives ou légères.
Ces Romaines au grand œil noir,
Ou ces sirènes étrangères,
Astres errants, fleurs passagères.
Mais tu ne pouvais oublier
Que d'autres, moins belles peut-être,
Restaient assises au foyer,
Les yeux tournés vers la fenêtre ;
La maison attendait son maître.
N'ost-il pas vrai ? J'ai bien compris
Que tu n'as pas souillé ton àme,
Que rien n'est beau comme Paris,
Qu'il n'est pas d'amour ni de flamme
Qui vaille le cœur de ta femme.
L'oiseau qui jadis s'envola
Est enfin rentré dans sa cage.
Le voici, te voilà I
Ne me dis rien de ton voyage
Apres avoir lu celte poétique pensée de l'auteur,
dites-nous si vous n'êtes pas impressionné par le
sentiment exquis et vécu qui se dégage du poème?
C'est bien l'état d'âme de la vraie compagne du
foyer, qui est amante et femme à la fois, souvent
inquiète du lendemain, tourmentée pendant
l absence, mais toujours dévouée, toujours indul-
GUSTAVE NADAl D BT TA CHANSON FRANÇAISE 91
gcnte au retour : « car la mission de la femme est
de soulager et de soulïrir ».
Dans les Récits touchants, au nombre de vingt
et un, nous choisissons, parmi ces petits joyaux,
où le sentiment et la bonté se mêlent aux qualités
de l'homme sensible : Le Nid Abandonné.
LE NID ABANDONNE
Dans un jardin du voisinage
Deux merles avaient fait leur nid ;
Trois reufs furent le témoignage
Du doux serment qui les unit.
Je les ai vus sous ma fenêtre,
De la pointe à la fin du jour,
Couver, trois semaines peut-être,
L'espoir tardif de leur amour.
Les petits ont vu la lumière ;
J'entends leurs cris ; il faut nourrir
Celte jeunesse printanière
Qu'on craint toujours de voir mourir
Que de soucis et que de joie !
On ne peut rester endormi :
Sans cesse il faut guetter la proie;
Il faut éviter l'ennemi.
9*2 GUSTAVE SADAUD ET LA CttANSON FRANÇAISE
O vertu, tendresse immuable,
O soins constants, travaux passés,
Par quel amour insatiable
Serez-vous donc récompensés T
Ce matin, des cris de détresse
Dans le jardin ont résonné :
Les merles voletaient sans cesse
Autour du nid abandonné.
Sans doute, un épervier rapide,
Une couleuvre aux yeux perçants,
Ou des enfants, troupe perfide,
Auront surpris les innocents?
Non, dès qu'ils ont senti leurs ailes,
Les ingrats ont tui pour toujours,
Avides d'amitiés nouvelles,
Oublieux des vieilles amours.
Ils vont étaler leur plumage,
Voler et chanter dans le ciel,
S;ms entendre le cri de rage
Qui soit du buisson paternel.
A quelles cruelles épreuves
SerOQl soumis les fils ingrats !
L'affection, comme les fleuves,
Descend el ne remonte pas,
GUSTAVE n.VDAID El LA CHANSON FRANÇAISE 93
Allez, enfants, douces chimères,
Rêves menteurs qui nous charmez,
Vous n'aimerez jamais vos mères
Autant qu'elles vous ont aimés.
Remarquez ici, comme tout s'enchaîne heureu-
sement et gracieusement, peu à peu l'émotion se
fait plus intense et arrive attendrissante dans les
derniers quatrains.
« L'affection, comme les fleuves,
« Descend et ne remonte pas ! »
Quelle maxime profonde en ces deux vers 1
Nous avons souvent entendu dire ce poème, et
toujours il a émotionné jusqu'aux larmes le cœur
des mères... cependant qu'une mélancolie passait
sur le front des pères !
C'est dans ce genre, que Nadaud n'est pas suffi-
samment connu, car il écrivit ces poésies, après
la guerre ; dans le même ordre, il faut lire :
Grand-père, vous nètes pas vieux, rien de plus
exquis, et ce poème doit figurer dans les poésies
classiques des écoles du gouvernement.
Nous poursuivons notre étude, dans le jardin
des rêves du Chansonnier-Poète et allons nous
arrêter un instant à ses Chansons humoristiques.
Cette série se compose de 18 chants.
Nous allons nous rencontrer ici avec l'esprit, la
!)4 GUSTAVE \AD\UD ET LA CHANSON FRANÇAISE
iinesse d'expression et l'à-propos, qui caractérisent
Nadaud.
Nous détachons de cette gerbe : Le Secret du
bonheur.
LE SECRET DU BONHEUR
Je sais un excellent moyen
De vivre heureux et de bien vivre :
Il est aisé, ne coûte rien ;
Au même prix je vous le livre.
Suivez-moi dans cette maison
Adossée au petit village ;
Elle a le vert pour horizon,
Et pour vêtement un treillage.
C'est la villa d'Académus
Ou le cottage de Socrate;
On y chante des orémus
Où la verve gauloise éclate.
On y vit dans l'air et dans 1 eau ;
Ce n'est pas là que l'on s'ennuie ;
On joue aux boules, quand il fait beau ;
Le whist est pour les jours de pluie.
On poursuit un dorte entretien
Dans le salon, sous la tonnelle;
On y relit h' livre ancien
Auprès de la page nouvelle.
(JUSTWE \AD\UD ET LA CHANSON FRANÇAISE 95
Gaîment, bruyamment, poliment,
On cause, on raisonne, on discute
Chacun défend son sentiment
Sans que jamais on se dispute.
— Mais votre ami, me direz- vous,
A donc un secret? — Sans nul doute,
Tenez; je vous le donne à tous,
Puisqu'on sait le prix qu'il me coûte.
Dans la chaumière ou le château,
A la campagne ou dans la ville.
Apposez un simple écriteau
Au seuil de votre domicile.
Il suffit qu'on lise à propos,
Et surtout qu'on mette en pratique,
L'avis conçu dans ces cinq mots:
ON NE PARLE PAS POLITIQUE.
VA comme il a raison, le bon Nadaud,de recher-
cher d'abord, pour le bonheur, l'humble village,
loin des ambitions et des fumées delà ville, loin
de la vie Apre, et des promesses fallacieuses des
cités, ce coin paisible où l'on peut vivre !
Croyons -en le chansonnier, dont l'esprit est
avisé : vivons loin du bruit, et suivons sagement
l'avis qu'il nous donne.
Viennent ensuite Les Chansons à jouer, au nom-
bre de vingt.
96 GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE
Dans cette série nous choisissons Carcassonne.
Cette chanson fut un des grands succès de G. Na-
daud. Un excellent et vieil ami de ma famille, le
commandant Eugène Dubois (qui disait aussi, et
avec talent, le monologue), m'a lui-même raconté
combien le chansonnier-poète jouait et disait à ra-
vir cette chanson (1).
Nous avons sous les yeux la brillante confé-
rence que fit sur Nadaud l'érudit et distingué
normalien, M. Léo Claretiey lequel donna lecture,
en cette classique matinée, d'une lettre du délicat
poète, Eugène Manuel, où. il est justement question
de cette œuvre de Nadaud :
« C'était cette chanson — écrivait M. Manuel —
qu'on lui redemandait toujours et qu'il disait in-
comparablement: Il mettait dans son histoire tous
les regrets de la vie, tous les désirs non satisfaits !
toute la philosophie mélancolique des mécomptes !
lin a jamais vu Carcassonne ! est devenu proverbe,
car chacun a son Carcassonne fuyant et insaisis-
sable o (2).
(1) Le commandant E. Dubois fut Vice-Président de
la Sociélé historique d'Auteuil et de l'assy- où il s'était
retiré.
2) Conférence sur G. Nadaud, par Léo Claretie, voir
le supplément au Bulletin de la Société Historique,
Archéologique d'Auteuil et de Pussy, de décembre 1894.
GUSTAVE NADALD ET LA CHANSON FRANÇAISE 97
CARCASSONNE
Je me fais vieux, j'ai soixante ans,
J'ai travaillé toute ma vie,
Sans avoir, durant tout ce temps,
Pu satisfaire mon envie.
Je vois bien qu'il n'est ici-bas
De bonheur complet pour personne,
Mon voeu ne s'accomplira pas :
Je n'ai jamais vu Carcassonne !
On voit la ville de là-haut,
Derrière les montagnes bleues ;
Mais, pour y parvenir, il faut,
Il faut faire cinq grandes lieues ;
En faire autant pour revenir !
Oh I si la vendange était bonne !
Le raisin ne veut pas jaunir :
Je ne verrai pas Carcassonne !
On dit qu'on y voit tous les jours,
Ni plus, ni moins que les dimanches,
Des gens s'en aller sur le cours,'
En habits neufs, en robes blanches.
On dit qu'on y voit des châteaux
Grands comme ceux de Babylone,
Un évêque et deux généraux !
Je ne connais pas Carcassonne I
98 GUSTAVE RADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE
Le vicaire a cent fois raison:
C'est des imprudents que nous sommes.
Il disait dans une oraison
Que l'ambition perd les hommes.
Si je pouvais trouver, pourtant,
Deux jours sur la lin de l'automne...
Mon Dieu ! que je mourrais content,
Après avoir vu Garcassonne I
Mon Dieu I mon Dieu 1 pardonnez-moi
Si ma prière vous offense ;
On voit toujours plus haut que soi
En vieillesse comme en enfance.
Ma femme, avec mon fils Aignan,
A voyagé jusqu'à Narbonne,
Mon filleul a vu Perpignan
Et je n'ai pas vu Carcassonne !
Ainsi chantait près de Limoux,
Un paysan courbé par l'âge.
Je lui dis : « Ami, levez-vous,
Nous allons faire le voyage. »
Nous partîmes le lendemain,
Mais (que le bon Dieu lui pardonne!)
Il mourut à moitié chemin :
Il n'a jamais vu Carcassonne I
Oui» chimères 1 nos rêves,e1 parfois, insaisissable
l'idéal poursuivi, « mais si vous retire/, à l'homme
ses chimères, <{tic lui restera-t-ill a dit Fonta-
nelle
GUSTAVE \\nwi> ET LA CHAÎfSOK riiw \isi 90
Et combien sont douces les folies chimériques
des Poètes, des Artistes et même des Savants :
s'ils n'atteignent jamais « Carcassonne »... ils en
rêvent toujours délicieusement !... et, cet état d'es-
prit vaut bien, selon nous, celui de certains jeunes
modernistes, qui ont arrêté les battements de leur
cœur à tout sentiment idéal, pour se faire une
existence et une religion, dans le matérialisme el
L'égoîsme !
Du reste, dans une époque de transition de vi-
tesse perpétuelle, la pensée n'est que fugitive et le
passé n'existe plus ! Bientôt, hélas, à moins d'un
événement qui nous fera nous retrouver tous, soit
dans un élan patriotique, pour le salut de la France
ou pour l'apothéose de l'Union fraternelle, glori-
fiant la grande et sublime idée pacifique et huma-
nitaire, dont la science est le flambeau devant
illuminer la raison des peuples, bientôt, disons-
nous, le scepticisme aura remplacé « Carcas-
sonne » dans le cœur des générations futures!...
Mais, revenons au bon soleil de la gai té, ainsi
qu'an bon esprit de Nadaud.
Les Chansons joyeuses terminent les Chansons à
dire, et sont au nombre de Neuf; c'est peu, mais
dans le volume édité par Tresse et Stock en 1891 ,
l'on rencontre aussi des Chansons joyeuses, parmi
lesquelles, notamment, Les Deux (iendarmes, que
nous donnerons dans le prochain chapitre, à seule
lin de la taire suivre d'anecdotes s'v rattachant.
100 GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE
Nous avons fait choix, dans cette dernière sé-
rie, de Y Epingle sur la manche.
L'ÉPINGLE SUR LA MANCHE
Le roi se déshabillait
Avec Éloi, son valet.
En tirant la manche auguste,
Éloi se piqua. « C'est juste,
S'écria le roi,
C'est ma faute, Éloi,
Car j'ai mis hier dimanche,
Je ne sais pourquoi,
Une épingle sur ma manche. » —
« Sire, Votre Majesté
A sans doute ainsi noté,
Pour en garder la mémoire,
Quelque projet méritoire?
Oui, sans doute, Eloi,
Répondit le roi ;
A le croire, arni, je penche ;
Mais pourquoi, pourquoi
Cette épingle sur ma manche? » -
Sire, Votre Majesté
Avait-elle projeté
De renvoyer connue un cuistre
Son premier et seul ministre?
GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE 101
— Non, mon bon Éloi,
Répondit le roi :
Laissons l'oiseau sur la branche ;
Mais pourquoi, pourquoi
Cette épingle sur ma manche ?» —
(( Sire, Votre Majesté
Aurait-elle décrété
De doubler mes honoraires
Aux dépens de mes confrères ?
- Non, mon brave Eloi,
Répondit le roi :
Ta demande est assez tranche ;
Mais pourquoi, pourquoi
Cette épingle sur ma manche? » —
« Sire, Votre Majesté
Veut-elle faire un traité
Avec le roi de Navarre ?
La guerre est un jeu barbare.
— Non, mon sage Éloi,
Répondit le roi,
J ai besoin d'une revanche ;
Mais pourquoi, pourquoi
Cette épingle sur ma manche?» —
« Sire, Votre Majesté
Aurait-elle contracté
Quelque emprunt ou quelque dette
Dont le paiement l'inquiète ?
102 GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE
— Non, prudent Eloi,
Répondit le roi ;
Ce qu'on doit, on le retranche ;
Mais pourquoi, pourquoi
Cette épingle sur ma manche? » —
« Sire, Votre Majesté
Songeait-elle à sa santé ?
Elle aurait besoin peut-être
D'un médecin ou d'un prêtre ?
— Non, monsieur Eloi,
Répondit le roi;
Je suis ferme sur la hanche ;
Mais pourquoi, pourquoi
Cette épingle sur ma manche ? » -
« Alors, Votre Majesté
Songeait & l'hérédité
De son trône de Castille ?
Bile n'a ni fils ni fille.
— Oui, mon cher Éloi,
S'écria le roi ;
Va chercher la reine Blanche ! »
El voilà pourquoi
L'épingle était mr sm manche.
< i monologue obtint un très vif succès dans 1rs
salons el au théâtre.
Les in ns Lionnel Saint-Germain, Coquelin aîné
et Coquelin cadet, ainsi que d'autres artistes re
Gustave sadaud et lv ch\nma française 103
nommés, se firent applaudir chaleureusement dans
cette joyeuseté.
Peu après MM. Villemeret Delormel lancèrent au
concert Le nœud à mon mouchoir, dont le fond,
l'idée, sont absolument Y Epingle sur la manche;
c'est, en un mot, un pastiche, lequel tait ressortir
tout le succès que rencontra G. Nadaud en compo-
sant cette amusante pièce, dont furent jaloux bien
des auteurs, car après Villemer et Delormel l'on
continue de... pasticher! soit Y Epingle ou Le
nœud au mouchoir et le bon chansonnier, Ernest
Chebroux a collectionné ces œuvres nouvelles,
avec intérêt et philosophie !
La chanson de Pandore ou Les deux Gendarmes
fut l'œuvre populaire par excellence de G. Nadaud.
Il était inimitable dans son interprétation ; pour
le Brigadier, il prenait l'accent méridional et pour
Pandore, celui alsacien. Aussi, était-ce le rire à
gorge déployée, quand il arrivait au vague son...
qu'une note basse soulignait au piano, pendant
que Pandore reprenait, indécis et somnolent, son
éternel refrain :
Brigadier, vous avez raison I
Nous publions cette chanson, qui fut célèbre par
bien des points, on le verra :
lOG GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE
DEUX GENDARMES
Deux gendarmes, un beau dimanche,
Chevauchaient le long d'un sentier ;
L'un portait la sardine blanche,
L'autre le jaune baudrier.
Le premier dit d'un ton sonore :
« Le temps est beau pour la saison :
— Brigadier, répondit Pandore,
Brigadier, vous avez raison! »
« Ah ! c'est un métier difficile :
Garantir la propriété,
Défendre les champs et la ville
Du vol et de l'iniquité?
Pourtant, l'épouse qui m'adore
Bepose seule à la maison.
— Brigadier, répondit Pandore,
Brigadier, vous avez raison. »
Phébus, au bout de su carrière,
l'ut encor les apercevoir;
Le brigadier, de sa voii (1ère,
I i oublfl le silence du soir.
Vois, dil il, le soleil (|iii doi i
Les nuages à l'horizon.
- Brigadier, répondit Pandore,
Brigadier, \ ous avez raison. »
GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE 107
Puis, ils révèrent en silence;
On n'entendit plus que le pas
Des chevaux marchant en cadence ;
Le hrigadier ne parlait pas.
Mais, quand revint la pâle aurore,
On entendit un vague son :
« Brigadier, répondait Pandore,
Brigadier, vous avez raison. »
Au sujet des Deux Gendarmes, nous reprodui-
sons une aventure qui advint à l'auteur, lors d'un
voyage qu'il fit à Màcon, où siégeait à la Préfecture
de cette ville un ami des lettres et un homme
d'esprit, tout à la fois.
L'anecdote est extraite du Carillon Lyonnais, ra-
contée par Nadaud.
Le préfet avait invité Nadaud, son intime. Mais
celui-ci, pressé de se rendre ailleurs, comptait
brûler Màcon, sans y séjourner. Il descend, sous
un nom d'emprunt, dans un hôlcl, espérant dé-
jouer par cette ruse innocente la sagacité des ins-
pecteurs de police. Nadaud s'était trompé; il était
reconnu et dénoncé à M. le Préfet de Saône-el-
Loire.
Huit heures sonnaient au beffroi de sa pendule
et Nadaud s'apprêtait à se glisser mollement entre
les draps humides de son lit d'hôtel, quand un
bruit de bottes retentit dans le couloir. On frappe
à sa porte. — Qui est là?— Ouvrez! — A qui?
10H GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE
— Ouvrirez, que je dis! — Mais à qui, diable?
— A la force publique ! — Que me veut-elle la
force publique? — Vous le saurrrez quand je vous
l'aurrrai dit !
Nadaud, intrigué, se décide à ouvrir son huis.
Paraît alors un superbe Pandore :
— Vous êtes bien le dénommé Durrrand ?
— Non... c'est-à-dire... oui, si vous le voulez I
C'est le nom que j'ai inscrit sur le registre de
l'hôtel.
— Vos papiers ?
— Ah ! fichtre ! je n'en ai pas.
— C'est bon ! suivez-moi !
— Mais... Où?...
— Vous le verrez. J'ai l'ordre de vous arrêter.
— Elle est forte, celle-là I Vous avez l'ordre
d'arrêter le nommé Durand, et c'est moi qui suis
coffré ?
— Parfaitement! Allons, du leste! Vous vous
expliquerez chez le commissaire.
— Brigadier, vous avez raison! murmure, en
chantonnant, le pauvre Nadaud, qui n'a plus
qu'un espoir, c'est de se voir relâché parle com-
missaire.
On quille L'hôtel sous les regards furieux de
toute la valetaille qui voyait déjà la tête de
l'assassin rouler nu pied de l'échafaud. Car Na-
daud-Durand était pour le moins un assassin, un
parricide peut être.
GUSTAVE SADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE 1 01)
On traversa, dans la nuit noire, des rues tor-
tueuses et plus noires encore.
— Est-ce loin? interroge Nadaud.
— Vous le verrez I
— Brigadier, vous avez raison !
— Pourquoi que vous m'appelez toujours bri<j(t~
(lier ? Je suis seulement gendarme.
— Oh ! c'est une façon de parler à moi.
— Comme vous voudrez !
— Brigadier, vous avez raison, fredonne encore
le faux Durand.
— Assez I pas de rouspétance !
Enfin, gendarme et accusé arrivent devant un
vaste bâtiment, où quelques fenêtres percent la
nuit de clartés fulgurantes.
On monte quelques marches. On frappe à une
porte et... le gendarme introduit Nadaud-Durand
dans un salon où le rire éclate de toute part. Stu-
péfaction de Nadaud...
— Ah ! s'écrie, en riant, le préfet, je vous y
prends, monsieur Durand, une autre fois, méfiez-
vous de ma police !
Car, c'était bien chez le préfet que Nadaud avait
été conduit par Pandore, chez le préfet qui rece-
vait quelques amis et s'était fait amener par la
force le poète-chansonnier récalcitrant.
Chacun riait, Pandore lui-même, qui resta
consciencieusement derrière la porte, pour jouir
de la surprise de son prisonnier.
140 GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE
Quand, bientôt, il entendit Nadaud attaquant ce
couplet connu :
Ah ! c'est un métier difficile,
Garantir la propriété,
Défendre les champs et la ville
Du vol et de l'iniquité.
Pourtant l'épouse qui m'adore,
Repose seule à la maison.
— Brigadier, répondit Pandore,
Brigadier, vous avez raison !
L'anecdote est vraie, elle lut contée par Nadaud
à Boudouresque et Chebroux, ainsi qu'au directeur
du Carillon Lyonnais.
L'on est tout surpris de nos jours, de savoir que
cette chanson fut frappée de censure, alors que
dans note siècle, des chansons antimilitaristes
sont interprétées au Cale-Concert.
Gustave Nadaud, on le sait, était devenu le fa-
milier des soirées de la Princesse Mathiide et le
chansonnier des salons mondains (1).
L'anecdote suivante, absolument fausse, dé-
mentit', du reste, par Ernest Chebroux, n'en est
pas moins d'une amusante iantaisie ; elle concerne
la chanson des Deux Gendarmes, Racontée par la
1 La Princesse Mathiide avait an salon littéraire,
OÙ étaient Conviés tous les beaux esprits, toutes les
notabilités de son temps.
GUSTAYE NADAUD EX LA CHANSON FRANÇAISE 111
Revue Mondiale, elle fut reproduite par l'Intermé-
diaire des Chercheurs et Curieux. Voici l'anecdote :
Dans une soirée chez la Princesse Mathilde,
Nadaud fut invité par l'Empereur à chanter les
Deux Gendarmes, sans oublier le dernier couplet.
u Nous verrons quel était ce dernier couplet ! »
— Ah! protesta Nadaud, maudit couplet... il
est bien mauvais, une boutade, un vers de fan-
taisie !...
— Nous verrons, nous verrons...
Et Nadaud chanta ;
J'ai toujours servi sans réplique,
Depuis le grand Napoléon,
Louis-Philippe et la République,
Et le nouveau Napoléon.
Celui-là, je me remémore,
Je l'avais fourré z'en prison...
— Brigadier, répondit Pandore,
Brigadier, vous avez raison.
Les personnes groupées autour de l'Empereur
et de l'Impératrice ne surent si elles devaient rire.
Nadaud était rouge et la sueur perlait à son
front, lorsque Napoléon, s'approchant de lui et la
main tendue, lui dit :
<( Vous avez glorifié en ce couplet, monsieur Na-
daud, la première qualité du soldat français, qui
est l'obéissance passive et le respect de la disci-
ii'l GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE
pline. Souffrez que je vous en remercie et que je
vous exprime ma reconnaissance, en attachant
moi-même à votre boutonnière un bout de ruban ;
je vous fais chevalier de la Légion d'honneur! »
Xadaud sourit et remercia.
Quelque intime osa :
Le « maudit couplet » était le meilleur.
Sire, vous avez eu raison !
C'est égal, ce que Nadaud était rouge I...
Cette histoire nous l'avons soumise à la censure
de l'exécuteur testamentaire de Nadaud, M. Er-
nest Chebroux; il nous a répondu dans les termes
suivants :
« On a prêté bien d'autres histoires au célèbre
chansonnier (il est vrai qu'on ne prêle qu'aux
riches), celle-ci, par exemple. Napoléon III avait
invité Nadaud au château de Compiègne et aurait
dit à son chambellan devant le poète :
« — Je désire que M. Nadaud soit au château
comme chez lui.
t A quoi le chansonnier, qui habitait en ce temps-
là une modeste chambre à Paris, aurait répondu
ironiquement à l'Empereur:
€ — Sire» j'espérais mieux.
Légende ! Jamaifl Nadaud qui était orléaniste (et
ne s'en Cachail pas) et qui redoutait par-dessus
tout de passer pour un courtisan, ne mit le pied
GUSTAVE NVUMI) ET LA CIIANS<>\ FRANÇAISE 113
ni à Compiègne, ni aux Tuileries, ni dans aucune
autre résidence de César.
« Une seule fois, il se rencontra chez la princesse
Mathilde avec l'Empereur et l'Impératrice. Napo-
léon, qui ne manquait ni d'esprit, ni d'à-propos,
demanda, il est vrai, au gai frondeur de la gen-
darmerie, de lui chanter Pandore. Nadaud
s'excusa, disant que cette chanson était interdite
et que, d'ailleurs, il l'avait oubliée. Napoléon in-
sista, aidé de la princesse Mathilde qui goûtait
fort l'esprit du chansonnier. Nadaud céda : il
chanta Pandore à la grande joie des assistants.
« L'Empereur fut le premier à en rire : il lendit la
main au malin chansonnier et, naturellement, le
lendemain l'interdit fut levé. Quant au couplet:
J'ai même, il m'en souvient encore,
Conduit Bonaparte en prison,
légende ! »
Tout ceci est une légende ! et ce couplet était du
chansonnier Bastide et non de Nadaud.
M. Georges Boyer, dans le Figaro, a relevé ce
point d'histoire.
Voici dans quelle circonstance Nadaud fui
présenté à l'Empereur et chanta devant lui la fa-
meuse chanson. Il est bon de faire savoir ici, que
le Chansonnier n'écrivit pas que des Chansons ; il
composa plusieurs pièces de Théâtre, dont le
Le Dr Vieux temps,
8
1M GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE
C'était un petit opéra de Salon. AI. Pitre Cheva-
lier, dans VArt dramatique, nous contera cette
soirée :
« La Princesse Mathilde, qui prisait fort le ta-
lent de Nadaud, lui fit une surprise royale.
« Elle réclama sa pièce Le Dv Vieux lemps) et les
interprèles de Nadaud, pour un petit comité, et ce
petit comité se composa de l'Empereur, de la Cour,
des ministres, de toutes les grandeurs et beautés
du jour. Nadaud gagna cette bataille d'Auslerlilz,
avec l'arme qui était son infaillible talent, avec sa
simplicité charmante et son inaltérable modestie.
Cest là que Pandore triompha de l'impassibilité
napoléonienne — et qu'un général s'écria en
l'applaudissant: « — Pourquoi interdire celle
chanson dans les concerts ? Moi, je la mettrais à
l'ordre du jour de l'armée, comme haute leçon
d'obéissance morale. »
« L'Empereur serra la main de l'auteur, et le len-
demain l'interdit était levé. »
Nous arrivons aux lettres de Gustave Nadaud à
son ami Al Irai A raya.
Les deux premières sont relatives à la nomina-
tion du chansonnier dans l'ordre de la Légion
d'honneur.
On sait que Nadaud lui nommé elievalier le
13 ftOÛl 1861, mais avant de prendre connaissance
(le cette correspondance, nous croyons utile de
faire connaître celui auquel ses lettres sont adres-
GUSTAVB WDUii Fi LA CHANSOfl FBANÇAI81 41")
secs. Nous donnons quelques lignes biographiques
sur M. Alfred Arago, dont la famille et le grand
nom appartiennent à la littérature, l'histoire, les
sciences et les Beaux-Arts Français, qu'ils hono-
rèrent :
« Arago (Louis- Alfred-François), second fils de
François Arago, frère du grand astronome, est
né le 20 juin 1816 à Perpignan. A cultivé la pein-
ture, qu'il a étudiée sous Paul Dclaroche, et a lait
de 1841 à 1852 divers envois aux salons, notam-
ment : Charles-Quint au couvent de Saint- Jusl,
La Récréation de Louis À7, qui lui a valu une troi-
sième médaille en 1846 ; Y Aveugle, souvenir d'un
voyage en Italie, Abraham, etc., en 1852, il lut
attaché comme inspecteur général des Beaux-Arts
au Ministère d'Etat, et il a fait parti du comité
d'organisation, ainsi que du jury de la première
Exposition Universelle de 1855. Décoré de la Lé-
gion d'honneur en 1854, il a été promu officier
le lCl janvier 1870; Alfred Arago mourut à Paris en
1892, un an avant Gustave Nadaud ».
Première lettre de G. Nadaud à Alfred Arago.
« Mon cher Alfred,
«J'étais hier à dîner chez le juge de Paix du
« canton quand ta lettre m'est parvenue. J'avais
« reçu la veille un mot de Doucet qui me disait que
11G GUSTAVE NADAUD Eï LA CHANSON FRANÇAISE
« c'était signé ; mais l'adresse de ta lettre a été la
« première notification quasi-officielle. Tu sais que
« je suis devenu méfiant.
« J'écris aujourd'hui à la princesse Mathilde. Elle
« seule, je crois, a pu vaincre des répugnances aussi
« obstinées et aussi prolongées.
« Je vais maintenant rêver pendant sept ans que
« je ne l'ai pas.
« Adieu et merci, mon brave ami, tes deux
« lignes m'ont fait du bien, et je suis heureux de
« recevoir de toi une bonne nouvelle ».
« A toi de tout cœur.
« G. Nadaud. »
(Ville illisible), 16 août 18(31.
Deuxième lettre de Gustave Nadaud atu même.
Mon cher Alfred,
« J'ai le plus vif désir de recevoir ici la petite
i croix de la Princesse. Tâche de trouver un moyen
« «le me l'adresser par la poste (non pas dans une
ii lettre).
-Je suis anéanti. Hier dimanche, j'ai écrit 21
« lettres. Je recommence ce matin.
.le recois de beaucoup de côtés, même de per-
<• sonnes qui me lonl complètement inconnues, des
GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE 117
« témoignages de sympathies qui me touchent vé-
« ritablement.
o Un merci à Augier quand tu le verras pour son
« apostille et à toi de tout cœur.
« G. Nadaud. »
Lundi, 6 heures du matin ! ! ! ! !
19 août 1861.
Ces deux lettres sont fort intéressantes, car elles
nous apprennent que Nadaud attendait depuis
longtemps cette croix. « Il était devenu méfiant, et
allait rêver, pendant sept ans, qu'il ne l'avait
pas ! »
La Prinoesse Mathilde — dit-il — seule a pu
vaincre des répugnances aussi obstinées et aussi
prolongées.
Ces difficultés n'étaient pas surprenantes, Na-
daud n'ayant jamais caché ses opinions d'orléa-
niste; or, Napoléon III avait conspiré contre
Louis-Philippe, pour obtenir le pouvoir absolu!
Enfin, nous voyons heureux, le bon chanson-
nier, de cette petite croix, que la princesse Mathilde
tint à lui offrir, et non seulement il a les félicita-
tions de ses amis, mais aussi celles d'admirateurs
inconnus de lui ; l'appui de la cousine de l'Empe-
reur, l'apostille d'amis, tels que Doucet, qui était,
à cette époque, Ministre de l'Instruction publique,
celles d'Alfred Arago. d'Emile Augier, triom-
*,;{ GUSTA.Y1 RADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE
* *../. /£./ ^„ ^, , ^ >^- «^os^- -<£*..-*» a «*«-%-. .«^-
a a. «e.
0^5
<* D«4
Otm.+s^f // OJCé ////
GUSTAYE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAIS! II'.'
plièrent des griefs que l'on avait contre Fauteur des
Deux Gendarmes et du Vieux Mendiant, que Vadmi-
nislration supérieure jugeait comme contenant
des : « allusions subversives et entachées de crime
de lèse-majesté ! »
Ainsi, Nadaud, à quarante et un ans, recueillait
la croix de Désaugiers ! qu'il attendait depuis sept
ans. L'on ne peut que regretter que son ami Ernest
Chébroux n'ait pas obtenu cette distinction à la-
quelle il avait droit à plus d'un titre.
Les deux lettres suivantes nous montrent le
chansonnier dans les afïres de l'angoisse. La mère
de G. Nadaud, très malade, est perdue, et c'est à son
vieil ami qu'il fait part de ses douloureux pressen-
timents, c'est aux cœurs d'Arago et de Doucet
qu'il demandera l'appui moral, dans cette sépa-
ration suprême et éternelle.
Cinq mois après sa plus grande joie, le chan-
sonnier éprouvait sa plus grande peine — ainsi va
la vie ! — Voici ces deux lettres relatives à la mort
de la mère de Gustave Nadaud.
u Mon cher Alfred.
« Je dois à notre vieille amitié de ne pas te lais-
« ser ignorer l'état alarmant de ma pauvre mère.
« Elle a eu une attaque avant-hier et depuis près
« de 48 heures elle n'a pas un seul instant repris
« connaissance. Je ne garde aucun espoir.
120 GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE
« Sois assez bon de prévenir Doucet, et lorsque
« tu verras la Princesse (tu auras alors, je le crains,
ci une nouvelle plus douloureuse encore à lui an-
« noncer) dis-lui toutes mes douleurs.
« A toi.
« G. Nadaud ».
24 décembre 1861.
« Mon cher Alfred,
« Ma pauvre mère a rendu le dernier soupir hier
« à 8 heures du soir. La triste cérémonie a lieu
a après-demain samedi, 28 décembre, à la ville au
« bois, porte Maillot, Neuilly, à 11 heures très pré-
« cises. Je n'envoie pas de lettres de faire-part,
« j'écris seulement à une dizaine d'amis. Je n'en
a adresse pas à Doucet ; vous ne pouvez ensemble
« quitter le Ministère : mais si l'un de vous peut
< être près de moi dans ce terrible moment j'accep-
c terai avec reconnaissance cette marque d'ami-
« tié.
« A toi de tout cœur.
« G. Nadaud »>.
2G décembre 18G1.
Nous (hissons par années celte correspondance.
Lei deui lettres suivantes l'ont ressortir la bonté
de Nadaud et l'esprit du chansonnier,
GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE 1 '2 1
Ce sont deux protégés qu'il recommande à son
ami.
La seconde lettre est plus originale, en ce sens
qu'elle est écrite en vers « rimes avec humour et
au courant de la plume » :
« Mon cher Alired,
« M. Minérel de Roubaix (sénateur), mon com-
« patriote, voulait recommander au jury de l'expo-
« sition M. Eugène Digaud qui présente trois ta-
« bleaux sous les nos 2.507, 2.508 et 2.509.
« Il a été obligé de quitter Paris et il m'adresse
« M. Digaud qui me demande une recommanda-
« tion pour le jury. Que puis-je faire? Si non
u m'adresser à toi qui es en bien meilleure situa-
a tion pour savoir ce qu'il y a à faire. Je remets
« donc cette lettre d'introduction à M. Digaud en
« te priant de lui faire un bon accueil et de l'aider
« si tu le peux dans son entreprise.
« Je t'adresse d'avance tous mes remerciements
« et toutes les amitiés de ton bien cordialement
« dévoué.
« G. Nadaud. »
3 avril 1863.
Seconde lettre :
Mon protégé du jour se nomme Léon Caille,
Si tu pouvais lui taire avoir une médaille,
\'1'1 GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE
Il en serait content et moi peut-être aussi !
Mais comment émouvoir ce jury peu sensible?
— C'est fait, dis-tu? — Comment! déjà?c'est impossible ?
— Mais si, mais si, mais si
— Merci, merci, merci.
0 Mon cher Alfred,
« Je te recommande en prose les nos 377 et 378
« (Salle C.)
« Mille amitiés
a G. Nadaud. »
4 2 mai 4881».
Il est presque certain, que M. Alfred Arago, de-
vant cette humoristique recommandation, fit plai-
sir à Nadaud, ainsi qu'à son jeune protégé.
Cette septième lettre de Nadaud est assez cu-
rieuse, en ce qui concerne le grand peintre Jérôme
(le peintre des Rois).
Nadaud entretient aussi son ami de la Ferme de
Beauvoir (qui est une chanson) et qu'il envoya
probablement au peintre paysagiste, Van Marek,
pour L'illustrer.
Cette chanson de la Ferme de Beauvoir, est d'une
vive couleur rustique :
C'est à la ferme de Beauvoir
Qu'est un troupeau de vaches blanches.
Je vais la bas tous les dimanches
Hien que pour le! voir etc.
GUSTAVE tfADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE 1 ^>
Notons que Nadaud a écrit quelques pastorales,
dont : le Puits du Pont Kerlo, c'est une paysannerie
sentimentale dont la description historique ne
manque pas d'intérêt; mais, revenons à notre cor-
respondance.
La lin de la lettre annonce à son ami, ce qu'il a
dit au Peintre Jérôme, et ceci, il l'exprime en un ma-
licieux quatrain, si l'on se reporte à la chanson de
Nadaud: « Le peintre des Rois » (Ed.de 1895, p. 27G).
Voici les premiers quatrains de cette chan-
son :
A la cour d'un roi d'Allemagne
Je voj'ais souvent autrefois
Un artiste de la Romagne,
Albertini peindre des Rois.
D'un bout à l'autre de l'année
Il fabriquait, de parti pris,
La même te te couronnée,
Même qualité, même prix.
Mais où le poème a tout son sel, c'est quand le
chansonnier nous raconte que dans une visite
à l'artiste il voit sur le chevalet un nouveau
Guillaume inachevé :
Il avait tous les accessoires,
Paysage, fond de portrait,
L'habit, la couronne et les gloires,
Mais de visage pas un trait !
424 GUSTAVE NA.DAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE
Alors, le peintre explique ainsi son travail et sa
pensée :
Celui que je prépare
Ne peut-il mourir ce soir!
etc..
puis, il poursuit, et termine ainsi :
Quand Dieu reprend Guillaume Père,
Guillaume fils nous est rendu,
Ce royaume est toujours prospère
Et mon portrait n'est pas perdu !...
C'est, on le voit, une amusante plaisanterie entre
amis. Voici la lettre :
« Mon cher Alfred,
u J'ai été plusieurs fois pour te voir, mais j'ai
« toujours trouvé visage de bois.
« Tu dois être à la campagne, j'y vais moi-même
« de demain samedi à lundi soir.
« La ferme de Beauvoir a été donnée à Von Ma-
« rek. Quant au peintre des Rois, voici ce que j'ai
• dit à Jérôme :
Vous voulez, dessiner un Louis, un Guillaume
Un Frédéric, un roi quelconque, à votre choix
Ce que Jérôme prend appartient a Jérôme
Va donc, mou cher ami, pour le peintre des rois.
« A bientôt et à toi,
o (i. Nadaud. I
t,s octobre i.stt.
GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE I — •*"»
Cette huitième lettre, témoigne de la vie agitée
du chansonnier, allant d'un pays à un autre, de
villas en châteaux, etc. Venu là, pour une soirée, il
y était retenu par sa gaîté et l'aménité de son carac-
tère ; les amphitryons se réjouissaient aux refrains
du Trouvère, et le rossignol demeurait 8 jours,
15 jours, prisonnier volontaire des sympathies que
son talent avait fait naître.
Cette existence est bien celle d'un artiste!
Nadaud apprend à son ami qu'il se rendra au
château de Marzac, après un court séjour en Nor-
mandie et en Bretagne. *
Le propriétaire du château était M. de Fleurieu.
Or, nous devons apprendre au lecteur que le poète
avait fait quelques rêves fantaisistes :
Le premier, fut celui d'avoirsa Vigne] et Nadaud
l'eut, en Saône-et-Loire, à Cormartin, près de Mâcon.
A ce sujet, Ernest Chebroux nous écrivait ceci :
« Il faisait avec cette vigne quelques pièces de vin
« dont il ne tirait d'autre profit que le plaisir de le
« faire boire à ses amis ».
D'autre part, dans Les (Contemporains nous lisons
ce passage : « Le rêve de Nadaud avait été de faire
son vin, son fameux Cormartin, auquel il prêtait
toutes les saveurs exquises, tous les bouquets
bourguignons dont sa chère piquette était totale-
ment dépourvue. »
— De la coupe aux lèvres, le plaisir des amis
était inoins grand !
4*26 GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE
Pas commerçant, toujours loin de son plan, le
propriétaire songea qu'il valait mieux chanter la
vigne que fabriquer du vin et il abandonna la viti-
culture. Nous donnons la musique autographe
inédit que Nadaud écrivit pour sa chanson du
Cormartin (1).
Mais aimant la nature, el pour se consoler des
ingratitudes de Cormartin, « Nadaud, dit-on, avait
loué une petite métairie dans le château de Marzac
pour élever ses bœufs.
Donc, en se rendant en Dordogne, nous savons
maintenant que le bon chansonnier allait pendant
un mois visiter sa métairie, .ses herbages et ses
bœufs! Nadaud cherchait son Carcassonne!
Lettre de Nadaud :
e Mon cher Alfred,
« Je pars pour la Normandie el la Bretagne; dans
« 8 jours je serai au château de Marzac par Les
« Eyzies (Dordogne) où je compte rester jusqu'au
« 12 septembre. Tu dois recevoir dans 2 jours le
« dessin de Dupray.
« Ne perds pas Jérôme de vue.
« A toi.
« G. Nadai'I). »
19 août 1880.
(.cite avant-demiin lettre va nous montrer le
(1) Autographe de la collection Albert Kielïcr, (!«• la
France Littéraire,
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GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE 129
chansonnier à Nice, dans sa villa Pandore à Cimiez,
dont la vue était ravissante à cette époque (Cimiez
n'étant pas encore lancé); située derrière le château
deZuylen, il jouissait de cette hauteur d'un magni-
fique panorama, s'étendant sur la mer, depuis la
Californie, point extrême de la promenade des
Anglais, jusqu'au quartier des Pouchettes, ou celui
des pêcheurs.
Nadaud est toujours jeune, toujours disposé à
voyager, et s'il ne visita pas Rome, ce ne fut pas
lui qui manqua le départ; du reste, il s'est révélé
dans ce quatrain :
Je veux tout voir et tout connaître,
Venir ici, courir là-bas :
Où j'étais, je ne veux plus être;
Je veux être où je ne suis pas (1).
Tout en vivant au milieu de ses roses et de ses ar-
tichauds, il travaille toujours, écrit de nouvelles
chansons, s'occupe des dessins qui doivent illus-
trer ses poèmes, en un mot, il prépare sa rentrée à
Paris et à Roubaix.
Il donne aussi quelques soirées, à 58 ans nous le
voyons débordant d'activité.
(1) Voir Miettes poétiques, T. V. Stock, édit., Paris.
\'.]0 GUSTAVE NADVin ET LA CHAN80S FRANÇAISE
Lettre de Nadaud :
« Mon cher Alfred,
« Me voici revenu de Rome, en ce sens que je
« n'y ai pas été. Non, mon cher ami, j'avais un
« compagnon de voyage qui a manqué de décision
« au moment voulu, et je suis resté avec mes résé-
<( das et mes artichauts. Nous sommes en carna-
a val, le carnaval de Nice, le dernier des carna-
« vais. Aujourd'hui, demain et après-demain on va
q faire toutes sortes de folies.
« Depuis deux jours le ciel est couvert et tous les
« pronostics étaient pour la pluie (qu'on n'a pas
« vue ici depuis trois mois) et voilà encore que les
« nuages semblent s'écarter et que le temps va re-
« devenir serein.
« J'ai entre les mains un dessin que D. Keyser,
« directeur de l'Académie de peinture d'Anvers,
« vient de me faire sur la chanson de Y Aïeul. Un
(( peintre italien, Giacometti, doit me taire Libre,
< une chanson sur l'Italie.
« Jérôme a dû recevoir une boîte de Heurs que je
« lui ai envoyée.
« Je vais bientôt songer au départ, c'est-à-dire
« au retour. Ce n'est pas que je ne me trouve pas
« lus bien à Nice, mais la soif de Paris commence
se Caire lentir. Il faut que je me réchauffe au
'iMir de nies .-nuis';
GUSTAVE NADAUD 1:1 i.v CHANSON FRANÇAIS! i'M
« A toi, et aux tiens, cher ami, de tout
cœur.
« G. Nadaud. »
3 mars 4878.
« J'ai donné dans un chalet trois matinées litté-
raires et musicales qui ont eu leur succès. »
Celte lettre de chaude intimité, nous donne bien
le fond du caractère du chansonnier.
La Villa Pandore existe toujours, quoique trans-
formée, et pendant notre séjour à Cimiez nous
prenions bien souvent la rue Gustave Nadaud pour
gagner les oliviers, et goûter toute la poésie de ce
pays enchanteur :
« Un régal de soleil, de rose cl d'oranger
« Que le ciel et la mer semblent se partager ».
La dernière lettre de Gustave Nadaud à Alfred
Arago, nous montrera l'inépuisable gaité du chan-
sonnier, et l'ardeur toute juvénile qu'il apporte à
la préparation d'une nouvelle édition de ses
œuvres.
Elle laissera voir aussi une certaine sensibilité,
qui est celle d'un homme vivant beaucoup par Le
cœur.
Enfin, rien de ce qui est intellectuel et artistique
ne le laisse indifférent, et c'est ainsi qu'il dira à
sou ami tout son enthousiasme pour lediscours de
132 GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE
Labiche, l'auteur plein d'esprit de la Cagnotte, et
de tant d'autres fines comédies.
Voici cette lettre, vers et prose, datée également
du « Chalet Pandore » :
« Je fais savoir à mes amis
• Queje suis cloué dans ma chambre.
« Un mal bien connu s'est permis
« De me prendre au vingt-un décembre,
« Quatre jours avant la Noël,
« Onze avant la nouvelle année,
« Je suis un homme plein de fiel
« Et ma bile s'est retournée.
« 0 mes amis, priez le ciel
« Pour que mon mal bientôt finisse.
« Je ne vous ai pas dit lequel :
« J'ai la jaunisse. »
« Oui, mon cher Alfred voilà ce que j'ai. Mon
'édition va marcher très bien, je trouve partout
< des adhérents chaleureux, j'aurai trop de des-
o sins. On m'en offre de toutes parts et je suis
- obligé d'en refuser. Pourquoi mes vieux amis
il sont-ils plus rétifs que les amis incon-
nus?
« Ce n'est que depuis ma maladie que j'ai pu me
h procurer le discours de Labiche. Quelle mer-
Elle! 1 Miel ehef-d'ccuvre !
GUSTAVE .NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE 433
«J'en ai encore pour une dizaine de jours de
« claustration.
« Cordial vœu, cher ami,
« G. Nadaud. »
Chalet Pandore.
1$ décembre 1880.
Cette dernière lettre nous fait placer ici une anec-
dote, qui a trait non seulement à cette édition
nouvelle mais encore à la générosité de Nadaud.
Nous la reproduisons telle que M. Ernest Che-
broux nous l'a contée :
« Quand Nadaud publia sa grande édition illus-
trée par ses amis, les grands peintres de notre
époque, un de ses premiers exemplaires fut pour
les frères Lionnet, artistes de premier ordre, et
fort recherchés dans les salons.
« Nadaud porta lui-même à ses deux interprètes
et amis les trois volumes et eut la délicatesse de
glisser dans les pages (je crois que c'était dans la
page où se trouvait le Navire Aérien, créé par les
Lionnet) un billet de 1.000 francs, pour remercier
ses interprètes qui commençaient à courir après la
pièce de 20 francs. Comme le geste était délicat et
grand en même temps !
«Les frères Lionnet ouvrirent un jour devant moi
le beau livre qui venait de paraître, mais connais-
sant toutes les chansons de Nadaud, ne me mon-
134 GUSTAVE YVDALD ET LA CHANSON FRANÇAISE
lièrent queles'admirables dessins qui se trouvaient
à la fin du livre. »
« Quand mourut le dernier des Lionnet, Hippo-
lyte, on vendit la bibliothèque, ou plutôt ce qui
en restait ; un amateur acheta à la vente l'ouvrage
de Nadaud et en parcourant les pages trouva le
billet de mille francs, une petite fortune que les
deux pauvres artistes avaient dans leur biblio-
thèque sans s'en douter. »
L'anecdote, on le voit, valait la peine d'être re-
produite.
Pour juger des amis, et des relations de Nadaud,
nous citons ce passage de la remarquable confé-
rence de M. Léo Claretie, sur le chansonnier, con-
cernant cette Edition exceptionnelle : — G. Na-
daud (qui ne s'était jamais fait payer ses soirées),
se trouvait à ce moment un peu gêné : « Il sufïit
à Nadaud de placer un exemplaire, dans chacune
des maisons où il avait dîné, comme on déposerait
sa carte de visite, pour que ses droits d'auteur
aient tout de suite atteint la somme de cent mille
francs. »
A seule lin de faire mieux savoir à quel point
Nadaud était aimé el sympathique, nous repro-
duisons quelques lettres de différentes personnali-
i publiées, pour la première fois, dans le Journal
Gaulois, le 30 décembre 1803, sons la signature de
S. Basquierde VEpine* Mlles sont de : Méry, Roger
de Beauvoir, baroa Corvisart, Rachel, la grande
GUSTAVE NADAll) l.l l\ CIIANSO.N FRANÇAISE 135
Comédienne, A. Dumas; mais, ainsi que le signale
l'auteur de l'article, « le duc de Morny, E. Augier,
Reichemberg, Barbier, L. Fiquier, la femme de
Rossini, et beaucoup d'autres célébrités écrivaient
aussi bien à Nadaud, que les signataires des lettres
suivantes ».
« Nous reproduisons sans commentaires ».
Lettre humoristique de Méry.
(Cette lettre est datée du 12 juillet 1857 (1).)
«. Mon poète chéri,
« Je viens vous faire violence en laveur de l'a ri s-
« tocratie européenne d'Ems, pour vous arracher à
« ce monopoleur de Paris. Vous trouverez ici,
« comme dit un de nos vieux frères, bon souper,
« bon gîte et le reste. Moi qui suis un égoïste
« double, je veux vous cacher que je vous enten-
« drais avec un bonheur extrême dans cette char-
" niante vallée où la rivière « La Lahu » et la forêt
« voisine accompagnent les poètes beaucoup mieux
ti qu'un piano allemand !
« Comme intermède, je vous proposerai des pr<
« menades en gondole, où nous nous entretien -
« drons de la nature et des choses deNaturarerum,
(1) Méry, poète et romancier, était ué dans les Bou
ches-clu-Khône, 1798-1866.
136 GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE
« comme Horace avait l'habitude de taire avec son
« jardinier. Il y a aussi des cigares exquis (déci-
« dément ils ne datent pas de 1870 et Gambetta
« n était qu'un insolent plagiaire) que le dit Horace
« a attendus vainement et qu'il n'a jamais tumés !
« Hoc erat in votis, disait-il, mais Christophe Co-
« lomb n'avait pas encore découvert l'île de « Ta-
« bago )> et les vœux du Nadaud romain n'ont pas
« été tous exaucés.
« Résumé :
« Nous fumerons, nous causerons, nous boirons
« du vin du Rhin, nous nous promènerons aux
« étoiles comme des péripatéticiens, et vous chan-
ce terez vos odes admirables faites de larmes et de
« sourires.
Méky.
Lettre de Roger de Beauvoir.
« Que d'esprit dans votre Prince Indien! J'ai cru
« relire Zading ; les Chaussettes ont eu un succès
« non moins grand ; le petit club formé d'aventure
n chez moi demeure encore charmé de Toinon.
Pour moi, que la goutte et les douleurs ne
(T quittent pas, je me trouve sous le charme de ces
« compositions qu'Alfred de Musset, notre vieil
« ami, «ut tant aimées. Continuez à chanter, moi
i je guérirai peut-être en vous entendant sou-
« venl
GUSTAVE NADAUl) ET LA. CHANSON FRANÇAISE 137
Celle lettre du distingué écrivain, mort comme
Méry en 1866, constitue une des plus délicates ana-
lyses des œuvres de Nadaud.
Billet du baron Corvisart.
« Venez donc voir le vieux Russien dont les
« glaces du nord n'ont pas encore gelé le cœur.
« J'ai été l'ami de Désaugiers et de Béranger et je
« dois l'être aussi de Nadaud qui est de la même fa-
« mille.
<* Tout à vous de confiance et de cœur,
« Corvisart. »
(Cette lettre est datée du 8 mars 1859).
Alexandre Dumas s'exprimait ainsi en répon-
dant au chansonnier après que celui-ci lui avait
adressé une de ses œuvres :
« Avec quel plaisir, mon cher Nadaud, je vais
« lire cette idylle. Vous allez me faire croire que
«je suis redevenu jeune, vous qui l'êtes toujours
« resté. »
Puis c'est la grande tragédienne Rachel, priant
Nadaud de venir dire ses œuvres chez elle :
« N'allez-vous pas me trouver tout à fait indis-
« crète, en venant vous prier de bien vouloir venir
« chez moi ce soir, pour faire entendre au prince
« Jérôme Napoléon quelques-unes de vos déli-
13IJ GUSTAVE NADAUD ET LA CÎÎANSOIN FRANÇAISE
« cieuses chansons. Nous ne serons que huit à dix
« personnes ; et je ne puis vous dire quelle serait
« ma reconnaissance si vous pouviez me faire cet
<x extrême plaisir.
(( Rachel. »
Toutes ces lettres témoignent de l'estime affec-
tueuse que Ton avait pour Gustave Nadaud, et
quoique ces missives ne soient pas inédites, nous
avons cru devoir les reproduire, car elles font mieux
connaître le chansonnier dans ses relations.
En suivant l'existence du poète, nous appre-
nons qu'il ressentit dans sa carrière deux dou-
leurs.
La première fut causée par le diner de Lamar-
tine, que l'on connaît peut-être, aussi la raconte-
rons-nous brièvement, Nadaud ayant lui-même
expliqué longuement cet incident dans la Préfo
de ses Nouvelles Chansons (édition de 1891), repro-
duisant in-extenso une lettre de Lamartine, dé-
truisant cette légende, que Ton ressortait cependant
de temps à autre :
Lamartine ei la Princesse Clotilde invitèrent
pour le même soir le chansonnier; Nadaud» par
galanterie, accepta l'invitation de la princesse
(fille de Victor-Emmanuel qui épousa Pion-Pion .
Lamartine en lut piqué, et pendant son dîner au-
rait improvisé les paroles luivantea (ou plutôt les
vers suivants] sur l'air des Deux Gendarmée :
GUSTAVE > v I * V i i > il \\ CHAASCft FRANÇAISE 13(1
« Un jour le vaincu de Pharsale
i M'offrit un souper d'un écu;
« Le vin est bleu, la nappe est sale ;
« Je n'irai pas chez le vaincu,
« Mais que la cousine d'Auguste
« M'invite en sa noble maison,
« J'accours, j'arrive à l'heure juste:
« Brigadier, vous avez raison. >■•
Celte parodie lut imprimée dans le Parnasse Sa-
lyrique sous le nom de Coquenard (nom d'une
rue que celui de Lamartine avait remplacé), et
l'incident, on s'en doute, l'ut répandu un peu par-
tout.
Cette parodie n'était pas de Lamartine mais
d'une mauvaise âme (comme, malheureusement, ou
en reçoit chez soi quelques fois), car le poète des
Méditations et des Harmonies politiques avait une
éducation trop élevée, pour se servir de l'Epi-
gramme.
Le désaveu parut dans une lettre que Lamar-
tine lit publier par le journal : Le Figaro.
Nous en citons quelques passages :
« Mon cher Nadaud,
« II ne Faut jamais badiner, même à porte close,
o avec l'amitié et encore moins avec l'honneur.
« On risque, pour un petit plaisir, de se blesser soi-
u même, ou, ce qui est bien plus grave, de blesser
MO GUSTAVE HADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE
« un caractère parfaitement pur et de perdre un
« ami à jamais regrettable. C'est ce que j'ai éprouvé
« il y a quelques jours, en apprenant qu'un de ces
« journaux qui écoutent aux portes et qui prennent
« au sérieux ce qui est plaisanterie, parce qu'ils ne
«voient pas les visages et n'entendent pas l'accent,
« venait de me prêter à votre égard quelques vers
« improvisés avant diner,et même quelques expres-
« sions qui ne sont pas de moi.
« C'est ainsi qu'un musicien de l'antiquité faisait
« pleurer et rire avec la même note, en changeant
« le mode ou le ton. Les vers cités, du reste, « du
« premier au dernier ne sont pas les miens ».
« Je ne vais pas chez le vaincu de Pharsale, ou-
« trage à votre caractère, n'aurait aucun sens à
« l'égard d'un homme de cœur qui venait familiè-
« rement chez moi, et à qui j'avais eu le plaisir
c d'offrir sans iaçon le vin du cru à la campagne ;
a la délaite aurait élé plutôt une séduction et la
« disgrâce un attrait pour vous comme pour tous
les nobles cœurs... etc. »
Kt plus loin Lamartine explique le fait :
« Mes invités turent exacts au rendez-vous. .Pétais
« lier de vous avoir et je me vantais démon ascen-
« danfl sur un talenl qui ne se vend pas, mais qui se
i donne, quand un billet de vous survint et rabattit
i tout mou orgueil en tn'apprenanl qu'une princesse
i belle aimable et impériale venait de vous inviter
« pour le même joui- et que VOUS vous étiez vu dans
GUSTAVE NADAl D ET LA CHANSON FRANÇAISE \ \\
« l'impossibilité de refuser par je ne sais quelle loi
« d'étiquette que mon amitié ne soupçonnait pas.
« Vous connaissez l'humeur, bien ou mal fondée,
« d'un hôte malencontreux forcé de dire à ses con-
« vives :
Nous n'avons, mes amis, ni Nadaud, ni Molière !
« J'eus, au premier moment, un court accès de
a cette méchante humeur et je m'amusai, pendant
« qu'on enlevait votre couvert de la table, à paro-
« dier, en riant du bout des lèvres, la charmante
« ironie de votre immortel Pandore :
Brigadier, vous avez raison.
« Mais je me gardai bien d'écrire une seule
« ligne de cette parodie et même de répéter le cou-
« plet à mes amis, de peur qu'il ne s'échappât de
« leur mémoire sur les échos de l'indiscrétion pour
« aller vous atteindre au cœur, vous que j'aimais...
« j'ai eu tort, puisque j'ai eu le malheur d'être l'oc-
« casion pour vous de la moindre peine, je m'en
« frappe la poitrine comme d'une mauvaise ac-
« tion... »
Et il termine par des excuses, pour ce qu'il ap-
pelle « la seule mauvaise plaisanterie que je me
sois permise de ma vie ».
Cette jolie réparation de Lamartiue l'honore
142 GUSTAVE WDAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE
grandement, en même temps qu'elle témoigne de
l'estime profonde qu'il éprouvait pour G. Na-
daud.
Mais allez donc détruire une légende ! et la fa-
meux couplet revenait périodiquement dans ses
feuilles littéraires.
En 1895, après la mort du chansonnier, son exé-
cuteur testamentaire fut obligé de publier à nou-
veau cette protestation de Lamartine !
Cet incident affligeait d'autant plus Nadaud qu'il
le faisait passer pour un Courtisan de l'Empire,
cette fausse légende le faisait Bonapartiste ! aussi
écrivit- il ces quatrains dans la préface de son
livre :
« Ces vers immérités où j'insulte au vaincu
M'ont pu faire pnsser pour un Bonapartiste.
Je ne le tus jamais ; et comme j'ai vécu
Je mourrai dans la peau d'un vieil Orl
« J'ai des préférences, des sympathies, du dévoue-
«ment. Mais :
A nul engagement Liber n'a consenti,
Il es! de son pays niais non de son parti.
Et (li ce jour Nadaud cessa ses visites à la Prin-
cesse Mathilde, préférant passer pour un ingrat,
que laisser croire qu'il lût un courtisan politique.
GUSTAVE VADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE 143
Nadaud était royaliste, comme Désaugiers, mais
d'un caractère différent !
Cette pensée le poursuivit jusqu'à son lit de
mort(l), elle offensait sa vie ; aussi écrivit-il à
Ernest Chrebroux les lignes suivantes, quelques
jours avant de mourir :
« Ami Chebroux, voici la vérité sur l'incident
« dont j'ai eu à souffrir toute ma vie :
« Les vers ne sont pas de Lamartine ; j'en con-
« nais l'auteur que je ne veux pas nommer, je lui
« pardonne.
« Ce nest pas chez la Princesse Mathilde que j'ai
« été dîner ce soir là, mais chez la Princesse Clo-
« tilde, laquelle revenait à Paris, avait elle-même
« dressé la liste des artistes qui devaient figurer à
« cette soirée. »
Ernest Chebroux publia cette lettre au journal Le
Figaro le 27 juillet 1895, faisant une bonne fois jus-
tice de celte fausse légende qui était contre les
opinions de Nadaud d'abord, et ensuite contre la
dignité de l'homme, et c'est ainsi qu'il a pu dire
franchement :
Que jamais il n avait été ni reçu à Compiègne ni
(1) Dans Contes et Récits d'un vieux Roubaisien, par
G. Nadaud, il retrace encore toutes les phases de cette
affaire, l'on sent qu'il veut faire entièrement la lumière
sur l'incident. « Cet ouvrage, publié à Roubaix en 1892,
est le dernier du poète. »
144 GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE
diix Tuileries ni ailleurs : « Je n'ai jamais été l'hôte
ni même le convive de l'Empereur », et il faut le
croire.
L'autre douleur lui vint de son propre Editeur.
Sans songer au chagrin qu'il lui devait causer,
celui-ci se laissa aller à lui dire, un jour que Na-
daud lui faisait visite: «Mon cher Nadaud, la
mode est aux refrains de Montmartre ; pour les re-
frains de la butte on délaisse les vôtres, qui sonl
moins de vente, on vous trouve... vieux! »
C'est par un tel outrage que l'Editeur payait
quarante années de succès, que le poète avait ap-
portées dans sa maison !
Quelle différence avec l'Editeur de Béranger, le
brave et digne Perrotin, qui augmenta la rente qu'il
faisait au chansonnier, et veillait aux besoins du
vieillard, dont la main était, comme celle de Na-
daud, toujours ouverte à l'infortune, et dont l'in-
souciance pécuniaire, les générosités, les secours
aux uns et aux autres, causaient parfois la gêne,
dans le foyer du vieux chansonnier républicain.
« On vous trouve vieux. »
Vraiment, l'on peut difficilement supposer que
la vie mercantile puisse donner un telle rudesse de
langage, après 40 années de collaboration !
L'affaire s'arrangea, dit-on, mais Nadaud était
touché au cœur, il fallait qu'il le fût profondément
pour décocher les traits suivants à celui qui était
la cause de sa peine.
GUSTAVE N\F>WI> ET LA CHANSON FRANÇAISE 145
t JE SUIS GATEUX »
Cette lois, c'est fini de rire,
Tous mes parents me semblent dire
En me voyant si souffreteux :
Il est gâteux !
Je suis pincé par le flanc gauche,
La cuisse droite, la jambe gauche,
Le pied fauché se fait boiteux,
Je suis gâteux !
Les troubadours de la canaille
Disent : c'est parfait qu'il tenaille,
Ce ramolli, ce vaniteux
C'est un gâteux.
Un ménestrel qui me dédaigne
Ne veut plus voir sur son enseigne
Mon nom qui le rendait honteux,
Je suis gâteux !
Etre remercié d'office
Après quarante ans de service,
N'est-il pas vrai que c'est piteux ?
Je suis gâteux
Ceux à qui je dois mes souffrances
Sont les Editeurs de romances...
Je ne suis pas plus bête qu'eux...
Je suis gâteux 1
10
140 GUSTAVE NADAUD ET Là CHANSON FRANÇAISE
« Qui donc a dit qu'il était vieux ? » Nous trou-
vons, au contraire, qu'il a de l'esprit à revendre...
à ceux qui en manquaient!
Révolté contre l'outrage fait à son talent, il bon-
dit jusqu'à sa lyre, et écrivit le merveilleux poème :
« Qui donc », qu'on lira certainement avec plai-
sir :
QUI DONC?
Qui donc a dit que j'étais vieux?
Celui-là ne me connaît guère,
C'est sans doute un être vulgaire,
Quelque jaloux, quelque envieux
Qui s'est caché durant la guerre.
Qui donc a dit que je suis vieux ?
Qui donc a dit que j'étais vieux?
Est-ce la rime, est-ce la muse?
L'une m'étreint, l'autre m'amuse.
Comme une poule pond des œufs.
Je ponds des vers, et j'en abuse:
Qui donc a dit que je suis vieux?
Qui donc a dit que j'étais vieux?
Quelque pédant, quelque maroufle
Sans glttéj ni verve, ni souffle,
Dont le pied lourd et tortueux
Ne cliaiisseï ait pas nia pantoufle :
Qui (Jonc a <lit que je buis vieux?
UU8TAVE WDAll) ET LA CHAHSOH FRANÇAISE \M
Qui donc a dit que j'étais vieux ?
<ie n'est certes pas une femme ;
Demandez plutôt à madame...
Mais vous êtes trop curieux?
Nous attendrons qu'elle réclame :
Qui donc a dit que je suis vieux?
Qui donc a dit que j'étais vieux ?
Est-ce mon acte de naissance?
On l'aura fait en mon absence
Pour dépister les curieux.
La vieillesse, c'est l'impuissance :
Qui donc a dit que je suis vieux ?
Qui donc a dit que je suis vieux ?
Personne, personne, personne I
La machine est encore bonne.
Quand vient le moment sérieux
Le cerveau pense et le cœur sonne :
Qui donc a dit que je suis vieux î
Quelle verve 1 et ce poème est écrit au déclin de
la vie de Nadaud.
Ernest Chebroux dissuada le poète de continuer
cette polémique, si peu dans son caractère, mais
G. Nadaud laissa tout un dossier de chansons
caustiques, en réponse à l'injure qui lui avait été
faite, et ces œuvres, qui resteront inédites proba-
blement, démontrent toute la vigueur, toute la luci-
dité d'esprit du chansonnier, où vibrent tonte l'in-
dignation d'un cœur sensible !
148 GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE
Parmi les distinctions honorifiques qui vinrent
consacrer le mérite des œuvres de G. Nadaud,
nous mentionnons le Prix Vittel, de l'Académie
Française. Il fut même question, à un moment, de
la candidature du chansonnier à un fauteuil de
cette éminente compagnie.
Peut-être le poète en avait-il le désir, car nous
trouvons ce quatrain, dans les Miettes Poétiques,
rimé après l'article de M.^Montorgueil :
« Je suis satisfait de mon sort
Et j'attends doucement la mort,
Pourtant, j'aurai bien quelque envie
D'être...
L'idée toutefois s'en répandit parmi les amis
du chansonnier-poète et un écrivain de talent,
M.Georges Montorgneil (chansonnier à ses heures)
envisagea celte candidature ; dans une fantaisie
humoristique et littéraire, il suppose Nadaud
membre de l'Académie Française, en remplace-
ment de M. CuVillier-Fleury, et improvise un spi-
rituel discours dans la bouche du Directeur, chargé
de souhaiter la bienvenue du récipiendaire.
Celle originale fantaisie fut insérée dans le
journal Paris (*) novembre 1887), sous le titre de :
Nadaud à l'Académie », nous citerons de ces trois
colonnes, les dernières lignes :
Le peuple répète en ce moment des refrains si
GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE 110
« obscènes, si ridicules, si prétentieux, si niais,
« que l'Académie a pensé qu'au nom des Lettres
« et de l'honneur national, il était temps qu'elle
« intervînt.
« En vous choisissant, malgré vous, qui chan-
« tiez comme votre illustre devancier :
« Non, mes amis, non je ne veux rien être,
a l'Académie a tenu à apprendre aux Français des
« salons, des ateliers, des théâtres et des usines,
« que ces couplets canailles en vogue ne sont à la
« chanson que ce que la fuschine est au vin. En
c vous nommant, Monsieur, l'Académie a voulu
« prouver très haut, solennellement, que la chanson
« française n'est pas la drôlesse qui «ourt les rues
« à la recherche de bottes à lécher, ordurière à
« Taire rougir quand elle n'est pas bête à faire
<( pleurer, que la chanson française est une muse
« plus décente et plus noble.
« L'Académie ne vous a désigné que pour pou-
« voir dire : la Chanson française, la voilai »
Pour copie qui souhaiterait d'être fidèle:
Georges Montorgueil.
Paris, novembre 1887.
Non seulement M. Montorgueil écrivit en homme
d'esprit, mais il écrivit aussi un magnifique plai-
150 GUSTAVE NADA.UI) ET LA UlA.NSON FRANÇAIS!.
doyer pour la bonne et saine chanson contre
1 ineptie du jour.
Si Nadaud ne fut pas de l'Académie Française,
i! lut reçu, magnifiquement, par celle des Jeux
Floraux de Toulouse, en la solennelle séance de
cette Compagnie Poétique, le 3 mai 1883.
Nous reproduisons le discours en vers, adressé
au récipiendaire, par M. le Comte Fernand de
Rességuier, secrétaire perpétuel, et aussi le Poème
lu par G. Nadaud, Maître es-jeux ; ces deux pièces
forment un ensemble d'esprit, d'érudition et de
grâce littéraire et poétique, que nous avons cru
devoir faire connaître au lecteur.
VERS
ADRESSÉS
A M. GUSTAVE NADAUD
PAR
M. le Comte Fehnand dr RESSÉGUIER
S KG R K T A I R K P R R P KTU RL
VERS
ADRESSÉS
A M. GUSTAVE NADAUD
PAR
M. le Comte Fernand de RESSÉGUIER
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL
Après la chanson de nos preux,
Chanson d'amour, chanson de gestes,
Dont les hauts faits sont valeureux,
Mais les tercets fort indigestes ;
Après les flons-flons du Caveau,
Et les petits refrains bachiques,
Et les couplets et le rondeau,
Et la cantate politique ;
Après les ponts-neufs qu'aux marmots
Répètent sans fin les grand'mères,
La complainte alignant les mots
Et martyrisant la grammaire;
154 GUSTAVE NÀDÀUD ET LA. CIIWSOX FRANÇAIS!
Après le quatrain libertin
Qui peuple notre répertoire,
Et le vaudeville malin
Dont tout bon Français se fait gloire,
Parut, ô Xadaud ! ta chanson,
Qui, gracieuse, honnête et franche,
Jette un accord dans la maison
Comme l'oiselet sur la branche.
Idylle simple ou chant d'amour,
Voix de l'aïeule ou de l'enfance,
Echos des bois, bruits du silence,
Elle nous berce tour à tour ;
Tantôt s'élevant dans la nue,
Ta rime voyage en ballon ;
Tantôt, cantilène ingénue,
Elle redescend au vallon.
Souriante ou mélancolique,
Elle fouille le cœur humain,
Caressant la note comique
Et la bêtise du prochain.
Grâce A ta verre enchanteresse,
Incomparable maître ès-jeux.
Tout est permis ;« ton adresse:
Bile dit tout ce que tu veux.
GUSTAVE NVDSUI) ET LA CHANSON FRANÇAISE 1 .V>
Naïvetés du pauvre monde,
Petites misères, travers
Ht ridicules à la ronde,
Tu les gourmandes dans ton vers.
Nadaud ! Idéal que personne
Xe peut atteindre, c'est certain,
Tu ressembles à Carcassonne,
Qui m'apparaît dans le lointain ;
Car d'un rien tu fais quelque chose
Que nous aimons à répéter,
Qui nous enivre et nous repose,
Qui, tristes, nous ferait chanter.
Voilà pourquoi, gentil poète,
Clémence Isaure en sa maison
Réclame aujourd'hui ta musette
Et te demande ta chanson.
Toulouse à ce prix te pardonne
D'avoir parlé d'un ton léger
Des Gascons et de la Garonne.
Hlle aurait bien pu se venger !
Mais Toulouse n'a pas voulu,
Lanturlu !
Elle s'y connaît, la Gasconne :
En faisant de toi son élu,
Elle reçoit ; c'est toi qui donne.
ÉLOGE DE CLEMENCE ISAURE
PAR
M. Gustave NADAUD, maître es jeux
ÉLOGE DE CLÉMENCE ISAURE
PAR
M. Gustave NADAUD, maître es jeux
J'ai fait un rêve, un rêve étrange :
Une tée, un lutin, un ange,
Une femme dans tous les cas,
Près de mon chevet est venue,
Et je l'ai soudain reconnue
Quoique ne la connaissant pas.
Son port était d'une déesse ;
Son élégance et sa noblesse
Eclataient dans ces beaux habits
Qu'on dessinait au Moyen Age
Pour les dames de haut lignage
Et les saintes du Paradis.
Par un nimbe d'or maintenue,
Sa tête planait dans la nue
Et l'azur était sous ses pas :
« Je suis bien vieille, me dit-elle ;
— Mais non : vous êtes immortelle,
Et l'immortel ne vieillit pas. »
160 GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE
Son visage sévère eut un léger sourire,
Elle médit..., du moins je crus l'entendre dire:
« Tu ne me déplais point. » — On sait que tout auteur
Fait parler à son gré son interlocuteur.
Puis, familièrement, elle ajouta : « Bonhomme !
(C'est ainsi, paraît-il, que là-haut on me nomme)
On veut en ta personne honorer la chanson.
Les aigles veulent bien recevoir le pinson.
Pour prendre le niveau de la docte assemblée,
Pourras-tu soutenir assez haut ta volée ?
Quand il faudra chanter la gloire et la vertu
Et la terre et le ciel, dis-moi, le pourras-tu ?
Tu ne semblés pas lait pour les hauteurs sublimes
Qui donnent le vertige et cachent des abîmes.
Non, le souffle te manque, et ta petite voix
Est bonne pour l'écho des jardins et des bois ;
Souvent ton air chevrotte et ta chanson chevauche ;
Tu veux aller à droite et tu tournes à gauche,
Côté du cœur, danger. » (Tous les jours on apprend
Que le propre d'un songe est d'être incohérent.)
u Tu ne finiras pas sans l'aire mon éloge :
C'est un devoir auquel nul ici ne déroge.
Parmi tant de sujets lequel vas-tu choisir?
— Mon sujet favori : La paix et le loisir.
.lai rêvé (c'est encore un rêve dans le rêve)
La tempête domptée expirant sur la grève,
L'Océan conjuré, le nid des alcyons,
Le calme dans le trouble... » — Elle me dit : t Voyoni. >»
Ainsi qu'une onde1 tourmentée,
Dire existence t ( portée
GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE \ i) l
Par un invincible courant.
Trouverons nous une retraite
Où notre navire s'arrête
Dans le remous de ce torrent ?
Nous voulions garder une trace
De toute chose ayant sa place
Dans le cœur ou dans la raison;
Mais les souvenirs du voyage,
Gomme les arbres du rivage,
Sont déjà loin à l'horizon.
Dans l'espace étroit de son orbe,
Le moment présent nous absorbe ;
Nos jours s'écoulent confondus,
Semblables aux flots qui se brisent,
S'amoncellent et se détruisent
Pour se redresser éperdus !
Si, du moins, dans notre impuissance,
Dieu nous accordait la licence
D'imiter l'alcyon des mers.
Qui, sans effroi de la tourmente,
Etablit sa maison flottante
Sur la cime des flots amers!
Alors, on dit que la tempête,
Qui des grands mâts couche In tête,
Ne peut submerger le roseau
Où dort la paisible couvée.
Sur le sein des eaux soulevée,
Comme Moïse en son berceau.
Il
4 (j*2 GUSTAVE NADAID ET LA CHANSON FRANÇAIS*
Pourquoi ne peut on pas de mênïe
Trouver, au pays Où l'on aime,
Cet esquif léger et mouvant
Qui vogue sans voile ni rame.
Qui se plie au choc de la lame
El se courbe au souffle du Vent?
Ainsi, sur l'Océan du monde,
Nous livrerions au gré de l'onde
Le nid de mousse et de velours,
Où seraient mollement bercées
Nos plus attachantes pensées,
Nos amitiés et nos amours!
— « C'est assez bien, dit-elle, et ta muse pédestre
A quelque peu quitté son horizon terrestre.
Je te fais, cependant, observer que l'amour
Reparaît dans tes chants plus souvent qu'à son tour,
Et lu conviendras bien que chanter ce qu'on aime,
Cela ressemble lort à se chanter soi-même.
Dans ton petit bagage on ton petit cerveau
Cherche un autre sujet, soit ancien, soit nouveau.
N'as-tu pas célébré de ta plume légère
" Le livre?» — Oh! oui ,1e livre et Fauteur qu'on préfère.
— Le sais-tu ! — Je le sais. — Je m'en souviens nussi.
Dieu I (ju on :i de mémoire en sontfe ! - Le voici:
Le livre de choix ou d'étude
Qu'on repasse par habitude
Kl les yeux rennes à demi.
«.ISIWI \VDUD KT LA (.IIANmiN ll;A\< \IM. 1 l>3'
Celui qui semble de lui-même
Se rouvrir aux pages qu'on aime,
Ce livre-la, c'est un ami 1
Un ami qui vous t'ait visite,
Et qui, venant sans qu'on l'invite,
Jamais ne se rend importun :
On le déguste feuille à feuille,
Ainsi qu'un fruit mûr on le cueille ;
On le hume comme un parfum.
Il n'exige pas qu'on l'admire ;
Il vous instruit sans vous le dire,
Professeur indulgent et doux,
On sent l'écrivain dans le livre ;
Il semble tout exprés revivre
Pour venir causer avec vous.
Il charme bien plus qu'il n'étonne ;
Son orgueil n'offense personne ;
Il vous maintient à sa hauteur,
On finit le vers qu'il commence ;
S il ne l'avait écrit d'avance,
On croirait en être l'auteur.
D'autres veulent un grand théâtre.
Il leur faut la foule idolâtre
El les chaudes ovations :
Ils cherchent les routes nouvelles
Kt vous emportent sur leurs ailes
Vers les hautaines régions.
IGi GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE
On veut les suivre dans l'espace...
Le souille manque ; l'œil se lasse ;
On retombe tout haletant.
On rentre au logis habitable,
Et l'on retrouve sur sa table
Le livre ami qui vous attend.
Nous ne vivons pas sur des cimes;
Craignons les poètes sublimes
Gontlés de leurs propres efforts.
Ceux qui conviennent à nos Ages,
Ce sont les simples et les sages,
Et non les puissants et les forts.
Pour moi, si l'on veut le connaître,
Celui que j'ai choisi pour maître.
C'est l'homme élégant et poli
Qui fuyait les cités malsaines,
Kt qui m'invite avec Mécènes
Dans sa villa de Tivoli.
Je conviendrai, pour être juste,
Qu'il flattait un peu trop Auguste,
Et que trop large était son cœur.
Mais il est maîlre en l'art de vivre,
Kt sa bonne humeur vous enivre
Ainsi qu'une vieille liqueur.
— « Hcste donc à l'abri du profane vulgaire,
En dehors, si tu veux. — Mais on ne le veut guère.
Au-deMUS, m tu peux. — Mais on ne le peut pas
.lr icspire mon air el marche dans mes pas.
GUSTAVE XADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE 465
— Il faudrait cependant exalter sa patrie,
L'aimer victorieuse et l'adorer meurtrie ;
11 faudrait célébrer les lettres et les arts
Dominant les partis, la foule et les Césars;
Il faudrait, remontant à la source première,
Retrouver, retremper sa foi dans la lumière,
El puis, redescendant, penser aux malheureux,
Incliner son regard pour qu'il tombe sur eux.
Puis, enfin, je suis femme, et ta harangue écrite
Ne peut me marchander l'encens que je mérite. »
Alors à ses genoux je me précipitai,
Et par un mouvement pindarique emporté :
« Femme, sainte, je vous honore ;
« Oui, vous êtes Clémence Isaure,
« A Clémence Isaure, salut !
« J'entonne mon chant de victoire,
« Et je dédie à votre gloire
« Toutes les cordes de mon luth.
« Mais mon luth est la mandoline,
« Qui n'a pas la note divine
« Et ne sied qu'aux tendres discours.
« N'importe ! l'instrument modeste
« Sera reçu, puisqu'il en reste,
« Chez les neveux des troubadours.
m Dans cette enceinte vénérée
« A votre culte consacrée,
« On accueille, vous l'avez dit,
IW .1-1 v\i" winuu i;i h\ chanson l'itAv \im
« La chanson... ou la chansonnette
« De ma muse... ou de ma musette ! »
L'immortelle me répondit :
« A chacun son style et sa sphère.
« Ne tais que ce que tu sais faire. »
Ce disant, elle s'envola.
Telle fut ma chanson r£vée ;
Ce matin, je l'ai retrouvée ;
Je vous l'apporte, et la voilà !
Apres cette réception gracieuse, à la cour
d'amour de Clémence Isaure, nous allons connaître
le Chansonnier Patriote.
En 1870, Xadaucl, quoique âgé de cinquante ans,
voulut donner à sa patrie son dévouement. Il
s'engagea comme infirmier, dans l'armée des
Vosges, et plus tard fut versé dans l'armée de la
Loire, où il rendit de véritables services.
A ceux qui le félicitaient de j>orter volontaire-
ment l'uniforme des secouristes, il avait une réponse
(l'une simplicité touchante: « Que voulez-vous
disait-il — on fait, comme on peut, sa petite sœur
<lc charité î »
Brave homme: Si l'âge ne lui permettait plus
de porter utilement le chassepot, il donnait, à son
paya malheureux, son intelligence et son cœur, ^n
soignant sur le champ de bataille et dans les
<,LST\Vi: \\D\I.!> Il L\ giVN^iN i |;\M \IH I *>7
hôpitaux uiiLUaircs, les victimes d'une guerre
homicide et folle!
C'est pendant l'année terrible qu'il écrivit plu-
sieurs chants d'un patriotisme ardent et éclairé ;
parmi ces poésies nous citons: La Grande Blessée,
La Jeune fille en deuil, Pour ma Pairie, N'oublions
pas
Dans ses commentaires inédits, qu'il écrivit
pendant la guerre, il nous fait savoir, où il écrivit
sa chanson : La Grande Blessée, et s'exprime ainsi :
« C'était pendant la guerre, la triste guerre, j'étais
« à Hesançon, logé chez Monseigneur Mathieu, le
« vieil archevêque, qui venait voir dans ma
« chamhre si rien ne me manquait.
<» En janvier 1871 il faisait un froid terrible, et
« le matin j'entendais la porte de ma chamhre
« s'ouvrir et le vendable prélat venait mettre
« l'allumette au bois de la cheminée.
« Dans ma carrière d'infirmier je n'ai pas tou-
« jours été si agréablement servi ni logé.
« Je me rappelle que j'écrivais La Grande Blessée
(( sur du papier de l'archevêché que j'ai toujours
« conservé. De retour à Lyon, je la publiais. Quel-
« ques mois plus tard, M. Thiers, parlant de la
« France, employait la même expression en l'appe-
« lant La Grande Blessée »>.
Le soldat du Christ servant le soldat de la Ré-
publique est un joli tableau !
De ces Chansons patriotiques, de G. Xadaiid,où
1 (io GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE
il dépeint nos mutilations, nous citerons, de pré-
férence, La Jeune fille en deuil.
Ce récit est touchant, au delà de toute expres-
sion, et il est bon de redire, et relire ces vers, écrits
dans les angoisses d'une guerre sacrilège, où la
folie d'un « César » n'eut d'égale que la lâcheté
kVui\ Bazaine, et le mensonge d'un Bismark !
LA JEUNE FILLE EN DEUIL
Pourquoi toujours en noir,
La jeune fille?
Elle est sans guide et sans famille ;
Voilà tout ce qu'on peut savoir.
Toujours en noir !
Si vous lui demandez la cause
De son incurable souci,
Sur ses yeux un voile se pose ;
Elle répond ainsi :
« Mon père est mort ; ma mère est morte.
(> n'est p;is leur deuil que je porte ».
Pourquoi toujours en noir?
Son teint est pâte ;
Comme un BOUpir M voix s'exhale
El sans pleurer sait émouvoir.
Toujours en noir !
J ;i vais une MBUr bien-aimce,
GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON PRAHÇAIS1 169
Mon frère était vaillant et fort.
Ainsi s'envole la fumée
Sous le souffle du Nord.
Mon frère est mort, ma sœur est morte.
Ce n'est pas leur deuil que je porte. »
Pourquoi toujours en noir ?
Son front est sombre ;
C'est moins une forme qu'une ombre,
C'est moins un beau jour qu'un beau soir.
Toujours en noir !
« J'aurais porté de cœur et d'âme
Le nom d'un époux adoré.
Je suis veuve avant d'être femme,
Et telle resterai.
Mon cœur est mort, mon âme est morte.
Ce n'est pas leur deuil que je porte. »
Pourquoi toujours en noir?
Ses yeux sont mornes.
On sent une douleur sans bornes
Dans une plainte sans espoir.
Toujours en noir !
« Que le vent orageux m'entraîne !
Emportez-moi, flux et reflux !
0 mon Alsace, ô ma Lorraine,
Je ne vous verrai plus.
Car ma patrie est morte, morte!
Et voilà le deuil que je porte. »
Nadaud écrivit aussi ses Notes d'infirmier, cet
ouvrage publié par Pion, en 1871, obtint une mé-
170 (.lsiam: nauai. u 1:1 i.\ ciivnso.n ruvN».:u>i
daille d'or de la Société Nationale d'encourage-
ment au bien, en 1886.
En parcourant les œuvres du chansonnier, on
peut dire que sa Muse, après la guerre, se fait plus
sérieuse. Il songe avec douleur à nos revers et dans
N'oublions pus, sa chanson est énergique et fière !
Son amour de la patrie le portail à la revanche.
Du reste, il annonce dans Mu Patrie, que la
France a besoin de chansons venant apporter l'es-
pérance aux cœurs déchirçs, et relever les énergies
de l'âme :
N'attendez plus de moi,
La molle poésie
Qui d'un secret émoi
Tenait l'âme saisie.
() France, je t'aimais
Jusqu'à l'idolâtrie,
Tous mes chants désormais
Seront pour ma patrie !
Il préconise la chanson nouvelle aux jeunes, et
voilà comment le Maître la comprend, la désire,
et l'enseigne :
LA Nol VI i l.i CHANSON
( 'liamon, il laut chyiK-c-r de sl\ le :
Mnel ne serait pas Ion honneur,
i .i -i vu. \ vi» vi i» ii i.\ I il v\vi\ FijL\v.:\isji I 7 I
Si lu pouvais le rendre utile,
Sans perdre ton aimable, humeur ?
Les ans ont blanchi notre tête,
L'orage a courbé notre corps ;
Bénis soient rage et la tempête,
S'ils rendent nos (ils fiers et torts.
Il faut, sous un refrain frivole,
Cacher une leçon :
Charme, élève, console
Et vole, vole, vole,
Chanson !
Tu ne verseras plus à boire
A des paresseux avinés ;
Tu n'exalteras plus la gloire
Des soudards indisciplinés.
Mais chante les vertus guerrières
Des enfants qui sont notre espoir;
Célèbre les mains ouvrières
Qui, simplement, font leur devoir.
Ne flatte plus la populace,
Ni les puissants ni les partis :
Prends la balance, prends ta place
Plus loin des grands que des petits.
Mets ton influence au service
Du droit et vie l'humanité :
Tu tiens, avec le fouet du vice,
L'aiguillon de la charité.
17*2 GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE
Cours, recueillie et cadencée,
Sois la joie ou l'allégement,
L'expression d'une pensée
Ou la note d'un sentiment.
Ne crains pas de mouiller ton aile
Aux pleurs des humaines amours.
L'amour est la chose éternelle;
L'éternel est jeune toujours.
Ne sois plus satire et scandale,
Ne sois plus le rire moqueur ;
Fais-toi conseil, fais-toi morale,
Sois saine à l'esprit comme au cœur.
Sois la lueur avant-courrière
Du jour qui vient se rapprochant,
Et, s'il se peut, fais- toi prière :
La prière est encore un chant.
Il faut, sous un refrain frivole,
Cacher une leçon :
Charme, élève, console
Lt vole, vole, vole,
Chanson !
Nous avons dit, dans les premières pages, que
(i. Nadaud, après la guerre, avait écrit des chanta
élevés pour le bien social de l'humanité. En lisant
Les Amis <hi peuple, nous voyons les pensera d'un
«•sprit réfléchi
Le poète et l'homme se sont penchés, après nos
GustaVe badaud ei la chanson française 17o
grands malheurs, sur les souffrances du peuple, et
il lui donne les judicieux conseils de son expé-
rience, sur les amis qu'il doit choisir :
LES AMIS DU PEUPLE
Peuple, ta mission est sainte
Et l'avenir est avec toi ;
Marche, sans colère et sans crainte,
Dans le devoir et dans la loi.
Mais ceux qui ne pourraient te rendre
Tout le bonheur qu'ils t'ont promis,
Tes flatteurs, crains de les entendre :
Peuple, prends garde à tes amis !
Non, tout n'est pas bien en ce inonde,
Les hommes ne sont pas parfaits ;
Mais seule la paix est féconde ;
La discorde nous rend mauvais.
Redoute les tribuns farouches :
Entre tes mains qu'ont-ils remis?
Du pain? — Non pas... mais des cartouches
Peuple, prends garde à tes amis !
Ils t'appellent du nom de frères
Lorsque l'orgueil fait leur fureur ;
Ils s'adressent à tes misères
Et ne parlent pas à ton cœur.
174 i.imwi: \\Dun i:t i.a «ii \\sn\ i i; \m,.\im.
Us calculent sur tes entrailles,
nsolents, lorsque tu gémis,
nquicts lorsque tu travailles :
Peuple, prends garde à tes amis.
Ils disent : le peuple nous aime;
Ils disent : le peuple est à nous ;
Réponds : le peuple est à lui-même ;
Il combat pour lui, non pour vous !
Ils vantent la blouse et l'écuelle
Quand ils sont bien gras et bien mis.
Pour eux le peuple est une échelle ;
Peuple, prends garde à tes amis !
Tu dois vaincre par les idées ;
N'attends rien du fer, ni du feu ;
Et, pour qu'elles soient fécondées,
Compte sur toi-même et iur Dieu.
Les épis jetés en semence
Parle soleil seront jaunis;
Si tu crois à la Providence,
Peuple, prends garde à tes amisl
Le chansonnier se ralliait peu à peu aux idées
républicaines (1). Il est un républicain modère
certainement, mais u l'orléaniste » a dû rougir du
geste intéressé des d'Orléans, réclamant leurs biais,
I Nous aurons donc la République,
La liberté, ce graftd principe !
<.l-l\\r. NADA(I) 1.1 f.A CIIWSuN Kl» \\< \ISI. 17')
après la perte de deux de nos provinces, et une in-
demnité de guerre de cinq milliards.
Et si Nadaud n'était pas rouge de ce soleil levant,
comme toute âme éprise d'idéal et de justice, le
citoyen allait vers la lumière !
Nous avons eu quelques aperçus de la vie agitée
et pleine d'imprévue du chansonnier.
« 11 allait, de l'est à l'ouest, du midi au centre,
mais, invariablement aussi, et fidèlement, il reve-
nait au nord, sa patrie I heureux de revoir sa fa-
mille et ses nombreux amis, soit de Roubaix, Lille
ou Douai ».
Dès son retour de la Villa Pandore[l), à Nice, où
il passait tous les hivers, il touchait Paris, etgagnait
Roubaix.
Inutile de dire combien était attendu et fêté ce
retour du Trouvère !
Une fois dans son pays, dans les joies de ce re-
tour à la terre natale, au foyer des anciens, dans
ce qui sera toujours exquis et cher, Tes Souvenirs
(renfonce, Nadaud faisait vibrer sa lyre aux échos
de son cœur et saluait son vieux clocher, par ces
vers d'une grâce louchante :
(1) Ou Villa Noél.
170 GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE
MON CLOCHER
Salut ! je te revois encore
Aussi pauvre, mais plus touchant,
Mon clocher d'ardoise que dore
La pourpre du soleil couchant !
etc ...
plus loin il continue ainsi :
Tu rends la mémoire présente
De l'âge où ton cadran poudreux
Marquait l'heure rapide ou lente
De nos leçons ou de nos jeux,
etc...
Maintenant écoulez les vers suivants, d'une phi
losophie pleine de sagesse et de douceur; nous ci-
tons le couplet entier :
C'est que tu liens à l'âme émue
Le livre ouvert du souvenir;
Toujours ton aspect y remue
Quelque rêve près de finir
c est qu'après une Longue absence,
Je retrouve, sans les chercher,
Quinze ans (le paix et d'innocence,
Mon vieux clocher!
GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE 4 77
et ce poème est une des œuvres les plus vécues du
Poète.
Une autre fois, il célébrera sa maison, et toujours
il nous donnera une fleur de sa pensée, où son
àme chantera délicieusement de bons vers, comme
ceux-ci, par exemple, pris dans : Ma maison.
Oui, tout me charme et me pénètre
Dans ce coin de terre et de ciel,
Si j'étais fleur, j'y voudrais naître,
Abeille, j'y ferais mon miel.
Rossignol, je serais fidèle
Aux échos de ce site ombreux,
Et je nicherais, hirondelle,
A l'angle de ce toit heureux.
Pourquoi? je m'en vais vous le dire,
Et vous me donnerez raison :
Ce site et ce toit que j'admire.
C'est mon pays, c'est ma maison.
Et tout cela est beau, parce que c'est le reflet
d'une àme demeurée simplement bonne, malgré la
gloire et les succès.
Nadaud n'avait ni orgueil ni pédanterie; il aimait
ses confrères en chansons, ses compatriotes, ses
amis; il eut une correspondance suivie avec Manso,
le poète Roubaisien, affectionnait particulièrement
Desrousseaux, le chansonnier patoisant Lillois,
12
171) t.l-TWI. V\l»\ll> l.l LV CHANSON lUAViWM-.
l'auteur de cette célèbre berceuse populaire : Le Pe-
tit-Quinquin. A Paris il aimait à chanter avec
les amis de la Lice et du Caveau; à l'exemple
de Bérauger, il stimulait les jeunes, encourageait
les efforts ; entiu, dans une pensée philanthro-
pique et de solidarité mutuelle, il fonda, après
la fameuse publication de ses œuvres illustrées,
la Petite caisse des Chansonniers, dont les fonds
servaient à iaire éditer les auteurs pauvres, à
secourir les uns, à pensionner les chansonniers
vieux et infirmes.
Cette petite caisse, il l'alimenta seul pendant dix
ans, c'est-à-dire, jusqu'à sa mort.
Ce n'est pas tout, ses traits de bonté ne s'arrêtent
pas là, et la liste serait longue s'il nous fallait énu-
mérer tous les bienfaits; cependant, il faut que l'on
sache qu'il édita les (envies du chansonnier Eh-
gène Pot lier, ancien membre de la Commune, au-
teur de {'Internationale. Nadaud écrivit même une
charmante préface se terminant ainsi :
Si 1 abeille ouvrière humaine,
Veut aller sons un autre eiel,
Le travail commun la ramène
\ la ruelle OÙ se l'ait le miel.
Quand un essaim d'oiseaux l'égatt
I t mère les rappelle mu nid :
La politique nous sépare
Kt la ehaneon nous réunll .
<.lV|"A\n NAUVID El IA CHANSON I l; \ \< \|-| 17!)
Ces derniers vers nous montrent l'esprit large du
chansonnier.
Rien d'extrême, pas de sectarisme ni d'esprit
dogmatique chez lui; il était bien Iqin, de penser,
comme certains groupes, qui répudient ceux qui
ne sont pas inféodés à leurs principes ; car cer-
tains politiciens, qui se disent démocrates, ne sont
que des despotes et retardent la marche en a va ni
de ceux qui viendraient à eux s'ils étaient traités
avec plus de condescendance dans les rapports po-
litiques et sociaux. Méfions-nous des extrêmes, en
général, ce ne sont que des esprits brouillons, à
ceux-là nous préférons, comme Nadaud. la poli-
tique du jusle mibeu. Aimons la France, comme
le poète, ainsi qu'il le dit dans les Contes et Récits
d'un vieux Roubaisien : « aux politiquants, polili-
queurs. politiciens » :
La France est notre amante immuable immortelle,
Maiî vous V aimez pour vous, ei nous ruinions pour elle.
Paroles de poète, dira-t-on, oui, mais n'oublions
pas que le poète ne calcule qu'avec son cœur!
Nadaud édita donc les œuvres d'Eugène Pottier,
« qui était très malheureux et que son parti lais-
sait dans l'ombre.' Il édita aussi les œuvres de
/). Vlachal, Jauin, Dubois el enfin celles d'Ernest
Chebroux, qu'il avait choisi pour cire, après sa
mort, son exécuteur testamentaire, cari] admirait,
\ 00 GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE
avec juste raison, le vigoureux talent du chanson-
nier, et avait mis en lui toute sa confiance, pour
combattre et enrayer les retrains dépravés.
E. Chebroux a tenu parole ; Ton ne saurait trop
le louer d'avoir flétri la chanson du ruisseau,
car on recrute de nos jours, pour les laboratoires
de l'obscène chanson, hommes et femmes (princi-
palement ces dernières) auxquels on apprend un
répertoire que réprouve toute morale, « et dont le
succès tient surtout au costume suggestif de l'in-
terprète féminin, qu'à un semblant de talent ». Une
fois les chansons et les gestes appris, cet oiseau de
passage ira semer dans des salles de province et
de l'étranger le virus malsain d'une littérature
pornographique!
Alors, et d'après ces colporteurs, l'étranger ju-
gera notre littérature et nos mœurs ! C'est une
honte et l'on devrait y veiller en haut lieu avec plus
de souci ; pour notre respect national, c'est un de-
voir !
Nous nous excusons de cette digression, et nous
nous empressons de revenir au parfum plus
agréable de la Musc du poète.
De la préface que Nadaud rima pour lésa Chan-
sons et sonnets » (1885), d'Ernest Chebroux,
COinme <*1 le honore autant celui qui l'écrivit que
celui qui la mérita, nous nous plaisons a en repro-
duire les derniers vers :
GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE I 84
Va donc, charmant petit volume,
Par le vent laisse-toi bercer
Comme le papier sur la plume
Qui vole, mais pour se fixer.
Ensemble, nous cherchons la place
Où doivent mûrir nos moissons,
Entre tes plis prend ma préface,
Ma chanson parmi tes chansons.
Chantre du printemps et des roses,
De la nature et du foyer,
Tu ne dis que de bonnes choses
Pour loucher ou pour égayer.
La muse des anciens trouvères
T'a donné ses douces leçons.
Alternons, en touchant nos verres,
Ma chanson avec tes chansons.
N'est-ce pas charmant?
En dehors des publications des œuvres des poètes
ki petite caisse des Chansonniers rendit d'autres ser-
vices, elle donna et permit un sourire, une joie aux
pauvres chansonniers échoués dans les hospices,
comme nous le disions plus haut : il y en avait à
Bicètre, Ivry, etc., tous ayant eu leur heure de po-
pularité dans la chanson.
Ernest Chebroux, comme directeur, était chargé
de distribuer les fonds; il le faisait équitablement,
mais avec prévoyance pour le lendemain, c'est
alors que G. Nadaud le traitait d'avare; et ces pe-
U\l <U>TA\r. N\n\m ET LA CHANSON FlUx.AIM.
tites querelles du cœur étaient charmantes, entre
ces deux hommes, dont l'un eut voulu tout donner
aux misères du jour, et dont l'autre prévoyait celles
du lendemain.
De Nice, Nadaud écrivait ces vers à son ami :
Admets que j'ai une maîtresse
Et que j'en sois fort amoureux,
Pour reconnaître sa tendresse
Je voudrais être généreux.
ptc...
et il termine ainsi :
Or, la chanson, c'est ma maîtresse
-
Seule et (ternière ; je peux bien,
Pour la tirer de la détresse,
Donner la moitié de mon bien.
ftfcave eouir ! alors Krnes.l Chebroux, chaque
mois, emovait aux chansonniers hospitalisés une
l><liu- pièce d'or :
('/était pour les pauvres vieux le tabac, lejournal
rt même le petit verre ou le calé assuré... la h con-
solation h quoi ! Kl toutes ces anecdotes de la \ ie
de Nadaud ne sont-elles pas touchantes?
Nadaud étàïî bon sans ostentation, et ne se lai-
s;»il aucune illusion sur la reeon naissance de rru\
< 1 11 ' i I axait obligé.
Il s;i\;iil, par expérience. <juc h>rs</iic l'on fait <tn
GUSTAVE NVDVUD ET LA CHANSON PHÀIK USE lu;5
bien aux gens, il faut s'attendre, le plus souvent, à
de V ingratitude; sachant que l'on ne peut rien chan-
ger aux lois humaines, il avait écrit ce joli qua-
train, qui n'est pas connu :
Semons, semons sans espérance
Les bienfaits qui font les ingrats ;
La vertu ne me touche pus
Quand elle attend sa récompense.
Est-ce assez joli comme trait d'ironie et de philo-
sophie ?
ANliCDOTK
SUR LA ROSETTE D* OFFICIE H, DE NADAUD
ANECDOTE
SU! I.A UOSKTTE n'OFFlCÏEÏt, DK NADAUD
Pendant la Présidence de M. Jules Grévv, Gus-
lave Nadaud reçut une invitation à déjeuner du
chef de l'Etat, lequel prisait fort l'esprit et le talent
du chansonnier Houbaisien.
Nadaud se rendit à l'invitation présidentielle, où
se trouvaient quelques invités amis.
Au dessert, alors que la conversation prend une
lournur'c jrjïû's intimé, après quelques anecdotes et
quelques chansons demandées, par Jules Grévy, à
Nadaud, qui s'était exécuté avec sa bonne grâce
habituelle, le Président de la République dit au
chansonnier :
— Mon cher Poète, je tiens à vous annoncer moi-
même que, disposant d'une rosette d'officier de la
Légion d'Honneur, vous serez compris, dans la
prochaine promotion, pour celle distinction, car
vous représentez et honorez d'Une façon aussi dis-
tinguée que spirituelle, les lettres et la chanson
française !)...
m
GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE
A ce moment, un convive se leva et, interrom-
pant le Chef de l'Etat, lui dit :
— Mais, monsieur le Président, vous oubliez, fâ-
cheusement, pour notre ami, que cette rosette est
déjà promise !
Le Chef de l'Etat tut, on le conçoit, légèrement
interloqué! mais immédiatement, à seule fin de
faire cesser la situation gênante qui allait régner,
il se tourna gracieusement vers le chansonnier-
poète et lui dit :
— Toutes mes excuses, mon cher Nadaud, j'avais
en effet oublié cette disposition, mais ce n'est que
partie remise, croyez-le bien.
Nadaud remercia, s'inclina et sourit.
Mais il mourut sans cette rosette!
Ce monsieur, qui s'était ainsi interposé, n'était
autre que Wilson, et cette croix promise à Nadaud,
par le Président de la République, alla fleurir la
boutonnière du célèbrejournaliste Aurélien Scholl.
Cette anecdote fut contée par Nadaud, lui- même,
à son ami Ernest Chebroux, duquel nous la tenons
et qui s'écria, avec son esprit boulevardier :
« Ah ! quel malheur d'avoir un gendre ».
Nous allons arriver maintenant à la dernière
étape de notre ouvrage, aux derniers jours et der-
niers moments du chansonnier, qui incarnait si
bien les qualités de notre race, c'est-à-dire la
loyauté, l'esprit et la générosité.
Pour fermer les veux de l'aïeul, c'est aux mains
GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE 1 U9
du fils qu'appartient ce geste lent, respectueux, en
même temps qu'il est de grandeur et d'amour !
Devant l'émotion, très sincère, que nous ressen-
tons en arrivant aux dernières heures du poète,
l'on comprendra facilement le sentiment qui nous
anime, en laissant à Ernest Chebroux, l'exécuteur
testamentaire de Nadaud, le soin pieux de termi-
ner cette vie du chansonnier, et de nous apprendre
quelles furent les dernières paroles du maître en
même temps que ses actes ultimes.
Ils furent grands, et remplis d'une simplicité
digne, ainsi qu'on le verra, par le langage expres-
sif de son ami :
« Chaque année l'exquis poète, que fut Gustave
« Nadaud, prenait, avec les hirondelles, son vol
« vers les pays bleus, et revenait avec les brumes
« messagères du printemps, dès qu'avril avait mis
<( un peu de vert aux buissons.
« Celte année (en mars 1893), sur la promesse
« trompeuse de ce mois, il avait quitté Nice plus
(( tôt.
a Nadaud, d'ailleurs, n'aimait pas les séjours
« prolongés dans le même endroit ; s'il faisait ex-
« ception en faveur du pays ensoleillé, c'est que
« sa santé l'y obligeait.
« Il s'était peint lui-même en ce distique :
Je suis né voyageur, je cours de toutes parts,
Enchanté quand j'arrive, enchanté quand je p;irs.
liMI GUSTAVE NADAUD ET II CHANSON FRANÇAISE
u Avant de se plonger dans la ton niaise pari-
<( sienne, Nadaud était allé, ainsi qu'il en avait
« l'habitude, respirer l'air du pays natal.
« Il resta peu à Roubaix, juste le temps d'em-
« brasser les siens et de contracter, hélas, le germe
« de cette maladie de poitrine qui devait l'empor-
«ter si rapidement. C'est au sortir dune soirée
« où il avait promis de se faire entendre, (pie le
« poète, déjà malade, prit froid et s'alita pour ne
« plus se relever. »
Déjà, Nadaud, trois ans avant, avait envisagé sa
fin prochaine, ainsi qu'en témoigne l'extrait sui-
vant, d'une lettre inédite (pic M. Ernest Chebroux
a bien voulu confier à notre travail ainsi que les
dernières volontés du chansonnier, (pie l'on trou-
vera à la suite de ce premier document :
Extrait d'une lettre de Gustave Nadaud à Ernest
Çhebroux,
Villa Noël Cimicz, Nice.
29 mars 1890.
...t Maintenant, mon cher Chebroux, je le dirai
c que je vais faire mon testament et j'inscris sur
la page suivante mes dernières volontés :
- Je désir»-, quand je mourrai, que le service
i.imui; NAinin ri la ciiwsiON iuamuse 11)1
« religieux soit fait à l'endroit ou je mourrai et que
« mon corps soit transporté au cimetière Monl-
« martre, dans le caveau où reposent mon père et
« ma mère.
« Pas de discours et surtout pas de souscription
« pour un monument.
« Il se peut que je meure d'un moment à l'autre
« et j'écris ces lignes pour que tu puisses t'opposer
« à des propositions qui ne me conviennent pas,
« et je signe,
« G. Nadaud. »
« Ceci aurait, le cas échéant, la valeur d'un tesla-
« nient ; il laudra que tu gardes cette lettre à cause
« de mes dernières volontés,
« G. Nadaud. »
Dernières volontés de Gustave Xadaud écrites le
7 avril lMKi (Document pui>lié pour la /j/vm/ï/v
fois, in extenso).
« Je renonce à la chanson.
« Quand France a cessé de rimer avec Espé-
« rance l'alouette vieillie se tait ; mais je n'ai pas
a renoncé à m'intéresser à la chanson, ni aux
s chansonniers, et c'est à toi, ami Chebroqx, que
« je désire laisser le soin de répartir la somme
« de : 1.600 francs entre les Sociétés :
102 GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE
Le Caveau 300 francs
La Lice chansonnière 300 »
Le Caveau Lyonnais 200 »
Le Caveau Stéphanois 200 »
La Lyre Bienfaisante 100 »
Les Entants du Nord 100 »
Les Fils des Trouvères 100 »
MM. Lion net frères 200 »
Dominique Flachat 100 »
1600 »
« G. Nadaud.
lia été versé en outre parles soins de Che-
broux, au Bon-Bock 200 »
Lepers, artiste ..*... 100 »
R. Pausard, chansonnier . . 100 »
E. Legentil, id. 100 »
(Ces dernières sommes provenaient de la Petite
(laisse des Chansonniers).
Dernières paroles : 27 avril 1893, veille de la
mort du poète : « Je désire que tout soit fait dans
la plus grande simplicité : qu'on n'envoie pas de
lettres de iaire part, pas non plus de discours.
Pas d'honneurs militaires. Pas de souscriptions
pour un monument. »
Le lendemain le poète expirait.
Apres ces touchants souvenirs d'Ernest Che-
broax, nous allons achever cette étude, avec nos
renseignements personnels.
GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE 193
Pendant cette congestion pulmonaire, sur la-
quelle vint se greffer l 'influenza, G. Nadaud eut à
son chevet l'aînée de ses sœurs, Mma Wacrenier,
(décédée un mois avant notre excellent ami,
Ernest Chebroux, c'est à-dire en novembre 1910)
qui entoura son frère d'un tendre dévouement, et
d'une pieuse affection ; Yabbé Fabre, ancien curé
de Charenton, qui venait d'être nommé évêque de
la Réunion, et avec lequel Nadaud entretenait de-
puis longtemps de cordiales relations, accourut
auprès de son ami, pour lui administrer les der-
niers sacrements. Après qu'il les eut reçus, Na-
daud fit alors venir ses amis, qui s'étaient discrè-
tement retirés, et leur dit : « Je tiens à ce que vous
sachiez que je meurs en chrétien, mais aussi en
chansonnier ». Et Nadaud but une coupe de Cham-
pagne.
11 donnait ainsi, à la déesse Chanson, une der-
nière pensée de reconnaissance et d'amour, un
dernier salut à la Muse aimée.
Si le premier geste honore l'âme chrétienne de
G. Nadaud, le second honore, une fois plus, l'es-
prit du Chansonnier ; tel est notre avis, et ce
geste, plein de caractère, appartient à l'histoire de
la chanson. Il faut le dire, et non le taire ! Gustave
Nadaud mourut en son domicile de Passy, le 29
avril 1893. Nous apprenions la mort du poète étant
à Madrid et dans notre petite société littéraire
nous fûmes tous très émus de cette triste nouvelle !
104 GUSTAVE NADAUD ET LA CtlASSO.N FRANÇAISE
On sait que le Poète avait refusé toute pompe,
mais nombreux étaient les amis du défunt, qui se
pressaient, le 1C1 mai, dans l'Eglise Notre-Dame de
Grâce de Passy. En dehors des sociétés littéraires
de Paris et du Nord, des Revues, etc., voici quel-
ques noms de personnalité des lettres et des Arts
qui vinrent honorer une dernière fois le Poète de
leur fidèle amitié.
MM. Jules Barbier (qui, le premier, lui avait ou-
vert les portes de son salon), Rodin, Carolus Du-
rand, Maxime Boucheron, Ricard Jean, Saint-Gei-
main, Les frères Lionnet, Octave Pradels, Coquelin
Cadet, Lemaire, Heugel, Louis Noël, Meusy, Oscar
Cornet tant, de la Berge, Eugène Baillet, Desrous-
seaux fds, Ernest Chebroux, etc.
« Des artistes de Roubaix chantèrent des mor-
ceaux religieux, et l'orgue joua, en sourdine, plu-
sieurs refrains des plus populaires chansons de
Xadaud « ; et ces mélopées musicales émurent
vivement tous les assistants, car c'était Pâme du
chansonnier qui exhalait son dernier soupir !...
Les cordons du poêle étaient tenus par : Ernest
Chebroux, Saint-Germain, Jules Barbier et Hodin.
Le cortège funéraire se dirigea au cimetière
Montmartre « où, tout secoué de sanglots, Ernest
Chebroux murmura quelques mots entrecoupés :
I Adieu, bon et cher ami... Adieu, Nadaud...
Adieu, chansons » (\).
1 1 in Revae du .vorrf. K> mai [h<x\.
GUSTAVE EfADAUD El l.\ CHANSON FRANÇAIS! 195
Gustave Nadaud ne désirait pas de souscriptions
pour un monument, mais la ville de Roubaix te-
nait à l'honneur de perpétuer le souvenir de son
illustre concito3ren dans les temps futurs. Un co-
mité fut constitué par les amis et admirateurs de
Nadaud, et trois ans après sa mort, le 11 oc-
tobre 1896, la ville de Roubaix, en fête, inaugurait
au parc Barbieux un splendide monument, élevé
à la mémoire d'un de ses enfants, qui avait honoré
les lettres et illustré son pays, œuvre du grand
s ulpteur Roubaisien M. Cordonnier, et de l'archi-
tecte de la ville, M. Lefebure.
Pour cette résurrection du Poète, le succès dé-
passa les espérances do tous, et nous ne pouvons
mieux faire, pour donner une idée de cette solen-
nité, que reproduire les échos des journaux, nous
donnant le nom des personnalités qui y prirent
une part effective, ainsi que les vibrants discours
qui furent prononcés après l'exécution d'une can-
tate, et la remise du monument à la ville.
Nous devons à l'obligeance du directeur du Jour-
nal de Roubaix, les manuscrits suivants, et lui
adressons, ici, tous nos remerciements.
INAUGURATION
DU MONUMENT NADAUD
LES DISCOURS
INAUGURATION
DU MONUMENT NADAUD
LES DISCOURS
Discours de M. Roger Marx
délégué du Ministre des Beaux-Arts.
M. Roger Marx, en qualité de président, a pris le
premier la parole :
Il exprime les regrets de M. Rambaud dont la
venue a été empêchée au dernier moment ; au nom
de M. le ministre des Beaux-Arts qui l'a délégué,
M. Roger Marx remercie le Président du comité
Xadaud, M. Bossut, «• dont le zèle infatigable a été
au-dessus de tout éloge », la municipalité de Rou-
baix,et il loue l'œuvre commune de M. Cordonnier
et de M. Lefebvre.
L'accueil favorable qui a été lait au monument,
avant même qu'il soit inauguré et à une époque où
l'on se plaint de l'aflluence des statues, vient, selon
200 GUSTAVE NÀDÀUD ET LA CHANSON FRANÇAISE
M. Roger Marx, de ce que le chansonnier continue
au delà de la tombe à vivre en communion avec
l'âme populaire.
« En France, la prédilection pour la chanson est
un signe du besoin de gaieté, d'expansion propre au
tempérament et à la race. »
« Aussi ne manque-t-on pas de glorifier ceux
auxquels sont dus les refrains aimés de tous les
âges, de toutes les classes: plus que partout
ailleurs, dit M. Roger Marx, en terminant, l'hom-
mage rendu à un chansonnier était logique dans
une ville industrielle, ouvrière telle que Roubaix,
où la bienfaisante chanson, la chanson de Béranger
et de Gustave Nadaud vient si souvent ragaillardir
l'àme de l'ouvrier de fabrique et adoucir son effort
dans l'accomplissement de la rude tâche quoti-
dienne. »
Des applaudissements prolongés qui se répercu-
tentde rang en rang dans l'assistance saluent la lin
du discours de M. Marx.
Le silence s'étant rétabli, M. Henri Bossut, avec
l'émotion de l'ami qui parle de l'ami qui lui a été
enlevé, prononce le discours suivant, dont plu-
sieurs passages sont soulignés par les applaudis-
sements «les auditeurs.
r.USTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE '20 1
Discours de M. Henri Bossut,
président du comité Nadaud.
« Messieurs. Ma première parole sera un remer-
cîment à M. le ministre de l'Instruction publique
et des Beaux-Arts qui a bien voulu déléguer
M. Roger Marx, inspecteur général des Musées,
pour présider la cérémonie de l'inauguration du
monument érigé à la mémoire du grand chanson-
nier Nadaud. Notre comité qui avait eu la pro-
messe du concours de M. le Préfet du Nord, re-
grette son absence forcée et associe M. Roger Marx
et M. Letailleur, secrétaire général de la préfecture
qui représente M. Vel-Durand, dans l'expression
d'un même sentiment de gratitude. »
« Messieurs, si les états, les villes et les villages
s'honorent d'avoir donné naissance à des hommes
remarquables par leur supériorité, à des hommes
célèbres, à de grands hommes, s'ils leur élèvent
des statues et des monuments, n'est-il pas vrai de
reconnaître, Messieurs, que cet hommage ne
s'adresse pas toujours à l'époque où nous vivons,
pas plus d'ailleurs que dans les âges qui nous ont
précédé, aux hommes qui les méritent mais plutôt
aux idées ou aux partis qu'ils représentent.
« Aussi, avons-nous le regret de voir, comme une
sorte de conséquence de ces écarts de l'opinion pu-
blique, que des hommes tels que Alfred de Musset,
202 GUSTAVE SADALD ET LA CHANSON FRANÇAISE
de Balzac et tant d'autres, que vous avez nommés
avant moi, n'ont pas leurs images, leurs traits et
leurs titres reproduits sur nos places publiques à
l'adresse de la postérité et voués au jugement de
l'histoire.
«Heureusement pour l'honneur d'unecité qui tient
le premier rang dans l'industrie et le commerce
par son esprit d'initiative, par son travail et son
intelligence pratique, les amis de Gustave Nadaud,
aidés par l'administration municipale qui nous a
donné ce magnifique emplacement avec une allo-
cation de 2000 francs, encouragés par une subven-
tion du Conseil général du Nord, appuyés par le
Gouvernement delà République dont le ministère
des Beaux-Arts nous alloue généreusement une
somme de quatre mille francs, ce dont notre co-
mité tient à exprimer sa reconnaissance, heureu-
sement, disais-je, les nombreux amis de Gustave
Xadaud ont senti battre leur cœur à la mort de
leur cher et célèbre concitoyen et ils ont pensé
qu'il était de leur devoir d'élever à notre chanson-
nier, poète et musicien, un monument digne de
lui. couronné de son buste et propre à immorta-
liser sa mémoire.
or Dès lors, Messieurs, un concours a été organisé
qui ;> réuni des sculpteurs et des architectes de
grand tnlent dont les o-uvres, exposées à l'Ecole
Nationale des Arts Industriels de notre ville, ont
été admirées par le public d jugées par un jury
GUSTAVE wh.un i/r r.A ctaÀXSOA nuv mi 203
spécial sous le contrôle de deux délégués du gou-
vernement, MM. P. Lefort et Roger Ballu. C'est
l'œuvre commune de deux enfants du Nord,
M. A. Cordonnier, de Lille, sculpteur éminent dont
la réputation grandit toujours, et de M. Charles
Lefebvre, de Roubaix, trois fois lauréat des con-
cours de Dunkerque, de Roubaix et de Lyon, dont
le mérite assure l'avenir, c'est leur brillant ou-
vrage que nous sommes fiers d'inaugurer aujour-
d'hui.
«Il nous semble, Messieurs, que l'aspect de notre
monument cause, au premier coup d'œil, une im-
pression exacte et vivante de l'homme qui a chanté
la jeunesse ; il fallait, en effet; à Nadaud, la simple
nature : les oiseaux et les fleurs, le grand air et le
soleil. Grâce à Dieu, son buste souriant nous dit
qu'il est à sa place et qu'il en est content.
« On a publié tant de biographies de notre conci-
toyen que celui qui a l'honneur de vous en parler
en ce moment cherche ce qu'il doit en dire après
ce qui a été dit, écrit ou chanté sur lui, sur ses dé-
buts, ses succès, sa vie et sa mort.
« Il nous paraît cependant utile de rappeler ici, en
face de ce monument et en cette circonstance, que
Gustave Nadaud est né à Roubaix, en 1820, d'une
famille amie des choses de l'esprit et du cœur ; son
père était un négociant ou plutôt un mathématicien
ardent chercheur peu apte au négoce; cependant
Gustave Nadaud, après avoir fait ses études au
'20 \ GUSTAVE \ADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE
collège Rollin où il eut des succès, où tous ses
condisciples étaient ses camarades et où tous les
Roubaisiens étaient ses amis, tenta, quelques
années après sa sortie du collège, les difficultés du
commerce pour lequel il n'était point fait; il en a
essayé, sans succès, par esprit d'origine et par sen-
timent du devoir.
« Disons en ce moment que notre poète a bien fait
d'abandonner cette carrière ; il n'était pas né poul-
ies bénéfices du négoce ; il n'a jamais aimé l'ar-
gent, pas plus qu'il n'a jamais aimé la politique et
les grandeurs.
« Reprenant possession de lui-même et fort d'une
indépendance qu'il a toujours su garder, il s'est
adonné à ses goûts naturels, et ses premières chan-
sons du quartier latin réjouissent parfois encore
nos oreilles, malgré leur hardiesse, atténuée et
adoucie d'ailleurs, par une séduisante musique
dont les refrains ont été si populaires. On ne sau-
rait reprocher ces petits péchés de jeunesse au
chansonnier qui a donné dans la suite de son exis-
tence laborieuse tant de leçons de saine morale
mêlée de bon sens et de gaieté gauloise.
« Messieurs, Gustave Nadaud était un croyant de
naissance et d'éducation, il possédait tout simple-
ment une vertu qui est d'autant plus belle qu'elle
est rare : je veux dire l'indulgence. Il a signalé et
flétri sans aigreur les vices de son temps, l'égoïsme
surtout; ses vers ont été \ils. incisifs, si vous le
GU STATE SADAUD ET LA CHAÏIS0H FRANÇAISE 20.r>
voulez, mais vrais avant tout ; jamais il ne s'est
abaissé à la calomnie; il riait de sa médisance et,
en blâmant les actes, il respectait les personnes.
Sa philosophie, à mesure que son esprit s'élevait,
jugeait bien des travers et son but était de corriger
sans blesser. Voyez, Messieurs, avec quel tact et
avec quelle mesure, dans les « Deux Gendarmes »
qui ont fait le tour du monde, il a su conserver,
quoi qu'on en puisse penser, le respect de la disci-
pline et de l'autorité, tout en plaisantant, tout en
forçant le trait jusqu'à l'aveuglement, et, s'il est
permis de s'exprimer ainsi, jusqu'à la surdité de
l'obéissance quand même.
« Les maîtres de notre chansonnier-poète n'ont pas
étéDésaugiers,Béranger ou Pierre Dupont; ce n'est
point d'eux que son talent procède ; c'est à notre
Lafontaine qu'il a demandé la simplicité du bon
sens ; c'est à Tibulle qu'il doit la forme de son ta-
lent plein de charme et d'abandon ; c'est Horace
qui lui a inspiré ses plus justes et plus fortes
pensées; c'est Anacréon qui lui a soufflé sa verve
enchanteresse et qui lui a dicté la concision et la
légèreté de son style.
« Je vous supplie, Messieurs, d'excuser cette invo-
lontaire exagération ; veuillez la regarder comme
l'effet d'un sentiment plus fort que la raison
même ; c'est une amitié de plus d'un demi-siècle
qui vous parle et qui croit à la vérité de son
admiration autant qu'elle croit à la durée des
206 GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE
œuvres de notre poète et chansonnier roubai-
sien.
c Laissez-moi maintenant, Messieurs, vous mar-
quer quelques traits delà vie intime et du caractère
de Gustave Nadaud ; il était l'ami des petits et des
humbles et il allait droit à ceux qu'il voulait con-
soler dans leurs jours malheureux ; il offrait alors
de leur dire ou de leur chanter tout ce qui pou-
vait posséder le don de les distraire de leurs tristes
pensées et il touchait délicatement la corde qui
l'ait revivre. Croyez-en, Messieurs, celui qui vous
le dit pour en avoir senti le souffle bienfaisant. Si
Nadaud aimait les faibles, il n'a jamais recherché les
grands, quoi qu'on ait pu dire, et il n'a jamais, que
je sache, fait antichambre.
« A deux pas deceparcsplendideil était un caba-
ret nommé le Créchet (du nom d'une petite lampe
de l'ouvrier tisserand) où tous les soirs, lorsqu'il
habitait Roubaix, Gustave Nadaud se rendait avec
quelques amis ; là, il les égayait de sa verve iné-
puisable, toujours égale à elle-même, simple et na-
turelle, vive et spirituelle; il fredonnait à l'aller et
au retour, les jours de pluie ou de soleil, tout le
long d'un petit sentier, ses aimables couplets en
marchant sur ces vieilles dalles que n'ont pas ou-
bliées ses 0Ontemporaill8, Son esprit lin était pro-
fondément observateur et s'il voyait grand dans
ses étude bumaines, il s'intéressait aux infiniment
petits dani lei Choses de la nature, rien ne lui
GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE 207
échappait de ce qu'il voyait sur son chemin ; sous
la feuille, dans les herbes, sur les fleurs, dans les
arbres et dans les cieux, aux fenêtres des maisons,
sous le chaume des ouvriers qu'il aimait et dont il
était aimé. Il y a trouvé le fonds de ses meilleures
compositions. Nadaud avait le cœur bon et tendre ;
demandez-le, Messieurs, à ses deux excellentes
sœurs qui l'ont entouré jusqu'à sa dernière heure
de tant de soins et d'affection.
« Je me garderai bien de passer sous silence,
comme il eût fait, sa donation au musée de la ville
de Roubaix de cette collection de dessins, unique
par leur nombre, parleur genre et leur variété, si-
gnés des noms de nos meilleurs peintres et offerts '
par eux à mon ami Nadaud pour illustrer l'édition
in-folio de ses œuvres choisies.
« D'autres pourront mieux que moi énumérer ses
œuvres, ses chansons, ses jolis poèmes, ses idylles,
je me suis borné à puiser dans mes souvenirs
d'enfance, dans les douces heures de mon âge mûr
et dans les regrets de ma vieillesse les titres d'un
ami dont le talent sera de plus en plus apprécié
tant qu'il y aura dans le monde de bonnes et belles
choses à chanter ou à dire et des cœurs pour les
comprendre. Pour terminer, Messieurs, ce trop
long discours par une parole simple et vraie : Dieu
a donné à Nadaud, outre les dons qui l'ont fait
poète, les qualités qui caractérisent l'honnête
homme et qui font l'homme de bien.
208 GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE!
« Messieurs, au nom et comme président du co-
mité Nadaud, j'ai l'honneur de remettre à M. le
maire de la ville deRoubaix, la possession du mo-
nument que nous inaugurons aujourd'hui. Je rem-
plis un agréable devoir en offrant nos remerciments
à tous ceux qui ont contribué à la solennité de
cette fête populaire ; notre comité tient à cœur de
féliciter particulièrement M. Julien Kozzul, auteur
de la musique, et M. J. Rosoor, des paroles de la
cantate que nous avons applaudie tout à l'heure,
ainsi que cette nombreuse et vaillante société cho-
rale qui porte le nom tant aimé de Nadaud, et
notre musique municipale, la Grande Harmonie
de Roubaix, qui, dans les luttes artistiques, peut
compter ses victoires par le nombre de ses ba-
tailles. »
Les applaudissements redoublent quand M. Bos-
sut a fini de parler. Il reçoit les félicitations de ses
voisins et de la lamille Nadaud.
M. le président donne alors la parole à M. le
maire deRoubaix. M. Desobry, adjoint, en l'absence
de M. (barrette retenu par la maladie, le remplace
t*t s'exprime ainsi qui suit :
Discours de M. A. Dcsobnj, adjoint au maire de
Roubùix,
Messieurs, au nom de l'administration munici-
pale que je représente ici, je vous exprime toute
GUsl'AVî: NADAUD KT LA CHàHSOH II» ANC USE v20!)
ma gratitude en reconnaissance de l'heureuse ini-
tiative que vous avez prise en vue d'arriver, au
moyen d'une souscription publique, à ériger le
beau monument que vous venez d'offrir à la ville
de Roubaix.
« Aussi nous l'acceptons avec empressement.
Nous estimons, avec vous, Messieurs, que Gustave
Nadaud est digne de passer à la postérité, que cet
enfant de Uoubaix était un chansonnier de premier
ordre, dont les œuvres sont universellement ré-
pandues.
« Soyez persuadés, Messieurs, que nous nous
appliquerons à assurer la conservation de ce tra-
vail d'art dû à deux artistes du Nord : M. Lefebvre,
architecte et roubaisien, M. Cordonnier, sculpteur
de Lille, à qui j'adresse mes plus vives félicita-
tions.
« Je me résumerai en disant que ce monument
perpétuera le souvenir du talent si remarquable de
Gustave Nadaud et des deux artistes distingués
que j'ai nommés.
«Je termine en exprimant les remerciements de
l'administration municipale à M. Roger Marx, dé-
légué de M. .le ministre des Beaux-Arts, et à M. Le-
tailleur délégué de M. le préfet du Nord, dont la
présence honore la ville de Roubaix tout entière et
rehausse l'éclat de la cérémonie d'inauguration
du monument élevé à la mémoire de Gustave Na-
daud, le célèbre chansonnier roubaisien. »
14
— 10 GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE
Nouveaux applaudissements après le discours de
M. Desobry. Sur l'invitation'de M. Marx. M. Achille
Scrépel, sénateur, prend à son tour la parole: voici
le texte de son allocution :
Discours de M. A. Scrépel, sénateur.
« Pour la première fois, Roubaix, la grande cité
industrielle, a l'honneur d'élever un monument à
l'un de ses enfants, à celui qui, par son génie, fut
non seulement le Grand Roubaisien, mais un
illustre Français.
« Les éloquentes paroles que vous venez d'en-
tendre vous ont tracé si complètement la vie et
l'œuvre de G. Nadaud que la place n'est plus aux
grands discours.
« Mais, comme enfant de Roubaix, ami (de Na-
daud, je demande à dire quelques mots dans une
circonstance si solennelle ; mon cœur a besoin de
parler à ce vieux camarade dont l'art du statuaire
a reproduit les traits bienveillants et sympa-
thiques, et lui dire : Gustave, toute la ville est
en fête, toutes les mains s'entrelacent, les cœurs
battent à l'unisson, et, dans un élan indescrip-
tible, tes concitoyens te regardent, te saluent.
t- J'ai connu Nadaud dès son enfance; il était
doux, affable, bon, tendant volontiers la main i\ la
souffrance ; il aimait le peuple et le peuple, qui suit
GU8ÏAV1 \AD.W 1) ET L\ CHANSON IHÀNÇYISE 211
reconnaître les siens, lui rend aujourd'hui ses hom-
mages respectueux. Que son estimable famille, que
ses nombreux amis doivent être heureux en ce
jour de tête, en voyant toute une population en-
thousiaste acclamer la mémoire du grand chan-
sonnier, du poète enchanteur.
« C'est bien la récompense la plus honorable, la
plus digne, celle qui doit aller au cœur de la fa-
mille, comme elle va au cœur de ses nombreux
amis. Permettez à celui qui fut son ami, au séna-
teur, de proclamer bien haut, devant cette brillante
réunion et devant la famille Nadaud, ces paroles
de reconnaissance : Nadaud, la ville de Roubaix
n'oublie pas son enfant ; elle te voue à l'éternelle
admiration de tes concitoyens. »
Les applaudissements de l'assistance retentis-
sent quand M. Scrépel a terminé.
Un cri de « Vive le sénateur » se mêle aux bra-
vos.
La parole est ensuite donnée par le président à
M. Félix de Monnecove, président des « Rosati »,
qui prononce le discours suivant :
Discours de M. Félix de Monnecove.
« Les Rosati ont à cœur d'apporter à Gustave Na-
daud le tribut de leur admiration et de leur sym-
pathie, le jour où la ville de Roubaix décerne un
*212 GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE
éclatant hommage à l'un de ses enfants les plus
illustres parmi ceux qui l'honorent et qui flattent
son légitime orgueil, et où le statuaire Cordonnier,
l'un des nôtres, et Lefehvre, architecte du gouver-
nement, dévoilent devant tous l'œuvre resplendis-
sante que nous saluons aujourd'hui.
« Né dans une cité laborieuse entre toutes, Na-
daud devait débuter dans la vie comme on y dé-
bute généralement parmi vous; il fut d'abord tra-
vailleur et commerçant. Mais sa vocation l'en-
traîna, et, dès qu'il se sentit inspiré, il ouvrit se
ailes et se mit à chanter.
« Poète avant tout et poète aux conceptions ingé-
nieuses, il s'adonna presque exclusivement à la
chanson, et, dans ce pays où la chanson a partout
un droit de cité dont tant d'hommes de talent
maintiennent la tradition, il fut vraiment le chan-
sonnier populaire.
« A ce titre, Nadaud devait être des nôtres, car, si
nos devanciers d'Artois chantaient sous des ber-
ceaux enguirlandés de roses, c'est sous les hou-
blons de Flandre que Nadaud aimait à chanter, et
nous lui réservions notre plus haute distinction,
I année même OÙ la mort nous l'a pris.
La chanson, n'est-ce pas l'âme de la nation qui
s incarne à chaque instant dans l'œuvre que le pa-
triotisme enflamme ou que l'actualité inspire?
N'est-ce pas souvent aussi létincclante fantaisie ou
l'élégie plaintive qui captive le porte?
GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FBANÇAISB 213
« La lyre de Nadaud avait toutes ces cordes. Que
de fois n'ont-elles pas vibré sous ses doigts pour
notre plus grand plaisir, à nous dont l'oreille et le
cœur ont retenu tant de ses refrains !
« J'ai beaucoup aimé Nadaud, j'étais fier de la
sympathie qu'il me témoignait ; j'aurais voulu
vous dire toute mon admiration pour son œuvre
vraiment considérable, mais elle a trouvé devant
vous des interprètes si distingués et si complets
que je ne saurais essayer d'ajouter quelque chose
à ce qu'ils viennent de vous faire entendre.
« Tous ceux qui aiment les lettres, et qui portent
avec vous le deuil de l'homme excellent qui n'est
plus, sont heureux de le voir glorifier comme vous
savez le faire, dans cette cité reconnaissante qui se
lève en son honneur et qui remplit ses rues de pa-
vois et d'acclamations.
« Le poète si délicat, le lettré si fin, parmi tant de
doutes amers, et tant de tristes défaillances, n'a
jamais cessé de croire à la fantaisie, à la jeunesse,
à l'amour, à la patrie ; et nous qui pensons comme
Nadaud, que s'il est bon d'égayer ses contempo-
rains, il est doux de les réconforter aussi, nous ré-
péterons après lui : Non, non, tous les dieux ne
sont pas partis! »
Ce discours a été également très applaudi et l'au-
teur félicité.
M. l'inspecteur des Beaux-Arts annonce que la
parole est donnée à M. Manso, président des « Fils
-14 GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE
des Trouvères ». Le poète lillois, ne se trouvant
pas sur l'estrade, n'a pu prononcer le discours qu'il
avait préparé pour la circonstance, et que, grâce
à la communication qu'il a bien voulu nous en
donner, nous pouvons faire connaître à nos lec-
teurs. En voici le texte :
Discours de M. Ch. Manso.
u En honorant et en perpétuant le souvenir de
leurs dignes fils, les villes s'honorent elles-mêmes.
Roubaix accomplit aujourd'hui un acte de justice
bien cher à son cœur. 11 était juste que Nadaud
ait un monument dans sa ville natale.
« Il était juste que le bronze perpétuât le souvenir
de ce délicat et spirituel poète.
« Nous venons nous associer à cette touchante
manifestation.
« Au nom de la société des « Fils des Trouvères »,
j( viens déposer cette couronne coin me un hom-
mage reconnaissant et saluer celui qui fut noire
; ni. Je n'entreprendrai pas l'historique de son
q uvre. des voix plus autorisées l'ont l'ait et vien-
nent de le faire encore. Je viens saluer celui qui
lut un homme de talent, un homme d'esprit, un
homme «le cœur. Cette trilogie dans un seul être
esj chose plus rare qu'on ae le suppose, surtout
Je tempe présent.Je salue le poète avec admi-
GUSTAVE NADAUD ET I. A CHANSON FRANÇAISE 2 1 ."i
ration, riiomme d'esprit avec un sourire, l'homme
de cœur avec émotion. Nadaud est resté le fidèle
amant de la chanson française, aimable et spiri-
tuelle, émue parfois et toujours distinguée et de
bonne compagnie, cette chanson qui faisait les dé-
lices de nos pères, cette chanson qui déride les
fronts sans choquer le bon goût, qui vient à la fin
de tout repas joyeux tremper le bout de son aile
aux coupes de Champagne avec un franc éclat de
rire.
« Si Nadaud fut moins chanté dans ses dernières
années, c'est que nous avons changé tout cela, mais
je crains fort que nous sommes en train de gas-
piller cet héritage gaîment et spirituellement
amassé par nos aïeux. Etre resté fidèle à la sainte
tradition malgré l'entraînement de notre époque,
n'est pas un de tes moindres titres de gloire, cher
Maître !
« Quant à ton cœur, tous ceux qui ont eu le bon-
heur de t'approcher l'ont senti battre. Il était à la
hauteur de ton talent. Nous, humbles trouvères
lillois, avons connu ta bienveillante indulgence,
la délicatesse de tes conseils et nous n'avions pas
moins d'admiration pour le caractère de l'homme
que pour le talent du poète.
« Voilà pourquoi en cejour solennel où la ville de
Roubaix inaugure ce monument en l'honneur de
son glorieux fils, Lillois, nous venons joindre
notre émotion à la sienne et saluer celui qui l'a
210 GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE
tant aimée, celui qui était heureux de déposer à
ses pieds les lauriers et les fleurs qu'il récoltait loin
d'elle.
« Heureuses les villes qui donnent le jour à des
natures d'élite qui, avec les rayons de gloire ac-
quis, éclairent doucement le front de leurs mères;
heureux ceux nés de ces mères jalouses de leur re-
nommée, qui leur élèvent un souvenir durable et
sauvent ainsi leurs noms de l'oubli !
« Aimable chansonnier, reste au milieu de cette
grande et laborieuse cité qui, dans sa dévorante
activité, trouve encore le temps d'honorer ses écri-
vains et ses artistes. Ici, au seuil de ce magnifique
jardin, à chaque printemps les fleurs s'épanoui-
ront et feront monter vers toi leurs enivrants par-
fums, la brise caressera ton front d'airain ; les oi-
seaux diront pour toi leurs plus douces chansons.
La nature enfin, t'enverra la fraîcheur exquise de
son premier sourire, te payant, elle aussi, son tri-
but de reconnaissance, à toi qui l'as chantée avec
ton âme vibrante de poète I »
La parole a été donnée en dernier lieu à M. Che-
broux, officier de l'Instruction publique et prési-
dent de la u Lice Chansonnière n de Paris.
M. Chehrouxfut, comme on le sait, l'ami intime,
le confident et L'exécuteur testamentaire littéraire
de Nadaud. Aussi la plus grande attention a été
prêtée a son discours ainsi conçu :
GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FHANÇAISE 217
Discours de M. Chebroux.
« Mesdames, Messieurs. Après les inoubliables
fêtes que Paris vient de donner aux souverains
d'une puissance amie, c'est Roubaix, qui, à son
tour, salue de ses acclamations enthousiastes, en
la personne de son fils le plus cher, cette autre
grande et aimable souveraine : la Chanson.
<( S'il est un spectacle dont nous puissions être
fiers, s'il est une chose qui nous doive consoler
des chants orduriers et ineptes dont nous sommes
abreuvés en cette fin de siècle, où le sublime touche
parfois le grotesque, c'est assurément la manifes-
tation grandiose d'aujourd'hui : c'est cette même
pensée de pieuse reconnaissance qui nous réunit
autour de ce monument si gracieux, si harmonieux
en sa conception.
« C'est la glorification par le bronze et le marbre
de celui que nous devons mettre au premier rang
des chansonniers français et à la meilleure place.
« Mais, avant de chanter la gloire du chansonnier
roubaisien, permettez-moi de parler un peu de
cette dixième muse, à laquelle il donna pendant
plus d'un demi-siècle le plus pur de son esprit et
de son cœur.
« La chanson est un produit intellectuel, essen-
tiellement français, c'est une fleur qui ne pousse
et ne se plaît que sur le sol béni de France.
210 GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE
« Comme la vigne, fille du soleil, elle a dû nous
être apportée des pays latins ; elle compose, quoi
qu'on en puisse dire, la plus grande partie de notre
patrimoine littéraire.
« Tous les peuples peuvent avoir des poètes. La
France seule a des chansonniers. En ces temps de
nervosité, de fièvre, où nous obéissons à des
poussées vigoureuses qui nous obligent à vivre ra-
pidement, à jouir vite des choses, la chanson
semble appelée à devenir l'unique poésie de l'ave-
nir.
« Nous n'avons plus les loisirs de lire les longs
poèmes, fussent-ils beaux comme ceux du divin
Homère qui se composaient de vingt-quatre
chants : combats titanesques, idylles amoureuses,
drames ou comédies ; la chanson, celle qui mérite
ce nom, celle qui ne se prête ni aux grimaces, ni
aux contorsions ridicules, de pitres prétentieux et
vains ; la bonne et saine chanson nous dit, nous
joue tout cela en quelques couplets.
(i Nul long poème n'a fait pleurer les mères comme
un seul quatrain du Nid abandonné. Aucun clin ut
épique n'a électrisé un peuple comme la Mar-
seillaise, lançant sur l'Europe coalisée quatorze
années victorieuses !
< La grande poésie habite des sphères éthéréeset
par cela même qu'elle plane dans le rêve et l'idéal,
il lui est difficile <!<• se pencher sur l'humaine foule
et d'en connaître les besoins el les aspirations.
gustwe NADAUD et la chanson française 210
« La chanson est humaine ; elle est du peuple ;
elle vit avec nous, au milieu de nous, disant nos
bonheurs ou nos souffrances, joyeuse de nos rires,
attristée de nos larmes.
a Elle s'assied au foyer familial où dort l'enfant
dans sa hercelonnette, aide la jeune fille à pous-
ser l'aiguille, l'aïeule à tourner le fuseau, môle ses
ariettes au rythme des marteaux frappant l'en-
clume. C'est l'interprète de nos sentiments, la
compagne aimante et consolante de nos labeurs
quotidiens.
« C'est donc à tort qu'on traite assez souvent la
chanson comme une petite chose, comme une
partie infime de notre littérature.
« Nous devons à cette coupable indifférence, à cet
injuste dédain, ce débordement de chansons mal-
propres et niaises, qui forment le fond du réper-
toire des cafés-concerts et d'ailleurs, versanl au
peuple un breuvage empoisonné qui corrompt
son goût, son esprit et son cœur.
c Sans vouloir remonter trop haut dans l'histoire
de la chanson, disons que quatre astres chanson-
niers, quatre maîtres dont les œuvres laisseront
un sillon lumineux à travers les âges futurs au-
ront brillé sur ce siècle.
« Ces quatre rois du couplet, nous pourrions les
dénommer ainsi :
« Désaugiers, le Rire ; Bérangcr, la Philosophie ;
Dupont, l'Eglogue ; Nadaud, l'Esprit,
220 GUSTAVE BADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE
<i Disons que Nadaud qu'il faudrait dénommer
aussi la Grâce et le Charme, résumait en lui ses
trois devanciers ; je veux dire que sans leur em-
prunter rien il possédait leurs qualités maîtresses,
car Gustave Nadaud n'était d'aucune d'école (si ce
n'est de celle du bon sens). Ses vers sont bien à lui,
sa note est absolument personnelle, ainsi que je
l'ai dit ailleurs (si c'est le juvénal fin et railleur,
piquant de son vers mordant, jamais agressif ce-
pendant, taquin plutôt) toutes les turpitudes et les
abus qu'il rencontre en son chemin, c'est aussi le
doux poète attentif aux moindres manifestations
de la nature et du cœur humain, notant, pour le
redire à la foule, tout ce qui se produit en lui et au-
tour de lui : le grondement de l'Océan, le chant de
la vague, une Heur qui s'ouvre, un battement
d'ailes, tout intéresse et passionne le poète.
« Boileau a écrit :
< Il faut même en chanson du bon sens et de l'art, i
« Boileau est venu trop tôt pour lire les chansons
de Béranger et de Nadaud, et c'est là son excuse
d'avoir écrit une semblable énonnité, car c'est
surtout dans ce petit poème tour à tour railleur,
philosophique, amoureux, admirable en sa con-
ception, qu'il est nécessaire d'avoir du bon sens
et de l'art, el dans cet art-là, Gustave Nadaud est
resté un maître incomparable.
" Je n'abuserai pas de vos moments en nous ci-
GUSTAVE NÀDAL'D ET LA CHANSON FRANÇAISE 221
tant les œuvres du chansonnier-poète, nous les
connaissons toutes. Toutes chantent sur nos
lèvres et sont gravées dans nos cœurs.
« Nous savons également qu'il y avait en
Nadaud, trinité charmante, un chansonnier, un
musicien et un interprète admirable.
L'œuvre de Gustave Nadaud, sans parler de ses
comédies, de ses contes et de ses récits, se com-
pose de plus de 400 productions.
« Les couplets qu'il a semés par le monde sont
aussi nombreux que les grains de blé recueillis en
un vaste champ.
« C'est à croire que Nadaud avait la chanson
dans le cœur.
«Après vous avoir dit un peu du bien que je
pense du chansonnier-poète, j'aurais voulu vous
montrer un peu de l'homme ; vous parler de sa
modestie sans pose, de son inaltérable bonté, de
sa bienveillance inépuisable pour les petits, pour
les jeunes, pour les sociétés chansonnières dont il
était la joie et la gloire: Le Caveau de Paris, la
Lice Chansonnière, le Caveau Lyonnais, le Caveau
Stéphanois, le Temple de la Chanson, et vingt
autres sociétés artistiques et littéraires où il ai-
mait à se faire entendre.
« Parlerai-je aussi de cette Petite Caisse des
Chansonniers qu'il avait fondée, qu'il alimentait
de ses modestes revenus et qui a rendu tant de
services aux auteurs pauvres?
'l~lï GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE
« L'homme vaut l'artiste.
a L'artiste est à la hauteur de l'homme.
<( En voilà assez pour justifier l'hommage que
nous rendons aujourd'hui à sa mémoire et à son
génie de chansonnier-poète, en élevant dans sa
ville nationale cet impérissable et artistique mo-
nument dû au talent du sculpteur Cordonnier.
« Qu'on me permette en terminant de remercier
au nom de la Chanson les membres du comité et
son honorable président, M. Henri Bossut, sous
l'inspiration duquel s'est constitué ce comité et
dont l'ardeur infatigable a si largement contribué
à mener à bien cette œuvre de justice et de recon-
naissance : La glorification de Gustave Nadaud. »
Plusieurs fois interrompu par des applaudisse-
ments, M. Chebroux a recueilli de chaleureux
bravos à la fin de son discours.
Nous lisons au moment de terminer cette notice
les lignes suivantes, dans le Grand Echu de Lille,
sur le déplacement possible du monument de Na-
daud :
« Nous avons exposé par le menu, il y a quelque
temps, la question du déplacement du monument
du chansonnier ronbaisien Gustave Nadaud, que
beaucoup de bons esprits s'accordent à trouver trop
loin du centre de la ville.
€ A ce prOpOS, le poète-chansonnier qui fut l'ami
et l'exécuteur testamentaire de Gustave Nadaud,
M. Ernesl Chebroux, président-fondateur de
GUSTAVE tfÀDÀUfi il LA CHANSON FRANÇAISE -23
l'Œuvre de la Chanson française, président d'hon-
neur du « Caveau lyonnais » et de la « Muse de
Nadaud », vient d'écrire à M. Delannoy, président
de cette dernière société, la lettre suivante :
Paris, le 23 octobre 1909.
« Mon cher président et ami
« Je suis très heureux de recevoir de vos nou-
« velles, et aussi de lire les articles concernant
« notre chère institution chansonnière « La Muse de
« Nadaud ». Je vous ai déjà dit ma iaçon dépenser
« au sujet du monument de notre regretté Nadaud,
« qui serait beaucoup mieux au centre de Roubaix.
« Je vous sais gré, à vous et à vos amis, des
« efforts que vous faites pour tenter d'obtenir ce
« résultat.
« Pour rendre notre culte plus fervent, ne pla-
ie çons pas nos dieux trop loin de nous.
« Lejouroù Nadaud sera place Chevreul, je ie-
« rai le voyage de Paris à Roubaix.
« Je vous charge de semer mes bons souvenirs
a parmi nos collègues de la « Muse », et d'en réser-
« ver une bonne part pour vous et les chers vôtres.
« Ernest Chebroux >.
Nous nous associons à ce vœu légitime des ad-
mirateurs de G. Nadaud et souhaitons la réalisa-
224 GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE
tion de ce déplacement du monument du chanson-
nier-poète pour un quartier plus fréquenté et plus
au centre de cette cité.
Après ces belles pages exaltant le Maître disparu,
nous publions un très beau poème de M. Georges
Nazim, où vibre, dans un souffle puissant, une
harmonie poétique, dont on goûtera, comme nous
certainement, toute l'élévation, le respect et la
beauté ! Elle fait grand honneur à son auteur, et
cet hommage du poète, Georges Nazim, a sa place
toute marquée ici, pour terminer cette notice, par
la langue des dieux, en l'honneur du Maître.
A NADAUD
Quand l'aïeul disparaît toute la maison pleure,
II tenait une si large place au foyer !
Si vite, à l'écouter parler, s'enfuyait l'heure !
Son sourire savait si bien tout égayer I
Les petits-fils, surpris devant le grand mystère,
Pour la première fois sentent leurs cœurs meurtris;
Et quand leur œil voilé, quitte un instant la terre,
Ils semblent dire au ciel : Pourquoi nous l'avoir pris?
Tels nous sommes devant ta tombe, Nadaud, maître !
Nous sentons qu'avec toi meurt le meilleur de nous ;
Et nous nous demandons, quel Dieu jaloux peut être
Celui qui prend d'abord les plut aimés de tous.
GUSTAVE NADA1.D ET LA CHANSON FRANÇAISE 22.)
C'est que tu fus pour nous l'âme de la jeunesse,
Que nos frêles berceaux connurent tes chansons
Et qu'à notre ignorance et qu'à notre faiblesse
Ce fut toi qui donnas les plus hautes leçons.
C'est que, sans te soustraire à nul devoir civique,
Tu ne sacrifias jamais à cet autel
De haine et de discorde, ou pour la politique,
On vient communier sous l'espèce du fiel.
Ta muse ne connut jamais l'hypocrisie,
Ton cœur fut pitoyable à toute adversité,
Tu fus le rire franc, tu fus la poésie,
Mais avant tout tu fus l'honneur et la bonté.
Jusqu'au moment fatal qui ferma ta paupière,
Tu vécus pour bien faire et chantas pour charmer ;
Aussi nous garderons ton souvenir, Grand-Père,
Qui jamais ne tus vieux et sus toujours aimer 1
!
CONCLUSION
CONCLUSION
En écrivant ces études, nous avons obéi à un
sentiment de légitime justice, en ce qui concerne
ces immortels auteurs.
Une nouvelle génération littéraire, désireuse de
conquérir, sans beaucoup d'efforts, les lauriers de
la renommée, a cherché systématiquement, et dans
un but vénal, à répandre dans le public, que les
œuvres de ces chansonniers étaient démodées,
vieux jeu, de vieille forme, qu'enfin, elles ne de-
vaient survivre à leurs auteurs !
C'est là une hérésie contre la vérité et le bon
sens.
Il nous a donc plu, à nous, qui pensons autre-
ment, et qui sommes respectueux de nos maîtres,
de publier à nouveau, et de réveiller aujourd'hui
des chants toujours vibrants, toujours jeunes de
nos chansonniers Pierre Dupont et Gustave Nadaml
principalement.
230 GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE
Après cette dernière étude, à laquelle nous avons
apporté de l'inédit, nous sommes persuadés que le
lecteur éclairé ratifiera notre opinion.
Mais le public est oublieux ! aussi avons-nous
mis en relief des œuvres prouvant surabondam-
ment que la poétique de Gustave Nadaud, par
exemple, demeure toujours fraîche et accessible à
tous; chez le poète, point de mots alambiqués, ni
de rimes convulsives.
Pour juger l'œuvre d'un chansonnier, ou d'un
poète, il ne suffit pas de lire une pièce ou deux, il
faut lire l'ensemble de leurs œuvres et s'en inspi-
rer, vivre, en un mot, dans V ambiance de leurs rêves,
si non, l'on risque de faire une Critique systéma-
tique, sur un choix personnel.
En ce qui concerne G. Nadaud, le chansonnier
et sa Muse sont précis, le vers est clair, élégant et
classique dans la forme, jamais vulgaire.
La popularité d'hier, comme la gloire d'aujour-
d'hui, qui s'attachent aux noms de Dupont et Na-
daud, viennent de ce qu'ils furent humains, et qu'ils
firent vibrer leur lyre aux accents de leurs cœurs !
La Muse de Dupont est fille de la nature et de
l'humanité !
Celle de Nadaud est lille de la grâce, de l'esprit
et de La bonté !
11 est donc un devoir de ne pas penneltre que
leurs nimcs soient Oubliées OU délaissées, car, où
sonl doue leurs Pairs ?
GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE '!'•) 1
Depuis plusieurs années, nous avons entrepris
la croisade contre les pourvoyeurs d'insanités, qui
sèment dans l'esprit d'un public trop indulgent —
et pour la joie du cosmopolite — le virus malsain
d'un erotique délirium, ou d'un argot indé-
cent.
Il faut endiguer le flux des chansons corrup-
trices.
Parmi les talents, qui ne cessent de se dévouer à
la bonne renommée de la chanson française el
auxquels nous sommes heureux de rendre hom-
mage, nous devons mettre au premier rang :
MM. Ernest Chebroux, Théodore Botrel, Teulet,
Maurice Boukay, Xavier Privas, Yan Nibor, Léon
Durocher, Octave Pradels, Eug. Lemercier, pour
ne citer que ceux- là, associant aussi dans ce salut
au drapeau de la bonne chanson, les Présidents
dévoués, autant que désintéressés, des filiales
de X Œuvre de la Chanson Française de Lyon,
Rouen et Toulouse, ainsi que ceux des sociétés poé-
tiques et littéraires de : Roubaix, Amiens (Rosati),
Rouen (Violelti), Cherbourg (Jeux Floraux de la
fTanche), Lyon, {Saint-Etienne et les présidents des
sociétés du Languedoc el de la Provence, morale-
ment unis.
Enfin, comme les derniers sont ici les premiers :
Honneur! aux vaillantes sociétés dn Caveau, de
la Lice chansonnière et de la Pomme de Paris, qui
secondent si bien les efforts de l'apôtre trop tôt
232 GUSTAVE NADAUD ET LA CHANSON FRANÇAISE
disparu de la Chanson Française, Ernest Che-
broux.
Et maintenant, Chanson Française : toi qui es
l'aine de la nation :
Charme, élève et console
Et vole, vole, vole, vole
Chanson !
Et nous ajoutons cette devise pour terminer :
a Chanson ! Sois Athénienne par la pensée et Fran-
çaise par le cœur ! »
FIN
BIBLIOGRAPHIE
DES ŒUVRES DE GUSTAVE NADAUD
Chansons de Salon.
Chansons populaires.
Chansons légères.
Chansons nouvelles.
Chansons inédites.
Chansons nouvelles à dire.
Miettes poétiques.
Varia.
Recueil d'opérettes.
Contes et récits et scènes en vers.
Un volume, édition de luxe tiré à a ooo exemplaires, illustré
par les grands Maîtres.
Un recueil d'opérettes.
Mes notes d'infirmier.
Une idylle.
Un traité de solfège.
Derniers chants.
La chanson depuis Béranger, (tiré à ioo exemplaires).
Souvenirs et récits d'un vieux Roubaisien.
Une idylle, roman, (mi-partie prose, mi-partie vers).
Théâtre :
Docteur Vieux temps.
La Volière.
Porte et ienétre.
L'oncle d'Autralie.
Théâtre de fantaisie, Scènes, Saynètas et Comédies.
QUELQUES NOTES ET BIBLIOGRAPHIES
SUR G. NADAUD
L.-IIexry Lecomte.
Pitre Chrvalibb
ErNEST CllEBROLX.
Le Dr V. Delaporte.
Charaux.
IL Masqlei.ieu.
Léo Claretie.
Ferkird Lefranc.
Pierre et Paul.
À. Biusson.
Ernest Chebroux.
\ . Barguid DE I.'ElUSE.
E. LlGBIl LBRB-Bl vi M il lu:.
Mo» roaoi i h..
\l \< rigb Tuéai
Laurett ( 'm \ i .
— Gustave Nadaud. La Chanson,
1878.
— Gustave Nadaud. Revue d'art
dramatique.
— Gustave Nadaud. La Revue du
Siècle, août 1887.
— Etudes et Causeries littéraires.
Paris, 1900, in-8°, 2r scrio.
— Etude sur G. Naudaud.
— Les contemporains.
— Société historique d'Auteuil et
de Passy, 189/4.
— La Lice chansonnière. 1893.
— La Revue du Nord, 1893.
— Les Hommes d'aujourd'hui.
Les Annales politiques et litté-
raires, 1893.
— Le Sylfe, août 1893.
— Journal Le Gaulois, 1 \ octobre
i89G.
— Echo des Jeunes, 18 novembre
1903.
— Le Salut Public, Lyon, 20 janvier
190a.
— Le Gaulois, 3i décembre i8o3.
— Écho du Nord, h décembre 1893.
Journal Paris et Echo du Nord,
1 1 Novembre 18N7.
— Journal LeFigaro, <7 juillet 1895
— Gustave Nadaud, 1895.
Le Parterre. Hommage à Na-
daud), Lyon, 1895.
'/'';■, )te% ont été '"a ■ liée pour '''tic étude tur (îu<i<irr
Sadaud.
TABLE DES MATIÈRES
Pages
Dédicace et Lettre Ernest Chebroux v
Préface ix
Avant-Propos et résumé de la Chanson Française
du moyen-âge à Dcsangicrs 1
Pierre Dupont 43
Gustave Nadaud 7 5
Conclusion • . . 227
A CIIE VÉ D'IMPRIMER
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