Skip to main content

Full text of "Histoire de Corse"

See other formats


4°  Édition 
IiHS  ViEmiiHS  PnoVlflCES  DE  ptlRJiCH 

COLONNA  DE  CESARI-ROCCA  et  LOCIS  VILLAT 


HISTOIRE 

DE   CORSE 


Ouvrage  illustré  de  gravures  hors  texte 


PARIS 

ANCIENNE  LIBRAIRIE  PURNE 
BOIVIJI  6fe   C'e,  ÉDITEURS 

5,  BUK   PALATINE  (VI*) 
J916 


:iLJ. 


HISTOIRE 


DE   CORSE 


LES     VIEILLES     PROVINCES     DE     FRANCE 

COLONNA  DE  CESARI-ROCCA 

et 

hCVlS  VILLAT 


HISTOIRE 

DE    CORSE 


OUVRAGE   ILLUSTRÉ   DE   GRAVURES   HORS   TEXTE 


PARIS 

ANCIENNE  LIBRAIRIE  FURNE 
BOIVIJVI   &   C'^  ÉDITEURS 

3   ET     5,    RUE    PALATINE    (vic) 


l'JlC 


t    !00  f 


EBS  VMOLES  PROVINCES  DE  FRANCE 


CoIlectioiïNf)uiBliée  sous  la  direction   de  M.  A.  Aluert-Petit, 
^  professeur  au  Lycée  Janson  de  Sailly. 


/  SONT   PARUES   .* 

-'  His^ij^e  de  Normandie,  6"  édition,  par  A.  Albert-Petit, professeur 
Mxée  Janson  de  Sailly  {Couronné  par  l'Académie  française). 
ché 3  fr.     » 

Histoire  de  Franche-Comté,  4*  édition,  par  L.  Febvre,  professeur 

à  laFaculté  des  Lettres  de  l'Université  de  Dijon.  Broché.  3  fr.  » 
Histoire  d'Alsace,  11°  édition,  par  Rod.  Reuss,  correspondant  de 

l'Institut,  direct. -adjoint  à  l'École  des  Hautes  Études.  Br.  4  fr.  » 
Histoire  de  Savoie,  4=  édition,  par  Ch.  Licfayard,  professeur  au 

Lycée  Henri  IV.  Broché 3  fr.  50 

Histoire  de  Poitou,  par  P.  Boissonnade,  professeur  à  la  Faculté  des 

Lettres  de  l'Université  de  Poitiers.  Broché 3  fr.  50 


EN   PREPARATION    : 

Histoire  de  Gascogne  et  Guyenne,  par  P.  Courteault,  profes- 
seur à  la  Faculté  des  Lettres  de  l'Université  de  Bordeaux . 

Histoire  de  Bretagne,  par  A.  Le  Braz,  professeur  à  la  Faculté  des 
Lettres  de  l'Université  de  Rennes. 

Histoire  de  Languedoc,  par  P.  Gachon,  professeur  à  la  Faculté 
des  Lettres  de  l'Université  de  Montpellier. 

Histoire  d'Auvergne,  par  Louis  Farges,  Consul  général  de  France. 

Histoire  d'Orléanais,  par  René  Doucet,  agrégé  d'histoire,  profes- 
seur au  Lycée  de  Tours. 

Histoire  de  Bourgogne,  par  J.  Calmette,  professeur  à  la  Faculté 
de  Toulouse. 

Histoire  du  Lyonnais,  par  Dupont-Ferrier,  professeur  au  Lycée 
Louis-lo-Grand. 

Histoire  de  Champagne,  par  E.  Toutey,  docteur  es  Lettres,  ins- 
pecteur de  l'Enseignement  primaire. 


Tous  droits  de  reproductioîi 
cl  de  traduction  réservés  pour  tous  pays. 


AVANT-PROPOS 


Nous  avons  été  guidés,  en  écrivant  ce  volume, 
par  le  souci  constant  de  rattacher  l'histoire  de 
Corse  à  l'histoire  générale  du  monde  méditer- 
ranéen :  par  là  seulement  elle  prend  toute  sa 
valeur  et  sa  véritable  signification.  Dans  l'anar- 
chie méditerranéenne  qui  se  prolonge  à  travers 
les  siècles,  la  Corse  est  le  jouet  d'intrigues 
compliquées  qui  se  sont  nouées  à  Gênes,  en 
Aragon,  en  Angleterre,  en  France  même;  elle 
est  le  champ  de  bataille  où  se  vident  des  que- 
relles, politiques  et  économiques,  qu'elle  n'a 
point  provoquées  ;  et  l'on  s'explique  aussi  qu'il 
faille  suivre  hors  de  Corse  la  glorieuse  aventure 
de  tant  de  Corses  qui  ne  sont  point  revenus  dans 
leur  patrie.  Napoléon  tout  le  premier. 

Car  ce  petit  peuple  a  rempli  le  monde  du  bruit 
de  sa  gloire.  Un  génie  comme  Napoléon,  un 
homme  d'Etat  comme  Paoli,  un  diplomate  comme 
Pozzo  di  Borgo,  un  guerrier  comme  Sampiero 
suffiraient  à  sa  réputation.  Mais  l'éclat  de  ces 


VI  AVANT-PHOPOS. 

noms  a  laissé  les  autres  dans  l'ombre  :  la  nation 
corse  était  si  peu  connue.  Quelles  en  sont  les 
origines?  Quels  éléments  la  constituent?  Quelle 
fut  son  évolution?  Que  doit-elle  aux  Romains, 
aux  Arabes,  à  Pise,  à  Gênes?  Quelles  étaient 
ses  mœurs,  son  développement  économique  ? 
Pour  comprendre  la  constitution  de  Paoli,  il  faut 
la  replacer  dans  la  continuité  de  la  vie  corse, 
à  la  suite  des  tentatives  d'organisation  nationale 
dont  témoignent  les  consultes  d'Orezza  et  de 
Caccia. 

Bien  que  l'esprit  de  cette  collection  nous 
interdise  en  principe  d'entrer  en  discussions  sur 
des  points  controversés,  nous  avons  dûexprimer 
les  raisons  qui  nous  font  repousser  certaines 
opinions  généralement  admises.  La  légende  de 
Ugo  Golonna,  la  constitution  de  Samboccuccio, 
l'origine  corse  de  Christophe  Colomb  sont-elles 
compatibles  dans  une  certaine  mesure  avec  la  gra- 
vité de  l'histoire?  Les  détails  dont  s'agrémentent 
la  biographie  de  Sampiero  ou  les  généalogies 
des  Bonaparte  reposent-ils  sur  quelques  points 
d'appui  solides  ?  C'est  ce  que  nous  avons  tenté 
d'élucider  dans  une  étude  sur  l'évolution  de 
l'historiographie  corse,  où  nous  verrons  comment 
se  sont  élaborées  ces  opinions  et  dans  quelles 
proportions  la  vérité  a  contribué  à  leur  formation. 

Ces  quelques  observations  portent  sur  des 
noms  assez  universellement  connus  pour  mériter 
qu'on  ne  laisse  pas  s'accréditer  autour  d'eux  des 


AVANT-PROPOS. 


légendes  sans  consistance.  Nous  ne  les  multi- 
plierons pas,  car  ce  modeste  ouvrage  ne  saurait 
viser  à  l'érudition.  Tout  son  mérite  consiste  en 
un  choix  consciencieux  d'opinions  et  d'extraits 
empruntés  aux  études  récentes  les  plus  pous- 
sées (1),  Grâce  à  M.  Driault,  nous  avons  pu 
donner  un  copieux  aperçu  des  négociations  di- 
plomatiques qui,  pendant  plus  de  trente  ans,  pré- 
parèrent l'annexion  de  la  Corse  à  la  France.  Les 
travaux  de  MM.  Arthur  Ghuquet,  l'abbé  Lette- 
ron,  Dom  Ph.  Marini,  Pierre  Piobb  (comte  Vin- 
centi),Paul  et  Jean  Fontana,  Le  Glay,  Le  lient. - 
col.  Gampi,  A.  Ambrosi,  Franceschini,  Lorenzi 
de  Bradi,  le  capitaine  Mathieu  Fontana,  Joseph 
Ferrandi,  A.  Quentin,  le  capitaine  X.  Poli,  le 
marquis  d'Ornano,  Gourtillier,  ont  contribué  à 
la  formation  d'une  synthèse  que  nous  aurions 
voulue  irréprochable,  mais  il  serait  présomp- 
tueux de  la  considérer  comme  définitive  :  il  fau- 
dra la  tenir  au  courant,  la  compléter,  la  recti- 
fier. G'est  pourquoi  nous  nous  adressons  à 
ceux-là  mêmes  dont  les  œuvres  nous  ont  servi 
de  guide  pour  solliciter  leur  critique  ainsi  que 
la  collaboration  de  tous  ceux  qui  étudient  le 
passé  de  notre  grande  île  méditerranéenne. 


(1)  Le  cadre  des  Vieilles  Provinces  de  France  limite  nos  références 
aux  ouvrages  modernes.  Pour  la  documentation  relative  à  chaque 
époque  Cf.  Golonna  de  Ces.a.ri  Rocga,  Recherches  historiques  sur 
la  Torse  (Gènes,  1901)  et  Histoire  de  la  Corse  écrite  pour  la  première 
fois  d'après  les  sources  originales  (Paris,  1908). 


V introduction  bibliographique,  ainsi  que 
les  chap.  IV,  V,  VI,  VII,  VIII  et  IX  sont  de 
M.  Colonna  de  Cesari  Rocca;  les  autres  cha- 
pitres sont  de  M.  Louis  Villat. 


INTRODUCTION  BIBLIOGRAPHIQUE 

L'ÉVOLUTION   DE  L'HISTORIOGRAPHIE  CORSE 


Le  chroniqueur  Giovanni  délia  Grossa.  —  La  légende  de  Ugo 
Colonna.  —  Les  continuateurs  de  Giovanni.  Versions  de  sa 
chronique.  —  Pietro  Cirneo.  —  Les  historiens  des  XVII^  et 
XVIII^  siècles.  —  Limperani  et  l'anachronisme  de  Sambo- 
cuccio.  —  Les  historiens  du  XIX^  siècle.  —  Les  altérations  de 
1  histoire  :  Sampiero,  Sixte-Quint,  Christophe  Colomb,  les  Bo- 
naparte. —  Les  ouvrages  récents.  —  L'histoire  d'après  les 
sources  originales. 


Le  chroniqueur  Giovanni  délia  Grossa.  —  On  peut  dire 
de  Giovanni  délia  Grossa  et  de  Pietro  Cirneo  que  leurs 
chroniques  sont  les  sources  uniques  d'histoire  interne  du 
Moyen  Age  en  Corse  utilisées  jusqu'à  nos  jours.  Je  parlerai 
peu  du  second  dont  la  réputation  surfaite  a  fâcheusement 
influencé  les  historiens  modernes.  Il  n'est  utile  que  pour 
l'histoire  des  mœurs  de  son  temps,  et  parce  que  les  détails 
de  son  livre  prouvent  l'existence  de  sources  plus  anciennes 
utilisées  par  lui  et  par  Giovanni.  Celui-ci,  au  contraire, 
d'une  absolue  véracité  pour  l'histoire  de  son  temps  (1388- 
1464),  a  fait  des  deux  siècles  qui  précèdent  un  récit  auquel 
on  ne  saurait  reprocher  que  quelques  erreurs  chronolo- 
giques dont  certaines  sont  imputables  à  ses  copistes  ou 
continuateurs. 

Car  nous  ne  possédons  aucune  reproduction  exacte  du 
texte  de  Giovanni  qui  serait  si  précieux.  De  même  qu'il  a 
absorbé  les  travaux  de  ses  prédécesseurs,  son  œuvre  s'est 
transformée  sous  la  plume  cie  ceux  qui  l'ont  continuée.  Les 
lois  de  rhistoriograpnie  orientale  déduites  par  Kenan  trou- 
vent en  Corse  leur  application  :  «  Un  livre,  dit-il,  tue  son 
prédécesseur  :  les  sources  d'une  compilation  survivent 
rarement  à  la  compilation  môme.  En  d'autres  termes,  un 


X  L  EVOLUTION    DE    L  HISTORIOGRAPHIE    CORSE. 

livre  ne  se  recopie  guère  tel  qu'il  est,  on  le  met  à  jour  en  y 
ajoutant  ce  que  l'on  sait  ou  ce  que  l'on  croit  savoir.  L'indi- 
vidualité du  livre  historique  n'existe  pas,  on  tient  au  fond  et 
non  à  la  forme,  on  ne  se  fait  nul  scrupule  de  mêler  les 
auteurs  et  les  styles;  on  veut  être  complet,  voilà  tout.  Reco- 
pier, c'est  refaire.  » 

C'est  pourquoi  les  différentes  versions  qui  nous  sont  par- 
venues de  l'œuvre  de  Giovanni,  ne  nous  en  donnent  qu'une 
idée  imparfaite.  Les  deux  principales  sont  du  xvi"  siècle  et 
enrichies  des  fruits  de  l'érudition,  voire  de  l'imagination 
des  copistes.  On  ne  saurait  cependant  lui  disputer  la  gloire 
d'avoir  créé  l'Histoire  corse  ;  quant  aux  responsabilités  dont 
les  écrivains  modernes  l'ont  chargé,  elles  paraissent,  après 
un  examen  consciencieux  de  l'homme  et  de  l'œuvre,  remar- 
quablement amoindries. 

Né  en  1388  à  la  Grossa,  village  de  la  seigneurie  de  la 
Rocca,  Giovanni  étudia  la  grammaire  à  Bonifacio  et  con- 
tinua ses  études  à  Naples  qui,  au  temps  du  comte  Arrigo, 
attirait  les  jeunes  Corses  curieux  de  s'instruire.  Les  étapes 
de  sa  carrière  sont  de  nature  à  lui  mériter  notre  confiance  ; 
notaire-chancelier  au  service  des  gouverneurs  génois  de 
1406  à  1416,  chancelier  de  Vincentello  d'istria,  comte  de 
Corse  de  1419  à  1426,  de  Simone  da  Mare,  seigneur  du  Cap- 
Corse  de  1426  à  1430,  des  Fregosi,  des  légats  pontificaux  et 
de  l'Office  de  San-Giorgio,  jusqu'en  1456,  en  un  mot  de 
tous  les  maîtres  de  la  Corse,  il  a  écrit  l'histoire  de  son 
temps  avec  une  impartialité  que  n'a  démentie  aucun  des 
documents  utilisés  depuis. 

Pour  l'histoire  des  époques  qui  précèdent,  Giovanni  se 
servit  de  matériaux  imparfaits,  transcrits  sans  chronologie 
ou  mal  ordonnés,  de  traditions  locales  dénuées  de  sens  cri- 
tique, en  un  mot  de  fragments  isolés  dont  le  groupement 
encore  aujourd'hui  ne  s'etfectuerait  pas  sans  peine.  Tout  le 
monde  a  observé  la  facilité  avec  laquelle  le  récit  du  plus 
simple  événement  se  modifie  et  se  dénature  par  la  trans- 
mission :  les  légendes  corses  que  la  plume  d'un  éminent 
écrivain,  M.  Lorenzi  de  Bradi,  nous  raconte  dans  V/irt  an- 
tique en  Corse^  ne  sont  que  l'écho  poétisé  de  récits  que  la 
chronique  nous  a  livrés  sous  une  autre  forme,  et  elles  n'en 
diffèrent  que  parce  que  l'auteur  a  voulu  les  tenir  directement 
des  pâtres  de  ses  montagnes. 

Sur  tous  les  points  de  la  Corse,  Giovanni  délia  Grossa 
recueillit  les  traditions  et  les  rares  manuscrits  qui  s'y  trou- 
vaient. D'un    côté  des  Monts  et  de  l'autre,  il  se  heurtait 


L  EVOLUTION    DE    L  HISTORIOGRAPHIE    CORSE.  XI 

à  des  opinions,  à  des  récits  contradictoires  ;  les  mœurs 
étaient  différentes,  le  souvenir  du  passé  s'y  transmettait 
sous  des  formes  diverses,  et  s'y  présentait  sous  des  couleurs 
qui  lui  paraissaient  nouvelles.  Ses  narrateurs  étaient  des 
gens  primitifs,  et  l'individu  primitif  est  étranger  aux  notions 
de  temps  et  d'espace  :  pour  lui,  les  événements  antérieurs  à 
sa  naissance  subissent  dans  leur  classement  l'influence  de 
l'époque  où  ils  lui  ont  été  racontés  ;  un  fait  ne  lui  paraît 
éloigné  que  par  rapport  au  jour  où  il  en  a  pris  connais- 
sance. Voilà  comment  Giovanni  se  trouva  parfois  en  posses- 
sion de  deux  récits  du  mêmxe  épisode  pourvus  de  divergences 
assez  graves  pour  les  faire  reporter  à  des  dates  extraordinai- 
rement  diverses.  Giovanni  n'avait  ni  le  temps,  ni  les  moyens 
de  se  livrer  à  des  opérations  de  critique  auxquelles  ses 
contemporains  les  plus  érudits  étaient  étrangers  ;  elles  lui 
eussent  cependant  révélé  parfois  la  dualité  de  la  composi- 
tion. Quand  tous  les  matériaux  de  son  œuvre  furent  réunis, 
il  dut  donner  à  sa  chronique  un  développement  assez  vaste 
pour  les  embrasser  tous.  L'imagina-t-il  ou  suivit-il  le 
chemin  déjà  tracé  par  de  plus  anciens  chroniqueurs?  Les 
deux  hypothèses  sont  tour  à  tour  vraisemblables,  suivant 
les  cas.  Pour  le  guider  dans  ce  travail  de  classement,  il  ne 
rencontra  que  des  mémoires  généalogiques,  bases  de  toute 
histoire  chez  les  peuples  primitifs.  Pietro  Cirneo,  qui  les 
ignora,  nous  prouve  le  désordre  des  matériaux  historiques 
en  son  temps,  car  il  ne  nous  a  laissé  que  des  récits  dépour- 
vus de  liens  et  dont  la  portée  ne  peut  être  comparée,  mem.e 
de  loin,  à  l'œuvre  de  Giovanni.  Ce  dernier  se  servit  des 
mémoires  domestiques  des  seigneurs  de  Cinarca  et  du 
Cap-Corse  chez  lesquels  il  remplit  tour  à  tour  l'office  de 
chancelier.  Et,  c'est  pour  n'avoir  pas  fréquenté  les  derniers 
marquis  de  Massa,  encore  vaguement  seigneurs  en  Corse, 
mais  vivant  en  bourgeois  pauvres  à  Pise  ou  à  Livourne, 
qu'il  négligea  l'antique  histoire  du  Marquisat  de  Corse, 
qui  n'était  déjà  plus  pour  notre  historien  que  la  Terre 
de  la  Commune. 

Il  serait  presque  puéril  de  défendre  Giovanni  délia  Grossa 
de  l'accusation  de  mensonge  portée  contre  lui  par  Accinelli, 
Jacobi  et  tant  d'autres  à  cause  des  fables  d'origine  payenne 
dont  il  a  agrémenté  le  commencement  de  son  livre.  Gio- 
vanni se  conformait  à  l'usage  de  son  temps;  l'histoire  était 
alors  avec  la  philosophie  les  seules  matières  où  pût  s'exer- 
cer la  passion  éternellement  humaine  du  collectionneur.  Il 
fallait  être  complet.  En  taisant  ces  légendes,  alors  popu- 


XII  L  EVOLUTION    DE    L  HISTORIOGHAPHIE    CORSE. 

laires,  Giovanni  eût  paru  les  ignorer  et  se  fût  attiré  le  dédain 
de  ses  contemporains.  En  les  insérant,  il  faisait  acte 
d'homme  qui  a  tout  lu  et  ne  se  croyait  pas  plus  imposteur 
ou  même  crédule  que  ne  se  pouvait  supposer  tel  un  Romain 
du  temps  d'Auguste  sacrifiant  à  ses  dieux.  Giovanni  commit 
l'erreur  d'adopter  ou  de  conserver  un  classement  qui  rejetait 
à  des  époques  reculées  des  événements  relativement  pro- 
ches ;  mais  l'illusion  qu'il  crée  ne  résiste  pas  à  une  lecture 
réellement  attentive  de  son  œuvre,  car  on  y  trouve  des  points 
de  repère  qui  ramènent  les  faits  à  leur  plan  réel.  Une  quan- 
tité suffisante  de  documents  permet  aujourd'hui  d'en  assurer 
le  contrôle  chronologique.  Les  copistes  de  Giovanni  (Cec- 
caldi,  lui-même)  ont  parfois  altéré  involontairement  son 
texte  et  fait  éclore  de  véritables  contre-sens.  On  s'étonnera 
aussi  de  trouver  disjoints  dans  la  Chronique  des  enchaîne- 
ments d'épisodes  dont  la  tradition  précise  était  intacte 
encore  au  xvii"  siècle  ainsi  qu'en  témoignent  des  manuscrits 
de  cette  époque,  et  l'on  en  conclut  toujours  que  les  mor- 
ceaux étaient  bons,  mais  qu'ils  ont  été  souvent  assez  mal 
ajustés.  De  fait,  les  souvenirs  enregistrés  dans  la  mémoire 
de  ceux  qui  renseignèrent  Giovanni  délia  Grossa  ne  remon- 
taient pas  à  plus  de  deux  siècles,  mais  l'imagination  leur 
donnait  un  développement  chronologique  en  rapport  avec 
celui  de  l'histoire  générale.  Nous  en  trouvons  les  preuves 
dans  les  éléments  de  la  légende  de  Ugo  Colonna. 

La  légende  de  Ugo  Colonna.  —  On  a  reproché  à  Giovanni 
d'avoir,  pour  rattacher  son  maître  Vincentello  d'Istria  à  la 
maison  alors  extrêmement  florissante  du  pape  Martin  Y, 
inventé  ou  conservé  la  légende  de  JJgo  Colonna.  L'influence 
de  ce  récit  épique  fut  immense  en  Corse,  et  les  anachro- 
nismes  dont  il  est  appesanti  n'ont  pu  le  détruire  dans  l'es- 
prit des  insulaires;  les  lettres  patentes  des  rois  de  France 
et  des  princes  italiens  dotèrent  Ugo  Colonna  d'une  authen- 
ticité officielle  bien  que  l'histoire  ne  puisse  lui  ouvrir  ses 
pages  sans  restriction  ;  sa  personnalité  a  fait  couler  des 
îlots  d'encre,  et  Napoléon,  lui-même,  dans  ses  Lettres  sur 
la  Corse,  s'irrite  des  contestations  dont  elle  est  l'objet.  Par 
la  suite,  cette  légende  acceptée  par  le  plus  grand  nombre, 
repoussée  par  les  autreS;,  servit  de  critérium  aux  érudits 
pour  juger  les  historiens.  Ceux  qui  lui  ont  refusé  toute  vrai- 
semblance en  ont  attribué  la  composition  à  Giovanni.  Elle 
est  cependant  le  produit  d'une  époque  plus  ancienne  :  le 
compilateur  qu'était  Giovanni  pouvait  transcrire  un  récit 
comme  on  le  lui  avait  livré,  il  aurait  apporté  plus  de  soin  à 


L  EVOLUTION    DE    L  HISTORIOGRAPHIE    CORSE.  XIII 

une  composition  qui  eût  été  sienne,  et  à  laquelle  il  eût  voulu 
imprimer  la  vraisemblance  de  l'histoire  :  il  a  simplement 
reproduit  un  texte  d'épopée.  «  L'épopée,  suivant  la  déiîni- 
tion  de  M.  Kurth,  est  la  forme  primitive  de  l'histoire,  c'est 
l'histoire  telle  que  le  peuple  la  transmet  de  bouche  en  bou- 
che à  la  postérité...  Elle  ne  retient  que  ce  qui  a  frappé  l'ima- 
gination et  ne  garde  plus  d'autre  élément  historique  que  le 
grand  nom  auquel  se  rattachent  les  faits  qu'elle  raconte.  » 
Nous  allons  retrouver  dans  la  «  biographie  »  deUgo  Colonna 
tous  les  caractères  de  l'épopée. 

Suivant  la  Chronique,  à  la  fin  du  viii«  siècle,  le  peuple  de 
Rome  s'étant  révolté  contre  le  pape  Léon  III,  les  chefs  des 
rebelles  obtinrent  leur  pardon  à  la  condition  d'aller  con- 
quérir la  Corse  sur  le  roi  maure  Negulone  (ou  Hugolonei 
Ugo  délia  Colonna,  seigneur  romain,  qui  s'était  montré  l'un 
des  plus  acharnés  contre  le  pontife,  passa  dans  l'île  avec  un 
millier  d'hommes  et  la  conquit.  Le  pape  le  confirma  dans 
la  possession  de  la  Corse  et  créa  cinq  évêchés  qui  furent 
soumis  aux  archevêchés  de  Gênes  et  de  Pise.  Plus  tard,  le 
roi  de  Jérusalem,  Guy,  ayant  été  vaincu  par  Saladin,  les 
Maures  tentèrent  une  descente  en  Corse;  alors  les  fils 
de  Ugo,  avec  l'aide  du  comte  de  Barcelone,  qui  jadis  avait  été 
l'allié  de  leur  père,  taillèrent  en  pièces  les  envahisseurs^  et, 
maîtres  de  l'île,  purent  en  transmettre  la  seigneurie  à  leurs 
descendants.  Des  compagnons  de  Ugo,  la  tradition  fait  sortir 
la  féodalité  insulaire. 

Telle  est  la  légende;  on  y  reconnaît  dès  l'abord  l'unifica- 
tion artificielle  et  grossière  de  deux  compositions  différentes 
d'époques  et  de  gestes.  Pris  isolément,  chacun  des  événe- 
ments rapportés  est  contrôlable  :  la  révolte  des  Colonna 
contre  le  Pape  (1100),  le  partage  des  évêchés  (1123)  les 
guerres  de  Guy  de  Lusignan  contre  Saladin  (1192),  l'expé- 
dition du  comte  de  Barcelone  (1147)  sont  des  faits  qui  se 
produisirent  dans  l'espace  de  temps  normalement  occupé 
par  deux  générations.  Le  nom  même  de  Negulone  rappelle 
celui  de  Nuvolone  ou  Nebulone  consul  de  Gènes  en  1162. 
de  la  race  des  Vicomtes,  dont  les  descendants  possèdent 
des  terres  au  Cap-Corse.  Que  les  Génois  aient  été  confondus 
par  la  légende  avec  les  Sarrasins,  c'est  fort  possible  puis- 
qu'ils le  furent  dans  les  chroniques  savoisiennes  et  pro- 
vençales. 

Les  grandes  luttes  contre  les  Maures  sont  plus  anciennes 
et  se  rattachent  au  cycle  de  Charlemagne.  Les  princes  ou 
seigneurs  du  nom  de  Hugues  qui  y  prirent  part,  furent  assez 


XIV  L  EVOLUTION    DE    L  HISTORIOGRAPHIE    COUSE. 

nombreux  pour  que  ce  nom  synthétisât  les  souvenirs  attachés 
aux  vainqueurs  des  Sarrasins.  Quant  au  nom  même  de 
Charlemagne,  il  était  indispensable  qu'il  figurât  dans  une 
œuvre  de  ce  genre  ;  c'était  un  usage  absolu  dans  tout  l'Occi- 
dent de  rapporter  à  l'époque  du  grand  empereur  les  événe- 
ments de  toute  date  qui  avaient  frappé  l'esprit  des  masses. 
Le  roman  de  Philomène  et  la  Vita  Carolimagniet  Holandi 
nous  en  fournissent  des  exemples  ;  il  semble  que  cette  époque 
seule  ait  été  capable  d'éveiller  la  curiosité  populaire.  N'eût- 
elle  pas  d'autre  utilité,  la  légende  nous  est  précieuse  en  ce 
qu'elle  montre  l'île  participant  au  xiii'^  siècle  au  courant 
d'idées  qui  s'élevait  en  Occident.  Je  dis  au  xiiie  siècle,  car, 
je  le  répète,  ces  conceptions  héroïques  ne  sauraient  être 
imputées  à  Giovanni.  Les  débuts  de  la  légende  semblent 
plutôt  remonter  à  l'époque  où  un  guerrier  venu  de  Sar- 
daigne  ou  d'Italie  s'étant  imposé  sur  un  point  de  la  Corse, 
(xii^  siècle)  prétendit,  «  qu'il  appartenait  à  la  souche  des 
anciens  seigneurs  ».  Ce  guerrier  prit  le  nom  de  Cinarca 
qu'il  laissa  à  ses  descendants  (Cinarchesi),  et  quand  ceux-ci 
voulurent  justifier  de  leur  origine  et  de  l'ancienneté  de  leurs 
droits,  un  dédoublement  du  récit  de  l'invasion  ancestrale 
donna  place  à  la  légende.  Par  la  suite,  il  en  fut  de  celle-ci 
comme  des  rescrits  composés  par  les  monastères,  ou  les 
particuliers  au  cours  de  certains  procès  pour  remplacer  les 
titres  égarés  ou  détruits.  La  bonne  foi  n'en  était  pas  exclue, 
et  si  l'imagination  comblait  les  lacunes  creusées  par  l'igno- 
rance ou  l'oubli,  la  vérité,  quant  au  fond,  était  respectée.  Les 
souvenirs  populaires  s'en  mêlant,  on  refoula  bien  loin  les 
racines  de  l'arbre  généalogique  en  rejetant  à  l'époque  de 
Charlemagne  la  première  conquête,  qui,  effectuée  sur  les 
infidèles,  créait  à  la  postérité  du  héros  insulaire  des  droits 
imprescriptibles. 

Il  n'y  a  pas  d'effort  à  faire  pour  percevoir  à  travers  la  légende 
une  partie  de  la  vérité  historique.  Si  nous  l'examinons  de 
près,  rien  en  elle  ne  nous  choque  ni  ne  nous  étonne;  chacun 
des  faits  qu'elle  énonce  trouve  sa  place  dans  une  chrono- 
graphie  générale.  Seule  l'identité  du  conquérant  n'est  pas 
établie.  Certes  il  serait  audacieux  de  voir  en  lui  un  membre 
de  la  famille  Colonna,  mais  cette  hypothèse  envisagée  dans 
le  cadre  du  xii^  siècle  n'a  plus  rien  d'incompatible  avec 
l'histoire.  Bien  plus;  à  une  époque  où  la  transmission  des 
héritages  par  les  femmes  rapprochait  historiquement  les 
familles,  les  marquis  de  Corse  et  les  comtes  de  Tusculum, 
ancêtres  des  Colonna,  pouvaient  se  considérer  comme  d'ori- 


L  EVOLUTION'    DE    L  HISTORIOGRAPHIE    CORSE.  XV 

gine  commune  ;  mais  la  sincérité  avec  laquelle  s'élabora  la 
légende  est  encore  moins  discutable  quand  on  constate  que 
l'historien  Liutprand  x®  siècle)  fait  d'Albéric,  prince  de 
Rome,  aïeul  incontesté  des  comtes  de  ïusculum,  le 
lils  du  marquis  Albert,  ^petit-fils  de  Bonifacio)  ancêtre  des 
Obertenglii.  marquis  de  Corse.  MuraLori,  au  xviii<=  siècle, 
corrigea  cette  erreur  matérielle,  mais,  jusque-là,  combien 
d'écrivains,  dont  BaroniusetFiorentini,  l'avaient  reproduite! 

Si  Ton  tient  compte  des  conditions  dans  lesquelles  sest 
formée  l'épopée  corse  des  origines  féodales,  on  en  usera 
avec  Giovanni  délia  Grossa  un  peu  moins  cavalièrement 
que  ne  l'ont  fait  certains  écrivains  modernes  :  le  livre  de 
Giovanni  est  l'écho  des  idées  de  plusieurs  générations  de 
Corses,  et  à  ce  titre,  il  a  droit  à  toute  notre  attention.  Si  la 
première  partie  de  son  œuvre  ne  peut  être  considérée  comme 
une  source,  elle  est  un  instrument  précieux  de  reconstitu- 
tion; son  rôle  ne  doit  être  quauxiliaire,  mais  on  ne  saurait 
repousser  son  appoint  quand  les  faits  qu'elle  rapporte,  n'é- 
tant contrariés  par  aucun  monument,  trouvent  leur  place 
logique  et  naturelle  au  milieu  des  témoignages  voisins  de 
temps  ou  d'espace.  En  outre,  si,  appliquant  à  l'histoire  un 
procédé  mathématique,  nous  considérons  la  Corse  des 
xiii^'et  xiv*^  siècles  comme  un  produit  dont  il  faut  rechercher 
les  facteurs,  les  traditions  nous  fourniront  les  éléments  de 
la  contre-épreuve.  On  ne  leur  discutera  pas  ce  crédit  quand 
on  aura  constaté  combien  il  est  facile  de  les  débarrasser  de 
leur  clinquant  Imaginatif  et  de  restituer  aux  faits  leur  valeur 
réelle. 

Les  continuateurs  de  Giovanni  délia  Grossa.  Versions 
de  sa  chronique.  —  Des  deux  principales  versions  de  Gio- 
vanni, la  plus  répandue  est  celle  de  IMarcAntonio  Ceccaldi, 
dontFilippini  inséra  littéralement  le  texte  dans  son  Historia 
di  Corsica  imprimée  à  Tournon  en  1594.  Aux  chroniques 
de  Giovanni  tlella  Grossa  et  de  Pier'Antonio  Monteggiani 
(son  continuateur,  1464-1525)  qu'il  avait  abrégées  et  rema- 
niées, Ceccaldi  ajouta  celle  do  son  temps  (1520-1559),  que 
Filippini  continua  et  publia  avec  les  autres  sous  son  nom. 
M.  l'abbé  Letteron  a  donné,  dans  le  Bulletin  de  la  Société 
des  Sciences  historiques  de  la  Corse,  une  traduction  fran- 
çaise de  cet  ouvrage  considérable  et  précieux  surtout  en 
raison  de  la  sincérité  dos  auteurs. 

L'autre  version  ne  fut  connue  pendant  longtemps  que  par 
les  copies  qu'en  avait  fait  exécuter,  au  xviir  siècle,  un 
officier  corse  au  service  de  la  France,  Antonio  Buttafoco. 


XVI  L  EVOLUTION    DE    L  HISTORIOGHAPIIIE    CORSE. 

M.  l'abbé  Letteron,  qui  a  publié  en  1910,  dans  le  Bulletin 
Corse,  le  texte  de  la  Bibliotbèque  municipale  de  Bastia,  a 
cru  pouvoir  lui  imposer  le  titre  de  Croniche  di  Giovanni 
délia  Grossa  e  di  Pier'Antonio  Monteggiani.  Il  se  peut 
que  le  plus  ancien  rédacteur  ait  suivi  d'assez  près  le  texte 
de  Giovanni,  car  on  y  retrouve  sous  une  indiscutable  clarté 
des  phrases  que  Ceccaldi,  malgré  la  supériorité  de  son 
style,  avait  altérées;  mais  il  n'est  pas  douteux  que  ses 
successeurs  y  ont  glissé  des  interpolations  de  leur  crû  qu'il 
ne  faut  accueillir  qu'avec  circonspection.  Un  des  transcrip- 
teurs  du  xvii^  siècle  emprunta  à  la  Chronique  aragonaise 
de  Zurita  et  aux  Annales  génoises  de  Giustiniani  des  ren- 
seignements dont  il  fit  un  judicieux  usage  ;  il  inséra  en 
outre  à  leur  place  chronologique  des  copies  de  documents 
extraits  des  Archives  de  la  Couronne  d'Aragon,  qui,  malgré 
leur  imperfection,  dotèrent  la  Corse  d'une  ébauche  de  code 
diplomatique.  Dans  l'ensemble,  si  l'on  met  de  côté  les 
interpolations  suspectes  qu'il  est  facile  de  reconnaître,  cette 
œuvre  reste  d'un  prix  inestimable,  surtout  pour  l'histoire 
des  xiii®,  xiv^  et  xv^  siècles. 

Mais  si  la  chronique  de  Giovanni  a  fourni  une  grande 
partie  des  éléments  de  ce  travail,  il  ne  semble  pas  que  Mon- 
teggiani en  soit  l'unique  auteur.  En  effet,  l'œuvre  de  celui-ci 
qui  s'étend  de  1465  à  1525  nous  est  connue,  au  moins  pour 
le  fond,  par  le  livre  de  Filippini.  Or,  si  l'on  compare  les  deux 
versions,  on  constate  que  l'on  est,  pour  cette  période,  en 
présence  de  deux  chroniques  différentes  aussi  bien  par  le 
plan  général  que  par  les  détails,  par  la  mise  en  valeur  des 
personnages  ou  des  événements  que  par  le  choix  des  anec- 
dotes. Les  deux  récits  sont  également  véridiques,  ils  se 
complètent  l'un  l'autre,  mais  on  ne  saurait  les  attribuer  au 
même  auteur. 

Pietro  Cirneo.  —  Les  mouvements  de  réaction  subis  par 
l'historiographie  au  siècle  dernier  profitèrent  à  Pietro 
Cirneo  au  détriment  de  Giovanni.  Ces  mouvements  ont  été 
définis  par  M.  Kurth  dans  sa  remarquable  étude  sur  l'ap- 
plication de  l'épopée  à  l'histoire  :  «  Les  historiens,  dit-il, 
n'étudiaient  que  des  documents  et  non  des  esprits.  Une  fois 
que  les  faits  ne  rendaient  pas  le  son  de  l'authenticité,  ils  les 
éliminaient  impitoyablement  sans  leur  accorder  une  valeur 
quelconque.  Mensonge  ou  fable,  tel  était  leur  jugement 
sommaire,  et  ils  croyaient  avoir  rempli  toute  leur  mission 
quand  ils  avaient  expulsé  de  l'histoire,  non  sans  mépris  et 
parfois  avec  colère  tout  ce  qui  ne  rendait  pas  le  son  de 


L  EVOLUTION    DE    L  HISTOIUOGRAPHIE    CORSE.  XVII 

l'authenticité.  »  Nul  écrivain  plus  que  Giovanni  n'a  été,  de 
la  part  de  ceux  qui  lui  doivent  tout  leur  savoir,  l'objet  d'un 
dédain  plus  immérité. 

En  gardant  le  silence  à  l'égard  des  fables  payennes  et  des 
récits  épiques,  Pietro  Cirneo  (1447-1503)  s'acquit  une  répu- 
tation de  discernement  qui  l'éleva,  dans  l'esprit  de  nombreux 
écrivains,  bien  au-dessus  de  Giovanni.  De  fait,  son  De 
Rébus  Corsicis  n'est  guère  qu'un  recueil  de  récits  classés 
à  l'aventure  et  dans  lesquels  l'auteur,  à  l'instar  de  ses  con- 
temporains ^neas-Sylvius,  Paul  Jove,  Bembo,  se  préoccupe 
moins  de  dire  vrai  que  de  bien  dire.  Son  testament,  en  nous 
révélant  que  la  bibliothèque  d'un  érudit  corse  pouvait  valoir 
en  richesse  celle  d'un  lettré  toscan,  nous  apprend  aussi  que 
si  Pietro  se  proposait  de  rechercher  des  documents  pour 
terminer  son  histoire,  il  ne  possédait  pas  le  moindre  ou- 
vrage relatif  à  la  Corse.  Quand  il  rencontrait  dans  Quinte- 
Curce  ou  dans  Tite-Live  une  période  agréable,  de  sonorité 
ou  de  couleur  chatoyante,  il  s'empressait  d'en  sertir  quel- 
que trait  destiné  à  son  œuvre.  Les  historiens  de  Rome, 
telles  étaient  les  sources  que  Pietro  Cirneo  employait  à 
son  histoire  de  la  Corse.  Son  manuscrit  fut  publié  au 
xviii'^  siècle  par  Muratori  dans  le  tome  XXIV  des  Rerum 
italicaruin  Scriptores. 

Historiens  des  XVIP  et  XVIII'^  siècles.  —  La  plupart 
des  histoires,  annales,  chroniques  produites  au  cours  du 
xv!!*"  siècle,  bien  qu'assez  nombreuses,  étant  restées  manus- 
crites, n'ont  exercé  sur  l'historiographie  aucune  influence. 
Parmi  ceux  de  ces  ouvrages  dont  l'existence  a  pu  être  contrô- 
lée, les  travaux  de  Biguglia,  de  Canari  et  de  Banchero  (ces 
derniers  publiés  en  partie  dans  le  Bulletin  Corse]  ainsi  que 
ceux  d'Accinelli  (1739)  méritent  d'être  consultés.  Deux 
ouvrages  français  anonymes  (le  second  attribué  à  Goury  de 
Champgrand),  parus  en  1738  et  1749, n'offrent  guère  d'intérêt 
que  pour  la  biographie  de  Théodore  de  Neuhoff.  En  1758, 
l'imprimerie  de  Corte  donne  la  Giustiftcazione  délia  Rivo- 
luzione  di  Corsica,  plaidoyer  historique  plein  d'éloquence. 
L'intervention  française  et  la  conquête  de  i'ile  provoquent 
de  nombreuses  publications,  entre  aMivcsVEtatde  la  Corse 
de  l'Anglais  Bosswell  (17G8),  «  ami  enthousiaste  de  Paoli  et 
de  ses  concitoyens,  dit  M.  Louis  Campi,  qui  consacra  sa 
fortune  à  la  défense  de  leurs  droits  ».  Puis  apparaissent  les 
histoires  générales  de  Cambiagi  (1770-1772),  Germanes 
(1771-1776),  Pommereul  (1779),  Limperani  (1779-1780  . 
Quoiqu'écrite  «  au  coin  du  feu  »,  V Histoire  des  Révo/ii~ 

HISTOIRE  t)E   CORSE.  il 


XVIII  L  EVOLUTION    DE    L  HISTORIOGRAPHIE    CORSE. 

lions  de  l'Ile  de  Corse,  de  Germanes,  renferme  de  nom- 
breux renseignements  sur  les  mœurs  corses  et  les  expé- 
ditions françaises;  quant  à  celles-ci,  Pommereul,  qui  fait 
par  ailleurs  à  Germanes  de  nombreux  emprunts,  est  mieux 
informé,  ayant  pris  part,  lui-même,  aux  dernières  campa» 
gnes.  On  a  accusé  Pommereul  de  partialité;  il  rend  cepen- 
dant justice  aux  Corses  dont  il  loue  fréquemment  la 
bravoure,  et  s'excuse  en  quelque  sorte,  de  l'insuffisance  de 
ses  informations  :  «  On  ne  doit  pas  être  surpris,  dit-il,  de 
trouver  plus  de  détails  sur  l'attaque  des  Français  que  sur 
la  défense  des  Corses.  C'est  à  ceux-ci  à  nous  apprendre 
ce  qu'ils  ont  fait  de  leur  côté  pour  nous  repousser.  »  L'abbé 
Rossi  combla  plus  tard  cette  lacune  (1822),  mais  l'im- 
pression de  son  important  ouvrage  n'est  pas  encore  ter- 
minée. 

Limperani  et  V anaclironisme  de  Sambocuccio.  —  Ger- 
manes et  Pommereul  s'étaient  contentés  de  suivre  les  sen- 
tiers tracés  par  Filippini;  Cambiaggi  [Istoria  del  Regno  di 
Corsica,  4  vol.  1770-72)  et  Limperani  [istoria  délia  Corsica, 
2  vol.  1779-1780)  visèrent  plus  haut.  En  publiant  le  recueil 
des  écrivains  italiens,  Muratori  avait  ouvert  aux  historiens 
de  la  Corse  des  horizons  nouveaux  :  les  annales  génoises  et 
pisanes  abondaient  en  renseignements  inconnus  des  vieux 
chroniqueurs.  Cambiagi  et  Limperani  puisèrent  dans  cette 
œuvre  immense,  ainsi  que  dans  Vltalia  Sacra  d'Ughelli, 
une  quantité  considérable  de  citations  qui  entourèrent  leurs 
ouvrages  d'un  appareil  d'érudition  imposant,  mais  parfois 
fragile.  Les  chartes  de  donations  aux  moines  de  Monte- 
Cristo,  entre  autres,  leur  fournirent  des  conclusions  erro- 
nées, la  plupart  étant  antidatées  de  plusieurs  siècles,  et 
certaines  n'offrant  aucun  caractère  d'authenticité.  Par  une 
interprétation  malheureuse  des  cahiers  de  Pietro  Cirneo, 
Limperani  donna  naissance  au  plus  grossier  anachronisme 
que  l'historiographie  ait  enregistré  et  que  nombre  d'écri- 
vains contemporains  s'obstinent  encore  à  reproduire  :  il 
reporta  au  xi^  siècle  l'existence  de  Sambocuccio  d'Alando 
et  le  mouvement  populaire  dont  ce  personnage  fut  le  chef 
(1359)  (V.  chap.  Vil).  Puis  incapable  de  borner  son  imagi- 
nation, il  inventa  de  toutes  pièces  un  Sambocuccio,  sei- 
gneur d'Alando,  qui  chassait  de  Corse  les  Cinarchesi  (à 
une  époque  où  leur  présence  y  est  incertaine),  détruisait 
les  repaires  des  barons,  puis,  à  l'instar  des  Lycurgue  et 
des  Selon,  dotait  la  Terre  de  la  Commune  d'une  consti- 
tution  adéquate  à  ses  besoins  et  se  révélait  aussi  judi- 


L  EVOLUTION    DE    L  HISTORIOGRAPHIE    CORSE.  XIX 

cieux  législateur  qu'il  s'était  montré  courageux  capitaine. 

Bien  que  Giovanni  della  Grossa  et  Pietro  Cirneo  se 
soient  accordés  pour  faire  aboutir  le  mouvement  de  Sambo- 
cuccio  à  l'occupation  génoise  et  au  gouvernement  de  Gio- 
vanni Boccanegra,  Limperani,  dont  le  texte  est  constellé 
de  références,  appuyait  sa  nouvelle  théorie  sur  l'autorité 
de  ces  deux  chroniqueurs.  Or,  on  chercherait  en  vain  dans 
leurs  œuvres  un  mot  touchant  le  Sambocuccio  de  l'an  mille 
aussi  bien  que  le  Sambocuccio  législateur.  Limperani  avait 
la  manie  de  rectifier  l'histoire,  et  on  remarque,  dans  ses 
deux  volumes,  plusieurs  exemples  de  l'oblitération  de  sa 
clairvoyance.  Limperani  vivait  à  une  époque  où  la  foi  nou- 
velle en  la  liberté  et  la  fraternité  enfantait  autant  de  légen- 
des que  la  foi  religieuse  en  avait  créées;  c'était  le  temps 
où,  pour  défendre  le  fictif  Guillaume  Tell,  insuffisamment 
consolidé  par  Tsehudi,  on  recourait  à  des  falsifications  et 
des  fabrications  de  documents  d'ailleurs  maladroites.  L'at- 
mosphère d'enthousiasme  libéral  dégagée  par  les  contem- 
porains de  Montesquieu  et  de  Jean-Jacques,  devait  séduire 
ce  Corse  instruit,  mais  incapable  d'imposer  aux  écarts 
de  son  imagination  un  contrôle  judicieux.  Aveuglé  par 
une  théorie  qui  attribuait  à  la  Corse  une  constitution  com- 
munale au  XI*  siècle,  il  trouva,  pour  l'appliquer,  un  prétexte 
dans  le  désordre  des  cahiers  de  Pietro  Cirneo.  La  vie  de 
Sambocuccio  y  précédait  celle  de  Giudice,  et  ce  fut  pour 
Limperani  un  trait  de  lumière  :  il  ne  considéra  pas  que 
Sambocuccio  y  requérait  l'intervention  du  gouverneur  Boc- 
canegra 1.359),  et  allait  lui-même  à  Gênes  solliciter  l'envoi 
de  Tridano  della  Torre  (1362 1.  Il  ne  voulut  pas  s'apercevoir 
que  Pietro  attribuait  au  second  Giudice  (xv"^  siècle)  la  bio- 
graphie du  premier  xiii''  siècle),  et  que  ces  transpositions 
n'avaient  peut-être  pour  origine  que  l'interversion  des 
feuillets  du  manuscrit  primitif! 

C'est  pourquoi  sous  l'influence  de  Limperani,  les  histo- 
riens delà  Corse  crurent  faire  preuve  de  jugement  en  adop- 
tant ce  que,  de  bonne  foi,  ils  croyaient  la  chronologie  de  Pietro 
Cirneo  :  «  Entre  Giovanni  et  Pietro.  déclare  i'aljbé  Galletti, 
nous  n'hésitons  pas  à  nous  prononcer  pour  ce  dernier.  » 
Au  cours  du  xix'=  siècle,  Renucci  et  Robiquet  seuls  se  con- 
formèrent au  texte  de  Giovanni,  qui,  presque  contemporain 
de  Sambocuccio,  ne  méritait  pas  d'être  suspcctt'  sur  ce 
point.  Tous  les  autres  suivirent  le  système  de  Limperani. 
Gregori,  dans  son  édition  nouvelle  de  Filippini,  inséra 
une  chronologie  de  la  Corse  qui  consacra  la  fable  de  Sam- 


XX  L  EVOLUTION    DE    L  HISTORIOGRAPHIE    CORSE. 

bocuccio  législateur  de  l'an  mille  ;  nous  la  retrouvons  repro- 
duite dans  Jacobi,  Friess,  Gregorovius,  Galletti,  Mattei, 
Monti,  Girolami-Cortona,  tous  auteurs  d'histoires  générales 
de  la  Corse  ;  également  dans  le  Grand  Dictionnaire  La- 
rousse et  la  Grande  Encyclopédie,  sans  parler  des  ou- 
vrages de  moindre  importance.  \Jhwentaire  des  Archives 
départementales  de  la  Corse  (1906)  maintient  encore  cette 
chronologie  erronée.  D'ailleurs,  l'historien  de  la  Corse  le 
plus  considérable  et  le  plus  consciencieux,  l'abbé  Rossi, 
confiant  en  Limperani,  accepta  les  yeux  fermés,  l'histoire 
de  Sambocuccio  ainsi  modifiée. 

Les  historiens  du  xix"  siècle.  —  L'œuvre  de  l'abbé  Rossi, 
écrite  à  l'époque  napoléonienne,  est  la  seule  au  xix*=  siècle 
dont  l'auteur  s'est  soucié  de  documentation;  mais  restée 
manuscrite  jusqu'en  1895,  elle  découragea  longtemps  les 
curieux  par  sa  graphie  péniblement  déchiffrable.  La  pa- 
tience de  M.  l'abbé  Letteron  a  triomphé  de  cet  obstacle,  et 
treize  volumes  sur  dix-sept  ont  déjà  été  imprimés  par  les 
soins  de  ce  dernier.  Ces  treize  volumes  sont  consacrés  au 
xvine  et  au  commencement  du  xix«  siècle  ;  ils  sont  riches 
en  détails  précis  et  en  informations  puisées  aux  meilleures 
sources. 

Les  autres  histoires  générales  de  la  Corse  ne  varient 
guère  que  par  l'étendue.  Cependant  on  consultera  avec  fruit 
nenucci  (1834)  pour  la  période  qui  s'étend  de  1769  à  1830, 
et,  pour  l'ensemble,  les  Recherches  historiques  et  statisti- 
ques de  Robiquet  (1835)  qu'une  critique  toujours  en  éveil 
garde  des  erreurs  où  tombèrent  ses  contemporains  Gregori 
et  Jacobi.  Gregori  a  enrichi  son  édition  de  Filippini  (1827) 
de  documents  empruntés,  pour  la  plupart,  aux  manuscrits 
exécutés  par  les  soins  de  Butlafoco  ;  mais  ayant  négligé  de 
les  collationner  sur  les  originaux,  il  imprima  les  altérations 
dont  chaque  transcripteur  avait  fourni  son  appoint.  De 
Jacobi  (1835)  on  peut  dire  que  l'amour  de  son  pays  l'écarta 
fréquemment  du  chemin  de  la  vérité.  Les  portraits  repro- 
duits dans  V Histoire  illustrée  de  la  Corse  de  Galletti  (1865) 
constituent  le  mérite  de  cette  compilation  patriotique  mais 
médiocrement  digérée.  1^  Histoire  de  Friess  (1852)  (réserve 
faite  de  l'anachronisme  de  Sambocuccio),  est  un  bon  résumé 
de  Filippini,  poursuivi  avec  un  souci  constant  d'exactitude 
jusqu'en  1796.  Celle  de  Gregorovius  (1854),  ce  «  Latin  éclos 
au  milieu  des  Teutons  »,  est  le  groupement  de  morceaux 
pleins  d'éloquence;  mais  l'auteur,  étranger  à  toute  mé- 
thode historique,  a  reproduit  sans  jugement  et  sans  critique 


L  EVOLUTION    DE    L  HISTORIOGKAPHIE    CORSE.  XXI 

les  fables  et  les  opinions  courantes  par  quoi  se  comblent 
auprès  des  masses  les  lacunes  de  l'histoire. 

Le  docteur  Mattei,  dans  ses  Annales  de  la  Corse  (1873;, 
a  réuni  et  classé  chronologiquement  une  quantité  impor- 
tante de  notices;  si  méritoires  qu'ils  soient,  ses  efforts  mal 
dirigés  n'ont  pas  obtenu  le  résultat  que  Tauteur  en  atten- 
dait. Cependant,  on  trouverait  dans  ce  recueil  des  maté- 
riaux utilisables  après  une  révision  serrée  des  dates  et  un 
rapprochement  des  sources  qui  ne  sont  que  rarement  indi- 
quées. Chez  lui,  Sambocuccio,  dédoublé,  paraît  au  onzième 
et  au  quatorzième  siècle.  Les  Animales  de  la  Corse,  ainsi 
que  YHistoire  de  M-""  Girolami-Cortona  (1906)  riche  en 
renseignements  statistiques,  sont  indispensables  à  ceux 
qui  s'occupent  de  la  période  contemporaine. 

Les  altérations  de  l'histoire  :  Sanipiero,  Sixte-Quint, 
Christophe  Colomb,  les  Bonaparte.  —  La  plupart  des 
écrits  du  xix^  siècle  ont  contribué  à  la  diffusion  d'alléga- 
tions inexactes  et  de  légendes  sans  consistance  qui  ne  se 
rencontrent  pas  chez  leurs  prédécesseurs;  et,  malheureuse- 
ment, ce  ne  sont  pas  les  personnages  de  moindre  envergure 
qui  ont  attiré  leur  attention. 

Sampiero.  —  S'ilestenCorseunnom  populaire  après  ceux 
de  Napoléon  et  de  Paoli,  c'est  sans  conteste  celui  de  Sam- 
piero, qui  acquit  en  son  temps  la  réputation  d'un  des  plus 
braves  capitaines  de  l'Europe.  Cette  popularité  est  justifiée  à 
double  titre.  Rompant  le  premier  avec  les  pratiques  indi- 
vidualistes qui  déchiraient  la  Corse,  il  éveilla  chez  ses  com- 
patriotes le  sentiment  de  la  dignité  collective  :  du  pays,  il 
fit  la  patrie.  Ce  ne  fut  pas  tout:  si  Sampiero  a  mérité  d'être 
appelé  le  premier  Corse  français,  ce  n'est  pas  seulement 
pour  avoir  été  en  son  temps  l'un  des  capitaines  les  plus 
remarquables  de  la  Couronne,  mais  parce  qu'on  lui  doit  le 
premier  essai  que  firent  les  Corses  de  la  nationalité  fran- 
çaise. Et  cette  expérience  fut  telle  que  son  souvenir  resta 
sinon  comme  le  flambeau,  du  moins  comme  l'étoile  loin- 
taine qui  guida  plus  tard  les  premiers  partisans  de  l'an- 
nexion française.  Entre  le  Moyen  Age  et  les  temps  moder- 
nes, la  physionomie  de  Sampiero  synthétise  la  Corse 
d'autrefois,  rebelle  aux  contraintes  et  aux  dominations,  et 
la  Corse  du  xviii"  siècle,  attirée  plutôt  que  conquise  par 
une  patrie  plus  grande,  au  charme  irrésistible,  qui  saura 
l'unir  à  elle  sans  l'absorber  et  lui  faire  place  dans  son  his- 
toire sans  l'amoindrir. 

On  ne  s'étonnera  donc  pas  que  la  personnalité  de  Sam- 


XXII  L  EVOLUTION    DE    L  HISTORIOGRAPHIE    CORSE. 

piero  ail  tenté  des  écrivains  et  des  artistes.  Le  célèbre 
romancier  Guerrazzi  et  l'aimable  conteur  Arrighi,  dont  il  a 
été  dit  «  qu'il  puisait  dans  son  patriotisme  les  sources  de 
l'histoire  »,  ont  laissé  des Sa/npiero  que  l'on  lit  encore  avec 

f)laisir  aujourd'hui  :  leurs  récits,  qui  n'ont  que  des  rapports 
ointains  avec  la  vérité,  n'abusent  personne. 

Il  n'en  est  pas  de  même  des  généalogistes  comme  Bia- 
gino  Leca  d'Occhiatana  et  Lhermite  Souliers,  et  des  courti- 
sans comme  Canault  dont  les  œuvres  mercenaires  ont 
engendré  de  grossières  erreurs.  Le  premier,  envoyé  en 
Corse  par  le  maréchal  Alphonse  d'Ornano,  en  rapporta  les 
pièces  que  celui-ci  présenta,  peut-être  de  bonne  foi,  à  l'Or- 
dre du  Saint-Esprit,  mais  qui  n'en  étaient  pas  moins  les 
fruits  d'une  complaisance  évidente.  C'est  sur  la  foi  de  ces 
documents  que  de  nombreux  ouvrages  donnent  à  Sampiero 
le  nom  d'Ornano;  mais  il  faut  remarquer  que  celui-ci,  bien 
que  seigneur  d'Ornano  du  chef  de  sa  femme,  ne  fit  jamais 
usage  de  ce  nom  et  ne  se  prévalut  jamais  d'une  noble  ori- 

fine.  Sa  correspondance  est  toujours  signée  '.<.  Sampiero 
a  Bastelica  »  ou  «  Sampiero  Corso  ». 

Il  était  né,  en  effet,  à  Bastelica,  et  non  «  au  château  de 
Sampiero  sur  le  Tibre  »  ainsi  que  l'assure  la  Biographie 
Fiviniii-Didot.  Relevons  à  son  sujet  quelques  assertions 
erronées.  Il  ne  servit  point  comme  page  dans  la  maison  du 
cardinal  Hippolyte  de  Médicis  qui  était  de  treize  ans  plus 
jeune  que  lui.  il  ne  fut  jamais  colonel-général  des  Corses, 
charge  qui  ne  fut  créée  qu'après  sa  mort  pour  son  fils 
Alphonse,  non  plus  que  colonel  du  Royal-Corse,  ce  genre 
de  dénomination  étant  inconnu  au  xvi''  siècle. 

Bavard,  ainsi  que  le  connétable  de  Bourbon,  raconte-t-on 
aussi,  auraient  exprimé  hautement  leur  admiration  pour 
Sampiero.  On  ne  saurait  sans  parti  pris  nier  ces  pro- 
pos :  le  colonel  des  Corses  était  digne  de  l'estime  de  ces 
braves  capitaines,  mais  si  celle-ci  s'est  manifestée,  il  est 
certain  que  ce  ne  fut  que  sous  la  plume  d'écrivains  du 
xix^  siècle. 

Sixte-Quint.  —  On  trouvera,  dans  certains  ouvrages, 
Sixte-Quint  au  nombre  des  personnages  illustres  produits  par 
la  Corse,  et  la  raison  qu'on  en  a  donnée  est  que  ce  pontife 
s'appelait  dans  le  monde  Peretti.  Si  ce  patronymique  est 
répandu  en  Corse,  il  ne  l'est  pas  moins  en  Italie,  où  il  cor- 
respond au  français  Péret,  Petit-Pierre.  Un  Corse,  capitaine 
général  des  galères  pontificales,  Bartolomeo  de  Vivario,  dit 
da  Talamone,  mort  en  1544,  avait  bien  adopté  le  nom  de 


l'ÉVOLI'TIOX    de    l'historiographie    corse.  XXIII 

Peretti  qui  était  celui  d'une  famille  do  Sienne  à  laquelle  il 
s'était  allié,  et  qui  se  targua  de  sa  parenté  avec  les  Peretti 
de  Montalto  (près  d'Ancône)  quand  la  fortune  eût  élevé  l'un 
de  ces  derniers  à  la  pourpre  cardinalice;  mais  aucun  lien 
ne  rattache  Sixte-Quint  à  Bartolomeo  Peretti  non  plus 
qu'à  d'autres  familles  corses  qui  ne  furent  ainsi  désignées 
que  bien  après  la  mort  de  ce  pontife.  Ces  rapprochements 
purent  cependant  offrir  un  fondement  à  l'opinion  susdite 
qui  a  pris  depuis  tous  les  caractères  d'une  tradition. 

Christophe  Colomb.  —  On  a  mené  grand  bruit  depuis 
une  quarantaine  d'années  autour  d'une  découverte  dont  l'in- 
térêt si  elle  avait  été  justifiée)  dépassait  de  beaucoup  les 
bornes  de  l'histoire  locale.  Selon  deux  ecclésiastiques  corses, 
MM.  Casanova  et  Peretti,  Christophe  Colomb  serait  né  en 
Corse  et,  pour  des  raisons  difficiles  à  comprendre,  aurait 
tenu  son  origine  secrète.  Cette  thèse  que  combattit  M.  le 
chanoine  Casabianca,  et  contre  laquelle  s'inscrivirent  les 
savants  du  monde  entier,  a  été  reprise  de  nouveau,  en  1913, 
dans  le  Mercure  de  France  par  M.  Henri  Schœn,  qui  se 
flattait  d'apporter  des  preuves  irrécusables  de  l'origine  corse 
du  grand  navigateur. 

L'article  du  Mercure  ne  fit  que  reproduire  les  arguments 
émis  jadis  par  MM.  Casanova  et  Peretti,  à  savoir  que  dès  le 
xv°  siècle,  il  existait  à  Calvi  une  famille  de  navigateurs  fa- 
meux du  nom  de  Colombo  ;  que  ceux-ci  étaient  indifférem- 
ment connus  sous  les  noms  de  Calvi,  Calvo  ou  Corso,  mais 
que  leurvéritable  patronymique  est  Colombo;  que  les  Corses 
paraissent  avoir  été  nombreux  dans  l'entourage  de  Colomb  ; 
qu'une  tradition  fort  ancienne  à  Calvi,  veut  que  le  grand  na- 
vigateur soit  né  dans  cette  ville...  etc. 

A  ces  raisons  —  les  principales  —  on  répondra  que  si 
l'appellation  de  Colombo  figure  dans  certains  actes  du 
xvi'^  siècle  à  Calvi,  c'est  en  qualité  de  prénom,  et  que  ce 
prénom,  fort  répandu  sur  les  bords  de  la  Méditerranée,  devint 
le  patronymique  de  tant  de  familles  qu'il  n'est  pas,  suivant 
l'expression  de  M.  Henry  Harrissc  «  trois  villes  sur  cent  » 
où  l'on  ne  rencontre  des  familles  Colomb  (Colombo  ou 
ColonV 

Mais  au  xv'^  siècle,  rien  n'établit  qu'il  en  ait  existé  une  à 
Calvi  :  la  famille  reconstituée  par  les  auteurs  de  cette  thèse, 
se  compose  d'un  gascon  connu  sous  le  nom  de  Colomb-le- 
jeune,  d'un  Corse  sans  patronymique  (Bartolomeo  Corso), 
et  de  différents  membres  de  la  famdle  Calvo  dont  l'identité 
et  le  rôle  historique  sont  strictement  établis.  Pour  obtenir 


XXIV  L  EVOLUTION    DE    L  HISTOUIOGRAPHIE    CORSE. 

une  famille  de  navigateurs  du  nom  de  Colombo  à  Calvi,  il 
fallut  :  1"  traduire  —  librement —  Calvo  (Chauve,  Chauvin) 
par  le  Calvais  ou  de  CaUn;  2^'  supposer  arbitrairement  que 
cette  dénomination  ne  pouvait  s'appliquer  qu'à  des  gens 
du  nom  de  Colombo  ;  3°  fermer  obstinément  les  yeux  sur  la 
biographie  des  personnages  dont  on  travestissait  l'iden- 
tité. 

Quant  aux  Corses  dans  l'entourage  de  Christophe  Colomb, 
on  n'en  trouvera  trace  ni  sur  les  rôles  d'équipage,  ni  dans 
le  journal  de  bord  de  l'Amiral,  ni  dans  les  enquêtes  posté- 
rieures au  voyage,  ni  même  dans  les  œuvres  des  écrivains 
insulaires. 

Pour  prouver  l'ancienneté  de  la  tradition  de  Colomb  cal- 
vais,  M.  Schœn  cite  une  élégie  en  vers  à  ce  sujet  «  que 
M.  Gaston  Paris  n'hésitait  pas  à  placer  au  xvi^  siècle  ».  Or, 
Gaston  Paris,  dans  la  séance  du  5  février  1886,  avait,  tout 
au  contraire,  déclaré  que  cette  pièce  ne  devait  être  accueillie 
qu'  «  a^>ec  beaucoup  de  défiance  ». 

M.  Casanova  croyait  que  «  l'acte  de  baptême  de  Christophe 
Colomb  existait  à  Calvi».  M.  Schœn  qui  est  allé  enquêter 
sur  place,  ne  s'étonne  pas  de  la  disparition  de  ce  papier 
concluant;  car,  dit-il,  «  il  se  ivonve précisément  que  les  ar- 
chives de  Calvi  furent  détruites  par  un  incendie  à  la  fin  du 
xvi^  siècle  «.  M.  Schœn  aurait  tort  de  déplorer  plus  long- 
temps ce  sinistre,  car  en  supposant  que  les  archives  de  Calvi 
soient  intactes,  en  admettant  même  que  cette  ville  ait  donné 
naissance  à  l'Amiral,  il  n'y  trouverait  certainement  pas 
l'acte  de  baptême  de  Colomb,  né  près  d'un  siècle  avant  que 
le  Concile  de  Trente  eut  prescrit  la  conservation  des  actes 
d'église  I... 

Je  n'aborderai  pas  les  inexactitudes  de  détail,  les  con- 
tradictions, les  textes  tronqués  et  les  imprudentes  ampli- 
fications des  nouveaux  avocats  de  cette  cause  malheureuse  ; 
mais  je  citerai  quelques  opinions  provoquées  en  1892  par  le 
chanoine  Casablanca  :  «  Piien  n'autorise  à  placer  en  Corse 
le  berceau  de  Christophe  Colomb  »  (Léopold  Delislei.  — 
«  Un  patriotisme  local  fort  mal  inspiré  a  mis  en  circulation 
la  ridicule  légende  de  Christophe  Colomb  français,  corse 
et  calvais  »  (Auguste  Himly). —  «  Que  la  Corse  laisse  à 
Gênes  ce  qui  appartient  à  Gênes  ;  sa  part  reste  assez  belle  » 
(Siméon  Luce).  —  «  L'érection  par  le  gouvernement  français 
à  Calvi  d'une  statue  de  Christophe  Colomb,  risquerait  de 
nous  couvrir  de  ridicule  »  (G.  Monod).  —  «  La  Corse  est 
assez  riche  de  ses  gloires  nationales  pour  n'avoir  pas  besoin 


L  EVOLUTION    DE    L  HISTORIOGRAPHIE    COUSE.  XXV 

d'aller  chercher  en  dehors  d'elle  des  renommées  retentis- 
santes »  (Victor  Duruy). 

Arrêtons-nous  sur  ce  jugement  autorisé  qui  synthétise 
la  correspondance  adressée  parles  savants  des  deux  mondes 
au  chanoine  Casabianca.  Kn  rappelant  les  «  gloires  na- 
tionales de  la  Corse  »,  on  rendait  hommage  au  «  patriotisme 
éclairé  »  qui  l'avait  poussé  à  «  répudier  pour  son  île  natale 
une  gloire  imméritée  ».  Dans  une  lettre  qui  fut  lue  publi- 
quement, à  l'Académie  des  Inscriptions  et  Belles-Lettres,  le 
14  février  1890,  M.  Henry  Harrisse  félicita  M.  Casabianca, 
d'avoir  produit  un  travail  qui  était  à  la  fois  «  un  bon  livre  et 
une  bonne  action  ». 

Les  Bonaparte.  —  On  s'intéresserait  probablement  fort 
peu  aux  Bonaparte  d'autrefois  si  la  place  imposante  con- 
quise par  Napoléon  dans  l'histoire,  n'avait  obligé  celle-ci  à 
jeter  quelques  clartés  sur  ses  ancêtres.  Les  multiples  écrits 
parus  sur  ce  sujet,  ont  été  souvent  classés  dans  la  Biblio' 
S^raphie  historique  de  la   Corse. 

On  peut  affirmer  sans  crainte  d'être  démenti  que  presque 
tous  renferment  des  allégations  d'une  inexactitude  outrée. 
Sans  m'arrêter  aux  Mémoires  de  la  duchesse  d'Abrantès  qui 
rattachent  les  Bonaparte  aux  empereurs  d'Orient,  ni  aux 
généalogies  florentines  qui  ne  supportent  pas  l'examen  le 
plus  superficiel,  je  me  bornerai  à  signaler  comme  reposant 
sur  un  document  de  fabrication  contemporaine  la  thèse  qui 
fait  descendre  Napoléon  des  princes  cadolinges,  comtes  de 
Settino,  Fuccechio  et  Pistoja,  thèse  adoptée  par  Garnier, 
dans  ses  Généalogies  des  Souverains,  et  Bouillet,  dans  son  A  t- 
las  Historique,  ouvrages  sur  l'autorité  desquels  les  livres 
de  seconde  main  sont  d'autant  plus  tentés  de  s'appuyer  que 
M.  Frédéric  Masson  dans  son  Napoléon  inconnu,  consacre 
plusieurs  pages  à  la  biographie  de  ces  ancêtres  présumés  des 
Bonaparte. 

Garnier  et  Bouillet  décorent  le  premier  Bonaparte  qui 
vint  à  Ajaccio,  Francesco,  du  titre  de  général  des  troupes 
génoises.  Un  très  grand  nombre  de  pièces  comptables  per- 
mettent de  suivre  la  carrière  de  l'ascendant  de  l'Empereur, 
qui  mourut  simple  soldat  à  Ajaccio  après  avoir  servi  la  Ré- 
publique pendant  cinquante  ans. 

Francesco  cependant  appartenait  à  une  famille  distinguée 
de  Sarzane  où  la  charge  de  notaire  impérial  était  héréditaire 
depuis  le  xiii*^  siècle.  Les  Bonaparte  qui  figuraient  parmi  les 

{tremiers  citoyens  delà  ville,  furent  employés  en  Corse  par 
es  Fregosi  quand  ceux-ci,  maîtres  de  Sarzane  (V.  ch.  YIII), 


XXVI  L  EVOLUTION    DE    L  HISTORIOGRAPHIE    CORSE. 

eurent  acquis  la  seigneurie  de  l'ile.  L'importance  de  Cesare 
et  Giovanni  Bonaparte,  grand-père  et  père  de  Francesco  se 
déduit  des  missions  dont  ils  furent  chargés  par  TOffice  de 
San-Giorgio  et  les  Fregosi.  Francesco  dont  le  patrimoine 
s'était  amoindri,  obtint  la  concession  d'un  terrain  à  Ajaccio  : 
il  y  bâtit  une  maison  et  se  fixa  dans  la  nouvelle  cité.  Ses 
descendants,  notaires,  se  livrant  quelque  peu  au  négoce, 
vécurent  avec  honneur,  mais  sans  gloire  jusqu'  «  au  18  bru- 
maire »,  date  à  laquelle  il  plaisait  à  Napoléon  de  fixer  l'ori- 
gine de  la  noblesse  des  Bonaparte. 

Les  ouvrages  récents  :  Sous  le  titre  La  Corse  (1908), 
MM.  Hantz  et  Dupuch  ont  publié  un  petit  abrégé  de  l'his- 
toire de  l'île  exempt  des  erreurs  et  des  anachronismes  que 
j'ai  signalés. 

M,  A.  Ambrosi  a  donné  en  1914  VHistoire  des  Corses  et 
de  leur  civilisation.  L'auteur  n'a  voulu,  dit-il,  que  «  tirer 
parti  des  pièces  d'archives  ou  des  manuscrits  qui,  sur  une 
foule  de  questions,  ont  été  imprimés  ».  —  «  Presque  toutes 
les  sources,  ajoute-t-il,  se  trouvent  dans  le  Bulletin  des 
Sciences  corses.  « 

La  valeur  du  livre  de  M.  Ambrosi  s'affirme  dans  l'étude 
des  temps  modernes  pour  lesquels  l'auteur  est  particuliè- 
rement documenté.  En  effet,  M.  l'abbé  Letteron,  président 
de  la  Société,  qui  dirige  le  Bulletin  depuis  1881,  s'est  appli- 
qué surtout  à  réunir  des  matériaux  pour  l'histoire  du 
xviii^  siècle  qu'il  a  jugé  avec  raison  capable  d'apporter  une 
contribution  plus  large  à  l'histoire  de  la  France.  Le  Bulletin 
est  donc,  pour  cette  période,  riche  en  mémoires  et  en  docu- 
ments de  tout  ordre.  Les  époques  antérieures  par  contre  y 
sont  peu  représentées.  C'est  tout  au  plus  si  dans  les  370  fas- 
cicules déjà  parus  de  ce  précieux  recueil,  on  trouverait  une 
douzaine  d'articles  inédits,  généralement  brefs,  sur  le 
Moyen  Age.  Quoi  qu'il  en  soit  l'œuvre  de  M.  Ambrosi  per- 
met d'apprécier  l'appoint  considérable  apporté  par  la 
Société,  dont  il  est  le  secrétaire,  à  l'historiographie  de  la 
Corse.  Notons  en  outre  la  présentation  raisonnée  du  livre 
où  l'auteur,  agrégé  de  l'Université,  a  fait  preuve  de  grandes 
qualités  didactiques. 

L'histoire  d'après  les  sources  originales.  —  En  1872, 
M.  Francis  Mollard,  depuis  archiviste  départemental  de  la 
Corse,  démontra  la  nécessité  pour  l'île  de  posséder  une  his- 
toire assise  sur  des  bases  plus  solides  que  des  traditions 
dénaturées  par  ceux-là  mêmes  qui  s'étaient  donné  pour 
objet  de  nous  les  transmettre.  Chargé  par  le  Ministère  de 


L  EVOLUTION    DE    L  HISTORIOGRAPHIE    CORSE.  XXVII 

l'Instruction  Publique  d'une  mission  en  Italie,  il  en  rap- 
porta une  moisson  assez  abondante  de  documents  qui  furent 
publiés  en  partie  dans  les  Archives  des  Missions  scientifi- 
ques (1875),  le  Bulletin  historique  et  philologique  (1884)  et 
le  Bulletin  de  la  Société  des  Sciences  historiques  de  la 
6"o/-se(1885). 

Reprenant  en  1893,  sous  les  auspices  du  Ministère  de 
l'Instruction  publique,  l'œuvre  interrompue  de  ^I.  Mollard, 
j'ai  pu  relever  dans  les  différents  fonds  d'archives  italiens, 
français  et  espagnols  les  copies  de  plus  de  2.000  documents 
inédits  (de  960  à  1500)  et  y  recueillir  une  quantité  innom- 
brable d'extraits  relatifs  à  la  Corse  ou  à  des  Corses. 

Les  résultats  de  ces  enquêtes  qui  ont  fait  l'objet  de  plu- 
sieurs mémoires,  ont  été  sommairement  groupés  et  publiés 
en  1908  sous  le  titre  à.' Histoire  de  la  Corse  écrite  pour  la 
première  fois  d'après  les  sources  originales.  On  y  trouve, 
en  tête  de  chaque  chapitre,  la  liste  des  fonds  d'archives  (car- 
tons, registres,  liasses,  etc.),  sources  narratives,  collec- 
tions, recueils  et  ouvrages  qui  ont  servi  à  son  élaboration. 

C.  C.  R. 


HISTOIRE 

DE   CORSE 


LES  ORIGINES 


Les  données  géographiques.  —  Les  découvertes  archéologiques 
et  anthropologiques.  —  La  civilisation  néolithique.  —  La  ques- 
tion des  influences  orientales. 


Un  pays  de  montagnes  dans  la  mer  :  telle  est 
la  Corse,  âpre  et  riante,  qui  tout  à  la  fois  repousse 
et  accueille.  Les  plus  hauts  sommets  se  dressent 
dans  la  partie  médiane  de  Tîle,  sur  le  bord  occi- 
dental d'une  dépression  qui,  de  l'île  Rousse  à  la 
marine  de  Solenzara,  sépare  la  Corse  granitique,  à 
l'Ouest,  et  la  Corse  schisteuse,  à  l'Est.  La  ligne  de 
faîte,  qui  atteint  2.710  mètres  au  monte  Cinto, 
2.625  mètres  au  monte  Rotondo,  n'est  franchie  que 
par  des  cols  {foci  ou  bocclie)  élevés  de  plus  de 
1.000  mètres.  C'est  de  ce  côté  que  la  partie  ancienne 
de  la  Corse  est  le  plus  dinîcilement  accessible.  La 
vaste  conque  granitique  du  Niolo,  d'où  le  Golo  s'é- 
chappe par  des  gorges  sauvages,  abrite  un  peuple 
de  bergers  «  couverts  de  poils  »  qui  ont  gardé,  no- 
tamment dans  la  piève  d'Asco,  les  mœurs  d'autre- 
fois. C'est  une  race  de  travailleurs,  rude  et  vaillante. 
«  Nulle  part,  dit  un  vieux  dicton  corse,  on  ne  travaille 

HISTOIRE   DE   CORSE.  1 


HISTOIRE    ])K    CORSR, 


autant  que  dans  le  Niolo.  »  Entre  les  hautes  vallées 
du  Golo  et  du  Tavignano,  sur  un  seuil  élevé,  Corte 
commande  le  passage  de  l'Ouest  à  l'Est  :  ce  fut,  au 
xviii^  siècle,  le  centre  politique  de  l'île. 

Des  hauteurs  du  Niolo,  que  prolongent  vers  le 
Sud-Est  le  monte  d'Oio,  le  monte  Renoso,  VIncu- 
dine,  descendent  vers  le  Sud-Ouest  une  série  de 
vallées  étroites  et  parallèles  —  Liamone,  Gravona, 
Prunelli,  Taravo,  Rizzanèse  — -  aboutissant  aux 
nombreux  golfes  de  la  côte  occidentale.  Séparées 
par  de  hautes  croupes,  elles  communiquent  malai- 
sément entre  elles  et  certains  «  pays  »  ont  reçu  des 
appellations  distinctes  :  la  verte  Balagne,  au  Sud 
de  Galvi,  —  les  Calanche,  vers  Piana,  où  le  granit 
désagrégé  a  formé  des  accumulations  pittoresques 
de  rochers,  —  la  Cinaica,  «  le  plus  joli  pays  du 
monde  »...  La  mer,  qui  s'ouvre  à  l'ouest,  fut  à  l'ori- 
gine le  seul  lien  entre  les  hommes  :  à  cause  d'elle, 
r  «  Au-delà  des  monts  »  fut  la  partie  la  plus  ancien- 
nement peuplée  de  toute  l'île. 

La  région  plissée,  qui  confine  à  l'Est,  est  beau- 
coup plus  récente.  Son  architecture  est  celle  des 
chaînes  alpines.  Les  vallées  n'offrent  pas  la  même 
régularité  et  le  même  parallélisme  que  celles  de 
l'ouest  :  quelques-unes,  comme  celles  du  Golo  et  du 
Tavignano,  n'ont  pu  établir  leur  profil  actuel  qu'au 
prix  d'énergiques  captures.  En  tous  cas  le  morcel- 
lement n'est  pas  moindre.  Voici  le  Cap,  avec  ses 
«  marines  »,  —  la  «  conque  »  du  Nebbio,  dont  cer- 
taines parties  ont  une  grâce  exquise,  —  la  riante  Ca- 
sinca,  où  les  villages,  tout  blancs,  coifl'ent  les  col- 
lines, —  la  Cast.agniccia,  où  des  pièves  multiples  — 
Rostino,  Ampugnani,  Vallerustie,  Orezza,  Alesani 
—  formèrent  le  réduit  de  l'indépendance  corse,  —  le 
Fium  Ofbo  sauvage  et  sublime. . .  Tel  est  1'  «  En-deçà 
des  monts  »,  où  l'émiettement  territorial  est  éga- 


LES    ORIGINES. 


lement  imposé  par  les  conditions  géographiques. 
Mais,  saut"  à  Bastia  et  dans  quelques  «  marines  » 
privilégiées,  la  côte  est  peu  favorable  à  la  vie  ma- 
ritime :  les  alluvions,  fluvio-glaciaires  ou  bien  mo- 
dernes, ont  créé  deux  plaines,  larges  de  5  à  10  kilo- 
mètres, où  sévit  la  malaria. 

A  l'extrémité  sud,  une  petite  table  de  calcaires 
tertiaires  s'accole  au  massif  ancien  :  c'est  la  région 
de  Bonifacio,  que  les  Corses  mêmes  considèrent 
comme  étant  presque  hors  de  Corse. 

A  travers  cette  variété  il  est  difficile  de  saisir 
l'unité  profonde  qui  fera  l'originalité  du  pays  corse. 
Au  surplus,  les  contrastes  abondent.  La  plaine  fé- 
conde est  délaissée  pour  la  montagne;  c'est  une  île, 
et  il  n'y  a  pas  de  marins  ;  le  relief  invite  au  morcel- 
lement, et  pourtant  il  n'y  a  pas  de  nationalité  plus 
homogène  que  la  nationalité  corse.  Ces  étrangetés 
s'expliquent  par  l'histoire.  Grâce  à  sa  situation  cen- 
trale dans  le  bassin  occidental  de  la  Méditerranée, 
à  la  sûreté  de  ses  mouillages,  la  Corse  a  été  atteinte, 
et  de  très  bonne  heure,  par  les  courants  généraux 
de  commerce  et  d'invasions  qui  ont  contribué  à  mê- 
ler les  races  de  la  Méditerranée  et  de  l'Europe; 
dès  l'antiquité,  elle  tenta  les  convoitises,  elle  devint 
l'arène  de  toutes  les  compétitions,  le  rendez-vous 
de  tous  les  conquistadores.  Histoire  compliquée, 
souvent  tumultueuse,  dont  les  origines  sont,  comme 
il  arrive,  particulièrement  délicates  à  démêler. 

Pour  Sénèque  déjà,  les  temps  anciens  de  la  Corse 
étaient  «  enveloppés  de  ténèbres  »,  et  l'exil  du  phi- 
losophe dans  l'île  qu'il  détesta  si  fort  marqua  long- 
temps le  dernier  fait  précis  jusqu'où  l'on  pouvait 
remonter  sans  faire  aux  hypothèses  une  part  trop 
grande.  Vers  la  fin  du  xvin"  siècle,  l'historien  de  la 
Corse,  Pommereul,  constatant  que  «  l'origine  de  la 


HlSTOir.E    DE    CORSE. 


plupart  des  peuples  est  couverte  d'un  voile  impéné- 
trable »  et  qu'au  surplus  «  l'âge  d'un  peuple  ne 
peut  rien  ajouter  à  sa  gloire  »,  consent  à  rester 
ignorant  par  esprit  philosophique  et  par  raison  cri- 
tique. Les  habitants  de  la  grande  île  méditerra- 
néenne sont-ils  aborigènes  ?  ou  ne  résultent-ils  pas 
plutôt  du  mélange  de  toutes  les  nations  qui  en  ont 
fait  successivement  la  conquête  ?  Peu  importe  :  «  ils 
existent,  ils  ont  existé,  c'est  une  chaîne  de  généra- 
tions dont  on  ne  peut  retrouver  le  premier  chaînon  » . 
Notre  époque  eut  de  plus  indiscrètes  curiosités. 
Le  capitaine  Mathieu  signalait  le  premier,  en  1810, 
dans  les  Mémoires  de  l' Académie  Celtique,  la  pré- 
sence en  Corse  de  monuments  mégalithiques.  Vers 
1840,  Prosper  Mérimée,  inspecteur  général  des  mo- 
numents historiques,  montrait,  au  retour  d'une  mis- 
sion archéologique,  l'intérêt  qu'il  y  aurait  à  ras- 
sembler ((  tous  les  documents,  tous  les  faits  qui 
peuvent  conduire  à  la  connaissance  des  origines  de 
la  Corse  ».  Malheureusement  les  insulaires  répondi- 
rent mal  à  l'appel  qui  leur  était  adressé  et,  soit 
ignorance,  soit  cupidité,  ils  se  montrèrent  mauvais 
gardiens  des  trésors  que  leur  sol  renfermait  en  abon- 
dance. On  vit  des  dolmens  détruits,  des  objets  d'art 
brisés  ou  dispersés.  L'indifférence  de  l'Etat  fit  le 
reste.  Il  y  eut  des  erreurs  commises,  et  nous  ne 
possédons  même  pas  le  relevé  des  milliers  de 
débris  que  la  construction,  sous  le  Second  Empire, 
d'un  canal  d'irrigation  mit  à  jour  dans  la  plaine  de 
Biguglia.  Mais  voici  que  la  Corse  se  prépare,  dans 
de  meilleures  conditions  scientifiques,  à  exhumer 
de  nouveaux  trésors  archéologiques.  Les  deux  lois 
récemment  votées  sur  la  construction  du  chemin  de 
fer  de  Bonifacio  et  sur  l'assainissement  de  la  côte 
orientale  prévoient  de  grands  travaux  de  dessèche- 
ment, de  régularisation  fluviale  et  d'adduction  d'eau 


LES    ORIGINES. 


potable,  qui  vont  bouleverser  une  terre  éminemment 
historique,  faite  avec  la  poussière  de  ses  plus  an- 
ciens monuments. 

En  même  temps,  des  recherches  ont  été  poursui- 
vies dans  d'autres  domaines.  Complétant  les  études 
anthropologiques  de  MM.  Broca,  Fallot,  Jaubert  et 
Mahoudeau,  M.  Pierre  Rocca  a  mensuré  200  indi- 
vidus dans  l'île  préalablement  divisée  en  trois  régions 
distinctes  et  il  a  notamment  porté  ses  investiga- 
tions sur  les  montagnards  du  Niolo,  où  le  type  pri- 
mitif s'est  sans  doute  le  mieux  conservé.  Une  foule 
de  grottes  ont  été  explorées  :  quelques-unes  ont 
abrité  les  hommes  du  néolithique  et  du  hallstattien. 

Quelles  que  soient  les  surprises  que  nous  réser- 
vent des  fouilles  méthodiquement  entreprises  ou 
d'accidentelles  découvertes,  nous  pouvons  dès  à 
présent,  et  sans  crainte  de  généralisation  hasar- 
deuse, classer  les  débris  recueillis  pour  reconsti- 
tuer les  étapes  du  plus  lointain  passé.  L'âge  de  la 
pierre,  l'âge  du  bronze,  l'âge  du  fer  se  sont  suc- 
cédé, ou  se  sont  entremêlés  parfois,  ici  comme  ail- 
leurs. 

Jusqu'à  présent,  aucune  découverte  précise  ne 
permet  de  croire  que  l'homme  paléolithique  a  vécu 
dans  l'île;  mais  la  civilisation  néolithique  s'y  est 
développée  de  bonne  heure.  A  l'exclusion  peut-être 
des  tamuli,  on  rencontre  en  Corse  tous  les  types 
de  monuments  mégalithiques  qui  ont  été  signalés 
en  Bretagne.  Les  dolmens  ou  stazzone  et  les  men- 
hirs [stanlarc  ou  moiuici),  les  alignements  et  les 
cromlechs  y  sont  extrêmement  nombreux,  plus 
nombreux  assurément  que  ne  l'a  écrit  M.  de  Mor- 
tillet. 

L'imagination  populaire  leur  attribue  une  origine 
surnaturelle   :  il  y  a  la  forge  du  diable  [stazzona 


HISTOIRE    DE    COUSE. 


del  diavolo),  la  table  du  péché  [tola  di  u  peccatu), 
la  maison  de  l'ogre  {casa  delVorcd)  et,  quant  aux 
menhirs  du  Rizzanèse,  appelés  il  frate  e  la  suora, 
il  faut  y  voir  les  statues  pétrifiées  d'un  moine  et 
d'une  religieuse  qui  voulaient  fuir  Sartène  pour  ca- 
cher au  loin  leurs  coupables  amours. 

Les  plus  caractéristiques  sont  dans  le  sud  et  ap- 
partiennent à  l'arrondissement  de  Sartène.  Le  dol- 
men de  Fontanaccia  est  le  plus  beau  et  le  mieux 
conservé  :  sept  dalles  supportent  une  table  longue 
de  3"", 40  et  large  de 2™, 90;  la  chambre,  enfoncée  dans 
le  sol  d'environ  40  centimètres,  mesure  intérieure- 
ment 2'^,60  de  long,  l'°,60  de  large  et  r",80de  haut. 
Sur  la  face  supérieure  de  la  table  se  trouvent  trois 
cuvettes  réunies  au  bord  par  des  rigoles  taillées  de 
main  d'homme.  Auprès  de  ce  dolmen,  deux  petits 
menhirs  isolés  sont  cachés  dans  le  maquis.  Au  pied 
du  rocher  de  Caouria,  un  alignement  comprend  32 
menhirs,  dont  26  debout  et  6  renversés.  A  quelque 
distance,  l'alignement  de  Rinaïou  comprend  7  men- 
hirs rangés  en  ligne  droite.  Citons  encore  le  menhir 
de  Vaccil  Vecchio,  véritable  colonne  de  S'", 20  de 
haut,  celui  de  Capo  di  Luogo,  plus  large  au  sommet 
qu'à  la  base,  les  blocs  de  la  vallée  du  Taravo  dont 
la  longueur  dépasse  4  mètres,  etc. 

Le  groupe  septentrional,  qui  occupe  une  portion 
de  l'arrondissement  de  Bastia  et  s'étend  jusque  sur 
celui  de  Calvi,  est  beaucoup  moins  riche  et  moins 
intéressant.  Les  principaux  menhirs  sont  à  Lama  et 
les  dolmens  du  monte  Rivinco  sont  curieusement 
composés  de  dalles  de  gneiss. 

Des  cimes  de  Gagna,  escarpées  sur  le  ciel,  se  dé- 
tache une  ébauche  gigantesque  de  statue  d'homme 
que  l'on  découvre  de  très  loin.  Est-elle  due  au  ca- 
price de  la  nature?  Doit-on  la  rapprocher  de  celle 
d'Appricciani,   à  Sagone,   qui  semble  l'œuvre  ina- 


LES    OniGINES. 


chevée  d'un  artiste?  Celle-ci  est  une  tète  de  géant, 
posée  sur  un  piédestal,  haut  de  2  mètres  environ, 
Mérimée  la  prit  pour  une  idole  ;  Renan  la  mentionne 
dans  sa  Mission  de  Phcnicie,  sur  les  indications  du 
baron  Aucapitaine,  comme  un  couvercle  de  sarco- 
phage phénicien;  ce  ne  serait,  d'après  M.  Michon, 
qu'un  menhir  sculpté. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  certain  que  les  traces  de 
travail  humain  sont  rares  sur  les  dolmens  et  les 
menhirs.  Pour  juger  ce  que  fut  la  «  civilisation  » 
des  néolithiques,  il  convient  d'examiner  leur  outil- 
lage qui  fut,  ici  comme  sur  le  continent,  très  perfec- 
tionné. Haches  de  pierre  polie,  pointes  de  flèches, 
racloirs,  couteaux,  débris  de  poteries,  percuteurs, 
broyeurs,  polissoirs,  etc.,  une  série  d'objets  dont  le 
fini  remarquable  témoigne  de  la  patience  et  de  l'ha- 
bileté des  ouvriers,  ont  été  retrouvés  en  Balagne, 
près  de  Bonifacio,  à  Vizzavona,  ailleurs  encore. 

Les  découvertes  de  iM.  Simonetti-Malaspina  en 
Balagne  ont  une  importance  particulière.  Sur  le 
territoire  de  Ville-di-Paraso,  à  2  kilomètres  environ 
du  village  et  à  8  kilomètres  de  la  mer,  se  trouvent 
les  ruines  d'une  ancienne  cité  :  les  vestiges  du  mur 
d'enceinte  sont  encore  très  apparents  ;  sur  une  sur- 
face de  plus  50  hectares,  le  sol  est  couvert  de  débris 
de  poteries  ;  on  a  recueilli  en  cet  endroit  des  mar- 
teaux, des  polissoirs,  des  fragments  de  vases  en 
porphyre  et  surtout  une  quantité  considérable  de 
petits  moulins  à  moudre  le  blé.  On  y  a  trouvé  —  on 
y  trouve  encore —  beaucoup  de  pointes  de  llèches  en 
silex  noir  du  pays.  —  Dans  d'autres  régions,  les  ou- 
vriers se  servent  de  serpentine,  de  quartz  ou  môme 
de  diorite.  Près  de  Bonifacio,  le  commandant  Ferton 
a  relevé  de  nombreux  débris  d'obsidienne  provenant 
probablement  do  Sardaign(î  :  de  bonne  heure  des 
échanges  durent  avoir  lieu  entre  les  deux  grandes 


HISTOIUE    DK    CORSE. 


îles  de  la  Méditerranée  Occidentale.  Une  même  race 
peuplait  la  Sardaigne  et  la  Corse  :  celle  des  Ibères 
et  des  Ligures.  Tels  sont  en  effet  les  peuples  que  l'on 
retrouve  partout  à  l'arrière-plan  de  la  civilisation 
dans  la  Méditerranée  Occidentale  ;  ils  paraissent 
avoir  joué  le  même  rôle  que  les  Pélasges  dans  la 
Méditerranée  Orientale,  ils  sont  «  le  peuple  r  »  de 
l'antiquité. 

L'homme  néolithique  de  Bonifacio  trouvait  un 
asile  dans  les  nombreux  abris  sous  roche  de  la  ré- 
gion; il  se  nourrissait  des  produits  de  la  chasse  et 
de  la  pêche,  principalement  de  coquillages  marins 
et  du  lagomys  corsicaniis,  petit  lièvre  de  la  gros- 
seur d'un  rat,  aujourd'hui  disparu.  Il  ne  dédaignait 
pas  l'art  de  plaire,  se  parant  de  colliers  ou  de  brace- 
lets de  coquilles,  et  se  teignait  le  corps.  Quand  il 
mourait,  on  pliait  le  cadavre  dans  la  position  de 
l'homme  accroupi  et  on  l'inhumait  avec  des  vivres 
et  des  outils. 

Grâce  à  des  découvertes  récentes,  l'âge  du  bronze 
commence  à  être  représenté  en  Corse  par  des  spéci- 
mens assez  nombreux,  provenant  surtout  de  la  Ba- 
iagne.  Quant  à  la  civilisation  des  armes  de  fer,  elle 
s'est  véritablement  épanouie.  C'est  à  elle  que  l'on 
doit  les  riches  sépultures  qui,  à  Prunelli  di  Casac- 
coni  et  surtout  à  Cagnano,  près  de  Luri,  ont  livré, 
avec  de  remarquables  débris  de  squelettes,  une  foule 
de  bijoux  et  d'ustensiles  :  fibules,  bracelets,  agrafes, 
creusets  pour  fondre  le  métal,  perles  en  pâte  de 
verre,  boutons  et  appliques  en  or,  peignes,  chaî- 
nettes et  pinces  épilatoires,  manches  de  poignards 
hallstattiens. 

Quelle  est  l'origine  de  ces  objets,  dont  quelques- 
uns  révèlent  une  fabrication  délicate?  Y  avait-il 
dans  l'île  des  fondeurs  de  bronze  établis  à  demeure  ? 
Doit-on,  au  contraire,  reconnaître  ici  l'œuvre  des 


Lu  'l'olir  (lilc  (Ir   Scllr(|||( 

IM.  I.-^  C.itsi:. 


Tcilirilf  (iriscioiic.  [Sitrs  ri  Moini/iu-ii/.<  <lii  T.  (  .  /'.) 


LES    ORIGINES. 


Tsiganes,  ces  métallurgistes  ambulants,  à  la  fois 
fondeurs  et  habiles  marteleurs,  dont  le  nom  a  été 
donné  à  la  première  période  du  bronze  ?  Ils  ache- 
taient aux  habitants  leurs  objets  hors  d'usage  et, 
quand  ils  en  possédaient  une  certaine  quantité, 
procédaient  à  leur  refonte  à  l'aide  de  moules  et 
de  creusets  qu'ils  portaient  avec  eux.  Souvent,  le 
poids  de  leur  collecte  journalière  étant  trop  lourd, 
ils  la  cachaient  dans  un  endroit  plus  ou  moins  bien 
repéré.  Faut-il  tout  simplement,  rapprochant  les 
pièces  trouvées  en  Corse  des  débris  exhumés  à  Vil- 
lanova  et  à  Bologne,  leur  attribuer  une  provenance 
étrusque?  L'hypothèse  est  tentante  et  c'est  vers 
elle  que  penche  M.  Letteron,  le  dernier  historien 
de  la  Corse  primitive. 

Pourtant  il  faut  bien  reconnaître  que  la  civilisa- 
tion de  Cagnano  est  analogue  non  pas  seulement  à 
celle  qui  s'est  développée  dans  le  centre  de  l'Italie, 
mais  encore  au  Caucase  et  dans  la  vallée  du  Danube. 
Les  influences  civilisatrices  sont  peut-être  venues  de 
plus  loin  :  il  y  a  eu,  à  partir  du  néolithique,  une 
communication  entre  l'Orient  et  l'Occident  et  une 
influence  du  premier  sur  le  second.  Mais  il  ne  faudra 
rien  exagérer.  En  cette  matière  comme  en  beaucoup 
d'autres,  il  est  diflicile  de  faire  les  parts  de  l'indigène 
et  de  l'exotique  :  trop  de  détails  restent  inconnus. 
Tout  ce  qu'on  peut  faire  est  de  peser  ceux  dont  on 
dispose,  sans  trop  conclure,  car  demain  il  en  peut 
surgir  de  nouveaux  qui  remettent  tout  en  question. 


II 

LA    «  DÉCOUVERTE  »  DE  LA  CORSE 

Légendes  éponymes.  —  La  colonisation  phénicienne., —  Les  Pho- 
céens et  les  premiers  marchés  permanents.  —  Étrusques  et 
Carthaginois. 

La  Corse  n'entre  vraiment  dans  l'histoire  qu'au 
vi^  siècle,  avec  l'arrivée  des  Phocéens  fugitifs  :  ce 
sont  eux  qui  ont  définitivement  «  découvert  »  la 
Corse  et  inauguré  une  colonisation  qui  se  poursui- 
vra désormais  sans  arrêt. 

Avant  eux,  sans  doute,  il  y  a  eu  des  établisse- 
ments commerciaux  et  des  tentatives  de  peuplement. 
Ibères,  Ligures,  Phéniciens  sont  entrés,  pour  une 
part  difficile  à  déterminer,  en  relations  avec  les 
hommes  qui  habitaient  la  Corse  dès  l'époque  des 
dolmens  et  qui  étaient  peut-être  —  du  moins  pour 
les  Ligures  —  des  hommes  de  leur  race.  De  vieux 
auteurs  l'assurent  et,  dans  la  légende  qu'ils  nous 
ont  transmise,  une  réalité  précise  apparaît  sans 
doute.  Une  femme  de  la  côte  de  Ligurie,  voyant 
une  génisse  s'éloigner  à  la  nage  et  revenir  fort 
grasse,  s'avisa  de  suivre  l'animal  dans  son  étrange 
et  longue  course.  Sur  le  récit  qu'elle  fit  de  la  terre 
inconnue  qu'elle  venait  de  découvrir,  les  Liguriens 
y  firent  passer  beaucoup  de  leurs  compagnons.  Cette 
femme  s'appelait  Corsa,  d'où  vint  le  nom  de  Corse. 
C'e«t  la  légende  éponyme  que  nous  retrouvons  à 
Torigine  de  toutes  les  cités  antiques  ;  mais  elle  est 


LA    «    DECOUVERTE    »    DE    LA    CORSE.  U 

de  formation  récente,  car  le  premier  nom  de  l'île 
est  Cyrnos  et  non  pas  Corsica. 

La  difficulté  n'était  point  pour  embarrasser  les 
vieux  chroniqueurs,  grands  amateurs  de  merveil- 
leux et  habitués  à  ne  douter  de  rien.  Il  y  a  d'autres 
légendes,  et  plus  prestigieuses,  sinon  moins  fantai- 
sistes. Un  fils  d'Héraclès,  Cyrnos,  aurait  colonisé  la 
Corse  en  lui  donnant  son  nom.  Giovanni  délia  Grossa 
croit  que  la  Corse  a  été  peuplée  par  un  chevalier 
troyen,  appelé  Corso  ou  Cor,  et  une  nièce  de  Didon, 
nommée  Sien,  que  Corso  a  bâti  les  villes  de  l'île  et 
leur  a  donné  les  noms  de  ses  fds  et  de  son  neveu, 
Aiazzo,  Alero,  Marino,  Nebbino.  C'est  ainsi  que  la 
Grande-Bretaorne  a  eu  son  Brut,  la  France  son  Fran- 
CHS  et  que  la  Corse  a  son  Corso,  neveu  d'Enée. 

Faut-il  parler  d'une  colonisation  phénicienne  en 
Corse?  La  chose  est  vraisemblable,  mais  l'on  sait 
assez  ce  qu'il  faut  entendre  par  ce  mot.  Les  Phéni- 
ciens ont  su  les  premiers  jouer  le  rôle  fructueux 
d'intermédiaires  et  de  courtiers  entre  les  diverses 
parties  du  monde  méditerranéen;  mais  ils  n'ont 
jamais  entendu  s'installer  à  demeure  sur  une  terre 
étrangère.  Après  une  navigation  lente  le  long  des 
côtes,  ils  abordaient  dans  les  îles  ou  sur  les  promon- 
toires, échouaient  leurs  navires  sur  le  sable  et,  de 
marins  devenus  marchands,  étalaient  leur  pacotille 
sur  la  place  publique.  La  foule  se  pressait  autour  de 
ces  hommes  «  aux  beaux  discours  »,  ainsi  que  les 
appellent  les  poèmes  homériques,  de  ces  hommes 
qui  savent  tromper.  Les  femmes  soupesaient  les  bi- 
joux d'or  fabriqués  à  Memphis  ou  à  Babylone,  les 
statuettes  de  dieux,  en  l)ronze  ou  en  terre  cuite,  les 
coupes  de  verre  aux  rellcts  chatoyants  dont  les  Phé- 
niciens avaient  appris  la  fabrication  en  Egypte.  On 
regardait  aussi,  et  ce  n'était  pas  ce  qui  excitait  le 


1'^  HISTOIRE    UE    CORSE. 

moindre  étonnement,  les  marchands  étrangers  tra- 
cer sur  le  papyrus  des  signes  bizarres  qui  permet- 
taient de  noter  à  tout  jamais,  au  moyen  d'une  tren- 
taine de  signes,  tous  les  sons  de  la  voix  humaine... 
Des  jours  et  des  mois  se  succédaient  ainsi  ;  puis,  un 
jour,  les  étrangers  disparaissaient,  après  avoir  en- 
tassé dans  leurs  navires  aux  lianes  ronds  les  peaux 
de  bêtes,  la  cire  et  le  miel,  —  marchandises  que 
le  troc  avait  mises  en  leur  possession,  —  souvent 
aussi  les  jeunes  gens  et  les  jeunes  filles  qu'ils  ven- 
daient comme  esclaves.  Et  les  marchands  repre- 
naient la  mer,  voguant  vers  d'autres  régions,  bal- 
lottés d'ile  en  île. 

Ainsi  abordèrent-ils  aux  rivages  de  Corse  et 
peut-être  faut-il  voir  dans  le  nom  de  l'île  une  ra- 
cine phénicienne  :  Kir,  Keras,  l'île  des  promon- 
toires. Héraclès,  le  Melkart  phénicien,  dont  le  culte 
sert  à  marquer  les  principales  étapes  des  marins 
de  Tyr  et  de  Sidon,  ne  vint  pas  en  Corse,  mais  la 
légende  y  fait  débarquer  son  fils  Cyrnos.  Peut-être 
n'y  a-t-il  eu  qu'une  colonisation  essaimée  de  Car- 
thage,  à  une  époque  beaucoup  plus  récente. 

Au  surplus,  quand  les  Phéniciens  auraient  vrai- 
ment découvert  la  Corse,  il  n'y  aurait  pas  lieu  d'in- 
sister. Très  jaloux  de  conserver  autant  que  possible 
le  monopole  du  commerce,  ils  ont  gardé  pour  eux 
les  renseignements  qu'ils  avaient  pu  obtenir.  De 
plus  ils  n'ont  pas  pénétré  dans  l'intérieur  du  pays; 
leurs  comptoirs,  établis  temporairement  à  l'extré- 
mité des  promontoires,  ne  s'animaient  qu'à  de  rares 
intervalles,  et  les  peuplades  insulaires  ne  s'unirent 
point  aux  Phéniciens  par  des  relations  régulières. 
Ces  peuplades  vivaient  retranchées  sur  les  monta- 
gnes, dans  un  état  de  demi-sauvagerie,  pendant 
que  les  écumeurs  de  la  Méditerranée  s'établis- 
saient tour  à  tour  sur  les  côtes,  dans   un  chassé- 


LA    «    DECOUVERTE    »    DE    LA    CORSE.  13 

croisé  furieux  dont  le  pays  faisait  tous   les  frais. 

Enfin  les  Phocéens  vinrent,  et  avec  eux  les  pre- 
miers marchés  permanents.  A  Tétroit  dans  un  terri- 
toire peu  fertile  de  l'Asie  Mineure,  ils  cherchèrent 
dès  la  fin  du  vu®  siècle  à  s'établir  au  dehors  ;  mais 
dans  tout  l'Orient  méditerranéen  la  place  était  prise. 
Ils  se  tournèrent  vers  les  régions  plus  lointaines  et, 
montés  sur  des  vaisseaux  étroits  et  rapides  que 
50  rameurs  faisaient  glisser  sur  les  flots,  ils  se 
dirigèrent  vers  le  Far  West  de  l'ancien  monde. 
Equipés  pour  les  batailles  navales  comme  pour  le 
commerce  et  la  piraterie,  ils  allèrent  jusqu'au  pays 
de  Tartessos,  riche  en  métaux,  où  le  roi  Argan- 
thoniosles  reçut  amicalement  et  leur  offrit  un  asile. 
Mais  ils  furent  obligés  de  fuir  sous  la  menace  des 
Carthaginois,  —  telle  est  du  moins  la  très  vraisem- 
blable hypothèse  formulée  par  M.  Jullian  ;  ils  re- 
commencèrent à  longer  les  côtes,  ils  s'arrêtèrent 
à  Rome,  et  même,  s'il  faut  en  croire  Trogue-Pompée, 
signèrent  un  pacte  d'amitié  avec  le  premier  Tar- 
quin.  A  force  d'errer,  ils  découvrirent  la  rade  de 
Marseille,  spacieuse  et  bien  abritée,  sous  un  ciel  qui 
rappelait  celui  de  Grèce  :  ils  s'y  fixèrent  vers  l'an  600. 

Mais  ils  restaient  en  relations  suivies  avec  la 
métropole,  et  les  Phocéens  d'Asie  considérèrent 
Marseille  comme  un  point  d'appui  pour  organiser 
dans  la  Méditerranée  occidcuialo  un  grand  empire 
maritime,  une  véritable  thalassocratie.  Entre  l'em- 
bouchure du  Rhône  et  le  détroit  de  Gibraltar,  on 
les  voit  s'installer  au  débouché  de  toutes  les  val- 
lées, ils  bâtissent  Mainaké  (Malaga).  Vers  aGi,  en- 
fin, ils  arrivent  en  Corse  et  fondent  Alalia  (Alcria) 
«  pour  obéir  à  un  oracle  »,  dans  une  position  re- 
marquable, au  centre  de  la  vaste  plaine  orientale, 
au   débouché    du  Tavignano.   De  là  ils  pouvaient 


14  HlSTOUiE    DE    COltSE. 

surveiller  toute  la  côte  étrusque,  l'île  d'Elbe,  dont 
les  ruines  de  fer  pouvaient  compenser  celles  du  pays 
de  Tartessos,  la  vallée  du  Tibre  et  la  puissante  cité 
d'Agylla  (Cervetro)  qui  avait  des  sommes  considé- 
rables déposées  dans  le  trésor  de  Delphes.  A  quel- 
ques kilomètres  d'Alalia,  l'étang  de  Diana  pouvait 
abriter  une  flotte  de  commerce  et  se  prêter  aux 
évolutions  d'une  flotte  de  guerre.  Ainsi  commençait 
à  se  dessiner  un  Empire  grec  dans  la  Méditerranée 
occidentale. 

Alalia  grandissait  lentement,  des  temples  s'éle- 
vaient et  l'œuvre  de  colonisation  se  poursuivait 
lorsque  les  malheurs  survenus  à  la  métropole  vin- 
rent lui  donner  un  essor  définitif.  Vers  540  Phocée 
fut  assiégée  par  Harpage,  lieutenant  de  Cjrus. 
Plutôt  que  de  se  soumettre  au  joug  des  Perses,  les 
Phocéens,  voyant  qu'une  longue  résistance  était 
impossible,  s'embarquèrent  avec  leurs  femmes,  leurs 
entants  et  tous  leurs  trésors  et  ils  allèrent  demander 
aux  habitants  de  Chio  de  leur  vendre  les  îles  Œnusses. 
Ceux-ci  refusèrent,  «  dans  la  crainte,  écrit  Héro- 
dote, que  les  nouveaux  venus  n'y  attirassent  le 
commerce  à  leur  détriment  ».  Los  Phocéens  remi- 
rent à  la  voile  pour  gagner  la  Corse  et  arrivèrent 
grossir  les  rangs  des  premiers  colons  d'Alalia. 

Actifs,  industrieux,  ils  développèrent  la  prospé- 
rité de  la  colonie  primitive.  Hérodote  nous  dit  qu'ils 
élevèrent  des  temples  et  qu'ils  ravageaient  et  pil- 
laient tous  leurs  voisins.  Qu'en  faut-il  conclure, 
sinon  qu'ils  ont  l'intention  de  s'établir  définitive- 
ment et  d'agrandir  leur  territoire  ?  Leur  ambition 
croît  avec  les  succès,  des  relations  commerciales  et 
politiques  suivies  unissent  les  Phocéens  de  la  Mé- 
diterranée Occidentale,  dont  la  puissance  maritime 
est  devenue  considérable.  Mais  la  ville  d'Alalia  ne 
devait  pas  connaître  une  splendeur  plus  grande  et, 


LA    «    DKCOUVEUTE    »    DE    LA    CORSE.  15 

moins  de  cinq  ans  après  Farrivée  des  Phocéens  d'A- 
sie, elle  succombait  sous  les  coups  de  ses  ennemis. 
L'apparition  de  ces  étrangers,  qui  venaient  s'im- 
planter au  cœur  de  la  mer  Tyrrhénienne,  tout  près 
de  l'Italie  et  de  la  Sardaigne,  également  le  long  des 
côtes  espagnoles,  détermina  les  Carthaginois  et  les 
Etrusques  à   se  coaliser  contre  eux.   Ici  se  mani- 
feste l'hostilité    constante  de  Garthage  contre  les 
Grecs  :  antagonisme  de  races,  peut-être,  mais  sur- 
tout rivalité  économique.  Une  grande  bataille  na- 
vale  s'engagea  dans    les  eaux  de    Sardaigne,    en 
face  d'Alalia.  Les  Phocéens,  que  leurs  compatriotes 
de  Marseille  étaient  venus  renforcer,  remportèrent 
la  victoire,  car  ils    avaient  réussi  à   empêcher  le 
débarquement   des  alliés  ;    mais  ils   avaient  perdu 
quarante  vaisseaux,  et  vingt  autres  étaient  hors  de 
service,  les  éperons  ayant  été  faussés.  Ils  rentrèrent 
à  Alalia  et,  prenant  avec  eux  leurs  femmes,  leurs 
enfants  et  tout  ce  qu'ils  purent  emporter  du  reste 
de  leurs  biens,  ils  abandonnèrent  définitivement  la 
Corse  et  refluèrent  vers  Marseille  (535). 

La  chute  de  la  thalassocratie  phocéenne  laissait 
la  Corse  au  pouvoir  des  Etrusques  dont  la  domi- 
nation s'étendit  à  nouveau  sur  toutes  les  rives  de 
la  mer  Tyrrhénienne,  véritable  lac  étrusque.  «  Maî- 
tres de  la  mer  »,  écrit  Diodore  de  Sicile,  ils  s'ap- 
proprièrent les  îles  intermédiaires  et  établirent  so- 
lidement leur  pouvoir  en  Corse  :  ils  fondèrent  Nicée 
et  exigèrent  des  habitants  un  tribut  de  miel,  de 
cire,  de  bois  de  construction  et  d'esclaves. 

Pourtant  la  puissance  de  la  confédération  étrus- 
que touchait  déjà  à  son  déclin  et  se  resserrait  de 
plus  en  plus  dans  l'Italie  Centrale.  Obligés  de  faire 
face  au  péril  gaulois,  vaincus  devant  Cumes  par 
Iliéron  de  Syracuse,  ils  durent  renoncer  aux  grandes 


16  HISTOIRE    DE    CORSE. 

expéditions  maritimes.  Du  moins  continuaient-ils 
à  se  livrer  à  la  piraterie,  se  faisant  corsaires  et  pil- 
lant les  vaisseaux  étrangers  qui  naviguaient  dans 
la  mer  Tyrrhénienne.  Il  fallut  que  le  général  syra- 
cusain  Apelles  entreprît  une  expédition  en  Corse 
d'où  les  Etrusques  partaient  pour  leurs  incursions 
et  où  ils  apportaient  leur  butin.  Les  Syracusains 
abordèrent,  selon  toute  vraisemblance,  dans  le  midi 
de  l'île  et,  pendant  que  leurs  soldats  portaient  le 
ravage  dans  l'intérieur,  leur  flotte  s'abritait  dans 
\e portas  Syracusanus,  qui  est,  suivant  les  anciens 
géographes,  Bonifacio,  Santa-Manzaou  Porto-Vec- 
chio. 

A  mesure  que  la  confédération  étrusque  voyait 
s'affaiblir  sa  puissance,  elle  dut  concentrer  peu  à 
peu  toutes  ses  forces  dans  la  péninsule  et  abandon- 
ner les  établissements  qu'elle  possédait  dans  les  îles 
voisines.  Les  Carthaginois,  au  contraire,  délivrés 
sur  mer  de  leurs  rivaux  redoutables,  prenaient  pied 
dans  toutes  les  îles  de  la  mer  de  Sardaigne  et  de  la 
mer  d'Etrurie.  L'inexpérience  des  Romains,  long- 
temps ignorants  dans  l'art  de  la  navigation,  leur 
laissait  d'ailleurs  le  champ  complètement  libre. 
Pendant  deux  siècles  ils  purent  Jouir  en  paix  de  la 
possession  des  îles  voisines  de  l'Italie. 

A  quel  système  de  gouvernement  la  Corse  fut- 
elle  alors  soumise?  On  ne  saurait  le  dire.  Carthage 
conquérait  pour  exploiter,  et  son  Sénat  ne  se  sou- 
ciait guère  d'organiser  fortement  sa  conquête  comme 
faisait  celui  de  Rome.  Il  songeait  avant  tout  à  fon- 
der sur  les  côtes  des  comptoirs  commerciaux,  à 
exploiter  les  mines  et  à  prélever  des  tributs  sur  les 
peuples  soumis,  dont  il  avait  fait  au  préalable 
démanteler  les  places  fortes.  Les  Corses,  à  vrai 
dire,  ne  s'étaient  jamais  soumis,  pas  plus  aux  Car- 
thaginois qu'aux  Etrusques  :   réfugiés  dans  l'inté- 


LA    «    DECOUVERTE    »     DE    LA    CORSE.  17 

rieur  de  l'île,  ils  résistaient  au  milieu  des  rocs 
inaccessibles  où  ils  s'étaient  retranchés.  Les  maî- 
tres de  la  mer  pouvaient  occuper  les  côtes,  ruiner 
les  comptoirs,  installer  des  garnisons  :  ils  ne  pou- 
vaient avoir  raison  de  ce  peuple  indomptable  et 
fier,  «  dont  les  esclaves  ne  sont  pas  aptes,  à  cause 
de  leur  caractère  naturel,  aux  mêmes  travaux  que 
les  autres  esclaves  ».  Diodore  de  Sicile,  qui  fait 
cette  observation,  constate  également  que  l'île  est 
montagneuse  et  couverte  de  bois  touffus  :  les  «  Afri- 
cains »  n'avaient  jamais  songé  à  la  conquérir. 

En  dépit  de  sa  belle  apparence,  l'empire  cartha- 
ginois n'était  donc  point  solide.  C'était^  le  colosse 
d'airain  aux  pieds  d'argile  dont  parle  l'Ecriture.  Il 
s'effondra  dès  qu'il  fut  attaqué  par  un  ennemi  puis- 
sant et  déterminé. 

Cet  ennemi,  ce  fut  le  peuple  romain.  11  allait  con- 
quérir la  Corse  et  la  marquer  de  son  empreinte. 


HISTOIRE   DE  CORSE. 


III 

LA  CORSE  ROMAINE  (1) 


La  conquête.    —  La  paix  romaine]  :  l'organisation  militaire   et 
administrative .  —  Débuts  du  christianisme. 


Tant  que  les  Romains  avaient  fait  la  guerre  aux 
Étrusques  et  aux  Gr^cs  d'Italie,  les  Carthaginois  ne 
s'étaient  pas  inquiétés  de  leurs  victoires  et  y  avaient 
même  applaudi.  Ils  avaient  fait  plus.  En  509,  ils 
avaient  signé  avec  les  Romains  un  traité  d'alliance 
et  de  commerce,  et,  pendant  la  guerre  de  Tarente, 
ils  leur  avaient  offert  des  secours,  qui  furent  d'ail- 
leurs refusés.  Mais  du  jour  où  Rome  posséda 
l'Italie  continentale,  elle  fut  bientôt  entraînée  à  de 
nouvelles  conquêtes.  En  264,  la  possession  de  la 
Sicile  mit  Rome  aux  prises  avec  Carthage  et  ce  fut 
le  duel  d'un  siècle  qu'on  appelle  les  guerres  puniques. 
Lutte  de  races,  peut-être,  mais  surtout  rivalité 
d'intérêts  :  les  événements  de  Corse  le  prouvent 
bien. 

Dans  le  système  politique  que  les  Phocéens 
avaient  une  première  fois  élaboré  et  tenté  de  réali- 
ser, la  Corse  était  un  des  éléments  essentiels  :  elle 
demeure  un   des  points   d'appui  de  l'impérialisme 

(1)  Abbé  Letterok.  Notice  historique  sur  Vile  de  Corse  depuis 
V origine  jusqu'à  l'établissement  de  l'Empire  romain,  dans  \e  Bulle- 
tin (1911),  pp.  30,  34,  36,  39,  45,  48,  etc.  —  LORENZI  DE  Bradi.  L'art 
antique  en  Corse  (Paris,  1900). 


LA.    CORSE    ROMAINE.  19 

romain  à  ses  débuts.  Si  la  puissance  qui  venait 
d'établir  sa  domination  sur  toute  l'Italie  voulait 
être  maîtresse  de  la  mer,  elle  devait  faire  rentrer 
la  Corse  sous  son  hégémonie  pour  ne  pas  avoir 
sur  son  flanc  une  menace  constante  et  un  obstacle  à 
ses  progrès. 

Nécessités  stratégiques,  nécessités  économiques 
aussi.  Par  la  fertilité  de  sa  plaine  orientale,  vérita- 
ble grenier  à  blé,  par  l'abondance  de  ses  forêts, 
peut-être  aussi  par  la  richesse  présumée  de  ses 
mines,  la  Corse  devait  tenter  les  convoitises  romai- 
nes. 

Mais  la  conquête  fut  extrêmement  pénible  ;  véri- 
table guerre  de  Cent  Ans  (260-l()2)  aux  victoires 
précaires,  aux  trêves  incessamment  rompues,  aux 
révoltes  toujours  renaissantes,  guerre  d'escarmou- 
ches, plutôt  que  grande  guerre,  et  qui  ne  nécessita 
pas  moins  de  dix  expéditions. 

Quand  le  consul  Duillius  eut  battu  près  de  Myles 
la  Hotte  carthaginoise  (260),  la  Corse  ressentit  le 
contre-coup  de  cette  victoire.  Le  consul  L.  Cornélius 
Scipion,  collègue  de  Duillius,  poursuivit  les  vais- 
seaux fugitifs  jusqu'en  Sardaigne,  les  détruisit  et, 
après  d'heureux  combats  dans  cette  île,  passa  en 
Corse.  Il  eut  à  lutter  contre  les  habitants  et  contre 
Hannon,  général  des  Carthaginois;  Alalia,  qui 
s'était  relevée  de  ses  ruines  et  qui  avait  été  entourée 
de  remparts,  fut  le  centre  de  la  résistance  insulaire  : 
elle  dut  se  rendre  après  un  siège  mémorable  dont 
il  est  fait  une  mention  toute  spéciale  dans  l'inscrip- 
tion funéraire  du  vainqueur.  Mais,  une  fois  la  cita- 
delle prise,  Fîle  n'était  point  soumise.  Avec  le  miel, 
la  châtaigne  et  le  lait  de  leurs  chèvres,  les  gens 
de  la  montagne  pouvaient  tenir  longtemps,  empêcher 
tout  envahisseur  de  dépasser  la  plaine  orientale  et 
l'inquiéter  sans  cesse  en  descendant  brûler  les  mois- 


HISTOinE    DE    COUSE. 


sons,  abattre  les  maisons,  sauvages  razzias  que  la 
nature  du  pays  rendait  faciles...  Rome  s'en  rendit 
compte,  et  n'insista  pas.  Et  quand  les  Carthaginois 
vaincus  durent  signer  le  traité  de  241,  ils  abandon- 
naient bien  la  Sicile  et  l'Italie;  mais  il  n'était  pas 
question  de  la  Corse,  dont  ils  restaient  les  posses- 
seurs. 

Rome  semble  avoir  usé  ici  —  et  dès  le  premier 
jour  —  de  sa  tactique  habituelle  :  profiter  des  divi- 
sions existantes,  en  créer  de  nouvelles,  apparaître 
au  moment  opportun  comme  l'arbitre  des  conflits, 
être  celle  que  l'on  implore  et  qui  dicte  ses  condi- 
tions. Ne  pouvait-on  séparer  la  cause  insulaire  de 
la  cause  carthaginoise  et,  dès  les  premiers  symptô- 
mes de  mécontentement,  se  présenter  comme  les 
alliés  nécessaires,  comme  les  libérateurs? 

Précisément  la  guerre  des  mercenaires  suscitait 
à  Carthageles  plus  graves  embarras.  Il  fallait  multi- 
plier les  levées  d'hommes,  faire  rentrer  les  impôts 
avec  rigueur.  Les  Romains  crurent  l'instant  favora- 
ble et,  en  238,  Tib.  Sempronius  Gracchus  occupait 
la  Corse  —  et  aussi  la  Sardaigne  —  au  mépris  du 
traité  de  241.  Mais  les  Corses  n'admirent  point  les 
maîtres  qui  s'imposaient  à  eux.  Les  consuls  Licinius 
Varus  en  236,  Sp.  Corviliusen  234,  établissent,  «  non 
sans  peine»,  une  tranquillité  superficielle.  Quand 
en  232  les  Carthaginois  reçoivent,  par  un  ultimatum 
impérieux,  l'ordre  d'évacuer  toutes  les  îles,  «  attendu 
qu'elles  appartiennent  aux  Romains  »,  les  consuls 
M.  Malleolus  et  M.  ^milius  peuvent  bien  rapporter 
de  Sicile  un  riche  butin;  mais,  ayant  abordé  sur  les 
côtes  de  Corse,  ils  sont  assaillis  et  dépouillés  par 
les  habitants.  L'année  suivante,  le  consul  C.  Papi- 
rius  Maso  refoule  les  insulaires  dans  la  montagne, 
mais  il  ne  peut  aller  plus  loin.  Certes  il  est  difficile 
de  déterminer,  en  l'absence  de  documents  contem- 


LA  CORSE  romaim:.  21 

porains  et  dans  la  brièveté  des  textes  d'époque  pos- 
térieure, quelle  est  la  part  des  instigations  cartha- 
ginoises dans  la  résistance  des  Corses  à  la  domination 
romaine.  Cette  part  est  évidemment  très  grande; 
mais  Fexistence  d'un  sentiment  proprement  corse 
n'est  pas  douteux.  Obscurément  l'idée  d'une  nationa- 
lité indépendante  apparaît  chez  ces  peuples  qui 
résultent  déjà  de  tant  de  mélanges  mais  chez  qui,  en 
face  des  mêmes  dangers,  une  âme  commune  est  née. 

La  Corse  fut  soumise  au  régime  provincial  dès 
227  :  c'est  à  cette  date  que  le  nombre  des  préteurs 
fut  porté  de  deux  à  quatre  pour  gouverner  d'une 
part  la  Sicile,  et,  d'autre  part,  la  Sardaigne  (d'où  dé- 
pendait la  Corse).  Mais  l'ordre  ne  règne  pas.  En 
vain  le  consul  Cn.  Servilius  Geminus  fait-il  en  217 
le  tour  de  la  Corse  avec  cent  vingt  vaisseaux,  forti- 
fiant les  côtes  et  exigeant  des  otages;  en  vain 
place-t-on  deux  légions  à  la  disposition  des  pré- 
teurs —  parmi  lesquels  il  faut  citer  M.  Porcins  Cato 
et  l'annaliste  Q.  Fabius  Pictor;  —  en  vain  les 
généraux  vainqueurs  exigent- ils  des  rançons  (de 
miel  et  de  cire)  toujours  plus  rigoureuses,  —  les 
Corses  demeurent  en  état  de  rébellion  constante. 

Au  surplus  ils  n'opèrent  point  par  bandes  confuses 
et  sans  organisation.  Ils  perdent  en  i7.'î,  dans  une 
seule  action,  7.000  hommes  et  les  Romains  leur  font 
plus  de  1.700  prisonniers.  Etourdis  plutôt  que  domp- 
tés par  cette  défaite,  les  Corses  se  réorganisent, 
préparent  un  soulèvement  général  contre  lequel 
Rome  doit  envoyer  en  IG^i  l'armée  consulaire  de 
Juventius  Thalna.  Mais  cette  fois  la  pacification  est 
proche  :  le  Sénat  décrète  des  actions  de  grâces  aux 
dieux  en  l'honneur  de  Juventius  et,  après  la  démons- 
tration militaire  faite  par  P.  Scipio  Nasica  (163), 
les  Corses,  épuisés  ou  résignés,  acceptent  leur 
destin. 


22  HISTOIKE    DE    COUSE. 

On  comprend  facilement  leur  peu  d'enthousiasme 
pour  le  régime  qui  leur  avait  été  imposé  en  227  : 
l'administration  romaine  fut  dure  pour  la  Corse, 
comme  pourles  autres  provinces,  sous  la  République. 
Par  habileté,  plutôt  que  par  bienveillance,  quelques 
gouverneurs  prirent  pourtant  leur  rôle  au  sérieux, 
s'efforcèrent  de  ménager  les  esprits,  d'apparaître 
en  pacificateurs  et  non  pas  en  conquérants.  Avant 
même  la  réduction  en  province,  Papirius  Maso,  com- 
prenant la  nécessité  de  se  concilier  les  divinités 
locales,  avait  fait  le  vœu  d'élever  un  temple  à  une 
fontaine,  source  de  vie  qu'on  vénérait  à  la  lisière  de 
la  plaine  et  de  la  montagne;  le  Romain  ne  venait 
pas  en  destructeur  des  usages  consacrés  et  des 
superstitions  populaires.  Il  pouvait  changer  un 
régime  politique,  mais  il  ne  pouvait  modifier  les 
formes  rituelles  :  le  cœur  de  l'homme  a  éternellement 
peur  des  lacs  solitaires  dans  les  châtaigneraies  et  il 
continue  d'adorer  les  déesses  des  ruisseaux. 

Les  mauvais  administrateurs  étaient  beaucoup 
plus  nombreux,  même  parmi  les  questeurs,  qui 
pourtant  avaient  mission  de  représenter  la  légalité 
et  la  probité.  Tout  un  monde  d'étrangers,  plus 
avides  encore  qu'ambitieux,  traitèrent  la  Corse  en 
pays  conquis  :  ils  l'exploitèrent,  mais  pour  leur 
compte,  pillant  les  temples,  ruinant  les  riches, 
spéculant  sur  les  biens  des  villes,  multipliant  les 
impôts.  Toutes  les  provinces  ayant  alors  leur  Verres, 
il  était  naturel  que  la  Sardaigne  (et  par  conséquent 
la  Corse)  eût  aussi  les  siens.  Parmi  ces  hommes  qui, 
suivant  la  pittoresque  expression  de  C.  Gracchus 
rapportée  par  Aulu-Gelle,  reviennent  de  province 
avec  «  des  ceintures  pleines  d'argent  et  des  amphores 
pleines  de  vin  »,  nul  ne  paraît  avoir  été  plus  rapace 
que  M.  iEmilius  Scaurus,  propréteur  de  la  Sardaigne 
en  57.  Pour  payer  les  dettes  nombreuses  contractées 


LA    COIiSE    ROMAINE.  23 

pendant  son  édilité,  il  avait  pressuré  Sardes  et  Corses 
et  refait  sa  fortune  à  leurs  dépens.  Ses  accusateurs 
obtinrent  un  délai  de  quinze  jours  pour  faire  une 
enquête  en  Corse.  Mais  Scaurus  était  beau-fils  de 
Sylla  et  il  avait  Cicéron  pour  défenseur  :  il  fut  scan- 
daleusement acquitté.  Si  la  République  romaine 
avait  vécu,  la  Corse  n'aurait  peut-être  jamais  atteint 
le  degré  de  prospérité  auquel  elle  arrivera  sous 
l'Empire  ;  en  tout  cas,  Home  n'y  serait  jamais  devenue 
respectée  et  populaire. 

Opprimée  par  ses  préteurs,  la  Corse  se  trouvait 
en  outre  dépouillée  de  tout  ce  qu'elle  avait  possédé 
jusque-là.  Le  sol  provincial,  devenu  a^er  publions, 
était  distribué  à  des  colons  et  redevenait  ainsi  pro- 
priété particulière  en  faveur  des  citoyens  romains. 
Ce  fut  précisément  ce  qui  arriva  quand  Marins  fonda 
à  l'embouchure  du  Golo  la  colonie  de  Mariana  sur 
l'emplacement  de  l'ancienne  Nicée  et  quand  Sylla, 
quelques  années  plus  tard,  fit  passer  à  Aleria  un 
certain  nombre  de  vétérans  et  de  citoyens  romains. 

Du  moins  les  Corses  sont-ils  assurés  de  trouver 
en  leurs  maîtres  des  protecteurs  efficaces  contre  les 
incursions  des  pirates?  Non  pas,  car  pendant  les 
guerres  civiles  qui  ensanglantent  Rome  au  dernier 
siècle  de  la  République,  les  pirates  de  Cilicie  sont 
devenus  les  maîtres  de  la  mer.  Mille  vaisseaux, 
400  villes,  des  chantiers  établis  dans  un  grand 
nombre  de  ports  semblent  leur  assurer  l'impunité. 
Ils  pillent  la  Corse  et  insultent  même  aux  côtes 
romaines;  mais  l'excès  de  leur  audace  détermine  les 
Romains  à  organiser  l'expédition  que  Pompée  dirige 
triomphalement  à  travers  la  Méditerranée  (G7). 

Six  ans  après  cette  guerre,  la  province  de  Sardai- 
gne  avait  pour  préteur  M.  Attius  Balbus,  dont  le 
nom  serait  resté  inconnu,  s'il  n'eût  été  l'aïeul 
maternel  d'Auguste.    Les    Sardes  frappèrent    une 


24  HISTOIRE    DE    COUSE. 

médaille  en  son  honneur;  mais  leur  reconnaissance 
eût  été  moins  suspecte  s'ils  n'avaient  pas  attendu, 
pour  la  frapper,  que  son  petit-fils  fût  empereur.  Au 
vrai,  la  Corse  n'était  pas  heureuse  et  lorsque  Octa- 
vien  reçut,  au  pacte  de  43,  la  Corse  en  partage,  il 
ne  put  la  posséder  en  paix.  Le  fils  du  grand  Pompée, 
Sextus,  à  qui  une  flotte  puissante  assurait  la  domi- 
nation de  la  mer,  rêvait  de  reconstituer  un  empire 
maritime  à  son  profit  en  s'appuyant  sur  les  îles, 
Corse,  Sardaigne  et  Sicile.  Un  moment  même,  cette 
tentative  séparatiste  parut  près  de  réussir  :  Octa- 
vien  et  Antoine  durent  par  l'accord  de  Misène  (39j 
laisser  à  Sextus  la  possession  de  la  Sardaigne  et  de 
la  Corse.  Menodorus,  lieutenant  de  Sextus,  s'installa 
en  Corse  avec  plusieurs  légions  et  utilisa  les  bois  de 
l'île  pour  augmenter  sa  flotte.  Mais  Menodorus 
trahit  et  la  Corse  reçut  sans  résistance  les  soldats 
d'Octavien,  devenu  bientôt  Auguste  :  la  paix  romaine 
put  s'étendre  sur  elle. 

On  admet  en  général  que  la  Corse  dépendait  ad- 
ministrativementde  la  Sardaigne  au  début  de  l'Em- 
pire jusqu'au  règne  de  Vespasien  :  alors  seulement 
elle  aurait  formé  une  province  séparée,  gouvernée 
par  un  procurator  et,  après  Dioclétien,  par  un 
praeses.  Mais  il  semble  bien  qu'il  faille  adopter  la 
thèse  d'Hirschfeld  et  faire  remonter  cette  séparation 
à  l'année  6  de  notre  ère.  A  cette  date  la  Sardaigne 
fut  pour  la  première  fois  enlevée  au  Sénat  et  orga- 
nisée en  province  procuratorienne  :  on  a  peine  à 
croire  qu'Auguste  ait  confié  simultanément  l'admi- 
nistration des  deux  îles  à  an  seul  et  même  procura- 
teur, simple  personnage  de  rang  équestre.  Notons 
d'ailleurs  qu'une  inscription  de  Narbonnaise,  qui 
date  des  débuts  de  l'Empire,  nous  parle  d'un  prae- 
fectus  Corsicae,  appelé  L.  Vibrius  Punicus,  —  le 


Kt;li>r  (II'  1,1   CiiiiJiiica.  jurs  I.uciana.        nmiil'acio  :  la  Ciiailfllo. 

//'/-/.  ;   I    Ih'  rih'  (lu   \ir||\    (|llai'lirr.     Sitis   ri    Moriimiriils   tlii    I.  i\  /•'. 

l'i.  Il        (;..i,M  . 


LA    CORSE    ROMAINE.  25 

praefectus  étant,  comme  le  procurator,  un  gou- 
verneur nommé  par  l'empereur,  ne  relevant  que  de 
lui  et  préposé  en  général,  comme  lui,  à  l'adminis- 
tration d'un  territoire  assez  limité. 

Il  résidait  à  Aleria,  centre  de  la  domination  ro- 
maine, station  de  la  classis  Misenensis. 

Sur  un  mamelon  escarpé  qui  surplombe  la  plaine 
du  Tavignano,  riante  et  riche,  à  proximité  d'un  port 
bien  abrité,  se  dressait  la  citadelle  que  Scipion  avait 
emportée  en  260  et  dont  Sylla  avait  compris  la 
remarquable  position.  Des  soldats,  venus  de  Rome, 
des  commerçants  la  peuplèrent.  Mais  de  leurs  efforts, 
qui  furent  considérables,  de  leur  œuvre,  qui  semble 
avoir  connu  une  époque  de  prospérité,  il  ne  reste 
aujourd'hui  que  des  traces  incertaines.  Quelques 
gradins  du  cirque,  les  caves  à  voûte  de  la  maison 
prétorienne,  quelques  briques,  des  vestiges  du  mur 
qui  traversait  Aleria...  Et  c'est  tout.  Encore  Mérimée 
refuse-t-il  de  reconnaître  une  maison  prétorienne 
dans  l'enceinte  carrée  de  40  mètres  sur  èJO  qu'on 
appelle  aujourd'hui  la  sala  real,  tant  la  voûte,  à 
forme  surbaissée,  du  souterrain  lui  paraît  maladroi- 
tement exécutée.  Quant  aux  substructions,  dont  la 
forme  en  ovale  arrondi  donne  l'idée  d'un  petit  am- 
phithéâtre, il  semble  bien  que  ce  fut  un  cirque 
pouvant  contenir  en  ses  trois  enceintes  concentriques 
2.000  personnes  tout  au  plus;  mais  il  pourrait  bien 
être  d'origine  arabe.  Lo  baron  Aucapitaine,  dans  un 
mémoire  adressé  à  l'Académie  des  Inscriptions  en 
18()2,  y  voyait  les  restes  d'un  grenier  à  céréales  ou 
même  les  vestiges  de  constructions  militaires... 
Tout  cela  évidemment  est  peu  de  chose.  Quelques 
[monnaies  romaines,  des  camées,  dos  œuvres  d'art, 
des  inscriptions  sur  des  pierres  tumulaires  sont  d'un 
médiocre  secours  à  qui  voudrait  reconstituer  la  vie 
d'Aleria  la  romaine. 


26  HISTOIRE    DE    COKSE. 

Pline  compte  33  villes  romaines  en  Corse  et 
Ptolémée  27  seulement.  Mais  Diodore  de  Sicile, 
qui  a  visité  la  Corse,  ne  parle  que  de  deux  villes, 
qu'il  qualifie,  il  est  vrai,  de  considérables  :  Calaris 
(qui  est  Aleria)  et  Nicée  (qu'il  faut  très  probablement 
identifier  avec  Mariana).  D'autre  part  il  résulte  de 
l'Itinéraire  d'Antonin  que  les  Romains  n'avaient 
construit  qu'une  seule  route  en  Corse,  celle  qui  con- 
duisait de  Mariana  à  Palae  en  passant  par  Aleria, 
Praesidium  et  Portas  Favonii  :  il  en  reste  quel- 
ques traces  non  loin  de  la  marine  de  Solenzara. 
M .  Piobiquet,  se  fondant  sur  l'évaluation  des  distances 
de  l'Itinéraire  d'Antonin,  situe  Portas  Favonii  à 
Bonifacio  et  rejette  Palae  sur  la  côte  occidentale,  à 
la  hauteur  de  Sartène,  vers  le  port  de  Tizzano.  Il 
semble  pourtant  que  Portas  Favonii  doive  être 
identifié  avec  la  marine  de  Favone,  au  Sud  de  la 
Solenzara,  et,  comme  cette  route  se  liait  avec  celle 
qui  traversait  la  Sardaigne,  on  a  supposé  que  Palae 
était  situé  à  la  place  qu'occupe  aujourd'hui  Bonifacio, 
—  à  moins  qu'il  ne  s'agisse  de  Porto-Vecchio... 
Ces  difficultés  de  localisation  expliquent  à  elles 
seules  les  incertitudes  et  les  lacunes  de  l'histoire 
corse  sous  l'Empire  romain.  Clunium  est-il  Biguglia, 
dont  l'étang  portait  au  xiii'' siècle  le  nom  de  Chiurlino  ? 
Bastia  ne  s'est-il  pas  élevé  sur  l'emplacement  de 
Mantinum?  Lorsqu'on  fit  les  travaux  de  captage  des 
eaux  sulfureuses  de  Baracci  (à  3  kilomètres  de  Pro- 
priano),  en  1880,  on  découvrit  dans  une  ancienne 
piscine  en  bois  quelques  médailles  romaines  et  un 
bronze  d'Hadrien,  ce  qui  fait  présumer  qu'il  y  a  eu 
à  Baracci  des  thermes  romains  ;  les  eaux  de  Pietra- 
pola  furent  également  connues  de  bonne  heure  :  il 
y  reste  quelques  vestiges  des  constructions  romaines . 
Aux  abords  de  la  grande  route  côtière,  en  quelques 
régions  de  l'intérieur  particulièrement  favorables. 


LA    CORSE    ROMAINE. 


au  point  de  contact  de  la  plaine  et  de  la  montagne, 
sur  le  bord  des  rivières,  on  découvre  chaque  jour 
des  bas-reliefs  et  des  stèles,  des  urnes  et  des  ampho- 
res, des  monnaies  et  des  médailles.  Dans  les  champs 
de  Palavonia,  près  de  Bonifacio,  on  a  exhumé  des 
monnaies  en  bronze  de  Marc-Aurèle,  d'Antonin  le 
Pieux,  de  Septime  Sévère.  On  doit  à  un  pâtre  de 
Santa-Manza  la  médaille  de  Plautilla  Augusta.  Luri 
possède  une  stèle  funéraire  à  quatre  personnages, 
etc.  Le  Corpus  de  la  Corse  romaine,  que  M.  Michon 
a  commencé  d'entreprendre,  n'est  pas  près  d'être 
achevé,  et  il  y  a  lieu  d'attendre  beaucoup  des  travaux 
publics  en  cours  d'exécution.  Il  faudrait  organiser 
des  campagnes  rationnelles  de  fouilles  et  empêcher 
l'ignorance  des  Corses  d'achever  l'œuvre  de  destruc- 
tion qu'ont  accomplie  les  incursions  des  Sarrasins 
et  les  guerres  civiles. 

Dans  l'état  actuel  de  nos  connaissances,  il  semble 
que  la  «  romanisation  »  de  la  Corse  ait  été  incom- 
plète et  superficielle.  Satisfaits  de  trouver  dans 
l'administration  romaine  de  sûres  garanties  de  paix, 
comprenant  au  surplus  par  l'échec  de  nombreuses 
tentatives  l'inanité  de  toute  révolte,  les  Corses  ont 
abandonné  aux  Romains  la  ré«-ion  côtière  et  ils  se 
sont  retirés  dans  leurs  farouches  montagnes.  Diodore 
de  Sicile  évalue  la  population  des  «  barbares  »  à 
'JO.OOO  hommes;  mais  il  ne  s'agit  pas  de  la  popula- 
tion totale  :  ce  n'est,  au  reste,  qu'une  approximation. 

La  plaine  orientale  fut  évidemment  prospère,  elle 
porta  des  moissons  ;  mais  il  serait  exagéré  de  pré- 
tendre qu'elle  fut  un  des  greniers  de  Rome.  Il 
suffisait  aux  Romains  qu'elle  pût  nourrir  ses  soldats 
et  ses  agents.  Les  montagnards  de  l'intérieur  pou- 
vaient tout  au  plus  fournir  des  bois  de  construction, 
du  miel  et  de  la  cire  :  ils  n'étaient  même  pas  propres 
à  faire  des  esclaves.  Car  «  ils  ne  supportent  pas  de 


HISTOinE    DE    COUSE. 


vivre  dans  la  servitude;  ou,  s'ils  se  résignent  à  ne 
pas  mourir,  ils  lassent  bientôt  par  leur  apathie  et 
leur  insensibilité  les  maîtres  qui  les  ont  achetés, 
jusqu'à  leur  faire  regretter  la  somme,  si  minime  soit- 
elle,  qu'ils  ont  coûtée  ».  Le  reproche  que  Strabon 
adresse  aux  esclaves  corses  est  tout  à  l'honneur  de 
cette  nation  :  ne  peut-on  discerner  dans  cette  fierté 
irréductible  de  l'esclave  en  face  de  son  maître,  dans 
cette  apathie  obstinée,  la  passion  frémissante  de 
l'indépendance,  le  regret  inconsolable  de  la  famille 
et  du  sol  natal?  Mais  tous  ces  beaux  sentiments 
n'augmentaient  guère  la  valeur  marchande  du 
peuple  corse. 

Diodore  de  Sicile  note  avec  plus  de  sympathie  ce 
tempérament  particulier  qui  rend  les  insulaires  inap- 
tes aux  travaux  ordinaires  des  esclaves.  îlles  trouve 
supérieurs  à  tous  les  autres  barbares  qui  ne  vivent 
point  «  selon  les  règles  de  la  justice  et  de  l'huma- 
nité ».  En  Corse,  «  celui  qui  trouve  le  premier  des 
ruches  de  miel  sur  les  montagnes  et  dans  le  creux 
des  arbres  ne  se  voit  disputer  sa  propriété  par  per- 
sonne. Les  propriétaires  ne  perdent  jamais  leurs 
troupeaux  marqués  par  des  signes  distinctifs,  lors 
même  que  personne  ne  les  garde.  Du  reste,  dans 
toutes  les  circonstances  de  la  vie,  ils  cultivent  la 
pratique  de  la  justice  ».  Ne  se  croirait-on  pas  vrai- 
ment au  milieu  des  Normands  policés  par  Rollon? 
Or  il  s'agit,  notons-le  bien,  des  habitants  de  l'inté- 
rieur, de  ceux  que  la  «  romanisation  »  n'a  pas  tou- 
chés et  qui  parlent  encore,  au  début  de  l'Empire, 
«  une  langue  particulière  et  difficile  à  comprendre  ». 

Le  malheur  de  la  Corse  voulut  que  Sénèque  y  fût 
exilé  :  il  avait  entretenu  des  relations  coupables, 
au  dire  de  Messaline,  avec  la  fameuse  Julie,  fdle  de 
Germanicus  et  nièce  de  l'empereur  Claude.  Et  Sé- 
nèque crut  adoucir  le  cœur  de  ses  juges  en  leur 


LA    CORSE    ROMAINE.  29 

représentant  le  pays  de  son  exil  comme  un  rocher 
sauvage  et  les  habitants  comme  des  monstres.  «  La 
barbare  Corse  est  fermée  de  toutes  parts  par  des 
rocs  escarpés  ;  terre  horrible  où  Ton  ne  voit  partout 
que  de  vastes  déserts  !  L'automne  n'y  donne  point 
de  fruits,  ni  l'été  de  moissons  ;  le  printemps  n'y 
réjouit  point  les  regards  par  ses  ombrages  ;  aucune 
herbe  ne  croît  sur  ce  sol  maudit.  Là,  point  de  pain 
pour  soutenir  sa  vie,  point  d'eau  pour  étancher  sa 
soif,  point  de  bûcher  pour  honorer  ses  funérailles. 
On  n'y  trouve  que  deux  choses  :  l'exilé  et  son  exil.  » 
Le  trait  est  joli,  mais  l'exagération  est  manifeste  : 
Ovide  n'avait  pas  eu  des  couleurs  moins  sombres 
en  décrivant  le  village  perdu  au  fond  de  la  Thrace, 
où  il  avait  traîné  pendant  neuf  ou  dix  ans  une  vie 
misérable.  Quant  aux  Corses,  ils  ne  savent  faire 
que  quatre  choses  :  se  venger,  vivre  de  rapines, 
mentir  et  nier  les  dieux, 

Prima  est  ulcisci  lex,  altéra  vivere  raptu, 
Tertia  mcnliri,  quarta  negare  deos! 

Distique  célèbre  —  et  sans  doute  apocryphe  —  où 
il  ne  faudrait  voir,  au  surplus,  que  le  mortel  ennui 
d'un  homme  habitué  à  la  société  romaine  et  aux 
raffinements  d'une  vie  luxueuse.  Certes,  il  ne 
trouvait  pas  en  Corse  de  demeures  splendides  ni 
la  large  existence  qu'il  avait  accoutumé  de  me- 
ner. Mais  il  nous  dit  lui-même,  dans  la  Consola- 
tion à  Helvia,  que  l'île  renferme  un  très  grand 
nombre  d'étrangers.  La  tradition  corse  place  à 
Luri  le  lieu  de  son  exil  :  dans  les  environs  s'é- 
lève la  «  tour  de  Sénèque  »,  dont  la  construction  n'a 
rien  de  romain  :  c'est  un  donjon  de  l'époque  féodale. 
L'ortie  qui  pousse  au  pied  de  la  tour  est  «  l'ortie  de 
Sénèque  »  parce  que  des  paysans  de  Luri  fustigé- 


30  HISTOinE    DE    CORSE. 

rent  avec  de  l'ortie  le  philosophe  stoïcien  qui  s'était 
permis  d'embrasser  une  jeune  paysanne.  Au  vrai, 
Sénèque  a  dû  être  relégué  dans  Aieria  ou  dans 
Mariana  jusqu'au  jour  où,  Messaline  morte,  Agrip- 
pine  le  rappela  pour  servir  de  précepteur  à  Néron. 
Or  ni  l'une  ni  l'autre  de  ces  deux  colonies  ne  devait 
offrir  un  séjour  enchanteur  :  camps  retranchés  dres- 
sés aux  portes  de  la  Corse  belliqueuse,  étapes  d'une 
route  commerciale  et  surtout  stratégique  qui  longeait 
la  côte,  ce  n'était  que  des  agglomérations  adminis- 
tratives et  militaires.  Et  même  si  Sénèque  n'avait 
rien  dit,  il  resterait  que  la  Corse  a  pu  être  consi- 
dérée comme  une  terre  d'exil,  à  l'égal  de  Tomes  du 
Pont-Euxin,  et  ce  seul  rapprochement  en  dit  long 
sur  le  dédain  où  les  Romains  tenaient  l'île  voisine. 

De  quand  datent,  en  Corse,  les  premières  prédi- 
cations? De  quand  les  premières  églises?  Questions 
encore  insolubles  et  qui  le  resteront  longtemps.  Il  y 
eut  sans  doute  des  chrétiens  parmi  les  colons  de  Ma- 
riana ou  d' Aieria,  mais  les  gens  de  la  montagne  ne 
se  laissèrent  pas  facilement  entamer  par  la  foi  nou- 
velle :  ici  comme  ailleurs  les  «  païens  »  ce  sont  les 
paysans.  Il  y  eut  peut-être  un  cimetière  chrétien  à 
Mariana  :  le  Golo,  au  cours  capricieux,  le  recouvre 
aujourd'hui  et  les  pierres  tombales  demeurent  visi- 
bles; le  jour  où  le  fleuve  sera  ramené  dans  son  lit, 
on  pourra  se  prononcer  sur  l'époque  où  ces  tombes 
furent  construites.  Des  traditions  locales,  dont  il  est 
difficile  de  faire  la  critique,  nous  font  remonter  à  la 
fm  du  ii*^  siècle.  A  mi-côte  de  la  colline  sur  laquelle 
Borgo  est  assis,  à  4  kilomètres  environ  de  l'ancienne 
ville  de  Mariana,  se  trouvent,  face  à  l'orient,  les 
grottes  de  S'^  Dévote.  Ce  sont  de  gros  blocs  schis- 
teux amoncelés  par  la  nature  en  un  beau  désordre. 
C'est  là.  dit-on,  que  les  premiers  chrétiens  de  Ma- 


LA    CORSE    ROMAINE.  31 

riana  venaient  assister  en  cachette  à  la  célébration 
des  saints  mystères,  et  peut-être  les  annelets  que 
l'on  trouve  encore  aujourd'hui  à  une  faible  profon- 
deur dans  le  sol,  sont-ils  des  fragments  de  couronnes 
ou  chapelets.  Sainte  Dévote  fut  martyrisée  en  303 
à  Mariana  par  les  ordres  du  «  préfet  »  Barbarus  (?)  : 
tant  de  précision  nous  met  en  défiance. 

Sainte  Julie  n'est  pas  moins  célèbre.  Mais  la 
légende  est  ici  plus  incertaine.  Elle  fut  martyrisée 
de  la  façon  la  plus  horrible  :  les  bourreaux  lui 
auraient  arraché  les  deux  seins  et  les  auraient  jetés 
sur  un  rocher;  deux  fontaines  aussitôt  jaillirent  : 
on  les  montre  encore  à  Nonza,  dans  le  Cap-Corse. 
Mais  quels  furent  les  bourreaux?  Les  uns  parlent 
des  Romains,  les  autres  des  Vandales. 

Lorsque  la  domination  romaine  s'écroula  sous  le 
choc  des  Barbares,  le  christianisme  n'avait  certai- 
nement fait  dans  l'île  que  des  progrès  insignifiants. 


LA  CORSE  BYZANTINE 
ET  LE  POUVOIR  TEMPOREL 


Invasions  des  Barbares.  —  La  Corse  byzantine.  —  Origines  du 
Pouvoir  temporel.  —  Les  incursions  sarrasines.  —  Période 
carolingienne. 


Les  premières  invasions  des  Barbares  chassèrent 
en  Corse  un  certain  nombre  do  familles  romaines 
(456).  Au  courant  des  v®  et  vi*^  siècles,  Genseric, 
roi  des  Vandales,  Odoacre  et  les  Hérules,  Totila  et 
les  Goths  envahirent  tour  à  tour  la  Corse  et  en 
persécutèrent  les  habitants  orthodoxes.  Cyrille,  lieu- 
tenant de  Bélisaire,  expulsa  les  Goths  (534),  mais 
le  joug  byzantin  fut  aussi  pesant  que  celui  des  Bar- 
bares. En  552,  Narsès  réunit  la  Corse  et  la  Sar- 
daigne  à  l'Empire  et  y  laissa  comme  gouverneur 
Longin,  dont  les  excès  dépassèrent  ceux  de  ses 
prédécesseurs. 

Jusqu'à  l'époque  carolingienne,  la  Corse  fit  partie 
officiellement  de  l'Empire  byzantin.  Rattachée  pour 
l'administration  politique  et  ecclésiastique  à  la  Sar- 
daigne,  elle  semble  avoir  été  soumise  à  l'autorité 
particulière  d'un  cinarque  (Rupvou  apyo^v,  archonte  ou 
juge  de  Corse —  oucrjvapywv,  archonte-adjoint),  sous 
la  haute  surveillance  de  l'archonte  de  Sardaigne  ou 


du  tétrarque  d'Italie. 


LA    CORSE    BYZANTINE    ET    LE    POUVOIR    TEMPOREL.  33 

Si  l'on  en  croit  les  lettres  de  saint  Grégoire  le 
Grand,  la  tyrannie  exercée  par  les  fonctionnaires  de 
Byzance  sur  les  pays  italiens,  et  particulièrement 
la  Corse,  dépassa  toute  mesure.  Quiconque  détient 
un  commandement  veut  renforcer  son  autorité  ad- 
ministrative d'une  fortune  territoriale  qu'il  accroît 
par  les  moyens  les  plus  éhontés.  Les  charges  et  les 
honneurs  sont  vendus  à  qui  les  peut  acquérir;  ce 
sont  généralement  de  vains  titres  empruntés  aux 
hiérarchies  en  usage  à  Byzance;  groupés  sous  le 
nom  générique  de  consules,  ces  dignitaires  revêtus 
de  charges  auliques,  sont  les  plus  gros  propriétaires 
indigènes;  les  autres,  plus  ambitieux,  achètent  les 
fonctions  locales  et  entrent  dans  les  cadres  admi- 
nistratifs de  l'empire,  ce  sont  les  juges  ou  appvTs;. 
Pour  payer  les  faveurs  dont  ils  sont  l'objet,  ils  sont 
autorisés  à  lever  les  taxes  les  plus  arbitraires,  et  ces 
catégories  diverses  de  tyrans  réduisent  les  Corses  à 
une  misère  telle  que,  pour  acquitter  leurs  impôts, 
ceux-ci  sont  contraints,  dit  saint  Grégoire,  de  vendre 
leurs  propres  enfants.  Ces  magistrats,  byzantins  ou 
indigènes,  autorisent  les  païens  à  exercer  leurs  rites 
moyennant  fmances.  La  détresse  est  à  son  comble; 
et  l'exaspération  populaire,  longtemps  contenue, 
éclate  enfin.  A  Ravenne,  à  Naples,  à  Rome  des 
soulèvements  se  produisent;  de  certains  points  de 
la  Corse  les  habitants  s'enfuient  auprès  des  Lom- 
bards dont  la  barbarie  païenne  leur  paraît  préférable 
à  l'oppression  de  leurs  coreligionnaires  d'Orient. 

Les  origines  du  Pouvoir  temporel.  —  C'est  dans 
ce  milieu  favorable  que  naît  et  se  développe  lente- 
ment mais  sûrement  le  Pouvoir  temporel. 

Aux  iv%  v°,  vi"  siècles,  les  empereurs  avaient  doté 
l'Eglise  romaine  de  biens  situés  sur  différents  points 
des  pays  italiens,  notamment  de  la  Corse.  Ces  fonds 
de  terre  ou  niassu'.  constituaient  dans  leur  ensemble 

HISTOIRK    ViV.   COliSE.  3 


34  HISTOIRE    DE    CORSE. 

une  circonscription  dite  patrimoine.  En  Corse, 
un  agent  ecclésiastique  appelé  défenseur  ou  no- 
taire est  préposé  par  le  pape  à  la  régie  de  ces 
biens,  constamment  accrus  par  la  libéralité  des  sou- 
verains et  des  fidèles.  L'administration  des  massie 
est  entre  les  mains  des  conductores,  ou  fermiers 
à  bail.  «  Sans  doute,  sur  ces  terres,  dit  M.  Diehl, 
l'évèque  de  Rome  n'exerce  d'autres  droits  que 
ceux  d'un  propriétaire  soumis  comme  tout  autre 
aux  lois  de  l'Etat;  mais,  par  l'immense  revenu  qu'il 
en  retirait  et  l'usage  charitable  qu'il  en  faisait,  il 
acquérait  une  influence  toujours  croissante;  par 
les  intendants  qu'il  entretenait,  il  faisait  sentir  bien 
au  delà  à^  patrimoine  son  action  et  son  contrôle.  » 
En  effet,  en  étendant  la  compétence  des  défenseurs 
et  des  notaires,  en  leur  attribuant  la  haute  surveil- 
lance du  clergé  et  des  évêques,  saint  Grégoire  jeta 
les  fondements  du  pouvoir  temporel. 

En  Corse,  l'action  du  pape  est  constante  :  ses 
lettres  non  seulement  nous  dépeignent  l'état  lamen- 
table de  l'île,  mais  encore  y  cherchent  un  remède. 
Il  en  appelle  à  l'empereur  des  exactions  qui  sont 
commises  par  ses  ofïiciers.  Par  lui,  le  patrice  d'A- 
frique, Gennadius,  est  invité  à  veiller  à  la  sûreté  du 
pays  que  menacent  des  invasions  d'infidèles.  Un 
gouverneur  de  la  Corse,  le  tribun  Anastase,  «  qui 
avait  su  gagner  les  cœurs  par  la  sagesse  de  son 
administration  »,  est  signalé  au  tétrarque  comme 
utile  au  pays.  A  Boniface,  défenseur  de  la  Corse, 
il  reproche  de  ne  pas  hâter  l'élection  des  évêques; 
il  lui  recommande  de  protéger  les  pauvres  et  de  ne 
pas  permettre  qu'un  «  évêque  soit  traduit  devant 
tes  tribunaux  laïques  »  :  c'est  là  une  affirmation 
d'indépendance  à  l'égard  des  empereurs  et  de  pa- 
tronage vis-à-vis  des  peuples  disposés  déjà  à  courir 
au-devant  de  cette  autorité  paternelle  et  bienfaisante. 


LA    CORSE    BYZANTINE    ET    LE    POUVOIR    TEMPOREL.  35 

Telle  est  rori^iiie  des  droits  si  contestés  du  Saint- 
Siège  sur  la  Corse.  Les  invasions  des  Lombards  et 
les  incursions  sarrasines  donnèrent  aux  papes  l'oc- 
casion d'en  revendiquer  la  possession.  En  753, 
Etienne  II  appelant  à  son  aide  Pépin  le  Bref  contre 
les  Lombards,  lui  demande  de  lui  faire  restituer  ses 
patrimoines,  et  le  roi  franc  s'engage  à  Kiercy  à 
donner  la  Corse  au  Saint-Siège.  Une  lettre  de 
Léon  III,  en  808,  nous  apprend  que  Charlemagne 
avait  renouvelé  l'engagement  pris  par  son  père. 

Longtemps  mise  en  doute  par  les  historiens,  la 
promesse  de  Pépin  a  triomphé  à  peu  près  définiti- 
vement des  raisons  qui  la  faisaient  contester  et  le 
pouvoir  temporel  des  papes  en  Corse  dès  l'époque 
carolingienne  semble  prouvé.  Il  était  d'ailleurs 
d'autant  plus  facile  aux  papes  de  revendiquer  la 
Corse  que  les  Carolingiens  ne  l'avaient  pas  incor- 
porée à  leurs  Etats,  mais  l'avaient  considérée  comme 
un  poste  avancé  pour  tenir  les  Sarrasins  loin  du 
continent.  Le  titre  même  de  défenseur  de  la  Corse 
porté  par  les  commandants  des  marches  de  Toscane, 
semble  constituer  une  fonction  qui  ne  pouvait  être 
conférée  que  par  l'autorité  du  pontife. 

Plus  tard  (1077),  Grégoire  VII  rappellera  aux 
Corses  et  aux  Génois  que  la  suzeraineté  de  l'île 
appartient  au  Saint-Siège;  ce  grand  pontife  dont  le 
but  sera  de  réformer  la  chrétienté,  échouera  dans 
ses  vues  sur  la  Corse  où  il  semblera  servir  des  am- 
bitions plutôt  que  des  consciences.  Après  avoir  mis 
aux  prises  les  Génois,  les  Pisanset  les  Aragonais,  le 
Saint-Siège  ne  pourra  jamais,  malgré  la  constance 
de  ses  revendications  disposer  de  la  Corse,  et  les 
princes  à  qui  il  l'inféodera  ne  parviendront  jamais 
à  en  prendre  possession. 

Incursions  sarrasines.  —  En  704,  les  Maures 
ravagent  les  côtes  de  la  Corse.  Au  ix^  siècle,  leurs 


36  HISTOIIîE    DE    CORSE. 

incursions  deviennent  périodiques  :  en  806,  ils  quit- 
tent la  Corse,  fuyant  devant  la  flotte  de  Pépin,  roi 
d'Italie;  en  807,  ils  pillent  une  ville  du  littoral; 
Charlemagne  envoie  contre  eux  le  connétable  Bur- 
chard  qui  leur  prend  treize  bateaux;  en  808,  809, 
nouvelles  incursions;  en  813,  Ermengard,  comte 
d'Ampurias,  défait  la  flotte  sarrasine  à  Majorque  et 
délivre  cinq  cents  Corses  captifs;  en  825,  une  nou- 
velle expédition  est  décidée  parTempereur  Lothaire  : 
le  comte  Bonifacio  et  son  fds  Adalbert  (844)  sont 
tour  à  tour  chargés  de  la  défense  de  la  Corse.  En 
852,  les  Corses  s'enfuient  en  masse  à  Rome.  Revenus 
à  la  fin  du  ix**  siècle,  les  Maures  n'abandonnèrent  les 
îles  de  Corse  et  de  Sardaigne  qu'après  la  défaite  de 
Mugahid  (i0l4),  contre  qui  les  communes  et  les 
seigneurs  italiens  se  sont  coalisés.  C'est  sur  cette 
victoire  qui  porte  un  coup  décisif  au  fléau  mauresque 
en  Italie  que  Pisans  et  Génois  basent  leurs  préten- 
tions traditionnelles  à  la  possession  de  la  Corse  : 
l'origine  de  ces  prétentions  sera  précisée  plus  loin. 

Quelque  nombreuses  qu'aient  été  les  descentes 
des  Sarrasins  en  Corse,  quelques  traces  funestes 
qu'ait  laissées  leur  passage,  les  chroniques  locales 
ont  exagéré  l'importance  de  leur  domination.  Le 
plus  autorisé  des  chroniqueurs  arabes,  Ibn-el- 
Athir  (1160-1223),  ne  consacre  qu'un  seul  chapitre 
à  toutes  les  entreprises  des  Musulmans  sur  la  Sar- 
daigne, et  il  affirme  que,  durant  leur  séjour,  elle 
était  administrée  par  le  Rûm^  c'est-à-dire  l'élément 
italien. 

Les  écrivains  modernes  ont  cru  trouver  des  ves- 
tiges de  la  domination  sarrasine  dans  certains  mots 
du  dialecte  corse,  ainsi  que  d^ns  les  noms  de  quel- 
ques localités  qu'ils  supposent  d'étymologie  arabe. 
Les  exemples  qui  en  ont  été  fournis  ne  sont  pas 
toujours  heureux  :  scib  (seigneur),  scia  (seigneurie) 


LA    CORSE    BYZANTINE    ET    LE    POUVOIR    TEMPOREL.  37 

ne  sont  que  des  contractions  des  mots  signor  et  si- 
gnoria;  scialare  (exhaler),  damidjana  (dame- 
jeanne)  sont  italiens  et  procèdent  du  latin.  Le  pré- 
fixe cala  qui  entre  dans  les  noms  de  localités  non 
maritimes  (Calacuccia,  Calasima),  vient  du  grec 
(y.aT^i'a,  hutte,  cabane);  employé  à  Sartène,  comme 
en  Espagne,  comme  à  Venise,  pour  désigner  des 
voies,  il  trouve  son  étymologie  directe  dans  le  cal- 
lis  des  Latins. 

Il  n'y  eut  jamais  à  proprement  parler  de  domina- 
tion sarrasine;  si  les  Maures  parvinrent  à  occuper 
certains  points  du  littoral  ou  même  à  établir  des 
campements  dans  la  montagne,  leur  autorité  ne 
laissa  pas  de  traces.  Amari  fait  observer  avec  raison 
que  si  les  habitants  de  la  Corse,  pauvres  et  valeu- 
reux, n'évitèrent  pas  les  invasions  des  Arabes,  ils 
échappèrent  à  leur  joug  et  restèrent  étrangers 
aussi  bien  à  la  civilisation  musulmane  qu'à  la 
marche  ascendante  du  progrès  en  Italie. 

En  effet,  ces  deux  îles,  longtemps  dépourvues  de 
relations  avec  le  continent,  conservèrent  jusqu'à 
nos  jours  un  aspect  de  sauvagerie  qui  en  éloigaa 
l'étranger.  D'ailleurs,  la  mer  elle-même  était  un 
objet  d'effroi  pour  tous  ceux  qui  n'appartenaient 
pas  aux  populations  commerçantes  du  littoral  : 
une  chronique  du  xii"  siècle  nous  montre  le  savant 
Eginhard  terrifié  à  l'idée  de  se  rendre  en  Corse,  où 
Charlemagne  veut  l'envoyer  recevoir  de  saintes 
reliques  :  «  Par  terre,  dit-il,  envoyez-moi  dans 
quelque  endroit  du  globe  qu'il  vous  plaira,  même 
chez  les  nations  étrangères,  et  j'exécuterai  fidèle- 
ment vos  ordres,  mais  je  tremble  à  l'idée  de  me 
livrer  aux  routes  dangereuses  et  incertaines  de 
l'océan...  »  Dans  ces  conditions,  la  Corse  ne  suivit 
que  de  très  loin  les  mouvements  politiques  du  con- 
tinent; le  seul  décret  impérial  qui  la  concerne  (828) 


38  HISTOIRE    DE    COnSE. 

l'érigé  en  lieu  de  relégation  pour  certains  crimi- 
nels. 

Période  carolingienne.  —  Les  tyrans  d'origine 
diverse  qui  asservirent  l'Italie  tour  à  tour  pendant 
la  période  carolingienne,  ont  laissé  des  souvenirs 
plus  traditionnels  qu'authentiques.  Un  Béranger, 
souvent  cité  dans  les  chartes  apocryphes  de  Monte- 
Cristo,  fait  penser  que  l'un  des  deux  princes  de  ce 
nom  aurait  pu  sinon  séjourner,  du  moins  paraître 
en  Corse  au  cours  des  luttes  qu'ils  soutinrent 
contre  leurs  compétiteurs  au  trône  d'Italie.  Le  fils 
de  Béranger  II  (950-961),  Adalberto,  se  réfugia  en 
Corse  à  plusieurs  reprises  pour  éviter  la  colère  de 
l'empereur  Othon.  Un  siècle  auparavant  (872),  la 
Corse  avait  également  servi  d'asile  à  Adalgis,  fils 
de  Didier,  roi  des  Lombards,  poursuivi  par  l'empe- 
reur Louis  II  qu'il  avait,  pendant  un  mois,  retenu 
prisonnier. 

D'une  charte  de  l'empereur  Othon  III  (996)  on  a 
conclu  que  Ugo,  fils  d'Hubert,  niarquis  de  Tos- 
cane, avait  incorporé  l'île  à  ses  États,  mais  rien 
ne  prouve  qu'il  y  ait  exercé  aucune  souveraineté 
effective. 


V 


LES  ORIGINES  DE  LA  FEODALITE  ET  DES  RIVA- 
LITÉS ITALIENNES 


Les  clans  féodaux.  —  Marquis,  comtes  et  vicomtes.  —  Origine 
de  la  rivalité  des  Pisans  et  des  Génois. 


Toute  l'histoire  du  Moyen  Age  en  Corse  repose 
sur  le  développement  de  trois  clans  féodaux  dont 
les  racines  sont  profondes  et  les  ramifications  très 
étendues.  L'hérédité  est  la  base  de  l'organisation 
politique  du  Moyen  Age,  elle  est  la  source  de  tout 
droit,  de  même  qu'elle  sert  de  prétexte  à  toute 
invasion,  à  toute  violence.  C'est  pour  avoir  négligé 
de  suivre  les  héritages  que  les  historiens  de  la 
Corse  ont  si  longtemps  répété  les  mômes  anachro- 
nismes  ou  se  sont  appesantis  sur  les  mêmes  criti- 
ques stériles. 

Deux  de  ces  clans  ont  introduit  dans  l'île  les 
peuples  dans  lesquels  ils  s'étaient  fondus  (Génois 
et  Pisans).  Le  troisième,  dépourvu  d'attaches  avec 
le  continent,  a  maintenu  dans  sa  région  le  carac- 
tère autochtone.  Le  système  géographique  de  l'île 
a  assigné  à  chacun  d'eux  les  limites  de  son  déve- 
loppement. 

Les  marquis.  —  Les  comtes  Bonifacio  en  825  et 
Adalbert  (son  fds  en  845)  avaient  été  chargés  de  la 


40  HISTOIBE    DE    COUSE. 

défense  de  la  Corse.  Leurs  descendants,  marquis 
en  Italie,  conservèrent  cette  fonction.  Ils  étaient 
défenseurs  de  la  Corse  comme  l'empereur  était 
défenseur  de  Rome.  Aucun  conflit  entre  les  deux 
pouvoirs,  le  pape  et  l'empereur,  s'empruntant  mu- 
tuellement les  forces  matérielles  et  morales  dont  ils 
disposent.  En  951,  le  chef  des  marquis  toscans  est 
Oberto-Opizzo,  vicaire  impérial  pour  toute  l'Italie, 
mais  souverain  direct  des  comtés  de  Luni,  de 
Gênes,  de  Milan  et  des  lies.  Les  historiens  ont 
groupé  ses  descendants  sous  le  nom  conventionnel 
à'Obertenghi;  parmi  ceux-ci  nous  ne  nous  occupe- 
rons que  de  ceux  qui  conservèrent  des  biens  ou  des 
prétentions  en  Corse.  Ils  furent  assez  puissants  et 
assez  nombreux  pour  y  maintenir  l'élément  toscan 
et  y  semer  les  germes  des  prétentions  pisanes. 

Si  l'on  s'en  réfère  à  une  épitaphe  tardivement 
rédigée  il  est  vrai,  le  marquis  Alberto,  au  xi^  siè- 
cle, aurait  chassé  les  Sarrasins  de  Rome  et  contri- 
bué à  la  défense  de  la  Corse;  ses  descendants, 
marquis  de  Massa  ou  de  Parodi,  sur  le  continent 
joignirent  constamment  àleurs  titres  celui  de  marquis 
de  Corse.  Ce  ne  fut  pas  là,  comme  on  pourrait  le 
croire,  une  vaine  qualification  :  la  Corse  fut  un  des 
nombreux  fiefs  conservés  en  indivis  suivant  la  loi 
lombarde  par  les  descendants  d'Oberto  réunis  en 
consortium.  Le  partage  des  biens  divisés  en  quarts, 
en  huitièmes,  voir  en  trente-deuxièmes,  était  fictif 
et  ne  s'opérait  que  sur  l'ensemble  des  revenus. 
Tous  les  descendants  d'Alberto  Ruffo  portaient  le 
titre  de  marquis  de  Corse,  alors  que  certains  d'entre 
eux  seulement  résidaient  sur  le  fief.  Un  vicomte, 
un  gastald  ou  un  vicaire  administrait  leurs  biens 
dont  les  revenus  étaient  répartis  à  chacun  propor- 
tionnellement à  ses  droits.  Mais,  comme  l'a  fait 
observer  Desimoni,  il  est  clair  que  cette  commu- 


Sl-Klui--nl  :  l;i  (  :il;iili'llc.      -  l/>u/.  :  CallK'ilr.ilc  de  Ncliliii).      -  C.orbara:   h.'  C.ouviMit. 
[Silcs  ft  Miiniiiiunts  du   I .  <'.  I-.) 
PI.    III.  CmiiSK. 


ORIGINES    DE    LA.    FEODALITE    ET    DES    RIVALITES    ITALIENNES.   41 

iiauté  ne  peut  éternellement  durer;  à  chaque  géné- 
ration les  liens  du  sang  s'amoindrissent  :  la  lutte 
pour  les  intérêts  personnels  devient  plus  vive.  En 
vain,  la  vieille  coutume  de  famille,  l'instinct  de  con- 
servation au  milieu  des  éléments  étrangers,  les  tra- 
ditions combattent  encore  pour  la  maintenir,  tout 
est  inutile;  le  progrès  de  l'émancipation  indivi- 
duelle l'emporte,  on  ne  divise  pas  encore  le  fief 
principal,  la  capitale  de  ces  états  disséminés,  mais 
chacun,  peu  à  peu,  se  sépare  du  tronc  et  se  fixe  sur 
une  terre,  dans  un  château  où  le  retiendront  plus 
tard  la  pauvreté  et  l'impuissance. 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  plupart  des  familles  tosca- 
nes qui  furent  mêlées  à  l'histoire  de  la  Corse  aux 
xii°  et  XIII®  siècles,  sont  issues  de  ces  premiers  mar- 
quis dont  l'héritage  est  parfois  passé,  par  leurs  fil- 
les, en  des  races  étrangères.  C'est  ainsi  que  Hugues 
de  Baux,  de  maison  française,  devint  juge  de  Ca- 
gliari  et  marquis  de  Corse  (1219),  Adelasia  d'Ar- 
borea,  sa  cousine  par  alliance,  rendit  hommage  au 
Saint-Siège  pour  la  Corse  (1236),  et  l'épitaphe  de 
son  mari,  Enzio,  fils  de  Frédéric  Barberousse,  qua- 
lifie roi  de  Corse  ce  prince  infortuné.  Le  petit-fils 
d'Adelasia,  Ugolino  délia  Gherardesca,  dont  le  père 
a  inspiré  au  Dante  l'un  de  ses  tableaux  les  plus 
dramatiques,  vint  en  Corse  combattre  Giudice  de 
Cinarca  (1289).  Les  prétentions  d'autres  Obertenghi 
prouvent  que  c'est  bien  l'héritage  de  Bonifacio 
qu'ils  se  disputent  :  en  1171,  les  Malaspina, 
appuyés  par  les  Pisans,  font  la  guerre  aux  marquis 
qui,  pour  défendre  leurs  biens  corses,  s'adressent 
aux  Génois;  un  traité  intervient;  mais  un  siècle 
plus  tard  (1269),  c'est  avec  des  soldats  génois 
qu'Isnardo  Malaspina  envahira  le  sol  de  la  Corse. 

Les  souvenirs  laissés  par  les  marquis  confirment 
l'opinion  exprimée   par  l'annaliste  génois   Cafl'aro 


42  HISTOIKE    DE    CORSE. 

(xif  siècle).  «  La  coutume  des  marquis,  écrit-il,  est 
de  préférer  le  brigandage  à  l'honnêteté.  »  L'un 
d'eux  Guglielmo,  fils  d'Alberto  Corso,  se  signala 
entre  tous  par  ses  méfaits  :  il  s'empara,  contre 
tout  droit,  des  judicats  d'Arborea  et  de  Cagliari  en 
Sardaigne,  il  persécuta  l'archevêque  d'Arborea, 
répudia  sans  raisons  sa  femme  légitime,  fit  con- 
tracter à  sa  fille  des  noces  incestueuses  et  se  lia 
d'amitié  avec  les  princes  mahométans,  toutes  cho- 
ses qui  lui  valurent  la  réprobation  de  ses  contem- 
porains et  des  avertissements  pontificaux  dont  il 
ne  tint  d'ailleurs  aucun  compte.  Giovanni  délia 
Grossa  cite  avec  indignation  certains  marquis  qui 
voulaient  que  «  les  femmes  de  leur  seigneurie  se 
livrassent  à  eux  avant  de  vivre  avec  leurs  maris  » . 
Peu  disposés  à  se  soumettre  à  ce  rite,  les  habitants 
de  San-Colombano  massacrèrent  trois  de  leurs 
seigneurs  en  un  seul  jour. 

Au  xf  siècle,  la  part  des  marquis  de  Massa  di 
Corsica  s'étendait  encore  sur  tout  l'En-deçà-des- 
Monts;  la  révolte  de  leurs  vicomtes  les  privera  du 
Cap-Corse.  Appauvris  par  leur  accroissement,  ils 
luttent  avec  peine  contre  leurs  anciens  vassaux 
(seigneurs  de  Speloncato,  de  Loreto,  etc.);  cepen- 
dant en  1250,  il  leur  reste  encore  :  1°  au  nord  les 
pièves  deGiussani  (Olmi-Capella),  Ostriconi  (Belgo- 
dere),  Caccia  (Castifao);  2°  en  allant  vers  le  sud- 
est,  tout  le  pays  compris  entre  les  châteaux  de 
Rostino  et  de  Santa-Lucia  qui  leur  appartiennent 
avec  leur  territoire;  3"  à  l'ouest,  les  pièves  de 
Verde  et  de  Pietra-Pola,  prolongement  au  nord  et 
au  sud  de  la  plage  d'Aleria,  sur  une  longueur  de 
soixante  milles  environ. 

Les  révolutions  populaires  du  xiv''  siècle  (bien 
que  leur  château  de  San-Colombano  ait  été  in- 
cendié par  le  peuple)  ne  ruinèrent  pas  leurs  privi- 


ORIGINES    DE    LA   FEODALITE    ET    DES    RIVALITES    ITALIENNES.   43 

lèges  féodaux.  Après  le  mouvement  communal  de 
Sambocuccio  d'Alando  {Voir  ch.  Vil),  ils  continuent 
à  faire  des  donations  aux  églises  et  à  guerroyer 
contre  leurs  voisins.  Cependant  l'un  des  moins 
affaiblis  d'entre  eux,  Andréa,  en  13G8,  abandonne 
ses  biens  au  monastère  de  San-Venerio  de  Tiro  et 
passe  en  terre  ferme  après  avoir  signé  un  traité  avec 
les  seigneurs  de  Speloncato;  il  ne  conservait  en 
Corse  que  son  château  de  San-Colombano  qu'il 
avait   réparé  ou  reconstruit. 

Les  comtes.  —  Ils  furent,  suivant  la  tradition, 
les  souverains  héréditaires  de  la  Corse  du  ix''  au 
xi^  siècle,  et  ont  pour  auteur  un  comte  Bianco  dont 
la  légende  a  fait  un  fils  de  l'hypothétique  Ugo 
Colonna  (F.  V introduction  bibliographique).  Ançc 
plus  de  vraisemblance,  nous  verrons  dans  cette 
dynastie  une  branche  des  marquis  d'Italie  plus 
anciennement  fixée  dans  l'île  que  les  Obertenghi, 
et  plus  rapidement  mêlée  à  l'élément  indigène. 
Comme  les  marquis,  ils  se  divisent  en  Bianchi 
(Blancs)  et  en  Rossi  (Rouges)  et  se  transmettent  les 
prénoms  en  usage  chez  les  Obertenghi  avec  une 
régularité  qui  prêterait  à  la  confusion  si  le  rôle  de 
ces  derniers  n'était  suffisamment  précisé  par  les 
documents.  Le  comté  des  lies  était  d'ailleurs  sous 
la  juridiction  directe  des  marquis.  L'un  des  co- 
pistes de  Giovanni  délia  Grossa  fait  judicieusement 
descendre  les  comtes  de  Bonifacio  à  qui  il  donne  le 
surnom  de  «  Bianco  »,  conciliant  ainsi  la  légende 
et  la  vraisemblance,  mais  le  transcripteur  a  le  tort 
de  nous  présenter  comme  un  fait  acquis  ce  qui  n'est 
qu'une  supposition  interpolée  dans  le  texte  du  vieux 
chroniqueur. 

Le  seul  personnage  marquant  de  cette  race  est 
le  bon  comte  A rrigo-bel-M esser ,  assassiné  en  Tan 
mille.  Celui-ci  semble  avoir  bénéficié  de  la  réputa- 


44  HISTOIRE    DE    CORSE. 

tion  de  justice  et  d'équité  acquise  plus  tard  par 
d'autres  seigneurs  homonymes.  Après  sa  mort,  les 
Biancolacci  (issus  de  son  frère,  Bianco)  perdirent 
leur  suprématie  et  ne  tardèrent  pas  à  être  supplan- 
tés dans  l'Au-delà-des-Monts  même  par  les  seigneurs 
de  Cinarca  ou  Cinarchesi.  Des  textes  touffus,  des 
versions  légendaires  on  peut  déduire  que,  vers  le 
commencement  du  xii"  siècle,  les  ancêtres  de  ces 
derniers  (Arrigo  et  Diotajuti),  venus  de  Sardaigne 
ou  d'Italie,  s'emparèrent  par  la  force  du  château  de 
Cinarca  et  que,  pour  justifier  cette  invasion,  ils  se 
prétendirent  issus  de  la  souche  des  anciens  sei- 
gneurs. La  chronique  explique  à  sa  façon  cette 
commune  origine  en  supposant  qu'Ugo  Colonna  eut 
deux  fds  :  Bianco,  tige  des  anciens  souverains  de 
l'île,  et  Cinarco  ancêtre  des  Cinarchesi  qui  leur 
succèdent;  l'histoire  se  contentera  de  constater 
qu'une  même  charte  de  1222  réunit  un  Cinarchese 
et  un  Biancolaccio  dans  un  pacte  avec  les  Bonifa- 
ciens,  et  qu'en  1238,  des  arbitres  estiment  les  droits 
de  la  fille  d'un  Biancolaccio  sur  les  biens  des  sei- 
gneurs de  Cinarca.  Au  xiif  siècle,  les  Biancolacci 
ne  sont  plus  que  les  vassaux  des  Cinarchesi  qui, 
devenus  les  maîtres  de  l'Au-delà-des-Monts,  ne 
cesseront  de  prétendre  à  l'autorité  suprême.  En 
moins  de  deux  cent  cinquante  ans,  dix-sept  d'entre 
eux,  dont  les  plus  célèbres  sont  Giudice  de  Cinarca, 
Arrigo  délia  Rocca,  Vincentello  d'Istria  et  Gian- 
Paolo  de  Leca,  domineront  la  Corse  presque  entière, 
la  plupart  avec  le  titre  de  comte  qu'ils  tiendront  non 
d'un  droit  ancestral,  mais  du  suffrage  populaire. 
Néanmoins,  certaines  parties  du  pays  cinarchese 
restent,  jusqu'au  xviii^  siècle,  terres  féodales. 

Les  vicomtes.  —  Les  membres  d'une  puissante 
famille  exerçaient  avec  le  titre  de  vicomtes  le  pou- 
voir au  nom  des  marquis  dans  les  comtés  de  Gênes 


OniGINES   DE   LA  FEODALITE   ET  DES    RIVALITES    ITALIENNES.      45 

et  des  Iles.  Quand  l'empereur  Conrad  le  Salique 
(1037)  consacra  par  une  charte  Thérédité  des  fiefs, 
les  officiers  des  Obertenghi  en  profitèrent  comme 
eux.  Pendant  quelque  temps,  les  marquis  conser- 
vèrent sur  leurs  vicaires  une  faible  suzeraineté,  mais 
déjà  la  commune  de  Gênes,  ainsi  que  les  grandes 
cités  italiennes,  travaillait  à  son  émancipation  sous 
la  protection  de  ses  évêques.  Ce  patronage  ne  tarda 
pas  à  se  transformer  en  juridiction  tolérée  à  l'ori- 
gine, puis  bientôt  considérée  comme  un  droit. 
Longtemps,  les  vicomtes  refusèrent  les  dîmes  à 
l'évèque  de  Gênes,  bien  qu'une  branche  de  leur 
maison  (Avogari)  fût  en  possession  de  l'avouerie 
héréditaire  du  diocèse;  mais  en  1052,  un  membre 
de  leur  famille,  Oberto,  occupant  le  siège  épiscopal, 
ils  entrèrent  en  composition,  adhérèrent  à  la  Com- 
mune et  reconnurent  pour  leurs  fiefs  la  suzeraineté 
de  l'évèque.  Ils  brisaient  ainsi  leurs  liens  avec  les 
Obertenghi  dont  le  pouvoir,  dès  lors,  ne  cessa  de 
décroître. 

Les  vicomtes  étaient  représentés  en  Corse'  par 
diverses  branches  qui  formèrent  au  xiv"  siècle 
Valbergo  Gcntile  :  c'étaient  les  familles  Avogari, 
Pevere,  de  Turca  (de  Curia  —  deCorte),  de'  Mari, 
di  Campo.  Par  leur  rupture  avec  les  Obertenghi, 
ils  constituèrent  au  nord  de  la  Corse  une  seigneurie 
indépendante,  plus  tard  limitée  au  Cap-Corse. 

Par  eux  s'introduit  dans  l'île  l'élément  ligurien  : 
les  intérêts  de  la  Commune  sont  devenus  les  leurs, 
car  leur  clan  forme  à  Gênes  un  noyau  d'aristocratie 
qui  détient  par  les  évoques  et  les  consuls,  unique- 
ment sortis  de  leur  race,  l'autorité  religieuse  et 
civile.  Pour  les  Pisans,  l'action  des  Génois  en  Corse 
était  considérée  comme  une  usurpation;  pour  les 
marquis,  les  vicomtes  étaient  des  vassaux  révoltés. 
Les  Corses  eux-mêmes,  dit  la   Chronique,  étaient 


40  HISTOIRE    DE    COKSE. 

malheureux;  ils  implorèrent  Fappui  du  pape  Gré- 
goire VII  qui,  appréciant  leur  «  désir  de  retourner 
conformément  à  leur  devoir  sous  la  domination  juste 
et  glorieuse  du  gouvernement  apostolique  »,  leur 
déclara  qu'il  y  avait  en  Toscane  des  seigneurs  prêts 
à  prendre  leur  défense  contre  les  envahisseurs 
(1077).  Mais  la  mission  officielle  de  rétablir  le  pou- 
voir de  rÉglise  en  Corse  est  confiée  à  Landolfe, 
évêque  de  Pise,  qui  conservera  pour  le  compte  du 
Saint-Siège  les  citadelles  et  lieux  fortifiés  et  parta- 
gera avec  le  pape  les  revenus  de  la  Corse  (1078). 

L'autorité  de  ceux  des  Obertenghi  qui,  dès  lors, 
prennent  d'une  façon  suivie  le  titre  de  marquis  de 
Corse,  se  trouvait  donc  bien  réduite,  A  cette  époque, 
dans  les  républiques  d'Italie,  la  cause  de  l'évêque  ne 
se  sépare  pas  de  celle  de  la  commune.  Si  l'on  observe 
qu'avant  Grégoire  VII,  l'investiture  des  évêques 
est  un  droit  temporel  attribué  aux  souverains  et 
non  aux  papes,  on  admettra  que  l'élévation  de  Lan- 
dolfe au  vicariat  apostolique  de  la  Corse  correspon- 
dait à  une  véritable  inféodation  de  l'île  aux  Pisans  : 
ce  fut  bien  ainsi  que  les  Génois  le  comprirent. 

Pendant  quarante  ans,  le  Saint-Siège  ne  cessa  de 
favoriser  les  Pisans.  En  1119,  Pise  fut  érigée  en 
archevêché,  ce  qui  mécontenta  les  Génois  au  point 
de  rendre  la  guerre  inévitable.  Dans  un  but  de  pa- 
cification, le  pape  Calixte  II,  en  1121,  déclara  que 
la  Corse  dépendrait  à  jamais  directement  du  Saint- 
Siège.  Les  Pisans  protestèrent.  Ce  fut  alors  que  la 
diplomatie  génoise  déploya  ses  ressources  pour  la 
première  fois.  Les  ambassadeurs  Cafîaro  et  Barisone 
venus  à  Rome,  y  étonnèrent  clercs  et  laïcs  par 
leurs  prodigalités.  Le  16  juin  1121,  ils  s'engageaient 
sur  le  salut  de  leur  âme  et  de  celles  des  consuls,  à 
verser  à  la  curie  romaine  mille  cinq  cents  marcs; 
ils  promettaient  en  outre  de   faire  un  don  de  cinq 


ORIGINES    DE    LA    FEODALITE    ET    DES    RIVALITES    ITALIENNES.   47 

cents  onces  d'or  aux  clercs  qui  auraient  prononcé 
en  concile  la  révocation  définitive  de  la  primatie  de 
la  Corse.  De  leur  côté,  les  fidèles  du  pape  Galixte 
s'engageaient  à  faire  donner  gain  de  cause  aux 
Génois.  Ces  conventions  lurent  consignées  par  écrit. 
A  Rome,  chacun  voulut  sa  part  du  butin  inespéré  : 
cardinaux,  évêques,  clercs,  laïques  se  firent  pro- 
mettre par  serment  des  sommes  proportionnées  à 
leur  influence.  Les  ambassadeurs  ne  négligèrent 
personne,  et  quand,  au  mois  d'avril  1123,  s'ouvrit 
le  concile  de  Latran,  la  décision  des  juges  n'était 
plus  douteuse.  Par  un  reste  de  pudeur,  nul 
n'osait  la  formuler.  «  Le  pape  alors,  dit  GalTaro, 
réunit  douze  archevêques  et  douze  évêques  pour 
discuter  le  droit  à  la  consécration  des  évêques  corses 
et,  en  consultant  l'ancien  registre  de  l'Eglise  ro- 
maine, ils  trouvèrent  que  les  Pisans  détenaient 
injustement  l'archevêché  de  Corse.  »  Ils  se  rendi- 
rent alors  de  la  basilique  au  palais,  et  l'archevêque 
de  Ravenne  prit  la  parole  :  «  Seigneur,  seigneur, 
dit-il,  nous  n'avons  pas  osé  proférer  une  décision 
en  ta  présence,  mais  nous  te  donnons  un  avis  qui 
en  aura  toute  la  force  :  que  le  métropolitain  de  Pise 
abandonne  la  consécration  des  évêques  corses  et 
ne  s'}^  entremette  jamais  plus.  »  —  Entendant  cette 
parole,  le  pape  se  leva  et  demanda  aux  juges  s'ils 
approuvaient.  Par  trois  fois,  ils  répondirent  :  «  Pla- 
cet,  p/acet,  placet  ».  «  Et  moi,  ajouta  le  pape,  au 
nom  de  Dieu  et  du  bienheureux  Pierre,  j'approuve 
et  je  confirme.  » 

Aussitôt  Tarchevêque  de  Pise,  Ruggiero,  se  leva 
enflammé  de  colère,  et,  jetant  aux  pieds  du  pontife 
sa  mitre  et  son  anneau  :  «  Jamais  plus,  cria-t-il, 
ne  serai  ton  archevêque  ou  ton  évêque!  »  Et 
comme  il  s'éloignait,  le  pape,  repoussant  du  pied  la 
mitre  et  l'anneau,  lui  dit  :   «  Frère,  tu  as  mal  agi, 


48  HISTOIRE    DE    CORSE. 

et  je  t'en  ferai  repentir.  »  Le  lendemain  matin, 
27  mars,  Calixte  fit  connaître  la  sentence  du  con- 
cile. La  bulle  fut  rendue  le  G  avril. 

Les  Pisans  ne  s'inclinèrent  pas  devant  la  sen- 
tence pontificale,  et  les  hostilités  reprirent  leur 
cours  :  ce  fut  une  véritable  guerre  de  pirates  dans 
les  mers  de  Corse  et  de  Sardaigne  et  sur  les  côtes 
de  ces  îles.  Enfin,  Innocent  III  entreprit  de  faire 
cesser  la  lutte  qui  durait  depuis  quatorze  ans 
(1119-1133)  en  partageant  l'objet  du  litige  :  il  érigea 
Gênes  en  archevêché  et  lui  donna  pour  suffragants 
les  diocèses  de  Mariana,  du  Nebbio  et  d'Accia,  au 
nord  de  la  Corse;  Ajaccio,  Aleria  et  Sagone,  c'est- 
à-dire  la  plus  grande  partie  de  l'île,  restèrent  sous 
le  gouvernement  de  l'archevêque  pisan  (19  mars 
1133);  la  paix  fut  signée.  Pour  compenser  la  perte 
des  évêchés  corses,  le  Saint-Siège  attribua  à  l'ar- 
chevêque de  Pise  de  nouveaux  privilèges  et  étendit 
sa  juridiction  (1"  mai  1138), 

On  aurait  pu  croire  Génois  et  Pisans  satisfaits  : 
il  n'en  fut  rien.  Les  deux  peuples  étaient  voués  aux 
désastres  d'une  éternelle  rivalité.  Chacun  d'eux 
aspirait  à  l'empire  des  mers,  et  tout  succès  obtenu 
par  l'un  était  considéré  par  l'autre  comme  une 
atteinte  à  sa  propre  grandeur,  La  guerre  recom- 
mença en  1162,  mais  il  ne  semble  pas  que  la  Corse, 
qui  en  subit  le  contre-coup,  en  ait  été  la  cause.  La 
rivalité  des  deux  peuples  sur  son  territoire  deviendra 
bientôt  plus  ardente  que  jamais  à  propos  d'une  petite 
forteresse  dont  le  nom,  inconnu  jusque-là,  figurera 
pendant  des  siècles  à  côté  de  celui  de  Gênes  dans 
tous  les  traités  passés  par  la  République.  La  que- 
relle de  Bonifacio,  plus  futile  en  apparence  que 
celle  des  évêchés,  ne  s'éteindra  que  par  l'écroulement 
de  l'une  des  deux  républiques. 

Au  xm"  siècle,  Bonifacio,  fondée,  disent  les  chro- 


ORIGINES    DE    LA    FEODALITE    ET    DES    RIVALITES    ITALIENNES.  49 

niques,  par  l'oiFicier  impérial  de  ce  nom  préposé 
jadis  à  la  défense  de  la  Corse,  était  un  repaire  de 
pirates  qui  pillaient  les  vaisseaux  sans  distinction 
de  nationalité.  Avant  1186,  les  Génois  s'en  étaient 
rendus  maîtres,  mais  en  1187  les  Pisans  les  en 
chassent  et  y  bâtissent  un  nouveau  fort  dont  ils  sont 
eux-mêmes  expulsés  la  même  année. 

Maîtres  du  rocher  qui  commande  au  détroit,  les 
Génois  sont  bien  décidés  coûte  que  coûte  à  le  con- 
server. Ceux  d'entre  eux  qui  voudront  y  aller  habiter 
jouiront  de  privilèges  exceptionnels.  Chacun  d'eux 
touche  pour  son  service  de  garde  six  livres  de  Gê- 
nes chaque  année.  Tout  enfant  mâle  qui  y  naît  re- 
çoit pour  son  entretien  douze  deniers  par  jour 
jusqu'à  l'âge  de  vingt  ans;  les  filles  ont  droit  à  six 
deniers  jusqu'à  l'âge  de  quinze  ans,  <r  et  ce  fait  le 
commun  de  Gênes,  dit  le  Templier  de  Tyr,  pour 
maintenir  en  habitation  ledit  château  » . 

Ces  colons  ont  été  choisis  dans  les  professions  les 
plus  diverses,  forgerons,  cordonniers,  tailleurs, 
charpentiers,  médecins,  etc.  L'importance  de  la  co- 
lonie est  telle  que  le  podestat  de  Bonifacio  prendra 
plus  tard  le  titre  de  vicaire  de  ta  Commune  de  Grnes 
en  Corse,  et  son  succès  poussera  les  Génois  en  1272 
à  en  fonder  une  semblable  à  Ajaccio,  mais  Charles 
d'Anjou,  fils  de  saint  Louis,  détruira  la  forteresse  et 
en  chassera  les  Génois  (1274). 

Les  actes  dressés  au  sein  des  deux  républiques 
nous  montrent  à  la  fin  du  xii*^  siècle  Gênes  et  Pise 
se  disputant  âprement  la  possession  de  Bonifacio 
que  chacune  considère  comme  lui  appartenant  en 
propre.  Après  vingt-cinq  années  de  guerres  et  de 
luttes  diplomatiques  où  tour  à  tour  furent  invo- 
quées l'autorité  du  pape  et  celle  de  l'empereur,  Boni- 
facio restait  aux  Génois. 

HISTOIRI".   DE  COUSE.  4 


VI 

LE  SIÈCLE  DE  GIUDICE 


État  de  la  Corse  pendant  le  Moyen  Age.  —  Bonifacio  et  les  sei- 
gneurs de  Cinarca.  —  Giudice.  —  Premières  expéditions  des 
Génois  en  Corse. 


Au  xuf  siècle  seulement  commence  l'histoire  des 
Corses  ;  jusqu'ici,  nous  n'avons  pu  étudier  l'île 
que  dans  ses  rapports  avec  l'étranger.  Nous  tou- 
chons à  l'époque  où  la  Corse  se  fait  connaître  elle- 
même  et  où  la  légende  cède  le  pas  à  l'histoire.  Ce 
n'est  pas  que  les  monuments  soient  nombreux, mais 
ils  sont  précis  et  d'une  authenticité  indiscutable  ; 
ils  appuient  la  chronologie  à  des  bases  solides,  res- 
tituent aux  personnages  traditionnels  leur  identité 
parfois  discutée,  fournissent  à  la  géographie  féodale 
des  éléments  de  reconstitution,  et,  en  se  reliant  à  la 
documentation  externe,  permettent  d'apprécier  le 
contre-coup  des  événements  qui  ont  fait  peser  dans 
l'île  leur  lourde  influence. 

Etat  de  la  Corse  pendant  le  Moyen  Af^e.  —  De- 
puis le  ix°  siècle,  une  double  tendance  s'était  mani- 
festée en  Europe  :  la  disparition  des  hommes  libres 
dans  la  vassalité  ou  le  servage,  et  l'absorption  des 
petites  propriétés  dans  la  grande  propriété.  La  Corse 
non  incorporée  à  l'empire  d'Occident,  ainsi  que  la 
Sardaigne  plutôt  abandonnée  qu'arrachée  à  l'empire 


LE    SIECLE    DE    GILDICE. 


byzantin,  échappent  aux  mœurs  nouvelles  impor- 
tées par  les  Germains  ou  du  moins  ne  les  subissent 
que  sous  une  forme  atténuée.  En  Occident  comme 
en  Orient,  en  effet,  dès  le  ix«  siècle,  on  se  fait  esclave 
ou  volontairement,  ou  parce  que  les  lois  condam- 
nent à  la  vente  de  leur  corps  ceux  qui  ne  peuvent 
s'acquitter  de  leurs  dettes.  Les  charges  auxquelles 
sont  soumis  les  hommes  libres  et  surtout  le  service 
militaire,  triomphent  des  dernières  répugnances  du 
peuple  à  sacrifier  sa  liberté.  En  Corse,  rien  de  sem- 
blable, le  serf  volontaire  est  l'exception  ;  la  sobriété 
de  l'insulaire,  sa  nature  indépendante  et  guerrière 
le  mettent  à  l'abri  de  toute  aliénation  de  sa  personne. 
Il  est  donc  peu  probable  que  le  servage  ait  beaucoup 
pesé  sur  les  Corses,  et  si  on  voit  s'opérer  auxix", 
xii^  et  XIII®  siècles  des  ventes  d'esclaves  corses, 
on  doit  supposer  qu'ils  appartiennent  à  des  familles 
de  captifs  musulmans. 

On  a  déjà  fait  observer  d'ailleurs  que  dans  tous 
les  patrimoines  de  Saint-Pierre,  le  servage  était 
moins  arbitraire  et  moins  barbare  que  partout  :  en 
Sardaigne,  dit  M.  Ainat  de  San-Filippo,  les  ques- 
tions entre  patrons  et  serfs  étaient  tranchées  parles 
tribunaux. 

A  côté  des  trois  clans  qui  se  partageaient  l'île  s'é- 
tait élevée  une  féodalité  autochtone  dont  il  est  per- 
mis de  soupçonner  les  commencements.  Nous  avons 
vu  plus  haut  combien  l'aristocratie  italienne  goûtait 
les  dignités  en  usage  dans  la  hiérarchie  byzantine 
et  de  quel  attrait  étaient  revêtus  ces  titres  de  consuls 
et  surtout  de  Juges  {u^yov-z:;)  réservés  d'abord  aux 
seuls  fonctionnaires. 

L'influence  des  usages  administratifs  et  même  de 
la  langue  de  Byzance  dans  les  îles  méditerranéennes 
n'est  plus  à  démontrer.  En  Sardaigne,  au  xi*"  siè- 
cle, les  juges-souverains  de  Cagliari  se  donnaient 


HISTOIRE    DE    CORSE. 


encore  le  titre  d'archonte  et  conservaient  sur  leurs 
sceaux  les  caractères  helléniques.  Au  xif  siècle, 
Gréoroire  VII  adressait  une  bulle  aux  clercs,  con- 
suis  majeurs  et  mineurs  de  la  Corse.  Quant  au  titre 
de  Juge,  il  précéda  dans  les  deux  îles  toutes  les 
qualifications  féodales.  Lorsque  Byzance  affaiblie, 
isolée  de  ses  dernières  possessions  occidentales,  se 
trouva  dans  l'obligation  de  renoncer  à  y  envoyer 
des  fonctionnaires,  les  indigènes  qui  purent  s'élever 
au-dessus  de  leurs  compatriotes,  usurpèrent  leurs 
fonctions  et,  croyons-nous,  se  parèrent  de  leurs 
titres  pour  en  imposer  davantage.  En  Sardaigne,  les 
monuments  confirment  cette  opinion;  en  Corse,  ils 
apparaissent  trop  tard  pour  la  justifier,  mais  le  sou- 
venir des  Juges  est  assez  souvent  évoqué  dans  la 
chronique  corse  pour  faire  admettre  qu'avant  de  se 
qualifier  seigneurs  et  gentilshommes,  les  puissants 
de  l'île  aient  pris  une  qualification  à  laquelle  les 
masses  étaient  habituées,  Giovanni  délia  Grossacite 
à  plusieurs  reprises  des  Juges  qui  se  firent  seigneurs 
et  parvinrent  à  rendre  leurs  fonctions  héréditaires. 
Ce  n'était  cependant  pas  chose  aisée,  car  nous 
verrons  qu'en  Corse,  le  droit  héréditaire  à  l'autorité 
est  presque  toujours  contesté.  Le  fief  passe  pénible- 
ment à  ses  héritiers  naturels  ;  l'autorité  suprême  ne 
se  transmet  jamais.  Aucune  constitution  n'assure  au 
chef  du  jour  une  prépondérance  certaine  pour  sa 
race.  Tous  les  Corses  aspirent  au  pouvoir,  et  les 
plus  forts  l'arrachent  tour  à  tour  au  caprice  de  l'opi- 
nion populaire  qu'actionne  tout  un  rouage  de  volon- 
tés unies  par  des  intérêts  trop  immédiats  pour  être 
stables.  Ces  rouages  constituent  le  clan  dont  l'orga- 
nisation ne  permit  pas  au  système  féodal  de  s'im- 
poser dans  toute  sa  rudesse  germanique.  Ainsi  que 
les  cités  italiennes,  et  plus  encore  qu'elles,  la  Corse 
paraît  avoir  toujours   eu  dans  ses  rangs  inférieurs 


LE    SIÈCLE    DE    GIUDICE.  &^ 

des  hommes  libres  en  quantité  suffisante  pour  com- 
poser une  tierce  classe  peu  différente  des  deux 
autres  auxquelles  elle  est  souvent  unie  par  les  liens 
du  sang.  Dans  un  pays  où  la  femme  est  tenue  dans 
un  état  constant  d'infériorité,  Vamie  (comme  on  dit 
alors)  presque  toujours  accueillie,  du  moins  sup- 
portée par  la  femme  légitime,  ne  souffre  pas  plus 
de  sa  maternité  irrégulière  que  son  fils  n'aura 
à  rougir  de  sa  bâtardise.  Les  parentés  s'étendent 
donc  très  loin,  et  ni  les  richesses,  ni  l'éducation 
n'opposant  de  barrière  au  mélange  des  classes,  tous 
les  hommes  peuvent  se  croire  égaux.  Aucune  hié- 
rarchie, aucun  ordre  social  ne  faisant  de  la  féodalité 
un  corps  constitué,  la  Corse  échappe  aux  progrès 
inhérents  à  toute  organisation  même  défectueuse, 
et  nourrit  uniquement  le  sentiment  de  l'indépen- 
dance individuelle.  C'est  pourquoi  les  clans  corses 
n'ont  jamais  pu  concevoir  les  unions  patientes  et 
fertiles  qui,  à  Gênes,  donnèrent  naissance  aux  alher- 
ghi.  Dans  Valbergo,  l'intérêt  général  ignore  les  soifs 
individuelles  de  ses  membres,  alors  que  la  famille 
corse  ne  vise  qu'à  satisfaire  des  ambitions.  C'est  la 
plus  violente  et  la  plus  appuyée  par  le  chiffre  de 
ses  partisans  qui  triomphera  :  les  alliances  ont 
pour  principal  objet  d'en  augmenter  le  nombre.  Une 
femme  qui  compte  vingt  frères  ou  cousins  germains 
est  un  beau  parti,  même  pour  un  Cinarchese. 

Lisons  les  chroniques,  nous  y  verrons  que  le  vas- 
sal, à  la  fois  soldat  et  pasteur,  ignore  la  glèbe,  car 
le  seigneur  est  rarement  assez  puissant  pour  l'y 
maintenir.  Dès  qu'il  se  sent  opprimé,  il  se  révolte, 
s'il  ne  peut  espérer  se  faire  seigneur  lui-même.  Il 
sait  qu'un  homme  robuste  et  sachant  manier  le  fer 
trouvera  toujours  bon  accueil;  les  inimitiés  des 
chefs  lui  procureront  un  appui  et  un  soutien.  Le  pou- 
voir natif  du  feudataire  est  très  limité  :  trop  de  frères, 


51  HISTOHlli    DE    COIiSt:. 

trop  de  bâtards  surtout,  partagent  son  patrimoine, et 
ses  ambitions.  Le  vassal,  ne  l'oublions  pas,  est  sou- 
vent apparenté  au  seigneur,  il  vit  de  la  même  exis- 
tence que  lui  et,  comme  lui,  porte  des  armes  offen- 
sives et  défensives  ;  il  trouvera  toujours  asile  dans 
les  villages  libres  qu'administrent  leurs  consuls  ou 
leurs  gonfaloniers.  La  seule  loi  est  la  force  qui  se 
manifeste  surtout  par  le  nombre  des  clients  accourus 
volontairement  ou  attachés  au  chef  par  les  liens  du 
sang.  Encore  cette  loi  n'est-elle  pas  absolue  :  la  na- 
ture du  pays,  hérissé  de  montagnes,  couvert  de  ma- 
quis, protège  l'isolé  contre  la  masse,  refrène  et  li- 
mite l'autorité,  encourage  les  rébellions  et  maintient 
la  Corse  dans  un  état  d'anarchie  plus  désastreux 
pour  son  progrès  que  les  pires  tyrannies. 

La  tradition  insulaire  conserva,  du  gouvernement 
des  Pisans,  le  meilleur  souvenir  :  «  Leurs  juges,  dit 
Giovanni  délia  Grossa,  savaient  se  concilier  l'af- 
fection des  grands  de  la  classe  moyenne  et  du  peu- 
ple, parce  qu'ils  maintenaient  seigneurs,  gentils- 
hommes, gens  du  peuple  et  autres  dans  le  rang  qui 
leur  convenait.  Cette  paix  et  cette  union  profonde 
firent  oublier  les  malheurs  des  temps  passés;  on 
bâtit  ces  belles  églises  qui  sont  aujourd'hui  les  plus 
anciennes,  des  ponts  superbes  et  beaucoup  d'au- 
tres édifices  d'une  architecture  remarquable  et  d'un 
art  singulier  dont  quelques-uns  subsistent  encore 
aujourd'hui.  » 

Il  est  certain  que  le  gouvernement  ecclésiastique 
des  Pisans  ne  pouvait  qu'adoucir  la  condition  des 
classes  populaires  et  surtout  des  serfs  de  corps  — 
s'il  en  subsistait.  Dans  tous  les  pays  d'Occident,  aux 
temps  les  plus  durs  de  la  féodalité,  le  fait  de  devenir 
le  serf  d'un  évêque  ou  d'une  grande  abbaye  était 
considéré  comme  une  grande  amélioration  de  sort. 
Mais  les  abus  ne  tardèrent  pas  à  paraître.  La  féo- 


LE    SIECLE    DE    GIUDICE.  55 

dalité  ecclésiastique  s'implanta  dans  les  mœurs  et 
emprunta  à  l'autre  jusqu'à  ses  caractères  de  trans- 
mission héréditaire.  Les  bénéfices  passent  du  père 
au  fils.  En  Corse,  un  prêtre  commence  presque  tou- 
jours la  fortune  d'une  famille.  C'est,  d'après  les 
chroniques,  le  cas  des  Cortinchi,  ce  sera  au  xv"  siècle 
celui  de  la  puissante  maison  d'Omessa  dont  les  chefs, 
prélats  batailleurs,  partageront  les  bénéfices  entre 
leurs  fils  naturels.  Un  prêtre  violent,  Abram  de 
Belgodere,  à  la  même  époque,  relèvera  en  Corse  la 
famille  abaissée  des  marquis  et  contraindra  les 
moines  de  Portovenere  à  restituer  une  part  des 
biens  abandonnés  par  la  faiblesse  des  Obertenghi 
dont  il  revendique  l'héritage  pour  le  laisser  à  ses 
bâtards.  On  pourrait  multiplier  les  exemples;  il  va 
de  soi  que  c'est  par  une  aristocratie  religieuse  que 
le  pape  voulait  faire  diriger  la  Corse,  aristocratie 
de  vertu,  de  discipline  et  surtout  de  soumission  à 
l'Église;  or,  l'abbaye  qui  fut  la  plus  favorisée  en 
Corse,  qui  y  recueillit  le  plus  de  bénéfices,  «  était, 
au  dire  de  Grégoire  IX  (1231),  complètement  dépra- 
vée et  souillée  de  tous  les  vices  des  moines  ». 

Bonifacio  et  les  seigneurs  de  Cinarca.  Giudice 
de  Cinarca.  —  Maîtres  de  Bonifacio,  les  Génois 
tentèrent  de  s'attacher,  par  des  moyens  conciliants 
les  plus  puissants  d'entre  les  féodaux.  Ce  fut  ainsi 
que  les  seigneurs  de  Cinarca  et  les  Biancolacci  fu- 
rent amenés  à  signer  des  traités  d'alliance  avec  les 
Bonifaciens.  Soit  mauvaise  foi  de  la  part  des  con- 
tractants, soit  désobéissance  du  fait  de  leurs  vassaux, 
ces  pactes  furent  fréquemment  rompus.  La  plus 
ancienne  de  ces  conventions  est  de  1222.  Le  5  sep- 
tembre, Opizzo  de  Cinarca,  chevalier,  et  Guglielmo 
Biancolaccio  se  font  admettre  ensemble  au  nombre 
des  citoyens  de  Bonifacio.  Ils  s'engagent  à  aider 
ladite  commune  contre  ses  ennemis,  et  à  se  tenir  à 


56  HISTOIltE    DE    COnSK. 

la  disposition  du  podestat  et  des  consuls  de  Gênes, 
sans  toutefois  que  cet  engagement  puisse  porter  en 
quoi  que  ce  soit  préjudice  à  leurs  droits.  Nous 
sommes  déjà  dans  la  seconde  phase  de  l'histoire 
des  communes.  Il  n'y  a  pas  un  siècle  qu'elles  se 
faisaient  confirmer  leurs  privilèges  par  les  seigneurs  ; 
maintenant  elles  se  les  attachent  par  les  liens  d'une 
bourgeoisie  honoraire,  sans  toutefois  attaquer  encore 
leur  autorité  :  ces  actes  sont  des  accords  de  puis- 
sance à  puissance  ;  dans  peu,  nous  verrons  en  Corse, 
comme  en  Ligurie,  les  seigneurs  reconnaître  la  su- 
zeraineté de  la  commune. 

Par  la  suite,  les  relations  des  Génois  et  des  Corses 
sont  souvent  tendues.  A  ces  derniers,  les  habitants 
de  Bonifacio  reprochent  de  se  livrer  à  de  fréquentes 
excursions  sur  les  territoires  qu'ils  cultivent,  d'y 
faire  la  maraude,  de  piller  leurs  bestiaux,  et  d'in- 
cendier les  habitations  de  leurs  alliés.  Des  traités 
de  paix  interviennent,  mais  ils  sont  violés  généra- 
lement par  les  Corses  ou  par  les  Génois  l'année 
même  de  leur  adoption. 

Mais  la  division  régnait  entre  différentes  branches 
des  Cinarchesi  et  des  Biancolacci.  Gugîielmo  de 
Cinarca  fut  assassiné  par  ses  propres  neveux  qui 
s'emparèrent  de  ses  biens  au  détriment  de  ses  hé- 
ritiers légitimes.  Ceux-ci  étant  en  bas  âge,  la  ven- 
detta fut  tardive  ;  elle  n'en  fut  pas  moins  énergique, 
les  meurtriers  à  leur  tour  trouvèrent  la  mort  sous 
les  coups  de  Sinucello,  fds  de  Gugîielmo,  qui  en 
sacrifiant  ses  cousins  aux  mânes  de  son  père,  s'im- 
posa comme  le  seul  seigneur  du  territoire  cinar- 
chese  en  attendant  qu'il  se  rendît  maître  de  la  Corse 
tout  entière.  Sous  le  nom  de  Giudice  (Juge)  qu'il 
adopta,  Sinucello  fut  le  premier  Corse  dont  les 
gestes  imposèrent  le  souvenir  à  la  postérité.  «  Ce 
fut,  dit  avec  raison  Geccaldi,  l'un  des  hommes  les 


*^'^  rj. 


'V  C.MISI 


LE    SIECLE    DE    GIUDICE.  57 

plus  remarquables  qui  aient  jamais  existé  dans  Tile.  » 
Bien  que  les  historiens  insistent  sur  la  constance 
de  Giudice  envers  les  Pisans,  celui-ci  semble  s'être 
déclaré,  dès  son  arrivée  en  Corse,  le  vassal  de  la 
commune  de  Gênes  dont  il  reconnut  la  suzerai- 
neté pendant  la  plus  grande  partie  de  sa  vie.  En 
1258,  il  fit  avec  les  Bonifaciens  un  premier  traité 
d'alliance  qui  fut  strictement  observé  jusqu'en  1277. 
A  cette  époque,  une  ambassade  génoise  vint  à  Pro- 
priano  lui  reprocher  en  termes  fort  mesurés  de  n'en 
avoir  pas  strictement  observé  les  conventions.  On 
lui  faisait  grief  seulement  d'employer  à  son  usage 
des  salines  appartenant  aux  Bonifaciens  et  d'avoir 
laissé  élever  une  forteresse  sur  un  emplacement 
relevant  du  district  de  Bonifacio  :  «  La  Commune, 
dirent  les  ambassadeurs,  se  refuse  à  croire  les 
crimes  dont  on  vous  a  chargé,  vous,  Giudice  de 
Cinarca,  citoyen  génois,  dont  les  ancêtres  ont  tou- 
jours été  considérés  par  la  Commune  comme  des  fils  ; 
aussi  ne  veut-elle  pas  agir  envers  vous  comme 
envers  un  étranger;  les  chefs  des  anciens  nous  ont 
envoyés  à  vous  pour  apprendre  la  vérité  de  votre 
bouche,  car  si  les  accusations  portées  étaient  vraies, 
la  Commune,  prenant  en  considération  votre  fidélité 
et  celle  de  vos  ancêtres,  vous  traiterait  en  fils,  con- 
formément à  la  parole  divine  qui  dit  :  «  Si  ton  fils 
pèche,  avertis-le  w.  Ils  lui  représentaient  en  outre 
qu'il  n'avait  aucun  droit  sur  le  district  de  Bonifacio, 
mais  que,  s'il  croyait  en  avoir,  c'était  devant  la 
commune  de  Gênes  qu'il  devait  les  faire  valoir. 

Giudice  accueillit  l'ambassade  assez  froidement; 
cependant  après  avoir  laissé  écouler  plus  d'une 
année,  il  consentit  à  renouveler  entre  les  mains  du 
podestat  de  Bonifacio  l'hommage  de  1258  (1278). 
En  1280,  il  stipula  un  nouvel  accord  avec  les  Boni- 
faciens; mais  il  montra  par  son  langage  qu'il  n'en- 


58  HISTOIRE    DE    CORSE. 

tendait  plus  être  traité  en  vassal  :  «  Autrefois,  dit- 
il,  le  district  de  Bonifacio  était  une  véritable  caverne 
de  voleurs  :  les  seigneurs  de  Gagna,  de  Biscaglia, 
de  Corcano,  d'Attala,  d'Arescia  et  les  Biancolacci 
en  étaient  les  maîtres,  et  la  commune  de  Gênes  n'y 
pouvait  rien.  Ils  volaient  mes  vassaux,  dérobaient 
mes  bestiaux  et  ceux  des  Bonifaciens.  Tous  ceux 
qui  habitent  Bonifacio  depuis  longtemps,  savent 
qu'aujourd'hui,  grâce  à  Dieu  et  à  ma  vigilance,  ils 
peuvent  dormir  et  reposer  sans  crainte...  désor- 
mais, si  les  Bonifaciens  ont  à  lutter  contre  des  en- 
nemis, je  serai  leur  pasteur  et  leur  défenseur.  » 

Gette  déclaration  confirme  le  récit  des  chroni- 
queurs qui  narrent  en  appuyant  sur  les  moindres 
circonstances  les  luttes  de  Giudice  contre  les  autres 
féodaux  corses.  Il  est  probable  que  le  bon  accueil 
que  trouvèrent  auprès  de  la  Gommune  plusieurs 
d'entre  eux,  les  Salaschi,  les  Cortinchi,  et  les  petits- 
fils  des  assassins  de  son  père,  indisposèrent  Giudice 
contre  Gênes,  et  que  son  mécontentement  se  tradui- 
sit par  une  véritable  invasion  du  district  de  Boni- 
facio. 

La  guerre  éclata,  les  troupes  génoises  débarquè- 
rent. Après  trente  jours  de  lutte,  Giudice,  blessé  à 
la  suite  d'une  chute  de  cheval,  dut  aller  demander 
des  secours  aux  Pisans.  Les  Génois  sommèrent 
ceux-ci  de  livrer  le  vassal  rebelle.  Les  Pisans  ré- 
pondirent que,  Giudice  étant  leur  propre  vassal,  ils 
étaient  décidés,  non  à  l'abandonner  à  ses  ennemis, 
mais  au  contraire  à  lui  prêter  assistance.  Giudice, 
en  effet,  bien  qu'il  eût  été  armé  chevalier  jadis  par 
Giovanni  Boccanegra,  capitaine  du  peuple  de  Gênes, 
avait  rendu  hommage  aux  Pisans.  Avec  l'aide  de 
ceux-ci,  Giudice  rentra  en  Corse  et  chassa  sans 
peine  les  Génois  des  postes  qu'ils  occupaient.  Les 
deux  républiques  aigries  l'une  contre  l'autre  par 


LE    SIECLE    DE    GIUDICE.  59 

une  longue  rivalité,  exaspérées  par  des  torts  réci- 
proques, armèrent  des  flottes  considérables  qui  se 
rencontrèrent  à  la  Meloria  le  5  août  J284.  Cinq 
mille  Pisans  périrent,  onze  mille  furent  faits  prison- 
niers. «  Pour  voir  Pise,  disait-on  alors,  il  faut  aller 
dans  les  prisons  de  Gènes.  »  Gènes  triomphante 
s'assurait  l'empire  des  mers,  mais  la  victoire  lui 
coûtait  cher.  «  Il  y  eut  en  cette  année,  dit  frère 
Salimbene  qui  écrivait  trente  ans  plus  tard,  plus  de 
larmes  et  de  gémissements  à  Gènes  et  à  Pise  que 
jamais  depuis  jusqu'à  nos  jours.  » 

Le  3  avril  1288,  les  bases  d'un  traité  de  paix 
furent  proposées  à  la  commune  de  Pise  par  ses 
citoyens  captifs.  Les  Pisans  devaient  s'engager  à 
soumettre  Giudice  qui  avait  reconquis  son  indépen- 
dance et  à  supporter  tous  les  frais  des  nouvelles 
expéditions.  Pise  affaiblie  ne  put  que  souscrire  à  des 
conditions  d'où  dépendait  la  liberté  de  ses  plus 
éminents  citoyens.  La  paix  fut  signée  le  15  avril  1288 
et  Gènes  décida  sur-le-champ  d'en  faire  exécuter 
les  clauses.  En  vain,  le  chroniqueur  Jacopo  D'Oria, 
dont  la  famille  possédait  des  biens  en  Corse,  tenta 
de  dissuader  ses  compatriotes  d'une  entreprise  qui 
les  poussait  «  au  devant  d'un  abîme  ».  «  Si  les 
Génois,  dit  Pertz,  avaient  suivi  ses  conseils,  ils 
auraient  épargné  à  la  République  des  trésors  en- 
gloutis pendant  cinq  siècles  sans  résultat.  » 

Gènes  ajourna  cependant  l'ouverture  de  la  cam- 
pagne au  printemps  de  l'année  suivante.  Au  mois 
de  mai  1289,  les  troupes  génoises,  sous  les  ordres 
de  Luchetto  D'Oria,  débarquèrent  à  Propriano.  Giu- 
dice surpris,  se  retire  dans  la  montagne  avec  quel- 
ques partisans,  alors  que  ses  ennemis  et  plusieurs 
de  ses  parents  se  groupent  autour  du  général  gé- 
nois et  lui  rendent  hommage.  Luchetto,  qui 
prend   le  titre  de   vicaire  général   en  Corse   pour 


60  HISTOIRE    DE    COnSE. 

la  commune  de  Gênes,  s'empare  des  châteaux  de 
l'Au-delà-des-Monts.  A  Aleria,  l'évêque,  Orlando 
Gortinco,  lui  ouvre  les  portes  de  la  ville,  et  sa  cam- 
pagne n'est  plus  désormais  qu'une  promenade  au 
cours  de  laquelle  seigneurs  et  communes  lui  font  leur 
soumission.  Aux  premiers,  il  demande  des  otages, 
dans  les  villages  il  nomme  des  gonfalonniers  ou 
syndics.  11  rend  la  justice,  tranche  les  différends 
entre  familles,  en  un  mot  fait  en  toutes  circons- 
tances acte  de  suzerain. 

Giudice,  alors,  voyant  son  parti  diminuer  de  jour 
en  jour,  envoya  proposer  à  Luchetto  D'Oria  de 
faire  sa  soumission,  offrant  de  marier  à  Gênes  une 
de  ses  filles.  Dans  une  entrevue  qui  eut  lieu  à 
Faona,  les  deux  adversaires  jetèrent  les  bases 
d'une  trêve  qui  devait  durer  jusqu'au  carême.  Giu- 
dice envoya  à  Gênes  des  ambassadeurs  et  reconnut, 
le  8  décembre,  la  suzeraineté  de  la  Commune; 
mais  quelques  jours  après,  ses  envoyés  revinrent 
sans  avoir  pu  accomplir  leur  mission.  Dans  une 
entrevue  qu'il  eut  avec  Luchetto,  Giudice  lui  fit  re- 
marquer ironiquement  qu'il  avait  tort  de  compter 
sur  ses  alliés  insulaires  et  lui  cita  le  proverbe  : 
«  Qui  se  fie  à  un  Corse  a  la  tête  sur  un  précipice  ». 
La  guerre  recommença,  mais  Luchetto  D'Oria,  ma- 
lade, dut  s'embarquer  pour  Gênes,  laissant  le 
commandement  à  son  frère  Inghetto.  Jacopo  D'Oria 
constate  amèrement  alors  «  que  la  dépense  de  vingt- 
cinq  mille  livres  nécessitée  pour  les  frais  de  la  cam- 
pagne, a  été  stérile ,  et  que  les  seigneurs  corses 
continuent  à  recevoir  Giudice  chez  eux  et  à  le 
considérer  comme  leur  chef  et  souverain   ». 

Au  mois  de  juillet  1290,  Nicolô  Boccanegra  dé- 
barqua en  Corse  à  la  tête  de  quelques  troupes  gé- 
noises. Il  ravagea  Ornano,  Istria  et  la  plaine  de 
Talavo,  mais  une  épidémie  l<)bligea  à  se  retirer  à 


LE    SIECLE    DE    GIUDICE.  61 

Bonifacio.  Privé  de  ses  soldats  malades,  il  fit  appel 
aux  bourgeois  et  recommença  la  campagne  secondé 
par  les  cousins  de  Giudice.  L'expédition  fut  mal- 
heureuse :  battu  par  les  Corses,  il  dut  bientôt  re- 
tourner à  Gènes ,  laissant  Giudice  maître  sans 
conteste  de  l'île.  Celui-ci  ne  reconnut  désormais 
que  la  suzeraineté  des  Pisans  :  aussi  Gênes  imposâ- 
t-elle le  bannissement  de  Giudice  parmi  les  clauses 
principales  de  la  trêve  de  trente  ans  conclue  avec 
Pise  le  31  juillet  1299.  «  Les  syndics  de  la  com- 
mune de  Pise  s'engagent  solennellement  à  bannir 
Giudice  de  Cinarca,  sa  femme,  ses  fdles,  ses  fils, 
les  femmes  de  ses  fils,  ses  descendants  de  tout  sexe, 
qu'ils  soient  issus  ou  non  de  légitime  mariage;  à 
leur  interdire  tout  séjour  à  Pise  ou  sur  le  territoire 
même  de  la  commune  de  Pise.  » 

On  ne  saurait  dire  si  cet  article  reçut  un  commen- 
cement d'exécution.  On  sait  seulement  qu'il  fut 
annulé  par  le  traité  définitif  du  24  juin  1331.  Giu- 
dice était  mort  environ   depuis  vingt-cinq  ans. 

Giovanni  délia  Grossa  et  Pietro  Cirneo  racon- 
tent, avec  de  longs  détails,  les  guerres  que  Giudice 
soutint  contre  Giovanninello  Cortinco  de  Loreto. 
Une  querelle  de  valets,  dans  laquelle  les  deux  sei- 
gneurs étaient  intervenus,  avait,  au  dire  des  chro- 
niques, fait  naître  cette  longue  inimitié  qui  sur- 
vécut longtemps  aux  chefs  des  deux  factions.  En 
effet,  lorsqu'au  xv°  siècle,  Gênes  partage  en  Corse  le 
commandement  entre  deux  gouverneurs,  il  est  bien 
entendu  que  l'un  patronnera  le  parti  de  Giudice, 
l'autre  celui  de  Giovanninello. 

Ainsi  que  l'avoue  le  chroniqueur  D'Oria.  lui- 
même,  les  campagnes  des  Génois  en  Corse  ne  lirent 
qu'interrompre  le  long  règne  de  Giudice  dont  l'au- 
torité s'imposa  pendant  toute  la  seconde  moitié  du 
xiii''  siècle.  La  tradition  veut  que  cette  autorité  ait 


(3-2  HISTOIRE    DE    COnSE. 

été  judicieuse  et  bienfaisante.  Le  comte  Giudice  de 
Ginarca  (car  il  avait  pris  ce  titre  ainsi  qu'en  té- 
moigne un  document  pisan)  s'appliqua  à  faire  régner 
partout  la  justice.  Suivant  la  Chronique,  il  fixa,  dans 
une  consulte  générale  tenue  à  la  Canonica  di  Ma- 
riana  en  1264,  les  pouvoirs  des  seigneurs,  et  per- 
mit d'en  appeler  de  leurs  sentences  à  son  tribunal. 
Les  impôts  furent  limités  :  chacun  suivant  sa  for- 
tune dut  payer  une,  deux  ou  trois  livres  de  Gênes  ; 
dans  les  pays  féodaux,  les  sommes  perçues  étaient 
partagées  entre  les  seigneurs  et  Giudice;  dans  le? 
autres  localités,  il  percevait  pour  son  compte  la 
totalité  de  l'impôt.  «  Il  s'appliqua,  dit  Ceccaldi,  à 
donner  la  paix  à  la  Corse  et  à  la  gouverner  avec 
modération  et  justice.  » 

La  tradition  rapporte  que  Giudice  devenu  vieux 
confia  la  garde  de  ses  châteaux  à  ses  fils  naturels  : 
Arrigo ,  Arriguccio ,  Salnese  et  Ugolino  devenus 
ainsi  seigneurs  d'Attalà,  de  la  Rocca,  d'Istria  et  de 
la  Punta  di  Rizeni,  et  tiges  des  familles  féodales  de 
ces  noms.  La  trahison  de  Salnese  d'Istria  le  livra 
aux  Génois  :  enfermé  dans  la  prison  de  la  Mala- 
paga,  à  Gênes,  il  y  mourut  âgé  de  près  de  cent  ans.  Un 
historien  français  contemporain,  le  Templier  de 
Tyr,  secrétaire  de  Guillaume  de  Beaujeu,  confirme 
par  son  témoignage  le  récit  des  chroniqueurs. 
Après  avoir  parlé  d'un  «  grand  seigneur  d'une  isle 
qui  a  nom  Corse,  qui  se  disait  Juge  de  Chinerc  et 
qui,  homme  de  la  commune  de  Gênes,  se  fit  hommer 
de  la  commune  de  Pise  »,  rapporte  comment  «  les 
Pisans  abandonnèrent  le  Juge  de  Chinerc  de  Corse, 
lequel  vint  à  la  merci  de  la  commune  de  Gênes  qui 
le  tint  en  prison  avec  Pisans  et  Vénitiens,  et  mou- 
rut après  ledit  Juge  de  Chinerc    ». 


VII 

LA  CORSE  GÉNOISE 


Gênes  et  VAragon.  —  Réunion  de  la  Corse  à  Gênes.  —  Le  Temps 
de  la  Commune  et  Sambocuccio  d'Alaiido.  —  Arrigo  dell^ 
Rocca  et  la  Maona. 


Gênes  et  V Aragon.  —  En  1295,  le  pape  Boni- 
face  VIII  avait  investi  des  îles  de  Corse  et  de  Sar- 
daigne  la  maison  d'Aragon.  Se  contentant  d'établir 
leur  pouvoir  dans  la  Sardaigne,  Jayme  P'  et  Alfonse 
ajournèrent  la  conquête  de  la  Corse,  malgré  les 
pressantes  sollicitations  des  seigneurs  insulaires. 
Enfin,  en  lo45,  Raymondo  de  Montepavone,  qui 
avait  gouverné  longtemps  Cagliari  pour  le  roi  d'A- 
ragon, ayant  convaincu  D.  Pedre,  successeur  d'iVl- 
fonse,  de  la  facilité  avec  laquelle  il  occuperait  un 
pays  où  l'Aragon  comptait  de  si  nombreux  parti- 
sans, le  roi  se  décida  à  envoyer  des  troupes  que 
les  Bonifaciens  virent  avec  stupeur  se  répandre  sur 
leur  territoire  (novembre  1346). 

Au  temps  des  guerres  pisanes.  Gènes  avait  lutté 
en  Corse  plus  pour  l'influence  que  pour  la  conquête. 
Quand  Pise  rainée  eut  abdiqué  ses  prétentions,  la 
Commune  avait  cessé  de  s'occuper  de  la  Corse. 
Seuls,  les  D'Oria  de  Nurra,  maîtres  en  partie  de  la 
Sardaigne  et  de  la  Rivière-de-Ponent,  avaient  tenté 
d'en  faire  une  terre  gibeline  :  les  uns  s'y  présen- 
taient armés  de  l'investiture  aragonaisc   propre  à 


64  HISTOIRE    DE    COUSE. 

If- 
leur  acquérir  les  sympathies  des  habitants,  les 
autres,  comme  Branca  D'Oria,  avec  des  pouvoirs 
fictifs  qui  en  imposaient  aux  fidèles  de  la  Commune 
et  leur  ouvraient  les  portes  mêmes  de  Bonifacio. 
A  deux  reprises,  Ailone  D'Oria,  amiral  des  Gibelins, 
avait  tenté  la  conquête  de  la  Corse  :  la  première 
expédition  ayant  échoué,  il  s'était  uni  en  1335  à 
Arrigo  de  Ginarca,  seigneur  d'Attalà,  fils  de  Giu- 
dice,  et  tous  deux  s'étaient  rendus  maîtres  de  la 
Corse  entière.  Comme  un  revirement  s'était  produit 
à  Gênes  en  faveur  des  D'Oria,  Aitone  faisait  recon- 
naître par  son  allié  en  mars  1336  la  suzeraineté 
de  la  Commune,  mais  l'année  suivante,  ayant  mis 
ses  troupes  et  ses  galères  au  service  du  roi  de 
France,  l'amiral  se  désintéressa  de  sa  conquête  et 
quitta  la  Corse  pour  n'y  plus  revenir.  Il  devait  périr 
à  la  bataille  de  Crécy. 

Mais  toutes  ses  expéditions  avaient  un  caractère 
privé,  et  la  Commune  n'en  tirait  bénéfice  qu'occa- 
sionnellement. En  1345,  le  doge  Giovanni  da  Murta 
arriva  au  pouvoir  avec  de  vastes  projets  au  nombre 
desquels  il  faut  compter  la  ruine  de  l'influence  espa- 
gnole en  Corse  et  en  Sardaigne  :  pour  obtenir  ce 
résultat  il  sut  réconcilier  momentanément,  ou  du 
moins  unir,  dans  un  même  élan  patriotique,  les 
nobles  et  le  peuple.  Le  parti  populaire  triomphait  à 
Gênes  et  ses  tendances,  entre  les  mains  de  l'homme 
supérieur  qu'était  le  doge,  devenaient  un  instru- 
ment de  conquête.  Il  envoyait  en  Corse  le  chef  de 
la  puissante  corporation  des  bouchers,  Antonio 
Rosso,  pour  y  travailler  le  peuple,  et  le  terrible 
ennemi  des  grands,  Gottifredo  da  Zoagli,  pour  im- 
pressionner la  noblesse.  En  Sardaigne,  ses  agents 
tentaient  de  faire  révolter  Sassari  contre  le  roi  d'A- 
ragon, et  les  D'Oria,  les  Spinola,  les  Malaspina  et 
les  Massa,  oubliant  leurs  triples  rancunes  d'aristo- 


LA    CORSE    GENOISE, 


crates,  de  gibelins,  d'exilés,  secondaient  les  efforts 
de  ces  artisans,  de  ces  Guelfes,  de  cette  plèbe  qui 
les  avaient  chassés. 

Réunion  de  la  Corse  à  Gênes.  —  Cependant 
les  hostilités  étaient  suspendues,  quand  la  nouvelle 
parvint  à  Gènes  que  le  territoire  de  Bonifacio  ve- 
nait d'être  envahi.  Indigné,  le  doge  se  plaignit  à 
D.  Pedre  qui,  au  lieu  de  s'excuser,  déclara  que 
«  l'expédition  de  Corse  était  faite  par  son  ordre  ». 
Cette  sèche  réponse  dictait  aux  Génois  une  conduite 
énergique  :  la  conquête  de  la  Corse  devenait  indis- 
pensable à  l'honneur  de  la  République.  En  trois 
mois,  les  agents  de  la  Commune  s'assurèrent  l'adhé- 
sion des  chefs,  et  en  avril  1347,  Nicolô  da  Levanto, 
podestat  de  Bonifacio  et  vicaire  pour  les  Génois  en 
Corse,  recevait  les  hommages  des  Cinarchesi  (Gu- 
glielmo  et  Ristoruccio  deila  Rocca,  —  Orlando  et 
Arriguccio  d'Oman o).  Si  les  registres  du  chancelier 
Giberto  da  Carpina,  lacérés  et  réduits  à  quelques 
feuilles,  ne  nous  ont  conservé  que  les  actes  relatifs 
à  ces  personnages,  il  n'en  faut  pas  conclure  que 
les  Cinarchesi  furent  seuls  à  rendre  cet  hom- 
mage, carie  chroniqueur  florentin,  Giovanni  Villani, 
qui  mourut  l'année  suivante  (1348),  dit  formelle- 
ment qu'au  mois  d'août  1347  «  les  Génois  eurent 
la  seigneurie  de  toute  Cile  de  Corse,  par  la  volonté' 
presque  unanime  de  tous  les  baisons  et  seigneurs 
de  la  Corse  ». 

Pendant  ce  temps,  le  roi  d'Aragon  armait  des 
forces  importantes  pour  les  Jeter  sur  la  Corse.  Le 
12  juillet,  le  doge  réunit  le  Conseil  des  Sages  pour 
délibérer  «  sur  les  événements  de  Corse  —  suprà 
factis  Corsicœ.  w  Dans  cette  séance,  on  décréta 
un  armement  considérable  auquel  furent  tenus  de 
contribuer  tous  les  citoyens,  les  vassaux  de  la 
Commune,  ainsi  que  les  seigneurs  et  les  villes  con- 


HISTOIRE   DE   COKSE. 


66  HISTOIRE    DE    CORSE. 

fédérés.  Pour  couvrir  les  premiers  frais  de  la  cam- 
pagne, un  emprunt  de  50.000  livres  fut  voté. 

Le  18  juillet,  des  lettres  sont  envoyées  en  tous 
sens  pour  inviter  seigneurs  et  communes  à  coopérer 
au  «  recouvrement  urgent  de  l'île  de  Corse  ».  Il 
faut  répondre  dans  le  délai  d'une  semaine.  Les  mar- 
quis del  Carretto  qui  gardent  le  silence,  sont  mena- 
cés et  sommés  d'envoyer  leur  procureur.  Gottifredo 
Impériale  est  chargé  de  recruter  des  soldats  à  Pise 
et  ((  dans  tous  les  endroits  où  il  en  pourra  rencon- 
trer ».  Ces  lettres  témoignent  par  leur  rédaction 
d'une  fièvre  impatiente  et  inquiète;  a  on  ne  saurait 
trop  prévoir,  disent-elles,  de  combien  de  dangers 
les  Génois  sont  menacés,  si  la  Corse  tombait  entre 
les  mains  d'un  étranger  ou  d'un  ennemi,  et  pour 
éviter  ce  péril,  chacun  doit,  d'un  cœur  fidèle  et  em- 
pressé, remplir  un  devoir  aussi  nécessaire  que  glo- 
rieux. » 

Aucun  détail  ne  nous  est  parvenu  sur  cette  cam- 
pagne, que  commandait  le  fils  du  doge,  Tomaso 
da  Murta.  La  terrible  peste  de  1347-48  qui  ne  laissa 
en  Corse  que  le  tiers  des  habitants,  au  dire  de  Vil- 
lani,  anéantit  tout  souvenir  de  cette  expédition. 
Cependant  la  Chronique  nous  montre  à  l'époque  de 
la  grande  mortalité,  l'implacable  populaire  Gotti- 
fredo da  Zoagli  assouvissant  sur  des  seigneurs  qui 
avaient  cependant  reconnu  les  premiers  la  souve- 
raineté de  Gênes,  sa  haine  pour  la  noblesse.  Sous 
de  futiles  prétextes,  il  fit  pendre  Orlando  Cortinco, 
et  envoya  deux  de  ses  parents  mourir  à  la  Mala- 
paga.  11  ne  se  montra  pas  moins  sévère  à  l'égard 
d'Orlando  d'Ornano.  Ce  seigneur  n'était  cependant 
coupable  que  d'avoir  enlevé  la  femme  de  son  frère, 
parce  que,  dit  la  Chronique,  «  il  la  trouvait  plus 
belle  que  la  sienne  ».  Gottifredo  n'apprécia  pas  cette 
excuse  et  le  fit  décapiter.  En  Balagne,  il  semble 


LA    CORSE    GENOISE.  67 

n'avoir  pas  été  étranger  à  l'incendie  et  au  pillage 
du  château  des  marquis  de  Massa  à  San-Colom- 
bano  par  les  populaires  ;  mais  il  fit  couper  le  nez 
à  une  femme  de  mœurs  douteuses  qui  avait  séquestré 
la  fille  d'un  des  marquis  pour  la  «  marier  à  un 
seigneur  qui  la  recherchait  ».  Cet  homme  vertueux 
et  sanguinaire,  qui  s'était  fait  élire  comte  de  Corse 
par  le  peuple,  ne  tenta  pas  de  résister  à  la  peste  : 
il  retourna  à  Gênes  pour  fuir  le  fléau,  laissant 
comme  vicaire  Guglielmo  délia  Rocca,  mais  non 
sans  avoir  pris  la  précaution  de  faire  consigner  en 
otage  par  celui-ci  son  fils  Arrigo. 

Par  décret  du  29  novembre  1347  fut  ouvert  Y  Em- 
prunt nouveau  pour  V acquisition  de  la  Corse.  Le 
capital  de  50.000  livres  lut  divisé  en  500  actions 
(luoghi)  donnant  droit  chacune  à  une  voix  dans  les 
assemblées  délibératives.  Malgré  la  peste,  la  Répu- 
blique entretint  des  garnisons  en  Corse;  mais  une 
guerre  terrible,  dans  laquelle  Gênes  trouva  réunies 
contre  elle  toutes  les  forces  maritimes  des  Grecs, 
des  Vénitiens  et  des  Aragonais,  la  contraignit  peu 
à  peu  à  mettre  toutes  ses  troupes  au  service  d'une 
cause  d'où  dépendait  sa  fortune  commerciale.  For- 
cée de  transiger  avec  ses  ennemis,  elle  tenta  de 
les  diviser  et,  pour  «  empêcher  les  étrangers  de  se 
plaindre  »,  elle  rappela  de  Corse  les  soldats  qui  y 
restaient  encore  en  1350.  Les  pourparlers  avec  le 
roi  d'Aragon  s'éternisèrent,  les  Génois  ne  voulant 
à  aucune  condition,  renoncer  à  la  Corse  et  à  la  Sar- 
daigne.  Cependant  quand  ils  virent  que  D.  Pedre, 
en  lutte  avec  la  Castille,  était  immobilisé  dans  son 
royaume,  ils  ne  songèrent  plus  qu'à  reprendre  les 
positions  qu'ils  occupaient  avant  la  guerre.  Un 
diplomate  habile,  Leonardo  da  Montaldo,  fut  chargé 
de  ramener  à  la  République  les  communes  qui  s'é- 
taient séparées  d'elle  au  cours  des  hostilités  avec 


68  HISTOIHE    DE    CORSE. 

Venise.  En  Corse,  il  procéda  discrètement  et  reçut 
à  Calvi,  au  nom  de  la  Commune,  le  serment  de 
fidélité  prononcé  par  les  chefs  au  nom  du  peuple 
corse.  On  envoya  alors  en  Corse  des  troupes  qui 
occupèrent  quelques  forteress'es,  dont  Baraci,  lieu 
propre  à  surveiller  le  débarquement  des  Aragonais 
(1357). 

Le  Temps  de  la  Commune  et  Sanibocuccîo 
cVAlando.  —  Si  l'on  s'en  rapporte  aux  chroni- 
ques, toutes  les  invasions  génoises  qui  se  sont  suc- 
cédé en  Corse,  furent  provoquées  par  les  insulaires 
eux-mêmes  réunis  en  consulte  à  la  suite  de  soulè- 
vements d'importance  inégale.  Et  de  fait,  si  les 
monuments  prouvent  que  ce  n'est  pas  là  une  sa- 
tisfaction accordée  par  l'auteur  à  l'amour-propre 
national,  ils  témoignent  surtout  de  l'habileté  de 
ceux  qui  travaillèrent  à  les  asservir. 

Car  la  documentation,  extraite  en  grande  partie 
de  la  comptabilité  froide  et  discrète  de  la  Com- 
mune, nous  révèle  que  toutes  ces  consultes  et  tous 
ces  soulèvements  sont  le  résultat  d'intrigues  dont 
le  prix  est  soigneusement  consigné.  Observons 
aussi  que  les  ambassades  corses  sont  presque  tou- 
jours arrivées  à  Gênes  au  moment  où  la  Répu- 
blique avait  intérêt  à  leur  intervention.  Elles  ne 
représentent  le  plus  souvent  qu'un  parti,  et  exé- 
cutent leur  mission  à  l'insu  du  plus  grand  nombre. 
Aussi  arrive-t-il  parfois  que  leurs  pouvoirs  sont 
contestés,  et  que  les  mandataires  s'estiment  heu- 
reux d'être  renvoyés  dans  leur  île  sans  passer  par 
la  corde  ou  la  prison,  après  avoir  été  traités  de  faux 
ambassadeurs . 

Quiconque  a  étudié  l'histoire  de  la  Corse  ailleurs 
que  dans  les  chroniques,  sait  combien  la  portée 
de  ces  assemblées  a  été  exagérée.  Les  populations 
de  Morosaglia  et  des  pays  voisins  y  prenaient  part; 


LA    CORSE    GENOISE.  69 

quant  au  reste  de  la  Corse,  il  n'y  était  représenté 
que  dans  des  proportions  assez  faibles  et  unique- 
ment par  les  partisans  des  organisateurs  de  la  con- 
sulte. S'il  n'en  était  ainsi,  comment  comprendrait-on 
les  résultats  contradictoires  de  ces  réunions,  où 
se  succédaient  des  décisions  tellement  diverses 
que  la  mobilité  même  du  peuple  corse  ne  suffirait 
pas  pour  les  expliquer? 

On  imagine  donc  combien  il  était  facile  à  un 
chef  de  clan,  à  un  parti,  même  à  une  invasion 
étrangère,  de  faire  sanctionner  les  usurpations  les 
moins  justifiées  :  le  pays  était  pauvre,  les  peuples 
oisifs,  les  rivalités  aveugles,  les  passions  exces- 
sives. Dans  un  horizon  trop  étroit  pour  se  déve- 
lopper, les  qualités  de  la  race  n'étaient  plus  qu'un 
danger  pour  elle-même.  La  Corse  aspirait  à  un 
champ  plus  vaste,  toute  nouveauté  lui  était  une 
espérance,  tout  inconnu  devenait  un  messie. 
L'étranger  pouvait  débarquer  sur  son  sol,  il  y 
trouvait  toujours  une  faction  intéressée  au  change- 
ment; tout  au  moins,  s'il  n'y  avait  rien  à  gagner 
pour  elle,  y  avait-il  à  perdre  pour  la  fraction  adverse. 

Une  vaste  internationale  (que  l'on  me  pardonne 
cette  expression  moderne)  reliait  au  milieu  du 
XIV*  siècle  les  populaires  de  tout  TOccident.  A 
Rome,  où  Uienzi,  vainqueur  des  patriciens,  ose 
attaquer  le  dogme  de  la  monarchie  universelle  et 
proclamer  l'indépendance  des  peuples,  à  Gênes,  à 
I^ucques,  à  Pise,  à  Sienne,  partout  souffle  un  vent 
de  révolte,  et  les  marchands  italiens,  en  propa- 
geant les  idées  nouvelles  sur  les  foires  de  Provence 
et  de  Champagne,  apportent  en  France  le  germe 
de  la  Jacquerie.  Dans  un  pays  comme  la  Corse, 
les  Zoagli,  les  Rosso,  les*Montaldo  trouvent  un 
terrain  propioK}  aux  rébelliAs.  Mais  ce  n'est  pas 
seulement  un  idéal  social  que  poursuivent  ces  di- 


70  HISTOIRE    DE    CORSE. 

plomates  avisés,  ils  servent  leur  patrie.  Depuis 
plus  d'un  siècle,  il  existait  en  Corse  des  villages 
indépendants.  Dans  ces  petites  communes  qui 
souffrent  du  voisinage  des  seigneurs  et  des  fré- 
quentes invasions  des  Cinarchesi,  l'intrigue  génoise 
avait  plus  de  facilités  pour  préparer  les  voies  que 
dans  les  pays  où  le  seigneur  est  souvent  un  tyran, 
mais  aussi  un  protecteur.  Suivant  une  version  très 
ancienne  de  Giovanni  délia  Grossa,  «  les  grands 
dominaient  là  où  ils  n'étaient  pas  seigneurs.  Ne 
pouvant  supporter  leurs  mauvais  traitements,  les 
peuples  de  Mariana  et  du  domaine  des  Cortinelis 
s'unirent  ensemble  et  mirent  à  leur  tête  Sambo- 
cuccio  d'Alando  ».  La  troupe  toujours  grossissante 
traverse  triomphalement  la  Corse  et  renverse  les 
châteaux,  bâtisses  grossières  qui  ne  doivent  leur 
force  qu'à  leur  position  naturelle.  Mais  les  sei- 
gneurs, revenus  de  leur  surprise,  songent  à  se  dé- 
fendre. Deux  armées  sont  en  présence  et  l'avantage, 
au  dire  de  Pietro  Cirneo,  est  plutôt  du  côté  des 
seigneurs,  car  le  prudent  Sambocuccio  est  d'avis 
d'éviter  la  bataille.  On  combattit  toute  une  journée, 
sans  résultat,  mais  a  le  parti  populaire,  dit  la 
Chronique,  sentant  qu'il  ne  pouvait  se  maintenir 
sans  un  appui  solide,  envoya  à  Gênes  quatre  dé- 
putés qui,  en  son  nom,  donnèrent  la  commune 
de  Corse  à  la  commune  de  Gênes  ».  Les  ambas- 
sadeurs, reçus  avec  effusion,  y  furent  entretenus  et 
luxueusement  habillés,  dit  la  comptabilité,  «  pour 
le  bénéfice  et  l'utilité  de  la  commune  de  Gênes  ». 
Car  telle  est  la  morale  et  la  conclusion  de  ce 
mouvement  populaire  dans  lequel  un  écrivain  italien 
(le  général  Asserets)  soutenant  une  thèse  politique, 
d'ailleurs  richement  documentée,  a  voulu  voir  «  une 
révolution  telle  que  n'en  avait  jamais  subi  aucun 
pays  italien  » .  La  Chronique  si  fertile  en  détails  ne 


LA    COUSE    GÉNOISE.  71 

nomme  pas  un  seigneur  qui  ait  péri  au  cours  du 
soulèvement;  sauf  dans  le  Marchesato  et  le  fief 
cortinco,  qui  prendront  désormais  le  nom  de  Terre 
de  la  Commune,  tous  les  châteaux  seront  rapide- 
ment relevés.  Si  justifiée  qu'eût  été  une  jacquerie, 
le  peuple  qui  n'a  même  pas  pu  contraindre  ses 
chefs  {caporali)  à  se  mettre  à  sa  tête,  n'a  été  que 
l'instrument  de  la  politique  génoise. 

La  révolution  communale  de  Sambocuccio,  en- 
cadrée par  la  mission  de  Montaldo  et  précédée  de 
pourparlers  avec  Gênes,  ne  nous  apparaît  donc  pas 
comme  un  acte  spontané  des  populations.  Le  di- 
plomate génois  qui  partait  en  Corse  le  30  septembre 
1358,  semble  littéralement  être  allé  chercher  l'am- 
bassade dont  la  mission  à  Gênes  était  terminée  dès 
le  12  octobre,  ainsi  qu'il  résulte  de  la  facture  de 
«  25  livres  18  sous  »  du  tavernier  Leonardo  da 
Boncella  pour  frais  de  pain,  nourriture  et  boisson, 
des  ambassadeurs  du  peuple  corse.  Ce  détail  a 
son  importance,  car  il  nous  permet  de  croire  que 
l'habile  politique  a  pu  régler  tout  aussi  bien  les 
phases  de  la  révolte  que  rédiger  les  instructions 
données  par  le  peuple  à  ses  mandataires. 

En  résumé,  le  Temps  de  la  Commune  ne  fut 
qu'un  épisode  de  la  guerre  de  Gênes  contre  l'Ara- 
gon,  et  des  luttes  de  la  démocratie  génoise  contre 
des  tyrans  dangereux,  non  à  cause  de  leur  tyrannie, 
mais  en  raison  de  leur  indiscipline.  La  République, 
qui  avait  laissé  au  peuple  corse  la  consolation  ou 
plutôt  l'illusion  do  s'être  donné  soi-même,  envoya 
comme  gouverneur  le  frère  du  doge,  Giovanni 
Boccanegra.  (Octobre  1358.) 

Le  rôle  de  Sambocuccio  a  été  considérablement 
amplifié  par  les  historiens  modernes  qui  ont  vu  on 
lui  non  seulement  le  libérateur  du  peuple,  mais 
encore  le  législateur  de  la  Corse.  Il  n'existe  ni  tra- 


72  HISTOIRE    DE    COUSE. 

dition,  ni  document  qui  appuie  cette  opinion,  née 
au  XVIII®  siècle,  dans  des  conditions  que  nous  avons 
relatées  au  début  de  cet  ouvrage.  Le  peuple  l'avait 
choisi  pour  le  diriger  contre  les  seigneurs;  par 
deux  fois,  Sambocuccio  négocia  avec  la  République 
l'envoi  d'un  gouverneur,  et  représenta  très  proba- 
blement le  parti  populaire  à  Gênes  où  des  actes 
notariés  nous  signalent  sa  présence.  En  Corse,  il 
semble  n'avoir  exercé  que  les  fonctions  de  con- 
seiller du  gouverneur  qu'il  partageait  avec  six 
autres  insulaires. 

Rien  d'important  ne  signale  le  gouvernement  de 
Giovanni  Boccanegra.  Après  son  départ  (1362),  les 
seigneurs  recommencèrent  à  peser  sur  le  peuple. 
Sambocuccio  s'adressa  encore  aux  Génois  qui  en- 
voyèrent comme  gouverneurs  Tridano  délia  Torre 
et  Filippo  Scaglia.  Ceux-ci  détruisirent  les  châ- 
teaux et  soumirent  tous  les  seigneurs.  Ils  se  firent 
remettre  par  chacun  des  Cinarchesi  une  caution 
assez  forte,  à  défaut  de  laquelle  ils  prirent  en  otage 
un  fils  ou  une  amie. 

Les  conventions  passées  entre  les  chefs  du 
peuple  corse  et  la  commune  de  Gênes,  ne  sont  pas 
parvenues  jusqu'à  nous  :  «  Les  conditions,  dit  Gio- 
vanni délia  Grossa,  étaient  que  les  Corses  ne  se- 
raient jamais  obligés  de  payer  plus  de  vingt  sous 
par  feu  chaque  année.  »  Les  documents  nous  ap- 
prennent que  le  gouverneur,  assisté  d'un  vicaire  et 
d'un  jurisconsulte,  devait  prendre  l'avis  d'un  conseil 
composé  de  six  Corses.  Chaque  paroisse  était  admi- 
nistrée par  son  gonfalonier,  chaque  groupe  de 
villages  par  un  podestat. 

Des  désordres  de  toute  nature  signalent  le  mi- 
lieu du  xiv"  siècle;  c'est  d'abord  l'apparition  de  la 
secte  des  Giovannali  dont  «  la  loi  portait  que  tout 
serait  commun  entre  eux   »,   et  que  l'opinion  pu- 


Sartélic  :  vieilles  iliai-niis.  i.Si/rs  ,■/  Moiiiinunls  du    I.   (  .    //         |.;i  Purla  :  le  Cloelier 
01  llviilisc.    /'/(.  Daiitiaiii.)  —  Cai-'iésc  ;.sV/<-,s-  ,7  Moiituiniils  ,lt,  I .  (  .  / .) 
PI.  V.  -  CMisr. 


LA    CORSE    GENOISE.  73 

bliqiic  accusait  de  débordements  et  de  crimes  inqua- 
lifiables. Le  pape  les  excommunia  et  envoya  contre 
eux  un  commissaire  avec  quelques  troupes;  les 
Corses  se  joignirent  à  la  petite  armée,  et  les  Gio- 
vantiali  furent  exterminés. 

Sous  le  gouvernement  de  Tridano  délia  Torre 
commença  la  lutte  entre  les  Ristagnacci  (appelés 
à  tort  Rusticacci  dans  les  manuscrits  du  xviii''  siècle) 
et  les  Gagianacci,  familles  populaires  de  la  piève 
de  Rogna.  Leurs  vende tte  devaient  se  prolonger 
pendant  près  d'un  siècle. 

Arrigo  délia  Rocca  et  la  Maona.  —  Les  gou- 
verneurs génois  soutenus  par  les  chefs  populaires 
étaient  à  peu  près  maîtres  de  la  Corse,  lorsqu'Ar- 
rigo  délia  Rocca,  fds  de  Guglielmo,  qui  s'était  enfui 
en  Espagne,  débarqua  à  Olmeto  avec  des  troupes 
catalanes  et,  secondé  par  les  Cinarchesi,  s'empara 
de  l'île  entière.  A  Biguglia,  il  se  fit  acclamer  comte 
de  Corse.  A  la  suite  de  ces  succès  rapides,  D.  Pedro 
le  nommait  son  lieutenant  en  Corse  et  en  Sardaio-ne  ; 
mais  un  parti  composé  des  feudataires  du  Cap-Corse 
et  d'un  certain  nombre  de  chefs  de  villages  con- 
duits par  Deodato  da  Casta,  se  forma  contre  Arrigo, 
qui  abusait  violemment  du  pouvoir.  Une  consulte 
populaire  tenue  à  la  Venzolasca  décida  l'envoi  d'am- 
bassadeurs à  Gênes,  qui,  effrayée  par  les  dépenses 
d'une  nouvelle  guerre,  afferma  l'île  à  une  société 
industrielle  et  financière,  composée  de  six  membres, 
et  désignée  sous  le  nom  de  maona  (27  août  1378). 
On  prétendit  à  Gènes  que  les  mandataires  du  peuple 
corse  avaient  sollicité  ce  nouveau  mode  de  gouver- 
nement. 

Arrigo,  après  avoir  attendu  vainement  des  secours 
promis  par  le  roi  d'Aragon,  se  décida  à  accepter 
une  part  dans  la  maona,  mais  il  ne  tarda  pas  à  se 
brouiller  avec  ses  associés.  D'accord  avec  les  sei- 


74  HISTOIRE    DE    CORSE. 

gneurs  d'Ornano  et  d'Istria,  il  tomba  à  l'improviste 
sur  les  troupes  génoises  et  s'empara  de  deux  mem- 
bres de  l'association  :  l'un  fut  mis  à  mort,  l'autre 
paya  six  mille  florins  pour  sa  rançon. 

La  maona  s'était  résignée  à  la  perte  du  pays 
cinarchese  que  gouvernaient  les  seigneurs  sous  la 
suzeraineté  du  comte  Arrigo.  L'assassinat  d'un 
membre  de  la  famille  de  Leca  ralluma  le  feu  des 
divisions  intestines  ;  le  gouverneur  pour  la  société 
en  voulut  profiter  :  ses  troupes  battirent  les  Cinar- 
chesi  et  les  refoulèrent  jusqu'en  Ornano.  Mais  alors 
les  seigneurs ,  redoublant  d'énergie ,  tombèrent  à 
leur  tour  sur  l'armée  génoise  qui,  réfugiée  à  Ajac- 
cio,  dut  capituler. 

Cependant,  Arrigo  était  parvenu  à  se  rendre 
maître  de  la  Corse  presque  entière,  il  y  régna  tran- 
quillement au  nom  du  roi  d'Aragon  pendant  plu- 
sieurs années,  n'ayant  à  lutter  que  contre  des 
révoltes  partielles.  En  1393,  il  perdit  toutes  ses 
conquêtes  et  se  trouva,  avec  tous  les  seigneurs 
Cinarchesi,  dépossédé  même  des  lîefs  paternels. 

Arrigo  eut  de  nouveau  recours  au  roi  d'Aragon 
qui  mit  à  sa  disposition  deux  galères.  En  moins  de 
temps  encore  qu'il  n'en  avait  mis  à  perdre  l'île,  il 
la  reconquit  et  fit  même  prisonnier  le  gouverneur 
génois,  Battista  da  Zoagli,  frère  du  doge  de  Gênes. 
Mais  comme  les  Cinarchesi  ne  lui  avaient  apporté 
aucune  aide,  il  les  chassa  de  leurs  châteaux  et  se 
déclara  seigneur  de  l'île  tout  entière.  Quatre  ans 
après,  Rafîaele  da  Montaldo,  capitaine  de  l'île  de 
Corse  pour  les  Génois,  l'obligea  à  repasser  les 
monts  (1398).  Arrigo  se  préparait  de  nouveau  à  la 
guerre  lorsqu'il  mourut  en  1401. 


VIII 

LA    FIN   DU   MOYEN   AGE 


Rivalité  de  Francesco  délia  Rocca  et  de  Vincentello  d'I stria.  — 
Conquête  de  l'île  par  Vincentello.  —  Entreprises  des  Arago- 
nais  sur  la  Corse.  —  Intrigues  des  seigneurs,  des  caporali,  des 
Fregosi.  —  Intervention  pontificale. 

A  Gênes,  en  moins  de  quatre  ans,  dix  doges  s'é- 
taient succédé,  choisis  alternativement  dans  les  fac- 
tions des  Adorni  et  des  Fregosi.  Pendant  près  de 
deux  siècles,  ces  deux  familles  d'origine  populaire 
devaient  se  disputer  le  pouvoir,  au  détriment  de  leur 
patrie  qu'elles  inféodèrent  tour  à  tour  à  des  souve- 
rains étrangers  pour  enlever  à  la  faction  adverse 
triomphante  les  bénéfices  de  sa  victoire.  A  l'exté- 
rieur, la  sécurité  de  la  République  fut,  au  cours  du 
XV*  siècle,  constamment  menacée  :  par  les  Vénitiens, 
jaloux  de  la  prospérité  de  leur  commerce,  par  les 
Milanais,  voisins  turbulents  et  intraitables,  par  les 
Musulmans,  dangereux  pour  leur  négoce  en  Orient, 
par  r Aragon  qui  convoite  l'empire  de  la  Méditer- 
ranée, et  plus  tard  par  l'ambition  conquérante  des 
princes  français.  Au  début  du  siècle,  les  rois  ara- 
gonais  ont  les  yeux  fixés  sur  la  Sardaigne,  qu'ils 
dominent  imparfaitement,  et  sur  la  Corse  dont  ils  ne 
sont  souverains  que  de  nom  ;  mais  il  ne  semble  pas 
qu'ils  aient  poursuivi  la  conquête  de  cette  dernière 
avec  ardeur  :  leur  ambition  ne  se  manifeste  que 


76  HISTOIRE    DE    CORSE. 

par  des  expéditions  intermittentes  et  des  formules 
de  chancellerie  rarement  sanctionnées  par  des  actes. 
En  octobre  1390,  le  doge  Antoniotto  Adorno, 
voyant  sa  patrie  menacée  par  le  duc  de  Milan,  Gian- 
Galeaz  Visconti,  et  ne  voulant  pas  s'effacer  devant 
les  Fregosi,  offrit  la  suzeraineté  de  Gênes  au  roi  de 
France.  Charles  VI  accepta  et  envoya  comme  gou- 
verneur le  comte  de  Saint-Pol,  remplacé,  peu  après, 
par  le  maréchal  Boucicault  (1401).  La  Corse  deve- 
nait vavassale  du  roi  de  France.  Elle  était  alors 
gouvernée  avec  justice  et  modération  par  Raffaele 
daMontaldo.  Malheureusement,  en  mai  1403,  Bouci- 
cault le  remplaça  par  Ambrogio  de'  Marini,  qui  ne 
put  tenir  tête  aux  Corses  révoltés.  A  la  mort  de  celui- 
ci  advenue  en  décembre  de  la  même  année,  Leonello 
Lomellino,  alléguant  qu'il  avait  engagé  dans  la 
maona  de  Corse  des  sommes  considérables,  sollicita 
du  roi  de  France  la  concession  de  l'île  en  fief  noble. 
Au  mois  de  janvier  1404,  Andréa  Lomellino  son  fils 
était  nommé  gouverneur  de  la  Corse.  Peu  de  temps 
après,  Leonello,  l'investiture  obtenue,  prenait  pos- 
session de  l'île.  «  Arrivé  en  Corse,  avec  le  titre  de 
comte,  dit  Giovanni  délia  Grossa,  il  se  laissa  aller  à 
un  tel  excès  d'orgueil  qu'il  prétendait  que  tout  lui 
appartenait  :  hommes,  bestiaux,  fruits  et  tout  le 
reste.  Il  se  vit  bientôt  l'objet  d'une  haine  profonde  et 
déclarée.  » 

Rivalité  de  Francesco  délia  Rocca  et  de  Vincen- 
tello  d'Istria.  —  Avec  l'appui  des  Génois,  auxquels 
il  s'était  soumis  après  la  mort  de  son  père,  Fran- 
cesco délia  Rocca,  fils  d'Arrigo,  vicaire  de  la  Répu- 
blique, avait  contraint  les  Cinarchesi  à  reconnaître 
sa  suprématie.  Seul,  Vincentello  d'Istria,  fils  de 
Ghilfuccio  et  d'une  sœur  du  comte  Arrigo,  dont  le 
domaine  était  réduit  au  tiers  de  la  petite  seigneurie 


LA    FIN    DU    MOYEN    AGE. 


d'Istria,  ne  voulut  pas  s'incliner  devant  l'autorité 
du  bâtard  de  son  oncle.  Il  s'associa  quelques  aven- 
turiers sardes  et  catalans  avec  lesquels,  monté  sur 
une  felouque  de  rencontre,  il  commença  de  piller 
les  territoires  des  Bonifaciens.  Dès  que  les  res- 
sources ainsi  acquises  le  lui  permirent,  il  se  pro- 
cura un  brigantin  dont  l'usage  énergique  lui  valut 
bientôt  dans  les  eaux  méditerranéennes  la  répu- 
tation d'un  corsaire  redoutable.  Les  navires  des 
marchands  génois,  lui  procurant  le  plus  substantiel 
de  ses  prises,  sa  renommée  parvint  à  la  cour 
d'Aragon  où  le  roi,  don  Pedre,  se  souvenant  des 
services  et  de  la  constance  de  son  oncle  Arrigo, 
lui  fit  un  favorable  accueil,  et  lui  donna  quelques 
troupes  avec  le  titre  de  lieutenant  du  roi  en  Corse. 
D'esprit  pratique,  Vincentello  ne  se  para  pas  bruyam- 
ment de  cette  dignité  honorable,  mais  il  débarqua 
discrètement  dans  l'île,  s'empara  par  surprise  du 
château  de  Cinarca  et  y  plaça  une  garnison  espa- 
gnole. Avec  les  Corses  qui  étaient  venus,  en  grand 
nombre,  se  ranger  sous  la  bannière  aragonaise,  il 
marcha  sur  Biguglia  où  il  ne  rencontra  aucune 
résistance  et  se  présenta  devant  Bastia.  Quoique 
secondé  par  Francesco  délia  Rocca,  Leonello  Lo- 
mcllino  fuyant  le  danger,  s'était  embarque  pour 
Gênes,  laissant  dans  la  forteresse  une  petite  gar- 
nison dont  le  chef  livra  la  place  à  Vincentello  pour 
deux  cents  écus. 

A  Biguglia,  Vincentello,  satisfait  du  nombre  res- 
pectable de  ses  partisans,  s'était  fait  offrir  le  rameau 
d'oranger  qui,  suivant  le  rite  consacré  en  Corse, 
lui  conférait  le  titre  de  comte.  Francesco  délia 
Rocca,  à  Bonifacio,  se  préparait  à  la  lutte  en  ralliant 
à  la  cause  génoise  les  mécontents  déçus  pour  avoir 
escompté  trop  tôt  les  avantages  de  la  suzeraineté 
aragonaise.  Cependant  les  deux  peuples  étaient  en 


78  HISTOIRE    DE    CORSE. 

paix,  et  quand  Francesco,  jugeant  ses  forces  sufii- 
santes,  reprit  l'offensive,  une  proclamation  du  roi  de 
Sicile,  D.  Martin,  fds  de  D.  Pedro,  ordonna  au  gou- 
verneur de  Sardaigne  et  à  ses  officiers  de  porter 
secours  à  Vincentello  contre  les  rebelles  qu'il  s'é- 
tonnait de  voir  combattre  sous  l'étendard  de  la 
commwie  de  Gênes,  de  poursuivre  lesdits  rebelles 
en  tous  lieux,  mais  de  respecter  Calvi  et  Bonifacio, 
villes  génoises.  Cette  formule  n'avait  pour  but  que 
de  limiter  les  revendications  génoises  et  de  montrer 
surtout  qu'elle  les  voulait  ignorer.  Gênes  imita  cette 
discrétion,  mais  n'en  envoya  pas  moins,  en  1407, 
Andréa  Lomellino,  fds  de  Leonello,  avec  le  titre  de 
gouverneur.  Francesco  délia  Rocca,  dont  la  popu- 
larité avait  remplacé  celle  de  Vincentello,  triom- 
phait sur  tous  les  points.  Dans  l'Istria,  dans  FOr- 
nano,  à  Vico,  il  avait  battu  et  poursuivi  les  troupes 
de  ce  dernier  et  les  avait  obligées  à  franchir  les 
monts.  (.(  Partout  où  il  passait,  dit  la  Chronique, 
chacun  prenait  les  armes  pour  se  joindre  à  lui.  » 
Il  assiégea  Biguglia  où  le  comte  s'était  retiré  et 
le  contraignit  à  fuir  à  Bastia.  Bloqué  dans  cette 
forteresse  par  Francesco  et  le  gouverneur  génois 
qui  venait  de  débarquer,  Vincentello,  blessé  à  la 
jambe,  se  jeta  en  hâte  sur  un  brigantin  et  s'en  fut 
solliciter  des  secours  en  Sicile. 

La  faveur  dont  avaient  joui  les  Génois  et  leur  vicaire 
Francesco  auprès  des  chefs  insulaires,  ne  fut  pas  de 
longue  durée.  Quand  Vincentello  reparut  dans  la 
baie  d'Ajaccio  avec  une  petite  flotte  catalane  (1408), 
les  Cinarchesi  Taccueillirent  comme  un  sauveur. 
Pour  se  les  attacher  par  des  liens  plus  solides  que 
ceux  dont  il  avait  éprouvé  la  fragilité,  il  dissimula 
ses  ressentiments,  et  s'engagea  à  partager  avec  les 
plus  influents  d'entre  eux  les  fruits  de  leur  conquête 
éventuelle.    Cette    union    éphémère    impressionna 


LA    FIN    DU    MOYEN  AGE.  79 

les  masses   et  les  ramena  autour  de  Vincentello. 

L'inquiétude  à  Gênes  fut  extrême.  On  y  décréta 
un  armement  général  auquel  les  communes  confé- 
dérées furent  énergiquement  invitées  à  contribuer 
(mai  1407).  La  mort  de  Francesco  délia  Rocca, 
frappé  d'un  coup  d'épieu  à  Biguglia,  débarrassa 
Vincentello  d'un  redoutable  compétiteur,  et  Andréa 
Lomellino  fut  tellement  effrayé  de  l'isolement  où 
le  laissait  la  disparition  de  son  vicaire  qu'il  pensa 
renoncer  à  l'entreprise  et  s'enfuir.  11  en  fut  empêché 
par  les  Gentili,  seigneurs  du  Cap-Corse,  qui,  ac- 
courant avec  leurs  vassaux,  mirent  en  fuite  les 
troupes  de  Vincentello. 

Francesco  ne  laissait  que  des  enfants  en  bas  âge. 
Sa  sœur  inadonna  Violante,  femme  de  Ristorucello 
Cortinco,  se  crut  assez  forte  pour  le  venger  et  em- 
pêcher Vincentello  de  s'établir  sur  les  ruines  de 
sa  maison.  Elle  parcourut  la  Corse,  évoquant  par- 
tout la  mémoire  de  son  frère  et  de  son  père,  le 
comte  Arrigo ,  «  mais,  dit  la  Chronique,  le  sort  ne 
seconda  pas  ses  desseins  ;  malgré  le  nombre  infini 
de  partisans  qui  suivirent  cette  femme  valeureuse, 
malgré  la  virilité  de  son  courage  et  l'élévation  de 
son  esprit,  elle  fut  battue  à  Ouenza  par  Vincentello; 
et  sa  défaite  fut  telle  qu'elle  eut  grand'peine  à  gagner 
Bonifacio  ». 

Conquête  de  l'île  par  Vincentello.  —  Cependant 
Vincentello,  peu  rassuré  sur  les  conséquences  do 
la  lutte  qu'il  avait  entreprise  contre  Gênes,  envoya 
au  roi  D.  Martin,  le  gouverneur  catalan  du  châ- 
teau de  Cinarca,  qui,  s'appuyant  sur  l'expérience 
acquise  pendant  son  séjour  dans  l'île,  put  convaincre 
son  souverain  des  dangers  que  courait  la  cause 
aragonaise  abandonnée  aux  mains  des  seuls  Corses. 
Le  roi  promit  de  prompts  secours.  Malheureusement 


80  HISTOIRE    DE    CORSE. 

pour  Vincentello,  D.  Martin  n'arriva  en  Sardaigne 
que  pour  y  terminer  prématurément  ses  jours. 

En  1411,  Gênes  envoya  en  Corse  Raffaele  da 
Montaldo,  qui  s'y  était  concilié  des  sympathies  au 
temps  du  comte  Arrigo.  Il  était  particulièrement 
lié  avec  la  puissante  famille  d'Omessa  dont  tous  les 
membres,  revêtus  de  fonctions  ecclésiastiques,  vi- 
vaient en  chefs  redoutés  plus  qu'en  prélats.  Ambrogio 
d'Omessa  était  évêque  d'Aleria,  et  Giovanni  son 
neveu,  évêque  de  Mariana.  Ceux-ci  élevèrent  d'abord 
une  barrière  à  l'ambition  croissante  de  Vincentello  ; 
mais  quand  Montaldo  fut  rappelé  à  Gênes,  ils  se- 
mèrent l'agitation  dans  l'île  pour  exploiter  la  mau- 
vaise position  de  ses  successeurs. 

Tomasino  da  Campo-Fregoso,  alors  doge,  fit 
décréter  une  dépense  de  5000  florins  d'or  pour 
soumettre  la  Corse  (7  juin  1416).  Son  frère  Abramo, 
envoyé  dans  l'île,  contraignit  Vincentello  à  de- 
mander des  secours  au  roi  d'Aragon.  Quant  aux 
deux  évêques,  quoique  battus  par  Pietro  Squar- 
ciafico,  lieutenant  de  Tomasino,  ils  ne  se  décou- 
ragèrent pas  et  recrutèrent  des  troupes  pour  lutter 
contre  les  Génois;  Vincentello  se  joint  à  eux,  bat 
Squarciafico  et  le  fait  prisonnier.  C'est  alors  qu'il 
fît  construire  à  Corte  la  citadelle  dont  on  peut 
admirer  encore  aujourd'hui  les  imposantes  fonda- 
tions. 

Ici,  les  caporali  entrent  officiellement  en  scène. 
Comme  à  Florence,  on  appelait  ainsi  les  gonfalo- 
niers  du  peuple.  Ainsi  que  le  gonfalonier,  le  capo- 
rale  était  toujours  choisi  parmi  les  habitants  du 
village.  Dans  l'esprit  du  peuple,  il  devait  faire  con- 
trepoids à  la  tyrannie  du  seigneur  ou  du  podestat, 
mais  les  familles  de  gentilshommes,  elles-mêmes, 
ne  tardèrent  pas  à  apprécier  une  fonction  que  tous 
les  gouvernements  subventionnaient  tour  à  tour,  et 


LA    FIN    DU    MOYEN    AGE.  81 

une  nouvelle  aristocratie  mixte  se  forma.  11  y  eut 
des  familles  de  caporali.  Au  xv"  siècle,  le  caporale 
n'est  plus  pour  le  gouvernement  génois  que  le  chef 
d'origine  locale  chargé,  moyennant  rétribution,  de 
maintenir  son  influence.  Sur  ses  registres  de  comp- 
tabilité, il  confondra  sous  la  même  rubrique  les 
syndics  des  villages  et  les  féodaux  les  plus  puis- 
sants de  l'Au-delà-des-Monts.  Par  les  caporali, 
Gênes  communique  avec  chaque  clan  et  conserve 
ainsi  dans  l'île  une  autorité  que  les  fonctionnaires 
génois  sont  incapables  de  maintenir  par  eux-m.êmes. 

Il  est  probable  que  la  suppression  d'une  pension 
qu'ils  touchaient  depuis  deux  ou  trois  ans  fit  sou- 
lever les  deux  évêques  et  leurs  amis  contre  Gênes. 
Viucentello  se  les  attacha  en  leur  rendant  leur 
subvention.  Dès  lors,  les  familles  principales  de  la 
Terre-de-la-Commime  reçurent  régulièrement  leur 
traitement,  tantôt  de  la  République,  tantôt  du  gou- 
vernem.ent  aragonais,  souvent  aussi  du  seigneur 
cinarchese  qui  avait  pu  se  constituer  un  parti  impor- 
tant. En  1443,  Mariano  da  Caggio,  élu  lieutenant 
général  du  peuple  corse,  voudra  réprimer  leurs 
abus  :  il  nivellera  leurs  tours  et  leur  interdira  de 
prendre  le  titre  de  caporale;  mais  son  autorité  trop 
éphémère  ne  portera  pas  de  fruits. 

Pour  les  Fregosi,  la  Corse  devait  être  un  champ 
d'exploitation.  Us  avaient  employé  au  mieux  de  leurs 
intérêts  personnels  les  fonds  fournis  par  la  Républi- 
que. Afin  de  continuer  la  guerre,  Abramo  de  Campo- 
Fregoso  emprunta  de  l'argent  aux  Bonifaciens  et  vint 
mettre  le  siège  devant  le  château  de  Ginarca.  Quand 
il  s'en  fut  emparé,  jugeant  qu'il  lui  serait  dilïicilo 
de  le  conserver,  il  le  vendit  3.500  livres  à  Carlo 
d'Ornano,  Mais  Vincentello  d'Istria  qui  avait  vaincu 
et  fait  prisonnier  le  lieutenant  d' Abramo,  Andréa 
Lomellini ,   assiège    le    gouverneur   à   Biguglia    et 

HISTOIRE   DE   CORSE.  G 


82  HisioinE  DE  consE. 

s'emparo  de  sa  personne  (1420).  La  prise  de  Bastia 
suit  de  près,  et  les  Génois  sont  chassés.  îl  est 
presque  inutile  d'ajouter  qu'Abramo  ne  rendit 
jamais  aux  Bonifaciens  l'argent  qu'il  leur  avait 
emprunté. 

Entreprises  des  Aragonais  sur  la  Corse.  — Vers 
la  fm  de  l'année  1420,  le  roi  D.  Alfonse  estimant 
nécessaire  sa  présence  en  Sardaigne,  arma  une 
flotte  importante.  Accueilli  en  souverain  à  Sassari 
par  les  Sardes,  il  lit  voile  aussitôt  pour  la  Corse,  et 
reçut  à  son  débarquement  les  hommages  des  prin- 
cipaux chefs.  Calvi  et  Bonifacio,  dont  les  popula- 
tions étaient  génoises,  s'étaient  préparées  à  la 
résistance  ;  cependant  les  Aragonais  entrèrent  dans 
Calvi  presque  sans  coup  férir,  grâce  à  la  trahison 
d'un  habitant,  Giacopo-Pietro  da  Montelupo  qui 
leur  en  ouvrit  les  portes  pendant  la  nuit.  La  ville 
ainsi  occupée,  presque  sans  protestation  de  la  part 
de  sa  population  pacifique  de  pêcheurs  et  de  mar- 
chands, le  roi  distribua  aux  notables  quelques 
faveurs  et  partit  pour  Bonifacio,  ne  laissant,  pour 
garder  la  place,  que  soixante  Catalans  sous  la  con- 
duite du  capitaine  Juan  de  Lifian.  Grave  impru- 
dence, car  les  Calvais,  privés  de  communications 
avec  Gênes,  principal  débouché  de  leur  commerce, 
et  peut-être  incommodés  par  la  présence  des  sou- 
dards catalans,  s'avisèrent  d'un  stratagème  pour 
s'en  débarrasser.  Un  navire  chargé  de  marchandises 
avait  jeté  l'ancre  au  cap  Saint  'Ambrogio,  à  quatre 
milles  de  Calvi  :  ils  firent  miroiter  aux  3'eux  des 
soldats  les  avantages  d'une  prise  facile,  et  décidè- 
rent une  partie  de  la  garnison  à  courir  sus  au  bu- 
tin. Ce  piège  grossier  réussit  :  la  garde  de  la  cita- 
delle réduite  de  moitié,  ne  put  résister  aux  menaces 
de  la  population  armée  contre  elle,  et  le  capitaine 


LA    FIN    DU    MOYEN  AGE.  83 

Linaii  s'estima  heureux  de  pouvoir  embarquer  tous 
ses  hommes  à  destination  de  Bonifacio.  Ainsi,  fait 
peut-être  unique  dans  l'histoire,  la  prise  d'une  ville 
et  sa  délivrance  s'effectuèrent  presque  sans  effu- 
sion de  sang-. 

Quant  à  Montelupo,  une  délibération  des  habi- 
tants de  Calvi  réunis  dans  l'église  San-Giovanni  le 
14  août  1421,  le  déclara  traître  à  sa  patrie,  indigne 
d'habiter,  de  posséder  ou  de  négocier  à  Calvi.  Ses 
biens  furent  confisqués  et  le  prix  de  leur  vente  af- 
fecté à  l'acquisition  d'armes,  de  cuirasses  et  de  mu- 
nitions pour  la  défense  de  la  ville.  'C'est  à  partir  de 
ce  moment,  dit-on,  que  Calvi  ajouta  en  exergue  à  la 
croix  de  Gênes  qu'elle  portait  dans  ses  armoiries  la 
devise  «  Civitas  Calvi  semper  fidelis  ». 

La  flotte  aragonaise  resserrait  étroitement  Boni- 
facio. Les  canons  catalans,  hissés  sur  des  tours  voi- 
sines, dominaient  à  la  fois  le  port  et  la  ville  et  cau- 
saient de  tels  ravages  que  les  habitants,  déjà  décimés 
parla  famine  et  la  rigueur  de  décembre,  implorèrent 
une  courte  trêve,  promettant  de  se  rendre  s'ils  n'é- 
taient pas  ravitaillés  avant  janvier  1421.  Un  brigan- 
tin  fut  envoyé  à  Gênes  et,  le  premier  janvier,  une 
escadre  de  huit  vaisseaux,  commandée  par  Battista 
di  Campofregoso  était  signalée.  Aussitôt  les  as- 
siégés au  mépris  de  la  trêve,  dit  un  historien  mila- 
nais contemporain,  prennent  les  armes  et  détournent 
l'attention  des  Aragonais.  Favorisée  par  le  vent, 
la  flotte  génoise  brise  la  chaîne  qui  ferme  le  port  et 
ravitaille  la  cité.  C'en  fut  assez  pour  décourager  le 
roi  appelé  à  Naples  par  des  intérêts  plus  pressants, 
car  il  s'agissait  de  la  succession  de  la  reine  Jeanne 
compromise  par  l'ambition  de  la  maison  d'Anjou.  Il 
partit  après  avoir  nommé  Vinceutello  vice-roi  de 
Corse.  Le  pouvoir  de  celui-ci,  en  1421,  est  tel  que 
l'annaliste  génois  contemporain  (Stella),  lui-môme 


84  HISTOinE    DE    COItSE. 

ne  le  discute  pas  :  «  La  plus  grande  partie  de  l'île, 
écrit-il,  appartient  au  comte  Vincentello  délia  Rocca, 
les  Génois  y  régnent  de  nom,  mais  leur  pouvoir  y 
est  nul.  »  Le  pape  Martin  V,  envoyant  en  Corse 
un  légat  apostolique  pour  y  organiser  un  synode, 
l'adressa  au  comte  Vincentello,  Souverain  de  la 
Corse.  Celui-ci  sut  profiter  de  l'occasion  pour  con- 
vier à  cette  assemblée  tous  les  laïques  de  quelque 
importance,  et  fit  savoir  que  la  constitution  syno- 
dale devait  être  observée  par  tous,  sous  les  peines 
les  plus  sévères.  Cet  acte  purement  politique  tendait 
à  donner  à  son  autorité  la  sanction  apparente  du 
Saint-Siè2:e. 

La  lutte  des  Adorni  et  des  Fregosi  fit  tomber 
Gênes  au  pouvoir  du  duc  de  Milan.  Tomasino  de 
Campo-Fregoso  et  les  siens  reçurent  «  en  rembour- 
sement des  sommes  qu'ils  avaient  dépensées  pour 
le  service  public  »  près  de  60.000  florins  et  la  sei- 
gneurie de  Sarzane.  Ils  attendirent  dans  cette  petite 
ville  qu'un  souffle  plus  favorable  leur  rendît  les 
hautes  charges  de  la  République  qu'ils  avaient  su 
rendre  si  lucratives.  Comme  le  roi  de  France,  le 
duc  de  Milan  s'était  engagé  à  respecter  la  consti- 
tution des  Génois  et  leurs  franchises. 

Moins  tyrannique,  Vincentello,  malgré  l'opposi- 
tion des  Cinarchesi,  aurait  pu  établir  solidement 
son  autorité  en  Corse.  En  pensionnant  les  caporali, 
il  avait  fait  reconnaître  sa  suzeraineté;  les  rois  d'A- 
ragon, le  Saint-Siège,  Florence  le  traitaient  en  sou- 
verain, et  Gênes,  elle-même,  par  des  rapports  cour- 
tois avec  lui,  semblait  accepter  l'état  de  choses  qu'il 
avait  créé.  Les  excès  dont  il  se  rendit  coupable  cau- 
sèrent sa  chute.  En  1433,  alors  qu'il  était  en  fort 
mauvais  termes  avec  Simone  de  Mari,  seigneur  du 
Cap-Corse,  et  les  seigneurs  délia  Rocca,  d'Ornano 
et  de  Bozzi,  il  exigea  des  populations  qui  lui  res- 


LA    FIN    DU    MOYEN  AGE.  85 

talent  fidèles  une  contribution  extraordinaire,  ce  qui 
lui  aliéna  les  masses.  En  enlevant  une  jeune  fille  de 
Biguglia,  il  provoqua  Tindignation  générale.  Les 
habitants  de  la  Terre-de-la  Commune  se  groupèrent 
autour  de  Simone  de'Mari  et  le  comte,  presque  isolé, 
dut  quitter  la  Corse.  Les  Florentins  l'accueillirent 
avec  de  grands  honneurs  et  lui  fournirent  des  se- 
cours. Mais  comme  il  revenait,  accompagné  de  sou 
frère  Giovanni,  Zaccaria  Spinola,  capitaine  d'une 
galère  génoise,  s'empara  d'eux.  Vincentelio,  con- 
duit à  Gênes,  fut  condamné  à  avoir  la  tête  tran- 
chée. Il  revendiqua  la  responsabilité  de  tous  les 
dommages  que  son  frère  et  les  autres  Corses  avaient 
infligés  aux  Génois  ;  ce  qui  fournit  un  prétexte  à  la 
République  pour  déclarer  ses  biens  confisqués. 
L'importance  qu'attacha  le  gouvernement  génois  à 
la  capture  de  Vincentelio  fut  telle  que  Zaccaria  Spi- 
nola et  son  lieutenant,  Giacopo  di  Marchisio,  reçu- 
rent, en  récompense,  des  privilèges  à  vie,  et  que 
chacun  des  officiers  qui  se  trouvaient  à  bord  de  leur 
galère  fut  gratifié  d'un  don  de  cinquante  livres. 
Vincentelio  fut  exécuté  à  Gênes  dans  une  petite 
cour  du  Palazzetto  (monument  qui  renferme  aujour- 
d'hui les  Archives  d'Etat).  Sa  tête  tomba  sous  le 
couperet  de  la  mannaja,  instrument  de  mort  dont 
on  usait  communément  en  Italie,  et  qui  fit  depuis 
son  apparition  en  France  sous  le  patronage  du 
docteur  Guillotin, 

Intrigues  des  seigneurs,  des  caporali  et  des  Fre- 
gosi.  —  Intervention  pontificale.  —  Après  la  mort 
de  Vincentelio,  les  feudataires  recommencèrent  à 
se  disputer  le  pouvoir.  Simone  de'Mari,  le  plus 
puissant  d'entre  eux,  se  rendit  maître  de  Bastia  et 
se  crut  assez  fort  pour  lever  des  impôts  ;  mais  les 
Ginarchesi  :  Giudice  d'Istria,  Polo  délia  Rocca  et 
Rinuccio  di  Leca  s'unirent  contre  lui.  Afin  de  divi- 


86  HISTOIRE    DE    COUSE. 

ser  ses  adversaires,  il  commença  par  gagner  à  sa 
cause  Polo  délia  Rocca  et  traita  avec  lUnuccio. 
Giudice  ne  voulut  entendre  parler  d'aucun  accom- 
modement :  il  se  fit  nommer  comte  de  Corse  par 
le  roi  d'Aragon,  titre  qui  ne  fut  reconnu  que  par 
ses  vassaux,  car  les  insulaires,  réunis  à  Morosa- 
glia,  élurent  Polo  délia  Rocca  comte  et  seigneur 
de  File. 

Aussitôt  Simone  de' Mari  déçu  dans  ses  espéran- 
ces, fit  avec  les  Montaldi  un  traité  par  lequel  la 
Corse  aussitôt  conquise  serait  partagée  entre  eux 
et  lui,  par  moitié.  Les  caporali,  fidèles  à  leurs  prin- 
cipes d'intérêt  personnel,  abandonnèrent  le  comte 
Polo  et  se  rangèrent  avec  les  Montaldi,  mais  ceux-ci 
après  la  victoire,  s'aliénèrent  les  Corses  en  faisant 
emprisonner  leur  allié,  Simone  de'Mari.  Sous  les 
ordres  de  Rinuccio  di  Leca,  les  insulaires  marchè- 
rent contre  les  Montaldi  dont  Farmée  fut  taillée  en 
pièce  à  Tassamone  (1437). 

Cette  même  année,  Tomasino  di  Campo-Fre- 
goso  fut  élu  doge.  Reprenant  le  projet  déjà  conçu 
par  tant  de  familles  génoises  de  se  constituer  avec 
la  Corse  un  fief  particulier,  il  envoya  son  neveu 
Jano  qui  entra  en  correspondance  avec  les  sei- 
gneurs et  les  caporali;  grâce  à  de  belles  promesses 
celui-ci  n'eut  aucune  peine  à  parcourir  la  Corse  en 
triomphateur.  Après  avoir  reçu  l'hommage  des  sei- 
gneurs du  Cap-Corse  dont  il  confisqua  et  revendit 
les  châteaux,  il  passa  dans  l'Au-delà-des-Monts  et 
força  Bartolomeo  d'Istria,  fils  de  Vincentello,  à  lui 
céder  moyennant  200  écus  le  château  de  Cinarca 
qu'il  revendit  3.000  écus  à  Rinuccio  de  Leca.  Pour 
conserver  son  fief,  chacun  des  Cinarchesi  paya  à 
Jano  une  somme  proportionnée  à  son  importance. 

Encouragé  par  ces  premiers  succès,  Jano  sup- 
prima les  pensions  des  caporali.  C'était  imprudent  : 


LA    FIN    DU   MOYEN  AGE. 


ceux-ci  mirent  à  leur  tête  Polo  délia  Rocca  et  Ri- 
nuccio  di  Leca  qui  forcèrent  le  gouverneur  à  s'en- 
fuir. Revenu  avec  des  forces  importantes,  il  triom- 
pha des  Corses,  dit  Giovanni  délia  Grossa,  dans  la 
plaine  de  Mariana,  «  grâce  à  des  épouvantails  avec 
lesquels  les  Génois  effrayaient  les  chevaux  »  (1441). 
Cette  défaite  eut  des  conséquences  graves  pour  les 
Corses  :  pendant  plusieurs  mois,  Polo  fut  poursuivi 
par  les  Génois;  mais  le  pire,  dit  la  Chronique,  fut 
que  chacun  des  adversaires,  partout  où  il  passait, 
levait  la  taille,  de  sorte  que  chaque  feu  la  paya  deux 
fois  cette  année. 

Mais  les  Adorni  ayant  reconquis  le  pouvoir,  les 
Montaldi  reparurent  en  Corse  et  se  mirent  en  cam- 
pagne contre  Jano  qui  chercha  en  vain  un  allié 
parmi  les  feudataires.  Battu  dans  toutes  les  rencon- 
tres, Jano  prit  le  parti  de  rentrer  à  Gênes  où  la 
fortune  de  sa  famille  était  très  compromise.  Pour  ne 
pas  tout  perdre,  il  porta  la  lutte  sur  un  autre  ter- 
rain et  réclama  de  la  République  une  indemnité  do 
15.000  livres. 

Au  milieu  des  troubles  qui  désolaient  l'île,  l'évê- 
que  d'Aleria,  Ambrogio  d'Omessa,  qui  avait  contri- 
bué pour  une  bonne  part  au  retour  des  Fregosi, 
proposa  aux  caporali  d'offrir  la  souveraineté  de  l'île 
au  Saint-Siège.  Le  pape  Eugène  IV  accepta,  mais 
les  troupes  pontihcales,  s'étant  rencontrées  avec  un 
parti  de  Cinarchesi  que  commandait  Raffè  de  Leca, 
fils  de  Rinuccio,  éprouvèrent  une  sanglante  défaite. 
L'avarice  des  gouverneurs  pontificaux  acheva  de 
détruire  le  prestige  du  régime.  Un  caporale  dont  la 
valeur  égalait  lepresiige,  Mariano  da  Caggio,  de  la 
famille  des  Cortinchi,  convoqua  une  consulte  à 
Morosaglia.  Les  populations  lasses  de  l'oppression 
où  les  tenaient  les  gouvernements  étrangers,  les 
seigneurs  et  les  caporali,  élurent  par  acclamation 


HISTOIRE    DE    CORSE. 


Mariano  lieutenant  général  du  peuple,  mais  se  lais- 
sèrent persuader  d'accepter,  entre  toutes  les  tyran- 
nies, celle  qui  théoriquement  se  présentait  comme  la 
plus  douce.  Les  troupes  romaines  débarquèrent 
donc  de  nouveau  et  remportèrent  sur  les  Cinarchesi 
d'assez  gros  succès,  mais  la  mort  d'Eugène  IV 
(1447)  suggéra  à  son  général,  Mariano  da  Norcia, 
de  continuer  pour  son  compte  ce  qu'il  avait  entre- 
pris pour  celui  du  pape.  Craignant  l'opposition  de 
ses  alliés,  il  fit  incarcérer  Mariano  da  Gaggio,  le  gou- 
verneur de  la  Corse,  évêque  de  Potenza,  et  Giudice 
d'Istria,  lequel,  en  haine  des  seigneurs  de  la  Rocca 
et  de  Leca,  s'était  joint  au  parti  populaire.  Ces  ar- 
restations provoquèrent  l'indignation  générale. 
Mariano  da  Norcia  fut  obligé  de  se  retirer  dans  le 
château  de  Brando  où  il  prépara  sa  fuite  :  encore 
prit-il  la  précaution  de  vendre  avant  de  partir  le  dit 
château  pour  la  somme  de  trois  cents  florins  qu'il 
conserva  ainsi  que  les  sommes  qu'il  avait  recueillies 
au  nom  du  gouvernement  pontifical. 

A  Eugène  IV  avait  succédé,  sous  le  nom  de  Nico- 
las V,  Tomaso  Parentucelli,  de  Sarzane,  qui,  sujet 
des  Fregosi,  fut  flatté  de  voir  Lodovico,  frère  de 
Jano  (nouvellement  élu  doge  de  Gênes),  venir  à  Rome 
lui  baiser  les  pieds.  Le  pape  témoigna  sa  satisfac- 
tion envers  la  famille  de  ses  seigneurs  naturels  en 
donnant  à  Lodovico  l'investiture  de  la  Corse. 

En  prenant  possession  de  son  fief,  Lodovico 
éprouva  plus  d'une  déception.  La  vente  des  cita- 
delles et  le  trésor  vidé  par  le  commissaire  pontifical 
lui  furent  particulièrement  sensibles.  Le  peuple^ 
dirigé  par  Mariano  da  Gaggio,  paraissait  peu  dis- 
posé à  accepter  son  autorité  et  les  seigneurs  peu 
préparés  à  verser  les  garanties  pécuniaires  qu'il  en 
exigeait;  Mariano  da  Gaggio  appela  les  Corses  aux 
armes,  et  Lodovico,  qui  se  trouvait  alors  à  Gênes, 


I    i       \    i.  I.UUSE. 


LA    FIN    DU    MOYEN  AGE.  89 

dut  revenir  subitement  avec  huit  cents  hommes  : 
l'évéqued'Aleria,  Ambrogio  d'Omessa,  passa  de  son 
côté,  mais  en  poursuivant  Mariano,  qui  battait  en 
retraite,  Lodovico  perdit  un  grand  nombre  des  siens 
sur  les  rives  du  Golo,  et  laissa  deux  cents  prison- 
niers qui  se  rachetèrent  à  prix  d'argent. 

Lodovico  appelé  au  dogat  en  remplacement  de 
son  frère  qui  venait  de  mourir,  confia  le  gouverne- 
ment de  la  Corse  à  Galeazzo  di  Campo-Fregoso, 
son  cousin.  Les  instructions  que  donna  Lodovico  à 
celui-ci  furent  surtout  d'ordre  économique  :  il  l'en- 
gagea à  rendre  aux  caporali  leur  pension,  estimant 
que  mieux  valait  dépenser  deux  ou  trois  mille  livres 
en  subventions  qu'en  armements;  l'expérience  qu'en 
avait  faite  son  frère,  disait-il,  avait  été  désastreuse. 
D'ailleurs,  il  indiquait  les  mo_yens  de  combler  les 
vides  du  trésor  en  exigeant  cinq  mille  livres  pour 
la  rançon  des  otages  corses  qu'ils  conservaient;  il 
suffisait,  ajoutait-il,  pour  faire  verser  cette  somme 
d'augmenter  les  tailles  dans  la  proportion  de  dix 
sous  par  livre.  On  voit  par  ces  détails  les  raisons 
qui  attachaient  les  Fregosi  à  la  Corse.  Quoique 
excessivement  jeune,  Galeazzo,  «  digne  de  ses 
parents  sous  tous  les  rapports  »,  trouva  son  cousin 
encore  trop  généreux;  il  refusa  de  payer  les  pensions 
des  caporali;  il  salaria  seulement  Mariano  da 
Caggio  qui  avait  fait  sa  soumission,  et  qu'il  jugeait 
capable  de  maintenir  la  paix  dans  la  Terre-de-la- 
Commune. 

Mais  l'évéque  Ambrogio  dOmessa  poussa  les 
autres  caporali  à  la  révolte,  et  sans  l'intervention  de 
Michèle  de'  Germani,  évèquc  de  Mariana,  qui 
conseilla  à  Galeazzo  de  faire  quelques  concessions, 
l'île  entière  se  soulevait  à  nouveau.  Grâce  à  cette 
prudente  intervention,  l'île  goûta  quelques  mois  de 
calme;  les  caporali  patientèrent,  mais  lorsque  leurs 


90  HISTOIRE    DE    COnSB. 

réclamations  devinrent  importunes,  Galeazzo  se  sai- 
sit des  plus  bruyants  et  les  jeta  en  prison.  Il  n'eut 
pas  à  se  louer  de  cet  abus  de  pouvoir,  car  les  Génois 
eux-mêmes  le  jugèrent  impolitique  et  de  nature  à 
compromettre  définitivement  l'autorité  de  la  Répu- 
blique. Une  lettre  du   doge  assisté  de  son  conseil 
(9  février  1451)  l'en  tança  vertement:  «  Vous  n'êtes 
pourtant  pas,  lui  était-il  dit,  sans  savoir  de  quelle 
importance  est  la  Corse  pour  nous  et  quelle  perte 
irréparable  résulterait  de  son  passage   aux  mains 
d'une  puissance  étrangère.  »  Ces  avis  venaient  tardi- 
vement. «  Les  Corses,  disait-on  à  Gênes,  sont  d'avis 
d'expérimenter  tous  les  régimes  plutôt  que  de  se  sou- 
mettre à  notre  autorité.  »  Appelés  par  le  comte  Polo 
délia  Rocca  et  Vincentello  d'Istria  (neveu  du  comte 
Vincentello),les  Aragonais,  sous  la  conduite  de  Jayme 
Imbisora,  débarquaient  en  Corse  au  mois  de  novem- 
bre, prenaient  possession  de  quelques  places  fortes  et 
manifestaient  l'intention  de  bloquer  Bonifacio.  Rafîè 
da  Lcca  resta,  ainsi  que  Giudice  délia  Rocca  (fils  de 
Polo),  du  côté  des  Génois.  I^a  lutte  paraissait  devoir 
être  chaude  quand  Jayme  Imbisora  mourut.  Comme 
le  comte  Polo,  découragé,  s'embarquait  pour  Naples, 
il  fut  pris  en  mer  par  un  corsaire  espagnol  qui  le 
vendit  600  écus  à  Galeazzo.   Celui-ci,    moyennant 
la  promesse  d'une  rançon  de   700  écus,    garantie 
par    des    tiers,    rendit    la    liberté    à    Polo,   et    lui 
donna  même  le  titre  de  vicaire  du  peuple  pour  qu'il 
pût,  en  recueillant  les  impôts,  réunir  les  fonds  qu'il 
s'était  engagé  à  payer.   Mais  le  peuple  refusa  de 
verser  des  accatti  (redevances  volontaires)  à  un  vieil- 
lard   dépourvu   de   forces    et    de    soldats;   ce   que 
voyant.  Polo,  sans  se  soucier  des  amis  qui  l'avaient 
cautionné  auprès    de  Galeazzo,  retourna  dans  ses 
terres. 


IX 

LA   BANQUE  DE   SAN-GIORGIO 


Cession  de  la  Corse  à  l'Office  de  San-Giorgio.  —  Révoltes  des 
seigneai^s.  —  Raffé  de  Leca.  —  Tyranie  de  l'Office.  —  Les  Mi- 
lanais en  Corse.  —  Dernières  luttes  des  féodaux  :  Gio-Paolo  di 
Leca  et  Rinuccio  délia  Rocca. 


Jamais  la  Corse  n'avait  obéi  à  tant  d'autorités 
diverses  :  Galeazzo  di  Campo-Fregoso  possédait  ies 
forteresses  de  San-Firenzo,  de  Biguglia,  de  Bastia 
et  de  Corte;  Calvi  et  Bonifacio  tenaient  pour  la 
République;  un  caporale,  Carlo  da  Casta,  dominait 
dans  les  campagnes  de  TEn-deçà-des- Monts,  tandis 
que  chacun  des  Cinarchesi  s'agitait  pour  faire  pré- 
valoir son  autorité  personnelle  sur  l'île  entière. 
Raffè  di  Leca,  bien  secondé  par  ses  vingt-deux 
frères,  tant  légitimes  que  bâtards,  semblait  plus  que 
tout  autre  appelé  à  ressusciter  les  rôles  de  Giudice 
d'Arrigo  et  de  Vincentello.  Sa  destinée  se  heurta  à 
une  organisation  plus  puissante  que  toutes  celles 
qui  avaient  dominé  la  Corse  jusqu'à  ce  jour.  C'était 
rOlTice  ou  Banque  de  San-Giorgio. 

Cet  établissement  célèbre  avait  été  créé  en  1410, 
sous  les  auspices  du  maréchal  Boucicault  dans  le 
but  de  réunir  aux  mains  d'une  seule  compagnie  toutes 
les  créances  de  la  Ucpublique.  En  peu  de  temps, 
l'Office  des  Emprunts  de  San-Giorgio  {0//it/uni 
Comperariini  Santi-Georgii)  avait  pris  une  impor- 


92  HISTOIRK    DE    COnSE. 

tance  considérable.  Cette  république  financière 
avait  son  sénat  et  ses  troupes  ;  quant  aux  décisions 
de  ses  magistrats,  le  Doge,  assisté  de  son  conseil 
suprême,  hésitait  avant  de  les  contester. 

Un  corsaire  catalan  venait  de  s'emparer  de  San- 
Firenzo.  Gênes,  que  la  prise  de  Constantinople,  en 
coupant  les  communications  avec  ses  colonies  de  la 
Mer  Noire,  venait  de  plonger  dans  une  situation 
désastreuse,  abandonnait  alors  à  TOffice  de  San- 
Giorgio  toutes  ses  possessions  d'outre-mer.  Ga- 
leazzo,  voyant  que  la  Corse  allait  lui  échapper, 
résolut  d'en  tirer  au  moins  quelque  argent  :  il  se 
rendit  à  Gênes,  et  céda  à  la  République  ses  droits 
sur  la  Corse.  En  même  temps  que  lui,  arrivaient  des 
députés  du  peuple  corse  qui  venaient  demander 
pour  leur  patrie  d'être  comprise  dans  le  lot  cédé  à 
l'Office  de  San-Giorgio.  Est-il  permis  de  douter  de 
l'unanimité  de  cette  requête,  au  succès  de  laquelle, 
Galeazzo  et  la  Banque  seuls  étaient  intéressés  ?  Tout 
ce  qu'on  peut  assurer  c'est  que  les  négociations  ne 
traînèrent  pas,  et  que,  pour  l'abandon  de  la  Corse, 
Galeazzo,  dit  la  Chronique,  reçut,  de  l'Office  une 
((  somme  importante  » . 

Au  mois  de  juin  1453,  Pietro-Battista  D'Oria 
commissaire  de  l'Office  parut  dans  la  baie  de  San- 
Firenzo  et  mit  le  siège  devant  la  forteresse  qu'occu- 
pait Vincentello  d'I stria  pour  le  roi  d'Aragon.  La 
place  capitula,  et  Pietro-Battista,  après  avoir  pris 
possession  officiellement  de  Calvi  et  de  Bonifacio, 
tint  à  Biguglia  une  consulte  nationale  où  Ton  pu- 
blia de  nouvelles  conventions  passées  entre  l'Office 
et  les  Corses.  La  plupart  des  seigneurs  déclarèrent 
accepter  la  suzeraineté  de  l'Office.  Rafîè  di  Leca, 
particulièrement  distingué,  fut  avec  son  frère  Anton' 
Guglielmo,  inscrit  au  Livre  d'or  de  la  République  et 
agrégé  à  l'albergo  Doria,  faveur  sans  précédente  et 


LA    DANQLE    DE    SAX-GIORGIO.  93 

qui,  dans  la  suite  ne  fut  octroyée  qu'à  deux  Corses 
(Cuneo  et  Ristori)  ;  encore  ne  fut-ce  qu'aux  xvif  et 
xviii''  siècles,  en  des  temps  où  l'inscription  moyennant 
finances,  devenue  commune,  avait  ôté  au  Livre  d'or 
une  grande  partie  de  son  éclat. 

Révoltes  des  seigneurs.  —  Raffè  di  Leca.  —  Si 
jamais  la  politique  des  seigneurs  corses  se  montra 
obscure  et  incompréhensible,  ce  fut  pendant  cette 
période  où  leur  mobilité  n'eut  d'égale  que  la  vigueur 
de  la  répression.  Presque  tous  sollicitèrent  les 
bonnes  grâces  de  TOllice  qui  s'efforça  de  les  satis- 
faire: mais  les  soupçons  des  gouvernants,  la  suscep- 
tibilité des  féodaux,  leur  jalousie  vigilante  et  réci- 
proque épuisèrent  rapidement  le  bon  vouloir  dont 
les  uns  et  les  autres  paraissaient  animés.  Dès  1454, 
un  agent  aragonais,  Francesco  de  Zanilo,  pousse 
Simone  et  Giovanni  de'  Mari  à  la  révolte.  Geronimo 
de  Guarco,  au  nom  de  la  Banque,  les  soumet  au  bout 
de  sept  mois.  On  ne  triompha  pas  aussi  aisément  de 
Raffè  malgré  la  coalition  de  Giudice  et  d'Antonio 
délia  Rocca,  de  Vincentello  d'Istria  et  de  Mariano 
da  Caggio  contre  lui.  Une  descente  en  Corse  des 
Sardes,  sous  la  conduite  de  Berengario  Erill,  vice- 
roi  de  Sardaigne  pour  le  roi  d'Aragon  (1455),  aug- 
menta les  ditïicultés  de  l'Oflice  :  ce  fut  encore  pis 
quand  Lodovico  di  Campo-Fregoso  entra  en  rela- 
tion avec  Berengario  dans  le  but  de  lui  vendre 
Bonifacio. 

En  juillet  1455,  Génois  et  Aragonais  ayant  signé 
une  trêve,  Berengario  fut  rappelé  par  son  souverain. 
Astucieusement,  la  Banque  envoya  de  nouvelles 
troupes  et  la  lutte  recommença.  Giudice,  sans  que 
l'on  sût  exactement  pourquoi,  s'étant  réconcilié  avec 
Raffè,  les  Génois  furent  battus  et  refoulés  dans 
rEn-dcçà-des-Monts.  Jadis,  lorsque  Vincentello  et 
Arrigo  avaient  infligé  à  la  République  de  tels  échecs. 


94  HISTOIRE    DE    COUSE. 

les  Génois,  démoralisés,  s'étaient  retirés  pour  atten- 
dre une  époque  plus  propice  et  mieux  préparée  par 
leur  diplomatie  toujours  active;  mais  l'Office  con- 
fiant en  la  puissance  de  son  or,  et  décidé  à  prendre 
possession  d'une  marchandise  qu'il  avait  payée, 
s'impressionnait  peu  du  sang  de  ses  mercenaires. 
Une  lutte  sanglante  et  sans  merci  fut  décidée  contre 
les  Corses.  Ralîè  se  montra  comme  cruauté  au  niveau 
de  ses  ennemis.  Un  habitant  du  Niolo,  Arrigo  da 
Calacuccia,  s'étant  emparé  du  gouverneur  génois 
Carlo  de'  Franchi,  Rafle  lui  paya  son  prisonnier 
400  livres,  puis  il  l'enferma  dans  une  sorte  de  cage 
roulante  que  chacun  fut  autorisé  à  mouvoir.  Le  mal- 
heureux ne  put  supporter  ce  traitement  et  mourut 
au  bout  de  quelques  jours.  Quant  aux  soldats  génois, 
il  les  vendait  aux  pirates  barbaresques,  et  pour  bien 
afficher  son  mépris,  il  n'exigeait  des  acheteurs  que 
liait  oignons  par  tête.  Plus  miséricordieux  à  l'égard 
des  mercenaires,  il  les  renvoyait  souvent  sans  ran- 
çon. Cependant  il  fit  couper  à  l'un  d'eux  les  mains 
et  le  nez  :  «  Lombard,  lui  avait-il  dit,  c'est  bien  toi 
que  j'ai  pris  sept  fois?  c'est  bien  toi  qui  m'as  juré  de 
ne  plus  combattre  contre  moi  ?  Pour  ne  pas  me  trom- 
per à  l'avenir,  je  veux  te  marquer  d'un  signe  de  re- 
connaissance. » 

Raffè  combattait  avec  l'énergie  du  désespoir,  car 
les  Génois  avaient  envoyé  des  forces  considérables 
Giudice  délia  Rocca  à  Bariccini,  Raffè,  Anton'Gug- 
iielmo,  et  leur  oncle  Giocante  à  Leca  restaient  seuls 
à  soutenir  le  poids  de  la  guerre.  Pour  en  finir,  les 
Protecteurs  de  San-Giorgio  confièrent  le  comman- 
dement de  leurs  troupes  à  Antonio  Calvo,  homme 
énergique  et  implacable,  dit  la  Chronique.  On  lui 
donna  des  instructions  formelles.  Il  devait,  en  dé- 
barquant, mettre  à  prix  les  têtes  des  chefs  :  à  qui 
livrerait    Raffè    ou   Giudice   vivants,    on    verserait 


LA    BANQUE    DE    SAX-GIOr.GIO.  9j^ 

mille  ducats,  morts  cinq  cents;  deux  cents  ou 
cent  ducats  devait  récompenser  la  prise  des  deux 
autres.  De  ceux  de  leurs  partisans  qui  se  soumet- 
traient, exiger  des  otages  ou  des  cautions;  quant 
aux  rebelles  endurcis,  les  traiter  de  façon  à  «  ins- 
pirer à  chacun  la  terreur  » . 

Antonio  Calvo  s'acquitta  consciencieusement  de 
cette  besogne,  avec  tant  de  zèle  même  que  le  gou- 
verneur Carlo  di  Negro  et  l'évèque  de  Sagone  pro- 
testèrent contre  ses  actes  de  cruauté  devant  le  tri- 
bunal des  Protecteurs.  Ceux-ci  ne  se  laissèrent  pas 
émouvoir  :  «  Laissez  faire  au  capitaine,  répondi- 
rent-ils au  premier  :  quand  il  s'agit  de  châtier,  il 
est  plus  compétent  que  vous.  »  —  «  La  cruauté  nous 
déplaît  autant  qu'à  vous,  déclarèrent-ils  au  prélat, 
mais  il  ne  faut  pas  traiter  de  cruautés  les  actes  de 
justice.  » 

Le  20  avril  145G,  on  apprit  à  Gênes  par  une  lettre 
d'Antonio  Calvo  que  Leca  était  envahi  et  que  Rafîè 
restait  bloqué  avec  ses  frères  et  quelques  partisans 
dans  le  château.  Parmi  ces  derniers  se  trouvaient 
des  traîtres,  et  l'un  d'eux,  Trastollo  da  Niolo,  depuis 
le  commencement  du  mois,  négociait  avec  le  gou- 
verneur la  perte  de  Ralîô.  Cependant,  la  place  pa- 
raissait imprenable.  Par  ordre  des  Protecteurs, 
Antonio  Calvo  fit  arrêter  tous  les  parents  des  assié- 
gés et  ht  en  sorte  que  ceux-ci  fussent  informés  de 
la  situation  critique  de  ces  malheureux  réduits  à 
l'état  d'otages.  Trastollo  n'eut  donc  aucune  peine  à 
convaincre  plusieurs  de  ses  compagnons  qui,  profi- 
tant de  l'heure  où  Rafle  et  sa  famille  étaient  à  table, 
introduisirent  Calvo  et  ses  soldats.  1'ous  furent  pris 
vivants  avant  d'avoir  pu  saisir  leurs  armes.  Ratfè, 
sachant  (pi'il  n'avait  aucun  quartier  à  espérer,  se 
jeta  du  haut  des  remparts  et  se  cassa  la  jambe.  11 
eut  encore  la  force  de  se  réfugier  sous  un  rocher 


96  UISTOinE    DE    COUSE. 

où  on  le  découvrit  quelques  heures  plus  tard  :  «  11 
nous  sera  difficile,  écrivirent  les  Protecteurs  à  Calvo, 
de  vous  exprimer  par  lettre  ou  de  vive  voix  la  joie 
que  nous  cause,  que  cause  à  toute  la  ville,  la  cap- 
ture de  Rafle,  d'Anton'  Guglielmo  et  des  autres 
rebelles...  Mettez-les  à  la  torture  avant  de  les  exé- 
cuter pour  leur  faire  avouer  leurs  crimes.  »  Rafîè 
fut  pendu  ainsi  que  vingt-deux  de  ses  parents, 
frères  ou  cousins  germains,  dont  les  corps  res- 
tèrent accrochés  au  gibet;  celui  de  Rafl'è  fut  dépecé, 
et  les  morceaux  envoyés  dans  les  principales  villes 
de  la  Corse  pour  y  être  exposés.  Des  instructions 
de  la  Banque  avaient  réglé  deux  mois  auparavant 
le  cérémonial  de  ces  représailles.  Pietro  Cirneo 
ajoute  que  l'on  expédia  à  Gênes,  après  l'avoir 
préalablement  salée,  la  tête  de  Rafîè. 

Tyrannie  de  VOffice.  —  La  mort  de  Rafl'è  dé- 
couragea les  feudataires  :  Giocante  de  Leca,  Arrigo 
délia  Rocca,  Giudice  d'Istria,  Orlando  d'Ornano  et 
Guglielmo  di  Bozzi  se  réfugièrent  à  Naples.  Seul, 
Giudice  délia  Rocca  resta  en  Corse,  mais  n'ayant 
plus  de  partisans,  il  dut  bientôt  s'enfuir  en  Sar- 
daigne  où  il  mourut, 

A  l'intérieur,  les  sévérités  et  les  excès  des  fonc- 
tionnaires de  l'Offlce  exaspéraient  les  Corses.  Le 
crime  isolé  d'un  vulgaire  bandit  redoubla  les  ri- 
gueurs. Sur  l'ordre  de  Michèle  de'  Germani,  évêque 
de  Mariana,  Maino  di  Brando,  dit  Brandolaccio, 
avait  subi  quelques  coups  d'estrapade  pour  un  délit 
dont  il  se  prétendait  innocent.  Sa  culpabilité  n'était 
pas  démontrée,  il  fut  remis  en  liberté.  En  tout 
autre  pays,  ce  malfaiteur  notoire  se  fût  estimé  heu- 
reux d'en  être  quitte  à  si  bon  marché  :  en  Corse, 
le  compte  se  régla  autrement. 

Le  bandit  se  déclara  en  inimitié  avec  l'évêque,  et 
un  jour  que  celui-ci,  entouré  d'une  nombreuse  es- 


LA    BANQUE    DE    SAN-GIORGIO.  97 

corte  se  rendait  à  une  assemblée  des  prêtres  de  son 
diocèse,  il  le  tua  d'un  coup  de  javelot.  Pour  qu'il 
fût  bien  établi  que  l'honneur  de  Brandolaccio  était 
vengé,  celui-ci  s'était  écrié  au  moment  où  Tévêque 
tombait  :  «  C'est  moi!  Brandolaccio!  o  Cependant, 
ordre  fut  donné  de  rechercher  le  meurtrier  et  ses  com- 
plices, et  de  les  poursuivre  avec  la  dernière  rigueur. 
Ne  pouvant  s'emparer  de  l'auteur  du  crime,  le  gou- 
verneur fit  arrêter  d'abord  les  Corses  qui  étaient 
convaincus  de  lui  avoir  donné  asile,  et  trouva  le 
moyen  de  mêler  au  procès  les  remuants  caporali 
d'Omessa.  Comme  presque  tous  les  membres  de 
cette  famille  appartenaient  au  clergé,  l'évêque  d'A- 
jaccio  fut  autorisé  par  bulle  pontiticale  à  instruire 
contre  eux,  mais  le  bras  séculier  fut  plus  expéditif. 
La  torture  arracha  des  aveux  au  curé  piévan  de 
Giovellina,  fds  de  l'évêque  Ambrogio,  et  au  curé  de 
Casacconi,  Sinoraldo,  qui  furent  pendus. 

Michèle  de'  Germani  était  l'ami  personnel  du 
doge,  ce  qui  explique  les  excès  qui  vengèrent  son 
assassinat.  L'un  après  l'autre,  les  fils  et  les  neveux 
d'Ambrogio  d'Omessa  subirent  la  torture;  on  en 
pendit  plusieurs,  entre  autres  Valentino,  son  frère 
coupable  uniquement  «  de  s'affliger  de  leur  mort  ». 
Le  nouvel  évêque  de  Mariana  successeur  de  Mi- 
chèle, Ottaviano  fut  soupçonné  d'avoir  trempé  dans 
le  crime,  et  son  vicaire  livré  au  bourreau.  De  Rome, 
Ottaviano  se  plaignit  énergiquement  aux  Protec- 
teurs de  ces  procédés  :  «  Pour  moi,  écrivait-il,  je 
les  supporte  aisément,  car  on  ne  peut  me  faire 
grand  mal,  mais  je  me  demande  comment  font  les 
Corses  qui  ne  peuvent  se  faire  entendre.  »  11  se 
trompait,  car  un  jour  il  disparut  dans  l'hécatombe 
qui  fondait  sur  le  clergé  insulaire.  Cette  fois  ce  fut 
au  tour  du  doge  d'être  frappé  :  Pietro  da  Campo- 
Fregoso     mourut     hors     de    la    communion     des 

HISTOIRE    DE   COUSE.  7 


98  HISTOIRE    DE    CORSE. 

fidèles.  ))  Avant  d'expirer,  il  avait  sollicité  son 
pardon  pour  les  sévices  qu'il  avait  commis  envers 
un  certain  évêque  de  Mariana,  mort,  dit-on,  et 
différents  membres  du  clergé  qu'il  avait  fait  em- 
prisonner et  tourmenter  pour  la  sûreté  et  la 
défense  de  son  État.  Mais  la  bulle  qui  levait  l'ex- 
communication ne  parvint  qu'après  sa  mort.  Le 
18  février  1460,  elle  fut  déposée  en  grande  pompe 
sur  son  tombeau. 

Alors  que  cette  cérémonie  grandiose  réunissait 
un  peuple  entier  dans  la  cathédrale  de  Gênes,  la 
justice  continuait  en  vain  à  poursuivre  Brando- 
laccio  qui  avait  entrepris  une  lutte  à  mort  contre 
les  Génois.  Quand  ceux-ci,  pour  échapper  à  sa  mor- 
telle étreinte,  se  disaient  Corses,  il  les  forçait  à  arti- 
culer le  mot  capra  (chèvre)  particulièrement  difficile 
pour  une  bouche  génoise  :  en  disant  cavra,  ils 
prononçaient  leur  arrêt  de  mort.  Brandolaccio  périt 
de  la  main  d'un  de  ses  parents  acheté  par  l'espoir 
d'une  grosse  récompense. 

En  présence  d'un  mécontentement  général,  les 
Cinarchesi  revinrent  en  Corse.  Leurs  succès  ins- 
pirèrent à  la  Banque  une  telle  inquiétude,  qu'elle 
envoya  dans  l'île  Antonio  Spinola,  l'un  des  meilleurs 
officiers  de  la  République.  Avec  l'aide  de  Vincentello 
d'Istria,  qui  était  resté  l'allié  de  l'Office,  Spinola 
contraignit  les  seigneurs  à  se  retirer  dans  les 
montagnes,  et  fit  usage,  contre  ceux  qui  leur  étaient 
attachés,  de  terribles  représailles;  il  ravagea  la 
campagne,  depuis  les  rives  du  Golo  jusqu'à  Calvi, 
et  livra  aux  flammes  plusieurs  villages.  Peu  à  peu 
les  Cinarchesi  firent  leur  soumission  à  Spinola  qui 
avait  promis  au  nom  de  l'office  une  amnistie  géné- 
rale. «  Il  les  convia  à  un  festin,  raconte  un  Génois 
contemporain,  et,  contre  la  foi  jurée,  les  fit  déca- 
piter. »   Sans  parler  des   moyens   employés    pour 


LA.    BANQUE    DE    SAX-GIORGIO.  99 

réunir  les  chefs  corses,  le  gouverneur  de  la  Corse, 
Giovanni  da  Levanto,  annonça  l'événement  aux 
Protecteurs  en  ces  termes  :  «  Nous  sommes  venus 
ici  pour  mettre  en  ordre  les  choses  de  ce  pays  et 
nous  avons  fait  le  nécessaire;  le  magnifique  capi- 
taine a  présidé  à  l'exécution  :  il  a  décapité  Arrigo 
délia  Rocca,  Vincente  di  Leca,  TrastoUo  di  Paga- 
naccio  et  son  fils,  le  curé  doyen  d'Evisa  et  son 
frère,  Abram  di  Leca,  Guglielmo  da  Calocuccio, 
et  il  en  a  fait  pendre  quatorze  autres...  .l'ai  envoyé 
des  cavaliers  faire  de  même  à  Antonio  dclla  Rocca 
et  à  Manone  di  Leca.  »  Ces  derniers  n'échappèrent 
pas  à  leur  sort.  Vinciguerra  et  Pier' Andréa  délia 
Rocca,  fils  de  Polo,  rejoignirent  leur  père  en  Sar- 
daigne  et  Vincentello  d'Istria  se  retira  à  Sarzane. 

Quant  à  Giocante,  il  laissa  ignorer  l'endroit  de 
sa  retraite,  et  pour  cause  :  le  14  novembre  1458, 
deux  des  Protecteurs  de  San-Giorgio  en  personne 
s'étaient  fait  amener  dans  la  maison  du  vicaire  de 
Pietra-Santa  deux  criminels  condamnés  au  dernier 
supplice  et  avaient  passé  par  écrit  avec  eux  le 
contrat  suivant  :  «  Ils  devaient  poursuivre  Giocante 
à  Pise,  à  Piombino,  à  Rome  ou  en  quelque  endroit 
qu'il  se  pût  trouver,  et  le  mettre  à  mort  par  quelque 
moyen  que  ce  fût,  fer,  corde  ou  poison  »  ;  en 
échange  de  quoi  ils  obtenaient  leur  grâce,  des 
vêtements  neufs,  les  fonds  nécessaires  à  leurs  dé- 
placements, et  deux  cents  ducats  chacun  sans  préju- 
dice d'une  gratification  qui  serait  ultérieurement 
fixée  par  les  protecteurs.  La  mission  des  deux  bravi 
échoua. 

Gênes  était  passée  de  nouveau  sous  le  protectorat 
du  roi  de  France  (1459).  D.  Juan,  roi  d'Aragon, 
réclamait  la  Corse  à  l'indignation  des  Génois.  Un 
mémoire  fut  rédigé  dans  lequel  on  déclara  la  de- 
mande de  D.   Juan  «   très  injuste  {niolto   inif/iia), 


100  HISTOIRE    DE    CORSE. 

aucun  roi  d'Aragon  n'ayant  jamais  eu  la  possession 
de  cette  île,  et  les  souverains  aragonais  n'ayant 
jamais,  dans  leurs  traités  avec  Gênes,  prétendu 
autre  chose  que  réserver  leurs  droits  sur  la  Corse  ». 
D.  Juan  ne  perdait  pas  de  vue  la  forteresse  de 
Bonifacio  qui  représentait  pour  lui  la  clef  de 
l'île.  L'archevêque  de  Sassari  avait  des  intelli- 
gences dans  la  ville  qu'il  tenta  de  faire  révolter  par 
des  promesses  et  par  des  menaces.  Le  roi  offrait 
des  fiefs  en  Sardaigne  et  des  pensions  de  cent  à 
deux  cents  ducats  aux  Bonifaciens;  mais  la  popu- 
lation issue  de  sang  génois,  resta  fidèle. 

Giocante  di  Leca  était  alors  le  chef  du  parti  ara- 
gonais.  D.  Juan  le  gratifia  de  60  florins  (1461) 
et  mit  à  sa  disposition  une  galère  et  des  troupes, 
Giocante,  ainsi  que  Polo  délia  Rocca,  également  bien 
traité,  se  réservant  de  faire  tourner  au  moment  op- 
portun les  événements  à  leur  profit,  s'intéressèrent 
au  mouvement  que  les  réfugiés  corses  de  Sarzane 
et  de  Rome  préparaient  d'accord  avec  les  Fregosi. 

Vincentello  d'Istria  n'avait  point  pardonné  à 
rOftice  de  San-Giorgio  l'assassinat  des  Ginarchesi, 
car  c'était  sur  sa  parole  que  ceux-ci  s'étaient 
rendus  à  l'invitation  déloyale  d'Antonio  Spinola. 
D'accord  avec  l'évêque  d'Aleria,  Ambrogio  qui,  à 
son  retour  en  Corse,  avait  été  accueilli,  dit  la  Chro- 
nique, a  comme  un  saint  ressuscité  »,  il  poussa  les 
Fregosi  à  rétablir  leur  autorité.  Polo  délia  Rocca 
et  Giocante  di  Leca  se  joignirent  à  eux,  mais  une 
vilenie  de  Lodovico  di  Campo-Fregoso  qui  tâcha 
de  faire  tomber  le  comte  Polo  dans  un  guet-apens 
divisa  les  alliés.  Dans  le  désordre  de  luttes  auxquelles 
chacun  prenait  part  sans  en  bien  entrevoir  le  résul- 
tat, rOlfice  voyait  le  nombre  de  ses  ennemis  s'ac- 
croître chaque  jour.  Le  gouverneur  Spinola  en  mou- 
rut de  chas-rin.  Les  Fref^osi  cherchaient  un  moven 


LA    BANQUE    DE    SAN-GIOrGIO.  101 

de  prendre  possession  de  la  Corse  sans  bonrse  dé- 
lier; comme  ils  négociaient  à  Sarzane  à  ce  sujet,  les 
Adorni  profitèrent  de  leur  absence  pour  livrer  Gênes 
à  Francesco  Sforza,  duc  de  Milan.  Sous  le  coup  des 
mêmes  influences,  la  Banque,  par  acte  du  12  juillet 
1463,  abandonnait  la  Corse  au  duc  de  Milan  moyen- 
nant une  rente  de  deux  mille  livres. 

Les  Milanais  en  Corse.  —  En  1464,  Francesco 
Maletta  vint  prendre  possession  de  la  Corse  au  nom 
du  duc  de  Milan  ;  Polo  délia  Rocca  et  les  seigneurs 
de  Cap-Corse  lui  firent  leur  soumission.  Dans  une 
consulte  tenue  à  Biguglia  le  24  septembre,  le  gou- 
vernement milanais  fut  acclamé. 

Deux  années  s'écoulèrent  en  paix.  En  1467,  Gior- 
gio Pagello,  commissaire  ducal,  appela  tous  les  ha- 
bitants de  la  Corse .  à  Biguglia,  pour  y  prêter, 
entre  ses  mains,  serment  de  fidélité  à  Galeaz-Maria 
Sforza,  qui  avait  succédé  au  duc  Francesco  son 
père.  Les  feudataires  de  l'Au-delà-des-Monts  se  ren- 
dirent à  son  invitation,  disposés  à  rendre  hommage 
à  son  mandataire;  mais  une  querelle  qui  dégénéra 
en  rixe  entre  les  habitants  du  Nebbio  et  les  hommes 
d'armes  de  la  suite  des  Cinarchesi,  coupa  court  à 
ces  bonnes  dispositions.  Irrités  de  ce  que  Pagello 
avait,  de  sa  propre  autorité,  fait  punir  les  cou- 
pables, les  seigneurs  regagnèrent  immédiatement 
leurs  châteaux.  La  guerre  devenait  inévitable;  déjà 
Giocante  di  Leca  s'était  avancé  jusqu'à  Morosaglia 
et  avait  chassé  les  avant-postes  des  Milanais;  il 
avait  entraîné  dans  sa  cause  les  seigneurs  délia 
Rocca,  d'Ornano  et  de  Bozzi,  et  les  caporali  de  la 
Terre-dc-la-Commune.  Pour  parer  aux  événements, 
les  habitants  de  TEn-deça-des-Monts  se  réunirent 
en  diète  dans  la  vallée  de  Morosaglia,  et  mirent  à 
leur  tête,  avec  le  titre  de  lieutenant  du  peuple, 
Sambocuccio  d'Alando  (1466),  neveu  de   celui  qui 


102  HISTOIliE    DE    COIîSlî. 

avait  jadis  soulevé  les  communes.  Celui-ci  envoya 
des  députés  au  duc  de  Milan  qui  remplaça  Pa- 
gello  par  Battista  Geraldini,  d'Amelia  ([408).  L'em- 
pressement que  mit  le  nouveau  gouverneur  à  lancer 
des  agents  du  fisc  dans  toutes  les  directions,  faillit 
lui  être  fatal.  Assiégé  dans  Matra,  Battista  d'Ame- 
lia ne  dut  la  vie  qu'à  l'engagement  qu'il  prit  de  se 
retirer  à  Bastia  et  de  n'en  plus  sortir.  Sambocuc- 
cio  d'Alando  donna  sa  démission  de  lieutenant  du 
peuple,  et  fut  remplacé  successivement  par  Giudi- 
cello  da  Gagio,  fds  de  Mariano  et  Carlo  da  Casta 
dont  les  efforts  furent  stériles.  Il  était  réservé  à 
Vinciguerra  délia  Rocca  d'apaiser  les  partis  et  de 
mettre  fin  aux  troubles;  mais  lorsqu'il  jugea  sa 
mission  terminée,  il  refusa  de  conserver  le  pou- 
voir et  se  retira  dans  ses  .terres  (1473).  La  sa- 
gesse de  sa  conduite  lui  avait  fait  donner  le  sur- 
nom à' a /ni  de  la  justice.  Colombano  délia  Rocca 
lui  succéda  et,  l'année  écoulée,  remit  le  pouvoir  aux 
mains  de  Carlo  délia  Rocca,  frère  de  Vinciguerra, 
qui  prit  le  titre  de  défenseur  du  peuple,  en  conser- 
vant son  frère  pour  lieutenant. 

Après  trois  années  de  paix  (1476),  la  guerre  re- 
commença entre  plusieurs  branches  des  Cinarchesi. 
Carlo  et  Vinciguerra  furent  obligés  de  se  retirer 
dans  leur  patrimoine,  pour  le  défendre  contre  les 
invasions  de  leurs  parents;  d'autre  part,  la  mort 
du  duc  Galeaz-Maria  rendit  à  Gènes  son  indépen- 
dance. 

En  1479,  D.  Ferdinand  II,  roi  de  Castille,  venait 
de  décider  une  expédition  en  Corse  lorsque  le  sou- 
lèvement des  Portugais  et  la  mort  de  l'amiral  Juan 
Villamari  arrêtèrent  l'exécution  de  ses  projets.  Ce- 
pendant, en  Sardaigne,  les  intrigues  continuaient 
pour  arracher  Bonifacio  aux  Génois.  Giovanni  Pe- 
ralta,  d'origine  sarde,  prétextant  un  voyage  de  com- 


LA    DANQUE    DE    SAN-GIORGIO.  103 

merce,  entra  en  rapports  avec  quelques  chefs  corses 
et  intéressa  à  son  but  l'évoque  d'Ajaccio,  Giacomo 
Mancozo;  mais  arrêté  par  les  Génois,  il  fut  mis  à 
la  torture  et  condamné  à  mort.  Un  Catalan,  Leo- 
nardo  Esteban,  poursuivit  l'œuvre  de  Peralta  et  su- 
bit le  même  sort.  Quant  à  l'évêque  d'Ajaccio,  sa 
culpabilité  ayant  été  prouvée,  il  fut  transféré  dans 
la  forteresse  de  Lerici  où  il  semble  avoir  été  mis  à 
mort. 

Dernières  luîtes  des  f'eudataires  :  Gian-Paolo 
di  Leca  et  Rinuccio  délia  Rocca.  —  Par  l'entre- 
mise du  secrétaire  d'État  Gecco  Simoneta,  Toma- 
sino  de  Campo-Fregoso  avait  obtenu  de  la  duchesse 
de  Milan  l'investiture  du  comté  de  Corse.  Pour 
assurer  son  pouvoir,  il  maria  son  fils  Jano  à  une 
fille  de  Gian-Paolo  di  Leca,  l'un  des  plus  puissants 
Cinarchesi,  et  donna  sa  propre  fdle  à  Ristoruccio, 
fils  de  ce  dernier.  Après  avoir  triomphé  des  quelques 
caporali  qui  lui  faisaient  opposition,  en  leur  allouant 
des  pensions,  il  construisit  l'enceinte  de  Bastia 
qui  n'avait  été  jusqu'alors  qu'une  forteresse  flan- 
quée de  deux  ou  trois  pauvres  habitations,  et  dé- 
cida d'y  fixer  sa  résidence;  mais  sa  tyrannie  fut 
telle  qu'il  jugea  bientôt  prudent  de  laisser  à  Jano 
le  gouvernement  de  l'île  en  attendant  qu'il  pût 
l'aliéner  ;  pour  cela  il  lui  fallait  l'autorisation  du 
gouvernement  milanais.  Dans  cette  circonstance  déli- 
cate, il  envoya  à  Milan  le  Sarzanais  Giovanni  Bona-» 
parte  (ancêtre  direct  de  Napoléon)  qui  l'avait  accom- 
pagné en  Corse.  Le  18  février  1481,  celui-ci  exposa 
la  requête  de  Tomasino  devant  le  conseil  de  régence 
qui  ne  voulut  rien  entendre. 

Sur  ces  entrefaites,  Uinuccio  di  Leca,  jaloux  du 
prestige  que  valait  à  Gian-Paolo  sa  double  alliance 
avec  les  Fregosi,  souleva  le  peuple  et  offrit  la  Corse 
à  Appiano  IV,  seigneur   de  Piombino,  qui  envoya 


104  HISTOIRE    DE    CORSE. 

immédiatement  son  frère  Gherardo,  comte  de  Mon- 
tegna.  Dans  une  consulte  tenue  àLago-Benedetto,  on 
fit  jurer  à  Gherardo  de  ne  rien  entreprendre  contre 
la  constitution  du  pays,  et  on  l'acclama  comte  de 
Corse.  Pour  ne  pas  tout  perdre,  les  Fregosi  vendi- 
rent à  l'Office  de  San-Giorgio  moyennant  deux  mille 
écus  d'or  leurs  droits  sur  la  Corse.  Gherardo  après 
avoir  assisté  à  la  défaite  de  Rinuccio  et  de  ses  par- 
tisans exterminés  par  Gian-Paolo,  retourna  en  Italie. 

A  l'instigation  de  Jano,  qui  déplorait  son  marché 
avec  la  Banque,  Gian-Paolo  di  Leca  appela  les  Corses 
aux  armes.  Bien  que  Campo-Fregoso,  convaincu  de 
félonie,  eût  été  incarcéré  sur  le  champ,  Gian-Paolo 
continua  la  lutte  et  se  fit  proclamer  comte  de  Corse 
et  de  Cinarca,  à  l'indignation  des  seigneurs  de  la 
Rocca  et  d'Istria  qui  arguaient  que  les  comtes  avaient 
toujours  été  choisis  dans  leurs  maisons.  L'Office 
encouragea  leurs  protestations  et  se  montra  à  l'é- 
gard des  partisans  de  Gian-Paolo,  d'une  excessive 
sévérité.  Gian-Paolo  se  trouva  bientôt  isolé.  Assiégé 
dans  son  château  de  Leca,  il  dut  capituler,  s'esti- 
mant  heureux  de  pouvoir  passer  en  Sardaigne  avec 
sa  famille. 

Mais  il  n'y  séjourna  pas  longtemps  ;  Rinuccio  di 
Leca  soupçonnant  la  Banque,  dont  jusque-là  il  avait 
été  l'allié,  de  vouloir  faire  de  lui  ce  qu'elle  avait  fait 
de  Gian-Paolo,  engagea  ce  dernier  à  revenir  en  Corse 
pour  combattre  avec  lui.  L'exilé  ne  se  fit  pas  réi- 
térer l'invitation  ;  il  leva  une  troupe  de  trois  cents 
Sardes  (1488),  débarqua  en  Corse,  et  joignit  son 
cousin. 

Dès  que  la  Banque  apprit  ce  soulèvement,  elle 
envoya  dans  l'île  Ambrogio  di  Negro,  «  homme  de 
très  grande  astuce  »,  et  Rollandino  Conte  qui  se 
firent  battre  complètement  à  Bocognano,  mais  la 
discorde   s'étant    glissée  parmi  les   Leca,   ceux-ci 


'J'hcddoïc  ]'■',  mi  (le  Cuise    (lèpres  imc  allribiilinu  du  xvur'  siècle.-     Monnaies  do 
Tiieiidiire   [■■•   [iJi/'l.   .\(ii.   (  (ilniiri  dis   MtU/aillrs .  —    I.e   Satyre  eorse,    earic-alure 
allemande  ^d'après  Le  (ilay.  Ilirm/orc  dr  .Wnlm/y,  Paris  el  Miinaeo,  l'.HC.i. 
IM.  \  II.  —  Cousi;. 


€i 


LA    BANQUE    DE    SAN-GIORGIO.  105 

essuyèrent,  le  29  mars  1489,  une  terrible  défaite. 
Filippo  di  Fiesco,  capitaine-général  de  l'armée 
génoise,  avait  été  très  lié  avec  Rinuccio  di  Leca  : 
il  en  profita  pour  l'attirer  dans  un  guet-apens,  et, 
renvoya  à  Gênes  où  il  fut  jeté  en  prison  et  exécuté. 

Sous  le  gouverneur  Gaspardo  di  Santo-Pietro 
(1489),  tout  insulaire  soupçonné  d'intelligences  avec 
les  rebelles  était  mis  à  mort  ou  exilé,  et  ses  biens 
employés  à  constituer  une  caution  ;  à  ceux  qui  n'a- 
vaient rien  et  même  aux  chefs  trop  dangereux  on 
prenait,  selon  l'usage,  leurs  fils  ou  leurs  plus  proches 
parents  :  c'était  la  garantie  qu'ils  ne  porteraient  pas 
les  armes  contre  la  république. 

Pour  les  moindres  délits,  des  amendes  étaient 
appliquées  de  la  façon  la  plus  arbitraire,  les  fonc- 
tionnaires avaient  ordre  de  ne  pas  les  ménager 
«  d'abord,  disent  les  instructions  aux  gouverneurs, 
parce  qu'elles  retiennent  les  Corses  dans  le  de- 
voir, ensuite  parce  qu'elles  diminuent  les  dépenses 
que  l'Office  s'impose  pour  maintenir  l'île  en  paix  ». 

Dès  1457,1a  Banque  avait  conçu  le  projet  de  cons- 
truire une  forteresse  à  Ajaccio.  Les  guerres  contre 
les  seigneurs  de  Leca  firent  apprécier  l'utilité  de  cette 
construction.  En  mars  1489,  Ambrogio  di  Negro 
écrivait  aux  Protecteurs  :  «  Je  rappelle  à  vos  seigneu- 
ries que  si  elles  veulent  la  paix,  il  faut  dépeupler  la 
région  et  peupler  Ajaccio,  y  construire  une  forte- 
resse et  détruire  complètement  la  race  des  Leca.  » 

L'ancienne  ville  d'Ajaccio  était  située  au  fond  du 
golf»!  sur  le  territoire  de  San-Giovanni.  En  1486, 
î'OlIice  décida  que  la  ville  jusqu'alors  située  sur  un 
point  insalubre,  serait  reconstruite  à  deux  milles 
plus  bas,  sur  la  langue  de  terre  qu'occupe  aujour- 
d'hui la  citadelle.  L'ingénieur  chargé  de  tracer  le 
plan  de  la  cité,  Paolo  Mortara  s'adjoignit  j)our  diri- 
ger les  travaux  un  Corse  nommé  Alfonso  d'Ornano. 


106  HlSTOinE    DE    CORSE. 

Le  2  mai  1492,  ce  dernier  écrivit  aux  Protecteurs  de 
San-Giorgio  que  les  murailles  de  la  ville  étaient 
assez  avancées  pour  «  couper  les  jambes  à  toute 
espèce  d'ennemis  ».  On  y  envoya  des  colons  ligu- 
riens et  pendant  longtemps  le  séjour  n'en  fut  toléré 
qu'à  un  petit  nombre  de  Corses  privilégiés.  Ce  fut 
seulement  en  1743,  que  disparurent  entre  les  Ajac- 
ciens  les  distinctions  d'origine. 

En  1500,  Gian-Paolo  de  Leca  retourna  en  Corse 
et  souleva  l' Au  -delà-des-Monts  ;  à  son  appel  Une  par- 
tie même  de  la  Terre-de-la-Commune  prit  les  armes. 
Ambrogio  di  Negro,  envoyé  contre  lui,  fit  alliance 
avec  Rinuccio  dëlla  Rocca  et  força  Gian-Paolo  à 
quitter  l'île.  Les  Génois  attachèrent  tant  de  prix  à 
cette  victoire  qu'ils  élevèrent  une  statue  à  l'heureux 
général  (1501). 

Un  seul  des  Cinarchesi  jouissait  encore  d'une  cer- 
taine indépendance;  c'était  Rinuccio  délia  Rocca; 
unique  maître  de  sa  seigneurie  au  détriment  de 
frères  incapables,  il  avait  su  se  faire  abandonner  le 
fief  d'Istria  par  ses  seigneurs.  Ennemi  de  Gian- 
Paolo,  il  avait  été  l'objet  de  faveurs  diverses  de 
la  part  de  l'Office  et  s'était  marié  dans  la  famille 
génoise  des  Cattanei.  Malheureusement  pour  Rinuc- 
cio, la  Banque  avait  placé  auprès  de  lui  pour  le  sur- 
veiller un  prêtre  corse  de  moralité  douteuse.  Polino 
da  Mêla,  qui  lui  servait  de  secrétaire.  Les  intrigues 
de  ce  dernier  eurent  pour  résultat  de  faire  révolter 
Rinuccio  contre  l'Office.  Il  prit  les  armes,  mais, 
vaincu  par  Nicolô  D'Oria  à  la  Casinca,  il  dut  aban- 
donner ses  domaines  à  la  compagnie  moyennant  une 
rente  annuelle  dont  il  alla  vivre  à  Gênes. 

Mais  Rinuccio  n'avait  cédé  qu'à  la  force.  Dès  qu'il 
le  put,  il  quitta  Gênes  secrètement  et  excita  de  nou- 
veaux soulèvements.  Nicolô  D'Oria  le  somma  de 
déposer  les  armes  et  de  quitter  l'île,  sous  peine  de 


LA    BANQUE    DE    SAN-dlOP.GIO.  107 

voir  tomber  les  têtes  de  son  fils  et  de  son  neveu, 
qui  étaient  ses  prisonniers.  La  menace  fut  exécu- 
tée. Dès  lors,  la  République  n'épargna,  contre  la 
maison  délia  Rocca,  aucun  crime,  aucune  perfidie  : 
Giudice  et  Francesco  délia  Rocca  ses  fils  furent 
assassinés.  Rinuccio  passa  en  Sardaigne,  puis  en 
Espagne,  où  il  sollicita  des  secours  qui  lui  furent 
promis,  mais  qu'il  ne  reçut  pas.  Louis  XII,  maître 
de  Gênes,  apprit  par  les  Cattanei,  la  situation  de 
ce  brave  capitaine  ;  il  lui  dépêcha  deux  gentilshom- 
mes chargés  de  lui  offrir  de  grands  avantages 
(1507).  Rinuccio  se  rendit  à  Gênes  où  les  repré- 
sentants du  roi  le  reçurent  avec  distinction;  mais 
les  négociations  n'aboutirent  pas  et  la  guerre 
recommença.  Andréa  D'Oria,  qui  devait  acquérir 
plus  tard  une  célébrité  universelle,  menaça  Rinuc- 
cio de  mettre  à  mort  le  dernier  de  ses  fils,  s'il  ne 
déposait  pas  les  armes.  Traqué  de  toutes  parts, 
le  chef  corse,  après  dix  ans  de  lutte,  succomba  dans 
une  embuscade  que  lui  avaient  tendue  les  descen- 
dants d'Antonio  délia  Rocca,  irréconciliables  ennemis 
de  Rinuccio  qui  les  avait  dépouillés  de  leurs  sei- 
gneuries (1511).  Gian-Paolo  di  Leca,  qui  n'avait  pas 
renoncé  à  la  guerre,  vivait  alors  à  Rome;  il  y  mourut 
en  1515.  La  ruine  de  Gian-Paolo  et  de  Rinuccio  fut 
aussi  celle  du  pouvoir  féodal  en  Corse.  Gênes  ne 
permit  pas  aux  maisons  délia  Rocca  et  de  Leca  de 
se  relever,  les  seigneurs  d'Istria,  d'Ornano  et  de 
Bozzi  firent  leur  soumission  et  renoncèrent  désor- 
mais à  tout  rôle  politique. 


LA  PREMIERE  OCCUPATION  FRANÇAISE 


Henri  II  et  la  Corse.  —  Sampiero  Corso.  —  État  de  la  Corse  au 
traité  de  Cateau-Cambrésis.  —  Rétrocession  de  l'Ile  à  la  Répu- 
blique de  Gênes.  —  La  fin  de  Sampiero. 


Né  en  1498  à  Bastelica,  clans  les  montagnes  sau- 
vages qui  s'étendent  au-dessuà  d'Ajaccio,  Sampiero 
Corso  fit  ses  premières  armes  dans  les  bandes 
noires  de  Jean  de  Médicis.  Il  s'attacha  ensuite  à  la 
fortune  du  cardinal  Hippolyte  de  Médicis  et,  à  la 
mort  de  celui-ci,  entra  au  service  de  la  France  sous 
les  auspices  du  cardinal  du  Bellay  (1535).  Déjà  il 
avait  acquis  dans  toute  l'Europe  la  réputation  d'un 
guerrier  redoutable  et  valeureux.  Après  le  traité  de 
Crépy  il  revint  en  Corse  où  il  épousa  Vannina  d'Or- 
nano,  héritière  d'un  des  fiefs  les  plus  importants  de 
l'Au-delà-des-Monts.  Au  retour  d'un  voyage  à  Rome, 
il  fut  arrêté  à  Bastia  par  ordre  du  gouverneur  de 
la  Corse  et  il  fallut  l'intervention  du  roi  de  France 
pour  lui  faire  rendre  la  liberté.  De  cette  offense, 
Sampiero  conserva  un  souvenir  cruel.  La  guerre 
entre  la  France  et  Charles -Quint  allait  lui  fournir 
l'occasion  de  se  venger. 

Henri  II  était  au  plus  fort  de  sa  lutte  contre  l'em- 
pereur Charles-Quint,  allié  de  Gênes,  et  il  venait 


LA    PREMIERE    OCCUPATION    FRANÇAISE.  10<) 

de  solliciter  des  Turcs  Fenvoi  d'une  flotte  dans  la 
Méditerranée  occidentale.  Aussi  accueillit-il  volon- 
tiers un  projet  qui  lui  permettait  d'atteindre  un 
double  but  :  combattre  l'empereur  et  la  République 
de  Gênes,  obtenir  dans  la  Méditerranée  un  point 
d'appui  pour  les  flottes  réunies  de  la  France  et  de 
la  Turquie. 

A  la  nouvelle  de  la  prochaine  arrivée  de  l'armée 
française,  sous  les  ordres  du  baron  de  la  Garde,  et 
de  la  flotte  turque,  commandée  par  Dragut,  TOflice 
s'empressa  de  renforcer  les  garnisons  de  Saint-Flo- 
rent, de  Bonifacio  et  de  Calvi,  d'envoyer  dans  l'ile 
des  munitions,  de  l'artillerie,  des  vivres  et  deux 
commissaires  ;  mais  la  garnison  de  Bastia,  prise  de 
peur,  se  rendit,  imitée  bientôt  par  le  seigneur  da 
Mare,  du  Cap-Corse.  Sampiero,  réfugié  dans  le  pays, 
excitait  ses  compatriotes  à  reconnaître  le  roi  de 
France  comme  leur  seigneur.  Corte  se  rend  à  lui, 
pendant  que  de  Thermes  entre  à  Saint-Florent. 

Les  insulaires  paraissent  «  si  naturellement  fran- 
çais »,  déclare  du  Bellay,  qu'on  les  pourrait  con- 
duire «  par  un  filet  à  la  bouche  ».  Le  23  août  1553, 
de  Thermes  prenait  possession  offlcielle  de  la  Corse 
au  nom  du  roi  de  France. 

Dans  FAu-delà-des-Monts,  Sampiero  partageait 
entre  ses  compagnons  (appartenant  pour  la  plupart 
à  la  famille  d'Ornano)  les  territoires  conquis  et  les 
chargeait  d'organiser  de  nouvelles  bandes.  De  son 
côté,  Dragut  s'emparait  de  Porto-Vecchio;  Boni- 
facio, détendue  énergiquement  par  un  chevalier  de 
Malte,  Antoine  de  Canetto,  fut  livrée  par  trahison 
(1553).  Le  corsaire  abandonna  ensuite  ses  alliés; 
mais  il  fut  remplacé  par  un  exilé  génois,  Scipion 
Fieschi,  qui  amena  aux  P^rancais  ({uelques  galères 
de  Provence.  Calvi  seule,  résistait  encore. 

((  Quant  aux  Génois,  écrit  le  nonce  du  pape  au 


110  HISTOIRE    DE    CORSE. 

cardinal  du  Bellay,  ils  sont  délibérés  de  dépenser 
tout  ce  qu'ils  ont,  jusqu'à  leurs  propres  vies,  sans 
y  épargner  leurs  femmes  et  leurs  enfants,  au  recou- 
vrement de  ladite  île  de  Corsègue.  »  Charles-Quint 
s'était  engagé  à  supporter  la  moitié  dea  frais  de  la 
guerre.  La  Banque  se  décida  aux  plus  grands  sacri- 
fices :  on  arma  vingt-six  galères,  l'empereur  fournit 
12.000  hommes  de  pied  et  500  cavaliers;  le  duc  de 
Toscane,  Cosme  de  Médicis,  alors  allié  de  Charles- 
Quint,  envoya  3.000  soldats,  auxquels  s'ajoutèrent 
2.000  Milanais.  Le  vieil  amiral,  André  Doria,  reçut 
le  commandement  de  toutes  ces  troupes  le  10  no- 
vembre 1553.  Il  fit  lever  le  siège  de  Calvi,  s'empara 
de  Bastia  et  vint  bloquer  Saint-Florent  que  défen- 
dait le  mestre  de  camp  Giordan  Orsini  (Jourdan 
des  Ursins).  Trente-trois  galères  françaises,  portant 
les  secours  demandés  par  le  maréchal  de  Thermes, 
durent  rebrousser  chemin,  car  la  flotte  de  Doria 
fermait  l'entrée  du  port,  et  la  tempête  les  dispersa. 
Des  Ursins  se  vit  refuser  une  capitulation  hono- 
rable ;  mais  ses  soldats  se  frayèrent  un  chemin  sur 
des  barques  à  la  pointe  de  l'épée.  Ce  fait  d'armes 
passa,  en  ce  siècle  guerrier,  pour  un  des  plus  mer- 
veilleux qui  ait  jamais  été  exécuté  :  Brantôme  et  de 
Thou  le  narrent  en  y  joignant  les  témoignages  de 
la  plus  énergique  admiration. 

Nous  n'essaierons  pas  de  raconter  ici  les  événe- 
ments de  cette  glorieuse  guerre,  qui  dura  presque 
sans  interruption  et  avec  des  vicissitudes  nombreuses 
jusqu'à  la  paix  de  Cateau-Cambrésis.  Il  suffira  de 
savoir  que  les  Français,  alliés  des  Turcs,  firent  tout 
leur  possible  pour  se  maintenir  dans  l'île,  tandis 
que  l'Office  dépensait  des  sommes  énormes  pour 
tenir  en  échec  les  Corses  et  leurs  défenseurs.  Après 
la  trêve  de  Vaucelles,  deux  députés  de  la  nation 
corse,   Giacomo  délia  Casablanca  et  Leonardo  da 


LA    PREMIERE    OCCUPATIOX    FRANÇAISE.  Ul 

Corte,  accompagnèrent  Jourdan  des  Ursins  auprès 
de  Henri  II  à  qui  ils  transmirent  une  série  de 
requêtes. 

Le  17  septembre  1557,  à  la  Consulte  de  Vesco- 
vato,  tenue  sous  la  présidence  de  Sampiero,  des 
Ursins  affirma'  que  le  roi  venait  de  soustraire  à 
jamais  les  Corses  à  la  domination  tyrannique  de 
Gênes  «.  et  qu'il  avait  incorporé  l'île  à  la  couronne 
de  France,  en  telle  sorte  qu'il  ne  pouvait  abandonner 
les  Corses  sans  abandonner  sa  propre  couronne  ». 

Le  3  avril  1559  fut  signée  la  paix  de  Cateau-Gam- 
brésis  qui  enlevait  plus  en  un  jour  à  la  France 
«  qu'on  ne  lui  aurait  ôté  en  cent  ans  de  revers  ». 
L'opinion  la  plus  répandue  chez  les  Corses  fut  que 
le  roi  abandonnait  une  contrée  qui  ne  lui  était  plus 
utile,  la  guerre  étant  terminée.  «  La  vérité,  dit 
M.  Jacques  Rombaldi,  est  que  la  reddition  de  la 
Corse  à  la  République  fut  l'objet  des  disputes  les 
plus  vives  entre  les  négociateurs  du  traité,  que  cette 
question  faillit,  à  diverses  reprises,  amener  la  rup- 
ture des  pourparlers  et  rallumer  la  guerre,  et 
qu'enfin  Henri  II  ne  consentit  à  cet  abandon  qu'à 
la  dernière  extrémité.  » 

Jourdan  des  Ursins,  espérant  peut-être  que  la 
paix  ne  serait  pas  définitive,  tint  le  traité  caché 
pendant  quelque  temps,  mais  bientôt,  il  reçut  l'ordre 
de  préparer  son  départ.  Les  chefs  corses  vinrent 
alors  le  trouver  à  Ajaccio  «  remontrant  la  fidélité 
qu'ils  ont  toujours  maintenue  pour  la  France,  la 
ruine  qu'avait  apportée  la  guerre  en  leurs  maisons, 
personnes  et  biens  et  demandant  qu'il  plût  au  roi 
de  les  garder  envers  et  contre  tous,  sans  jamais 
les  rendre  entre  les  mains  des  Genevois  (sic);  que 
si  le  roi  cependant  estimait  que  l'île  était  trop  à 
charge    à    sa  couronne,    ils    contribueraient   à   la 


112  HISTOIRE    DE    CORSE. 

dépense  pour  le  soulager  en  partie,  ils  se  taxeraient 
eux-mêmes  de  payer  le  lieutenant  général  de  Sa  Ma- 
jesté, la  justice  et  les  tours  de  garde  et  caps  de  la 
marine  et,  en  outre  feraient  un  tribut  annuel  pour 
payer  au  roi  quelque  somme  d'argent,  selon  leur 
possibilité  et  pauvreté...  Sire,  dit  plus  loin  Jourdan 
des  Ursins,  ce  serait  chose  trop  longue  d'écrire  à 
Votre  Majesté,  par  le  menu  toutes  les  choses  qu'ils 
me  dirent,  car  pendant  une  grosse  heure  ce  ne  fut 
que  pleurs  et  lamentations,  vous  disant  en  substance, 
Sire,  que  c'était  la  plus  grande  pitié  du  monde  de 
les  voir.  » 

Pendant  que  le  sort  de  la  Corse  se  discutait  à 
Cateau-Cambrésis,  un  Génois  estimait  que  le  parti 
le  plus  sûr  pour  la  République  serait  de  laisser  les 
Corses  se  gouverner  eux-mêmes.  «  Ils  ont  pour  nous, 
disait-il,  une  aversion  aussi  forte  que  justifiée.  Nos 
officiers  avec  leurs  désirs  de  justice,  nos  conci- 
toyens en  pratiquant  l'usure,  les  ont  véritablement 
provoqués  à  la  révolte.  Pour  les  empêcher  de  se 
révolter  encore,  ils  font  un  nouveau  système  de 
gouvernement...  Qu'ils  soient  donc  maîtres  chez 
eux  et  nous  donnent  des  otages  pour  garantie  de 
leur  fidélité;  qu'ils  laissent  Calvi  entre  nos  mains 
et  mettent  à  leur  tète  deux  Génois  à  leur  choix  pour 
les  gouverner.  Chacun  y  trouvera  profita  » 

Ces  vues  n'étaient  pas  celles  de  la  Répu- 
blique. 

Rentrer  en  possession  de  la  Corse,  y  rétablir 
son  autorité,  lui  paraissait  essentiel  :  cela  impor- 
tait à  la  sécurité  de  son  commerce.  L'oifice  pro- 
mit de  n'inquiéter  aucun  Corse,  il  envoya  deux 
commissaires  :  Andréa  Impériale  et  Pelegro  Giusti- 

1.  p.  Marini.  Gênes  et  la  Corse  après  le  traité  de  Cateau-Camljré- 
sis,  dans  le  Bulletin,  1912,  pp.  7,  8,  12,  15. 


LA    PREMIÈRE    OCCUPATION    FRANÇAISE.  113 

niani  —  qui  donnèrent  à  tous  de  bonnes  paroles, 
mais  multiplièrent  les  actes  de  représailles.  On  pro- 
céda au  désarmement  ;  les  gens  qui  allaient  en 
voyage,  pouvaient  seuls  porter  une  lance  ou  une 
épée.  Ordre  fut  donné  de  démolir  les  châteaux,  et 
un  décret  interdit  de  quitter  le  pays  pour  aller 
prendre  du  service  à  l'étranger.  Une  grande  assem- 
blée fut  réunie,  où  les  commissaires,  présentant  de 
faux  états,  réclamèrent  des  taxes  doubles  :  on  décida 
de  les  faire  supporter  par  les  riches.  L'impôt  con- 
senti, restait  à  le  percevoir  :  il  fallait  pour  cela  faire 
le  recensement  des  feux  et  établir  le  cadastre.  L'opé- 
ration, indispensable  après  six  années  de  guerre,  fut 
conduite  avec  rapidité,  et  l'on  devine  toutes  les 
vexations  qu'elle  put  comporter  :  les  propriétaires 
devaient  déclarer  les  immeubles  qu'ils  possédaient, 
avec  l'indication  de  leur  nature,  de  leur  étendue  et 
des  revenus  qu'ils  produisaient,  tout  cela  sous 
peine  d'amende. 

Quand  on  publia  le  rôle  des  taxes,  ce  fut  bien 
autre  chose.  Le  pays  n'avait  ni  industrie  ni  com- 
merce ;  les  employés  étant  des  étrangers,  l'argent 
sortait  des  mains  des  contribuables  sans  jamais  y 
retourner.  Le  sol  produisait  de  l'orge  et  du  blé  ; 
mais  l'olivier  n'était  guère  cultivé  qu'en  Balagne. 
On  vendait  à  la  moisson  ce  qui  était  nécessaire  pour 
payer  les  dettes  de  l'année  et  pour  ravitailler  les 
places  fortes.  Or,  les  prix  n'étaient  pas  élevés.  En 
1552,  l'hémine  (13  décalitres  environ)  coûtait  à 
Ajaccio  4  livres  5  sous;  l'orge,  2  livres.  En  1569 
(mauvaise  récolte),  l'hémine  de  blé  se  vendait  en 
Balagne  G  livres  8  sous.  En  1570,  à  Saint-Florent, 
c'est-à-dire  dans  le  Nebbio,  le  sac  de  blé  coûtait 
4  livres  15  sous.  Il  faudrait  maintenant  deux  sacs 
de  blé  pour  acquitter  l'impôt,  au  lieu  qu'autrefois 
deux  boisseaux  suffisaient.  On  se  croyait  plus  que 

HISTOIRE   DE   CORSE.  8 


114  HISTOIRE    DE    CORSE. 

jamais  livré  à  l'avidité  des  usuriers  étrangers, 
quelques-uns  même  entrevoyaient  l'impossibilité  de 
payer  et  le  risque  d'être  expropriés.  L'efferves- 
cence montait,  et  ce  n'était  pas  la  partialité  que  les 
commissaires  montraient  dans  l'administration  de 
la  justice,  qui  pouvait  la  calmer. 

Pour  augmenter  le  désarroi,  les  corsaires  bar- 
baresques  venaient  prélever  dans  l'île  leur  tribut 
d'esclaves.  Depuis  quarante  ans  qu'ils  faisaient  des 
descentes  dans  l'île,  ils  avaient  ravagé  les  côtes, 
transformé  les  plaines  en  désert  ;  ils  s'avançaient 
maintenant  dans  l'intérieur,  à  la  suite  des  popula- 
tions qui  s'y  retiraient.  Débarquant  le  soir,  ils  arri- 
vaient par  une  marche  de  nuit  jusqu'à  des  villages 
que  la  distance  paraissait  mettre  hors  de  leurs 
atteintes  :  Sartène  et  Evisa  avaient  été  mises  à  sac. 
Les  commissaires  voyaient  la  désolation  et  les 
ruines  accumulées,  ils  enregistraient  le  nombre 
des  malheureux  conduits  en  captivité  :  70  entre 
Ajaccio  et  Bonifacio,  30  dans  le  Fiumorbo,  25 
aux  Agriates,  20  à  Gampoloro.  Mais  leur  affliction 
n'est  qu'une  formule  de  chancellerie,  car  ils  persis- 
tent à  exiger  la  démolition  des  tours  et  des  châ- 
teaux, à  interdire  de  porter  des  armes,  sauf  sur  la 
côte.  Algaiola  obtint  quatre  fusils  :  deux  ans  après, 
il  n'y  avait  plus  que  des  ruines.  Les  Corses  captifs 
à  Alger  étaient,  dit-on,  plus  de  6.000.  Le  manque 
de  sécurité  suffisait  à  lui  seul  à  éloigner  les  Corses 
d'un  gouvernement  qui  ne  protégeait  pas  ses  su- 
jets. 

Pour  échapper  aux  impôts  et  aux  corsaires  il  n'y 
avait  qu'à  quitter  le  pays  et  le  mouvement  d'émigra- 
tion s'accentua  :  on  trouve  des  Corses  jusqu'en 
Ecosse.  En  vain  l'interdiction  demeure  :  les  Génois 
veulent  que  la  Corse,  mise  en  culture  par  ses  habi- 
tants, pourvoie  aux  besoins  de  Gênes.  Pour  cette 


LA    PREMIERE    OCCUPATION    FRANÇAISE,  115 

seule  raison,  l'agriculture  ne  pouvait  qu'être  dé- 
laissée. 

Sur  ces  entrefaites,  la  République  se  substitue 
(1552)  à  la  maison  de  Saint-Georges,  «  l'expérience 
ayant  démontré,  dit  un  important  document  con- 
servé à  la  Bibliothèque  Universitaire  de  Gênes, 
que  les  Protecteurs  étaient  trop  occupés  à  l'ad- 
ministration des  Compère  pour  songer  aussi  aux 
affaires  politiques  et  militaires  de  la  guerre  ». 
La  cession  eut  lieu  moyennant  un  subside  an- 
nuel de  50.000  lires  pour  la  Corse.  Les  ambas- 
sadeurs, envoyés  à  Gênes  pour  faire  hommage  aux 
nouveaux  maîtres,  exposent  la  détresse  du  pays 
en  termes  saisissants.  «  Beaucoup,  disent-ils,  n'ont 
plus  qu'un  souffle  de  vie.  Ils  sont  réduits  comme  les 
bêtes  à  chercher  leur  nourriture  dans  les  maquis 
et  à  vivre  d'herbes  et  de  racines.  »  Les  larmes  aux 
yeux,  ils  supplient  qu'on  diminue  un  impôt  trop 
lourd  pour  leurs  épaules,  et  ne  craignent  pas  de 
dire  que  tout  dépend  de  cela,  «  importa  il  tutto  ». 
Ils  implorent  en  même  temps  une  amnistie  générale 
qui  ramènera  les  hommes  égarés,  fera  tomber  les 
inimitiés,  rétablira  la  liberté  du  travail  et  assurera 
la  tranquillité  publique. 

Le  Sénat  demeura  sourd  à  ces  prières.  En  refu- 
sant l'amnistie,  il  obligeait  un  grand  nombre  de 
Corses  à  persévérer  dans  la  rébellion;  en  refusant 
d'alléger  l'impôt,  on  attisait  le  mécontentement. 
Sampiero,  qui  n'avait  cessé  d'espérer  contre  tout 
espoir,  allait  en  profiter. 

Pendant  quatre  ans  on  le  vit  parcourir  l'Eu- 
rope, cherchant  à  intéresser  quelque  souverain  à 
la  cause  de  la  Corse.  Reçu  par  les  cours  de  Na- 
varre et  de  Florence  avec  beaucoup  d'égard,  il  n'en 
obtint  que  des  promesses.  Il  résolut  de  s'adresser 


116  HISTOIRE    DE    COHSE. 

aux  princes  musulmans  :  on  le  trouve  à  Alger  auprès 
de  Barberousse,  à  Constantinople  auprès  de  Soli- 
man. En  vain  tout  semble  l'abandonner.  Sa  femme 
elle-même  veut  quitter  Marseille  où  elle  était  ré- 
fugiée, pour  se  rendre  à  Gènes.  De  rage,  il  l'étrangle 
de  ses  propres  mains.  C'est  alors  qu'il  se  rend  à  la 
cour  de  France  et  de  Thou  nous  rapporte  l'impres- 
sion d'indignation  qu'y  produit  «  un  homme  aussi 
méchant  ».  Il  n'est  point  poursuivi,  mais  on  ne  lui 
accorde  aucun  secours.  Le  12  juin  1564,  il  débar- 
que dans  le  golfe  de  Valinco  avec  une  petite  troupe 
et  se  précipite  en  furieux  sur  Gorte,  qu'il  emporte. 

Rien  ne  résiste  à  cet  homme  de  66  ans  ;  ni  les 
Gorses  hésitants,  ni  les  Génois  culbutés  à  Vescovato. 
Entre  les  Doria  et  Sampiero,  la  lutte  prend  un  ca- 
ractère d'horreur  tragique  :  les  prisonniers  sont 
jetés  aux  chiens  ou  mutilés;  les  villages  brûlent,  à 
commencer  par  la  maison  de  Sampiero  à  Bastelica. 
Pendant  deux  ans  et  demi,  la  Gorse  est  un  champ 
de  carnage.  Gênes  n'a  plus  qu'une  ressource  :  la 
trahison.  Elle  parvient  à  ses  fins  en  se  servant  des 
frères  d'Ornano,  cousins  de  Vannina,  gagnés,  sous 
prétexte  de  venger  leur  parente,  par  l'espoir  d'être 
mis  en  possession  de  ses  biens.  Entraîné  dans  une 
embuscade  auprès  de  Gauro  le  17  janvier  1567, 
Sampiero  est  abattu  par  le  capitaine  Vittolo.  «  Dieu 
soit  loué,  dit  le  gouverneur  Fornari  dans  sa  lettre 
au  Sénat  de  Gênes,  ce  matin  j'ai  fait  mettre  la  tête 
du  rebelle  Sampiero  sur  une  pique  à  la  porte  de  la 
ville  d'Ajaccio,  et  une  jambe  sur  le  bastion.  Je  n'ai  pu 
réunir  les  restes  du  corps  parce  que  les  cavaliers 
et  les  soldats  ont  voulu  en  avoir  chacun  un  mor- 
ceau, pour  mettre  à  leur  lance  en  guise  de  trophée.  » 

Sampiero  a  lutté  jusqu'au  bout  pour  la  liberté 
corse.  Apprécié  de  ses  contemporains  et  du  pape 
Glément  VII,  général  habile  que  Paoli  regrettera  de 


LA   PREMIERE    OCCUPATION    FRANÇAISE.  117 

n'avoir  pas  à  ses  côtés,  il  fut  «  le  plus  Corse  des 
Corses  ». 

Alphonse  d'Ornano,  fils  de  Sampiero,  résista  en- 
core pendant  deux  ans  et  obtint  de  Georges  Doria 
des  conditions  honorables.  Il  quitta  son  pays  le 
1"  avril  1569  pour  former  un  régiment  de  Corses 
au  service  de  Charles  IX  :  il  devait  recevoir  de 
Henri  IV  le  bâton  de  maréchal  de  France  et  le  com- 
mandement de  la  Guyenne;  son  fils  aussi,  Jean- 
Baptiste  d'Ornano,  devait  être  maréchal  de  France 
sous  Louis  XIlî.  En  Corse,  George  Doria  avait 
proclamé  l'amnistie  ;  mais  il  ne  tarda  pas  à  être 
rappelé,  et  ses  successeurs,  revêtus  par  Gênes  d'un 
pouvoir  sans  bornes,  considérèrent  la  Corse  comme 
un  domaine  à  exploiter  jusqu'à  l'épuisement. 


8* 


XI 


LA  CORSE   SOUS    LA  DOMINATION    GENOISE 
i)  LES  ROUAGES  ADMINISTRATIFS  (i). 


Les  statuts  de  1511.  Le  gouverneur  et  l'organisation  judiciaire. 
Le  Syndicat.  —  Les  Corses  éliminés  de  l'administration. 


Le  7  décembre  1571,  le  Sénat  de  Gênes  promul- 
gua un  décret  par  lequel  les  statuts  de  1357  qui 
régissaient  Tîle,  revisés  depuis  1559  par  une  com- 
mission composée  de  deux  Corses  et  de  trois  Génois, 
seraient  en  vigueur  à  partir  du  P""  février  1572.  Les 
insulaires  avaient  envoyé  à  Gênes  le  P.  Antonio 
de  Saint- Florent  et  Giovan-Antonio  délia  Serra.  Le 
gouvernement  génois  avait  désigné  de  son  côté 
Giovan-Battista  Fiesco,  Domenico  Doria  et  Fran- 
cesco  Fornari.  A  la  suite  d'une  demande  qui  lui 
fut  adressée  par  l'orateur  de  Corse,  le  Sénat  de 
Gênes,  par  décret  du  8  décembre  1573,  ordonna  une 
revision  nouvelle  des  statuts  et  désigna  pour  la 
faire  le  gouverneur  Giovan-Antonio  Pallavicino,  son 
vicaire  Gio-Battista  Gentile  et  Martilio  Fiesco,  aux- 
quels il  conseillait  de  demander  l'avis  de  notaires, 
procurateurs,  caporaux,  gentilshommes  de  l'île. 
Cette  revision,  de  nouveau  promise  en  1577,  puis  le 


(1)  Jean  Fontaxa,  Essai  sw  l'Histoire    du  Droit  privé  en  Corse 
(Paris  1905),  pp.  110  et  suiv.  125,  129,  132,  134,  148. 


LA    CORSE    SOUS    LA    DOMINATION    GENOISE,  UD 

19  février  1588,  ne  fut  jamais  accomplie.  Les  sta- 
tuts de  1571  furent  donc  appliqués  en  Corse  d'une 
façon  à  peu  près  ininterrompue  pendant  toute  la 
période  génoise.  Publiés  en  1603  et  plusieurs  fois 
réimprimés,  notamment  à  Bastia  en  1694,  les  ^S/a- 
tuti  cwili  e  criminali  dclV  isola  di  Corsica  furent 
traduits  en  français  par  Serval,  avocat  au  Parle- 
ment, en  1769,  c'est-à-dire  lors  de  la  réunion  à  la 
France  et  sur  le  désir  exprimé  par  M^'  Chardon, 
premier  président  du  Conseil  supérieur  de  Corse  : 
rien  ne  prouve  mieux  la  force  légale  que  l'on  con- 
tinuait à  leur  reconnaître.  Les  Corses  étaient 
jaloux  de  leur  corps  de  lois;  comme,  en  1770,  une 
ordonnance  royale  leur  avait  fait  croire  que  le  gou- 
vernement français  voulait  en  décider  l'abrogation, 
une  assemblée  insulaire,  sur  la  proposition  d'Abba- 
tucci,  en  réclama  avec  force  le  maintien. 

D'après  ce  code,  le  gouverneur  général  jouissait 
d'un  pouvoir  sans  bornes.  Là  où  il  était,  cessait 
toute  autorité.  Seul  il  possédait  en  Corse  le  droit 
delta  spada  ou  di  sangue,  c'est-à-dire  qu'il  avait 
pleins  pouvoirs  pour  juger  toutes  les  causes  crimi- 
nelles. Il  pouvait  condamner  à  la  corde,  aux  ga- 
lères, au  pilori,  au  fouet,  sans  aucune  formalité  ni 
preuve  juridique,  mais  c.v  informata  conscientia  ;  il 
prononçait  seul  sur  ce  qui  intéressait  le  commerce 
et  accordait  à  son  gré  ou  refusait  tout  droit  d'im- 
portation ou  d'exportation  ;  il  disposait  enfin  des  re- 
venus publics  et  n'était  obligé  de  rendre  des  comptes 
qu'en  retournant  à  Gênes  à  l'expiration  de  son  com- 
mandement. 

Le  gouverneur  résidait  à  Bastia.  11  avait,  au  début 
duxviii"  siècle,  dutemps  de  Morati,  — l'auteur  de  la 
Prattica  maaiialc,  —  un  traitement  de  1.000  écus 
d'argent  et,  de  plus,  25  pour  100  des  condamnations 
recouvrées  et   500  écus  d'argenl  pour   la  tournée 


120  HISTOIRE    DE    CORSE. 

qu'il  devait  faire  dans  l'île.  Il  avait  droit  aussi,  pé- 
riodiquement, à  certaines  prestations  en  nature  de 
la  part  de  ses  administrés. 

Il  était  assisté  de  nombreux  fonctionnaires  :  le 
vicaire  (il  y  en  eut  deux,  à  partir  du  xviii®  siècle, 
s'occupant  chaque  année  à  tour  de  rôle  du  civil  et 
du  criminel  ;  le  vicaire  au  criminel  avait  la  préséance 
sur  l'autre,  remplaçait  le  gouverneur  empêché; 
l'un  et  l'autre  touchaient  le  même  traitement  de 
2.000  lires);  —  le  chancelier  qui,  au  début  du 
xviii"  siècle,  payait  sa  charge  7 .600  lires  par  an,  fonc- 
tion lucrative  et  recherchée  ;  —  le  sous-chancelier, 
désigné,  avec  approbation  du  gouverneur,  par  le 
chancelier  (25  lires  par  mois)  ;  —  le  trésorier,  qui 
était  en  général  noble  ;  il  était  chargé  d'encaisser  les 
deniers  publics  et  de  payer  les  fonctionnaires;  son 
salaire  fixe  était  de  800  lires  par  an;  il  avait  droit 
aussi  à  une  certaine  part  dans  la  quantité  d'huile 
que  la  Balagne,  en  vertu  d'un  décret  de  IG'iB,  four- 
nissait à  la  République  ;  —  le  seigneur  «  fiscale  », 
choisi  également,  en  principe,  dans  la  noblesse  et 
parmi  les  docteurs  en  droit  ;  chargé  de  mettre  en 
mouvement  l'action  publique,  il  bénéficiait  de  la 
moitié  des  condamnations  pécuniaires  prononcées 
en  matière  pénale,  à  charge  par  lui  de  payer  50  lires 
par  mois  à  la  Chambre  ;  le  fiscal,  de  même  que  le  tré- 
sorier, avait  le  titre  de  «  magnifique  »  ;  —  le  syndic 
de  la  Chambre  ayant  pour  mission  de  faire  rentrer 
les  impôts  et  de  tenir  un  compte  exact  des  débiteurs  ; 
—  un  chapelain  ;  —  un  secrétaire  et  un  sous-secré- 
taire, fonctions  créées  seulement  à  la  fin  du  xvii*  siè- 
cle ;  —  un  maître  des  cérémonies,  dont  la  charge 
fut  établie  en  1671  et  à  qui,  à  partir  de  1690,  le 
gouverneur  prit  l'habitude  de  déléguer  certaines 
affaires  en  matière  ecclésiastique  ;  —  des  individus 
en  nombre  variable  (80,  100,  1^0)  portant  le  nom  de 


■^ 


Colle  :  Miiisdii  (lalïori.  —  Ibiil.  :  statue  ilf  Panli. 
Oaivi  :  la  Ciladcllc.  [Sites  et  Monuiitciits  du  I.  r.  /.) 
\  111.  —  CmtsK. 


LA    COUSli    SOUS    LA    DOMINATION    GENOISE.  121 

famegli,  sous  la  direction  d'un  capitaine  ou  bargello, 
ayant  pour  mission  d'exécuter  les  ordres  que  le 
gouverneur  ou  ses  vicaires  pouvaient  donner  pour 
l'administration  de  la  justice;  —  le  gardien  des  pri- 
sons ou  castellano ;  —  l'archiviste,  préposé  à  la 
garde  des  archives  du  gouvernement  et  notam- 
ment du  «  Livre  rouge  »,  le  Librorosso,  où  se  trou- 
vaient enregistrés  tous  les  ordres  et  décrets  de  la 
Sérénissime  République  depuis  1471  ;  —  un  avocat, 
enfin,  chargé  de  défendre  les  pauvres  sans  exiger 
d'eux  aucune  indemnité,  non  vi  e  altra  mercede  a 
detto  avocate  che  quella  che  la  divina  pieta  e  mi'' 
sericordiali  contribidra  neW  altra  cita. 

La  justice  était  rendue  en  Corse  par  le  gouver- 
neur et  par  d'autres  fonctionnaires,  dont  le  nombre 
varia  suivant  les  époques,  et  qui  portaient  le  titre 
de  commissaire  ou  de  lieutenant.  En  vertu  d'un 
décret  des  sérénissimes  collèges  de  Gênes  du 
6  juin  1570,  ils  étaient  élus  par  ces  collèges  aux 
deux  tiers  des  voix;  un  décret  de  1584  porta  cette 
quotité  aux  quatre  cinquièmes.  Leur  fonction  était 
temporaire  :  ils  étaient  d'abord  élus  pour  un  an 
seulement;  puis  un  décret  du  12  novembre  1571 
déclara  que  les  élections  des  gouverneurs  et  magis- 
trats quelconques  se  feraient  tous  les  dix-huit  mois 
et  auraient  respectivement  lieu  à  la  fin  de  février  ou 
d'août.  Les  titulaires  de  ces  charges  ne  pouvaient 
posséder  à  nouveau  aucune  d'elles  qu'après  trois 
ans  d'interruption. 

Tel  était  le  droit  commun;  mais  un  certain 
nombre  de  villes  jouissaient  de  privilèges  spé- 
ciaux. Bonifacio  avait  eu,  dès  le  xiv"  siècle,  un 
«  podestat  »  qui  était  envoyé  par  Gènes,  mais  qui 
devait,  dans  son  administration,  observer  les  sta- 
tuts de  la  cité  ;  dans  les  jugements  qu'il  rendait,  il 
était   nécessairement   assisté  des   «    caissiers    »    -. 


122  HISTOIHE    DE    CORSE. 

ceux-ci,  élus  par  les  habitants  mêmes  de  Bonifacio, 
étaient  en  outre  chargés  de  poursuivre  le  recouvre- 
ment des  condamnations  prononcées  par  le  podestat 
et  de  gérer  les  biens  de  la  commune.  Il  y  avait  plu- 
sieurs juridictions  d'exception  en  matière  civile  ou 
commerciale.  Nous  nous  bornerons  à  citer  celle  des 
campari  et  celle  des  censori  ou  ininistrali.  Les 
campait  étaient  compétents  en  matière  de  vols 
et  dommages  champêtres.  Quant  aux  censori  ou 
ministrali,  au  nombre  de  deux,  élus  tous  les  six 
mois,  leur  juridiction  s'étendait  aux  affaires  de  com- 
merce :  ils  avaient  des  pouvoirs  de  réglementation 
notamment  pour  la  pêche,  pour  la  vente  du  vin, 
pour  celle  du  pain  dont  ils  déterminaient  eux- 
mêmes  le  prix.  —  Les  Calvais  également  pouvaient 
concourir  dans  une  certaine  mesure  à  l'administra- 
tion de  la  justice  :  le  commissaire  que  la  République 
envoyait  à  Calvi  était  assisté,  en  matière  civile,  de 
trois  ((  consuls  »  tirés  au  sort  périodiquement  (tous 
les  six  mois,  puis  tous  les  trois  mois)  dans  une  liste 

—  nnbussolo  —  de  trente-six  membres  élus  parles 
Calvais  eux-mêmes.  Le  tribunal  n'était  composé  de 
la  sorte  que  pour  les  procès  entre  Calvais,  et  même 
les  consuls  jugeaient  seuls  et  sans  l'assistance  du 
commissaire  les  procès  champêtres  ;  pour  les  causes 
dans  lesquelles  intervenaient  des  gens  étrangers 
à  Calvi,  le  commissaire  jugeait  seul.  —  S*-Florent 
jusqu'au  début  du  xvii*^  siècle,  Bastia  de  158A  à  1645 
eurent  également  des  faveurs  spéciales. 

D'autre  part  les  seigneurs  feudataires  qui  exis- 
taient en  Corse  avaient  le  droit,  dont  ils  usaient 
en  pratique,  de  publier  des  règlements  qui  étaient 
appliqués  dans  leurs   seigneuries.  On  a  conservé 

—  et  publié  —  les  statuts  des  seigneurs  de  Nonza, 
Brando  et  Canari.  Il  est  probable  que  des  statuts 
de  ce  genre  furent  promulgués  par  les  autres  sei- 


LA    CORSE    SOUS    LA    LiOMINATION    GENOISE.  l->3 

gneurs  du  Cap,  notamment  par  les  da  Mare,  et  dans 
l'Aiidelà-des-monts,  par  les  seigneurs  d'istria,  de 
Bozio  et  d'Ornano.  Il  y  avait  aussi  des  tribunaux  en 
matière  ecclésiastique,  cinq  à  l'époque  de  Morati  : 
Bastia,  Aleria,  Ajaccio,  Nebbio,  Sagone. 

L'organisation  judiciaire  en  Corse  comprenait 
enfin  une  sorte  de  tribunal  suprême  à  fonctions  di- 
verses et  qui  portait  le  nom  de  Syndicat^  les  mem- 
bres qui  en  faisaient  partie  étant  les  «  syndics  ». 
Ce  Syndicat  ne  fut  pas  toujours  composé  de  la  même 
façon  :  il  y  eut  d'abord  des  insulaires,  élus  par  leurs 
compatriotes,  et  des  Génois,  désignés  par  le  gouver- 
nement de  la  République.  Deux  citoyens  génois  se 
réunissaient,  pour  former  le  Syndicat  de  l'En-deçà- 
des-monts,  à  six  Corses  élus  à  raison  de  deux  par 
terziero;  leur  compétence  s'étendait  aux  juridictions 
de  Bastia,  Corte  et  Aleria  ;  l'opinion  des  deux  Génois 
valait  autant  que  celle  des  six  Corses  réunis.  Dans 
l'Au-delà-des-monts  on  élisait  de  même  six  insu- 
laires qui  formaient,  avec  les  deux  Génois,  le  Syn- 
dicat pour  les  juridictions  d'Ajaccio,  Vico  et  Sartène. 
La  Balagne,  Calvi  et  Bonifacio  élisaient  aussi  des 
délégués,  qui  formaient  le  Syndicat,  en  compagnie 
des  deux  Génois,  pour  chacun  de  ces  territoires. 
Cette  organisation,  qui  résulte  d'un  décret  du 
27  janvier  1573,  ne  subsista  pas  durant  toute  la 
période  génoise;  on  ne  tarda  pas  à  supprimer  les 
syndics  insulaires,  de  sorte  que  bientôt  les  repré- 
sentants de  Gênes  purent  seuls  faire  partie  du  Syn- 
dicat. 

Le  Syndicat  avait  d'abord  un  pouvoir  de  juridic- 
tion civile.  Les  causes  susceptibles  d'appel  pou- 
vaient être  déférées  en  général,  au  choix  de  l'ap- 
pelant, devant  le  gouverneur,  le  gouvernement 
fénois  ou  le  Syndicat.  Dans  ce  dernier  cas,  le  Syn- 
icat  était  une  véritable  cour  de  justice  tenue,  comme 


124  HISTOIRE    DE    CORSE. 

les  autres  magistrats,  à  Tobservation  des  statuts. 
Mais  sa  principale  fonction  consistait  à  surveiller  la 
conduite  des  différents  fonctionnaires  de  l'île,  qu'ils 
aient  été  élus  par  les  Corses  ou  nommés  par  la  Répu- 
blique. Les  syndics,  qui  venaient  en  Corse  tous  les 
ans  et  n'y  faisaient  que  des  tournées,  recevaient 
les  plaintes  que  les  particuliers  pouvaient  avoir  à 
formuler  contre  tel  ou  tel  administrateur,  ils  sta- 
tuaient en  dernier  ressort  sur  les  réclamations  qui 
leur  étaient  ainsi  adressées  et,  s'ils  les  réconnais- 
saient fondées,  ils  avaient  le  pouvoir  de  prononcer 
contre  le  coupable  les  peines  qu'ils  jugeaient  con- 
venables et  qui  consistaient  le  plus  souvent,  soit 
en  une  amende,  soit  en  la  privation  temporaire  ou 
même  définitive  de  son  office.  Les  commissaires 
syndics  recevaient  ensemble  une  indemnité  qu'un 
décret  du  28  avril  1710  fixa  à  1.770  lires.  Au  sur- 
plus, rien  de  particulièrement  original  :  l'institution 
du  Syndicat,  qui  n'a  point  d'analogue  dans  notre 
droit  français,  se  retrouve  à  Gênes  et  en  d'autres 
régions  italiennes. 

Un  tel  régime  n'apparaît  vraiment  pas  comme 
«  un  régime  de  compression  et  d'absolutisme  ». 
Le  Conseil  des  Douze  était  également  une  garantie 
contre  l'arbitraire  administratif,  puisque  ses  mem- 
bres étaient  élus  par  les  procurateurs  ou  députés  de 
chaque  piève  :  les  douze  mandataires  de  l'En-deça- 
des-monts,  auxquels  se  joignaient  les  six  de  l'Au- 
delà,  avaient  par  leur  «  orateur  »  résidant  à  Gênes, 
un  contact  permanent  avec  le  gouvernement  gé- 
nois ;  mais  ils  ne  pouvaient  émettre  que  des  vœux  et 
les  seules  attributions  que  la  République  ligurienne 
eût  consenti  à  leur  laisser,  étaient  relatives  aux 
travaux  publics. 

Malgré  le  pouvoir  illimité  dont  était  armé  le  gou- 


LA    CORSE    SOUS    LA    DOMINATION    GENOISE.  125 

verneur,  l'observation  des  statuts  pouvait  garantir 
une  tranquillité  relative.  Mais  les  institutions  valent 
ce  que  valent  les  hommes  chargés  de  les  appli- 
quer. Or  les  fonctionnaires  que  Gènes  envoie  en 
Corse  ne  sont  pas  choisis  parmi  les  plus  dignes. 
Ce  sont,  pour  la  plupart,  des  gentilshommes  ruinés 
que  leur  incapacité  éloigne  des  grands  postes  de 
la  République.  Ils  vont  dans  Fîle  refaire  leur  for- 
tune. Tout  pour  eux  devient  une  marchandise  : 
privilèges,  brevets  d'officiers,  droits  de  port  d'armes, 
justice,  permis  d'importation,  même  les  lettres  de 
grâce  acquises  quelquefois  par  un  individu  en  pré- 
vision du  crime  qu'il  n'a  pas  encore  commis. 
Tous  les  textes  contemporains  mentionnent  les 
vexations  sans  nombre  pratiquées  par  les  fonction- 
naires génois,  l'usage  excessif  du  droit  exorbitant 
accordé  au  gouverneur  de  condamner  ex  infor- 
mata conscientia,  l'augmentation  croissante  des 
taxes  dont  on  grevait  sans  cesse  l'île,  le  favori- 
tisme effréné,  l'altération  sans  scrupule  des  tarifs, 
la  longueur  des  procès  et  surtout  l'arbitraire  odieux 
et  la  partialité  évidente  qui  osaient  s'étaler  au 
grand  jour.  Le  Libro  rosso  mentionne  presque  à 
chaque  page  les  réclamations  des  Douze  et  de  l'o- 
rateur, les  requêtes  adressées  par  les  élus  de  l'île 
au  gouvernement  génois  afin  de  mettre  un  terme 
aux  exactions  et  aux  injustices  révoltantes  commi- 
ses dans  l'île  par  les  délégués  de  la  République. 
Le  renouvellement,  la  fréquence  même  de  ces 
plaintes  sont  une  preuve  du  peu  de  cas  que  la  mé- 
tropole en  faisait. 

D'ailleurs  les  insulaires  sont,  par  une  violation 
constante  des  statuts,  progressivement  éliminés 
de  toute  l'administration.  Dès  1581,  un  décret  pris 
par  le  gouverneur  Andréa  Cataneo,  interdit  les  fonc- 
tions de  garde  à  tout  individu  ne,  marié,  ou  habitant 


126  HISTOIRE    DE    CORSE. 

en  Corse.  D'après  un  décret  de  1585,  promulgué 
par  Cataneo  Marini,  aucun  Corse  ne  peut  exercer 
de  fonctions  judiciaires  dans  le  lieu  où  il  est  né,  dans 
celui  où  il  a  sa  femme  et  dans  tous  ceux  où  il  a  des 
parents  de  nationalité  corse  jusqu'au  quatrième 
degré.  En  1588,  Lorenzo  Negroni  déclare  tout  Corse 
impropre  à  exercer  les  fonctions  de  notaire  ou  de 
greffier.  Enfin  un  arrêt  de  1612  empêche  tout  insu- 
laire d'exercer  une  fonction,  même  infime,  dans  le 
lieu  de  sa  naissance.  Le  même  arrêt  révoque  les  pri- 
vilèges des  grandes  villes,  qui  fournissaient  elles- 
mêmes  leur  capitaine  de  la  milice.  Deux  ans  après, 
le  Sénat  décide  que  les  «  Douze  »  n'enverront  plus 
à  Gênes  l'orateur  chargé  de  la  défense  de  leurs  inté- 
rêts. De  nouveaux  décrets  excluent  les  Corses  des 
charges  de  collecteurs  (1624)  et  des  offices  de 
vicaires  et  d'auditeurs  (1634). 

Notons  enfin  que  Gênes  ne  se  préoccupe  vrai- 
ment que  des  villes,  n'admettant  les  Corses  dans 
l'administration  municipale  que  s'ils  renoncent  à 
la  qualité  de  Corses  :  dans  ces  conditions  seule- 
ment Gênes  permet  aux  Magniflci  anziani  d'Ajaccio 
de  s'intéresser  au  développement  de  la  cité.  De  la 
campagne,  au  contraire,  où  se  réfugient  les  mé- 
contents et  les  rebelles,  on  ne  se  préoccupe  pas. 
De  là  la  haine  que  les  populations  voisines  d'Ajaccio 
(Tavera,  Bocagnano  et  Bastelica  notamment)  nour- 
rissent contre  la  ville  privilégiée;  de  là  des  guerres 
d'embuscades.  Ce  n'est  pas  des  villes  que  viendra 
le  sursaut  de  révolte  et  l'origine  du  soulèvement. 


XII 


LA  CORSE  SOUS  LA  DOMINATION  GENOISE 
2)  LA  VIE  ÉCONOMIQUE  ET  SOCIALE  (i) 


La  police  des  marchés  et  la  Composta  d'Ajaccio.  —  Les  incur- 
sions des  Barbaresques.  —  La  question  du  port  d'armes  et  les 
origines  de  la  vendetta.  —  Désorganisation  sociale  :  une  mis- 
sion ecclésiastique  dans  le  Niolo.  —  Disparition  de  la  féodalité. 


«  La  Corse  est  naturellement  fertile  et  avanta- 
geusement située  pour  le  commerce.  Les  Génois 
n'y  encouragèrent  ni  les  arts  ni  l'agriculture.  Nulle 
fabrique,  nulle  manufacture  n'y  fut  établie  ;  le  com- 
merce y  fut  aussi  peu  protégé,  s'il  n'y  fut  pas  abso- 
lument prohibé.  »  Pommereul,  qui  parle  ainsi  en 
1779,  est  suspect  comme  «  philosophe  »  hostile  à 
ce  qu'il  appelle  «  l'esprit  mercantile  ».  Certes,  le 
système  colonial  des  Génois,  envisage  uniquement 
l'intérêt  de  la  métropole  :  les  Corses,  obligés  de 
garder  leurs  denrées  ou  de  les  livrer  à  vil  prix,  se 
désaccoutumèrent  du  travail  des  champs.  «  Le  par- 
ticulier qui  retira  de  la  terre  les  fruits  et  le  blé  néces- 
saires à  sa  simple  subsistance  et  à  celle  de  sa 
famille,  qui  put  tondre  quelques  moutons  et  se  faire 
filer  de  leur  laine  par  sa  femme  ou  ses  filles  un 
vêtement  grossier,   fut  aussi  riche   que  celui  qui, 


(1)  L'  Colonel  Campi.  Noies  sur  AJaccio.  pp.  24,  28,  29,  42  et  suiv. 
LoRENZi  DE  Braui,  L'art  antique  eh  Corse,  pp.  49,  50. 


128  HISTOIRE    DE    CORSE. 

possédant  inutilement  de  beaucoup  plus  grands 
territoires,  n'en  put  également  mettre  en  valeur  que 
ce  qui  était  suffisant  pour  lui  procurer  la  simple 
nourriture.  » 

Mais  il  faut  distinguer  la  ville,  colonie  génoise 
qu'il  est  nécessaire  d'approvisionner  régulièrement, 
et  la  campagne,  ou  l'indigène  se  réfugie  farouche. 
A  Ajaccio,  par  exemple,  des  magistrats  chargés 
de  veiller  à  la  police  des  marchés  sont  élus  annuel- 
lement par  le  Conseil  des  Anciens,  parmi  les 
citoyens  notables  de  la  ville  :  ce  sont  les  Spectabili 
ministrali.  Les  noms  de  Francesco  Guneo,  Leca, 
Colonna,  Orto,  Rossi,  Oberti,  Bonaparte,  Marti- 
nenghi,  Peraldi,  Paravicino,  etc.,  figurent  dans 
la  longue  liste  des  Spectabili  ministrali.  Ces  ma- 
gistrats étaient  chargés  d'arrêter  la  meta  (mercu- 
riale) suivant  les  saisons  et  la  nature  des  denrées,  ils 
s'opposaient  à  l'accaparement  des  vivres,  tenaient 
la  main  à  ce  que  la  ville  fût  constamment  appro- 
visionnée, ordonnaient  des  recensements  et  ne  per- 
mettaient l'exportation  des  vivres,  du  vin  et  de 
Fhuile  qu'après  s'être  assurés  que  l'alimentation 
de  la  ville  n'aurait  pas  à  en  souffrir.  Aux  xvi®  et 
XVII®  siècles,  Ajaccio  et  l'Au-delà-des-monts  pro- 
duisaient peu  d'huile  et  de  vin  ;  on  était  obligé  d'en 
tirer  de  la  Balagne,  et  d'ailleurs,  en  employant  la 
voie  de  mer.  Il  est  bon  d'ajouter  qu'à  cette  époque 
la  campagne  d'Ajaccio  n'était  pas  mise  en  culture  : 
elle  avait  l'aspect  d'un  désert,  parsemé  de  quelques 
petites  oasis.  Pour  la  rendre  productive,  on  doit 
faire  des  concessions  de  terre  à  ceux  qui  prennent 
l'engagement  de  les  mettre  en  culture  dans  un  délai 
déterminé.  Ces  concessions  de  terres  remontent  à 
1639;  les  demandes  devinrent  générales  pendant 
la  période  1639-1670. 

En  été,  au  moment  des  fortes  chaleurs,  le  Conseil 


LA    COUSE    SOUS    LA    DOMINATION    GENOISE.  1>29 

des  Anciens  avait  la  sage  prévoyance  de  faire  ap- 
provisionner la  ville  de  neiges  :  c'était  le  moyen  de 
rendre  buvable  Teau  saumâtre  des  puits  de  la  cité. 
La  fourniture  des  neiges  était  l'objet  d'un  contrat 
passé  par  devant  notaire,  en  présence  du  commis- 
saire génois,  concédant  aux  seules  personnes  qui 
en  étaient  chargées  le  droit  exclusif  d'introduire  les 
neiges  en  ville  pendant  l'été. 

La  Composta  était  une  assemblée  des  notables 
commerçants  de  la  ville,  qui  fixait  annuellement  le 
prix  des  denrées  pour  servir  de  base  aux  paiements 
à  faire  en  nature.  Elle  était  consultée  par  le  gou- 
vernement pour  tout  ce  qui  intéressait  le  commerce 
de  la  cité;  elle  avait  le  droit  de  présenter  des  obser- 
vations et  d'émettre  des  vœux.  C'était  une  sorte  de 
Chambre  de  Commerce. 

L'orateur  de  l'Au-delà  des  monts  ayant  demandé 
au  Sénat  de  Gènes  (4  avril  1584}  de  décider  que, 
pendant  deux  années,  les  marchands  d'Ajaccio  ne 
pourraient  plus  vendre  à  crédit,  à  l'exception  des 
blés  et  autres  denrées,  et,  en  outre,  d'accorder  aux 
débiteurs  de  ces  mêmes  négociants  un  délai  de  deux 
années  pour  se  libérer,  Gio-Battista  Baciocchi,  pro- 
cureur de  la  Composta,  répondant  au  nom  de 
celle-ci,  déclara  que  les  marchands  d'Ajaccio  ac- 
cordaient un  délai  de  deux  années  à  leurs  débiteurs, 
mais  qu'ils  ne  pouvaient  pas  admettre  qu'il  leur  fût 
défendu  de  vendre  à  crédit  pendant  ce  même  laps 
de  temps.  Il  revendiqua  pour  les  marchands  de  la 
ville  la  liberté  de  vendre  aussi  bien  à  crédit  qu'au 
comptant,  en  ajoutant  qu'une  pareille  prohibition 
était  contraire  aux  lois  civiles  et  canoniques  et  à 
l'usage  admis  chez  tous  les  peuples  de  commercer 
librement.  Les  marchands  d'Ajaccio  possédaient 
dès  le  xvi'  siècle  une  notion  exacte  de  leurs  droits, 
qu'ils  savaient  au  besoin  revendiquer  avec  fierté. 

lIISTOIltli  DE  COIISF.  9 


130  HISTOIUK    DE    CORSE. 

La  vie  économique  demeurait  pourtant  singuliè- 
rement trouble.  L'audace  des  corsaires  barbares- 
ques  était  telle  qu'on  les  vit,  en  novembre  1582, 
venir  jeter  la  terreur  et  l'épouvante  jusque  sous  les 
murs  d'Ajaccio.  La  nouvelle  se  répandit  en  ville 
qu'ils  venaient  d'enlever  dix  habitants  de  Bastelica 
dans  la  plaine  de  Campo  di  Loro.  Aussitôt  Jérôme 
Roccatagliata,  chargé  de  la  garde  des  marines,  sor- 
tit d'Ajaccio  avec  sa  compagnie  à  cheval  pour  mar- 
cher à  leur  rencontre.  De  courageux  habitants  de 
la  ville,  ayant  à  leur  tête  Niccolo  Baggioco  et  Mar- 
tino  Punta,  se  joignirent  à  lui  et  atteignirent  les 
infidèles  à  Porto  Pollo  le  19  novembre  1582.  Après 
un  vif  engagement,  les  Barbaresques  furent  défaits 
en  laissant  sur  le  terrain  vingt  des  leurs  ;  on  leur 
fit  dix-neuf  prisonniers.  Martino  Punta  reçut  un 
coup  d'arquebuse  qui  lui  enleva  le  pouce  de  la  main 
droite. 

Episode  que  la  tradition  a  popularisé!  Mille  au- 
tres pourraient  être  cités  :  sans  cesse  les  plages  de 
Corse  sont  visitées  par  les  corsaires  barbaresques, 
qui  pillent  les  campagnes  et  enlèvent  des  captifs. 
Leè  85  tours,  bâties  sur  le  littoral  par  ordre  du  gou- 
vernement de  Gênes  pour  signaler  aux  populations 
l'approche  des  corsaires,  ne  suffisaient  pas  tou- 
jours à  les  préserver  de  leurs  atteintes. 

Ces  tours  sont  nombreuses.  De  la  mer,  en  lon- 
geant les  côtes,  on  les  voit  dans  leur  fauve  isole- 
ment, sur  les  pointes  les  plus  périlleuses.  Elles  ac- 
centuent encore  la  désolation  des  rocs,  des  arbustes 
qui  semblent  incrustés,  des  escarpements  inacces- 
sibles qu'elles  commandent.  Parfois,  au  contraire, 
elles  se  parent  des  charmes  d'un  promontoire  har- 
monieux et  d'une  baie  caressante.  Ainsi  nous  ap- 
paraissent les  tours  du  littoral  d'Ajaccio  :  celles  de 
Capitello,  construite  en  1553,  de  l'Isolella  (1596), 


LA    COUSE    SOl-S    LA    DOMINATION    GENOISE.  i;îl 

de  la  Castagna  (1580),  de  Capo  di  Muro  (ir)84),  de 
la  Parata  (1608),  des  Sanguinaires  (1550).  Dès  l'ap- 
parition des  voiles  hostiles  à  l'horizon,  les  labou- 
reurs, les  bergers  des  rivages  accouraient  vers  la 
tour  la  plus  proche  :  ils  y  trouvaient  des  vivres  et 
des  armes.  Aussitôt  on  allumait  un  grand  feu  au 
sommet  de  la  tour.  C'était  le  signal  convenu  qui  se 
multipliait  de  cime  en  cime.  Les  cabanes,  les  villa- 
ges, les  cités  étaient  ainsi  prévenus  de  l'arrivée  des 
ennemis.  Puis  tout  s'éteignait.  La  tour  s'envelop- 
pait de  silence  pour  se  réveiller  quand  l'ennemi 
débarquait. 

De  temps  en  temps  il  y  avait  entre  les  pirates  et 
les  Corses  des  échanges  ou  des  rachats  mutuels 
d'esclaves.  C'est  ainsi  que,  le  14  août  1597,  quatre 
galères  turques,  commandées  par  Moretto  Rais, 
après  avoir  fait  comprendre  par  leurs  signaux  que 
leur  arrivée  était  pacifique,  allèrent  jeter  l'ancre 
dans  l'anse  de  Ficajola  et  proposèrent  aux  Bastiais 
de  racheter  un  certain  nombre  d'esclaves  corses. 

En  1584,  noble  Pasquale  Pozzo  di  Borgo,  orateur 
de  l'Au  delà  des  monts,  est  envoyé  à  Gênes  pour  si- 
gnaler au  Sénat  les  déprédation*  des  infidèles,  dont 
les  nombreux  rapts,  disait-il,  amèneront  infailli- 
blement le  dépeuplement  du  pays.  Il  supplie  la  ]\é- 
publique  de  prendre  des  mesures  efficaces,  afin  d'é- 
loigner les  Barbaresques  des  plages  d'Ajaccio  et 
de  la  province  de  l'Au  delà  des  monts.  A  défaut, 
ajoutait-il,  ce  qui  reste  encore  de  population  ne 
tardera  pas  à  être  réduit  en  esclavage,  au  grand 
détriment  du  corps  et  de  l'àme.  Déjà  les  Barbares- 
ques pénétraient  dans  l'intérieur  du  pavs,  jusqu'à 
!5  et  18  milles.  Pozzo  di  Borgo  proposait  d'aug- 
menter la  prime  de  capture,  qui  était  de  70  lires  par 
infidèle  capturé  les  armes  à  la  main  et  de  1)>  pour 
un  prisonnier  fait  af/a  stracçua,  c'est-à-dire  trouvé 


132  HISTOIRE    DE    CORSE. 

sur  le  rivage  où  la  tempête  avait  pu  le  jeter  :  elle 
fut  portée  respectivement  à  100  et  à  50  lires,  et  le 
Sénat  accorda  30  lires  pour  tout  Turc  tué  pendant  le 
combat. 

Un  autre  remède  avait  été  proposé  trois  ans  au- 
paravant par  Giovanni  da  Salo,  citoyen  d'Ajaccio, 
orateur  pour  l'Au  delà  des  monts  :  il  avait  demandé 
(5  janvier  1581)  des  permis  de  port  d'armes  afin  de 
se  défendre  non  pas  seulement  contre  les  Barbares- 
ques  mais  contre  les  ours  (dont  la  présence  est  ainsi 
attestée  dans  la  Corse  du  xvr  siècle). 

Les  armes  sont  nécessaires  aux  Corses  pour  leur 
sécurité  personnelle  et  pour  la  défense  même  de 
l'île  contre  les  pillages  des  Barbaresques  ;  mais  on 
ne  délivrera  le  permis  que  moyennant  finances,  on 
monnaiera  cet  indispensable  privilège,  on  en  fera 
une  mesure  fiscale,  un  procédé  de  vexation.  On 
verra  des  gouverneurs  vendre  des  ports  d'armes, 
ordonner  ensuite  un  désarmement  général,  revendre 
les  armes  confisquées  :  le  même  fusil,  dit-on,  fut 
vendu  jusqu'à  sept  fois.  Mais  dans  cette  complica- 
tion môme,  le  problème  est  trop  simple,  car  de  ces 
armes  les  Corses  commencent  à  faire  un  mauvais 
usage,  s'il  est  vrai  qu'il  faille  noter  ici  l'origine  de 
la  vendetta.  Les  Génois  semblent  fondés  à  défendre 
les  armes  à  feu  ;  mais  la  seule  cause  de  la  vendetta 
fut  l'absence  absolue  de  justice  sous  leur  gouver- 
nement. 

«  Dès  qu'un  homicide  se  commettait,  est-il  dit 
dans  la  Justification  de  la  révolution  de  la  Corse 
—  ouvrage  au  titre  caractéristique,  que  les  Génois 
eux-mêmes  ne  réfutèrent  que  faiblement,  —  les  pa- 
rents du  mort  recouraient  à  la  justice  contre  l'as- 
sassin; les  parents  de  l'assassin  accouraient  pour 
empêcher  l'action  de  la  justice.  Il  y  avait  entre  les 


LA    CORSE    SOLS    LA    DOMINATION    GENOISE.  133 

parties  une  première  lutte  devant  le  greffier  pour  en 
obtenir  un  procès-verbal  favorable;  une  seconde 
devant  le  juge  qui  émettait  son  avis  ;  une  troisième 
devant  le  gouverneur,  de  qui  émanait  la  sentence. 
Si  les  parties  avaient  quelques  moyens  pécuniaires, 
on  profitait  de  l'occasion  pour  faire  une  moisson 
abondante  :  les  plus  offrants  gagnaient  toujours  leur 
procès;  mais  si  c'étaient  les  parents  du  mort,  on  ne 
condamnait  l'assassin  qu'à  une  peine  légère,  et  sim- 
plement pour  leur  donner  une  sorte  de  satisfaction, 
tandis  que,  si  c'étaient  les  parents  du  meurtrier, 
le  meurtrier  lui-même  était  exempté  de  toute  peine 
afflictive  ou  infamante...  Que  si  les  assassins  étaient 
pauvres,  alors,  pour  faire  parade  d'une  justice  in- 
corruptible, ils  étaient  condamnés  au  bannissement; 
mais  bientôt,  pour  une  pièce  de  80  francs  (geno- 
vina),  on  accordait  un  sauf-conduit  de  six  mois, 
même  aux  bannis  pour  peine  capitale,  avec  permis 
de  port  d'armes,  afin  que,  pouvant  parcourir  l'île 
en  toute  sécurité,  ils  fussent  non  seulement  en  état 
de  se  défendre  contre  leurs  ennemis,  mais  même 
de  commettre  de  nouveaux  attentats.  Quelquefois 
on  les  faisait  embarquer  pour  Gênes  où,  admis  au 
service  de  la  République,  ils  étaient  élevés  à  des 
grades  honorables,  et  même  à  celui  de  colonel. 
Enfin,  au  bout  de  peu  d'années,  tous  les  bannis, 
absous  par  des  grâces  générales  ou  particulières, 
i-etournaient  chez  eux  d'un  air  de  triomphe  et  plus 
insolents  que  jamais.  » 

Effrayés  des  crimes  et  des  délits  de  tout  ordre 
qui  restaient  impunis,  les  Corses  eux-mêmes  s'in- 
dignaient et  réclamaient  une  répression  sévère. 
«  En  Corse,  dit  un  chroniqueur,  il  y  a  des  voleurs 
publics,  de  faux  témoins,  de?  notaires  faussaires, 
des  malfaiteurs  de  toute  sorte.  Les  maux  de  cette 
île  se  sont  multipliés  tellement  que,  de  même  que 


131  HISTOIRE    DE    CORSE. 

le  mal  français  se  soigne  par  le  vif  argent,  il  fau- 
drait employer  contre  cet  état  de  choses  les  moyens 
les  plus  violents.  » 

Mais  Gênes  n'agissait  pas,  sinon  pour  augmenter 
les  taxes  et  tirer  profit  de  la  misère,  matérielle  ou. 
morale,  où  l'île  commençait  de  sombrer.  Aussi  les 
Corses,  dans  la  méfiance  grandissante  vis-à-vis  de 
la  justice,  prirent-ils  décidément  l'habitude  de 
recourir  à  l'acte  personnel  et  de  venger  eux-mêmes 
l'injure  qui  leur  était  faite.  Le  nombre  des  crimes 
commis  pendant  cette  douloureuse  période  est  pres- 
que incroyable  :  on  relève  sur  les  registres  de  la 
République,  en  l'espace  de  32  ans  (de  1683  à  1715), 
28.715  meurtres. 

En  1714,  un  Jésuite,  le  P.  Murati,  député  à 
Gênes  par  les  Douze,  obtint  qu'il  ne  serait  plus 
délivré  aucun  port  d'armes,  à  condition  qu'une 
redevance  de  deux  seini  (0  fr.  40)  par  feu  indemni- 
serait la  République  du  tort  que  lui  causait  la 
suppression  des  patentes.  Le  nouveau  gouverneur 
Pallavicini,  chargé  d'opérer  le  désarmement,  ne 
rencontra  dans  sa  tâche  aucun  obstacle,  et  la 
police  de  l'île  parut  prendre  une  voie  meilleure. 
Malheureusement,  de  toutes  les  mesures  prises, 
une  seule  survécut  :  l'impôt  auquel  les  insulaires 
s'étaient  eux-mêmes  soumis. 

Ce  n'est  pas  que  les  magistrats  de  Gênes  niaient 
rien  tenté  pour  l'amélioration  économique  et  sociale 
de  la  Corse.  Ils  avaient  donné  tout  leur  appui  au 
Barnabite  milanais  Alexandre  Sauli,  qui  fut  évêque 
d'Aleria  de  1570  à  1591  et  qui  mérita  le  titre  d'  «  a- 
pôtre  de  la  Corso  »  ;  mais  un  demi-siècle  avait  passé 
et  tout  devait  être  repris  à  pied  d'œuvre.  En  1652, 
alarmés  par  l'impiété  et  le  relâchement  des  mœurs 
de  leurs  indomptables  sujets,  les  Génois  demandé- 


LA    CORSE    SOUS    LA    DOMINATION    GENOISE.  135 

rent  à  saint  Vincent  de  Paul  quelques  prêtres  de 
sa  Congrégation  pour  aller  prêcher  des  missions 
dans  Tile,  afin  de  ramener  au  bercail  les  brebis 
égarées.  «  Monsieur  Vincent  »  fit  droit  à  cette  re- 
quête :  il  envoya  sept  missionnaires;  le  cardinal 
Durazzo,  archevêque  de  Gènes,  leur  adjoignit  quatre 
ecclésiastiques  et  quatre  religieux.  Les  quinze  re- 
présentants de  l'orthodoxie  prêchèrent  des  missions 
en  différents  endroits,  à  AÎeria,  à  Gorte,  dans  le 
Niolo. 

Le  rapport  adressé  par  les  missionnaires  à 
saint  Vincent  de  Paul  nous  apprend  qu'à  AIeria 
régnait  le  plus  grand  désordre,  non  pas  à  cause 
du  manque  de  directeurs  spirituels,  mais  au  con- 
traire parce  qu'il  y  en  avait  trop.  Le  siège  épis- 
copal,  il  est  vrai,  était  vacant;  mais  il  y  avait  deux 
vicaires  généraux,  dont  l'un  était  nommé  par  la 
Congrégation  de  la  Propagation  de  la  Foi  et  l'autre 
par  le  Chapitre  de  l'j^glise  cathédrale.  Ces  deux 
vicaires  généraux  se  faisaient  la  o^uerre  :  «  L'un 
défaisait  ce  que  1  autre  avait  fait  et  si  l'un  excom- 
muniait, l'autre  relevait  cette  excommunication.  » 
De  sorte  que  le  clergé  et  le  peuple  étaient  divisés  en 
deux  clans,  ni  plus  ni  moins  que  s'il  se  fût  agi  de 
politique  :  de  la  religion  et  de  la  morale,  nul  ne  se 
souciait. 

Les  rapports  de  nos  missionnaires  signalent  du 
reste  le  désordre  qui  régnait  dans  la  Corse 
entière;  ils  y  mettent  même  tant  de  vigueur  qu'on 
serait  assez  naturellement  porté  à  soupçonner  qu'ils 
ont  un  peu  chargé  le  tableau  pour  mieux  faire  res- 
sortir, par  contraste,  la  difficulté  de  leur  tâche  et 
la  fécondité  de  leurs  efforts.  A  les  en  croire,  «  outre 
l'ignorance,  qui  est  fort  grande  parmi  le  peuple, 
les  vices  les  plus  ordinaires  qui  régnent  dans  le 
pays  sont  l'impiété,   le  concubinage,  l'inceste,  le 


136  UISTOIIIE    DE    CORSE. 

larcin,  le  faux  témoignage  et,  sur  tous  les  autres, 
la  vengeance  qui  est  le  désordre  le  plus  général 
et  le  plus  fréquent  ». 

Les  bons  pères  furent  effrayés  de  l'état  religieux 
du  Niolo  :  «  Je  n'ai  jamais  trouvé  de  gens,  écrit 
Tauteur  du  rapport,  et  je  ne  sais  s'il  y  en  a  dans 
toute  la  chrétienté,  qui  fussent  plus  abandonnés 
qu'étaient  ceux-là.  »  Beaucoup  n'étaient  pas  bap- 
tisés; la  très  grande  majorité  ignorait  les  com- 
mandements de  Dieu  et  le  symbole  des  Apôtres  ; 
«  leur  demander  s'il  y  a  un  Dieu  ou  s'il  3^  en  a 
plusieurs...  c'était  leur  parler  arabe.  Il  y  en  avait 
plusieurs  qui  passaient  les  7  ou  8  mois  sans  enten- 
dre la  messe,  et  les  3,  4,  8  et  10  ans  sans  se  con- 
fesser; on  trouvait  même  des  jeunes  gens  de 
15  et  16  ans  qui  ne  s'étaient  encore  jamais  con- 
fessés »  ;  bien  entendu,  ils  n'observaient  ni  Carême 
ni  Quatre-Temps.  Mais  cela  n'était  que  peccadille 
à  côté  du  reste  :  les  hommes  et  les  femmes  se 
mettaient  en  ménage  librement  et  ne  se  mariaient 
qu'ensuite. 

Pour  remettre  un  peu  d'ordre  dans  tant  de  dé- 
sordre, les  missionnaires  commencèrent  par  caté- 
chiser le  clergé  qui  en  avait  lui-même  grand  be- 
soin, puisque,  nous  dit  le  rapport,  plusieurs 
ecclésiastiques  donnaient  les  exemples  les  plus 
déplorables  et  commettaient  des  incestes  et  des 
sacrilèges  avec  leurs  nièces  et  parentes.  De  ce 
côté,  ils  n'eurent  pas  trop  de  peine  :  ils  obtinrent 
assez  aisément  des  prêtres  corses  qu'ils  fissent, 
même  publiquement,  la  confession  de  leurs  fautes 
et  qu'ils  se  livrassent  aux  austères  douceurs  de  la 
pénitence. 

En  second  lieu,  les  missionnaires  obtinrent  de 
ceux  qui  vivaient  en  état  de  péché  la  cessation 
des    scandales    qu'ils    causaient.    Us    travaillèrent 


Ciivlr  :  la  Ciiailcllf.  :si/rs  n  ]i,„ninir,i/s  ,/„  I.  i .  I.   — 'rdiir  de  Casolla 
BaslcIiiM  :  Mai-ini  de  Sain])i('r(). 
l'I.  IX.     -  Couse. 


LA    COnSE    sous    LA    DOMINATION    GENOISE.  137 

aussi  à  amener  des  réconciliations  entre  ennemis 
acharnés.  Mais  cela  fut  assez  malaisé,  surtout  dans 
le  Niolo.  «  Tous  les  hommes  venaient  à  la  prédi- 
cation l'épée  au  côté  et  le  fusil  à  l'épaule  »  ;  quel- 
ques-uns —  les  bandits  —  apportaient  en  outre 
«  deux  pistolets  et  deux  ou  trois  dagues  à  la  cein- 
ture ».  Enfin,  après  bien  des  efforts,  deux  en- 
nemis firent  la  paix  ;  d'autres  suivirent  leur  exem- 
ple, «  de  façon  que,  pendant  l'espace  d'une  heure 
et  demie,  on  ne  vit  autre  chose  que  réconcilia- 
tions et  embrassements  »  et,  ajoute  l'auteur  du 
rapport,  «  pour  une  plus  grande  sûreté,  les  choses 
les  plus  importantes  se  mettaient  par  écrit,  et  le 
notaire  en  faisait  acte  public  ».  Communion  géné- 
rale à  laquelle  tous  les  Niolains  prennent  part,  fon- 
dation de  nombreuses  conférences  de  la  charité, 
guérison  rapide  et  radicale  de  tous  les  maux  dont 
soufi'rait  la  Corse...  Vaine  illusion  :  après  le  départ 
des  missionnaires,  les  désordres  recommencèrent 
de  plus  belle,  s'il  n'est  pas  plus  vrai  de  dire  qu'ils 
n'avaient  jamais  cessé.  Le  clergé  lui-même  con- 
tinua d'être,  au  point  de  vue  moral  comme  au 
point  de  vue  professionnel,  fort  au-dessous  de  sa 
tâche,  sans  organisation  rigoureuse,  sans  instruc- 
tion suffisante. 

Ce  qui  contribua  plus  que  tout  à  la  désorganisa- 
tion sociale,  c'est  la  disparition  de  ce  que  l'on  pour- 
rait appeler  les  classes  dirigeantes,  la  fin  de  cette 
féodalité  qui  avait  constitué  des  cadres  pour  les  pau- 
vres et  les  inférieurs.  Tactique  habituelle  aux  gran- 
des republiques  italiennes  :  elles  ne  laissèrent  ja- 
mais s'élever  au  niveau  de  leur  patriciat  (Gênes  avait, 
reconstitué  le  sien  en  1528)  la  noblesse  des  villes  ou 
des  pays  qui  composaient  leurs  Etats.  Systémati- 
quement les  Génois  nivelèrent  les  castes  en  Corse, 


138  niSTOIlîE    DE    COliSE, 

laissant  aux  chefs  de  clan  de  vains  titres  honorifi- 
ques et  de  maigres  privilèges  perpétuellement  dis- 
cutés. 

Des  fiefs  cinarchèses,  ceux  d'Istria,  d'Ornano  et 
de  Bozzi  avaient  seuls  conservé  un  semblant  d'exis- 
tence; mais,  morcelés  par  de  nombreux  partages, 
ils  étaient  pour  leurs  seigneurs  d'un  maigre  revenu. 
L'autorité  de  ceux-ci  est  d'ailleurs  illusoire  :  un 
lieutenant  des  feudataires  exerce  bien  la  justice  en 
leur  nom  ;  mais  il  est  désigné  par  le  gouverneur.  — 
Les  maisons  délia  Rocca  et  de  Leca  ne  possèdent 
plus  que  des  distinctions  appellatives,  le  patronat 
de  certaines  églises  et  l'exemption  des  dîmes  et  de  la 
taille.  Cette  dernière  exemption  est  héréditaire  dans 
une  soixantaine  de  familles  dont  le  «  magistrat  de 
Corse  »  se  fait  représenter  les  titres  à  chaque  géné- 
ration. Le  privilège  de  paraître  couverts  devant  le 
gouverneur  leur  fut  enlevé  en  1623.  —  Les  sei- 
gneurs du  cap  Corse  sont  également  dans  la  misère 
par  suite  de  leur  accroissement  même  :  seuls,  ceux 
qui  ont  conservé  des  intérêts  à  Gênes  sont  plus 
riches. 

En  somme  il  y  a  un  mouvement  social  tout  à  fait 
curieux  qui  transforme  les  conditions  mêmes  de  la 
vie  populaire.  Les  clans  vont  se  former  autour 
d'hommes  sortis  du  peuple,  et  que  distingue  leur 
instruction  ;  les  grands  patriotes  du  xviii"  siècle 
ne  sont  pas  des  seigneurs.  Giacinto  Paoli,  Colonna- 
Ceccaldi,  Gaffori,  Limperani,  Abbatucci  sont  des 
médecins;  Leoni,  Costa,  Marengo,  Charles  Bona- 
parte, Saliceti,  Pozzo  di  Borgo  sont  des  avocats. 


XII  f 

BASTIA  AU  XVir    SIÈCLE 

Situation  topographique  :  les  quai^tiers,  les  édifices  religieux, 
les  monuments  publics  et  privés.  —  Le  Mont-de-Piété  et  l'Hôpi- 
tal. —  Le  collège  des  Jésuites  et  l'Académie  des  «  Vagabonds  ». 

L'œuvre  génoise  en  Corse  est  surtout  visible  dans 
les  villes.  Ajaccio,  fondée  en  1492,  avait  été  la  capitale 
de  l'île  pendant  l'occupation  française  qui  précéda  Ga- 
teau-Cambrésis,  et  Ton  y  goûtait  déjà,  dit  Filippini, 
«  la  douceur  du  climat,  la  beauté  des  campagnes,  ses 
rues  droites  et  larges,  la  fertilité  du  sol,  les  jardins 
délicieux  ».  Elle  fit  de  rapides  progrès  à  la  fin  du 
x\i  siècle  et  au  commencement  du  xvii'  :  édifices 
religieux,  écoles,  institutions  de  bienfaisance  datent 
de  cette  époque.  Lorsqu'un  décret  du  Sénat  de 
Gènes,  en  date  du  3  décembre  1715,  divisa  la  Corse 
en  deux  gouvernements,  Ajaccio  devint  le  siège  du 
gouverneur  de  l'Au  delà  des  monts.  Mais  Bastia, 
plus  ancienne,  plus  importante  pour  les  Génois  à 
cause  de  sa  situation  même,  était  depuis  lA.")^  la  ré- 
sidence du  gouverneur  de  l'île  et  de  son  vicaire. 
Capitale  administrative  et  religieuse,  bien  défendue 
par  un  système  compliqué  de  remparts,  de  cita- 
delle et  de  tours,  en  relations  constantes  avec  Gènes, 
elle  eut  au  wif  siècle  un  éclat  et  une  prospérité  in- 
comparables :  la  vie  économique  et  intellectuelle  s'y 


140  HISTOinK    DE    consE. 

développa  dans  le  calme.  La  chronique  de  Filippini 
et  les  Annales  de  Banchero,  ancien  podestat  de  Bas- 
tia,  nous  permettent  d'esquisser  un  tableau  qui 
contraste  singulièrement  avec  le  spectacle  des  mi- 
sères et  des  vengeances  des  Corses  de  l'inlérieur. 

Une  montagne  haute  et  raide,  dont  le  pied  se 
perd  dans  la  mer,  domine  la  ville,  qui  occupe  sur 
la  côte  un  espace  d'environ  800  mètres  de  long 
sur  200  de  large.  Vers  le  milieu  de  sa  longueur, 
la  mer  forme  une  anse  fermée  au  N.-E.  par  un  môle 
(inauguré  en  1671)  et  au  S.-E.  par  l'escarpement  du 
rocher  sur  lequel  est  bâtie  la  citadelle.  C'est  Terra 
Nova,  qu'enferme  un  mur  d'enceinte.  On  y  accède 
par  une  porte  d'entrée  placée  sons  la  garde  d'un 
capitaine  et  de  soldats  de  Gènes;  la  citadelle,  où 
habitaient  le  gouverneur  et  les  officiers  de  sa  suite, 
était  entourée  d'un  fossé  et  l'on  y  pénétrait  à  l'aide 
d'unpont-levis.  De  larges  rues,  des  places  publiques, 
l'église  paroissiale  de  Sainte-Marie,  qui  passait  pour 
la  plus  somptueuse  de  l'île,  avec  ses  colonnes 
en  marbre  de  Corse,  les  stalles  de  son  chœur,  les 
bijoux,  dentelles  et  broderies  conservés  dans  son 
trésor.  Elle  devait  cette  richesse  aux  évèques  de 
Mariana,  qui  s'en  servaient  comme  de  cathédrale.  La 
Ganonica  en  effet  tombait  en  ruines  et,  dès  la  se- 
conde moitié  du  xiii"  siècle,  les  évèques  de  Mariana 
résidaient  à  Vescovato.  M^'"  Leonardo  de  Fornari, 
évèque  de  Mariana,  décédé  en  1492,  avait  établi  par 
testament  que  les  revenus  capitalisés  d'une  certaine 
somme  d'argent  placée  à  la  Banque  de  Saint-Georges 
seraient  affectés  à  la  réparation  de  la  Ganonica  ; 
mais  en  1495  M^'"  Ottavio  de  Fornari,  nommé  évèque 
de  Mariana,  fit  construire  l'église  Sainte-Marie  de 
Terranova  ;  un  bref  du  pape  Pie  V  obligea  les  évè- 
ques et  chanoines  de  Mariana  à  résider  à  Sainte- 


BASTIA    AU    XVIM    SIliCLE.  141 

Marie.  M*^'  Centurionc  commença  la  construction  du 
chœur  de  cette  église  :  il  y  officia  pontificalement  le 
18  juin  1575.  En  1582  la  commune  de  Bastia  céda 
les  bénéfices  de  Pineto  pour  aider  à  la  restauration 
de  l'église  cathédrale  de  Sainte-Marie.  Comme 
elle  était  devenue  insuflisante,  que  le  pape  Clé- 
ment VIII  avait  autorisé  (1600)  la  substitution  de 
Sainte- Marie  à  la  Canonica  et  l'attribution,  par 
suite,  du  legs  Leonardo  de  Fornari,  on  la  refît  sur 
de  nouvelles  bases.  M"""  Jérôme  del  Pozzo,  de  la 
Spezia,  évoque  de  Mariana,  posa  la  première  pierre 
de  la  nouvelle  cathédrale  en  1604  ;  les  travaux 
furent  menés  à  bonne  fin  en  1619;  le  clocher 
fut  achevé  en  1620.  La  consécration  eut  lieu  le 
17  juillet  1625,  par  M^'  Giulio  del  Pozzo.  Lorsque 
mourut  ce  prélat,  le  17  décembre  1644,  il  légua 
mille  écus  pour  achat  de  chandeliers  d'argent  et 
objets  d'art. 

La  ville  proprement  dite,  c'est  Terra  Vccchia. 
Plus  grande,  plus  peuplée  que  la  citadelle,  elle 
n'est  fermée  par  aucun  système  de  murs  ou  de 
fossés.  Sur  l'emplacement  de  l'ancienne  église  pa- 
roissiale, l'église  S'-Jean  Baptiste  a  été  construite 
en  1640.  Les  rues  y  sont  étroites  et  tortueuses.  Une 
série  d'oratoires,  de  chapelles  et  de  couvents  : 
S'-Roch,  édifié  en  1604;  la  Conception,  qui  s'é- 
croula le  25  février  1609,  mais  qui  fui  restaurée 
et  agrandie  en  1611.  Les  plus  beaux  édifices  de 
toute  la  Corse  appartiennent  assez  ordinairement 
aux  moines.  Les  Lazaristes  sont  installés  dans  une 
vaste  et  belle  maison,  dont  la  situation,  hors  de  la 
ville  et  sur  le  bord  de  la  mer,  «  est  si  singulière 
que,  d'une  lieue  en  mer,  cette  maison  parait  sortir 
de  l'eau  ».  Les  couvents  des  Cordeliers,  des  Capu- 
cins, des  Récollets  et  des  Servîtes,  bAtis  sur  des 
mamelons   en   arrière  de    la   ville,    l'entourent   du 


Mi  HISTOIIÎK    DE    CORSK. 

côté  de  la  terre.  Deux  couvents  do  religieuses, 
notamment  celui  des  Clarisses. 

Bastia,  vers  le  milieu  du  \\u°  siècle,  était  donc 
une  charmante  ville,  dont  la  population  ne  dépassait 
certainement  pas  7.000  habitants  :  tel  est  le  chiffre 
que  donnent  les  Annales  de  Banchero  ;  celui  de 
14.000  qu'indique  le  docteur  Morati  dans  la  Prat- 
tica  Maiiuale,  est  beaucoup  moins  vraisemblable. 
Les  rues,  étroites,  sombres  et  escarpées  dans  la 
vieille  ville,  plus  larges  aux  environs  de  la  cita- 
delle, sont  bordées  de  maisons  plus  ou  moins  bien 
construites,  généralement  hautes,  habitées  dans  les 
étages  supérieurs  par  les  propriétaires  et  les  gens 
aisés  qui  louent  le  reste  au  peuple.  On  comptait  près 
de  400  mao-asins. 

La  ville  était  ahmontée  par  de  nombreuses  fon- 
taines débitant  une  eau  excellente.  Elle  produisait 
du  vin  exquis,  des  céréales  qu'elle  exportait  à  Li- 
vourne  et  à  Gènes,  et  l'étang  de  Ghiurlino  lui  four- 
nissait à  profusion  du  poisson,  des  anguilles  et  du 
gibier  d'eau. 

A  l'exemple  des  anciennes  villes  italiennes,  Bastia 
avait  un  Mont-de-Piété,  pour  prêter  des  fonds  aux 
pauvres  à  un  taux  modéré.  Cette  institution  fut 
créée  en  1618  par  l'évêque  Sartario  di  Policastro, 
visiteur  apostolique,  qui  en  établit  un  autre  à  Ajac- 
cio,  et  ces  deux  établissements  ont  précédé  de  plus 
d'un  siècle  et  demi  le  Mont-de-Piété  de  Paris  (créé 
le  9  décembre  1777).  L'évêque  en  fit  annoncer  l'ou- 
verture par  l'intermédiaire  des  curés.  11  était  sti- 
pulé dans  les  statuts  que  le  Mont,  placé  sous  la 
surveillance  et  la  direction  des  évoques,  serait  admi- 
nistré par  trois  gouverneurs,  pris  parmi  les  meil- 
leurs, les  plus  fidèles  et  les  plus  éclairés  des  citoyens  : 
deux  nommés  par  l'évoque,  le  troisième  par  l'illus- 


BASTIA    AU    XVII"    SIECLE.  M:) 

ti'issime  commissaire  de  la  République  de  Gènes  ; 
six  autres  membres,  nommés  pour  moitié  par  le' 
commissaire  génois,  leur  étaient  adjoints.  Leurs 
fonctions  étaient  renouvelables  chaque  année  le  jour 
de  la  fête  de  l'Annonciation  de  la  Vierge  Marie, 
sous  la  protection  de  laquelle  l'œuvre  était  placée. 
Les  administrateurs  étaient  tenus  de  prêter  serment 
entre  les  mains  de  Tévêque  et,  en  leur  absence, 
entre  celles  des  vicaires  généraux,  soit  le  jour  de 
leur  nomination,  soit  le  lendemain. 

Le  registre  des  engagements  et  des  retraits  était 
confié  à  un  gouverneur  ayant  la  pratique  de  la 
comptabilité.  Ce  registre,  qui  contenait  300  feuil- 
lets, portait  en  tête,  outre  les  statuts,  une  page  des- 
tinée à  recevoir  les  noms  de  bienfaiteurs  disposés 
à  faire  des  dons  et  legs  à  l'œuvre .  11  mentionnait 
la  désignation  des  nantissements,  la  somme  prêtée 
et  la  date  de  l'engagement.  Le  prêt,  consenti  pour 
six  mois,  représentait  la  moitié  de  la  valeur  de 
l'objet  :  il  ne  pouvait  excéder  12  livres.  Ce  délai 
expiré,  on  vendait  les  gages  aux  enchères,  sans  avis 
préalable.  La  caisse  du  Mont-de-Piété  était  confiée 
aux  soins  des  officiers  municipaux;  elle  était  à 
3  clés,  dont  une  restait  entre  les  mains  de  févêquo, 
la  deuxième  était  la  propriété  des  conseillers  muni- 
cipaux; l'un  des  gouverneurs,  alternant  tous  les 
six  mois,  conservait  la  troisième.  Le  service  courant 
se  trouvait  assuré  par  le  dépôt  entre  les  mains  du 
gouverneur  d'une  somme  de  50écus,  soit  200  livres. 

«  En  commençant,  disaient  les  statuts,  les  prêts 
auront  lieu  en  argent  ;  par  la  suite,  les  évêques  pour- 
ront les  faire,  partie  en  argent,  partie  en  blé;  on  s'en 
rapportera  à  la  prudence  des  évêques.  »  Il  était  en 
outre  stipulé  que  le  Mont-de-Piété,  pour  venir  en 
aide  à  un  plus  grand  nombre  de  pauvres,  sollicite- 
rait l'autorisation  nécessaire  afin  de  pouvoir  acccp- 


144  HISTOinE    DK    CORSE. 

ter,  des  emprunteurs  qui  y  consentiraient,  la  resti- 
tution, «  à  mesure  comble,  du  blé  prêté  à  mesure 
rase  »  et  le  versement  d'un  sou  et  demi  par  écu 
prêté  pour  6  mois.  Les  prêts  ne  devaient  être  faits 
qu'aux  vrais  pauvres,  sans  exception  aucune,  avec 
rapidité,  empressement  et  charité. 

La  question  de  l'hôpital  se  pose  en  1646.  Dès  le 
temps  de  la  domination  pisane,  des  personnes  cha- 
ritables, s'inclinant  vers  les  misères  humaines, 
avaient  eu  la  pensée  de  créer  un  Ospedale  dei  po- 
veri  :  l'hôpital  primitif,  dit  de  Saint-Nicolas,  parce 
qu'il  était  situé  près  d'une  chapelle  dédiée  à  co 
saint,  —  d'où  la  dénomination  de  la  place  actuelle, 
—  dépendait  de  Pise.  En  1546  il  fut  transféré  dans 
la  haute  ville,  mais  bientôt  reconnu  insuffisant .  Un 
siècle  après,  on  proposait  donc  d'ériger  un  nouvel 
hôpital  sur  l'emplacement  du  premier,  et  de  le  con- 
fier à  l'ordre  des  frères  de  Saint-Jean  de  Dieu. 

La  seule  école  pour  l'éducation  de  la  jeunesse,  sous 
le  gouvernement  de  Gênes,  était  celle  des  Jésuites 
qui  datait  de  1635  (celle  d'Ajaccio  datait  de  1617), 
dans  le  bâtiment  occupé  aujourd'hui  par  le  Lycée. 
Le  recteur  et  les  professeurs  étaient  nommés  par 
l'évêque.  Les  jeunes  gens  allaient  compléter  leur 
éducation  dans  quelques-unes  des  Facultés  les  plus 
célèbres  de  l'Italie  :  médecins,  jurisconsultes, 
hommes  d'Eglise;  mais  la  plupart  se  destinaient  à 
la  carrière  des  armes.  Ceux  qui  revenaient  à  Bastia 
pouvaient  se  rencontrer  au  sein  d'une  Académie  lit- 
téraire qui  groupait  les  beaux  esprits  de  l'endroit, 
les  honnêtes  gens  qui  se  piquaient  de  beau  langage 
et  savaient  manier  avec  élégance  la  langue  italienne 
et  le  vers  classique.  C'était  l'Académie  des  Vaga- 
bonds —  Accademia  dei  Vagabondi  —  fondée  en 
1659  :  elle  devait  être  réorganisée  en  1750  par  le 


BASTIA    AU    XVII*    SIECLE,  ]4b 

marquis  de  Cursay.  Oii  connaît  le  nom  de  quelques- 
uns  de  ses  membres,  notamment  de  Jérôme  Biguglia, 
dont  le  tombeau  se  trouve  dans  l'église  Sainte-Marie. 
La  population,  nonchalante  ou  active,  se  pressait 
dans  les  rues  pour  admirer  les  spectacles  ordinaires 
et  la  pompe  des  cérémonies  :  le  gouverneur  de  Corse 
défilant  avec  sa  suite,  Tévêque  de  Mariana  et  son 
clergé,  les  confréries  avec  leurs  insignes  et  les 
membres  revêtus  de  leurs  cagoules.  Un  air  lumi- 
neux et  léger,  des  physionomies  riantes.  Les  chro- 
niques et  les  récits  ne  nous  laissent  pas  l'impression 
d'une  population  malheureuse,  révoltée.  Mais  trop 
d'étrangers  circulent  ici  :  l'âme  de  la  Corse  ne  bat 
pas  dans  cette  ville  administrative  et  commerciale, 
capitale  militaire,  cà'itûs  et  praesidium. 


HISTOIRE    PK  (flRSK.  10 


XIV 

UNE  TENTATIVE  DE  DÉNATIONALISATION 

Les  Grecs  du  Magne  installés  à  Paomia.  —   Une  colonie   floris- 
sante. —  Etat  d'esprit  des  Corses:  les  Grecs  expulsés. 

Eh  1676  des  Grecs  du  Magne,  dans  l'ancien 
Péloponnèse,  fatigués  de  la  tyrannie  des  Turcs, 
demandèrent  à  Gênes  un  territoire  pour  eux,  leurs 
femmes  et  leurs  enfants.  Le  Sénat  génois  accepta 
et  les  établit  en  Corse.  Tel  est  le  fait  premier  et, 
réduit  à  ces  termes,  il  ne  peut  manquer  de  sur- 
prendre. Car  enfin,  si  les  Turcs  tyrannisaient  les 
Grecs,  les  Génois  tyrannisaient  les  Corses.  En  quit- 
tant le  Péloponnèse  pour  s'installer  dans  une  île  sou- 
mise à  la  domination  génoise,  les  Grecs  n'allaient 
faire,  semble-t-il,  que  changer  de  tyrannie. 

Il  n'en  devait  pas  être  ainsi,  et  ce  n'est  point  par 
les  Génois  que  les  Grecs  allaient  souffrir.  Leur 
démarche  s'explique  tout  d'abord  par  la  politique 
traditionnelle  de  Gênes  dans  la  Méditerranée  orien- 
tale :  de  très  anciennes  relations  commerciales 
s'étaient  nouées  avec  les  Grecs,  tandis  que  les  Otto- 
mans avaient  toujours  manifesté  la  plus  violente 
hostilité  à  ses  entreprises,  même  pacifiques.  Les 
Turcs  voulaient  «  la  Méditerranée  orientale  aux 
Turcs  »  et,  dans  la  seconde  moitié  du  x\f  siècle, 
ils  avaient  profité  des  embarras  de  Gênes,  occupée  à 
vaincre  la  révolte  de  Sampiero,  non  seulement  pour 


UNE    TENTATIVE    DE    DENATIONALISATION.  147 

reprendre  File  de  Chio,  où  des  Génois  s'étaient 
jadis  installés,  mais  encore  pour  paraître  en  Corse 
même  comme  alliés  de  Henri  II.  Ainsi,  ennemis 
séculaires  des  Turcs,  les  Génois  devaient  tout  natu- 
rellement paraître  sympathiques  aux  Grecs  :  déjà, 
en  1663  et  en  1671,  des  projets  de  capitulations 
avaient  même  été  ébauchés  entre  leurs  envoyés  et 
les  représentants  de  la  Sérénissime  République. 

Mais  la  politique  corse  des  Génois  fait  com- 
prendre mieux  encore  l'accueil  qu'ils  réservèrent 
aux  délégués  grecs.  Leur  domination  dans  l'île 
demeurait  précaire.  Exploitée,  pressurée,  la  Corse 
s'était  d'abord  révoltée  ;  mais  toutes  ses  tentatives 
d'indépendance  avaient  été  réprimées  :  elle  languis- 
sait dans  un  profond  engourdissement.  Les  impôts 
avaient  été  tels,  écrit  F'ilippini,  que  «  dans  toute 
la  Corse  il  n'y  eut  terre,  roche,  étang,  marais,  forêt, 
buisson,  lieu  sauvage,  rien  enfin  qui  ne  reçût  son 
estimation  ».  Les  Corses,  dont  il  ne  faut  pas  accuser 
a  priori  l'indolence,  s'étaient  découragés  de  tra- 
vailler :  ils  se  réfugiaient  dans  la  haute  montagne . 
L'île,  improductive  et  mal  soumise,  devenait  pour 
la  République  une  possession  inutile,  un  poids 
mort.  Pour  résoudre  la  crise  économique  qu'ils 
avaient  eux-mêmes  créée  et  pour  ne  plus  se  heurter 
à  des  résistances  nationales,  les  Génois  cherchè- 
rent à  dénationaliser  le  pays  en  introduisant  des 
éléments  étrangers.  «  Les  étrangers  en  Corse  et 
les  Corses  hors  de  Corse!  »  telle  fut  la  solution, 
élégante  et  simpliste,  que  les  Génois  prétendirent 
donner  à  la  question  corse. 

Dès  le  milieu  du  xvi^  siècle,  vers  15^i9,  et  sous  le 
gouvernement  d'Auguste  Doria,  ils  avaient  envoyé 
une  première  colonie  de  cent  familles  génoises  à 
Porto-Vecchio,  au  fond  d'un  admirable  golfe  qui 
s'ouvre,    entre  des    collines    verdoyantes,    sur    la 


148  HISTOIRE    DE    COUSE. 

côte  sud-orientale.  Le  site  était  splendide  et  les  res- 
sources abondaient  :  des  vignobles,  des  champs 
d'oliviers,  de  grands  bois  de  chênes-liège,  une 
mer  poissonneuse...  Mais  ce  premier  essai  de  colo- 
nisation ligurienne  avait  échoué,  parce  que  l'air 
est  dans  cette  région  très  malsain.  Aujourd'hui 
encore  les  hautes  maisons,  bordant  des  ruelles  tor- 
tueuses, sont,  à  cause  des  fièvres,  abandonnées  cha- 
que année,  de  juin  à  octobre,  par  la  plupart  des 
habitants.  Tout  autour  de  la  ville  on  remarque  de 
magnifiques  blocs  de  porphyre  rose  :  c'est  sur  cette 
base  inébranlable  qu'avaient  été  construites  les  an- 
ciennes fortifications,  dont  un  bastion  est  encore 
debout.  Les  Turcs  de  l'amiral  Dragut,  débarquant 
en  1553  avec  60  galères,  les  franchirent  «  en  pas- 
sant »  et  ils  avaient  achevé  la  ruine  de  Porto- Vec- 
chio. 

Lorsque  des  Grecs  vinrent,  un  siècle  plus  tard, 
—  montagnards  du  Taygète,  marins  de  Vitylo,  — 
demander  asile  à  la  République,  celle-ci  tenta  de 
reprendre  dans  de  meilleures  conditions  une  oeuvre 
qui  lui  tenait  à  cœur.  Et  quelle  magnifique  occasion 
pour  elle  de  se  laver  de  certaines  accusations  qui  la 
froissaient  d'autant  plus  qu'elles  étaient  plus  justi- 
fiées! Elle  allait  accueillir  des  hommes  chargés 
d'impôts,  réduits,  comme  dit  Pommereul,  «  à  l'état 
de  la  plus  dure  et  de  la  plus  abjecte  servitude  ». 
Qui  donc  après  cela  oserait  l'accuser  de  maltraiter 
et  d'opprimer  les  Corses? 

Le  1"  janvier  1676  un  descendant  de  la  famille 
impériale  des  Gomnène,  Jean  Stéphanopoli,  débar- 
quait à  Gênes  avec  730  compagnons  après  une  péni- 
ble traversée  de  97  jours.  Il  avait  profité,  le  23 
septembre  1675,  de  la  présence  d'un  navire  fran- 
çais, le  Sauveur,  capitaine  Daniel,  dans  le  port  de 


UNE    TENTATIVE    DE    DENATIONALISATION.  MO 

Vitylo.  Tous  étaient  partis,  confiants  dans  l'avenir; 
leur  évoque,  M*""  Parthenios,  était  avec  eux,  ainsi 
que  plusieurs  membres  du  clergé. 

La  République  les  accueillit  avec  joie.  Elle  leur 
offrit  le  petit  territoire  de  Paomia,  qui  s'étend  «  en 
forme  de  queue  de  paon  »  sur  une  hauteur  de  600 
mètres  dominant  la  côte  occidentale  de  la  Corse, 
entre  le  golfe  de  Porto  et  celui  de  Sagone.  Le  cli- 
mat était  sain,  mais  le  sol  inculte.  Jean  Stephano- 
poli,  chargé  d'aller  reconnaître  le  terrain,  le  déclara 
favorable  et  un  traité  fut  conclu  le  18  mars  1676. 
Les  émigrants  devaient  recevoir  en  toute  propriété 
les  territoires  de  Paomia,  Ruvida  et  Salogna  ;  la 
République  s'engageait  en  outre  à  pourvoir  à  leur 
premier  établissement  et  à  respecter  leur  religion  et 
leurs  institutions  municipales.  De  leur  côté  ils  de- 
venaient sujets  de  Gênes,  à  qui  ils  devaient  prêter 
serment  de  fidélité  et  payer,  en  plus  de  la  dîme,  cinq 
livres  d'imposition  annuelle  par  feu. 

A  la  fm  d'avril,  les  Grecs  furent  transportés  à 
Paomia  et  répartis,  par  les  soins  de  Marc-Aurèle 
Rossi,  dans  les  hameaux  de  Salici,  Corona,  Pan- 
cone,  Rondolino  et  Monte  Rosso.  Ils  furent  divisés 
en  neuf  escouades,  ayant  chacune  un  chef  désigné  par 
le  suffrage  de  ses  concitoyens.  Gênes  accorda  aux 
quatre  «  conducteurs  »  de  la  colonie,  —  Apostolo, 
Jean,  Nicolas  et  Constantin  Stephanopoli,  —  le  titre 
de  chefs  privilégiés,  comportant  le  privilège  per- 
sonnel de  porter  des  armes  à  feu  et  l'exemption  de 
la  taille.  La  colonie  était  administrée  par  un  direc- 
teur génois  nommé  pour  deux  ans  :  le  premier  direc- 
teur de  Paomia  fut  Pierre  Giustiniani,  auquel  suc- 
céda le  colonel  Buti. 

Les  colons  se  mirent  au  travail  avec  ardeur. 
Gênes  leur  avait  fourni  des  habitations,  des  ins- 
truments d'agriculture,    des  bestiaux,  de  l'argent 


150  HISTOIRE    DE    CORSE. 

et  des  grains.  Leur  «  industrie  naturelle  »  lit  le 
reste  et  sut  rapidement  transformer  une  région 
inculte  en  un  excellent  pays.  Ils  défrichèrent  les 
maquis,  greffèrent  les  nombreux  sauvageons  qui 
poussent  ici  spontanément.  L'historien  Limperani, 
qui  visita  Paomia  au  commencement  du  xviii"  siècle, 
fut  émerveillé  des  résultats  obtenus  par  les  Grecs  : 
leur  village  était  certainement  un  des  plus  jolis  et 
des  mieux  cultivés  de  la  Corse. 

Les  insulaires  regardèrent  avec  surprise  ces 
étrangers  qui  venaient  s'installer  chez  eux.  «  La 
fortune  des  Grecs  et  leurs  talents,  écrit  Pommereui, 
devinrent  l'objet  de  la  jalousie  des  Corses,  qui  ten- 
tèrent plusieurs  fois  de  les  détruire  et  de  dévaster 
leurs  nouvelles  cultures.  »  Voilà  qui  est  vite  dit  —  et 
faussement  interprété.  Les  Corses  et  particulière- 
ment les  habitants  du  voisinage,  —  les  gens  de  Vico 
et  du  Niolo,  —  virent  les  Grecs  d'un  très  mauvais 
œil,  la  chose  est  évidente,  mais  il  n'est  pas  besoin 
d'invoquer  la  jalousie.  Pour  être  mécontents,  il  suffi- 
sait aux  Corses  de  voir  clair  dans  le  jeu  des  Génois 
et  d'y  dénoncer  —  ce  qu'il  recelait  en  effet  —  une 
tentative  de  dénationalisation.  Gomment  aimer  des 
étrangers,  seraient-ils  animés  des  meilleures  inten- 
tions, quand  leur  présence  est  imposée  par  des  op- 
presseurs ?  Les  Génois  venaient  d'introduire  en  Corse, 
non  pas  sans  doute  les  premiers  éléments  d'un  Etat 
dans  l'Etat,  mais  un  groupe  d'hommes  attachés  à  eux 
par  les  liens  de  la  reconnaissance  et  qui  leur  ména- 
geraient un  contact  permanent  avec  l'île,  un  point 
d'appui  solide  en  cas  de  rébellion,  un  prétexte  pour 
intervenir  en  Corse  si  leurs  protégés  étaient  mo- 
lestés. Entre  Grecs  et  Corses  il  y  eut  dès  le  premier 
jour  —  il  ne  pouvait  pas  ne  pas  y  en  avoir  —  un  ma- 
lentendu difficile  h  dissiper  et  qui  allait  peser  d'un 


UNE    TENTATIVE    DE    DÉNA  riONALISAT*ION.  151 

poids  très  lourd  sur  le  développement  et  la  prospé- 
rité de  la  colonie  naissante. 

Lorsque  la  grande  insurrection  contre  Gênes 
éclata  en  1729,  unissant  dans  un  môme  sentiment 
d'indignation,  dans  une  même  aspiration  vers  l'in- 
dépendance, le  peuple  entier  des  deux  côtés  des 
monts,  les  gens  de  Vico  sommèrent  les  Grecs  de  se 
joindre  à  eux.  Mais  les  Grecs  n'avaient  eu  qu'à  se 
louer  de  la  République  Sérénissime  :  ils  refusèrent 
de  la  trahir.  Alors  Vicolésiens  et  Niolains  envahi- 
rent Paomia  et,  malgré  une  vive  résistance  à  la 
tour  d'Ormigna,  ils  désarmèrent  les  habitants  (avril 
1731).  La  ville  fut  saccagée  et  les  champs  dévastés. 
Mais  les  Corses  laissèrent  aux  habitants  la  vie 
sauve.  Ils  ne  voulaient  que  détruire  l'œuvre  des  Gé- 
nois, ils  ne  pouvaient  reprocher  aux  Grecs  leur 
fidélité  et  leur  lo3^alisme  :  ils  les  laissèrent  partir 
pour  Ajaccio.  Le  séjour  à  Paomia  avait  duré  55 
ans. 

Dans  la  Corse  insurgée  contre  leurs  maîtres  et 
leurs  bienfaiteurs,  les  exilés,  ballottés  h.  tous  les 
vents,  sans  ressources  et  souvent  sans  abri,  mè- 
nent une  existence  lamentable  et  douloureuse.  Au 
moment  de  la  conquête  française,  ils  songeaient  à 
s'établir  en  Espagne.  Marbeuf  les  fixa  en  Corse  : 
accomplissant  une  mesure  de  justice  et  de  pitié,  son- 
geant à  rendre  l'île  «  riche  et  industrieuse  »,  il  fit 
construire  120  maisons  non  loin  des  anciens  défri- 
chements de  Paomia  et,  parmi  les  cultures,  dans  un 
cadre  de  collines  dorées,  Cargèse  la  Blanche  se 
fonda.  Après  bien  des  péripéties  ({ui  durèrent  jus- 
qu'en 1814,  une  histoire  pbis  paisible  commença 
pour  la  ravissante  bourgade  grecque,  cramponnée  à 
la  terre  dont  on  a  voulu  lant  de  fois  l'expulser. 


XV 


LA  QUESTlOINf  CORSE  ET  LA  POLITIQUE 
FRANÇAISE 


Les  éléments  économiques  et  politiques  de  la  question  cotise.  — 
L'affaire  du  droit  des  trois  tours.  —  Le  soulèvement  de  1729 
et  l'intervention  autrichienne.  —  La  révolte  de  1735  et  le  «  se- 
cret »  de  Chauvelin. 


Dans  leur  tentative  de  colonisation  étrangère  en 
Corse,  les  Génois  avaient  échoué,  parce  qu'ils 
avaient  prétendu  résoudre  la  question  corse  sans 
les  Corses  et  même  contre  eux.  De  ce  fait  leur  do- 
mination môme  se  trouva  définitivement  ébranlée, 
et  la  question  corse  va  entrer  dans  une  nouvelle 
phase. 

Les  soulèvements  locaux  étaient  continuels.  Sans 
avoir  la  gravité  d'une  insurrection  générale,  ils 
révélaient  du  moins  l'impuissance  croissante  du 
gouvernement  génois.  En  vain  le  Sénat  recourait- 
il  aux  mesures  les  plus  violentes  et  les  plus  arbi- 
traires :  peine  de  mort  contre  quiconque  offenserait 
un  agent  de  la  République  ou  se  disposerait  à  l'of- 
fenser, contre  quiconque  aurait  quelques  relations 
que  ce  soit  avec  un  «  bandit  »,  défense  faite  en 
171.5  à  tous  les  Corses  de  porter  les  armes.  Il  y 
avait  plus  de  mille  assassinats  par  an.  Le  clergé 
entretenait  l'agitation,  car  les  meilleurs  bénéfices 
étaient  réservés  par  la  métropole  à  des  Génois  ;  ils 


•  *■'  '/ 


■ff 


y.^  £.  V /T -■' -  ■   •  ,  i    - 


'vl^ 


''1^  liii 


.'..,jt|' 


l!iisli:i  :   Slalllc  ,|r    \  J  polciili.  (  sV/,',v  cl  MoinimenH  di(    I     C    I 
l'I.   \.  -   Ciu.K. 


f.A    QUESTION    COnSE    ET    LA    POLITIQUE    FRANÇAISE,         153 

étaient  une  des  plus  profitables  matières  à  exploi- 
tation, a  En  sorte  que,  de  génération  en  génération, 
les  haines  contre  le  gouvernement  génois  se  mul- 
tipliaient et  s'avivaient  :  elles  ne  pouvaient  se  ter- 
miner que  par  des  catastrophes.  » 

Le  gouvernement  français  eut  le  mérite  de  com- 
prendre tout  le  profit  qu'on  en  pouvait  tirer  et,  de 
bonne  heure,  ses  agents  diplomatiques  reçurent 
mission  d'étudier  la  valeur  économique  et  stratégi- 
que de  l'île  de  Corse.  Dès  la  fin  de  1682,  le  sieur 
Pidou  de  Saint-Olon,  «  gentilhomme  ordinaire  de 
la  maison  du  roy,  s'en  allant  pour  le  service  de  Sa 
Majesté  à  Gennes  »,  insiste  sur  la  Corse  dans  le 
mémoire  qu'il  rédige  touchant  «  les  i^evenus  et  les 
forces  de  la  République  de  Gênes  ».  Le  tableau  qu'il 
en  fait  révèle  un  remarquable  talent  d'observation. 
Si  les  habitants  sont  oisifs,  c'est  qu'  «  il  leur  suffit 
d'avoir  de  quoi  simplement  vivre  plus  tost  que  de 
prendre  peine  pour  les  officiers  gennois  qui  leur 
enlèvent  encore  leur  peu  de  substance  {sic)  avec 
beaucoup  de  tirannie.  »  En  réalité  nulle  terre  n'est 
plus  riche  :  elle  produit  «  de  bons  vins,  des  blés 
de  toutes  sortes,  de  l'huile  assez  abondamment,  et 
fort  bonne,  de  façon  que,  si  on  cultivoit  les  oliviers 
qui  y  viennent,  il  s'y  en  recueilleroit  davantage 
qu'à  la  rivière  de  Gènes.  Il  y  a  aussi  beaucoup  de 
meuriers,  elle  produit  encore  quantité  de  châtaignes 
et  presque  autant  qu'en  nos  Sévennes  du  Langue- 
doc. Il  y  a  aussi  de  beaux  pasturages  :  on  y  fait  des 
fromages  excellents,  il  y  a  des  bois  touffus  et 
d'haute  fustaye  en  grande  quantité,  des  Génois  y 
en  tirent  d'extrêmement  bons  pour  la  fabrique  de 
leurs  vaisseaux  et  galères  et  elle  en  pourvoit  tout 
cet  Estât  pour  brusler;  on  y  en  pourroit  tirer  telle 
quantité  qu'on  voudroit  pour  la  fabrique  des  vais- 
seaux.   Il  y  a  quantité   des  cerfs,  des  daims,  des 


154  HlSTOntE    DE    CORSE. 

chevreuils,  des  sangliers  et  de  tout  autre  genre  de 
chasse,  en  particulier  des  perdrix...  11  y  a  de  plus 
des  minières  d'or,  d'argent,  de  fer  et  de  plomb,  et 
outre  cela  il  y  a  deux  ou  trois  bons  ports,  et  Tony 
enpourroit  faire  facilement  d'autres  très  commodes. 
Enfin  il  n'}'^  faudroit  que  plus  de  travail  et  d'indus- 
trie pour  y  recueillir  abondamment  de  tout  ce  qui 
seroit  nécessaire  à  la  vie,  comme  l'on  pourroit  faire 
en  Provence  ou  en  Languedoc.  Ainsy  il  est  aysé  de 
voir  qu'on  fairoit  quelque  chose  de  bon  de  cette  isle  ; 
mais,  comme  a  très  bien  dit  un  habile  homme  par- 
lant de  la  Corse,  li  Genovesi  vogliono  che  questa 
gioia  sia  sepclita  riel  fango,  de  peur  sans  doute 
ou  de  l'envie  de  leurs  voisins  ou,  comme  dit  un  au- 
tre sur  ce  sujet,  pour  détourner  un  puissant  mo- 
narque de  rentrer  dans  les  justes  droits  qu'il  a  sur 
cette  isle.  Par  le  dernier  dénombrement  cette  isle 
avoit  environ  80  mille  âmes,  mais  capable  d'en 
nourrir  plus  de  250  mille...  » 

Nous  avons  voulu  insister  sur  ce  plaidoyer,  qui  est 
probablement  le  premier  en  date  pour  le  relèvement 
économique  de  la  Corse  :  dès  la  fin  du  xvif  siècle,  la 
Corse  est  àl'ordre  du  jour.  Mais  il  n'y  a  pas  encore  une 
< [uestion  corse .  Pour  qu'elle  soit  posée ,  il  faut  attendre 
le  règne  de  Louis  XV  et  le  développement  des  inté- 
rêts de  la  France  dans  le  bassin  occidental  de  la  Mé- 
«literranée.  Cet  aspect  proprement  politique  se  mani- 
festa nettement  pendant  la  guerre  de  la  succession 
d'Espagne,  lorsque  le  petit-fils  de  Louis  XIV  devint 
maître,  avecl'Espagne,  de  la  plus  grande  partie  de 
l'Italie.  Il  parut  alors  au  gouvernement  français  que 
la  domination  de  la  Méditerranée  Occidentale  devait 
appartenir  au  consortium  des  trois  puissances  mari- 
times unies  dans  une  étroite  amitié  :  la  France, 
l'Espagne  et  la  République  de  Gênes.  Toutes  trois 
devaient  se   £]:arantir  mutuellement    la   liberté    des 


LA    QUESTION    CORSE    ET    LA    POLITIQUE    FRANÇAISE.  155 

routes  de  mer  contre  toutes  les  ambitions  des  puis- 
sances extra-méditerranéennes.  Un  pareil  acte  était 
dirigé  contre  les  entreprises  de  TAng-leterre,  qui 
commençait  à  chercher  les  meilleurs  points  straté- 
giques de  la  Méditerranée.  La  Corse  occupait  une 
situation  trop  avantageuse  pour  ne  pas  être  con- 
voitée :  la  France  avait  un  intérêt  de  premier 
ordre  à  la  maintenir  entre  les  mains  d'une  puissance 
alliée  et,  au  besoin,  à  surveiller  elle-même  la  liberté 
de  ses  rivages. 

Un  élément  nouveau  vint  encore  compliquer  la 
question  corse  lorsque,  au  lendemain  des  traités 
d'Utrecht  et  de  Rastadt,  l'Autriche  devint  la  plus 
grande  puissance  italienne.  Les  Génois  eurent  désor- 
mais le  plus  grand  intérêt  à  la  ménager,  sinon  même 
à  la  servir.  Sous  prétexte  de  droit  de  visite,  nos  na- 
vires furent  arrêtés,  nos  nationaux  furent  molestés, 
et  le  commerce  français  subit,  dans  les  ports  de 
Corse,  de  continuelles  vexations.  La  France  se  heur- 
tait une  fois  de  plus  à  l'influence  des  Habsbourg  et 
l'affaire  corse  n'est,  à  un  certain  point  de  vue, 
qu'un  aspect  de  la  rivalité  traditionnelle  de  la  France 
et  de  la  maison  d'Autriche. 

De  1715  à  1727  la  France  ne  fut  représentée  à 
Gênes  que  par  le  consul  Coutlct,  dont  la  correspon- 
dance a  un  caractère  purement  commercial.  Mais  le 
27  juillet  1727  M.  de  Camprcdon,  «  chevalier  de 
Notre-Dame  du  Mont  Carmel  et  de  S^-Lazare  de 
Jérusalem  »,  fut  nommé  envoyé  extraordinaire  à  . 
Gênes.  C'était  un  des  diplomates  français  les  plus 
en  vue  :  il  arrivait  de  S*-Pétersbourg  oii  il  avait  été 
mêlé  aux  plus  délicates  négociations  matrimoniales. 
Sa  rc'putation  était  considérable,  et  le  choix  qui  était 
fait  de  lui  poui-  la  mission  de  Gênes  indiquait  à  lui 
seul  qu'ello  pr<'nait  une  importance  nouvelle. 


156  HISTOIRE    DE    COnSE. 

Les  instructions  données  à  M.  de  Campredon 
étaient  très  générales.  Mais  on  lui  remit  également 
un  Mémoire  particulier  «  concernant  le  commerce 
maritime  et  la  navigation  des  sujets  du  roi  »  et,  dès 
les  premières  pages,  il  y  est  question  de  la  Corse. 
En  1725  les  Génois  ont  fait  «  visiter  et  arrester 
avec  violence,  à  la  coste  de  Fisle  de  Corse  »,  la 
barque  du  patron  Blanc  de  Marseille.  «  On  en  a 
porté  des  plaintes  à  la  République.  »  Elle  a  fait 
relâcher  ce  bâtiment,  mais  elle  n'a  pas  encore  donné 
les  ordres  qui  lui  ont  été  demandés  «  pour  la  puni- 
tion de  ceux  qui  ont  commis  cette  violence,  pour  le 
paiement  des  dommages  et  intérêts  qui  sont  dus  au 
patron  et  aux  propriétaires  ».  M.  de  Campredon  est 
chargé  d'obtenir  les  satisfactions  réclamées  et  d'as- 
surer ft  l'exemption  de  la  visite  des  bâtiments  fran- 
çais ». 

Il  devra  également  veiller  à  l'abolition  du  «  droit 
que  l'on  prétend  exiger  des  bâtimens  français  qui 
abordent  à  l'isle  de  Corse  ».  La  République  l'a 
établi  depuis  quelques  années  à  «  la  Bastie(Bastia), 
principal  port  de  l'isle  de  Corse  »,  pour  «  en  estre 
le  produit  employé  à  l'entretien  des  feux  destinez 
pour  avertir  les  vaisseaux  des  nations  qui  sont  en 
guerre  avec  les  Barbaresques  que  l'on  découvre  de 
leurs  corsaires  à  la  mer  ».  C'est  le  droit  dit  «  des 
trois  tours  »  —  la  Giraglia,  l'Agiello  et  Santa  Maria 
délia  Chiapella.  —  Les  capitaines  et  patrons  fran- 
çais qui  touchaient  le  port  de  Bastia  refusaient  éner- 
giquement  de  payer  ce  droit  «  qui  n'estoit  établi 
que  pour  les  navires  italiens  et  autres  qui  estoieut 
en  guerre  avec  ces  corsaires  ».  Le  vice-consul  de 
France,  le  sieur  d'Angelo,  soutenait  leurs  réclama- 
tions qui  avaient  trouvé  à  la  cour  de  Versailles  un 
chaleureux  appui. 

La  question  s'était  embrouillée.  Le  13  décembre 


LA    QUESTION    CORSE    ET    LA    POLITIQUE    FRANÇAISE.         157 

1723,  «  MM.  les  maire,  échevins  et  députés  du  com- 
merce »  à  Marseille  avaient  assuré,  après  vérification 
dans  les  Archives,  «  que  les  capitaines  et  patrons  de 
nos  bàtimens,  qui  ont  esté  de  tous  temps  à  la  Bastie 
et  autres  ports  de  l'isle  de  Corse  n'ont  jamais  payé 
ce  droit-là,  que  les  Français  ne  le  doivent  pas  ».  A 
cela  M.  de  Sorba,  ministre  de  Gênes  en  France,  avait 
riposté,  le  19  juin  1724,  par  «  un  extrait  des  certi- 
ficats que  le  gouverneur  de  l'isle  de  Corse  s'est  fait 
donner  parles  habitansdu  pais,  faisant  mention  que 
les  vaisseaux  français  ont  payé  ce  droit  depuis  long- 
temps i).  Mais  on  s'était  aperçu  que  ces  certificats 
n'avaient  aucune  valeur  :  «  on  a  esté  averty  qu'ils 
avoient  été  extorqués  à  des  gens  qui  n'ont  pu  les 
refuser  à  ce  gouverneur,  à  moins  qu'ils  n'eussent 
voulu  s'exposer  à  son  ressentiment  ». 

Quoi  qu'il  en  soit,  l'intérêt  du  roi  est  que  cette 
affaire  reçoive  une  prompte  solution  et  que  la  Ré- 
publique donne  incessamment  les  ordres  qui  lui  ont 
été  demandés  «  pour  que  ce  droit  des  trois  tours  ne 
se  perçoive  plus  des  bàtimens  français  » . 

Telle  fut  la  première  aifaireque  M.  de  Campredon 
eut  à  traiter  et,  dès  1729,  il  obtenait  une  solution 
favorable  :  les  Génois  renonçaient  à  faire  payer  ce 
droit  par  les  vaisseaux  français.  Ce  fut,  écrit 
M.  Driault,  «  comme  l'ouverture  des  affaires  do 
Corse,  où  M.  de  Campredon  allait  être  aussitôt 
mêlé  à  des  événements  plus  importants  ». 

M.  de  Campredon  devait,  en  effet,  assister  aux 
premiers  épisodes  d'une  nouvelle  rébellion  qui 
allait  être  décisive.  En  1728  des  soldats  corses 
qui  étaient  au  service  de  Gênes,  à  Finale,  se  trou- 
vèrent mêlés  à  une  rixe  :  à  la  suite  de  quoi  ils 
furent  condamnés  à  mort  et  exécutés.  Un  pareil 
châtiment  produisit  à  travers  l'ile  la  plus  doulou- 


158  HISTOIRE    DE    COUSE. 

reuse  impression  :  on  cria  partout  vengeance  et  une 
formidable  émeute  se  prépara.  Elle  éclata  le  30 
octobre  1729  à  roccasion  de  la  perception  de  la 
taxe  sur  le  port  d'armes.  Un  vieillard  de  Busta- 
nica,  Lanfranchi,  dit  Gardone,  présenta  une  pièce 
de  mauvais  aloi;  le  collecteur  le  somma  d'avoir 
à  compléter  la  somme  avant  le  lendemain.  En  vain 
Gardone  le  pria-t-il  «  d'avoir  égard  à  sa  misère  ». 
L'exaspération  était  à  son  comble.  Les  soldats 
ffénois  furent  maltraités  et  chassés,  les  armes  furent 
tirées  des  cachettes,  le  tocsin  sonna  de  village  en 
village  :  en  quelques  jours  l'insurrection  avait 
gagné  toutes  les  vallées  de  l'intérieur.  Un  premier 
chef,  Pompiliani,  ne  parut  pas  assez  énergique  : 
il  fut  bientôt  déposé.  A  la  consulte  de  San  Pancra- 
zio  da  Biguglia,  non  loin  de  Furiani,  deux  autres 
chefs,  Andréa  Golonna-Geccaldi  de  Vescovato,  et 
Louis  Giafferi  de  Talasani,  furent  proclamés  géné- 
raux du  peuple  corse.  Ils  s'adjoignirent  l'abbé 
Raiïaelli  qui  jouissait  d'une  grande  influence  sur 
le  clergé.  Pour  enlever  tout  scrupule  religieux,  la 
rébellion  fut  proclamée  légitime  et  sainte  par  l'as- 
semblée des  théologiens  d'Orezza.  Le  chanoine 
Orticoni  fut  chargé  d'aller  solliciter  l'appui  des 
puissances  étrangères. 

Il  apparut  tout  de  suite  que  ce  soulèvement 
devait  marquer  la  fin  de  la  domination  génoise,  et 
les  convoitises  s'éveillèrent.  L'Espagne,  qui  prépa- 
rait l'établissement  de  don  Garlos  en  Toscane, 
devait  tout  naturellement  chercher  à  s'assurer  la 
voie  entre  Barcelone  et  Livourne.  D'autre  part,  le 
Sénat  génois  demanda  un  contingent  de  troupes 
autrichiennes. 

En  présence  de  ce  double  péril,  auquel  s'ajouta 
bientôt  la  crainte  d'une  intervention  anglaise,  la 
Cour  de  Versailles  éprouva  les  plus  vives  inquié- 


LA    QUESTION    COKSIi    KT    LA    POLITIQUE    FRANÇAISE.         1J9 

tudes  et  connut  un  moment  de  désarroi.  Les  dé- 
pêches envoyées  à  M.  de  Gampredon  trahissent 
1  indécision  la  plus  complète  et  le  dépit  le  plus 
manifeste.  Elles  recommandent  à  notre  représen- 
tant la  plus  grande  réserve  vis-à-vis  des  Génois, 
«  ces  gens  qui,  dans  leurs  besoins,  donnent  une 
préférence  si  marquée  à  l'Empereur,  pendant  qu'ils 
marquent  si  peu  d'attention  pour  la  France  et  ne 
s'adressent  à  elle  qu'en  second.  Ils  paieront  chère- 
ment ce  secours  allemand,  pourvu  même  que, 
l'expédition  de  Corse  Unie,  c'est-à-dire  les  rebelles 
soumis,  le  corps  des  troupes  impériales  ne  se  par- 
tage pas  pour  demeurer  moitié  en  Corse  et  moitié 
dans  le  territoire  de  terre  ferme  de  la  République  ». 

Pourquoi  le  Sénat  de  Gènes  s'était-il  adressé  à 
l'empereur  Charles  VI  plutôt  qu'au  roi  de  France? 
M.  Driault  rappelle  l'importance  du  droit  de  suze- 
raineté générale  que  l'empereur  exerçait  encore  au 
xviii"  siècle  sur  toute  l'Italie  :  «  Le  prestige  impé- 
rial, écrit- il,  parut  sans  doute  plus  capable  d'en 
imposer  aux  rebelles.  »  Il  est  probable  aussi  que 
les  Génois  cherchèrent  à  opposer  un  dernier  obs- 
tacle aux  progrès  de  l'iniluence  française  dans  l'île  : 
devant  l'intérêt  croissant  que  le  gouvernement  de 
Louis  XV  prenait  aux  choses  de  Corse,  ils  pressen- 
taient sans  doute  les  solutions  inévitables  qui 
allaient  intervenir.  Charles  VI  n'était-il  pas  au  sur- 
plus le  seul  des  souverains  de  l'Europe  qui,  dé- 
pourvu de  toute  puissance  maritime,  ne  serait  pas 
tenté  de  rendre  définitive  l'occupation  de  l'île  jiar 
ses  troupes? 

Quoi  qu'il  en  soit,  une  armée  d'environ  15.000 
hommes,  commandée  par  le  prince  de  Wurtemberg 
et  le  colonel  Wachtendung,  jointe  aux  troupes 
génoises  de  Camille  Doria,  remporta  d'assez  faciles 
succès  sur  les  Corses  dans  le  pays  de  A'escovato, 


IgO  HISTOIRE    DE    COUSE. 

au  sud  de  Bastelica.  Mais  Camille  Doria  se  fit 
écraser  à  Calenzana,  le  2  février  1732,  et  Wach- 
tendung  se  montre  inquiet  sur  l'issue  de  la  cam- 
pagne, «  ayant  à  combattre,  disait-il,  des  hommes 
qui  ne  connaissaient  pas  la  peur  ».  Ceccaldi  et 
Giafferi  entrèrent  en  pourparlers  avec  le  prince  de 
Wurtemberg,  qui  les  livra  aux  Génois.  Pour  sauver 
les  deux  prisonniers,  les  rebelles  consentirent  à 
traiter;  mais  la  paix  de  Corte  (Il  mai  1732)  leur 
fut  singulièrement  avantageuse  :  amnistie  générale, 
admission  des  Corses  à  tous  les  emplois  même 
ecclésiastiques,  pouvoir  effectif  rendu  à  l'orateur  et 
au  Conseil  des  XVIII.  Cette  convention  était  placée 
sous  la  garantie  de  l'empereur  :  c'était  —  on  le 
constatait  à  la  cour  de  Versailles  avec  mélancolie 
—  laisser  à  ce  prince  «  la  liberté  de  prendre  tou- 
jours telle  part  qu'il  voudra  à  ce  qui  se  passera 
dans  ce  royaume,  si  ce  n'est  même  y  établir  incon- 
testablement les  droits  que  la  Cour  de  Vienne  pré- 
tend avoir  sur  tout  le  reste  de  l'Italie  » 

Le  gouvernement  français  aurait-il  manqué  d'ini- 
tiative et  d'esprit  d'à-propos,  et  n'aurait-il  pas  su 
profiter  de  l'occasion  qui  se  présentait?  Non  pas  : 
car  ce  fut  prudence,  et  non  pas  abandon.  La  France 
a,  pour  s'occuper  de  la  Corse,  un  intérêt  politique 
en  même  temps  qu'un  intérêt  commercial  :  c'est  le 
double  aspect  de  sa  politique  méditerranéenne  où 
tant  d'ambitions,  —  autrichiennes,  espagnoles, 
anglaises,  —  se  heurtent  et  s'entrecroisent.  Mais 
s'il  faut  surveiller  de  très  près  les  affaires  de  Corse, 
réprimer  les  menées  des  Impériaux,  profiter  des 
fautes  du  Sénat,  il  ne  convient  pas  encore  de  laisser 
soupçonner  «  nos  vues  sur  l'île  ».  La  question 
corse  va  constituer  désormais  un  des  «  secrets  »  de 
la  diplomatie  française  au  xviii*'  siècle  :  il  va  se 
poursuivre,  sans  faiblesses,  sans  hésitations,  à  tra- 


LA    QUESTION    CORSE    ET    LA    POLITIQUE    FRANÇAISE,         161 

vers  les  crises  ministérielles  qui  marquent  le  règne 
de  Louis  XV. 

La  paix  de  Corte  ne  pouvait  être  qu'une  trêve, 
et  les  événements  de  1729-1732  marquent  en  réalité 
le  début  de  la  grande  insurrection  du  xyiii^  siècle. 
Ni  les  Corses  n'avaient  été  assez  naïfs  pour  croire  à 
la  sincérité  du  Sénat  —  et,  s'ils  avaient  traité,  ce 
n'était  que  pour  se  débarrasser  des  troupes  impé- 
riales, —  ni  les  Génois  n'avaient  eu  l'intention 
sérieuse  de  mettre  un  terme  à  leurs  fructueuses 
exactions  et  à  leurs  injustices  plusieurs  fois  sécu- 
laires. La  Corse  restait  frémissante  :  une  nouvelle 
et  plus  grave  rébellion  la  souleva  tout  entière  au 
début  de  1735. 

Les  impôts  en  furent  l'occasion.  Le  règlement 
du  28  janvier  1733  en  avait  accru  le  chiffre,  sous 
prétexte  de  dédommager  la  métropole  de  ses  frais 
d'occupation  militaire.  Au  mois  de  juin,  les  fonc- 
tionnaires génois  avaient  reçu  l'ordre  de  convoquer, 
au  chef-lieu  de  chaque  piève,  les  députés  des  vil- 
lages, de  leur  faire  prêter  serment  au  nouveau 
règlement  et  de  réclamer  leur  adhésion  aux  projets 
financiers  du  suzerain.  La  mauvaise  volonté  fut  par- 
tout visible.  Dans  la  piève  de  Rostino,  en  parti- 
culier, où  le  peuple  échappait,  par  son  isolement,  à 
l'emprise  génoise,  la  résistance  fut  plus  courageuse 
que  partout  ailleurs.  A  l'invitation  des  commis- 
saires, Giangiacomo  Ambrosi,  de  Castineta,  refusa 
de  prendre  tout  engagement  au  nom  de  ses  conci- 
toyens. Il  quitta  l'Assemblée  en  prononçant  ces 
mots  :  «  lo  so  di  Castineta  e  mi  ritiro.  »  Son 
exemple  fut  suivi  par  Paul-François  Giovannoni, 
délégué  de  Saliceto.  Leur  ami,  Giacinto  Paoli,  de 
Morosaglia,  se  joignit  à  eux. 

Il  fallait  au  plus  tôt  étouffer  ce  germe  de  rébellion 

IIISTOIHE    DE    CORSE.  Il 


162  HISTOIRE    DE    CORSE. 

et  punir  le  mauvais  exemple  donné  atout  un  peuple, 
déjà  mal  disposé.  Le  gouverneur  Pallavicino  décida 
de  recourir  à  la  force  :  ce  fut  en  vain.  Le  capitaine 
Pippo  et  le  capitaine  Gagliardi,  envoyés  dans  la 
vallée  du  Golo  et  dans  l'Ampugnani,  pour  inti- 
mider les  villages  et  arrêter  les  meneurs,  furent 
surpris  et  obligés  de  capituler  avant  d'avoir  pu  être 
rejoints  par  un  troisième  détachement  venu  de 
Calvi.  Ainsi  commençait  la  deuxième  guerre  pour 
l'indépendance  :  elle  allait  durer  jusqu'en  1739,  et 
les  Corses  ont  gardé  le  souvenir  du  paysan  farouche 
et  patriote  dont  les  paroles,  répétées  de  bouche 
en  bouche,  surexcitèrent  l'enthousiasme  national. 
On  était  alors  en  pleine  crise  de  la  succession  de 
Pologne.  Le  soulèvement  de  la  Corse  prenait  l'em- 
pereur au  dépourvu  :  il  ne  pouvait  intervenir.  Les 
Corses  placèrent  tout  leur  espoir  dans  l'appui  de 
l'Espagne  :  le  chanoine  Orticoni  partit  pour  Madrid, 
pendant  que  Louis  Giafferi  remplaçait  à  Corte  la 
bannière  de  Gênes  par  celle  du  roi  d'Espagne.  Mais 
Philippe  V  résista,  tout  en  protestant  de  son  intérêt 
affectueux  pour  la  cause  des  révoltés.  Les  Corses 
ne  devaient  plus  compter  que  sur  eux-mêmes  :  ils 
se  montrèrent  dignes  des  circonstances.  Au  mois 
de  janvier  1735,Giafferi  et  Paoli,  élus  généraux  du 
peuple,  convoquèrent  à  Corte  une  consulte  générale 
où  fut  votée  une  véritable  constitution,  rédigée  par 
l'avocat  Sébastien  Costa.  La  Corse  y  fut  déclarée 
indépendante  et  à  jamais  séparée  de  la  République 
(30  janvier).  L'assemblée  populaire,  source  de  toute 
loi,  prendra  une  part  directe  au  gouvernement;  une 
Junte,  composée  de  six  membres  nommés  par  l'as- 
semblée et  renouvelable  tous  les  trois  mois,  devra, 
avec  les  généraux,  représenter  le  peuple  lui- 
même;  un  comité,  composé  de  4  membres,  s'occu- 
pera de  la  justice,  des  fmances  et   du  commerce. 


LA    QUESTION    COUSE    ET    LA    POLITIQUE    FRANÇAISE.         1(53 

Véritable  constitution  démocratique,  adoptée  par  un 
peuple  dont  le  continent  européen  entendait  parler 
de  temps  en  temps  d'une  manière  vague  et  confuse, 
comme  d'une  terrible  horde  de  sauvages.  «  Un 
petit  peuple,  obscur,  sans  littérature,  sans  indus- 
trie, avait,  par  sa  seule  force,  surpassé  en  sagesse 
politique  et  en  humanité  toutes  les  nations  civilisées 
de  l'Europe;  sa  constitution  n'était  point  sortie  des 
systèmes  philosophiques,  mais  des  besoins  matériels 
du  pays.  »  Les  nationaux  firent  broder  sur  leurs 
drapeaux  l'image  de  la  Vierge,  sous  la  protection 
de  laquelle  fut  placé  le  royaume.  Jésus-Christ 
fut  nommé  «  gonfalonier  »  des  Corses,  c'est-à-dire 
porte-étendard. 

Cependant  la  France  suivait  de  près  les  affaires 
de  Corse.  Très  vite  elle  comprit  tout  le  parti  qu'elle 
pouvait  tirer  de  la  situation  :  elle  l'avait  prévue, 
elle  y  était  préparée.  M.  de  Campredon,  invité  à 
fournir  d'urgence  un  rapport,  insistait  le  10  mars 
sur  les  intrigues  espagnoles.  Et  Chauvelin  estima 
aussitôt  qu'il  fallait  agir,  sinon  encore  à  découvert, 
du  moins  avec  précision.  Dans  une  remarquable 
dépêche  du  26  avril  1735,  il  fixe  les  deux  traits 
essentiels  de  la  politique  à  laquelle  la  cour  de 
Versailles  allait  s'attacher  jusqu'au  bout.  Il  ne 
peut  être  question  d'  «  enlever  la  Corse  comme 
une  usurpation  sur  les  Génois  »  :  cette  opération 
brutale  «  exciterait  les  cris  de  toute  l'Europe  ».  Mais 
il  faut  se  la  faire  offrir  en  agissant  à  la  fois  sur  les 
Corses  et  sur  les  Génois.  D'une  part,  «  il  faut  dès 
aujourd'hui  commencer  à  former  sourdement  un 
party  en  Corse  et  tascher  que  cela  se  mène  sage- 
ment et  bien  secrètement  ».  D'autre  part,  écrit-il 
à  son  représentant,  «  appliquez-vous  à  inspirer  {s<ins 
laisser  deviner  la  France)  aux  meilleures  testes 
de  la  République  que  l'isle  leur  est  à  charge  et  que, 


1(J4  niSTOir.E    DE    CORSE. 

plustost  de  se  la  laisser  enlever,  ils  devraient  songer 
à  s'en  accommoder  avec  quelque  puissance,  qui 
n'eust  intérêt  que  de  protéger  les  Génois  ».  Il  s'agit, 
en  somme,  de  faire  comprendre  aux  Génois  que  le 
gouvernement  français  est  prêt  à  leur  rendre  un  ser- 
vice tout  à  fait  exceptionnel,  —  et  l'on  ne  saurait 
vraiment  s'exprimer  avec  plus  de  délicatesse  ni  agir 
avec  plus  d'élégance.  —  Au  surplus,  Chauvelin  a 
pensé  à  tout  :  il  entre  dans  les  détails  les  plus  précis 
relativement  à  la  façon  de  conduire  cette  affaire  qui 
lui  tient  à  cœur  :  «  Taschons  d'amener  les  choses  au 
point,  en  Corse,  que  tous  les  habitans  tout  d'un 
coup  se  déclarent  sous  la  protection  de  la  France  ; 
alors  et  sur-le-champ  le  Roy  y  envoyeroit  quelques 
troupes  et  ce  que  les  habitants  demanderoient.  — 
Nous  déclarerions  en  même  temps  à  Gênes  que  nous 
n'avons  envoyé  ces  troupes  que  pour  que  les  Corses 
ne  se  donnent  à  personne  et  que  nous  sommes  prêts 
de  travailler  à  remettre,  s'il  est  possible,  les  peu- 
ples sous  l'obéissance  de  la  République,  à  moins 
qu'elle  ne  jugeât  devoir  s  en  accommoder  avec  nous 
par  un  traité  de  vente.  Ce  sera  alors  le  moment 
de  faire  usage  des  principales  testes  que  vous  lui 
auriez  ménagées,  et  le  Roy  se  portera  à  donner  de 
l'argent  pour  déterminer  la  pluralité.     » 

On  ne  saurait  trop  insister  sur  cette  lettre  du 
26  avril  1735.  Elle  marque,  dès  l'ouverture  de  la 
question  de  Corse,  le  programme  de  la  politique 
française.  Campredon  et  Chauvelin  doivent  être 
considérés  comme  les  précurseurs  de  l'établissement 
de  la  domination  française  en  Corse. 


XVI 

THÉODORE  DE  NEUHOFF,  ROI  DE  CORSE 


Un  aventurier  allemand  :  son  règne  de  huit  mois.  —  Le  «  secret  » 
de  Fleury.  —  La  politique  corse  du  comte  de  Boissieux  et  de 
M.  deMaillebois. 


Le  12  mars  1736,  devant  la  plage  déserte  d'Ale- 
ria,  s'arrêtait  une  galère  aux  couleurs  anglaises  qui 
venait  de  Tunis.  Aux  salves  d'artillerie  qui  éclatè- 
rent du  bord  rien  ne  répondit.  Alors  il  en  descendit 
un  messager,  qui  s'en  fut  porter  au  <r  très  illustre 
seigneur  »  Giafferi  une  missive  lui  rappelant  cer- 
taines entrevues  passées  à  Gènes.  Elle  était  accom- 
pagnée de  menus  présents  :  «  des  dattes,  des  bou- 
targues  et  des  langues  »  et  aussi  des  «  bouteilles  de 
véritable  vin  du  Rhin  ».  GiafTeri  convoqua  les  au- 
tres chefs,  Sébastien  Costa,  Xavier  dit  de  Matra, 
Giacinto  Paoli.  Ils  se  rendirent,  dès  le  lendemain, 
au-devant  du  Messie  qui  leur  arrivait. 

Quand  il  les  vit  approcher,  le  passager  mysté- 
rieux descendit,  dans  un  accoutrement  bizarre  qui 
faisait  songer  au  costume  de  mamamouchi  dont 
M.  Jourdain  est  affublé  dans  le  Bourgeois  gentil- 
homme{{).  Ilétaitvetu,  ditlechroniqueurdela  Haye, 
«   d'un  long  habit  d'écarlate  doublé   de  fourrure, 

(1)  QuANTiN,  Le  Corse  (Paris,  1914)  pp.  154,  155,  \ô6. 


1C6  JIISTOIRE    DE    CORSE. 

couvert  d  une  perruque  cavalière  et  d'un  chapeau 
retroussé  à  larges  bords,  et  portant  au  côté  une 
longue  épée  à  l'espagnole  et  à  la  main  une  canne  à 
bec  de  corbin  j.  Il  avait  une  suite  de  16  personnes  : 
un  officier,  qui  prenait  le  titre  de  lieutenant-colonel, 
un  maître  d'hôtel,  un  majordome,  un  chapelain,  un 
cuisinier,  trois  esclaves  maures  et  huit  autres  domes- 
tiques. Il  avait  aussi  deux  esclaves  corses,  quil  ve- 
nait de  racheter  sur  les  côtes  barbaresques,  à  crédit 
d  ailleurs.  La  cargaison  comportait  quelques  armes 
et  15,000  bottes  à  la  turque,  <«  magnificence  ignorée 
en  Corse  ».  Ce  personnage  était  le  baron  allemand 
Théodore  de  rseuhofî,  né  à  Cologne  42  ans  aupara- 
vant. Il  se  donnait  les  titres  de  grand  d'Espagne,  de 
lord  d'Angleterre,  de  pair  de  France,  de  baron  du 
Saint-Empire,  prince  du  Trône  romain  :  titres  ron- 
flants et  cosmopolites,  qui  pouvaient  impressionner 
les  Corses  et  qui  les  impressionnèrent  en  efTet. 

Le  baron  parlait  si  beau,  il  faisait  miroiter  des  se- 
cours si  importants  qui  ne  pouvaient  tarder  à  venir, 
il  ofîrit  incontinent  un  si  somptueux  festin  arrosé 
de  crus  exotiques,  que  les  chefs  corses  eurent  con- 
fiance. Ils  n'étaient  pas  forcés  de  savoir  que  l'aven- 
turier avait  mené  jusqu'à  ce  jour  une  existence 
étrange,  à  Versailles,  où  il  fut  page  de  la  duchesse 
d'Orléans,  on  Angleterre,  en  Suède,  en  Espagne, 
où  il  se  maria,  à  la  cour  de  Toscane,  en  qualité 
d'agent  secret.  C'est  là  qu'il  connut  les  chefs  corses 
exilés  de  leur  patrie,  Ceccaldi,  Giafl'eri.  Aitelli,  et 
qu'il  entendit  de  leur  bouche  la  détresse  dun  peuple 
anxieux  de  trouver  un  «  rédempteur  d.  Théodore 
s'imagina  peut-être  que  la  fortune  lui  souriait  enfin 
et  que,  sur  cette  terre  sauvage,  «  aussi  peu  connue 
que  la  Californie  et  le  Japon  »,  il  trouverait  une 
couronne  et  une  destinée  glorieuse. 

Pour  ne  pas   laisser  refroidir  lenthousiasme,  de 


THEODOnK  nr.  NKimoir,   uoi   dk  corsk.  1(^7 

NeuliotV  iiuMui  rc)iulemeut  les  oliosos.  11  se  rendit  à 
la  tête  (11111  pompeux  cortège  au  palais  épiseopal 
(le  Cenione,  laissé  vide  par  IV'nèiiue  d'Aleria,  alors 
i\  Gènes.  H  tenait  à  son  coiironnenient.  Pour  lui 
donner  satisfaction,  on  choisit  pour  lieu  du  sacre  le 
couvent  voisin  d'Alesani.  A  (l(>laut  de  trcSne ,  un 
fauteuil  llan(ju('  de  deux  chaises;  ù  la  place  d'un 
diadème  d'or,  une  courount^  de  lauriers  cueillis  dans 
le  nuu|uis. 

Tlu'odore   1"'  fut  artlauié   conuiu»   h    souverain  et 
premier  roi  du  royaume  «  le  15  avril   I7IU>.  On  lui 
vota  une   constitution  avec  droit  d'lu^r(>dité,  même 
pour  les  femmes,  et  ou  l'assista  d'une  diète  de  ^2\ 
membres  - —  Ki  de  VK\i  (hx'à,  8  del'Au  deh\,  —  pris 
parmi  les  sujets  «  les  [dus  ([ualilies  et  les  plus  méri- 
tants P,  qui  deviendraient  les  magnats  corses.  Trois 
membres   de  la  Diète  résideraient  à  la  cour  et  «   le 
roi  ne  pourra  rien  résoudre  sans  leur  consentement, 
soit  par   rapport  aux   impôts  cl   gabelles,   soit  par 
rapport  à  la  [)ai\   ou  à  la  guerr(>   ».    L'aulorilc   de 
cette  Diète  s'éleudrail  à  toutes  les  branches  de  l'ad- 
ministration. Seuls,  les  Corses,  t\  l'exclusion  de  tout 
étranger,   seraient  appelés    aux  dignités,  fonctions 
ou  emplois  ;\  oréer  dans  le   n^yannu^.    Les  (icuois 
étaient  à  tout  jamais  bannis  de  (]orsc,  leurs  biens 
étaient  conlîs(|ués,  ainsi  que  ceux  des  gens  de  Pao- 
mia.   La    (touslitntion    réglait  les  impiNts,   tailles  vt 
gabelles,  dont  les  veuves   étaient   exemptées.    Klle 
lixaît  le  prix  du  sel,  les  poids  et  les  mesures.  Une 
Université  publiques  pour  les  études  du  droit  et  do 
la  physi(|U(!  —  admirable  souci   pratitpu^  et  digim 
du   siècle  des   philosophes  —   serait   établie    dans 
Lune  des  villes  du  royaunu\  L'article  17  portait  que 
le  roi  créera  iu(;v>ssamineut  un  ordre  de  w  vrai(^  no- 
blesse «'  pour  l'honneur  du  royaume  et  de  u  divers 
nationaux  ».   \a'   souverain  (>t  ses  successeurs  (1(>- 


168  HISTOIRE    DK    CORSE. 


valent  pratiquer  la  religion  catholique  romaine.  Les 
chefs  prêtèrent  serment  de  fidélité;  un  banquet  et 
des  salves  interrompues  de  mousqueterie  saluèrent 
l'heureux  événement. 

Théodore  revint  dans  son  palais  de  Cervione.  Il 
fit  aussitôt  preuve  de  roi,  en  distribuant  des  charges 
et  des  honneurs  qui  suscitèrent  bien  des  jalousies. 
Il  nomma  Paoli  et  GiafTeri  généraux  et  premiers 
ministres  ;  Costa  devint  grand  chancelier,  secrétaire 
d'Etat  et  garde  des  sceaux.  Il  fit  exécuter  Luccioni 
qui  avait  livré  Porto-Vecchio  aux  Génois  pour  30  se- 
quins,  et  tint  tout  le  monde  en  haleiae  par  l'espoir 
de  prochains  secours.  11  emprunte  aux  géogra- 
phes allemands  le  blason  de  la  Corse  :  une  tète  de 
Maure  avec  le  bandeau  sur  le  front.  L'argent  lui 
manquant,  il  essaie  de  fonder  au  couvent  de  Tava- 
gna  une  frappe  de  monnaie.  Elle  ne  réussit  qu'à 
produire  un  seul  écu  d'argent  de  3  livres,  plus 
quelques  sous  de  cuivre  portant  les  initiales  T.R. 
de  Théodore  Roi.  Totto  Rame,  tout  cuivre,  disaient 
les  Corses  frondeurs;  Tutti  Rihelli,  tous  rebelles, 
interprétaient  les  Génois, 

Ceux-ci,  après  avoir  mis  quelque  temps  à  se  re- 
mettre de  leur  étonnement,  commencèrent  à  vouloir 
expulser  de  Corse  ce  roi  d'occasion.  Un  édit  contre 
le  baron  de  NeuhofTfut  affiché  dans  les  rues  et  com- 
muniqué aux  représentants  des  puissances  étran- 
gères :  il  noircissait  ce  «  personnage  fameux  habillé 
à  l'asiatique  »  de  toutes  les  friponneries;  il  traitait 
Théodore  de  vagabond,  d'astrologue  et  de  cabaliste, 
il  le  proclamait  enfin  «  séducteur  des  peuples,  per- 
turbateur de  la  tranquillité  publique,  coupable  de 
trahison  au  premier  chef  ».  Comme  tel  il  tombait 
sous  les  rigueurs  des  lois  génoises.  A  ce  factum, 
dont  les  gazettes  de  Hollande  publièrent  une  tra- 


C.h.'ili'aii  lie  la  l'iiiita 
IM.  \I.  —  ConsE. 


—  Ajaccio,  vue  irc'iu'i'ale.  {Sites  et  Moniuiunts  du  i .  < .  i . 


THEODORE  DE  NEUHOFF,  ROI  DE  CORSE.         1(59 

duction,  Théodore  répondit  par  un  manifeste  assez 
habile,  déclarant  que  les  véritables  perturbateurs 
du  repos  public  étaient  les  Génois  eux-mêmes,  dont 
la  tyrannie  avait  soulevé  les  Corses  bien  avant  son 
arrivée  dans  l'île.  Quant  à  lui,  «  ministre  du  Saint- 
Siège  »  et  confiant  dans  la  divine  Providence,  il 
avait  été  élevé  au  trône  par  la  volonté  spontanée  et 
unanime  du  peuple,  ce  qui  lui  permettait  de  consi- 
dérer les  invectives  génoises  comme  les  cris  «  des 
chiens  qui  aboient  à  la  lune  ».  Gènes  lâcha  dans 
Tîle  1.500  bandits  des  galères,  les  vittoli,  —  on  les 
appelait  ainsi  du  nom  du  compagnon  de  Sampiero, 
Vittolo,  dont  la  trahison  avait  causé  la  mort  du  chef 
corse.  —  Ceux-ci  commirent  de  nombreuses  atro- 
cités et  Théodore,  après  quelques  succès  en  Ba- 
lagne,  commença  de  connaître  les  revers. 

Au  surplus  les  chefs  corses,  que  la  jalousie  divi- 
sait et  qui  ne  voyaient  pas  venir  la  flotte  attendue, 
se  méfièrent  et  se  mutinèrent.  Théodore  jugea  ra- 
pidement que  la  situation  n'était  plus  tenable.  Il 
usa  de  moyens  de  fortune  pour  recruter  des  parti- 
sans, instituant  l'Ordre  de  la  Délivrance  «  tant  pour 
la  gloire  du  royaume  que  pour  la  consolation  des 
sujets  »  et  distribuant  à  cette  occasion  une  pluie  de 
titres  de  noblesse.  Afin  d'attirer  les  étrangers,  il 
proclama  la  liberté  de  conscience  et  déclara  vouloir 
favoriser  l'industrie,  à  peu  près  inconnue  en  Corse. 
Il  autorisait  également  la  fabrication  du  sel  que 
Gènes  avait  prohibée.  Il  réglementait  la  pèche  dans 
les  rivières,  les  étangs  et  sur  les  côtes  de  la  mer. 

Mais  ces  dispositions,  excellentes  en  elles-mê- 
mes, ne  ramenaient  pas  la  popularité  :  l'heure  de  la 
désall'ection  était  venue.  Ayant  délibéré  «  de  passer 
en  terre  ferme  pour  chasser  les  Génois  »,  il  publia 
le  4  novembre,  à  Sartène,  un  é<lit  pour  annoncer  son 
départ   et  organiser   la  régence.   Giacinto  Paoli  et 


170  HISTOIRE    DE    CORSE. 

Louis  Giafferi  reçurent  le  commandement  en  chef  des 
provinces  au  delà  des  monts;  Luca  d'Ornano  fut 
nommé  gouverneur  des  provinces  en  deçà.  Puis, 
seul  à  travers  les  forêts,  il  gagna  la  Solenzara.  Une 
barque  sous  pavillon  français  le  protégea  des  corsai- 
res et  le  débarqua  à  Livourne  le  14  novembre  1736. 
V^oulant  dépister  les  espions  génois,  il  avait  pris  un 
costume  ecclésiastique  ;  il  n'avait  plus  rien  avec 
lui,  sauf  quelques  bribes  d'argenterie,  restes  d'une 
splendeur  éphémère. Son  règne  avait  duré  huit  mois. 
Blessé  dans  son  amour-propre,  un  chroniqueur 
corse,  Rostini,  déclare  après  coup  que  ses  compa- 
triotes s'étaient  moqués  de  ce  roi  d'opérette  :  ils 
voulaient  seulement  «  quelque  chose  qui  fît  du 
bruit  »  et  ils  montraient  ainsi  qu'ils  étaient  disposés 
«  à  embrasser  le  parti  le  plus  étrange  qui  se  pré- 
senterait à  eux...  plutôt  que  de  se  soumettre  aux  Gé- 
nois ».  D'ailleurs  le  roi  Théodore  n'avait  causé 
aucun  tort  à  la  Corse  :  il  en  était  sorti  plus  pauvre 
qu'à  son  arrivée.  «  Grâce  à  lui,  un  rayon  de  soleil 
avait  éclairé  quelque  temps  la  nuit  de  l'oppression 
génoise.  L'île  a:arde  bon  souvenir  de  son  roi  Théo- 
dore.  » 

De  cet  épisode  curieux  une  conclusion  se  dégage 
avec  une  évidence  indiscutable  :  Gênes  devait  re- 
noncer à  l'espérance  de  triompher  des  Corses  par 
ses  seules  ressources.  Allait-elle,  comme  naguère 
en  1729,  s'adresser  à  l'Autriche?  La  guerre  de  la 
succession  de  Pologne  peut  être  alors  considérée 
comme  finie  ;  mais  l'empereur  reste  aux  prises  avec 
les  Turcs,  et  le  marquis  de  Villeneuve,  notre  ambas- 
sadeur à  Constantinople,  lui  suscite  tous  les  em- 
barras désirables.  Il  ne  reste  plus  au  Sénat  qu'à  se 
tourner  du  côté  de  la  France,  accomplissant  ainsi  le 
geste  qu'avait  prévu  Chauvelin  et  que  M.  de  Cam- 


THÉODORE  DE  NEUHOFF,  ROI  DE  CORSE.        l'î'l 

predon  avait  préparé.  Le  12  juillet  1737  un  arrange- 
ment fut  conclu.  La  France  enverrait  en  Corse  une 
petite  armée  de  8.000  hommes  pour  soumettre  les 
((  rebelles  » . 

Il  en  fut  ainsi,  et  le  commandement  en  fut  confié 
au  comte  de  Boissieux,  neveu  du  maréchal  de  Vil- 
lars.  Mais  la  préoccupation  essentielle  fut  de  rassu- 
rer les  Corses  sur  les  véritables  intentions  de  la 
France  :  il  ne  s'agissait  pas  d'une  expédition  mili- 
taire, mais  seulement  d'une  «  mission  de  conciliation 
et  d'arbitrage  ».  Le  comte  de  Boissieux  s'en  ac- 
quitta d'ailleurs  avec  beaucoup  d'intelligence  et  de 
délicatesse,  se  bornant  à  cantonner  ses  troupes  à 
Bastia  et  à  Saint-Florent,  et  se  tenant  en  relations 
avec  les  Corses  de  l'intérieur  sans  intervenir  d'une 
façon  active  et  visible  dans  leurs  rapports  avec  les 
Génois. 

Les  Corses  ne  purent  que  se  féliciter  de  son  «  ad- 
mirable conduite  »,  de  sa  «  diligence  »  et  de  sa 
«  patience  ».  De  plus,  dans  la  lettre  même  où  ils 
rendent  un  pareil  hommage  au  représentant  de  la 
France,  les  deux  «  députés  »  de  la  nation  corse, 
Erasme  Orticoni  et  Jean-Pierre  Gaffori,  sollicitaient 
du  cardinal  Fleury  la  continuation  de  ses  bons 
offices.  Sa  piété  et  son  équité  le  désignaient  pour 
être  «  leur  juge  et  leur  avocat  >>  :  aussi  la  Corse, 
«  chargée  du  poids  de  ses  injures  et  de  ses  droits  », 
n'hésitait-elle  pas  à  recourir  à  son  arbitrage.  En 
termes  qui  savaient  rester  dignes,  ils  exprimaient 
toute  la  confiance  qu'ils  n'avaient  jamais  cessé  d'a- 
voir dans  le  Roi  très  chrétien,  «  notre  maître  », 
pour  la  paix  de  l'Europe  et  «  pour  la  rédemption  et 
délivrance  des  Corses  qui  gémissent  dans  l'escla- 
vage et  l'oppression  ». 

Le  plan  de  Chauvelin  se  réalisait  donc  point  par 
point  :  il  existait  en  Corse  un  «  parti  français  », 


172  HISTOinE    DE    CORSE. 

les  habitants  «  se  déclaraient  sous  la  protection  de 
la  France  »  et  le  gouvernement  de  Louis  XV  avait 
eu  la  suprême  habileté  de  faire  réclamer  par  les 
Génois  eux-mêmes  l'envoi  d'une  armée  française 
dans  l'île.  Cependant  la  Cour  de  Versailles  croit 
que  l'heure  n'a  pas  encore  sonné.  En  présence  de 
l'offre  formelle  faite  par  Orticoni  et  Gaffori,  le  car- 
dinal de  Fleury  se  dérobe  et  craint  de  s'engager. 

Sa  réponse  (6  juin  1738)  est  un  chef-d'œuvre  de 
réserve  diplomatique  et  de  sous-entendus.  Il  com- 
mence par  poser  en  principe  la  souveraineté  «  légi- 
time »  de  Gênes  :  «  Vous  êtes  nés  sujets  de  la  Répu- 
blique de  Gênes  et  ils  sont  vos  maîtres  légitimes. 
Il  ne  s'agit  point  d'aller  fouiller  dans  des  temps 
reculés  la  constitution  primitive  de  votre  pays  et  il 
suffit  que  les  Génois  en  soient  reconnus  depuis 
plusieurs  siècles  paisibles  possesseurs  pour  qu'on  ne 
puisse  plus  leur  contester  le  domaine  souverain  de 
la  Corse.  »  En  conséquence  «  le  roy  ne  peut  et  ne 
doit  avoir  d'autre  principe,  dans  les  bons  offices 
qu'il  est  disposé  à  rendre  à  vos  citoyens,  que  celui 
de  les  remettre  dans  l'obéissance  légitime  à  leurs 
souverains  ».  —  Mais,  tout  en  réservant  les  droits 
de  l'empereur,  sous  la  garantie  duquel  l'exécution 
du  traité  de  1732  a  été  placée,  tout  en  rassurant 
Gênes  à  l'endroit  des  ambitions  françaises,  Fleury 
entend  rester  en  bons  rapports  avec  les  «  rebelles  » 
et  ménager  l'avenir  :  «  Si  vous  estes  bien  déterminés 
à  vous  conformer  à  ces  principes,  le  Roy  travaillera 
avec  tout  l'empressement  possible  à  vous  rendre 
une  tranquillité  que  vous  avez  perdue  depuis  si 
longtemps,  et  ne  vous  demandera  d'autre  récom- 
pense de  ses  soins  que  celle  d'avoir  contribué  au 
bonheur  d'un  païs  qui  lui  a  toujours  esté  cher,  aussi 
bien  qu'à  ses  glorieux  ancêtres.  «  Au  surplus,  ne 
me  forcez  pas  à  en  écrire  trop  long,  devinez  ce  que 


THEODORE    DE    NEUHOFF,    ROI    DE    CORSE.  17;^ 

je  n'avoue  pas  ouvertement  :  «  M.  le  comte  de  Bois- 
sieux,  dont  vous  paroisses  estre  contens,  vous 
expliquera  plus  au  long  les  intentions  de  Sa  Ma- 
jesté. » 

Le  général  français  se  trouvait  aux  prises  avec 
les  plus  graves  difficultés,  suscitées  en  partie  par  la 
réapparition  de  Théodore.  Depuis  son  départ  de 
Solenzara,  le  roi  en  exil  avait  mené  l'existence  la 
plus  étrange.  Des  émissaires  génois  le  suivent  pas 
à  pas  et  le  font  à  plusieurs  reprises  arrêter.  A 
Florence,  à  Rome,  à  Paris,  en  Hollande,  il  doit  se 
cacher  pour  échapper  à  leurs  dénonciations  et  même 
à  l'assassinat,  car  sa  tète  a  été  mise  à  prix.  Empri- 
sonné pour  dettes  à  Amsterdam,  il  réussit  à  se  faire 
rendre  la  liberté  et  organise  une  compagnie  com- 
merciale ,  commanditée  par  des  négociants  hol- 
landais, qui  se  chargera  d'exploiter  la  Corse.  Il 
enverra  à  ses  sujets  des  munitions  et  des  approvi- 
sionnements ;  ceux-ci  le  rembourseront  en  huile, 
châtaignes  et  autres  produits.  Mais  les  trois  navires 
qu'il  affrète  ne  peuvent  débarquer  leur  cargaison; 
lui-même  avec  le  vaisseau  \ Africain  parut  devant 
Sorraco  près  de  Porto-Vecchio,  mais  il  ne  tarda  pas 
à  filer  sur  Naples  (septembre  l7o8),  pendant  que  le 
comte  de  Boissieux  prescrivait  de  «  courre  sus  »  à 
ceux  de  sa  suite  et  à  ses  partisans.  Entouré  d'es- 
pions et  de  traîtres,  Théodore  se  confine  en  Italie 
dans  une  mystérieuse  retraite  et  s'efforce  de  ré- 
chaulfer  le  zèle  de  ses  partisans  par  des  lettres  que 
son  neveu  Frédéric  apporte  aux  chefs.  Vains  efforts, 
qui  ne  se  prolongeront  pas  au  delà  d'une  année. 

D'autre  part,  M.  de  Boissieux  devait  tenir  tétc  aux 
exigences  croissantes  des  commissaires  de  Gênes 
qui  le  sommaient  d'intervenir  plus  activement. 
Ne  voulant  pas  sortir  de    la  réserve  que  les  ins- 


174  HISTOIRE    DE    COUSE. 

tructions  dont  il  était  porteur  lui  recommandaient 
avec  insistance,  il  décida  seulement  de  procéder  au 
désarmement  des  habitants.  Mais  les  troupes  fran- 
çaises du  capitaine  Courtois,  envoyées  dans  ce 
but  à  Borgo,  durent  battre  en  retraite  du  côté  de 
Bastia,  harcelées  par  les  Corses  qui  les  poursui- 
virent jusqu'au  delà  de  la  plaine  de  Biguglia 
(13  décembre  1738). 

Cette  défaite  des  Français,  à  laquelle  les  insu- 
laires donnèrent  le  nom  de  Vêpres  corses  —  mot 
impropre,  car  il  n'y  eut  pas  de  guet-apens  comme 
en  Sicile,  —  stupéfia  le  cabinet  de  Versailles  moins 
qu'elle  ne  l'ennuya.  M.  de  Boissieux  fut  aussitôt 
rappelé  et  remplacé  par  le  marquis  de  Maillebois. 
Il  était  malade  quand  il  apprit  sa  disgrâce  et  n'y 
survécut  pas.  Il  mourut  à  Bastia,  dans  la  nuit  du 
1"  au  2  février  1739,  et  fut  inhumé  dans  l'église 
Saint-Jean  où  son  tombeau  subsista  jusqu'en  1793. 

Le  comte  de  Maillebois,  qui  lui  succéda  à  la  tête 
des  troupes  françaises  de  Corse,  imita  sa  prudence. 
Pourtant  il  ne  fallait  pas,  sous  prétexte  de  mansué- 
tude, imposer  à  l'armée  française  une  inaction  pou- 
vant porter  atteinte  à  son  prestige  aux  yeux  des 
rebelles  et  aux  yeux  des  Génois.  Après  avoir  lancé 
une  proclamation  où  il  affirmait  n'avoir  «  d'autre 
vue  que  le  bonheur  et  la  tranquillité  du  pays  », 
il  entra  en  campagne  et  décida  de  porter  les  armes 
jusque  dans  les  cantons  montagneux  de  l'intérieur. 
La  Balagne,  où  Frédéric  de  Neuhofî,  neveu  du  roi 
Théodore,  prêchait  et  organisait  la  résistance,  fut 
assez  facilement  réduite  :  la  prise  de  Lento  et  de 
Bigorno  assura  l'occupation  presque  complète  de  la 
vallée  du  Golo.  Puis  Maillebois  se  rendit  à  Corte  :  tout 
le  nord  de  l'île  était  pacifié  et  même  désarmé.  La  ré- 
sistance fut  plus  longue  dans  le  sud,  encombré  de 
montagnes  et  de  rochers,  et  surtout  dans  le  canton 


THEODORE  DE  NEUHOFF,  ROI  DE  CORSE.         17o 

de  Zicavo,  où  Frédéric  s'était  réfugié,  dominant  la 
vallée  du  Taravo.  Maillebois  n'y  entra  qu'à  la  fin  de 
septembre.  Frédéric  et  ses  partisans  durent  quitter 
la  Corse  (1740).  Dès  le  mois  de  juillet  précédent, 
Giacinto  Paoli,  Giafîeri  et  Luca  d'Ornano  étaient 
partis  pour  Xaples. 

Maillebois  se  hâta  de  proclamer  que  la  pacifica- 
tion était  achevée.  Il  s'elForça  de  gagner  les  sym- 
pathies des  Corses  par  sa  modération  et  son  équité  ; 
il  leva  un  régiment  spécialement  composé  d'insu- 
laires, auquel  on  donna  le  nom  de  lloyal-Corse. 
Il  s'enferma  dans  Calvi  :  admirant  la  fertilité  et 
l'heureuse  situation  de  la  Balagne  voisine,  «  il  en 
fit  des  rapports  à  son  gouvernement,  appelant  son 
attention  sur  l'intérôt  qu'il  y  aurait  à  s'y  établir  ». 
Lui  aussi  voit  clair  et  juste  et  entrevoit  les  solu- 
tions inévitables.  Les  8.000  hommes  de  troupes 
françaises  que  Gênes  entretient  n'ont  pacifié  que 
les  côtes  et  leur  établissement  dans  l'île  n'est  que 
provisoire  ;  si  les  Français  se  retirent,  les  Corses, 
restés  maîtres  de  l'intérieur,  remporteront  sur  les 
Génois  des  victoires  décisives  et  les  chasseront  de 
l'île,  qui  sera  perdue  pour  la  République  sans  com- 
pensation. «  L'intérôt  certain  de  la  République 
était  de  se  défaire  de  la  Corse  au  meilleur  prix. 
Il  n'importait  que  de  le  lui  faire  comprendre  (1).  » 

fl)  Driault,  dans  les  Iiiiroductions  aux   ambassad'urs,  t.  XIX 
(Paris,  1912).  pp.  LXXX  à  CIII,  pasbim  273,  287,  298,  etc. 


XVII 

LA  CORSE  PENDANT  LA  GUERRE  DE  LA 
SUCCESSION  D'AUTRICHE 


Les  proffvès  de  l'influence  française.  —  La  dernière  aventure  du 
roi  Théodore.  —  Intrigues  anglaises,  sardes  et  autrichiennes. 


M.  de  Campredon,  vieilli,  ne  suffisait  plus  à  l'ac- 
tivité que  réclamaient  les  événements  nouveaux.  Il 
demanda  à  se  retirer  (juin  1739)  et  fut  aussitôt  rem- 
placé par  M,  Chaillon  de  Jonville,  gentilhomme 
ordinaire  de  la  maison  du  roi,  ancien  ministre  à 
Bruxelles.  Rien  à  signaler  dans  les  instructions  qui 
lui  furent  remises  le  24  juin  1739  :  c'est  à  peine 
s'il  y  est  question  de  la  Corse.  Mais  dès  qu'il  fut 
arrivé  à  Gênes,  en  janvier  1740,  il  reçut  du  secré- 
taire d'Etat  des  Affaires  étrangères,  Amelot,  des 
lettres  plus  précises  et  un  mémoire  très  détaillé  sur 
ce  sujet.  L'objet  de  sa  mission  était  d'ouvrir  avec  le 
Sénat  une  négociation  sur  les  conditions  de  l'inter- 
vention française  en  Corse.  Le  gouvernement  de 
Versailles,  désireux  de  terminer  «  une  affaire  aussy 
épineuse  »,  réclame  toute  sa  liberté  d'action.  Les 
troupes  génoises  évacueraient  entièrement  toutes 
les  places  et  forteresses  de  la  Corse  «  qui  seraient 
remises  entre  les  mains  du  Roi  et  y  mettrait  des 
garnisons  » .  Tout  se  ferait  en  son  nom  :  il  adminis- 
trerait la  justice,   il  y  réglerait  les    subsides  que 


LA  CORSE  PENDANT  LA  GUERRE  DE  LA  SUCCESSION.   177 

l'île  devrait  payer  chaque  année;  en  un  mot  le  roi 
de  France  agirait  «  comme  s'il  en  estoit  le  seul  sou- 
verain ». 

Il  faut  prévoir  une  certaine  résistance  de  la  part 
des  Génois,  «  soit  par  leur  défiance  naturelle,  aussi 
bien  que  par  leur  jalousie,  soit  par  la  crainte  qu'ils 
auroient  de  nostre  bonne  foy  ».  Forts  de  la  situa- 
tion, qui  nous  est  entièrement  favorable,  il  faut  les 
mettre  «  au  pied  du  mur  »,  les  menacer  de  retirer 
entièrement  nos  troupes  et  les  rendre  responsables 
de  tous  les  événements  qui  peuvent  arriver  :  «  on 
s'en  prendra  à  eux  si  quelque  autre  puissance  s'em- 
parait de  l'île  et  on  les  regarderait  comme  y  ayant 
eu  part  eux-mêmes,  dont  le  Roy  ne  pourrait  qu'en 
tirer  raison  sur  les  Estais  mesnies  de  la  Répu- 
blique ». 

Cette  fois  la  menace  n'est  même  plus  déguisée. 
Mais,  de  même  qu'en  ménageant  les  Corses  il  avait 
fallu  —  et  telle  avait  bien  été  la  politique  du  comte 
de  Boissieux  —  apaiser  les  susceptibilités  génoises, 
de  même  il  fallait  aujourd'hui  prendre  garde,  en 
négociant  avec  les  Génois,  de  ne  pas  effaroucher  les 
Corses.  Aussi  Amelot  exige-t-il  expressément  que 
rien  ne  transpire  des  conversations  qui  vont  être 
engagées  :  la  République  ne  devra  nommer  qu'un 
petit  nombre  de  commissaires,  qui  seront  «  d'une 
extrême  prudence  »  et  «  capables  surtout  d'un  se- 
cret à  toute  épreuve  ». 

Lorsque  M.  de  Jonville  eut  fait  connaître  les 
propositions  de  son  gouvernement,  le  Sénat  de 
Gênes  nomma  deux  commissaires  pour  suivre  avec 
lui  la  ncgocialion  :  Jean-Baptiste  Grimaldi  et 
(^harles-Emmaimel  Durazzo.  Bientôt  ils  laissèrent 
entendre  —  et  le  ministre  de  la  lîépublique  à  Ver- 
sailles, Lomellini,  agissait  dans  le  même  sens,  — 
que  les    conditions  du   gouvernement   français   ne 

HISTOIIIE  Dli  COKSE.  12 


178  HISTOIRE    DE    CORSE. 

pouvaient  pas  être  acceptées  intégralement.  Ils  de- 
mandèrent une  intervention  combinée  des  troupes 
françaises  et  des  troupes  impériales,  espérant  ainsi 
neutraliser  ces  deux  influences  Tune  par  l'autre. 

Sur  ces  entrefaites  l'empereur  Charles  VI  mourut 
(20  octobre  1740)  et  l'ouverture  de  la  succession 
d'Autriche  apporta  d'autres  préoccupations  aux 
Etats  européens.  Du  moins  la  France  essaya-t-elle 
encore  de  profiter  des  embarras  de  l'Autriche, 
comme  elle  avait  fait  une  première  fois  après  les 
événements  de  1732.  M.  de  Jonville  proposa  au 
Sénat  de  laisser  dans  l'île,  aux  frais  de  la  Fiance, 
l'armée  de  M.  de  Maillebois,  à  condition  que  les 
Génois  lui  remettraient  en  dépôt  quatre  places  de 
l'île  —  Ajaccio,  Calvi  avec  la  tour  de  Girolata,  la 
tour  de  Porto,  le  village  de  Piana,  —  construiraient 
deux  ponts  —  sur  le  Liamone  et  sur  l'Otta,  —  four- 
niraient enfin  aux  soldats  français  les  lits,  le  bois, 
les  tables  et  tous  les  ustensiles  nécessaires.  Le 
Sénat  faisant  des  diflicultés,  Louis  XV  rappela 
M.  de  Maillebois  qui  alla  combattre  en  Bohème 
(mai  1741). 

Les  Français  laissaient  l'île  pacifiée  mais  non 
soumise  :  les  Corses  ne  voulaient  à  aucun  prix 
accepter  la  domination  de  Gênes.  Si  la  présence 
des  troupes  françaises  les  avait  contenus  jusqu'alors, 
ils  reprirent  sur  plusieurs  points,  dès  1742,  les 
hostilités  contre  la  République.  Ce  fut  en  vain  que 
le  Sénat  et  ses  commissaires  généraux  multiplièrent 
les  règlements,  les  perdoni  et  les  coiicessioni  :  ils 
ne  purent  décider  les  Corses  à  déposer  les  armes. 
C'était.,  semble-t-il,  la  fin  de  la  domination  gé- 
noise, d'autant  plus  que  Théodore  de  Neuhofî  repa- 
rut soudain  en  1743. 

Ses  deux  échecs  n'avaient  fait  qu'augmenter  sa 


LA    COUSE    PENDANT    LA    GUERRE    DE    LA    SUCCESSION,        179 

popularité  et  la  caricature  s'était  emparée  de  lui. 
Une  gravure  allemande  ridiculisait 

Le  satyre  corse  visionnaire 

ou 
le  rêve  à  l'état  de  veille, 
dont  l'image  représente 

dérisoirement 

Théodore, 
premier  et  dernier  en  sa  personne, 
pseudo-roi  des  Corses  rebelles. 

Mais  si  les  uns  se  moquaient,  d'autres  croyaient 
vraiment  à  la  réussite  ou  à  Tinfluence  du  baron  de 
Neuhoff  :  la  sous-prieure  du  couvent  des  Saints 
Dominique  et  Sixte,  Madame  Angélique  Gassandre- 
Fonséca,  qui  dirigeait  les  affaires  politiques  du 
baron  à  Home  et  en  faisait  «  un  martyr,  grand  soldat 
du  Christ  »  ;  —  François,  duc  de  Lorraine  et  beau- 
fils  de  l'empereur,  qui  avait  jeté  ses  vues  sur  la 
Corse  et,  après  s'être  servi  en  1736  du  louche 
Humbert  de  Beaujeu,  avait  en  1740  recours  à  Théo- 
dore lui-même  et  lui  promettait  1.500  fusils La 

mort  de  Charles  VI  coupa  court  à  ces  projets.  Le 
roi  de  Corse  s'adressa  alors  à  la  France,  par  l'in- 
termédiaire do  son  beau-frère,  Gomé-Delagrange, 
conseiller  au  Parlement  de  Metz  :  il  essayait  «  l'es- 
croquerie politique  »  après  l'escroquerie  commer- 
ciale. On  refusa  de  l'entendre  et  c'est  alors  que  la 
guerre  de  la  succession  d'Autriche,  en  brouillant 
les  puissances  européennes,  mit  l'aventurier  au  pre- 
mier plan. 

Au  mois  de  janvier  1743,  un  navire  de  la  Majesté 
britannique,  le  Re^^enger,  parut  dans  la  Méditer- 
ranée. Sous  le  couvert  du  pavillon  anglais,  muni 
d'un  passeport  de  lord  Carteret,  le  baron  Théodore 
de  Neuhoff,  souverain  de  la  Corse,  allait  reconquérir 
son  royaume.  Une  proclamation  lut  distribuée  aux 


180  HISTOIKE    DE    CORSE. 

rebelles  :  elle  produisit  un  médiocre  eiïet;  d'autant 
plus  que  Sa  Majesté  ne  consentit  pas  à  débarquer  : 
elle  répugnait  à  l'idée  de  coucher  sur  la  dure,  dans 
le  maquis,  avec  ses  farouches  sujets.  Théodore 
parut  à  peine  sur  les  côtes  de  la  Balagne  et  dis- 
tribua quelques  munitions;  une  nuit,  le  comman- 
dant anglais  le  ramena  sur  le  rivage  de  Toscane, 
à  l'embouchure  de  l'Arno.  Le  roi  se  hâta  de  gagner 
Florence,  pour  continuer  ses  intrigues  et  battre 
monnaie  au  moyen  des  plus  savantes  manœuvres 
de  chantage. 

Pendant  que  se  poursuit  «  le  roman  de  sa  vie  », 
on  voit  se  nouer  autour  de  la  question  corse  le  ré- 
seau compliqué  des  combinaisons  diplomatiques. 
Ce  sont  les  menées  de  l'Angleterre  qui  apparaissent 
d'abord,  pendant  la  guerre  de  la  succession  d'Au- 
triche, comme  les  plus  significatives  et  les  plus  dange- 
reuses. Les  Anglais  ont  compris,  bien  avant  Nelson, 
l'importance  du  golfe  de  Saint-Florent,  où  l'on 
pourrait  entretenir  «  nombre  de  gros  vaisseaux  qui 
seront  toujours  en  vedette  sur  Toulon  »  et,  dans 
le  début,  il  ne  s'agit  de  rien  moins  que  de  «  con- 
quérir B  la  Corse.  Théodore  essaie  de  séduire  le 
représentant  anglais  en  Toscane,  Horace  Mann  : 
celui-ci,  par  curiosité  et  par  désœuvrement,  con- 
sentit à  avoir  plusieurs  entretiens  avec  un  per- 
sonnage qui  l'intriguait;  il  eut  tôt  fait  de  s'aper- 
cevoir que  Théodore  n'était  qu'un  «  babillard  »  et 
il  conseilla  à  son  ministre  de  ne  faire  aucun  fonds 
sur  lui. 

Lâché  par  l'Angleterre,  NeuhofT  essaya  de  s'im- 
poser à  la  Cour  de  Turin  :  Charles-Emmanuel  III, 
dont  les  ambitions  commencent  à  s'étendre  au  delà 
des  limites  étroites  du  Piémont  et  qui,  doué  d'un 
fort  appétit,  ne  demande  qu'à   se  mettre  à  table 


LA  CORSE  PENDANT  LA  GUERRE  DE  LA  SUCCESSION.   181 

pour  manger  l'Italie  feuille  à  feuille,  aurait  vo- 
lontiers commencé  par  la  Corse  le  démembrement 
de  Gênes  et  la  conquête  de  la  péninsule  entière. 
On  voit  poindre  ainsi  dès  le  xviii''  siècle  l'idée  de 
l'unité  de  l'Italie  sous  le  drapeau  de  la  maison 
de  Savoie,  —  les  dépêches  du  comte  Lorenzi, 
envoyé  de  France  à  Florence,  sont  particulièrement 
caractéristiques  à  cet  égard.  Or  dans  ces  espé- 
rances grandioses,  le  roi  de  Sardaigne  sera  de 
bonne  heure  soutenu  par  l'Angleterre,  «  qui  vou- 
drait le  rendre  très  puissant  pour  en  faire  une 
digue  contre  la  France  »  (lettre  de  Poggi,  consul 
de  Naples  à  Gênes,  en  date  du  4  janvier  1744).  — 
Mais  on  n'a  pas  confiance  en  Théodore,  dont  les 
prétentions  paraissent  excessives  et  les  promesses 
vaines  et,  tandis  qu'il  écrit  au  marquis  d'Ormea, 
on  écoute  plus  volontiers  Dominique  Rivarola,  d'o- 
rigine corse,  un  traître  et  un  intrigant,  qui  jouit 
malgré  tout  d'un  certain  crédit  auprès  de  ses  com- 
patriotes et  se  fait  fort  d'introduire  les  étrangers 
dans  sa  patrie. 

Restait  l'impératrice  Marie-Thérèse,  dont  l'époux 
François  de  Lorraine  avait  jadis  convoité  l'île.  La 
famille  autrichienne  se  berça  un  moment  de  l'es- 
poir d'utiliser  l'influence  du  personnage;  elle  pré- 
para même  une  expédition  qu'il  devait  conduire, 
mais  qui  ne  partit  pas. 

Une  fois  de  plus,  Théodore  avait  échoué  :  mais 
il  avait  fort  bien  vu  à  qui  il  convenait  de  s'adresser 
pour  réussir.  Visiblement  une  triple  alliance  anglo- 
austro-sarde  se  nouait  en  1744  :  la  Corse  en  était 
le  pivot,  et  ces  projets  étaient  dirigés  contre  les 
Bourbons  de  France  et  d'Espagne.  Le  résultat  se- 
rait la  formation  d'une  unité  italienne  au  profit  de 
la  Sardaigne  et  l'attribution  de  l'île  à  la  maison 
anglaise  de  Hanovre.  Toute  cette  négociation,  cou- 


182  HISTOIRE    DE    COnSE. 

duite  par  lord  Newcastle  à  Londres,  est  vraiment, 
suivant  le  mot  de  M.  Le  Glay,  «  de  l'art  dans  la 
diplomatie  ». 

Et  les  Corses?  Que  deviennent-ils  au  milieu  de 
ces  partages  dont  leur  île  est  l'objet  éventuel,  au 
milieu  de  ces  intrigues,  de  ces  ruses  et  de  ces  men- 
songes? Peuvent-ils  se  sauver  eux-mêmes?  Effrayés 
de  tous  les  embarras  qui  les  accablent,  les  Génois 
ont  essayé  de  s'entendre  directement  avec  les  Corses 
et  préparé  un  règlement  de  pacification  (3  août 
1744)  qu'ils  espèrent  faire  accepter  aux  révoltés. 
Ce  fut  en  vain.  La  lutte  se  prolongea  sans  engage- 
ments importants  jusqu'en  1745.  Cette  année-là,  au 
mois  d'août,  les  Corses  élurent  pour  chefs  l'abbé 
Ignace  Venturini,  Jean-Pierre  GafFori  et  Fran- 
çois Matra,  avec  le  titre  de  «  Protecteurs  de 
la  Nation  ».  La  mission  confiée  à  ces  chefs  était 
plutôt  de  porter  un  remède  aux  désordres  qui  déso- 
laient l'île  à  ce  moment;  mais  les  maladresses  du 
nouveau  commissaire  général,  Stefano  Mari,  ne 
tardèrent  pas  à  déchaîner  une  guerre  ouverte. 

La  France  sut  admirablement  profiter  de  cette 
situation  embrouillée  et  déjouer  toutes  les  intri- 
gues. Il  fallait  à  tout  prix  empêcher  l'établissement 
en  Corse  d'une  grande  puissance  maritime,  si  l'on 
voulait  sauvegarder  la  suprématie  française  dans  la 
Méditerranée,  assurer  la  défense  des  côtes  de  Pro- 
vence, avoir  la  route  libre  vers  l'Orient  pour  le 
développement  du  trafic  maritime,  —  et  c'est  ce 
que  comprirent  tous  les  hommes  qui  dirigèrent 
pendant  cette  période  la  diplomatie  française  : 
Fleury,  Chauvelin,  Amelot,  d'Argenson,  Puysieux. 
Gênes  est  obligée  de  se  rejeter  dans  les  bras  de  la 
France  qui,  d'accord  avec  l'Espagne,  lui  garantit 
au  traité  d'Aranjuez(17  mai  1745)  l'intégrité  de  son 


LA  CORSE  PENDANT  lA  GUERRE  DE  LA  SUCCEfSIOX.   183 

territoire.  Puis  M.  de  Guymont,  nommé  ministre 
de  France  à  Gènes  à  la  place  de  M.  de  Jonville, 
adresse  aux  peuples  de  Corse  une  proclamation  les 
invitant  à  se  tenir  dans  le  devoir  et  à  se  défier  des 
excitations  des  ennemis  de  la  République.  En  fait, 
on  vit  les  insurgés  corses  faire  cause  commune 
avec  les  Autrichiens  ou  les  Sardes,  mais  il  ne  se 
passa  rien  d'irréparable  en  Corse  pendant  la  ter- 
rible guerre  où  Gênes  elle-même  faillit  périr. 

Au  mois  de  novembre  174.5,  les  Anglais  bom- 
bardaient et  prenaient  Bastia  :  Rivarola  et  les 
chefs  insurgés  occupaient  la  ville  et  la  citadelle. 
Mais  les  Bastiais  prennent  les  armes  en  faveur 
de  la  République  et  chassent  les  insurgés.  Riva- 
rola revient  mettre  le  siège  devant  la  ville.  Il 
occupe  Terra  Vecchia  et  presse  si  énergiquement  la 
citadelle  de  Terra  Nova  que  sa  capitulation  parut 
inévitable.  Si  Fescadre  anglaise  de  six  vaisseaux 
qui  croisait  entre  Bastia  et  Livourne  était  interve- 
nue l'événement  se  serait  aussitôt  accompli  ;  mais 
elle  ne  bougea  pas,  car  le  gouvernement  britan- 
nique était  en  ce  moment  occupé  à  négocier  avec 
l'Espagne.  Profitant  de  la  mort  de  Philippe  V  et  de 
l'avènement  d'un  nouveau  roi  à  Madrid,  l'Angle- 
terre offrait  la  paix  —  et  la  Corse  —  à  l'infant  don  Phi- 
lippe, dans  l'espoir  de  brouiller  les  Bourbons  de 
France  et  d'Espagne  et  peut-être  aussi  d'obtenir 
d'importantes  concessions  commerciales  en  Amé- 
rique. ((  Un  accommodement  avec  l'Espagne, 
disait  le  duc  de  Newcastle,  est  un  si  grand  objet 
pour  l'Angleterre,  qu'elle  est  résolue  de  ne  pas  ris- 
quer de  le  manquer  pour  une  chose  qui  lui  semble 
de  si  peu  d'importance  comme  la  Corse.  »  La  ques- 
tion de  Gibraltar,  que  la  cour  de  Madrid  réclamait, 
fit  échouer  les  pourparlers.  Mais,  pendant  qu'ils 
se  prolongeaient,  l'escadre  britannique  était  restée 

il* 


184  HISTOIRE    DE    CORSE. 

iiiactive  et  son  amiral  demeurait  sourd  aux  prières 
du  roi  de  Sardaigne.  «  Du  moment  qu'ils  ne 
croyaient  pas  devoir  recueillir  des  bénéfices  per- 
sonnels, les  Anglais  n'entendaient  pas  perdre  leur 
temps  à  protéger  un  peuple  gémissant.  » 

Le  gouvernement  français  mit  ses  tergiversations 
à  profit.  Sur  les  instances  de  la  République  de 
Gênes,  une  troupe  de  500  hommes  —  Génois,  Fran- 
çais et  Espagnols,  —  fut  envoyée  le  1"  septembre 
1747  au  secours  de  Bastia.  Le  lieutenant-colonel 
Choiseul-Beaupré,  qui  commandait  ce  détachement, 
réussit  à  repousser  Rivarola.  L'année  suivante, 
Bastia  devait  soutenir  un  siège  autrement  meur- 
trier. Gaffori  et  Giulani  avec  les  insurgés  corses,  le 
chevalier  de  Gumiana  avec  1.500  hommes,  Piémon- 
tais  et  Autrichiens,  et  plusieurs  batteries  d'artil- 
lerie, attaquèrent  furieusement  la  ville.  Le  duc 
de  Richelieu,  ministre  plénipotentiaire  à  Gênes, 
envoya  en  toute  hâte  M.  de  Pédemont,  officier  du 
régiment  de  Nivernais,  au  secours  du  commandant 
génois  Spinola;  après  une  lutte  sanglante,  le  che- 
valier de  Cumiana  se  retira  sur  Saint-Florent 
(27  mai  1748).  Deux  jours  après,  le  marquis  de  Cur- 
say  débarquait  à  Bastia.  Son  arrivée  rendait  impos- 
sible tout  succès  des  Austro-Sardes.  Ainsi  l'action 
énergique  et  décisive  de  la  France  terminait  la  cam- 
pagne, et  la  paix  prochaine  d'Aix-la-Chapelle  (30  oc- 
tobre 1748)  allait  ruiner  les  convoitises  de  la  Sar- 
daigne et  les  menées  de  l'Angleterre  (1). 

Il  ne  sera  plus  question  du  roi  Théodore  dans 
l'histoire  de  Corse.  Son  rôle  politique  est  fini,  bien 
qu'il  refuse  d'abdiquer.  Toujours  dénué  tout  en 
recevant  de  fortes  sommes  de  donateurs  inconnus, 
il  fait  miroiter  aux  yeux  des  marchands  ou  des  sou- 

(1)  Ambrosi,  la  Conquête  delà  Corse  par  les  Français,  dans  le  Bul- 
letin (1913),  pp.  125,  127,  128. 


r.iislia  :  la  (;ita( 
PI.  Mi.  —  Couse. 


//'/</.  .    Itaiis   h'  \irii\   l'dil.   :/'/(.   Morclli.) 


LA    COr.SE    PENDANT    LA    GUERRE    DE    LA    SUCCESSION.       185 

verains  les  avantages  à  tirer  de  la  Corse,  pour  peu 
qu'on  le  mette  en  mesure  de  la  prendre.  En  fin  de 
compte,  il  échoue  à  Londres  où  il  est  bientôt  empri- 
sonné pour  dettes.  Après  six  ans  de  détention, 
bafoué  par  les  uns,  renié  par  les  autres,  finalement 
appelé  à  bénéficier  d'une  libération  conditionnelle, 
il  répondit  au  tribunal  qui  lui  demandait  une  garan- 
tie :  «  Je  n'ai  rien  que  mon  royaume  de  Corse.  »  Il 
signa  une  cédule  par  laquelle  il  abandonnait  ses 
Etats  (24  juin  1755).  Et  le  royaume  de  Corse  fut 
légalement  et  officiellement  enregistré  pour  la 
garantie  des  créanciers  du  baron  de  Neuhoff  !  Les 
Anglais  étaient  donc  arrivés  à  leurs  fins  :  ils  avaient 
l'île,  objet  de  leurs  convoitises.  Seulement  cette 
cession  n'existait  que  sur  un  papier  sans  valeur. 
Théodore  vécut  encore  un  an,  rejeté  en  prison, 
libéré  une  dernière  fois,  loqueteux  et  affamé,  ac- 
cueilli charitablement  par  un  pauvre  tailleur  chez 
lequel  il  mourut  le  11  décembre  1756.  Horace 
Walpole  fit  graver  sur  la  pierre,  dans  l'église 
Sainte-Anne  ce  témoignage  de  compassion  rail- 
leuse :  «  Le  destin  lui  accorda  un  royaume  et  lui 
refusa  du  pain  !  »  C'est  tout  ce  qui  reste  de  Thomme 
qui  disputa  à  Gênes  la  souveraineté  de  la  Corse  ! 

Sa  mémoire  fut  ridiculisée.  On  connaît  les  sar- 
casmes de  Voltaire.  Ensuite,  sur  un  poème  de  Casti, 
Paisiello  composa  en  1784  un  opéra  héroïco-comi- 
que,  il  Rc  Teodoro  :  Marie-Antoinette  le  faisait 
jouer  au  théâtre  de  Versailles  et  Napoléon  l'écou- 
tera  dans  le  palais  des  Tuileries,  «  lui  qui  aurait  pu 
naître  sujet  du  baron  de  Neuhofî,  si  celui-ci  avait 
réussi  et  fondé  une  dynastie  »  ! 


XVIIl 

ESSAIS  D'ORGANISATION  NATIONALE 


Administration  du  marquis  de  Cursay.  —  Gaffori  et  la  consulte 
d'Orezza.  —  A  la  recherche  d'un  chef  :  l'affaire  de  Malte.  —  La 
consulte  de  Caccia  et  l'entrée  en  scène  de  Pascal  Paoli. 


En  1748,  un  corps  de  troupes  françaises  avait 
débarqué  en  Corse,  sous  les  ordres  de  M.  de  Cursay. 
Il  y  demeura  jusqu'en  1753  et  gouverna  le  pays 
pendant  ce  temps.  Les  commandants  des  postes 
établis  dans  l'île  rendaient  la  justice  et  percevaient 
les  impôts  :  la  souveraineté  se  trouvait,  pour  ainsi 
dire,  en  dépôt  entre  leurs  mains.  Situation  singu- 
lière, qui  s'expliquait  par  le  rôle  d'arbitres  et  de  pa- 
cificateurs entre  Corses  et  Génois  qu'ils  avaient 
assumé,  mais  instable  et  périlleuse. 

M .  de  Cursay  était  un  homme  bienveillant  et  juste  : 
«  il  gouverna  l'île,  dit  Cambiaggi,  avec  une  grande 
sagesse  ».  Recherchant  les  causes  profondes  du 
désordre  où  la  Corse  se  trouvait  d'une  façon  perma- 
nente, il  «  connut  bien  vite  que  tout  ce  qui  était 
dans  l'île  avait  un  intérêt  réel  à  maintenir  la  ré- 
volte »  :  les  fonctionnaires  génois,  parce  qu'ils 
pouvaient  à  la  faveur  du  désordre  continuer  leurs 
malversations  ;  —  les  chefs  du  peuple,  pour  dominer 
et  s'enrichir  ;  — les  autres,  pour  vivre  dans  l'indé- 
pendance. «  Il  avait  donc,  écrit  Pommereul,  deux 


ESSAIS    1)  OKGAMSATION    NATIONAL!:.  187 

partis  à  gagner,  les  chefs  et  le  peuple  :  pour  faire 
un  projet  solide,  il  fallait  que  les  chefs  lui  répondis- 
sent du  peuple,  et  le  peuple  des  chefs.  » 

Il  commença  par  le  peuple  et,  sachant  que  les 
abus  dans  l'administration  de  la  justice  avaient  été 
la  principale  cause  de  la  révolte,  il  voulut  être  un 
juge  intègre  et  sévère.  Les  administrateurs  des 
pièves  imitèrent,  comme  il  arrive,  la  conduite  du 
chef  suprême  et  le  peuyjle  connut  une  tranquillité 
dont  il  n'avait  plus  l'habitude  :  il  se  reprit  à  respirer 
et  à  espérer  et,  par  delà  la  personnalité  du  marquis 
de  Cursay,  le  nom  de  la  France  excita  l'admiration 
et  l'amour.  Ayant  ainsi  agi  sur  le  peuple,  Cursay 
réunit  les  chefs  à  Bioruo'lia  et  se  fit  remettre  toutes 
les  places  dont  ils  s'étaient  emparés;  mais  il  eut  l'art 
de  le  faire  avec  leur  assentiment,  et  pareille  me- 
sure ne  se  présenta  pas  sous  les  apparences  d'une 
vengeance  administrative. 

L'ordre  et  la  paix  réapparurent  dans  Tîle.  «  Il  y 
fit  régner  la  plus  exacte  justice,  et  fut  encore  plus 
aimé  qu'il  ne  fut  craint.  Il  fit  construire  des  pontons, 
raccommoder  des  ports.  Il  leva  des  impôts  en  plus 
grande  quantité  que  ceux  qu'avait  jamais  établis  la 
République,  sans  pour  cela  mécontenter  la  nation. 
Il  fit  enfin  tout  ce  que  le  souverain  le  plus  intelli- 
gent peut  faire  pour  un  peuple  qu'il  aime.  »  Pré- 
curseur de  la  domination  française,  initiateur  des 
mesures  que  les  intendants  prendront  après  i7G9, 
véritable  despote  éclairé,  il  mérita  la  reconnaissance 
de  la  Corse  et  de  la  France.  Il  s'attacha  à  toutes  les 
branches  de  l'administration  et  tenta  de  greffer  sur 
une  vie  économique  renaissante  un  développement 
intellectuel  digne  de  ce  peuple  que  tant  de  luttes 
avaient  détourné  de  la  littérature.  Il  fait  représenter 
devant  lui  un  drame  de  Marco-Maria  Ambrosi,  fils 
du  fameux  Castineta,  intitulé  LdK'iuia.  L'Académie 


188  HISTOIRE    DE    CORSE. 

des  Vagabonds,  fondée  à  Bastia  en  1659  et  dont 
l'éclat  avait  été  éphémère,  fut  rétablie  en  1750  et 
proposa  un  prix  d'éloquence  dont  le  sujet  était  cette 
question  :  «  Quelle  est  la  vertu  la  plus  nécessaire 
au  héros,  et  quels  sont  les  héros  à  qui  cette  vertu 
a  manqué?  »  J.-J.  Rousseau  concourut  en  1751 
pour  ce  prix.  La  disgrâce  du  marquis  de  Gursay  et 
les  nouveaux  troubles  qui  agitèrent  la  Corse  détrui- 
sirent l'Académie,  «  espèce  d'établissement  qui  ne 
peut  subsister  qu'avec  la  paix  ». 

Car  les  Génois  ne  tardèrent  pas  à  se  montrer  jaloux 
de  M.  de  Cursay  :  son  administration,  comme  dit 
Pommereul,  «  faisait  la  satire  de  la  leur  »  et  ne 
pouvait  leur  convenir.  En  offrant  aux  Corses  le 
modèle  d'un  gouvernement  ferme,  sage  et  modéré, 
tel  que  Gênes  n'en  avait  jamais  adopté,  il  préparait 
de  nouvelles  révoltes  à  la  République  «  et  lui  enle- 
vait réellement  les  Corses  en  tâchant  de  les  lui  sou- 
mettre ».  Gênes  se  plaignit  à  la  Cour  de  France,  qui 
fit  passer  en  Corse  le  marquis  de  Chauvclin,  officier 
de  carrière,  ambassadeur  à  Gênes,  chargé  pour  la  cir- 
constance du  commandement  supérieur  des  troupes 
françaises  avec  le  grade  de  lieutenant  général. 
Il  avait  pleins  pouvoirs  et  M.  de  Puysieux,  se- 
crétaire d'Etat  des  Affaires  étrangères,  lui  trans- 
mettant les  instructions  du  comte  d'Argenson,  lui 
recommandait  de  traiter  «  dans  des  lettres  séparées  » 
tout  ce  qui  aurait  rapport  aux  affaires  de  Corse  : 
c'était  montrer  l'intérêt  que  l'on  y  attachait  en  haut 
lieu. 

M.  de  Ghauvelin  sut  répondre  à  la  confiance  du 
ministre;  il  se  montra  dès  le  premier  jour  organi- 
sateur éminent,  rédigeant  de  nombreux  mémoires 
sur  l'administration  de  la  Corse,  sur  les  moyens  de 
la  pacifier,  et  se  tenant  sans  cesse  en  correspon- 
dance avec  le  gouvernement.  Mais  il  crut  habile  de 


ESSAIS    D  ORGANISATION    NATIONALE.  [H\) 

rendre  aux  Génois  la  garde  des  ports  en  laissant 
aux  Français  l'administration  de  la  justice,  source 
de  conflits  évidents  :  ou  l'autorité  de  M.  de  Gursay 
s'arrêtait  aux  ports,  et  alors  les  malfaiteurs  pou- 
vaient à  leur  gré  entrer  dans  l'île  ou  en  sortir, 
tant  les  Génois  faisaient  mauvaise  garde,  ou  M.  de 
Gursay  possédait  l'administration  générale  de  la  jus- 
tice et  devait  commander  également  dans  les  ports. 
En  attendant.  Gênes  essaya  de  profiter  de  l'œuvre 
de  pacification  réalisée  par  M.  de  Gursay  et  feignit 
de  considérer  les  Gorses  comme  soumis  à  la  Répu- 
blique. Un  voyage  de  M.  de  Grimaldi  dans  l'inté- 
rieur lui  fit  voir  son  erreur  :  il  trouva  tous  les  pas- 
sages fermés  et  fut  obligé  de  revenir  honteusement 
à  Bastia.  Il  fallait  à  tout  prix  se  débarrasser  du  mar- 
quis de  Gursay.  On  y  parvint  à  la  fin  de  1752,  lors- 
que furent  terminées  les  négociations  entamées  arvec 
les  deux  commissaires  génois,  Gharles-Emmanuel 
Durazzo  et  Dominique  Pallavicini.  M.  de  Grimaldi 
et  Ghauvelin  se  transportèrent  en  Gorse.  On  sus- 
cita des  difficultés  à  M.  de  Gursay,  on  le  calomnia, 
on  l'accusa  de  fomenter  la  rébellion  et  d'aspirer  à  la 
royauté.  11  fut  arrêté  et  emprisonné  à  Antibes;  son 
innocence  ne  tarda  pas  à  être  reconnue  et  il  alla 
commander  en  Bretagne  et  en  Franche-Gomté.  La 
convention  de  Saint-Florent  (6  sept.  1752)  avait 
réglé  les  rapports  de  Gênes  et  de  la  France  :  l'ad- 
minislration  de  l'île  était  rendue  aux  Génois  sous 
la  garantie  du  roi  qui  leur  donnerait  un  subside 
pour  l'entretien  des  troupes  par  lesquelles  ils  rem- 
placeraient peu  à  peu  les  troupes  françaises.  Solu- 
tion précaire,  essentiellement  provisoire,  qui  ne 
réglait  rien  et  remettait  tout  en  question. 

Le   départ  de  Gursay  exaspéra  les  Gorses,  mais 
ne  les  prit  pas  au  dépourvu  :  ils  entendaient  avoir 


190  HISTOIUE    DE    COHSl':. 

le  dernier  mot  et  s'étaient  organisés  pour  la  lutte. 
Dès  le  mois  de  juin  1751,  le  général  des  Corses, 
GafTori,  qui  apparaît  au  premier  plan  de  l'histoire 
insulaire,  avait  provoqué  une  consulte  à  Orezza  et 
organisé  un  gouvernement  dont  l'autorité  devait,  le 
moment  venu,  se  substituer  à  celle  des  Français. 
Les  Français  présents,  ce  gouvernement  n'existait 
pas,  à  proprement  parler;  les  Français  partis,  il 
était  prêt  à  fonctionner. 

Ce  gouvernement  devait  se  composer  :  —  1°  d'une 
cour  suprême  jugeant  sans  appel  dans  toutes  les 
affaires  civiles  et  criminelles  et  pouvant  prononcer 
la  peine  de  mort,  sauf  confirmation  des  généraux; 

—  2"  d'une  junte  de  cinq  membres  [sindicator^i), 
chargée  de  veiller  sur  la  conduite  des  officiers  et  des 
magistrats,  afin  d'empêcher  tout  abus  de  pouvoir; 

—  ^î"  d'une  junte  des  finances,  chargée  d'assurer 
la  rentrée  des  revenus  publics  :  impôt  de  26  sous 
par  feu,  condamnations  prononcées  par  les  tribu- 
naux, etc.  ;  le  trésorier  général  ne  pourrait  disposer 
d'aucune  somme  si  elle  n'était  d'abord  ordonnan- 
cée par  4  membres  sur  6  qui  composaient  la  junte  ; 

—  4°  d'une  junte  de  guerre,  composée  de  12  mem- 
bres. —  Sous  les  ordres  de  cette  junte  de  guerre, 
les  commandants  des  pièves  (2  par  piève  exerçant 
l'autorité  à  tour  de  rôle,  se  relevant  de  mois  en 
mois),  dirigeaient  les  capitaines  des  paroisses. 
Ceux-ci  devaient  intervenir  dans  toutes  les  dispu- 
tes, arrêter  les  délinquants,  faire  exécuter  les  sen- 
tences des  magistrats,  condamner  à  l'amende  les 
fusiliers  qui  ne  prendraient  point  part  aux  marches 
commandées.  Dans  chaque  piève,  un  auditeur, 
assisté  d'un  chancelier,  devait  juger  toutes  les  affai- 
res civiles  ne  dépassant  pas  30  livres,  sous  réserve 
d'appel  à  la  Cour  suprême.  Une  loi  rigoureuse 
était  annoncée  pour  la  répression  des  crimes.  Les 


LSSAIS    1)  OUGANISATIOX    NATIONALE.  J91 

généraux  gardaient  le  droit  de  convoquer  les  assem- 
blées. 

De  la  consulte  d'Orezza  était  sorti  un  véritable 
gouvernement  «  révolutionnaire  »  qu'il  sera  curieux 
de  rapprocher  des  mesures  prises  par  Paoli.  Inspiré 
par  les  circonstances,  il  rappelle  l'organisation  du 
parti  protestant  en  France  avant  Richelieu. 

Or  cet  organisme  entra  en  fonctions  lorsque  les 
troupes  françaises  eurent  quitté  la  Corse  :  dès  la 
fin  de  1752  les  tribunaux  se  dressaient,  les  magis- 
trats rendaient  la  justice,  la  junte  de  guerre  ordon- 
nait des  marches,  aussitôt  exécutées  par  les  com- 
mandants des  pièves,  les  députés  aux  finances 
recueillaient  les  impôts.  Principato  nascente, 
s'écriait  le  commissaire  Grimaldi  ;  et  il  ajoutait  : 
((  Ce  n'est  encore  qu'une  ébauche,  mais  les  lignes  se 
distinguent  nettement  et  il  sera  facile  de  l'améliorer 
de  jour  en  jour.  »  Les  améliorations  devaient  venir 
en  effet,  et  l'une  des  premières  fut  la  création  d'un 
tribunal  d'inquisiteurs  chargé  de  surveiller  les  rela- 
tions des  Corses  avec  les  villes  et,  par  ce  moyen,  de 
couper  court  aux  intrigues  toujours  à  craindre  des 
autorités  génoises. 

La  Corse  était  maîtresse  d'elle-même.  Le  péril 
était  grand  pour  la  République.  Pour  le  conjurer, 
Grimaldi  ne  trouva  rien  de  mieux  que  de  faire  assas- 
siner Gaffori  (3  octobre  1753).  Lui  mort,  pensait-il, 
son  œuvre  périssait  :  le  nouveau  principat  était  tué 
dès  sa  naissance.  Il  ne  se  trompait  qu'à  moitié  : 
l'homme  étant  difficile  à  remplacer,  on  ne  le  rem- 
plaça pas,  et,  au  lieu  d'un  chef  imposant  sa  volonté, 
on  eut  une  régence  de  quatre  membres  —  Clément 
Paoli,  fils  de  Giacinto,  Tommaso  Santucci,  Simon 
Pietro  Frediani  et  le  docteur  Grimaldi,  —  qui, 
n'ayant  pas  d'nnité  de  vues,  manquait  d'initiative 
et  devait  bientôt  manquer  d'autorité. 


192  HISTOIRE    DE    CORSE. 

L'  «  anarchie  spontanée  »  éclatait  dans  l'île  et  se 
répandait  de  proche  en  proche.  Le  magistrat  suprême 
et  les  magistrats  des  provinces  n'étaient  plus  obéis. 
Les  assassinats  se  succédaient;  au  sein  des  con- 
sultes, les  partis  s'excommuniaient  et  les  Génois 
assistaient  à  la  décomposition  de  l'unité  matérielle 
et  morale  que  Gaffori  avait  un  moment  réalisée  :  les 
Corses  étaient  impuissants  et  découragés.  On  par- 
lait bien  d'établir  des  patrouilles,  de  séquestrer  les 
dîmes  des  évêques,  de  confisquer  les  biens  des 
Génois.  Chansons  que  tout  cela!  disait  Grimaldi, 
le  passioni  non  gli pe/Tuottono  una  divisa  stahile. 
Quelques  expéditions  militaires  n'eurent  pas  de 
succès,  les  trahisons  se  multipliaient.  Le  désir  d'u- 
nion était  d'autant  plus  vif  chez  les  patriotes  et  le 
vœu  des  patriotes  était  unanime  :  ils  voulaient  un 
chef  suprême  à  la  tête  des  affaires. 

Dès  le  début  de  1754  les  Corses  résidant  à  Rome, 
dont  quelques-uns  étaient  de  véritables  personnages, 
avaient  songé  à  profiter  de  leurs  relations  pour 
affranchir  leur  île  de  la  domination  génoise,  même 
en  lui  donnant  un  maître  étranger.  Le  chanoine 
Giulio  Natali,  d'Oletta,  en  particulier,  l'auteur  du 
Disinganno  intorno  alla  guerra  di  Corsica,  alors 
auditeur  du  cardinal  Ferroni,  ne  pouvait  contenir 
son  indignation  depuis  l'assassinat  du  général  Gaf- 
fori. Lié  avec  le  marquis  Solari,  ministre  de  Malte 
auprès  du  Saint-Siège  et  bailli  de  l'ordre,  il  s'entre- 
tenait avec  lui  des  moyens  d'assurer  à  leur  patrie 
une  libération  définitive  et  peu  à  peu  ce  plan  fut 
conçu  :  placer  la  Corse  sous  l'autorité  du  grand 
maître  de  l'ordre  de  Malte.  La  Corse  trouverait  dans 
cette  réunion  un  accroissement  de  forces,  et  l'ordre 
tirerait  parti  des  ports  et  des  forêts  de  l'île  ;  l'esprit 
militaire  des  insulaires   lui  assurerait  d'autre  part 


ESSAIS    D  ORGANISATIOX    NATIONALE.  193 

de  nombreux  et  vaillants  soldats.  L'abbé  Louis 
Zerbi,  qui  gérait  à  Livourne  les  intérêts  de  ses  com- 
patriotes, fut  chargé  de  la  négociation  :  muni  d'une 
lettre  de  créance  du  magistrat  suprême  et  d'une 
lettre  de  Solari,  il  partit  pour  Malte  et  traita  di- 
rectement avec  le  Grand  Maître  de  l'ordre,  qui  était 
alors  Pinto.  Une  convention  fut  conclue,  aux  termes 
de  laquelle  l'ordre  de  Malte  donnerait  au  gouverne- 
ment corse  une  somme  suffisante  pour  entretenir 
600  hommes  de  troupes,  fournirait  des  armes  et 
assurerait  aux  Corses  la  protection  des  puissances 
étrangères.  En  revanche  les  Corses  s'engageaient  à 
se  rendre  libres  eux-mêmes;  leur  liberté  une  fois 
reconquise,  ils  convoqueraient  une  diète  générale  et 
proclameraient  la  religion  de  Malte  souveraine  de 
l'île.  Tous  les  privilèges  de  la  nation  seraient  d'ail- 
leurs respectés  et  accrus. 

Malgré  toutes  les  précautions  prises  pour  enve- 
lopper la  négociation  de  mystère,  elle  ne  put  rester 
tellement  secrète  qu'Antonio  Colonna  de  Bozzi,  qui 
se  trouvait  alors  à  Livourne,  n'en  apprît  quelque 
chose.  Il  s'embarqua  pour  Malte,  et  obtint  pour  ses 
concitoyens  30.000  piastres  qui  contribuèrent  à  sou- 
lager les  besoins  de  la  nation.  Mais  son  crédit  baissa 
dès  qu'on  aperçut  que  des  préoccupations  person- 
nelles se  mêlaient  à  un  sincère  amour  de  la  patrie. 
Il  espérait  que  l'ordre  de  Malte,  après  avoir  pris  pos- 
session de  la  Corse,  y  rétablirait  l'ancienne  noblesse 
des  Cinarchesi.  Or  les  populations  corses  n'en- 
tendaient pas  se  soustraire  à  la  domination  des 
Génois  pour  se  replacer  sous  celle  des  Cinarchesi, 
contre  lesquels  ils  avaient  imploré  autrefois  l'assis- 
tance de  la  llépubliquc.  Antonio  Colonna  se  trouva 
bientôt  isolé. 

Au  surplus  lu  projet  s'en  allait  en  fumée,  malgré 
le  zèle  infatigable  de  Zerbi,  (|ui  «  se  croit  le  premier 

IIISTOIHE  DE  COIlSi;.  13 


194  HISTOIUE    DK    COUSE. 

homme  de  la  Corse  »  et  n'est  qu'  «  une  taupe  et  un 
ignorant  ».  Le  gouvernement  de  Malte  est  mille  fois 
pire  que  celui  de  Gênes.  «  Les  Maltais  sont  plus 
misérables  que  nous.  Au  lieu  d'être  commandés  par 
40  ou  50  familles  génoises,  nous  serions  comman- 
dés par  tous  les  meurt-de-faim  de  l'Europe,  comme 
cela  se  passe  à  Malte,  dont  le  peuple  est  le  plus 
esclave  de  l'Europe;  personne  n'y  ose  mettre  son 
chapeau  devant  un  chevalier,  et  chaque  année  on 
expurge  l'île  des  maris  jaloux  pour  les  éloigner  de 
leurs  femmes.  »  Qui  parle  ainsi,  avec  ce  mélange 
d'humour  et  de  colère?  le  plus  jeune  des  fils  de 
Giacinto  Paoli,  —  il  était  né  à  Morosaglia  en  avril 
1725,  —  Pascal  Paoli,  sous-lieutenant  au  service  du 
roi  des  Deux-Siciles.  Il  suit  avec  une  attention  im- 
patiente les  démarches  entreprises  par  Natali  et 
Zerbi  auprès  de  la  Religion  de  Malte,  il  se  rend  de 
Longone  à  Porto-Ferrajo  pour  joindre  Zerbi,  il  lui 
montre  l'inanité,  le  ridicule  même  du  projet  maltais. 
11  parle  avec  d'autant  plus  de  chaleur  que  les  Corses 
ont  jeté  les  yeux  sur  lui  :  des  lettres  pressantes  et 
réitérées  lui  parviennent  du  colonel  Fabiani,  de  Ma- 
riani,  du  chanoine  Orticoni,  des  principaux  de  l'île. 
Giacinto    s'alarme,  mais   Pascal  est  enthousiaste. 

Car  il  faut  définitivement  abandonner  la  légende 
d'un  Pascal  Paoli,  travaillant  à  Naples,  sans  trop 
songer  à  la  Corse  et  hésitant  à  répondre  aux  vœux 
de  ses  concitoyens.  En  réalité  il  a  compris  de  bonne 
heure  le  rôle  qu'il  pouvait  jouer  dans  sa  patrie  et  il 
s'y  est  préparé.  Il  demande  à  son  père  en  novembre 
1754  de  lui  acheter  des  livres  pour  se  former  à  la 
science  du  gouvernement  et  pour  surveiller  avec 
compétence  l'exploitation  des  mines.  Ces  livres  sont  : 
le  Parfait  Ingénieur,  les  Histoires  de  Rollin,  \ Es- 
prit des  Lois,  les  Considérations  sur  les  causes  de 


ESSAIS    D  ORGANISATION    NATIONALE.  1% 

la  grandeur  des  Romains  et  de  leur  décadence . 
L'exploitation  des  mines  lui  tient  à  cœur,  il  visite 
les  exploitations  de  l'île  d'Elbe,  il  reçoit  des  ren- 
seignements de  Marco-Maria  Ambrosi,  un  des  es- 
prits les  plus  distingués  de  la  Corse,  qui  mourut 
malheureusement  avant  le  retour  de  son  ami  dans 
l'île.  Paoli,  qui  a  déjà  rédigé  un  projet  de  gouverne- 
ment, dresse  un  plan  d'opérations  militaires  un  peu 
présomptueux.  Enfin  il  part  pour  la  Corse  où  il 
arrive,  soit  au  commencement  de  juillet,  soit  à  la 
iin  d'avril. 

Dès  le  21  avril,  une  consulte  tenue  à  Caccia  pro- 
mulgue une  série  d'  «  établissements,  règlements  et 
décrets  »  qui  achèvent  l'œuvre  ébauchée  à  Orezza. 
L'exercice  de  la  justice  est  réglé  dans  tous  ses 
détails.  Le  fonctionnement  en  est  assuré  dans  cha- 
que piève  par  un  juge  rétribué  mais  révocable  en 
cas  de  prévarication.  Au-dessus  sont  les  tribunaux 
des  provinces  et  le  Magistrat  suprême,  corps  judi- 
ciaire et  politique  tout  à  la  fois.  La  loi  annoncée  à 
Orezza  pour  la  répression  des  crimes  fut  publiée  à 
Caccia,  et  rien  ne  montre  davantage  le  lien  entre 
les  deux  consultes  :  la  seconde  tient  les  promesses  de 
la  première.  L'assassinat  est  puni  de  mort  et  la 
famille  de  l'assassin  est  chassée  du  royaume  sans 
espoir  de  retour.  —  Mais  en  même  temps  qu'un 
Code,  ces  «  établissements  »  présentent  un  ensei- 
gnement moral  et  civique,  montrant  le  mal  qu'est 
l'assassinat,  réprouvant  le  faux  point  d'honneur  par 
où  se  perpétuent  des  vengeances  qui  ensanglantent 
et  déshonorent  le  pays  :  non  e  bravura,  ma  l'ero 
brutalita.  De  ces  principes  doivent  s'inspirer  les 
paceri,  amiables  compositeurs  ou  arbitres  criminels, 
institués  dans  chaque  piève  pour  prévenir  le  mal 
et  l'arrêter  à  ses  débuts.  Un  tribunal  d'inquisiteurs, 
renouvelé  de  Gafîori,  juge  en  secret. 


196  HISTOIRE    DE    CORSE. 

Pour  exécuter  les  sentences  des  magistrats,  pour 
garder  le  château  de  Gorte  et  la  tour  de  l'île  Rousse 
—  par  où  seulement  les  Corses  pouvaient  commu- 
niquer avec  l'Italie,  —  la  consulte  avait  décrété  la 
création  d'une  troupe  soldée,  soumise  à  une  disci- 
pline régulière.  Non  pas  que  le  principe  fût  abrogé 
suivant  lequel  tout  Corse  était  soldat  ;  mais  la  troupe 
soldée  présentait  cet  avantage  d'être  prête  à  toute 
réquisition  et  les  populations  se  trouvaient  déchar- 
gées d'autant.  —  Il  y  avait  de  ce  fait  une  augmen- 
tation d'impôts  :  deux  livres  par  feu,  au  lieu  de 
26  sous  fixés  à  Orezza;  mais  les  fonctions  publiques 
sont  gratuites  et  le  bilan  des  recettes  et  des  dépen- 
ses, qui  se  publiera  tous  les  six  mois,  fera  con- 
naître à  tous  le  bon  emploi  des  deniers  publics. 

Ainsi,  finances  et  armée,  police  et  justice,  la 
consulte  de  Caccia  avait  tout  organisé.  Le  nou- 
veau gouvernement  recevait,  pour  accomplir  son 
œuvre,  un  instrument  tel  qu'aucun  régime  n'en 
avait  possédé  avant  lui.  Désormais  la  Corse  pou- 
vait s'orienter  vers  de  nouvelles  destinées.  Subditc 
naturali,  disaient  les  Génois;  suhditi convenzionati, 
ripostaient  les  Corses.  On  discutait  sur  ces  deux 
adjectifs.  La  consulte  de  Caccia  changea  la  ques- 
tion. «  Nous  transférons,  dit-elle,  le  domaine  de 
l'île  au  Magistrat  suprême  (c'est-à-dire  à  la  repré- 
sentation nationale).  Les  membres  qui  le  composent 
forment  le  corps  de  la  nation  et  ont  le  domaine  de 
l'île  tout  entière.  »  La  souveraineté  nationale  était 
affirmée  et  tout  vasselage  aboli.  Au  lieu  de  marcher 
à  la  suite  de  la  Sérénissime  République,  la  Corse 
suivra  désormais  sa  propre  voie. 

A  quel  chef  confiera-t-on  cet  instrument  d'où 
la  Corse  régénérée  attend  son  salut?  Le  commissaire 
de  Gênes,  Giuseppe-MariaDoria,  parle  dans  la  même 
lettre  de  la  consulte  de  Caccia  et  du  jeune  Pascal 


ESSAIS    D  ORGANISATION    NATIONALE.  197 

Paoli,  dont  le  crédit  augmente  chaque  jour  dans 
l'esprit  des  rebelles.  A  peine  débarqué,  il  seconde 
son  frère  dans  ses  expéditions,  établit  une  poudre- 
rie, parle  de  l'exploitation  des  mines  et  se  flatte 
qu'on  le  proclamera  général.  Sa  candidature  est 
posée  (1)...  L'élection  se  fit  le  13  juillet  1755  à  San 
Antonio  délia  Casablanca.  Seize  pièves  en  tout  y 
prirent  part  :  les  délégués  votèrent  pour  Pascal 
Paoli.  11  accepta  et  prêta  serment.  La  Corse  avait 
trouvé  le  chef  qu'elle  cherchait. 

(1)  p.  Marini.  La  Consulte  de  (lacia  et  l'élection  de  Pascal  Paoli 
dans  le  BiiUelin  (1913),  pp.  65  à  76.  —  Abbé  Letteron,  Pascal 
Paoli  avant  son  généralat,  dans  le  Bulletin  (1913),  pp.  Vt  et  suiv., 
36,  37,  etc. 


13* 


XIX 

LE  GÉNÉRALAT  DE  PASCAL   PAOLI  (i) 


Une  ((  République  »  corse  au  XVIII'  siècle.  —  Les  tentatives 
séparatistes.  —  Le  développement  économique  et  la  vie  intel- 
lectuelle. —  J.-J.  Rousseau  et  la  Corse. 


Avec  Pascal  Paoli  la  Corse  entre  dans  la  pé- 
riode héroïque  de  son  histoire.  Elle  cherche  à  se 
rendre  libre,  à  échapper  à  la  domination  fran- 
çaise aussi  bien  qu'à  la  domination  génoise.  Ce 
sera  l'éternel  titre  de  gloire  de  Paoli  aux  yeux 
des  insulaires  que  d'avoir  incarné,  pendant  la 
première  partie  de  sa  vie,  ce  beau  rêve  d'indé- 
pendance. Ses  contemporains  le  dépeignent  d'un 
extérieur  imposant,  énergique  et  calme,  avec  une 
parole  assurée  qui  inspirait  la  confiance.  Il  a  lu 
Montesquieu  et  considère  la  séparation  des  pou- 
voirs comme  le  principe  de  toute  organisation  po- 
litique. Mais  ce  n'est  point  un  théoricien  cherchant 
à  appliquer  à  un  Etat  quelconque  des  idées  «  phi- 
losophiques »  :  il  travaille  pour  la  Corse,  dont  il 
connaît  l'état  misérable,  le  passé  trouble  et  les 
besoins  précis.  Eloigné  de  sa  patrie,  il  est  resté 
en  relations  avec  les  «  patriotes  »,  il  a  reçu  des  con- 


(1)  Mathieu  Fontana,  La  Constitution  du  généralat  de  Pascal 
Paoli  en  Corse  (Paris,  1907),  pp.  25  à  28,  31  à  34.—  127  à  130.  Lieut.- 
col.  Campi.  Notes  sur  Ajaccio,  Ajaccio  1901,  pp.  81  à  84. 


LK    GEN'KRALAT    DE    PASCAL    PAOLI.  190 

seils  et  des  encouragements,  il  a  rédigé  des  projets 
de  constitution,  il  n'arrive  pas  «  les  mains  vides  ». 
Il  n'apportait  avec  lui,  écrit  à  tort  Gregorovius, 
suivi  par  la  plupart  des  historiens,  «  que  son 
patriotisme,  sa  volonté  énergique  et  sa  philosophie 
humanitaire,  et  c'est  avec  ces  moyens  qu'il  enten- 
dait délivrer  un  peuple  primitif,  presque  entière- 
ment sauvage,  déchiré  par  les  guerres  intestines, 
le  banditisme  et  la  vendetta,  et  le  transformer  en 
une  société  politique  et  morale.  Ce  problème 
étrange,  sans  précédents  dans  l'histoire  du  monde, 
allait  pourtant  être  résolu  aux  yeux  de  l'Europe, 
dans  un  temps  où  des  peuples  civilisés  l'avaient 
tenté  en  vain  ».  Problème  étrange,  en  effet,  mais 
les  données  sont  mal  posées  et  il  est  des  «  précé- 
dents »  dont  il  faut  tenir  compte,  en  se  référant 
notamment  à  l'œuvre  des  consultes  d'Orezza  et  de 
Caccia. 

Le  peuple  était  souverain.  Pas  de  droit  divin  qui 
annihilât  son  pouvoir;  pas  de  droit  d'occupation  en 
faveur  d'une  dynastie.  Cette  autorité  souveraine, 
le  peuple  la  délègue  à  ses  représentants,  qui  for- 
ment la  Consulte,  et  la  Consulte,  étant  le  peuple, 
exerce  tous  les  pouvoirs;  mais,  déléguant  à  son 
tour  l'exécutif  et  le  judiciaire,  elle  se  réserve  seule- 
ment le  pouvoir  législatif.  Cette  assemblée  com- 
prend essentiellement  des  élus  du  peuple  :  les  uns 
nommés  dans  le  but  précis  d'aller  siéger  à  la  Con- 
sulte, les  autres  membres  de  droit  parce  que  le 
peuple  les  avait  choisis  préalablement  pour  remplir 
d'autres  charges.  Parfois  on  y  voit  figurer  des 
ecclésiastiques,  quelques  hauts  magistrats  sortis 
de  charge,  des  personnages  considérables  :  en  17()2 
on  convoque  les  fils  et  les  frères  de  ceux  qui  ont 
verse  leur  sang  pour  la  patrie,  en  17G3  les  vicaires 
forains  et  les  curés  des  chefs-li'eux  de  pièves,   en 


2()0  HISTOIUE    DE    CORSE. 

1765  «  les  patriotes  les  plus  zélés  et  les  plus  éclai- 
rés ».  Assemblées  parfois  trop  nombreuses  où  les 
délibérations  étaient  confuses.  Une  réglementation 
plus  stricte  fut  prise  en  décembre  1763  :  deux  ou 
trois  membres  par  province,  élus  par  les  magistrats 
provinciaux  (une  vingtaine),  un  représentant  du 
peuple  élu  dans  chaque  piève  par  les  procureurs 
(60),  les  présidents  de  province  (10).  Le  suffrage 
indirect  remplaçait  le  suffrage  direct  et  cette  orga- 
nisation fut  à  peu  près  observée  depuis  1764.  Les 
Consultes  se  réunissaient  une  fois  par  an  pour  une 
durée  très  courte  (deux  ou  trois  jours)  et  généra- 
lement à  Gorte,  où  Paoli  établit  le  siège  du  gou- 
vernement. Elles  approuvaient  les  actes  du  gou- 
vernement, votaient  les  impôts,  nommaient  et 
contrôlaient  les  fonctionnaires. 

De  la  Consulte  émanait  le  Conseil  d'Etat  ou  Con- 
seil suprême  {Consiglio  supremo).  Celui-ci  était 
composé  du  Général,  président-né  de  ses  libérations, 
de  plusieurs  conseillers  et  du  grand  chancelier.  Au 
début  les  conseillers  sont  extrêmement  nombreux 
et  ils  forment  deux  catégories  :  36  présidents  et 
108  consulteurs,  formant  ensemble  les  trois  cham- 
bres de  justice,  de  guerre  et  de  finances.  Chaque 
président  n'exerce  effectivement  le  pouvoir  que 
pendant  un  mois  par  an,  chaque  consulteur  pendant 
dix  jours  seulement,  de  sorte  qu'à  tout  moment  le 
pouvoir  exécutif  «  actif  »  était  représenté  par  le 
Général,  trois  présidents,  trois  consulteurs  et  le 
secrétaire  d'Etat,  dont  la  voix,  ordinairement  con- 
sultative, devenait  délibérative  en  cas  de  partage 
égal  des  opinions.  Organisation  déplorable,  mor- 
cellement excessif  du  pouvoir  exécutif,  et  les  deux 
réunions  que  le  Conseil  d'Etat  devait  tenir  chaque 
année  au  grand  complet  ne  pouvaient  suffire  à  donner 
une  impulsion  d'ensemble  à  la  marche  des  services 


I.,i  |i;ilric  lie  (  !iiliiiiilia  ;   l''ii//.;ilhi.  —  (iliixmi.  ^/'/i.  Diuniaiii.) 
■1.   Mil.        (;,iii>i:. 


LE    GÉNliRALAT    DE    PASCAL    PAOLI.  201 

publics.  Que  pouvaient  faire  de  sérieux  un  consul- 
teur  qui  restait  dix  jours  au  pouvoir,  un  conseiller 
d'Etat  qui  en  restait  trente?  Assurément  le  gou- 
vernement de  la  Corse  n'avait  pas  les  rouages 
compliqués  des  Etats  modernes;  mais  il  y  avait 
tdMt  de  même  des  impôts  à  prélever,  des  jugements 
à  faire  exécuter,  des  ordres  administratifs  à  don- 
ner, et  on  préposait  à  ces  fonctions  délicates  des 
citoyens  qui  y  étaient  en  général  peu  préparés  et 
qui  les  abandonnaient  dès  qu'ils  commençaient  à 
pouvoir  rendre  des  services  au  pays.  Comment 
s'étonner  que  Paoli  écrive  le  6  février  1756  :  «  Je 
n'ai  personne  sur  qui  je  puisse  me  reposer,  je  fais 
tout  par  moi-même.  »  Un  tel  régime  ne  pouvait 
conduire  qu'à  l'anarchie  ou  à  la  dictature.  Dès  1758 
le  nombre  des  conseillers  fut  réduit  à  18,  ils  étaient 
élus  pour  6  mois  et  on  leur  imposait  la  résidence 
fixe  à  Corte.  En  1764  il  n'y  en  a  plus  que  9,  repré- 
sentant les  neuf  provinces  affranchies  :  6  de  l'En- 
deçà  (Cap  Corse,  Nebbio,  Casinca,  Aleria,  Corte, 
Balagne),  3  de  l'Au  delà  (Vico,  Cauro,  la  Rocca). 
Le  Conseil  d'Etat  pouvait  opposer  son  veto  aux 
décisions  de  la  Consulte  et  exiger  une  délibération 
nouvelle,  précédent  très  curieux  du  veto  suspensif 
que  la  constitution  du  3  septembre  1791  devait  don- 
ner à  Louis  XVI.  11  était  chargé  de  faire  exécuter 
les  résolutions  votées  par  la  Consulte,  d'appliquer 
les  lois  et  d'administrer  les  finances.  —  Le  général 
présidait  le  Conseil  d'Etat,  commandait  l'armée  et 
dirigeait  les  opérations  militaires,  représentait 
devant  l'Europe  la  nation  et  à  ce  titre  avait  la 
charge  des  relations  extérieures  et  des  négocia- 
tions diplomatiques.  Contraint  par  les  événements 
de  maintenir  une  armée  régulière,  dont  il  détestait 
le  principe,  Paoli  prévoit  pour  l'avenir  une  mi- 
lice   populaire     où   tous    les     Corses    seront     sol- 


202  HISTOIIIE    DE    CORSE. 

dats,  uniquement  pour  défendre  la  patrie  attaquée. 

Le  pouvoir  judiciaire  avait  à  sa  tête  des  syndics 
ou  censeurs,  élus  par  l'assemblée  générale  et  char- 
gés de  recueillir  les  plaintes  du  peuple  contre  l'ad- 
ministration de  la  justice  :  véritables  missi  doininici 
se  transportant  de  piève  en  piève  et  rendant  des 
sentences  sans  appel.  Institution  excellente  qui 
exerça  une  influence  énorme  et  bienfaisante  sur  la 
pacification  des  esprits.  Paoli,  qui  ne  voulait  pas 
de  magistrature  vénale,  voulait  également  extirper 
la  vendetta  :  son  premier  décret  punit  de  la  peine 
capitale  un  de  ses  propres  parents;  d'où  vint  l'ex- 
pression de  justice  paoline,  giustizia  paolina. 

La  justice  comprenait  trois  degrés  :  les  tribu- 
naux des  podestats,  les  tribunaux  de  province  et 
la  rota  civile  ou  cour  suprême.  Tous  les  magistrats 
étaient  élus  pour  un  temps  limité,  à  l'exception 
des  membres  de  la  Cour  suprême  qui  étaient  nom- 
més à  vie.  Quand  la  situation  devenait  grave,  soit 
par  l'imminence  d'une  offensive  génoise,  soit  par 
l'annonce  des  troubles  intérieurs,  la  Consulte  or- 
donnait la  formation  d'une  junte  de  guerre,  dont 
elle  désignait  les  membres  :  tribunal  d'exception, 
sorte  de  cour  prévôtale,  munie  des  pouvoirs  les 
plus  étendus  et  pouvant  faire  exécuter  immédiate- 
ment ses  sentences. 

L'élection,  la  souveraineté  du  peuple,  la  sépa- 
ration des  pouvoirs,  tels  étaient  les  principes  dont 
s'inspirait  cette  belle  constitution  qui  devançait 
celle  des  États-Unis  d'Amérique  et  celle  delà  France 
révolutionnaire.  Après  quatre  siècles  de  luttes 
malheureuses,  le  pavillon  national  à  la  tête  de 
Maure  flottait  librement  dans  le  «  royaume  » 
presque  entier,  à  l'exception  des  ports. 

Pourtant  les  Corses  n'étaient  pas  unanimes  dans 


l.E    GENERALAT    DE    PASCAL    PAOLI.  203 

cet  effort  d'unité  nationale  ;  trop  de  rivalités  féo- 
dales subsistaient  ;  entre  l'Au-delà  et  l' En-deçà  des 
ferments  de  haine  subsistaient,  que  Gênes,  suivant 
sa  politique  de  divisions  et  de  discordes,  avait 
naturellement  cultivés  et  développés. 

En  septembre  1757,  un  des  notables  de  l'Au- 
delà,  Antonio  Golonna,  réunit  une  consulte  des 
gens  du  Talavo,  Ornano,  Rocca  et  Istria,  et  leur 
fit  adopter  les  propositions  suivantes  :  «  Que  tous 
les  peuples  de  l'Au-delà-des-monts  affirment  vouloir 
vivre  et  mourir  en  union  avec  l'En-deça  en  ce  qui 
est  de  l'exécration  du  nom  génois,  mais  déclarent 
une  séparation  formelle  pour  ce  qui  regarde  le  gou- 
vernement économique...,  qu'il  soit  créé  un  Conseil 
d'Etat  composé  d'un  président  et  de  huit  conseillers 
en  qui  résidera  l'autorité  suprême,  pour  ce  qui  con- 
cerne le  gouvernement  politique.  »  Schisme  pos- 
sible où  la  Corse  risque  de  perdre  son  indépen- 
dance enfin  recouvrée,  jalousie  que  nous  retrouvons 
à  l'origine  de  toutes  les  démocraties.  Ayant  vu  le 
danger,  Paoli  sut  y  parer  avec  son  énergie  habi- 
tuelle. Il  part  pour  l'Au-delà,  visite  Sari,  Mezzana, 
Cauro,  rOrnano  et  l'Istria,  réunit  à  Sari  le  10  dé- 
cembre 1757  une  consulte  pour  les  pays  de  Ci- 
narca,  Celavo,  Cauro,  y  établit  un  tribunal  provin- 
cial sur  le  modèle  de  ceux  qui  fonctionnaient  de 
l'autre  côté  des  monts.  A  Olmeto,  il  réunit  une 
consulte  des  régions  de  l'Istria  et  de  la  Rocca, 
installe  aussi  une  magistrature  provinciale  et  en 
fait  donner  la  présidence  à  Antonio  Colonna.  Ainsi, 
«  au  lieu  d'essayer  d'abattre  celui  qui  se  dressait 
contre  lui  dans  une  étroite  conception  de  particu- 
larisme provincial  et  peut-être  aussi  de  rivalité  per- 
sonnelle, il  se  montre  au  peuple,  prêche  aux  chefs 
l'union  contre  l'ennemi  commun,  leur  fait  compren- 
dre qu'il  n'est  pas  leur  chef  mais  leur  ami  et  les 


204  HISTOIRE    DE    CORSE. 

invite  à  collaborer  avec  lui  dans  la  lutte  pour  la 
liberté  ».  Peu  après  (juillet  ou  août  1758),  il  pro- 
pose à  Colonna  de  prendre,  avec  l'assentiment  du 
peuple,  le  titre  de  «  commandant  de-l'Au-delà-des- 
monts  »  —  et  Colonna  devient  le  plus  vaillant  ad- 
versaire de  l'influence  génoise  dans  le  fief  d'Istria 
dont  les  seigneurs  ont  récemment  poussé  les  habi- 
tants à  se  proclamer  indépendants  du  gouverne- 
ment de  Paoli  et  fidèles  à  la  République  (19  mai 
1758). 

Le  24  décembre  de  l'année  suivante,  Paoli  dé- 
lègue son  autorité  à  un  notable  de  Levie,  nommé 
Peretti,  afin  que  celui-ci  maintienne  l'autorité  de 
la  nation  dans  la  province  de  la  Rocca,  un  peu 
éloignée  du  gouvernement  central.  Il  écrit  :  «  Jus- 
qu'à ce  que  le  gouvernement  provincial  soit  mieux 
établi  dans  la  province  de  la  Rocca,  nous  avons  cru 
utile,  en  vertu  des  présentes,  de  vous  concéder 
toute  faculté  de  pouvoir  commander  ses  troupes 
et  nous  voulons  que  dans  cette  région  vous  soyez 
obéi  en  notre  place  par  les  commissaires  des  pièves 
et  les  capitaines  et  lieutenants  d'armes  des  pa- 
roisses de  cette  province...  »  Ne  fallait-il  pas,  en 
effet,  prouver  à  ces  provinces  lointaines,  un  peu 
portées  à  se  croire  abandonnées,  la  sollicitude 
constante  du  gouvernement  ?  Ne  fallait-il  pas  mé- 
nager la  susceptibilité  «  pomontiche  »  et  montrer 
que  les  citoyens  corses  ne  devaient  être  distin- 
gués que  par  leur  plus  ou  moins  grand  attache- 
ment à  la  cause  de  la  patrie  ?  Aussi  le  résultat  ne 
se  fait-il  pas  attendre  :  le  23  août  1760,  toute  la 
Rocca  se  déclarait  contre  les  Génois  dans  une  as- 
semblée où  les  chefs  des  communes  signèrent  un 
acte  d'adhésion  au  gouvernement  national. 

Depuis  cette  époque,  il  n'y  eut  plus  en  Corse  de 
mouvement  séparatiste.  Paoli  qui,  le  3  septembre 


LE  GENERALAT  DE  PASCAL  PAOLI.  205 

1755,  écrivait  au  président  Venturini  :  «  Mon  objet 
n'est  que  d'unir  nos  peuples,  afin  que  tous  de  con- 
cert soutiennent  les  droits  de  la  patrie  »,  avait 
atteint  son  but  :  tous  les  Corses  collaboraient  avec 
lui  pour  le  bien  de  la  patrie. 

Les  Génois,  expulsés  de  l'intérieur  de  l'île,  ne 
tenaient  plus  que  dans  les  forteresses  du  littoral, 
où  les  nationaux  les  bloquaient  de  près.  A  Ajaccio, 
par  exemple,  il  existe  un  parti  paoliste  extrême- 
ment fort,  à  la  tête  duquel  se  trouvent  les  Masseria, 
Santo  et  Annibalo  Folacci,  Marc-Aurelio  Rossi, 
Giambattista  Pozzo  di  Borgo,  le  chanoine  Levie, 
l'abbé  Moresco,  l'abbé  Carlo  Felice  Pozzo  di  Borgo, 
Girolamo  Levie,  le  chanoine  Susini,  etc.  Ils  ne  négli- 
gent aucune  occasion  de  manifester  au  général  leur 
loyalisme,  et  Paoli  répond  en  accordant  aux  Ajac- 
ciens  les  mêmes  droits  qu'aux  autres  Corses  devant 
les  tribunaux  et  en  les  autorisant  à  circuler  dans  l'île 
sans  passeport.  Les  Ajacciens  reconnaissants  com- 
posent en  l'honneur  de  Paoli  une  chanson  où  Gênes 
était  malmenée.  Le  refrain  surtout  exaspérait  le 
commissaire  génois  : 

Hai  la  stizza,  ti  vorra  passa  : 
Paoli  e  a  Murato  e  li  casticara. 

«  Tu  es  en  colère,  ça  te  passera  :  Paoli  est  à  Mu- 
rato et  te  châtiera.  » 

Paoli  avait,  en  effet,  créé  à  Murato  une  Zecca 
(hôtel  des  monnaies),  où  l'on  frappait  des  pièces 
en  argent  et  en  cuivre,  portant  les  armes  de  la 
Corse  :  la  tête  de  Maure  au  bandeau  relevé  sur  le 
front.  Les  Corses  voyaient  en  cela  l'acte  de  souve- 
raineté par  excellence,  proclamant  à  la  fois  l'indé- 
pendance de  l'île  et  la  déchéance  de  la  domination 
génoise. 


206  HISTOXliE    DE    COUSE. 

L'agriculture  recevait  de  la  part  du  général  des 
soins  de  tous  les  instants  :  on  nomma  dans  l'île 
deux  délégués  à  l'agriculture  chargés  de  veiller  à 
ses  intérêts  et  de  régler  son  impulsion.  Paoli  intro- 
duisit en  Corse  la  pomme  de  terre  dont  il  vulgarisa 
la  culture.  Il  écrit  le  14  avril  1768  à  son  ami  le  mé- 
decin florentin  Cocchi  :  «  Hier  j'ai  fait  planter  les 
pommes  de  terre.  Je  les  mettrai  en  circulation  en 
prenant  soin  de  m'en  faire  servir  tous  les  matins  à 
ma  table.  »  Ses  ennemis  l'appellent  par  dérision  le 
général  des  patates,  générale  délie  patate. 

L'industrie,  qui  n'existait  pas  en  Corse,  fut  mise 
en  honneur  par  l'exploitation  de  plusieurs  mines  de 
plomb  et  de  cuivre.  Le  commerce  se  développe.  C'est 
pour  l'augmenter  que  Paoli  fonda  le  port  de  l'île 
Rousse  qui  devait  exporter  les  huiles  de  la  Balagne 
et  remplacer  pour  les  nationaux  les  ports  de  Calvi  et 
del'Algajola,  occupés  par  les  Génois  ou  les  Français. 

Dans  l'apaisement  des  guerres  civiles  et  dans  la 
prospérité  grandissante,  la  population  augmente  :  à 
la  consulte  de  1763  les  curés  présentèrent  les  re- 
gistres de  la  population  et  l'on  constata  que  depuis 
1753  elle  s'était  accrue  de  30.000  habitants. 

La  première  imprimerie  qui  ait  fonctionné  dans 
l'île  fut  établie  à  cette  époque  à  Campoloro  et  le 
premier  ouvrage  qui  sortit  de  ses  presses  devait 
avoir  sa  signification  :  ce  fut  la  Giustificazione 
delta  rivoluzione  di  Corsica,  véritable  cri  d'indé- 
pendance que  les  Génois  essayèrent  en  vain  d'é- 
touffer. Une  gazette,  sorte  de  moniteur  officiel, 
paraît  depuis  1764  :  Ragguagli  delV  Isola  di  Cor- 
sica, Nouvelles  de  l'île  de  Corse. 

Des  écoles  s'ouvrent  dans  la  plupart  des  villages: 
mais  Paoli,  qui  croit  à  la  toute-puissance  de  l'ins- 
truction, voudrait  retenir  en  Corse  les  jeunes  gens 
qui  vont  étudier  dans  les  Universités  du  continent. 


LE  GENERALAT  DE  PASCAL  PAOLI.  207 

Il  demande  au  clergé  uii  don  gratuit  annuel  de 
15  livres  par  chaque  piévain,  de  9  livres  12  sols 
par  chaque  curé,  et  de  6  livres  par  chaque  cha- 
noine ou  autre  bénéfice.  L'Université  de  Gorte  put 
être  fondée  :  elle  ouvrit  ses  portes  le  3  janvier  1765. 
On  y  enseigna  d'abord  les  six  matières  suivantes, 
fixées  par  la  Consulte  de  1764  et  considérées  comme 
fondamentales  :  —  [''la théologie  scolastiquo  et  dog- 
matique «  où  les  principes  de  la  religion  et  les  doc- 
trines de  l'Eglise  catholique  seront  expliqués  avec 
brièveté  et  exactitude  ;  le  professeur  fera  aussi  une 
leçon  par  semaine  d'histoire  ecclésiastique  »  ;  — 
2"  la  théologie  morale,  «  dans  laquelle  on  donnera 
les  préceptes  et  les  règles  les  plus  certaines  de  la 
morale  chrétienne  et,  unjourpar  semaine,  on  fera  une 
conférence  sur  un  cas  pratique  se  rapportant  aux 
matières  enseignées  »  ;  —  3°  les  statuts  civils  et  ca- 
noniques, «  où  on  montrera  l'origine  et  le  véritable 
esprit  des  lois  pour  leur  meilleur  usage  »  ;  —  4°  l'é- 
thique, «  science  très  utile  pour  apprendre  les  règles 
de  bien  vivre  et  la  manière  de  se  bien  guider  dans 
les  différents  emplois  de  la  société  civile  ;  elle  com- 
prendra aussi  la  connaissance  du  droit  naturel  et 
du  droit  des  gens  »  ;  — ■  5°  la  philosophie  «  suivant 
les  systèmes  les  plus  plausibles  des  philosophes  mo- 
dernes ;  le  professeur  donnera  aussi  les  principes 
de  la  mathématique  »  :  —  6°  la  rhétorique.  —  Peu 
après,  il  y  eut  de  nouvelles  créations  de  chaires  et, 
en  particulier,  on  nomma  un  professeur  de  afisica  i> , 
c'est-à-dire  des  sciences  de  la  nature.  Tous  les  pro- 
fesseurs étaient  Corses.  Les  premiers  furent  Guel- 
fucci  de  Belgodère,  Stefani  de  Venaco,  Mariani  de 
Corbara,  Grimaldi  de  Campoloro,  Ferdinandi  de 
Brando  et  Vincenti  de  Santa-Lucia.  Paoli  encou- 
rageait les  étudiants  par  de  fréquentes  visites  à  l'U- 
niversité, par  les  nominations  aux  charges  du  gou- 


208  HISTOIRE    DE    CORSE. 

vernement.  Pommereul  fait  le  plus  grand  éloge  des 
professeurs,  qui  appartenaient  à  l'ordre  de  saint 
François  :  «  J'y  ai  connu  des  penseurs  aussi  sages 
que  profonds  ;  j'ai  vu  Voltaire,  Locke,  Montesquieu, 
Helvétius,  Hume  et  Jean-Jacques  Rousseau  orner 
leur  bibliothèque  et  faire  leurs  délices.  » 

Œuvre  immense  que  les  «  philosophes  »  admirent. 
Les  «  naissantes  vertus  »  de  ce  peuple  promettent 
d'égaler  un  jour  celles  de  Sparte  et  de  Rome,  et 
Jean-Jacques  Rousseau  attend  beaucoup  de  Paoli 
dont  la  gloire  est  à  son  apogée  :  «  J'ai  quelque  pres- 
sentiment qu'un  jour  cette  petite  île  étonnera  l'Eu- 
rope. ))  Dans  le  Contrat  social,  il  avait  désigné  la 
Corse  comme  le  seul  pays  d'Europe  «  capable  de 
législation  »,  tourmenté  par  le  besoin  d'en  recevoir 
une,  mûr  pour  elle  et  en  même  temps  assez  voisin 
de  l'état  de  nature  pour  que  les  mœurs  n'y  fissent 
pas  obstacle  à  l'action  salutaire  des  lois.  «  La  valeur 
et  la  constance,  disait-il,  avec  laquelle  ce  brave 
peuple  a  su  recouvrer  et  défendre  sa  liberté  mérite- 
raient bien  que  quelque  homme  sage  lui  apprît  à  la 
conserver.  »  N'était-ce  pas  offrir  ses  services?  Le 
général  Paoli  lui  fit  demander  par  l'intermédiaire  de 
M.  Buttafoco,  officier  corse  au  service  de  la  France, 
d'être  lui-même  cet  «  homme  sage  ».  Rousseau  ré- 
clama des  documents  propres  à  l'éclairer  et  se  mit 
à  l'œuvre.  Quand  cette  nouvelle  s'ébruita,  les  phi- 
losophes trouvèrent  la  chose  parfaitement  ridicule, 
autant  dire  impossible,  et  crurent  Rousseau  dupe 
d'une  facétie  flatteuse  pour  son  orgueil.  Voltaire 
s'en  égaya  bruyamment.  Le  plus  singulier,  c'est  que 
l'ombrageux  Rousseau  se  prit  lui-même  à  partager 
ce  soupçon,  en  dépit  de  la  correspondance  qu'il  avait 
dans  les  mains.  Après  cet  incident  comique,  il  se 
rendit  enfin  à  l'évidence  et  reprit  son  œuvre  avec 


LE  GENERALAT  DE  PASCAL  PAOLI.  209 

ardeur.  Mais  cela  se  passait  dans  le  temps  le  plus 
agité  de  son  séjour  à  Motiers  :  sa  santé,  la  nécessité 
de  tenir  tête  à  son  pasteur  devenu  son  ennemi,  lui 
enlevaient  tout  repos  d'esprit.  En  1765,  il  forma  le 
projet,  pour  se  procurer  à  la  fois  toutes  les  infor- 
mations nécessaires  et  la  résidence  paisible  qu'il 
ne  trouvait  nulle  part  en  Europe,  d'aller  s'établir 
parmi  les  Corses.  Les  difficultés  du  voyage  l'arrê- 
tèrent, et  surtout  les  desseins  de  plus  en  plus  ma- 
nifestes du  ministère  français,  qui  ne  laissaient  plus 
aucune  illusion  sur  les  rêves  d'indépendance  formés 
par  les  patriotes  corses.  On  comprend  qu'il  n'ait  pas 
vu  sans  indignation  sombrer  la  liberté  du  peuple 
au  bonheur  duquel  il  travaillait  avec  la  certitude  in- 
trépide du  succès.  Ce  qui  prête  à  rire,  ce  qui  est 
insensé,  c'est  de  prétendre  qu'en  préparant  la  con- 
quête de  la  Corse,  M.  de  Choiseul  eut  pour  but  prin- 
cipal de  faire  échouer  une  entreprise  qui  pouvait 
devenir  glorieuse  pour  Jean-Jacques. 


lIISrOIIlE    DE   COUSE.  1  ( 


XX 

LE  RÈGLEMENT  DE  LA  QUESTION  CORSE 

L'accord  franco-génois  de  1156  et  le  «  secret  deCboiseul  ».  — Les 
traités  de  Compiègne  et  de  Versailles.  —  La  lutte  suprême. 

L'entrée  en  scène  de  Pascal  Paoli  modifiait  sin- 
gulièrement les  données  du  problème  corse,  car  il 
en  excluait  les  Génois.  Il  ne  restait  dans  Fîle  que 
deux  pouvoirs  :  les  ports  étaient  aux  troupes  fran- 
çaises et  l'intérieur  était  à  Paoli.  Dans  ces  conjonc- 
tures, les  Génois  demandèrent  au  roi  de  France  de 
nouveaux  subsides  pour  un  nouvel  effort  contre  la 
rébellion. 

Or  le  gouvernement  français  accepta  encore  de 
traiter  avec  Gênes,  reculant  ainsi  la  solution  défini- 
tive, depuis  si  longtemps  désirée,  plusieurs  fois 
approchée,  jamais  atteinte.  On  peut  s'en  étonner 
au  premier  abord,  surtout  si  Ton  songe  au  prochain 
«  renversement  des  alliances  »  qui  va  permettre  à 
Bernis  de  se  faire  garantir  par  le  ministre  autri- 
chien Raunitz  sa  liberté  d'action  dans  la  Méditer- 
ranée. Mais  il  ne  faut  pas  oublier  que  les  hostilités 
sont  imminentes  avec  l'Angleterre  :  ce  sera  la  guerre 
de  Sept  Ans,  et  la  Cour  de  Versailles  peut  à  bon 
droit  craindre  une  intervention  anglaise  dans  l'île. 
Mieux  vaut  qu'aucun  prétexte  ne  puisse  être  saisi 
par  les  Anglais  et  qu'une  alliance  franco-génoise 


LE    REGLEMENT    DE    LA    QUESTION    CORSE.  211 

rétablisse  dans  l'île  une  tranquillité  au  moins  appa- 
rente et  provisoire. 

M.  de  Pujol  fut  envoyé  à  Gènes  en  mission  tem- 
poraire, pour  examiner  la  question  des  subsides 
d'accord  avec  le  comte  de  Neuilly,  ambassadeur  ré- 
gulier. «  Sa  Majesté,  expliquait  le  mémoire  qui  lui 
fut  remis  le  22  mars  1756,  n'est  pas  éloignée  d'en- 
trer par  un  subside  plus  considérable  dans  les  me- 
sures qu'ils  (les  Génois)  se  proposent  de  prendre; 
mais,  avant  que  de  fixer  la  somme  qu'il  conviendra 
de  leur  donner,  le  Roy  veut  connaître,  dans  le  plus 
grand  détail  et  avec  la  plus  exacte  précision,  les 
besoins  de  la  République  et  s'assurer  qu'elle  fera 
un  usage  utile  de  l'argent  qui  lui  sera  accordé.  » 
L'objet  de  la  mission  confiée  à  M.  de  Pujol  est 
«  d'examiner  dans  le  plus  grand  détail  la  qualité 
et  le  nombre  des  troupes  que  la  République  a  actuel- 
lement sur  pied,  soit  dans  les  Etats  de  terre  ferme, 
soit  en  Corse,  la  force  des  garnisons  dans  les  places 
et  l'état  des  fortifications,  surtout  dans  cette  isle,  où 
il  sera  nécessaire  que  M.  de  Pujol  se  rende,  pour 
se  procurer  par  lui-même  les  notions  les  plus  pré- 
cises sur  tous  ces  articles  ». 

Ainsi,  sous  prétexte  de  vérifier  la  nécessité  des 
subsides  qu'il  convenait  d'accorder  aux  Génois,  le 
comte  de  Neuilly  et  M.  de  Pujol  allaient  en  profiter 
pour  demander  au  Sénat  et  transmettre  à  leur  gou- 
vernement les  renseignements  les  plus  circonstan- 
ciés sur  les  places  de  Corse,  les  fortifications,  les 
casernements  nécessaires,  les  meilleurs  emplace- 
ments des  troupes.  11  était  impossible  d'agir  avec 
plus  de  maîtrise  et  d'ironie  :  c'est  de  Gènes  même 
que  l'on  allait  tirer  des  indications  qui  pouvaient 
rendre  tant  de  services  plus  tard. 

Un  traité  de  subsides  fut  conclu  «  entre  le  Roy 
et  la  République  de  Gènes  et  pour  la  sûreté  de  l'isle 


212  HISTOIRE    DE    CORSE. 

de  Corse  ».  C'est  le  premier  traité  de  Compiègne, 
du  14  août  175G.  Le  roi  accordait  de  nouveaux  sub- 
sides ;  mais  il  augmentait  également,  et  sans  en  fixer 
le  chiffre,  le  nombre  des  troupes  françaises  de  Corse. 
Pour  rassurer  les  Génois,  il  est  entendu  que  les 
officiers  français  devront  s'abstenir  de  toute  négo- 
ciation avec  les  Corses  rebelles,  «  même  dans  la 
vue  de  les  amener  à  un  accommodement  de  paci- 
fication et  à  la  soumission  qu'ils  doivent  à  la  Répu- 
blique, que  cet  objet  doit  regarder  uniquement  ». 

Qu'est-ce  à  dire?  Les  Génois  sont  exécrés,  les 
Français  seuls  ont  chance  de  lier  amitié  avec  les 
Corses  et  le  roi  n'entend  pas  que  la  sympathie  qui 
pourra  être  témoignée  à  ses  officiers  rejaillisse  sur 
des  alliés  qu'il  importe  de  n'aider  qu'en  apparence. 
—  En  fait  l'expédition  française  chercha  à  faire  aux 
Corses  le  moins  de  mal  possible,  et  c'est  avec  les 
commissaires  de  Gênes  que  les  généraux  français 
eurent  des  disputes  continuelles.  Les  renforts,  d'a- 
bord placés  sous  le  commandement  du  marquis  de 
Castries,  furent  bientôt  concentrés  presque  complè> 
tement  à  Calvi  sous  le  comte  de  Vaux  :  «  C'est  l'uni- 
que place,  écrivait  Choiseul  au  comte  de  Neuilly, 
qu'il  nous  soit  intéressant  de  garder,  puisqu'elle 
est  la  seule  qui  soit  en  état  de  faire  quelque  résis- 
tance si  les  Anglais  tentaient  de  s'en  emparer.  » 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  premier  traité  de  Com- 
piègne marquait  un  temps  d'arrêt  dans  l'évolution 
de  la  question  corse  vers  son  terme  inévitable.  Il 
permit  du  moins  à  la  France  de  traverser,  sans  inci- 
dent notable  de  ce  côté,  la  crise  de  la  guerre  de 
Sept  Ans. 

Elle  n'était  même  pas  terminée  lorsque  le  gou- 
vernement français  se  trouva  sollicité  tout  à  la  fois 
par  le  Sénat  de  Gênes,  qui  affirmait  hautement  sa 


LE  REGLEMENT  DE  LA  QUESTION  COUSE.         213 

souveraineté  et  par  Pascal  Paoli  qui,  maître  de  l'île, 
proclamait  énergiquement  son  indépendance.  La 
France  se  retrouvait  du  premier  coup  dans  la  situa- 
tion la  plus  avantageuse,  sinon  encore  maîtresse 
d'édicter  ses  volontés,  du  moins  intervenant  comme 
arbitre  du  consentement  spontané  des  deux  adver- 
saires. Privilège  depuis  longtemps  prévu  et  patiem- 
ment préparé. 

Ghoiseul,  qui  depuis  1758  était  secrétaire  d'Etat 
des  Affaires  étrangères,  ne  voulut  pas  s'engager 
tout  de  suite  avec  Pascal  Paoli.  Il  se  borna  à  inviter 
les  Corses  à  ne  pas  négocier  avec  une  autre  puis- 
sance, et  il  recommanda  la  plus  entière  réserve  à 
M.  Boyer  de  Fonscolombe  qu'il  envoyait  à  Gênes 
en  1762.  Il  lui  signalait,  entre  autres  objets  parti- 
culièrement dignes  d'attention,  «  la  situation  des 
affaires  de  Corse  ».  Mais  «  le  sieur  Boyer,  lorsqu'on 
le  mettra  à  portée  de  s'expliquer  sur  cette  matière, 
déclarera  en  termes  généraux  que  toutes  les  puis- 
sances se  doivent  à  elles-mêmes  de  ne  point  pro- 
téger des  sujets  révoltés  contre  leur  légitime  sou- 
verain ».  C'est  le  langage  même  tenu  par  Fleury 
dans  sa  lettre  du  6  juin  1738. 

Boyer  de  Fonscolombe  s'y  trompa  lui-même  et  le 
13  septembre  1762  il  adressait  à  Ghoiseul  un  «  mé- 
moire politique  »  sur  la  Corse  qui  est  des  plus 
curieux.  Il  expose  la  situation  et  constate  que,  les 
Génois  étant  «  dans  l'impossibilité  de  se  maintenir  » 
dans  l'île,  il  faut  préparer  un  arrangement  qui 
puisse  convenir  «  non  seulement  aux  Génois,  mais 
aussi  à  la  France  et  aux  personnes  intéressées  à  ne 
pas  voir  s'élever  un  prince  dont  la  marine  et  le  com- 
merce pourraient  leur  donner  de  l'ombrage  ».  Il  ne 
saurait  donc  être  question  ni  de  l'empereur  (comme 
grand-duc  de  Toscane)  ni  du  roi  des  Deux  Sici- 
les.  Il  est  également  inutile  de  songer  à  des  princes 


214  HISTOIHE    DE    CORSE. 

trop  faibles  qui  seraient  incapables  d'établir  ou  de 
maintenir  leur  autorité  :  le  duc  de  Parme,  le  duc  de 
Modène.  Il  n'y  a  que  le  roi  de  Sardaigne  qui  réponde 
à  la  définition  :  il  est  le  seul  à  qui  l'on  pourrait 
donner  la  Corse  «  sans  beaucoup  craindre  les  consé- 
quences de  son  agrandissement  et  aussi  sans  avoir 
à  craindre  de  grands  obstacles  de  la  part  des  autres 
puissances  ». 

Choiseul  promit  de  lire  ce  mémoire  quand  il  aurait 
le  temps.  Ce  temps  ne  vint  pas  :  le  ministre  devait 
rester  fidèle,  pour  sa  politique  corse,  au  «  secret  » 
que  lui  avaient  transmis  ses  prédécesseurs  depuis 
Fleury  et  Chauvelin. 

Peu  à  peu  la  question  de  Corse  approchait  de  sa 
solution,  par  la  force  des  circonstances  et  l'épuise- 
ment des  adversaires.  Les  événements  se  précipi- 
taient en  Corse  et  faisaient  prévoir  aux  Génois  la  fin 
de  leur  domination.  En  vain  essayèrent-ils,  en  déses- 
poir de  cause,  de  s'entendre  avec  leurs  adversaires 
en  promettant  de  réduire  leur  souveraineté  à  un 
vague  protectorat,  à  une  sorte  de  suzeraineté  nomi- 
nale :  les  commissaires  de  la  République  ne  furent 
même  pas  reçus.  En  vain  essayèrent-ils  de  susciter 
à  Paoli  un  rival,  François  Matra,  que  l'on  fit  venir 
de  Sardaigne  avec  le  titre  de  maréchal  et  une  pen- 
sion annuelle  de  10.000  livres.  Le  «  Conseil 
Suprême  d'État  du  royaume  de  Corse  »  rédigea  une 
circulaire  qu'il  fit  parvenir  à  tous  les  gouvernements 
et  notamment  à  la  Cour  de  Versailles.  Il  y  allirmait, 
avec  une  énergie  peu  commune  et  une  noblesse 
singulière,  sa  volonté  de  résister  à  outrance.  «  Le 
parti  le  plus  sage  pour  la  République  serait  d'aban- 
donner la  guerre  obstinée  qu'elle  nous  fait  »  et  de 
«  traiter  tout  uniment  avec  d'honnestes  patriotes  »  : 
car  il  faut  bien  qu'elle  se  persuade  «  qu'il  n'y  aura 


LE    REGLEMENT    DE    LA    QUESTION    CORSE.  215 

jamais  d'autre  moyen  de  pacification,  dussions-nous 
y  périr  tous  ». 

Il  devenait  de  plus  en  plus  évident,  comme  l'af- 
firmait fièrement  ce  document,  qu'il  ne  restait  plus 
«  aucune  espérance  à  la  République  de  Gênes,  notre 
ennemie,  de  pouvoir  subjuguer  ni  remettre  notre 
royaume  dans  son  ancienne  servitude  ».  Il  était 
temps  pour  la  France  de  réaliser  l'intervention  déci- 
sive. 

L'occasion  en  fut  fournie  par  les  Génois  eux- 
mêmes,  qui  durent  réclamer  une  fois  de  plus 
(sept.  1763)  le  concours  militaire  et  financier  du  gou- 
vernement français.  Celui-ci  montra  immédiatement 
la  plus  grande  bonne  volonté,  il  se  déclara  prêt  à 
envoyer  des  troupes  importantes  en  Corse  et  à 
fournir  des  subsides  à  la  République.  Mais  il 
exigea  en  nantissement  l'abandon  d'une  place  forte 
sur  le  rivage  de  l'île.  C'était  un  commencement  de 
démembrement.  Le  Sénat  résista;  les  négociations 
furent  laborieuses  et,  un  moment  même,  en  1764, 
elles  furent  rompues.  En  apprenant  que  le  Sénat 
essayait  de  s'entendre  avec  les  cours  de  Vienne  et 
de  Londres,  le  roi  fît  connaître  à  M.  Boyer  de 
Fonscolombe  qu'il  refusait  de  fournir  des  troupes. 

Il  pouvait  parler  avec  d'autant  plus  de  netteté 
qu'il  savait  très  exactement  quels  étaient  les  senti- 
ments des  Génois.  M.  de  Choiseul-Praslin,  secré- 
taire d'Etat  des  Affaires  étrangères,  avait  reçu  le 
9  juin  une  longue  lettre  de  M.  de  Chauvelin,  qui 
s'était  arrêté  à  Gênes  avant  de  gagner  son  nouveau 
poste  de  Parme.  M.  de  Chauvelin  expose  les  reven- 
dications de  Paoli,  dont  il  fait  —  soit  dit  en  passant 
—  un  éloge  remarquable.  11  voudrait  laisser  à  la 
République  de  Gênes  «  une  souveraineté  vague, 
générale  et  plus  nominative  que  réelle  »  et  assurer 
aux  Corses,  «  sous  la  garantie  du  roi  »,  l'exercice 


216  HISTOIRE    DE    CORSE. 

tranquille  et  constant  de  l'administration.  Mais  il 
ne  s'agit  plus  de  propositions  vagues  :  la  garantie 
du  roi  porterait  «  sur  tous  les  objets  intérieurs  de 
finances,  d'économie,  de  justice  civile  et  criminelle, 
de  commerce,  de  cultiA^ation,  d'autorité  munici- 
pale et  de  recouvrement  d'impositions  ». 

Une  entente  intervint  :  ce  fut  le  second  traité  de 
Compiègne,  du  6  août  1764.  Le  roi  accordait  de 
nouveaux  subsides  à  la  République  et  consentait  à 
faire  passer  en  Corse  un  corps  de  ses  troupes 
«  pour  conserver  et  défendre  les  places  dont  la 
garde  leur  sera  confiée  avec  les  postes  qui  en 
dépendent  »,  et  ces  places  étaient  Bastia,  Ajaccio, 
Calvi,  l'Algajola  et  Saint-Florent.  Ce  ne  devait  être 
qu'un  a  dépôt  »  ;  encore  était-il  limité  «  au  terme  de 
quatre  années  ». 

L'article  12  était  gros  de  conséquences.  «  L'inten- 
tion de  Sa  Majesté  étant  que  les  commandans  de  ses 
troupes  en  Corse  contribuent,  autant  qu'il  sera  pos- 
sible et  de  concert  avec  les  représentans  de  la  Répu- 
blique, à  faciliter  le  rétablissement  de  l'ordre  et  de 
la  tranquillité  dans  cette  isle,  lesdits  commandans 
seront  autorisés  à  entretenir  pour  cet  effet  tel  com- 
merce qu'ils  jugeront  à  propos  avec  tous  les 
habitants  de  l'isle  indistinctement,  et  à  leur  faire 
connoistre  l'intérêt  que  Sa  Majesté  prend  à  la 
pacification  dont  dépend  le  bonheur  réciproque  du 
souverain  et  des  sujets.  »  Il  n'est  plus  question  de 
Gênes,  et  les  termes  les  plus  généraux  sont  em- 
ployés à  dessein.  D'autre  part,  les  Génois  ne  devaient 
se  faire  aucune  illusion  sur  la  nature  de  la  propa- 
gande que  les  soldats  de  France  allaient  entrepren- 
dre dans  l'île. 

Le  comte  de  Marbeuf,  nommé  en  décembre  1764 
commandant  en  chef  des  troupes  du  roi  dans  l'île, 


\:\\\rc  lin    X'rcrliiij.  \(|i|C(lur   (li;    l;i   (lr,l\n|i,i.     s;7.,v   cl   Moiiiiiiunls  du    I.   (  .  I.) 


LE    REGLEMENT    DE    LA    QUESTION    CORSE.  217 

prit  possession  des  places  que  le  traité  de  Compiè- 
gne  assurait  à  la  France.  Mais  conformément  à  ses 
instructions,  il  se  borna  à  un  rôle  de  médiation  et, 
malgré  les  plaintes  de  Gènes,  il  ne  lit  rien  contre  les 
rebelles  qui  manifestaient  pour  la  France  une  sym- 
pathie non  équivoque. 

Il  y  a  plus  :  la  cour  de  Versailles  se  mit  en  rela- 
tions avec  Pascal  Paoli,  «  général  de  la  nation 
corse  ».  Le  duc  de  Choiseul  lui  offrit  d'abord 
d'entrer  au  service  de  la  France  avec  le  comman- 
dement du  Royal  Corse  :  Paoli  refusa.  Choiseul 
lui  proposa  alors  de  le  faire  roi  de  Corse  «  sous  la 
suzeraineté  de  Gênes  et  sous  la  garantie  de  la 
France  ».  Après  avoir  consulté  ses  compatriotes, 
Paoli  accepta,  mais  il  en  refusa  le  prix  que  Choiseul 
y  mettait  :  l'abandon  de  quelques  places  côtières  à 
la  République. 

Tout  cela  n'était  fait  que  pour  tâter  le  terrain  et 
préparer  sans  à-coups  le  résultat  définitif.  Quand 
tout  fut  prêt,  Choiseul  agit  à  découvert,  exigeant 
pour  la  France  les  places  côtières  qu'il  avait  d'abord 
feint  de  demander  pour  Gènes  :  il  réclama  notam- 
ment les  ports  du  Cap  Corse,  Bastia  et  Saint-Flo- 
rent. Paoli  refusa  d'admettre  «  un  si  cruel  démem- 
brement de  sa  patrie  ».  La  correspondance  échangée 
entre  le  ministre  français  et  le  général  corse  fut 
rompue  le  2  mai  1768. 

Aussi  bien  convenait-il  d'agir  et  non  plus  de  négo- 
cier. On  était  arrivé  au  terme  fixé  par  le  traité  de 
17(>4pour  l'occupation  des  places  de  Corse.  Le  roi, 
reprenant  la  politique  d'intimidation  dont  il  avait 
déjà  usé  en  1743,  annonça  son  intention  d'évacuer  les 
places  qu'il  occupait  :  c'était  donner  l'île  à  Paoli, 
sans  que  Gênes  put  espérer  en  retirer  aucune  com- 
pensation. Cette  menace  produisit  l'effet  qu'en 
attendait  Choiseul,  et  M.  de  Sorba,  ministre  de  Gênes 


^18  HISTOIRE    DE    CORSE. 

à  Versailles,  ne  tarda  pas  à  recevoir  de  son  gouver- 
nement les  instructions  nécessaires  pour  tirer  le 
meilleur  parti  de  cette  affaire  où  il  avait  décidément 
le  dessous.  Le  4  juillet  1767  il  proposait  à  la  France 
de  lui  abandonner  la  souveraineté  de  la  Corse  contre 
l'abandon  des  subsides  qu'elle  avait  avancés  depuis 
trente  ans  et  moyennant  le  paiement  d'un  nouveau 
subside  non  remboursable. 

Le  traité  fut  signé  à  Versailles  le  15  mai  1768. 
Le  roi  pouvait  faire  occuper,  non  seulement  Bastia, 
S'-Florent,  l'Algajola,  Calvi,  Ajaccio,  Bonifacio, 
mais  toutes  les  autres  «  places,  forts,  tours  ou  ports 
situés  dans  l'isle  de  Corse  et  qui  sont  nécessaires 
à  la  sûreté  des  troupes  de  Sa  Majesté  ».  La  Répu- 
blique faisait  abandon  de  tous  ses  droits  de  souve- 
raineté d'une  façon  entière  et  absolue  :  «  Si  par  la 
succession  des  tems  l'intérieur  de  l'isle  se  soumet- 
tait à  la  domination  du  roi,  la  République  consent 
dès  à  présent  que  ledit  intérieur  reste  soumis  à  Sa 
Majesté.  »  Deux  articles  «  séparés  et  secrets  » 
joints  au  traité  donnaient  au  Sénat  quittance  des 
sommes  reçues  et  lui  assuraient  le  paiement  pen- 
dant dix  ans  d'une  somme  de  200.000  livres  tour- 
nois par  an. 

Il  n'était  pas  question  pour  la  France  d'une  domi- 
nation définitive  et  la  République  pouvait  théori- 
quement rentrer  un  jour  «  en  jouissance  de  la  sou- 
veraineté de  la  Corse  ».  Mais  le  Sénat  ne  pourrait 
le  faire  qu'en  remboursant  intégralement  au  roi  les 
dépenses  faites  par  le  gouvernement  français  pour 
la  conquête  et  l'administration  de  l'île  (art.  15). 
Il  y  a  là  une  condition  qui  rappelle  la  clause  intro- 
duite par  Mazarin  dans  le  traité  des  Pyrénées.  C'est 
l'article  1 5  qui  renferme  tous  les  droits  de  la  France 
sur  la  Corse. 

L'épilogue  fut  court  et  sans  complications.  Les 


LE  REGLEMENT  DE  LA  QUESTION  COUSE.         219 

Corses  étaient  trop  fiers  pour  accepter  sans  résis- 
tance un  traité  qui  disposait  d'eux  sans  avoir  été 
consultés.  Aussi,  malgré  les  sympathies  réelles  — 
et  bien  des  fois  manifestées  —  qu'ils  éprouvaient 
pour  la  France,  ils  se  soulevèrent  une  dernière 
fois.  Leur  effort  fut  si  énergique  que  le  colonel 
de  Ludre  fut  forcé  de  capituler  dans  Borgo,  sans 
que  Ghauvelin  et  Grandmaison  aient  pu  rompre  la 
barrière  de  fer  qui  les  empêchait  de  rejoindre  l'as- 
siégé (sept.  1768).  Les  Français  s'exaspèrent  et  par- 
ce que  l'abbé  Saliceti  avec  quelques  partisans  essaie, 
dans  la  nuit  du  L>  au  14  février  1769,  d'introduire 
les  troupes  de  Paoli  dans  Oletta,  clé  stratégique  du 
Nebbio  et  quartier  général  de  l'armée  française,  on 
feint  de  croire  à  une  conspiration  :  cinq  Corses 
subirent  le  supplice  barbare  de  la  roue,  et  leurs 
cadavres  restèrent  exposés  dans  le  chemin  d'Oletta 
à  Bastia.  Une  seule  victime  fut  ensevelie,  q-râce  à 
l'héroïque  désobéissance  de  sa  fiancée.  Maria  Geatile 
Guidoni,  «  l'Antigone  corse  ».  Quelques  oiTiciers 
—  Dumouriez  notamment  —  essaient,  mais  en  vain, 
de  se  ménager  des  intelligences  dans  l'île.  En 
France  Louis  XV  veut  rappeler  ses  troupes  et  il 
faut  toute  l'énergie  de  Choiseul  pour  achever  l'œuvre 
patiemment  poursuivie.  Le  comte  de  Vaux  remporte 
la  victoire  décisive  à  Ponte-Novo  (8  mai  1769).  En 
ce  jour  s'évanouit  le  rêve  d'indépendance  de  la 
Corse. 

Paoli  dut  s'enfuir  :  il  s'embarqua  le  lll  juin  pour 
l'Angleterre.  Deux  mois  après,  le  15  août  1769, 
Napoléon  Bonaparte  naissait  à  Ajaccio  :  son  nom 
et  sa  gloire  allaient  lier  définitivement  sa  patrie  à  la 
France. 


XXI 

LA    CORSE  EN  1769 


La  conquête  de  la  Corse  et  ïopinion  publique  en  France.  —  Ca- 
ractère et  mœurs  des  habitants.  —  La  situation  économique  et 
l'œuvre  à  réaliser. 


Au  moment  où  la  Corse  devient  française,  après 
tant  de  guerres  et  de  misère,  au  terme  d'une  lutte 
héroïque  pour  l'indépendance,  il  convient  de  nous 
arrêter  et  de  jeter  un  coup  d'œil  sur  ce  pays  qui 
entre,  le  dernier  de  tous,  dans  l'unité  française.  Que 
vaut  la  Corse  ?  et  que  faut-il  penser  de  ses  habi- 
tants? Question  délicate  et  complexe  que  se  posè- 
rent les  contemporains  de  Choiseul,  mais  qui  ne  fut 
pas  toujours  résolue  d'une  façon  impartiale.  Les  ju- 
gements, imprimés  et  manuscrits,  des  voyageurs 
qui  visitèrent  l'île  et  des  officiers  qui  la  conquirent 
ou  y  tinrent  garnison,  mériteraient  tous  d'être  re- 
cueillis et  réunis  ;  mais  on  aurait  tort  de  croire  qu'il 
suffît  de  les  résumer  pour  présenter  «  le  tableau  le 
plus  exact  de  l'état  du  pays  et  du  caractère  des 
habitants  ».  D'autre  part,  il  faut  se  défier  des 
critiques  passionnées  par  où  l'opinion  publique 
chercha  à  discréditer  Choiseul.  «  La  conquête  de 
la  Corse,  écrit  Pommereul  en  1779,  a  rencontré  des 
censeurs  qui  l'ont  désapprouvée  et  ont  blâmé  le  gou- 
vernement de  l'avoir  entreprise.  »  Les  uns  dépei- 


LA   COliSE  EN    1769.  221 

gnaient  la  Corse  comme  un  amas  d'inutiles  rochers. 
Les  autres  déclaraient  qu'une  pareille  possession 
serait  toujours  onéreuse  et  ils  répétaient  le  mot  du 
Génois  Lomellino  qu'on  serait  trop  heureux  de  pou- 
voir creuser  un  grand  trou  au  milieu  de  l'île  pour  la 
submerger. 

De  tous  les  pamphlets  qui  surgirent  alors,  le  plus 
violent  est  celui  du  duc  d'Aiguillon,  qui  ne  peut  dé- 
couvrir «  le  vrai  motif  de  l'insensé  projet  de  con- 
quérir la  Corse  ».  Serait-ce  pour  relever,  étendre  et 
affermir  notre  puissance  maritime,  en  nous  empa- 
rant d'une  île  dont  les  ports  et  les  bois  de  construc- 
tions nous  seraient  de  quelque  ressource  ?  Evidem- 
ment non,  car  «  les  ports  de  Corse  ne  valent  rien 
pour  une  marine  royale  ;  pas  un  seul  ne  peut  rece- 
voir un  vaisseau  de  ligne.  Quelques  frégates  peuvent 
entrer,  non  sans  danger  et  beaucoup  de  difficultés, 
dans  les  ports  d'Ajaccio  et  de  Saint-Florent;  par- 
tout ailleurs  elles  sont  obligées  de  rester  en  rade  : 
ce  sont  des  ports  à  chébecs,  à  felouques  et  à  tarta- 
nes ».  D'autre  part  «  les  bois  de  cette  île  propres  à 
la  construction  se  trouvent  dans  l'intérieur  des  ter- 
res »  et  il  n'y  a  aucune  communication  entre  la 
haute  montagne  et  la  côte  :  «  point  de  rivières  navi- 
gables, ni  môme  par  où  l'on  puisse  les  flotter.  Il 
n'y  a  que  des  torrents  qui  roulent  à  travers  des  ro- 
chers pendant  quelques  mois  de  l'année,  mais  qui 
sont  à  sec  le  reste  du  temps  ».  —  Inutile  à  la  marine 
royale,  la  Corse  n'apportera  aucun  élément  à  la 
prospérité  générale  de  la  France,  «  et  on  s'est 
moqué  dans  toute  l'Europe  des  descriptions  pom- 
peuses qui  furent  débitées,  par  ordre  de  AI.  de  Choi- 
seul,  de  ce  inisèrnble  pays,  qui  n'est  en  général  ni 
cultivé,  ni  presque  cultivable,  et  qui  n'est  presque 
favorable  qu'à  la  vigne  et  à  l'olivier,  qui  y  a  été  laissé 
sauvage  jusqu'à  présent  par  les  Corses  ».  On  n'y 


222  HISTOIRE    DE    COltSE. 

sème  presque  point  de  grains,  et  on  y  mange  presque 
partout  du  pain  de  châtaignes.  «  Il  n'y  a  point  de 
manufactures  ni  de  commerce,  et  par  conséquent 
point  d'argent,  et  qu'y  pourrait-on  fabriquer  ou  en 
exporter,  qui  ne  se  trouve  en  abondance  dans  l'Ita- 
lie et  dans  tous  les  ports  de  la  Méditerranée?  »  Somme 
toute,  yéntable  ro7/aume  de  la  misère,  où  les  habi- 
tants sont  pauvres  «  et  vivent  et  s'habillent  en  con- 
séquence »  et  où  il  n'y  a  rien  à  faire  pour  les  em- 
ployés de  finances,  «  commis,  directeurs,  même 
fermier  général  »... 

Mais  Choiseul  et  la  plupart  de  nos  officiers  —  et 
dans  le  nombre,  des  hommes  d'expérience  et  de  ta- 
lent, comme  Vaux,  Marbeuf  et  Guibert  —  avaient 
demandé  la  conquête  de  l'île.  Fallait-il  laisser  à 
Paoli  le  loisir  de  consolider  son  autorité  dans  un 
pays  qui  serait  en  temps  de  guerre  l'asile  des  cor- 
saires ?  Un  ennemi  qui  posséderait  la  Corse  ne  pour- 
rait-il intercepter  notre  communication  avec  l'Es- 
pagne, l'Italie  et  le  Levant?  Toute  la  côte  de  la 
Provence  et  du  Languedoc  ne  serait-elle  pas  dès  lors 
à  découvert?  Pommereul  insiste  là-dessus  en  entre- 
prenant de  justifier  Choiseul  aux  yeux  de  ses  détrac- 
teurs :  «  La  Corse,  dit-il,  est  en  temps  de  guerre  un 
point  essentiel  pour  le  soutien  du  commerce  de  la 
France  dans  le  Levant  ;  cette  possession  consolidée 
lui  procurera  les  moyens  faciles  de  donner  la  loi  à 
toutes  les  côtes  d'Italie.  »  La  marine  de  France  et 
celle  d'Espagne,  unies  en  vertu  du  pacte  de  famille 
(une  des  grandes  idées  du  ministère  de  Choiseul), 
pourront  combattre  l'Angleterre  sur  l'Océan  et  en 
attendant  «  primer  »  dans  la  Méditerranée.  «  La 
Corse  doit  assurer  à  la  France  et  à  l'Espagne  la  do- 
mination dans  la  Méditerranée.  »  Que  fût  devenu 
notre  commerce  du  Levant,  si  les  Anglais,  ayant 
déjà  Gibraltar  et  Mahon,  avaient  réussi  à  s'emparer 


LA    CORSE    EN    1769.  223 

de  cette  île  ?  «  Il  fallait  renoncer  à  faire  sortir  un  vais- 
seau de  Marseille  et  do  Toulon.  »  Et  d'avoir  su 
conquérir  la  Corse  en  déjouant  les  intrigues  anglai- 
ses et  autrichiennes,  c'est  vraiment  «  le  chef-d'œuvre 
de  la  politique  ».  Pommereul  devance  ainsi  le  juge- 
ment des  historiens  modernes  qui  ont  su  déchiffrer 
le  «  secret  »  des  ministres  de  Louis  XV  et  déter- 
miner l'évolution  par  laquelle  le  gouvernement 
français  poursuivait  un  dessein  auquel  il  s'était,  dès 
l'époque  de  Fleury  et  de  Chauvelin,  fermement  at- 
taché :  c'est  dans  le  développement  de  la  question 
corse  que  M.  Driault  reconnaît  «  le  chef-d'œuvre 
de  la  diplomatie  française  au  xviii®  siècle  » . 

Au  surplus  la  conquête  de  la  Corse  ne  doit  pas  être 
seulement  envisagée  en  elle-même  et  du  point  de  vue 
diplomatique.  Lorsque  Guibert  taxe  d'ignorance  et 
de  prévention  les  adversaires  de  la  conquête,  — 
ceux'-là,  déclare-t-il,  ne  portent  pas  leurs  regards 
au  delà  de  leur  siècle  et  de  la  surface  des  choses,  — 
il  envisage  surtout  les  «  possibilités  »  économiques 
et  les  ressources  de  Tîle.  A  la  suite  de  Jean-Jacques 
Rousseau,  du  fait  de  la  conquête  et  des  théories  des 
«philosophes  »,  le  problème  du  relèvement  écono- 
mique de  la  Corse,  pour  user  de  mots  qui  sont  de 
nos  jours  à  la  mode,  est  posé  devant  l'opinion  pu- 
blique française.  Les  mœurs  des  habitants  sont 
expliquées  et  non  plus  seulement  décrites  ;  les  res- 
sources du  pays  ne  sont  plus  seulement  cataloguées, 
mais  on  étudie  avec  soin  les  moyens  de  les  accroître 
et  de  les  répandre.  De  pareilles  préoccupations  ap- 
paraissent dans  l'ouvrage  deBellin,  qui  est  de  17G8, 
et  dans  Voltaire,  dont  le  Précis  du  siècle  de 
Louis  XV  date  de  1769.  On  les  retrouvera  dans 
Boswell,  «  le  premier  globe-trotter  que  la  Grande- 
Bretagne  ait  envoyé  à  la  Corse  »  et  «  le  premier 
poète  que  ses  paysages  aient  troublé  »  ;  dans  l'abbé  de 


224  HISTOIRE    DE    COKSE. 

Germanes  qui,  sans  avoir  jamais  mis  les  pieds  dans 
l'île,  nous  rapporte  des  anecdotes  très  romantiques 
sur  les  bandits  ;  dans  cet  officier  du  régiment  de  Pi- 
cardie qui  séjourna  en  Corse  de  1774  à  1777  et 
dont  les  Mémoires  historiques  sont  de  tout  pre- 
mier ordre  ;  dans  Ferrand  Dupuy,  qui  considère  la 
Corse  comme  «  susceptible  de  devenir  une  des  plus 
riches  possessions  de  notre  puissance  »  si  le  gou- 
vernement sait  encourager  les  vues  du  négociant  et 
du  spéculateur  éclairés  ;  dans  Pommereul  qui  fait 
un  enthousiaste  tableau  des  «  trésors  »  de  l'île, 
rend  Gênes  responsable  de  la  misère  actuelle  et 
adjure  le  gouvernement  de  faire  son  devoir,  le  gou- 
vernement étant  «  le  plus  naturel,  pour  ne  pas  dire 
le  seul  et  le  plus  sûr  instituteur  des  peuples  » . 

Avec  ses  122.000  habitants,  l'île  apparaît  en  1769 
comme  dépeuplée  par  les  guerres  continuelles,  les 
troubles  intérieurs,  les  descentes  fréquentes  des  cor- 
saires tunisiens  et  algériens.  Cependant  «  on  a  tout 
lieu  de  croire  que,  la  paix  et  la  tranquillité  une  fois 
bien  établies,  la  population  augmentera  sensible- 
ment en  peu  d'années  » .  Les  Corses  sont  petits  pour 
la  plupart.  Ils  portent  des  habits  d'une  étoffe  brune 
qu'ils  tissent  eux-mêmes  avec  le  poil  ou  la  laine  de 
leurs  troupeaux  et  qui  paraît  aux  Français  infiniment 
plus  rude  que  la  bure  des  Capucins  :  «  Quand  on  les 
aperçoit  d'un  peu  loin,  on  ne  sait  d'abord  si  c'est 
un  ours  ou  une  créature  humaine.  »  Leurs  culottes 
et  leurs  guêtres,  faites  en  forme  de  bas,  sont  de  la 
même  étoffe  que  l'habit.  «  Au  lieu  de  chapeau,  ils 
portent  un  bonnet  pointu,  aussi  de  la  même  étoffe... 
Les  plus  aisés  portent  des  bottines  de  cuir,  au  lieu 
de  guêtres  d'étoffe.  D'autres,  au  lieu  de  guêtres,  en- 
veloppent leurs  jambes  avec  des  peaux  de  chèvres, 
le  poil  en  dehors.  »  —  L'habillement  des  femmes 


LA    CORSE    EN    1769.  225 

consiste  «  en  un  corset  de  soie,  ou  d'autre  étoffe, 
avec  des  manches  à  la  jésuite,  très  justes,  la  jupe 
extérieure  d'une  autre  couleur  que  le  corset.  Leurs 
cheveux  sont  tressés  avec  des  rubans  au-dessus  de 
la  tète,  et  d'autres  fois  ils  sont  enveloppés  dans  un 
filet  à  réseau  en  soie,  de  la  couleur  qui  leur  plaît  le 
plus  ».  Cet  ajustement  leur  sied  bien  quand  elles 
sont  bien  faites,  «  d'autant  plus  que  leurs  jupes  sont 
très  courtes  sur  le  devant  et  traînent  jusqu'à  terre 
sur  le  derrière  ».  Quand  elles  sortent,  elles  portent 
sur  la  tête  un  voile  assez  grand  de  toile  des  Indes, 
à  fond  blanc  et  peint,  de  fort  bon  goût.  On  le  nomme 
niezaro.  Dans  le  Niolo,  et  dans  les  parties  les  plus 
«  agrestes  »  de  l'île,  la  jupe  et  le  corset  sont  tout 
d'une  pièce,  et  ouverts  par  devant,  et  leur  coiffure 
((  n'est  qu'une  espèce  de  tortillon  qu'elles  portent  sur 
la  tète  presque  toute  la  journée,  et  qui  leur  sert  à 
porter  le  fardeau  » . 

La  langue  générale  de  la  Corse  est  l'italienne  ; 
mais  elle  diffère  selon  les  lieux.  Dans  les  villes 
maritimes,  on  parle  un  italien  épuré  et  facile  à  en- 
tendre ;  les  habitants  de  l'intérieur  ont  un  jargon  très 
corrompu  et  entremêlé  d'expressions  mauresques. 

La  vieille  armature  sociale  est  restée  intacte. 
Tout  gravite  autour  delà  primogéniture.  Etre  l'aîné 
est  une  gloire  ;  c'est  aussi  une  responsabilité,  et 
chacun  se  courbe  sans  murmure  devant  les  préro- 
gatives du  droit  d'aînesse.  Ils  sont  hospitaliers  farou- 
chement :  celui  qui  franchit  leur  seuil  et  se  confie  à 
eux,  —  étranger,  malheureux,  ennemi  même,  — 
celui-là  est  sacré.  Ils  ont  l'horreur  de  l'injustice  et  la 
reconnaissance  du  service  rendu  :  ce  qui  dure;  le  plus 
en  Corse,  dit  Paoli,  c'est  la  mémoire  des  bienfaits. 

La  bravoure  des  Corses  était  proverbiale.  Ils 
avaient  tenu  tête  à  la  France  durant  deux  campa- 
gnes, sans  place  forte,  sans  artillerie,  sans  maga- 

HISTOIKE   DE   COIiSE.  15 


226  HISTOIRE    DE    CORSE. 

sins,  sans  argent,  et  les  conquérants  ne  parlaient 
qu'avec  estime  de  ces  petits  hommes  vêtus  de  brun 
qui  se  rassemblaient  «  au  son  des  sifflets  ou  des  cor- 
nets »,  —  à  l'appel  du  colombo,  —  s'avançaient  à  la 
débandade,  «  épars  comme  une  compagnie  de  per- 
dreaux »  et,  s'abritant  derrière  les  broussailles,  les 
rochers  ou  les  murailles,  assaillaient  brusquement 
les  Français  de  toutes  parts,  puis  se  rejetaient  en 
arrière  et  revenaient  à  la  charge  avec  la  plus  grande 
célérité.  Quelques-uns  furent  cruels  et  commirent 
des  actes  d'une  férocité  barbare.  Mais  la  plupart 
furent  magnanimes.  Des  Français  disaient  à  un 
prisonnier  :  «  Comment  osez-vous  guerroyer  sans 
hôpitaux  ni  chirurgiens,  et  que  faites-vous  quand 
vous  êtes  blessés  ?  —  Nous  mourons.  »  Un  Corse, 
mortellement  frappé,  écrivait  à  Paoli  ce  billet  hé- 
roïque :  «Je  vous  salue  ;  prenez  soin  de  mon  père; 
dans  douze  heures  je  serai  avec  les  autres  braves 
qui  sont  morts  en  défendant  la  patrie.  » 

En  général,  ils  sont  graves,  sérieux  et  mélanco- 
liques, au  milieu  de  leur  vivacité,  et  ils  rient  peu. 
Les  malheurs  de  leur  patrie  semblent  les  occuper 
entièrement  et  leur  donnent  une  humeur  sombre  et 
farouche.  Dans  leur  physionomie,  intelligente  et 
fine,  quelque  dureté  apparaît.  Pas  de  divertisse- 
ments, pas  de  danses  ni  de  fêtes  champêtres.  Les 
jeux  de  cartes,  les  graves  sentences  émises  autour 
du  fugone,  les  mélopées  plaintives  des  bergers  de 
la  montagne  :  on  pourrait  dire  des  Corses,  chez  qui 
le  ciel  pourtant  est  si  léger,  si  clair  et  si  haut,  ce 
que  Renan  disait  des  Bretons,  que  la  joie  même 
est  chez  eux  un  peu  triste.  Crainte  de  l'oppresseur, 
résistance  tenace  et  indomptable. 

L'esprit  du  moins  s'est  mûri  par  l'épreuve,  les  fa- 
cultés d'observation  se  sont  aiguisées  dans  le  si- 
lence. Le  moindre  d'entre  eux  étonnait  les  officiers 


LA   CORSE   EX   1769.  227 

français  par  l'intelligence  avec  laquelle  il  parlait 
guerre  ou  politique,  et  le  dernier  paysan  plaidait  sa 
cause  avec  autant  de  force  et  d'astuce  que  le  plus 
habile  avocat,  discutait  ses  affaires  avec  une  singu- 
lière abondance  d'expressions  et  de  tours,  usait 
avec  une  adresse  infinie  des  moyens  de  chicane  que 
lui  fournissaient  les  nouvelles  formes  judiciaires. 
Les  raisonneurs  de  garnison  durent  plus  d'une  fois 
s'avouer  battus  par  les  insulaires  loquaces  et  subtils . 
Corses  des  villes  ou  de  la  montagne,  hommes  et 
femmes,  pauvres  ou  riches,  ils  aiment  à  parler,  et 
parlent  tous  naturellement  bien.  «  Ils  veulent  être 
écoutés  et  ils  regardent  comme  un  affront,  dans  la 
conversation,  quand  on  ne  les  écoute  pas  jusqu'à  la 
fin.  » 

Carie  Corse  est  orgueilleux,  et  voici  peut-être  le 
trait  le  plus  saillant  de  son  caractère.  Tous  les 
Corses  se  regardent  comme  égaux,  et  Marbeuf  as- 
sure que  la  vanité  est  le  principal  ressort  qui  les 
met  en  mouvement.  «  Ce  qui  les  caractérise  plus 
que  tout,  écrit  -un  de  nos  officiers,  c'est  qu'ils  sont 
incapables  de  soutenir  le  mépris,  pas  même  de  sup- 
porter l'indifférence.  »  On  en  voit  peu  demander 
l'aumône.  «  Le  dernier  habitant  s'estime  autant  que 
le  premier...  Ils  sont  reconnaissants  du  moindre 
service,  et  ils  se  tiennent  offensés  quand  on  leur 
offre  de  l'argent  en  reconnaissance  de  ceux  qu'ils 
rendent.  Leur  amour-propre  paraît  flatté  de  vous 
tenir  dans  une  sorte  de  dépendance.  »  Ils  recher- 
chent avec  empressement  les  distinctions  et  les 
marques  d'honneur.  Le  roi  Théodore  n'avait-il  pas 
créé  des  princes,  des  marquis,  des  comtes,  des  ba- 
rons et  institué  un  ordre  de  chevalerie?  Paoli  ne 
fondait-il  pas,  dans  les  commencements  de  son  gé- 
néralat,  un  ordre  de  Santa  Devota  pour  les  volon- 
taires qui  combattaient  avec  lui  Colonna  de  Bozzi  ? 


228  HISTOIRE    DE    COUSE. 

Ils  aiment  l'intrigue  et  la  politique,  et  Marbeuf 
rangeait  parmi  les  plus  grands  maux  dont  «souffrait 
le  pays  le  goût  des  habitants  pour  la  cabale.  Que 
de  menées.,  que  de  manœuvres, même  aux  assem- 
blées des  pièves  qui  n'avaient  d'autre  but  que  d'élire 
des  députés  à  l'assemblée  de  la  province.  «  Que  de 
jalousies  et  de  mensonges,  s'écriait  le  vicomte  de 
Barrin,  et  que  de  mauvais  tours  ces  gens-ci  cher- 
chent à  se  jouer  réciproquement!  »  Pas  d'assemblée 
en  France,  témoigne  l'intendant  La  Guillaumye, 
que  «  l'esprit  individuel  de  prépondérance  et  de 
changement  puisse  rendre  aussi  tumultueuse  et 
aussi  dangereuse  que  la  plus  petite  assemblée  en 
Corse  ».  L'homme  vit  plus  volontiers  sur  la  place 
publique  que  dans  son  ménage  et,  habitué,  comme 
disait  Paoli,  à  «  identifier  la  fortune  de  l'Etat  avec 
la  sienne  propre  »,  il  s'intéresse  passionnément  aux 
affaires  du  gouvernement  et  de  l'administration, 
dont  il  veut  prendre  sa  part.  Il  poursuit  longue- 
ment, aprement,  la  vengeance  d'une  injure  faite  à 
lui-même  ou  à  ses  proches  et,  puisque  les  Génois 
vendaient  la  justice,  il  n'a  recours  qu'à  lui-même,  à 
son  bras,  à  son  escopette.  Pardonner  est  d'une  âme 
faible,  il  punto  d'onore  e  tanto  forte  in  Corsica... 

Les  femmes  sont  méprisées  et  chargées  des  em- 
plois les  plus  fatigants.  Le  plus  souvent  elles  ne 
mangent  pas  avec  leur  mari,  tant  celui-ci  est  plein 
du  sentiment  de  son  importance  particulière.  Sans 
doute  l'origine  d'une  pareille  coutume  doit  être 
cherchée  dans  l'état  d'hostilité  où  les  hommes  vivent 
depuis  des  siècles,  luttant  contre  les  Génois,  pour- 
suivant une  vendetta  et  n'ayant  pas  le  loisir  de  rester 
auprès  des  femmes.  N'importe,  cela  choque  les  of- 
ficiers et  les  Français  du  xviii"  siècle,  venus  de  la 
cour  la  plus  galante  de  l'univers  et  peu  adaptés  à 
de    pareilles    mœurs.    Plusieurs    relèvent,    en    des 


LA   COUSE   EN    1709.  229 

termes  à  peu  près  identiques,  la  soumission  que  le 
mari  exige  de  la  jeune  épousée  :  «  Elle  se  déshabille 
elle-même,  quitte  sa  chemise  et  va  se  jeter  ainsi 
dans  le  lit  de  son  époux...  Dès  le  lendemain,  elle 
commence  à  aller  aux  champs,  à  porter  le  bois,  les 
récoltes  et  d'autres  fardeaux  sur  la  tète,  enfin  à 
faire  les  travaux  d'une  bête  de  somme.  J'en  ai  ren- 
contré mille  pour  une,  dans  les  montagnes  et  le  long 
des  chemins,  par  la  plus  forte  chaleur,  porter  des 
fardeaux  très  lourds  sur  leur  tète,  le  mari  la  suivant, 
monté  sur  son  âne  ou  sur  son  mulet.  » 

Que  devient,  dans  de  pareilles  conditions  morales 
et  sociales,  le  développement  économique?  Peu  de 
chose  en  vérité.  Mais  qu'importe,  si  les  Corses 
sont  sobres  et  s'ils  ont  peu  de  besoins.  «  Pourvu 
qu'un  ménage,  dans  la  montagne,  quelque  nombreux 
qu'il  soit,  ait  en  propriété  six  châtaigniers  et  autant 
de  chèvres,  il  ne  pensera  pas  à  cultiver  d'autres 
productions.  »  Ce  sont  des  Lucquois,  des  Sardes, 
des  Génois,  des  étrangers,  qui  viennent  tous  les 
ans,  au  nombre  de  dix  à  douze  mille,  pour  faire  les 
travaux  les  plus  pénibles,  comme  exploiter  les  terres 
et  les  bois,  faire  les  récoltes,  scier  les  planches, 
tailler  les  pierres  et  servir  de  domestiques  ou  de 
manœuvres.  Pas  d'agriculture,  nulle  entente  du  la- 
bourage, nulle  connaissance  des  instruments  ara- 
toires. Çà  et  là  quelques  champs  écorchés  par  une 
charrue  informe.  Pas  de  prairies.  Pas  d'engrais  — 
sinon  les  cendres  des  grosses  herbes  et  dos  brous- 
sailles. De  longues  étendues  de  pays  et  d'immenses 
déserts  sans  le  nioinrlre  vestio-e  de  l'industrie  hu- 
maine.  Et  pourtant  les  vallons  sont  fertiles,  tous 
les  produits  viendraient  à  foison.  iMais  il  faut  de 
l'argent  et  des  débouchés.  Nulle  route.  Des  sentiers 
étroits,  tracés  au  hasard,  suivant  la  pente  naturelle 


230  HISTOIRE    DE    CORSE, 

du  terrain,  creusés  presque  partout  par  les  eaux 
et  très  éloignés  des  villages,  parce  que  les  habitants 
se  sont  logés  dans  des  endroits  escarpés  pour 
échapper  sûrement  à  Tennemi.  Ils  avaient,  a  dit 
Napoléon,  «  abandonné  les  plaines  trop  difficiles 
à  défendre  pour  errer  dans  les  forêts  les  moins  péné- 
trables,  sur  les  sommets  les  moins  accessibles  ». 
Les  conditions  historiques  ont  ramené  les  Corses  à 
l'état  matériel  du  régime  féodal. 

Situation  déplorable,  mais  non  pas  sans  remède. 
c(  J'en  trouve  la  raison,  écrit  en  1774  un  officier  du 
régiment  de  Picardie,  moins  dans  leur  caractère 
que  dans  le  gouvernement  vicieux  des  Génois,  qui. .. 
tenait  ce  peuple  dans  une  espèce  d'esclavage,  le 
forçait  à  vendre  au  plus  bas  prix  ses  denrées  aux 
agents  de  la  République,  et  gênait  en  même  temps 
son  commerce  par  toutes  les  friponneries  possi- 
bles. »  Un  devoir  s'impose  donc  aux  nouveaux 
maîtres  du  pays  :  développer  les  ressources  écono- 
miques de  l'île,  faire  les  avances  pour  défricher  les 
terres  incultes,  entreprendre  l'éducation  de  ce 
peuple,  créer  des  débouchés.  La  conquête  mili- 
taire est  faite  :  les  Français  sauront-ils  également 
mener  à  bien  l'œuvre  nécessaire  de  la  conquête 
morale  ? 


XXII 

LA  CORSE    DANS  LA  MONARCHIE  FRANÇAISE 


L'organisation  de  la  conquête  et  les  Etats  de  Corse.  —  Les  tra- 
vaux publics  et  la  vie  économique.  —  La  question  financière 
et  le  mécontentement  insulaire. 


Quand  le  comte  de  Vaux  eut  vaincu  les  Corses,  il 
fit  un  joli  discours  aux  notables  réunis  à  Gorte,  leur 
disant  :  «  Vous  acquerrez  une  nouvelle  patrie,  qui 
mettra  toute  sa  sollicitude  à  vous  rendre  heureux.  » 
Promesse  évidemment  sincère,  mais  dont  la  réalisa- 
tion fut  lente  et  demeura  incomplète. 

Il  s'agissait  avant  tout  de  consolider  la  conquête 
en  supprimant  les  derniers  germes  de  révolte,  en 
traquant  les  outlaw,  les  «  bandits  «.  Les  édits  rigou- 
reux se  succédèrent.  L(^  23  mai  17G9  et  le  24  mai 
1770,  ordre  à  tous  les  Corses  de  livrer  leurs  armes 
à  feu,  sous  peine  de  mort,  et  quiconque  ne  sera  pas 
muni  d'une  permission  expresse  du  commandant  en 
chef  sera  jugé  prévôtalement  et  sans  appel.  Le 
24  septembre  1770,  ordre  aux  familles  des  Corses 
qui  suivirent  Paoli  à  Livourne  de  s'embarquer  incon- 
tinent, sous  peine  de  prison  ou  d'expulsion  ignomi- 
nieuse. Au  mois  d'août  177 1,  déclaration  royale  qui 
punit  pour  la  première  fois  d'une  amende  de  cin- 
quante à  cent  livres  et,  on  cas  de  récidive,  du  carcan 


23-2  HISTOIRE    DE    COUSE. 

et   des  galères,   quiconque  possédera,    fabriquera, 
vendra  un  stylet  ou  couteau  pointu.   Les  partisans 
de  Paoli  sont  accusés  de  voler  et  d'assassiner  :  le 
gouvernement  prescrit,    le   24  juin    1770,    de  les 
pendre  sans  aucune  forme  de  procès,  et,  pour  mieux 
ôter  à  cette  «  race  exécrable  »  la  facilité  d'échapper, 
il  enjoint,  le  1"''  avril  suivant,  de  brûler  les  maquis. 
Le  20  avril  1771,  il  menace  de  châtier  toute  personne 
qui   donnerait   du    secours    aux   bandits,   tiendrait 
des   propos    séditieux   ou   correspondrait   avec  les 
exilés.  Le  12  mai  1771,  nouvelles  instructions  aux 
pièves  :  les  podestats  doivent  avertir  de  la  conduite 
des  bandits  et  des  habitants  les  commandants  des 
postes  voisins,   envoyer  la  liste  et  le  signalement 
des  pastori  ou  bergers,  désigner  ceux  dont  ils  se 
méfient,  spécifier  l'endroit  où  paissent  les  troupeaux 
et  le  nom  de  leurs  propriétaires;  les  bergers  ont  dé- 
fense, sous  les  peines  les  plus  fortes,  d'allumer  des 
feux  sur  les  hauteurs  et  de  faire  aucun  signal,  aucun 
bruit,   lorsqu'ils    découvrent    des   gens  armés;    les 
pièves  qui  se  comportent  mal  paieront  des  amendes. 
Vint  enfin  le  grand  édit  d'août  1772  :    une  maré- 
chaussée,   composée  d'un  prévôt  général,  de  deux 
officiers  et  de  dix-sept  sous-officiers  et  cavaliers,  fut 
établie  à  Bastia,  et  quatre  juntes,  formées  chacune 
de  six  commissaires  corses  et  appuyées  parles  com- 
pagnies ou  détachements  du  régiment  provincial, 
siégèrent  à  Orezza,  à  Caccia,  à  Tallano,  à  La  Mez- 
zana,  pour  exercer  une  juridiction  de  discipline  et 
de  correction  contre  ceux  qui,  suivant  les  termes  de 
l'édit,  renonçaient  à  être  sujets  et  citoyens  pour  de- 
venir à  la  fois  vagabonds,  déserteurs  et  rebelles.  En 
dehors  des  ecclésiastiques,   des  nobles  de  noblesse 
reconnue  au  Conseil  supérieur  et  des  fonctionnaires 
royaux,   aucun  Corse    ne  put  s'absenter  sans  un 
congé   du   podestat.    Ceux  qui    s'absentaient   sans 


Mrria.    -  Caiiiiiilr  :  l'I'li^lisc—  Ajact-io  :  \i(>illcs  maisons. i.V(7f.<  et  Maniuiunis  du  i.  r.  r./ 
PI.  \V.  —  Coiisi;. 


LA    CORSE    DANS    LA    MONARCHIE    FRANÇAISE.  233 

congé  et  ne  reparaissaient  pas  à  leur  domicile  au 
bout  d'un  mois,  furent  déclarés  fugitifs  et,  après 
six  mois,  poursuivis  comme  félons.  Les  fruits  de 
leurs  biens,  les  amendes  édictées  contre  eux,  leurs 
bestiaux  que  confisquaient  les  juntes,  appartinrent 
aux  liôpitaux  et  établissements  de  charité.  Les  ber- 
gers durent,  sous  peine  de  trois  ans  de  prison,  avoir 
une  résidence  dans  une  paroisse  ou  communauté 
de  l'île.  Tout  assassinat  prémédité,  tout  guet-apens 
fut  puni  du  supplice  de  la  roue.  En  cas  de  vendetta, 
la  maison  du  coupable  était  rasée,  et  sa  postérité 
déchue  des  fonctions  publiques. 

Ces  ordonnances  établirent  la  tranquillité  :  le 
nombre  des  meurtres  diminua,  il  y  eut  même  une 
année  où  un  seul  meurtre  fut  commis  dans  l'île.  Et 
sans  s'inquiéter  de  savoir  si  un  pareil  résultat  n'é- 
tait pas  obtenu  par  la  terreur  plutôt  que  par  un 
régime  de  douceur  librement  accepté,  le  gouverne- 
ment installa  définitivement  son  autorité  dans  l'île. 

Deux  commissaires  du  roi  se  trouvaient  au  som- 
met de  la  hiérarchie  :  le  commandant  en  chef  des 
troupes,  ou  commandant  général,  ou,  comme  on 
le  nommait  encore,  gouverneur,  et  l'intendant,  au- 
quel incombaient,  dit  Marbeuf,  toutes  les  a-ffaires 
contentieuses  et  ce  qui  s'appelle  impositions,  fermes 
et  domaines.  Les  commandants  en  chef  furent  le 
comte  de  Vaux  dans  les  premières  années,  le  comte 
de  Marbeuf  de  1772  à  1786  et,  après  l'intérim  du 
comte  de  Jaucourt,  le  vicomte  de  Barrin  de  1786 
à  1790.  Les  intendants  ont  été  au  nombre  de  qua- 
tre :  Chardon,  ancien  intendant  de  Cayenne,  Pra- 
dine,  ancien  maître  des  comptes  à  Aix,  Bouche- 
porn  et  La  Guillaumye.  En  fait  l'administration  de 
l'ancien  régime  en  Corse  se  résume  dans  deux 
noms  :  dans  le  nom  de  Marbeuf  et  dans  celui  de 
Boucheporn,  qui  fut  intendant  durant  dix  années. 


234  *         HISTOIRE    DE    CORSE. 

de  1775  à  1785,  et  que  les  Corses  qualifiaient  de 
grand  vizir  de  Marbeuf. 

L'administration  judiciaire,  entièrement  réorga- 
nisée, comprit  un  Conseil  supérieur,  revêtu  des 
attributions  d'un  Parlement,  et  onze  juridictions 
royales.  —  Le  Conseil  Supérieur,  créé  dès  le  mois 
de  juin  1768,  tenait  ses  séances  à  Bastia  et  se  com- 
posait d'un  premier  et  d'un  second  président,  de 
dix  conseillers,  —  dont  six  Français  et  quatre  Cor- 
ses, —  d'un  procureur  général  français  et  de  son 
substitut,  d'un  greffier  et  de  deux  secrétaires  in- 
terprètes ;  le  commandant  en  chef  pouvait  siéger 
et  avait  voix  délibérative.  M.  du  Tressan,  «  espèce 
de  cerveau  brûlé  » ,  fut  fait  premier  président  de  ce 
Conseil.  —  Chaque  juridiction  comptait  un  juge 
royal,  un  assesseur,  un  procureur  du  roi  et  un 
greffier.  Les  trois  premiers  officiers  de  justice  fu- 
rent toujours  deux  Corses  et  un  Français.  Ils  rece- 
vaient des  appointements  fixes  ;  mais  les  Corses 
ne  touchaient  pas  de  gros  gages,  et  le  maréchal 
de  Vaux  avait  dit  qu'un  traitement  annuel  de 
400  livres  serait  plus  que  suffisant  pour  chacun 
parce  qu'ils  étaient  depuis  longtemps  accoutumés 
à  une  médiocre  fortune. 

Le  ministre  de  la  Guerre  établit  un  état-major 
d'armée  et  de  places,  un  corps  d'ingénieurs  pour 
les  fortifications  faites  ou  à  faire,  un  corps  d'ingé- 
nieurs des  Ponts  et  Chaussées,  une  prévôté,  une 
direction  des  hôpitaux,  un  bureau  général  des 
postes  aux  lettres  et  des  bateaux  de  poste,  une 
régie  des  vivres  à  la  tête  de  laquelle  fut  placé 
M.  de  risle,  quatre  juntes...  Le  ministre  de  la  Ma- 
rine établit  deux  bureaux  d'amirauté,  l'un  à  Bastia 
et  l'autre  à  Ajaccio,  et  plaça  plusieurs  commis- 
saires de  marine  dans  dilTérents  ports. 

L'organisation  civile,  réglée  par  un  édit  du  mois 


LA    COI! SE    DANS    LA    MOXAItCHIE    FIîANÇAISE.  ^35 

de  mai  1771,  comportait  une  hiérarchie  élective  de 
représentation  municipale  et  nationale  analogue  à 
celle  que  Turgot  et  Necker  essaieront  d'introduire 
en  France.  A  la  base  le  paese  ou  village,  où  le 
podestat  et  deux  pères  du  commun,  annuellement 
élus  par  les  chefs  de  famille  de  plus  de  vingt-cinq  ans, 
remplissaient  toutes  les  fonctions  d'administration 
et  de  police.  Au-dessus,  la  pie^^e  ou  canton,  que 
surveillait  le  podestat  major,  choisi  chaque  année 
parmi  les  gens  les  plus  distingués  et  les  plus  con- 
sidérables delapiève.  Enfin  les  dix  proi^inces,  dont 
toutes  les  pièves  étaient  surveillées  par  un  inspec- 
teur que  le  roi  désignait  dans  Tordre  de  la  noblesse. 

Sur  le  conseil  du  maréchal  de  Vaux,  du  comte  de 
Marbeuf  et  de  Buttafoco,  la  France  avait  fait  de  la 
Corse  un  pays  d'Etats.  On  croyait  flatter  la  nation, 
«  entêtée  de  sa  liberté  imaginaire  » ,  en  lui  persua- 
dant qu'elle  était  associée  au  gouvernement.  Cha- 
que ordre  avait  23  députés,  tous  élus  par  les  as- 
semblées des  dix  provinces  (pour  le  clergé  cependant 
les  élections  ne  portaient  que  sur  18  piévans  ou 
doyens,  car  les  5  évoques  de  l'île  étaient  membres 
de  droit).  —  Les  Etats  nommaient,  à  la  fin  de  cha- 
que session,  une  commission  permanente  ou  com- 
mission intermédiaire  de  12  nobles,  dits  Nobili  Do- 
(iici.  «  La  nation,  avait  écrit  Marbeuf,  a  du  goût 
pour  cette  espèce  de  représentants  auprès  des 
personnes  en  place.  »  La  commission  des  Douze 
était  censée  faire  son  service  auprès  des  commis- 
saires du  roi  ;  elle  devait  solliciter  du  gouverne- 
ment  le  règlement  de  toutes  les  afl'aires  raisonna- 
bles, hâter  l'exécution  des  mesures  ordonnées, 
presser  la  rédaction  et  l'envoi  des  mémoires  que 
les  Etats  avaient  résolu  de  remettre  sur  divers  ob- 
jets, surveiller  la  besogne  du  bureau  dirigé  par  le 


936  HISTOIRE    DE    COnSE. 

greffier  en  chef,  préparer  les  matières  qui  seraient 
débattues  dans  la  consulte  suivante.  Deux  mem- 
bres des  Douze,  qui  jouaient  le  rôle  des  procureurs 
généraux-syndics  dans  les  pays  d'Etats,  résidaient 
alternativement  auprès  des  commissaires  du  roi. 
Les  Etats  de  Corse  ne  furent  réunis  que  huit 
fois,  toujours  à  Bastia;  mais  dans  ces  assemblées 
furent  présentées  et  discutées  toutes  les  questions 
relatives  à  l'administration  du  pays,  aux  impôts,  à 
l'éducation  publique,  l'agriculture,  l'industrie,  la 
police,  etc.  L'histoire  des  Etats  est  l'histoire  même 
de  la  Corse  de  1770  jusqu'à  1789,  Nous  possédions 
déjà  les  procès-verbaux  de  ces  assemblées.  Nous 
pouvons  aujourd'hui  les  contrôler  et  les  compléter 
par  des  documents  plus  brefs  et  aussi  intéressants. 
A  la  fin  de  chaque  session,  les  Etats  de  Corse 
envoyaient  à  la  Cour  trois  députés  pour  présenter  au 
roi  les  requêtes  votées  par  l'assemblée  et  approu- 
vées par  les  commissaires  présidents,  qui  étaient 
le  gouverneur  et  l'intendant.  En  1770,  en  1772  et 
en  1773,  le  choix  des  députés  n'avait  pas  eu  de 
signification  particulière.  Mais  en  1775  la  rivalité 
qui  régnait  ouvertement  entre  le  comte  de  Mar- 
beuf,  gouverneur  de  la  Corse,  et  le  comte  de  Nar- 
bonne-Pelet,  commandant  en  second  à  Ajaccio,  ne 
permit  pas  de  procéder  aux  élections  avec  le  calme 
ordinaire.  On  reprochait  à  Marbeuf  ses  «  coups 
d'autorité,  aussi  arbitraires  que  multipliés  »  et, 
sous  couleur  de  travailler  «  pour  le  bien  de  la  pa- 
trie »,  les  ((  narbonnistes  »  essayèrent  d'obtenir 
le  rappel  du  gouverneur  et  de  jouir  à  leur  tour 
des  honneurs  et  des  postes  lucratifs  dont  Marbeuf 
les  tenait  écartés.  Tel  fut  le  premier  objet  de  la 
mission  dont  furent  chargés  les  députés  de  1775  : 
M^"'  de  Guernes,  évêque  d'Aleria;  César-Mathieu 
de  Petriconi,  pour  la  noblesse;  Benedetti  Ventura, 


LA    CORSE    DANS    LA    MONARCHIE    FRANÇAISE.  x'ST 

dit  Venturone,  pour  le  tiers-état.  L'audience  royale, 
plusieurs  fois  retardée,  fut  fixée  au  25  août  Ï77G. 
[j'évêque  d'Aleria  ne  formula  pas  moins  de  29  griefs 
dont  la  liste  fut  remise  au  Ministère  et  que  M.  Let- 
teron  a  retrouvée  aux  Archives  Nationales.  Episode 
curieux  des  querelles  de  personnes  et  des  rivalités 
d'influence  qui  entravaient  les  eff'orts  de  l'administra- 
tion. —  Plus  intéressantes  encore  sont  les  «  repré- 
sentations que  MM.  les  députés  ont  cru  devoir  faire 
a  la  Cour  »,  véritable  cahier  de  doléances  qui  ne 
comprend  pas  moins  de  63  paragraphes  :  finances, 
domaines,  bois  et  forets,  douanes;  agriculture,  arts 
et  métiers,  haras;  sages-femmes  et  maîtres  d'école; 
séminaires,  collèges  et  Université,  création  d'un 
archevêché;  reconnaissance  du  titre  de  royaume, 
organisation  du  tribunal  de  la  junte  et  du  régiment 
provincial,  etc.,  toutes  les  matières  qui  peuvent  in- 
téresser la  Corse  —  et  qui  ont  fait  au  préalable 
l'objet  de  discussions  attentives  au  sein  des  Etats, 
—  sont  ici  passées  en  revue. 

Entre  l'assemblée  de  1775  et  le  commencement 
de  la  Révolution,  les  Etats  de  Corse  se  réunirent 
encore  quatre  fois  :  en  1777,  1779,  1781  et  1785. 
I^n  1777,  «  Carlo  Buonaparte  »,  assesseur  au  tri- 
bunal d'Ajaccio,  est  député  de  la  noblesse.  Le  rap- 
port des  Etats  de  1785  se  réfère  aux  événements 
de  1788  et  1789. 

Ainsi  la  France  cherchait  à  créer  un  esprit  public 
en  associant  la  nation  au  gouvernement.  Elle  usa 
d'autres  moyens,  développant  l'usage  de  la  langue 
française,  faisant  bénéficier  la  nouvelle  province  de 
cotte  haute  culture  et  de  ces  «  lumières  »  qui 
éblouissaient  l'Europe.  Quelques  années  à  peine 
après  l'annexion,  les  commissaires  du  roi,  repre- 
nant et  développant  les  projets  de  Paoli,  propo- 
saient d'établir  une  Université  à   Corte   avec    les 


238  HISTOIRE    DE    CORSE. 

quatre  facultés  (théologie,  droit,  médecine  et  arts). 
De  plus  ils  décidaient  que  quatre  collèges  seraient 
fondés  à  Bastia,  à  Ajaccio,  à  Cervione  et  à  Calvi, 
des  pensionnats  à  Bastia  et  à  Ajaccio,  et  des  écoles 
dans  la  campagne.  Enfin  les  séminaires,  qui  avaient 
été  occupés  par  les  troupes,  seraient  rendus  aux 
évêques. 

De  pareils  projets  donnaient-ils  entièrement  sa- 
tisfaction à  l'opinion  corse  et  quels  vœux  formait- 
elle  à  ce  sujet?  On  peut  s'en  rendre  compte  en 
parcourant  les  requêtes  présentées  au  roi  par  les 
députés  des  Etats,  encore  que  de  pareils  documents 
soient  forcément  empreints  d'un  certain  optimisme 
officiel.  Particulièrement,  en  ce  qui  touche  l'instruc- 
tion publique,  leurs  demandes  ont  un  grand  intérêt  : 
on  y  voit  un  exemple  de  la  noble  et  intelligente  façon 
dont  ils  comprenaient  leur  «  francisation  ». 

La  monarchie  française  cherche  à  favoriser  la 
noblesse,  en  créant,  en  face  du  tiers  et  du  clergé 
plus  indépendants,  une  classe  d'hommes  qui  se- 
raient attachés  au  gouvernement  par  l'intérêt.  Pro- 
longement du  caporalisme  par  suite  de  l'égoïsme 
administratif.  Et  les  jeunes  nobles,  qu'on  jugeait 
utiles  de  «  dépayser  »  pour  «  changer  leur  façon  de 
penser  »,  furent  admis  au  collège  Mazarin,  au  sé- 
minaire d'Aix,  aux  écoles  royales  militaires,  à  la 
maison  de  Saint-Cyr.  On  vit  à  Brienne  Napoléon 
Bonaparte;  à  Vendôme,  Jean-Baptiste  Buttafoco, 
que  l'inspecteur  Reynaud  de  Monts  jugeait  très  in- 
subordonné et  qui,  avec  peu  de  moyens,  joignait  à 
l'entêtement  de  son  pays  le  dégoût  du  travail;  à 
Effiat,  Luce-Quilico  Casablanca,  le  futur  Con- 
ventionnel, que  l'inspecteur  Keralio  trouvait  un  peu 
sombre,  mais  bon,  capable  d'application  et  d'un 
labeur  soutenu;  à  Auxerre,  Jean-Baptiste  Gasalta; 


LA    COUSE    DANS    LA    MONARCHIE    FRANÇAISE.  23Q 

à  Rebais,  Luc-Antoine  d'Ornano  et  Arrighi  de  Ca- 
sanova ;  à  Tiron,  César-Joseph  Baltliazar  de  Petri- 
coni,  son  frère  Jean-Laurent,  Paul-François  Gal- 
loni  d'Istria,  qui  devint,  au  sortir  de  Témigration, 
adjudant  général  au  service  de  Naples  et  lieutenant- 
colonel  d'état-major  au  service  de  France  ;  Marins 
Matra,  qui  fut  aide  de  camp  du  général  Franceschi 
et  capitaine  adjoint  à  l'état-major  de  Farmée  d'Ita- 
lie, etc.  (1). 

Ce  n'était  pas  assez  de  s'attacher  la  noblesse  :  il 
fallait  attirer  les  Corses  dans  les  troupes  du  roi.  Ils 
furent  admis  dans  tous  les  régiments  de  l'armée;  ils 
eurent  leur  régiment  particulier,  le  Royal  Corse  ; 
après  la  dissolution  du  Royal  Corse  en  1788,  deux 
bataillons  de  chasseurs,  les  chasseurs  royaux  corses 
et  les  chasseurs  corses,  ne  se  composèrent  que  d'in- 
sulaires. Chaque  compagnie  reçut  quatre  soldats 
corses,  destinés  à  s'initier  aux  arts  et  aux  métiers, 
«  ahn  de  se  rendre  utiles  dans  l'île  et  de  contribuer 
à  sa  prospérité  ». 

Enfin,  les  Corses  ne  payèrent  que  très  peu  d'im- 
pôts. Il  y  avait  l'impôt  territorial,  perçu  en  produc- 
tions soit  animales,  soit  végétales,  à  raison  du 
vingtième  des  récoltes,  et  Napoléon  a  justement  re- 
marqué que  les  économistes  firent  dans  son  île 
Fessai  de  l'imposition  en  nature.  Il  y  avait  un 
impôt  de  deux  vingtièmes  sur  les  loyers,  mais  il  ne 
frappait  que  les  propriétaires  des  villes.  Il  y  avait 
des  droits  de  contrôle,  de  timbre  et  de  douane. 
Mais,  si  les  taxes  d'entrée  et  de  sortie  paraissaient 
excessives,  elles  étaient  surtout  à  la  charQ-e  des 
étrangers  et  des  Français.  Bref,  l'île  —  et  ce  mot 
revient  dans  tous  les  mémoires  du  temps  —  Fîle 
était  onéreuse  au  roi,   et  le  parrain  de  Napoléon, 

(1)  CiiuQUET.  La  jeunesse  de  Napoléon  (Paris,  1S97),  1. 1,  pp.  18,  19, 
21,23,  24,  29,  30,  31. 


240  HISTOIRE    DE    COUSE. 

Laurent  Giubega,  assure  que  la  dépense  excédait  de 
600.000  livres  le  total  des  recettes. 

Des  travaux  considérables  furent  entrepris.  Deux 
grands  chemins  avaient  été  ouverts  depuis  la  con- 
quête :  de  Bastia  à  Saint-Florent  et  de  Bastia  à 
Gorte.  On  ébauchait  la  route  de  Corte  à  Ajaccio. 
Et  si  les  voies  restaient  insuffisantes,  on  aurait 
mauvaise  grâce  à  s'en  plaindre  après  vingt  ans  seu- 
lement d'administration  française.  Louis  XVI  fait 
installer  à  Ajaccio  une  madrague  pour  la  pêche  du 
thon,  une  corderie  pour  les  chanvres  du  pays;  il  fait 
entreprendre  le  dessèchement  de  l'étang  des  Salini, 
propriété  de  Charles  Bonaparte,  pour  y  créer  une 
pépinière  de  mûriers  et  autres  arbres  fruitiers  ;  il  ac- 
corde un  subside  de  21.000  livres  pour  l'agricul- 
ture (I).  Un  édit  du  23  mars  1785  accordait  une 
prime  de  dix  sous  par  plant  à  toute  personne  qui 
introduirait  du  continent  vingt  plants  au  moins  de 
mûriers  greffés. 

Par  trois  fois,  l'administration  tenta  de  fonder  des 
colonies  :  80  Lorrains  transportés  à  Poretto,  des 
Génois  près  du  golfe  d'Ajaccio,  au  domaine  de 
Chiavari,  110  pionniers  au  domaine  de  Galeria.  La 
plupart  succombèrent.  En  revanche,  les  Grecs  de 
Paomia,  réfugiés  à  Ajaccio,  furent  installés  non 
loin  de  leurs  premiers  défrichements,  à  Cargèse, 
qui  devint  admirablement  prospère.  On  commença 
de  dessécher  les  plaines  de  Biguglia  et  de  Mariana. 
On  entreprit  en  1773  le  plan  terrier  de  la  Corse 
qui  fut  coniié  à  MM.  Bédigis,  Testevuide  et  Tran- 
chot,  et  qui  eut  également  pour  but  —  l'abbé 
Rossi  nous  l'assure  —  de  recueillir  des  rensei- 
gnements sur  l'esprit  public  des  anciennes  familles 
paolistes. 

(1)  Lieut.  Col.  Campi,  S(Aes  sur  Ajaccio,  (Ajaccio,  1901),  pp.  99,  105. 
107,  108,  etc. 


LA    CORSE    DANS    LA    MONARCHIE    FRANÇAISE.  ^  [\ 

Le  commerce  se  développa.  Ajaccio  est  en  relations 
avec  Marseille,  Toulon,  Saint-Tropez,  Antibes  et  la 
Seyne.  Les  droits  d'entrée  pour  les  marchandises 
de  provenance  française  sous  pavillon  national 
étaient  de  2,  7  1/2,  15  et  25  p.  100  de  leur  valeur. 
Les  droits  de  douanes  acquittés  à  Ajaccio  pendant 
la  période  1785-89  ont  été  de  37.807  francs.  Le 
marché  de  la  ville  est  convenablement  approvi- 
sionné. Le  boisseau  [bacino)  de  blé  de  14  livres  1/2 
coûte  1  fr.  16  sous;  pour  Forge  et  le  millet,  1  fr.  2 
sous;  le  pot  d'huile  de  1  1.  7  onces  1/2,  16  sous;  la 
bouteille  de  vin,  3  sous  6  d.  ;  la  livre  de  bœuf  ou  de 
mouton,  5  sous;  le  poisson  de  première  qualité,  3 
sous  la  livre. 

A  la  faveur  de  ce  commerce,  des  familles  fran- 
çaises vinrent  s'établir  en  Corse  et  y  firent  souche. 
Ces  arrivés  de  la  première  heure  furent  les  Tou- 
ranjon,  les  Serpeille,  les  Arène,  les  Garçain,  les 
Bonnet,  les  Maury,  les  Roux,  les  Picard,  etc.  On 
les  désignait  généralement  sous  le  nom  de  leur  pro- 
vince d'origine.  Ainsi  les  Serpeille,  originaires  du 
Dauphiné,  étaient  connus  sous  le  nom  de  Dufiné, 
les  Maury  sous  celui  de  Languido  (Languedoc), 
les  Roux  étaient  appelés  Sciampagnc  (Champagne). 
Il  arrivait  même  que  le  nom  patronymique  disparais- 
sait complètement  pour  faire  place  à  celui  de  la 
province  :  le  nom  de  Touranjon  a  dû  se  former  ainsi. 
D'autres  enfm,  comme  les  Picard,  étaient  beaucoup 
plus  connus  par  de  gais  sobriquets,  si  répandus 
autrefois  en  France  :  cette  famille  avait  celui  de 
Cœur  joyeux,  dont  on  fit,  par  corruption,  Crus^iné, 
qui  s'est  perpétué  jusqu'à  nos  jours. 

La  fusion  s'accomplissait  doucement,  sans  heurts, 
entre  Français  et  Corses.  Les  anciens  paolistes, 
comprenant  que  l'île  retirerait  de  son  union  avec  la 

HlSTOIltE   DE  CORSE.  16 


242  HISTOIRE    DE    CORSE. 

France  d'immenses  avantages,  se  ralliaient  peu  à 
peu.  Charles  Bonaparte  avait  été  l'un  des  premiers  : 
«  J'ai  été,  répétait-il,  bon  patriote  et  paoliste  dans 
l'âme,  tant  qu'a  duré  le  gouvernement  national  ;  mais 
ce  gouvernement  n'est  plus,  nous  sommes  devenus 
Français,  eiH'iva  il  Re  c  suo  governo.  »  Laurent 
Giubega,  greffier  en  chef  des  Etats  de  1771,  que 
Charles  Bonaparte  appelait  amatissimo  signor  corn- 
padre  et  qui  fut  le  parrain  de  Napoléon,  était 
également  dévoué  au  régime  nouveau  :  «  Puisque 
l'indépendance  nationale  est  perdue,  aurait-il  dit 
au  maréchal  de  Vaux,  nous  nous  honorerons  d'ap- 
partenir au  peuple  le  plus  puissant  du  monde, 
et  de  même  que  nous  avons  été  bons  et  fidèles 
Corses,  nous  serons  bons  et  fidèles  Français.  » 
Paoli  refuse  en  1776  d'abandonner  l'Angleterre  pour 
entrer  au  service  du  roi  de  France;  mais  il  dicte  à 
son  secrétaire,  l'abbé  Andrei,  un  curieux  mémoire 
sur  «  le  meilleur  parti  que  pourrait  tirer  la  France 
de  la  Corse  ». 

Cependant  la  francisation  n'avait  pas  dépassé 
les  grandes  villes  du  littoral  et  là  même  elle  restait 
précaire  :  les  Corses  étaient  mécontents,  les  Corses 
boudaient.  Trop  de  réglementation  avait  surpris 
ce  peuple  jaloux  de  son  indépendance.  Une  foule 
d'édits,  d'ordonnances,  de  lettres  patentes,  d'ar- 
rêts du  conseil,  de  règlements  de  police,  tapis- 
saient toutes  les  rues  «  et  ne  produisaient  d'autre 
effet  que  de  faire  rire  le  peuple  dans  les  commen- 
cements, parce  qu'on  ne  savait  comment  s'y  prendre 
pour  les  faire  mettre  à  exécution  dans  l'intérieur 
du  pays  » .  Quand  on  s'en  prenait  aux  podestats  de 
leur  inexécution,  ils  répondaient  qu'ils  ne  savaient 
pas  lire  le  français.  Pour  le  leur  apprendre,  on  leur 
envoyait  continuellement  «  des  exécutions  mili- 
taires   ».    Et    le  Corse   se   cabrait.   D'autant  plus 


LA    CORSE    DANS    LA    MONARCHIE    FRANÇAISE.  'Mo 

que  le  personnel  administratif  n'était  pas  à  la  hau- 
teur de  sa  tâche  :  l'intendant  Chardon,  qui  venait 
de  Cayenne,  considéra  la  Corse  comme  un  domaine 
colonial  dont  l'exploitation  était  fructueuse  ;  il 
fit  si  bien  qu'il  fallut  le  rappeler.  Mais  l'exemple 
venait  de  haut  et,  dans  le  morcellement  de  l'autorité, 
les  ministres  de  la  Guerre,  de  la  Justice,  des  Finances 
et  de  la  Marine  ne  songeaient  qu'à  créer  des  em- 
plois pour  y  placer  leurs  créatures.  «  Cette  foule 
de  gens,  soit  par  ignorance,  par  incapacité  ou  par 
mauvaise  foi,  retarde  plutôt  qu'elle  ne  contribue 
au  bonheur  public.  »  La  méfiance  des  Corses  aug- 
mentait et  devenait  de  la  haine  envers  ces  Français 
qui  les  méprisaient.  Le  Tiers-Etat  demande,  dans  les 
cahiers  de  1789,  que  les  charges  du  Conseil  supé- 
rieur soient  conférées  à  des  hommes  d'expérience,  à 
des  officiers  des  justices  royales  et  à  des  avocats 
émérites. 

La  question  financière  augmenta  le  malaise.  La 
Corse  avait  d'abord  été  attachée  au  ministère  de 
la  Guerre,  à  qui  elle  revenait  de  droit  comme 
province  frontière  et  pays  conquis.  Mais  en  1773 
l'abbé  Terray  demanda  et  reçut  la  finance  de  l'île. 
Le  contrôleur  général  fournit  dès  lors  aux  dépenses 
extraordinaires  de  la  caisse  militaire  par  un  fonds 
annuel  de  1.500.000  livres;  par  contre,  il  fut  maître 
de  l'administration  civile,  couvrit  la  Corse  d'em- 
ployés, intervint  dans  toutes  les  affaires,  repoussa 
tous  les  projets  utiles  qui  coûtaient  quelque  argent. 
En  vain  Necker  ofl'rit  la  Corse  à  Saint-Germain,  en 
vain  d'autres  voulurent  la  «  jeter  à  la  tête  »  de  Ver- 
gennes  ou  d'Amelot  :  ce  fut  seulement  à  la  veille 
de  la  Révolution  que  le  département  fut  rattaché 
à  la  Guerre.  La  Corse  était  donc  en  proie  à  la 
Finance.  Les  deux  Lorrains  —  les  frères  Coster  — 
qui  dirigeaient  l'administration  centrale  inondèrent 


244  HISTOIRE    DE    CORSE. 

la  Corse  de  leurs  parents,  de  leurs  amis.  Les  Corses 
eussent  rempli  ces  charges  à  moins  de  frais,  avec 
plus  de  probité  et  rien  ne  les  eût  rattachés  davan- 
tage à  la  France.  «  Voilà,  écrivait  Paoli,  ce  qui  a 
brisé  leur  courage;  ils  sont  tombés  dans  un  vide 
affreux,  lorsqu'ils  ont  été  privés  du  plaisir  de 
veiller,  de  contribuer  au  bien  commun,  lorsqu'ils 
n'ont  plus  aperçu  aucune  liaison  entre  eux  et  l'in- 
térêt général,  lorsqu'ils  ont  vu  ces  soins  pénibles, 
patriotiques  et  honorables  accordés  à  des  Français 
dont  tout  le  talent  consiste  à  unir  des  chiffres  et 
à  tracer  des  lettres.  »  Et  qui  étaient  ces  Français? 
Vauvorn,  convaincu  d'avoir  volé  le  bois  de  la  cou- 
ronne et  avouant  qu'il  devait  au  Trésor  3  à  4.000 
livres,  était  mis  à  la  tête  de  la  douane  de  Galvi; 
d'autres  avaient  simplement  à  refaire  une  situation 
compromise  et  s'en  acquittaient  consciencieusement  : 
Houvet,  ci-devant  commis  des  bêtes  à  cornes,  Mo- 
reau,  déserteur  du  régiment  de  Bretagne,  Sappey, 
ancien  garçon  perruquier,  trop  heureux  à  leur  ar- 
rivée d'avoir  du  pain,  acquéraient  une  fortune  dans 
les  diverses  entreprises  et  finissaient  par  posséder 
plus  de  cent  mille  écus. 

L'impôt  n'était  pas  lourd;  mais  les  droits  de 
douane,  plus  élevés  qu'en  Italie,  empêchaient  la 
population  d'augmenter  et  la  culture  de  s'étendre. 
Les  adjudications  affamaient  la  population.  Les 
Corses  se  soulevèrent  en  1774  :  l'insurrection  fut 
réprimée.  Mais  les  habitants,  se  regardant  comme 
opprimés,  n'étaient  pas  encore  de  cœur  avec  les 
Français.  «  Pendant  près  de  vingt  années,  écrivait 
Constantini  à  l'Assemblée  Constituante,  la  Corse 
a  vu  s'accroître  le  terrible  colosse  du  despotisme 
militaire,  a  vu  s'accumuler  les  abus  d'autorité,  les 
vexations  ministérielles,  les  rapines  judiciaires.  » 
Un  commissaire  civil  de  cette  même  assemblée  ne 


LA    COUSE    DANS    LA    MONAUCHIE    IRANÇAiSL.  :24ô 

reconnaît-il  pas  que  les  Corses  étaient  avant  178U 
des  «  sujets  asservis  et  trop  négligés,  toujours 
prêts  à  secouer  le  joug  »  ?  Napoléon  ne  dit-ii  pas 
que  les  bienfaits  du  roi  n'avaient  pas  touché  le 
cœur  des  habitants  et  que  la  Corse  était,  sous  le 
règne  de  Louis  XVI  un  pays  malintentionné  qui 
frémissait  sous  la  main  de  ses  vainqueurs? 


XXI  li 

LA  RÉVOLUTION  ET  L'EMPIRE 


Les  promesses  de  Barève.  —  L'agitation  séparatiste  :  Paolistes  et 
Bonapartistes.  —  La  Corse  anglaise.  —  Miot  et  Morand.  —  La 
Corse  napoléonienne. 


Ce  fut  la  Révolution  française  et,  après  elle, 
les  Bonaparte,  qui  gagnèrent  à  la  France  le  cœur 
de  la  Corse.  Provoquée  par  des  causes  semblables 
à  celles  qui,  un  demi-siècle  plus  tôt,  avaient  armé 
les  Corses  contre  le  despotisme  génois,  la  Révolu- 
tion fut  accueillie  avec  enthousiasme  par  le  Tiers- 
Etat,  dont  les  députés  —  l'avocat  Saliceti  et  le 
comte  Golonna  de  Cesari  Rocca  —  allaient  bientôt 
compter  parmi  les  Constituants  les  plus  fougueux. 
Les  deux  autres  députés  de  la  Corse  —  le  comte  de 
Buttafoco  pour  la  noblesse,  l'abbé  Peretti  délia 
Rocca  pour  le  clergé,  —  demeuraient  au  contraire 
fidèles  à  la  royauté  et  font  cause  commune  avec 
le  général  de  Barrin,  gouverneur  de  la  Corse.  Le 
5  novembre  1789,  une  émeute  éclate  à  Bastia  entre 
les  patriotes,  à  qui  le  jeune  Napoléon  fournit  des 
cocardes  tricolores,  et  les  soldats  du  roi,  qui  veu- 
lent conserver  la  cocarde  blanche.  M.  de  Barrin 
doit  céder.  Le  30  novembre,  Volney  lit  à  l'Assemblée 
Nationale  une  lettre,  que  Napoléon  a  inspirée, 
racontant  les  événements  tout  à  l'avantage  des  pa- 


LA    REVOLUTION    ET    L  EMPIRE.  247 

triotes.  Il  en  résulta  une  motion,  faisant  cesser 
le  régime  militaire  auquel  la  Corse  était  soumise 
depuis  son  annexion  et  la  déclarant  partie  intégrante 
de  l'Empire  français. 

Les  Corses  eurent  un  mouvement  de  joie  et  de 
confiance.  Paoli  se  fit  l'interprète  de  leur  fidélité 
et  de  leurs  espoirs.  Le  champion  de  l'indépendance 
affirma  sa  joie  de  devenir  le  fils  adoptif  du  pays 
généreux  où  la  liberté  venait  d'éclore.  Revenu  de 
Londres  à  la  suite  du  décret  du  30  novembre,  il 
reçut  de  grands  honneurs  en  passant  à  Paris.  Quand 
il  débarque  à  Macinaggiô,  après  un  exil  de  vingt 
ans,  il  s'écrie  en  baisant  le  sol  :  «  0  ma  patrie,  je 
t'ai  laissée  esclave,  et  je  te  retrouve  libre!  »  Puis 
il  se  rembarque  pour  Bastia,  où  il  arrive  le  17  juil- 
let 1790. 

Il  apportait  les  pleins  pouvoirs  de  l'Assemblée 
nationale,  pour  procéder  à  l'organisation  de  l'île. 
A  la  consulte  qui  se  tint  à  Orezza  du  9  au  27  sep- 
tembre 1790,  et  qui  décida  de  célébrer  tous  les 
ans  l'anniversaire  du  décret  d'incorporation  de  la 
Corse  à  la  France,  Paoli  fut  nommé  président  du 
conseil  administratif  et  reçut  un  traitement  de  50.000 
francs;  il  était  en  plus  commandant  des  gardes  na- 
tionales. 

A  la  tribune  de  la  Constituante,  Barère,  rappor- 
teur du  Comité  des  Domaines,  assura  la  Corse  de 
toute  la  sollicitude  de  la  France.  Promesses  solen- 
nelles qui  datent  du  4  septembre  1791  :  «  La  Corse 
est  libre,  la  Corse  est  française,  les  tyrans  ne  l'op- 
priment plus  :  c'est  à  vous  de  la  régénérer  !  Elle  a 
été  riche  et  peuplée  sous  les  Romains,  malheureuse 
et  ensanglantée  sous  les  Génois,  pauvre  et  inculte 
sous  votre  ancien  gouvernement.  Elle  présente 
cependant  tous  les  moyens  physiques  et  moraux 
d'une  brillante  et  solide  régénération.  Ce  peuple  est 


248  HISTOIRE    DE    CORSE. 

idolâtre  de  la  liberté,  et  il  n'est  vraiment  libre  que 
depuis  la  Révolution  française;  il  aime  les  lois,  et 
il  est  sans  civilisation;  il  a  un  grand  caractère,  et 
il  éprouve  tous  les  maux  attachés  à  la  faiblesse  ;  il 
a  un  territoire  fertile,  et  il  est  pauvre;  il  a  une  situa- 
tion de  commerce  admirable,  des  ports  nombreux, 
des  pêcheries  abondantes,  et  cependant  son  com- 
merce languit  et  son  industrie  est  nulle.  De  tous 
les  peuples  de  l'Europe,  les  Corses  sont  aujour- 
d'hui dans  les  circonstances  les  plus  favorables  pour 
jouir  du  bienfait  de  la  liberté  et  recevoir  les  avan- 
tages d'une  belle  constitution...  Cette  île  peut  par- 
venir aussi  facilement  que  les  autres  départements 
du  royaume  à  un  haut  degré  de  prospérité,  quoi- 
qu'elle soit  dans  ce  moment  la  plus  reculée  en  tout 
sens.  Le  moment  de  régénérer  cette  île  est  ar- 
rivé... B 

La  Corse  est  pauvre  :  «  Une  population  peu  nom- 
breuse, des  villes  dépeuplées,  un  pays  sans  indus- 
trie, le  numéraire  rare,  les  campagnes  n'offrant  à  la 
vue  que  des  brandes  et  des  taillis  ou  maquis  inu- 
tiles, l'agriculture  devenue  étrangère  ou  indiffé- 
rente aux  habitants  :  voilà  le  tableau  de  la  Corse 
sous  l'ancien  régime  de  France,  quoiqu'il  n'y  ait 
pas  en  Europe  un  autre  pays  où  la  végétation  soit 
plus  abondante,  plus  hâtive  et  plus  facile  à  entre- 
tenir par  la  bonté  reconnue  des  pâturages.  »  Y 
aurait-il  donc,  continue  Barère,  une  fatalité  irrésis- 
tible «  qui  condamne  à  jamais  l'île  de  Corse  à  lan- 
guir dans  cet  état  déplorable?  Et  puisque  son  délais- 
sement et  son  inculture  ne  peuvent  être  imputés  à  la 
nature  de  ses  terres,  qui  égalent  en  bonté  les  meil- 
leures terres  de  l'Europe,  serait-ce  au  caractère  des 
habitants  ou  à  la  dégradation  successive  de  leur 
caractère  primitif,  sous  l'empire  des  circonstances 
politiques  dont  ils  ont  été  si  longtemps  les  jouets  et 


^iribA^.- 


.<  «.'Zl.r.IalâËfei.''^ 


Ml 


LA    lîEVOLUTION    ET    LEMPIUE.  249 

les  victimes,  qu'il  faudrait  attribuer  leur  malheur? 
Repoussons,  repoussons  sans  hésiter  une  conjecture 
aussi  fausse  qu'ingénieuse.  La  Corse  est  malheu- 
reuse ;  mais  elle  peut  dire  aux  représentants  de  la 
nation  dont  elle  fait  partie  :  Dites  un  mot,  et  mes 
malheurs  cesseront   ». 

Mais  à  ces  Corses  qu'elle  juge  si  dignes  d'intérêt, 
à  qui  elle  fait  tant  de  promesses  pour  l'avenir,  l'As- 
semblée Constituante  n'accorde  pour  le  moment 
qu'un  petit  bienfait,  et  partiel.  Elle  décrète  que  «  les 
dons,  concessions,  acensements  et  inféodalions,  et 
tous  autres  actes  d'aliénation,  sous  quelque  déno- 
mination que  ce  soit,  de  divers  domaines  nationaux 
situés  dans  l'île  de  Corse,  faits  depuis  1768,  époque 
de  sa  réunion  à  la  France,  par  divers  arrêtés  du 
Conseil,  lettres-patentes  et  tous  autres  actes,  sont 
révoqués  et,  conformément  aux  lois  domaniales,  sont 
et  demeurent  réunis  au  domaine  national  » .  — 
Quant  aux  mesures  d'ensemble,  «  nous  regrettons, 
dit  Barère,  de  ne  pouvoir  réclamer  dans  ce  moment, 
pour  ce  pays,  tous  les  secours  dont  il  a  besoin,  et 
dont  l'utilité  se  fera  bientôt  sentir  dans  toute  son 
étendue  ;  mais  nos  successeurs  immédiats  s'empres- 
seront certainement  de  les  réclamer  de  la  nation 
pour  un  département  qui  est  incontestablement  le 
plus  pauvre,  le  plus  malheureux,  et  qui  peut  deve- 
nir cependant  un  des  plus  beaux,  des  plus  riches  de 
la  France  » . 

Ni  la  Législative,  ni  la  Convention  ne  tinrent  ces 
promesses.  On  peut  dire  que  la  Législative  n'eut 
pas  le  temps.  Quant  à  la  Convention,  elle  vit  la 
Corse  tenter  de  se  séparer  de  la  France  et  suivre 
Paoli  qui  l'entraînait  vers  l'Angleterre.  Pourquoi  ce 
revirement?  Deux  hypothèses  sont  possibles.  Paoli 
aurait  espéré  occuper  en  Corse  une  situation  prépon- 


250  HISTOIHE    DE    CORSE. 

dérante  et  rester,  comme  par  le  passé,  le  véritable 
chef  du  pays  ;  mais  la  Convention  n'entendait  pas 
abdiquer  devant  lui  et  refusa  de  lui  donner  le  com- 
mandement en  chef  de  l'expédition  de  Sardaigne. 
La  deuxième  hypothèse  repose  sur  l'horreur  que 
lui  auraient  inspirée  les  actes  de  la  Convention, 
sur  ses  sentiments  fédéralistes  et  girondins,  sur  son 
hostilité  vis-à-vis  des  Montagnards  qu'il  traitait  de 
«  cannibales  ».  Les  deux  hypothèses  ne  s'excluent 
pas  forcément.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  conduite  de  Paoli 
lors  de  l'expédition  de  Sardaigne  fut  considérée 
comme  la  cause  principale  de  l'échec  de  cette  expé- 
dition et,  sur  d'autres  accusations,  auxquelles  le 
jeune  Lucien  Bonaparte  n'était  pas  étranger,  Paoli, 
que  Marat  appelle  «  lâche  intrigant  »,  est  décrété 
d'accusation  par  la  Convention.  Condorcet  rédige 
une  pompeuse  adresse  dénonçant  aux  habitants  de 
l'île  de  Corse  «  l'antique  alliance  de  la  tyrannie 
royale  et  du  despotisme  sacerdotal  ».  Les  commis- 
saires du  gouvernement  envoyés  en  mission,  Sali- 
ceti,  Lacombe  Saint-Michel  et  Delcher,  agissent 
avec  vigueur.  Napoléon  Bonaparte,  qui  croit  avoir 
trouvé  l'occasion  de  se  révéler,  se  place  à  la  tête 
du  parti  français,  mais,  après  une  vaine  tentative 
d'entrevue  à  Corte,  il  rétrograde  à  Vivario,  puis  à 
Bocognano.  Un  moment  arrêté  dans  la  maisonnette 
dite  de  la  Poule  noire  par  les  émissaires  de  Paoli,  il 
est  délivré  par  ses  partisans  qui  protègent  sa  retraite 
jusqu'à  Ucciani.  Rentré  dans  Ajaccio,  il  n'est  pas  en 
sécurité  dans  sa  demeure  et  se  réfugie  chez  le 
maire,  Jean  Jérôme  Levie,  où  il  reste  trois  jours, 
s'embarque  pendant  la  nuit,  atterrit  à  Macinaggio  et 
gagne  Bastia  le  10  mai  1793.  Il  y  passe  douze  jours, 
pressant  les  représentants  de  la  Convention  de  ve- 
nir s'emparer  d'Ajaccio,  afin  d'isoler  dans  Corte 
Paoli  révolté.  Lui-même,  précédant  sur  un  chebek 


LA    KKVOLUTION    ET    L  EMPIUE.  251 

la  flottille  française,  débarque  à  Provenzale  près 
d'Ajaccio.  Des  bergers  lui  apprennent  que  sa  mai- 
son a  été  pillée  par  les  Paolistes  le  24  mai,  que  sa 
mère  et  l'abbé  Fesch,  prévenus  à  temps,  se  sont 
réfugiés  aux  Milelli,  pendant  que  ses  frères  sont 
cachés  dans  Ajaccio.  Letizia,  poursuivie  par  les 
Paolistes,  ne  peut  trouver  un  asile  dans  la  tour 
de  Capitello,  elle  doit  fuir  jusqu'à  Casella,  sur 
l'isthme  qui  rattache  Capo-di-iVluro  au  territoire 
de  Coti-Chiavari  :  on  couche  sur  le  plancher  entre 
les  quatre  murs  d'une  masure  abandonnée. 

Cependant  l'attaque  contre  Ajaccio  ne  réussit  pas. 
Loin  de  se  soulever  comme  on  l'espérait,  la  ville 
est  aux  mains  des  Paolistes.  La  flottille,  partie  de 
Bastia  le  23  mai  et  retardée  par  une  tempête  jus- 
qu'au 29,  ne  fait  qu'une  courte  démonstration  de- 
vant Ajaccio.  Elle  regagne  le  mouillage  de  Capi- 
tello. Napoléon  se  rend  à  Calvi,  où  son  parrain 
Laurent  Giubega  donne  asile  à  sa  famille.  Ils  en 
repartent  bientôt  pour  débarquer  à  Toulon,  le 
13  juin  1793,  proscrits,  désemparés.  Le  rôle  de 
Bonaparte  paraît  fini  en  Corse. 

Mais  Paoli  ne  peut  triompher  seul  dans  une  île 
livrée  à  l'anarchie  des  partis.  Pour  rompre  l'unité 
du  mouvement  séparatiste,  la  Convention  divise  l'île 
en  deux  départements,  le  département  du  Golo  et 
le  département  du  Liamone  (M  août  1793).  Commis- 
saire du  Conseil  exécutif,  Joseph  Bonaparte  essaie 
d'animer  sa  patrie  de  l'esprit  révolutionnaire  et, 
pour  cela,  de  «  l'inonder  de  lumières  ».  Il  agit  de 
loin,  n'ayant  pu  dépasser  Toulon,  et  il  a  pour  col- 
lègue, dans  cette  «  mission  de  fraternité  et  d'ins- 
truction »,  le  fameux  Buonarroti,  dont  le  rôle  en 
Corse  n'a  pas  encore  étésuflisamment  étudié.  Cepen- 
dant l'amiral  Ilood  répond  aux  sollicitations  de 
Paoli,  et  Nelson,  alors  capitaine  de  vaisseau,  appa- 


mSTOinE    DE    COHSE. 


raît  dans  les  eaux  corses.  Successivement  le 
commandant  bloque  Galvi,  débarque  à  Saint-Flo- 
rent, dont  il  brûle  la  campagne,  détruit  les  barques 
et  les  approvisionnements  de  Centuri,  Macinaggio, 
Lavasina,  Miomo  et  jette  l'ancre  enfin  devant  Bastia 
le  19  février  1794. 

Sur  la  ville  de  Bastia  et  sur  le  siège  qu'elle  eut 
alors  à  subir,  la  correspondance  de  Nelson  fournit 
des  renseignements  précis  et  curieux.  C'était  alors 
une  grande  cité,  peuplée  de  15.000  habitants,  avec 
une  belle  jetée  pour  les  navires.  Elle  est  défendue 
par  6  forts  détachés  et  une  citadelle  avec  20  embra- 
sures; il  y  a  62  canons  montés,  en  plus  des  mor- 
tiers, et  une  garnison  de  4.500 hommes.  Mais  Nelson 
croit  pouvoir  compter  sur  le  soulèvement  des  Pao- 
listes,  qui  se  sont  fortifiés  à  Cardo.  De  plus,  dès  le 
18  mars,  la  disette  des  vivres  se  fait  sentir  :  «  un 
petit  pain  se  vend  3  livres  »  ;  et  tandis  que  s'épui- 
sent les  munitions  et  les  vivres,  Nelson,  dont  la 
flotte  est  renforcée  par  7  navires  que  lui  envoie 
l'amiral  Hood,  multiplie  les  batteries  et  rend  le 
blocus  de  plus  en  plus  rigoureux.  «  Nous  l'empor- 
terons, écrit-il  le  26  mars,  il  le  faut,  ou  quelques- 
unes  de  nos  têtes  seront  couchées  bas.  »  Il  a  d'ail- 
leurs compris  toute  l'importance  stratégique  de  la 
Corse  :  «  Cette  île  doit  appartenir  à  l'Angleterre 
pour  être  régie  par  ses  propres  lois,  comme  l'Ir- 
lande, avec  un  vice-roi  et  des  ports  libres...;  elle 
commandera  la  Méditerranée.  »  —  L'héroïsme  des 
assiégés  fut  à  la  hauteur  des  circonstances.  Le 
représentant  en  mission,  Lacombe  Saint-Michel, 
aidé  du  maire  Galeazzini  et  des  généraux  Rochon  et 
Gentili,  sut  organiser  une  résistance  opiniâtre  : 
«  J'ai  des  boulets  rouges  pour  vos  navires,  décla- 
rait-il fièrement  à  l'amiral  Hood,  et  des  baïonnettes 
pour  vos  troupes.  Quand  les  deux  tiers  de  nos  hom- 


LA    r.EVOI.UTION    ET    L  EMPIRE.  253 

mes  auront  été  tués,  alors  je  me  fierai  à  la  généro- 
sité des  Anglais.  »  Pourtant  il  fallut  capituler  le 
22  mai  :  il  ne  restait  plus  que  quelques  jours  de 
vivres  ;  les  assiégés  avaient  eu  203  tués  et  540 
blessés. 

Maîtres  de  Bastia,  les  Anglais  étaient  maîtres  de 
la  Corse.  Il  ne  leur  restait  plus  qu'à  s'emparer  de 
Calvi.  Il  y  fallut  un  siège  qui  dura  du  19  juin  au 
10  août  1794  où  s'illustra  Abbatucci  et  où  Nelson 
eut  l'œil  droit  ce  entièrement  fendu  «.  Le  10  juin  1794 
une  consulte,  convoquée  à  Gorte  par  Paoli,  rompit 
tout  lien  avec  la  France  et,  huit  jours  après,  Charles 
André  Pozzo  di  Borgo  y  faisait  acclamer  une  cons- 
titution anglo-corse  reconnaissant  comme  suzerain 
le  roi  d'Angleterre  ;  sir  Gilbert  Elliot  l'accepta  au 
nom  de  George  III.  Le  Parlement  corse  issu  de  cette 
constitution  se  réunit  le  1"  février  1795  à  Bastia,  et 
offrit  la  présidence  à  Paoli  qui  refusa  pour  ne  pas 
troubler  le  fonctionnement  du  régime  nouveau.  Mais 
sa  personnalité  demeurait  redoutable  et  Morosaglia 
devint  bientôt  le  rendez-vous  des  mécontents.  L'An- 
gleterre prit  peur  et  l'invita  à  quitter  la  Corse.  Paoli 
hésita.  Craignant  de  faire  renaître  la  guerre  civile, 
et  d'ailleurs  hors  d'état  de  résister  longtemps,  il 
céda.  Le  14  octobre  1795,  il  s'embarquait  à 
Saint-Florent  et  partait  pour  Londres  où  il  devait 
mourir  en  1807. 

Son  départ  ne  rendit  pas  la  sécurité  aux  Anglais 
pas  plus  que  les  glorieuses  croisières  de  Nelson  au 
nord  du  Cap  Corse.  Tout  cela  ne  pouvait  empêcher  les 
victoires  continentales  delà  France  de  produire  leurs 
résultats.  Quand  l'Italie  du  Nord  eut  été  conquise 
par  Bonaparte,  le  général  Gentili  reparut  àLivourne 
et,  avec  un  millier  de  Corses,  se  prépara  à  revenir 
combattre  dans  sa  patrie.  Nelson  fut  chargé  de  blo- 
quer le  port   italien   pour  empêcher  ce  projet  d'à- 


254  HISTOIIîE    UE    COUSE. 

boutir.  Il  avait  réussi  à  merveille,  s'était  emparé 
des  îles  d'Elbe  et  de  Gapraja,  lorsque,  au  mois 
d'octobre  1796,  le  gouvernement  anglais  décida  d'é- 
vacuer la  Corse.  Nelson  dut  se  rendre  à  Bastia,  où 
il  recueillit  le  vice-roi  avec  la  garnison  anglaise.  Il 
intimida  à  tel  point  par  ses  menaces  les  habitants 
de  la  ville  et  la  petite  troupe  de  Gentili,  débarquée 
près  de  Rogliano,  qu'il  put  emporter  tout  ce  qu'il 
voulut.  Le  20  Octobre  il  s'embarquait  le  dernier, 
abandonnant  cette  île  qu'il  avait  contribué  à  con- 
quérir et  où  il  avait  commencé  cette  carrière  glo- 
rieuse qui  devait  finir  à  Trafalgar  en  1805. 

Du  quartier  général  deModène,  Bonaparte,  géné- 
ral en  chef  de  l'armée  d'Italie,  expose  aux  citoyens 
directeurs,  le  26  vendémiaire  an  V  (17  octobre  1796), 
quelques  idées  sur  la  Corse  :  «  La  Corse,  restituée 
à  la  République,  offrira  des  ressources  à  notre  armée 
et  même  un  moyen  de  recrutement  à  notre  infanterie 
légère.  »  Saliceti  est  envoyé  dans  l'île  pour  pro- 
clamer l'amnistie  et  réaliser  l'apaisement;  mais  le 
gouvernement  sent  le  danger  de  laisser  tous  les 
pouvoirs  «  entre  les  mains  d'un  homme  né  dans  le 
pays,  ayant  des  injures  personnelles  à  venger  et  qui, 
en  supposant  même  qu'il  restât  impartial  dans  le 
maniement  des  affaires,  ne  pourrait  jamais  per- 
suader à  ses  compatriotes  qu'il  le  fût  réellement  ». 
Le  Directoire  lui  adjoint  Miot  de  Melito,  un  ancien 
fonctionnaire  de  la  Guerre,  délégué  auprès  du  grand 
duc  de  Toscane.  Joseph  Bonaparte  l'accompagne  et 
lui  sera  «  d'un  précieux  concours  ».  Là  où  Saliceti 

—  u  compatriottu  —  a  échoué,  Miot  —  u  francesi 

—  va  réussir.  11  débarque  à  Erbalunga  le  22  dé- 
cembre 1796,  parcourt  le  pays,  réprime  les  insurrec- 
tions, organise  les  deux  départements  du  Golo  et 
du  Liamone,  nomme  les   commissaires  du  pouvoir 


LA    REVOLUTION    ET    L  EMPIRE. 


exécutif,  met  le  pays  sous  l'empire  de  la  constitution 
de  l'an  III  et  regagne  le  continent  (29  nov.  1797). 
Mais  l'adjudant-général  Franceschi,  dont  Miot  a 
fait  son  aide  de  camp,  constate  que  l'esprit  public 
a  été  complètement  corrompu  par  les  Anglais.  Une 
véritable  croisade  est  fomentée  par  les  prêtres  au 
couvent  de  San  Antonio  en  Casinca  :  ils  ont  persuadé 
aux  insulaires  que  les  Français  «  nient  Dieu  et  veulent 
abolir  la  religion  ».  Une  foule  d'hommes  portant  à 
leurs  coiffures  une  petite  croix  blanche  —  la  Cro- 
cetta,  —  sèment  la  terreur  et  la  destruction  dans  les 
cantons  de  Moriani  de  Casinca  et  d'Orezza,  n'épar- 
gnant à  Ampugnani  que  la  maison  du  curé  Sébas- 
tian! (l'oncle  du  général),  connu  pour  sa  haine  des 
Français. 

Quand  le  bruit  de  cette  insurrection,  qui  fut  ré- 
duite dans  le  sang  par  le  général  de  Vaubois ,  parvient 
à  Paris,  le  18  brumaire  est  fait.  Saliceti  lutte  en  vain 
contre  les  troubles  du  Fiumorbo  et  de  la  Balagne  : 
il  multiplie  les  commissions  militaires  et  frappe  le 
pays  d'une  contribution  de  guerre  de  deux  millions. 
C'est  l'anarchie  :  l'île  tombe  au  pouvoir  du  général 
Ambert.  Enfin  Miot  est  renvoyé  en  Corse  avec  mis- 
sion de  rétablir  la  paix  et  de  régénérer  le  pays.  Il 
débarque  à  Calvi  le  25  mars  1801.  Joseph  Bona- 
parte l'accompagne,  Lucien  cède  6.000  volumes 
pour  la  Bibliothèque  d'Ajaccio.  Un  pépiniériste  en 
vogue,  Noisette,  fonde  les  jardins  botaniques  d'A- 
jaccio et  de  Bastia.  La  culture  du  coton  est  inaugurée, 
et  celle  de  la  cochenille.  Miot  prend  des  arrêtés  res- 
tés célèbres  où  il  atténue  certains  droits  de  douane, 
d'enregistrement  et  de  succession.  Il  supprime  to- 
talement les  taxes  des  contributions  iudirectes.  Pour 
mieux  lutter  contre  le  banditisme,  il  suspend  l'exer- 
cice de  la  constitution  et,  supprimant  l'institution  du 
jury,   il  forme  un  tribunal  exceptionnel.   La  ville 


256  HISTOIIU'    I)E    COISSK. 

d'Ajaccio  est  embellie  et  agrandie  :  sur  rempla- 
cement des  anciennes  fortitications  abattues,  un 
quartier  nouveau  s'élève.  Quittant  le  pays  le  24  oc- 
tobre 1802,  Miot  pouvait  déclarer  au  premier  con- 
sul qu'il  laissait  le  pays  «  généralement  tranquille, 
affectionné  au  gouvernement  et  jouissant  de  l'avan- 
tage des  améliorations  qu'il  vous  doit  ». 

Mais  il  faut  des  mesures  exceptionnelles  pour 
guérir  la  Corse  de  ses  maux  séculaires  :  une  justice 
rapide  et  impartiale,  une  dictature  militaire.  Et  les 
consuls  nomment  en  Corse  le  général  Joseph  Mo- 
rand (22  juillet  1801),  investi  des  pouvoirs  les  plus 
étendus.  Morand  fait  une  levée  générale  de  troupes, 
prohibe  les  ports  d'armes  de  la  façon  la  plus  ab- 
solue. Mais  il  rencontre  des  obstacles  de  la  part  des 
autorités  constituées  —  Pietri,  préfet  du  Golo,  Arri- 
ghi,  préfet  du  Liamone,  Casablanca,  titulaire  de  la 
sénatorerie  de  la  Corse.  Il  se  heurte  surtout  à  la  mé- 
fiance, à  la  colère  des-  Corses  qui  le  calomnient  et 
essaient  d'obtenir  sa  destitution.  Il  reste  fidèle  à  sa 
mission,  dénonce  l'existence  du  Comité  anglo-corse 
d'Ajaccio  et  réprime  cruellement  la  conspiration  de 
1809  dont  beaucoup  l'ont  accusé  d'avoir  exagéré  l'im- 
portance. En  181 1,  il  remédie  à  la  famine  que  de  mau- 
vaises récoltes  ont  déterminée  dans  l'île,  ordonnant 
que  tous  les  approvisionnements  de  l'armée  conte- 
nus dans  les  vastes  magasins  de  la  guerre,  à  Bastia, 
à  Ajaccio,  à  Calvi,  à  Bonifacio,  à  Corte,  soient  mis  à 
la  disposition  des  habitants  à  titre  remboursable, 
signalant  au  gouvernement  les  misères  des  Corses 
«  qui  se  nourrissent  d'herbes  des  champs  »  et  ap- 
pelant sur  eux,  par  de  pressantes  correspondances, 
les  secours  de  la  métropole.  Fonctionnaire  éner- 
gique, d'une  implacable  sévérité,  mais  administra- 
teur éminent,  il  ne  mérite  pas  la  réprobation  dont 
les  Corses   l'ont  accablé.  Le   général  Berthier,  qui 


LA    REVOLUTION    ET    L  EMPIRE.  2Ô7 

le  remplace  (1811-1814),  se  brouille  avec  Bastia 
en  organisant  l'unité  administrative  de  l'île  dans 
un  seul  département  avec  Ajaccio  pour  chef-lieu 
(19  avril  1811). 

L'empereur  n'a  cessé  de  s'occuper  de  son 
pays  et  sa  correspondance  en  fait  foi.  Il  porte  son 
activité  sur  toutes  les  branches  de  l'administration  : 
justice  et  finances,  armée  de  terre  et  marine, 
commerce,  travaux  publics,  agriculture,  organi- 
sation de  la  police.  Il  veut  à  la  tête  des  services 
des  hommes  qui  connaissent  le  pays  et  la  langue. 
Il  essaie  d'établir  à  Ajaccio  «  une  fabrique  de  bri- 
ques et  une  poterie  pour  le  menu  peuple,  afin  qu'il  ne 
soit  pas  pour  ces  objets  tributaire  des  Génois  ».  11  se 
préoccupe  du  développement  économique  de  l'île. 
Il  y  songe  à  Paris,  à  Fontainebleau,  à  Compiègne, 
à  Saint-Cloud  ;  il  y  songe  également  sur  les  chemins 
de  l'Europe,  à  Strasbourg,  à  Potsdam,  à  Schœn- 
brunn,  à  Dresde.  Il  encourage  la  culture  du  coton  ; 
il  s'intéresse  à  l'établissement  de  hauts  four- 
neaux destinés  à  employer  le  minerai  surabondant 
de  l'île  d'Elbe.  Il  s'occupe  d'une  manière  spéciale. 
surtout  à  partir  de  1810,  de  la  réorganisation  finan- 
cière du  pays   et  de  l'exploitation  de  ses  forêts. 

Le  temps  manqua  à  Napoléon  pour  accomplir  en 
Corse  ses  généreux  projets.  Trop  souvent  aussi  il 
lui  manqua  le  concours  loyal  et  désintéressé  des 
chefs  de  services,  qui  détournaient  à  leur  profit  ou 
faisaient  servir  à  d'autres  usages  les  fonds  envoyés 
pour  améliorer  la  situation  de  l'île. 

Il  n'eut  pas  non  plus  la  population  corse  avec  lui, 
A  la  nouvelle  de  l'abdication  de  Fontainebleau,  per- 
sonne ne  songea  à  se  soulever  en  sa  faveur.  Le 
28  avril,  le  préfet  du  Liamone,  Arrighi,  se  rallie 
aux  Bourbons;  le  maire,  François  Levie,  fait  hisser 

IIISTOIIIE  DK  COIISF.  17 


258  HISTOIRE    DE    COnSE. 

«  le  cher  drapeau  des  lis  »  sur  le  clocher  de  la  ca- 
thédrale et  la  mairie  est  illuminée  pour  saluer  le 
retour  «  des  rois  légitimes  ».  Un  buste  en  marbre 
de  l'empereur,  donné  en  1806  par  le  cardinal  Fesch 
à  la  ville  d'Ajaccio,  est  livré  à  la  foule  qui  le  préci- 
pite à  la  mer.  On  n'a  que  mépris  contre  ce  bastar- 
diiio,  dont  il  faut  effacer  jusqu'au  souvenir  :  les 
rues  de  la  ville  prennent  des  noms  royalistes.  Bastia 
ouvre  ses  portes  aux  Anglais,  mais  ceux-ci  ne  font 
en  Corse  qu'une  courte  apparition  et  le  traité  de 
Paris  la  rendit  à  la  France.  Bonapartistes  aux  Cent 
Jours,  les  Corses  redeviennent  royalistes  avec  le 
retour  de  Louis  XVIII. 


XXIV 

LA  PÉRIODE   CONTEMPORAINE 


Un  préfet  de  la  Restauration  :  Saint-Genest  (î).  —  La  Corse  et 
l'opinion  publique.  —  Napoléon  III  et  la  3'  République. 


Une  vie  politique  tout  à  fait  agitée  et  générale- 
ment inféconde ,  un  développement  économique  extrô  - 
mement  précaire;  négligences  de  la  métropole, 
inertie  des  Corses  ;  tel  est  le  spectacle  que  nous 
offre  le  xix^  siècle. 

Napoléon  disparu,  le  parti  bonapartiste  se  forma. 
Le  marquis  de  Rivière,  au  nom  du  roi,  organisait  en 
Corse  la  Terreur  blanche.  Alors  se  place  la  curieuse 
guerre  de  Fiumorbo,  pendant  laquelle,  dans  le 
maquis  et  les  ravins  de  cette  contrée  inaccessible, 
le  commandant  Poli,  petit-gendre  de  la  nourrice  de 
Napoléon,  qui  avait  suivi  l'empereur  à  l'île  d'Elbe 
et  sur  qui  Napoléon  comptait  pour  se  ménager  au 
besoin  une  retraite  en  Corse,  tint  tète  pendant  de 
longs  mois  aux  troupes  royales.  Les  femmes  corses 
combattaient  avec  Poli,  aussi  acharnées  que  les 
hommes  à  défendre  la  liberté.  La  Restauration  s'af- 
fermit cependant  en  Corse,  et  Ton  proclama  l'am- 
nistie générale. 

Pourtant  l'ilc  reste  divisée  et  la  succession  dos 
régimes  politiques  a  déterminé  ici  comme  dans  les 

(l)  FiiANCESciiiNi,    Un  préfet  de  la   Reslaiiration,  Saint-Genesl, 
dans  le  Bulletin  (1913). 


260  HISTOIRE    DE    CORSE. 

autres  départements  un  malaise  qu'il  est  difficile  de 
dissiper.  «  Deux  partis  principaux  sont  en  présence, 
écrivait  le  chevalier  de  Bruslart,  ancien  comman- 
dant militaire  de  la  Corse,  dès  le  6  octobre  1814  ; 
les  anciennes  familles  attachées  aux  Bourbons  et  les 
nouvelles  que  Bonaparte  et  la  Révolution  ont  éle- 
vées. Entre  ces  deux  partis,  l'amalgame  est  impos- 
sible. »  Dès  le  début,  les  administrateurs  français 
ne  songent  qu'à  une  seule  méthode  :  se  mettre  à  la 
tête  d'un  parti  pour  triompher  de  l'autre,  prolonger 
en  somme  l'état  social  anarchique  et  les  errements 
des  Génois  ;  nul  n'entreprend  loyalement,  courageu- 
sement la  fusion  des  partis,  l'œuvre  de  concorde 
et  d'apaisement  qu'il  aurait  fallu. 

Rien  de  plus  curieux  à  étudier  que  la  question 
électorale  en  Corse  dans  les  premières  années  du 
régime  censitaire.  Nous  connaissons  les  lois  qui 
ont  réglé  les  élections  législatives  sous  la  Restau- 
ration ainsi  que  les  tendances  des  ministères  chargés 
de  les  appliquer  :  nous  savons  ce  que  fut  par  en  haut 
la  politique  du  gouvernement.  Mais  ne  convient-il 
pas  d'être  sceptique  en  matière  de  formules  législa- 
tives et,  pour  pénétrer  une  réalité  plus  concrète,  il 
faut  négliger  les  légiférants  pour  aller  chez  les  élec- 
teurs. Comment  fut  pratiqué  ce  régime  dans  l'île 
lointaine  où  il  était  si  difficilement  applicable  ?  Dans 
quel  sens  agirent  les  candidatures  officielles  et  les 
pressions  administratives  ?  Comment  furent  compo- 
sées les  listes  électorales  et  quelles  garanties  d'in- 
dépendance laissa-t-on  aux  citoyens  ?  De  quelle 
manière  les  comités  électoraux  et  les  partis  politi- 
ques fonctionnèrent-ils  ?  Autant  de  questions  neuves 
auxquelles  il  faudrait  répondre. 

Ce  sont  elles  qui  s'imposèrent  à  un  des  pre- 
miers préfets  de  la  Restauration,  Louis  Courbon  de 
Saint-Genest,  nommé  en  vertu  d'une  ordonnance 


LA    PEniODE    CONTEMPORAINE.  2lU 

royale  du  14  juillet  1815  et  installé  le  19  janvier  sui- 
vant. La  Corse  n'avait  pas  été  représentée  dans  la 
Chambre  introuvable  :  l'ordonnance  de  convocation 
du  13  juillet  1815  lui  avaitbien  accordé  4  députés; 
mais  le  temps  avait  fait  défaut  pour  réunir  les  assem- 
blées cantonales  et  d'ailleurs  la  plus  grande  incer- 
titude régnait  au  sujet  de  la  composition  du  collège 
électoral.  Les  dispositions  de  la  Charte  étaient 
inapplicables  en  Corse  où  il  n'existait  aucune  per- 
sonne imposée  à  1 .000  francs  et  où  il  n'y  avait  pas  dix 
personnes  figurant  dans  les  rôles  pour  300  francs. 
Saint-Genest  s'attache  à  reviser  la  liste  des  plus 
imposés,  car  «  la  balance  égale  entre  les  partis,  c'est 
le  triomphe  des  bonapartistes  :  ils  ont  pour  eux  le 
nombre,  la  richesse,  l'unité  de  vues,  une  tactique 
très  exercée  et  plus  de  capacités  pour  tenir  les 
emplois  »,  Il  signale  les  Sebastiani,  les  Arrighi,  les 
d'Ornano,  les  Gasabianca  et  «  toute  leur  clientèle 
d'intrigants  subalternes  qui  n'ont  pu  être  récom- 
pensés qu'avec  de  l'or  parce  que  leur  bassesse  aurait 
par  trop  avili  les  distinctions  honorifiques  ».  Il  faut 
faire  les  élections  contre  eux,  et  au  besoin  sans  eux. 
Dans  cette  sélection  savante,  un  nom  trouve  grâce  : 
Ramolino,  «  cousin  de  Buonaparte  »,  mais  ce  choix 
est  d'une  bonne  politique  et  sans  inconvénients, 
«  parce  que  M.  Ramolino  est  un  homme  paisible,  sans 
capacités  et  dont  l'influence  est  très  faible  depuis  la 
chute  de  Buonaparte  ».  Quelques  ce  suspects  »  sont 
également  maintenus  :  Henri  Colonna,  propriétaire, 
ancien  commissaire  des  guerres;  J.  B.  Galeazzini, 
ancien  administrateur  de  1  île  d'Elbe  et  préfet  de 
Maine-et-Loire  pendant  les  Cent  Jours;  Philippe 
Suzzoni,  propriétaire,  gendre  du  sénateur  Casa- 
blanca, «  d'opinions  suivant  les  temps  »;  J.  B. 
Ambrosi,  lieutenant  du  roi  à  Calvi,  etc. 

Faut-il  convoquer  le  collège  électoral  à  Ajaccio, 


262  HISTOIRE    DE    CORSE. 

OÙ  réside  le  préfet,  ou  à  Bastia,  où  réside  le  premier 
président?  Grave  problème,  brusquement  tranché 
par  la  convocation  à  Corte  au  lendemain  de  la  dis- 
solution de  la  Chambre  introuvable.  Paul  François 
Peraldi,  riche  propriétaire,  «  distingué  par  son  édu- 
cation et  ses  sentiments  autant  que  par  sa  fortune  », 
est  choisi  pour  présider  ce  collège.  Sur  120  élec- 
teurs, 95  se  présentent  ;  Castelli  et  Peraldi  sont  élus 
et  ils  sont  immédiatement  sollicités.  «  On  croit  en 
Corse,  dit  Saint-Genest,  qu'un  député  n'a  qu'à  se 
montrer  à  Paris  pour  se  faire  donner  et  procurer 
à  sa  famille  les  meilleurs  emplois.  »  Ces  deux  dépu- 
tés de  la  Corse  ne  devaient  cependant  jouer  qu'un 
rôle  effacé  :  Peraldi  ne  parut  jamais  à  la  Chambre, 
Castelli  alla  siéger  au  centre  et  soutint  sans  éclat  les 
différents  ministères.  Pourtant  dans  la  session  de 
1817  il  intervint  dans  le  débat  sur  les  douanes  pour 
demander  que  les  produits  corses  fussent  admis  en 
franchise  dans  les  ports  français  et  que  la  Corse,  qui 
supportait  les  charges  de  l'Etat,  fût  traitée  à  ce  point 
de  vue  comme  les  autres  départements  français. 

Saint-Genest  se  donne  ensuite  à  l'œuvre  de  réor- 
ganisation morale  et  de  relèvement  économique. 
Il  observe  que  les  lois  françaises  ne  conviennent  en 
Corse  qu'aux  personnes  riches  ;  pour  la  grande 
masse  du  pays,  il  faut  des  institutions  paternelles, 
despotiques  mais  honnêtes.  La  justice  est  trop 
chère  :  il  voudrait  à  Bastia  et  à  Ajaccio  des  bureaux 
de  conciliation  qui  seraient  gratuits;  il  veut  faire 
juger  les  criminels  sur  le  continent  de  manière 
à  échapper  aux  influences  locales.  Quant  aux  magis- 
trats français  de  l'île,  ce  sont  trop  souvent  des  proté- 
gés sans  mérites.  Les  différents  fonctionnaires  «  op- 
priment ou  favorisent  ou  font  des  gains  illicites  ». 
Les  maires  de  campagne  «  iraient  tous  aux  galères 
si  on  les  jugeait  suivant  la  rigueur  des  lois  ».  La 


I.A    PERIODE    CONTEMPORAINE.  2fi3 

situation  morale  du  clergé  est  pitoyable  :  1-844  prê- 
tres, rudes  et  violents,  qui  savent  à  peine  écrire  :  il 
faudrait  des  séminaires  et  des  frères  des  Ecoles 
chrétiennes.  L'instruction  publique  est  dans  le 
marasme,  les  collèges  de  Bastia  et  d'Ajaccio  n'ont 
qu'une  existence  précaire,  les  professeurs  sont  irré- 
gulièrement payés  sur  les  fonds  communaux.  D'ail- 
leurs l'argent  n'arrive  pas  à  destination  :  «  les  per- 
cepteurs volent  le  peuple  et  souvent  le  gouverne- 
ment ». 

L'agriculture  attire  son  attention.  11  demande 
des  encouragements  pour  la  culture  de  la  pomme  de 
terre,  préconise  la  plantation  de  châtaigniers  dans 
la  montagne,  fait  faire  des  essais  de  culture  de  la 
garance  et  établit  des  pépinières  de  mûriers.  Il 
signale  les  dommages  causés  par  la  divagation  des 
animaux,  propose  l'établissement  de  deux  greniers 
d'abondance,  demande  qu'on  exploite  les  forêts, 
qu'on  améliore  les  routes. 

Il  ne  s'entendait  malheureusement  pas  avec  le 
gouverneur  militaire,  M.  de  Willot,  et  il  obtint  son 
rappel  dès  1818.  En  l'absence  d'un  chef  unique,  res- 
ponsable, stable,  les  clans  reprennent  une  vie 
presque  normale.  Les  Pozzo  di  Borgo  sont  les  maî- 
tres de  l'île.  La  Révolution  de  1830,  qui  amena  le 
triomphe  du  parti  libéral,  les  remplaça  par  les 
Sebastiani.  «  Maréchal,  ministre,  ambassadeur,  pair 
de  France,  le  comte  Horace  eut  tous  les  honneurs. 
Son  frère,  le  vicomte  Tiburce,  fut  nommé  général 
de  division  et  commandant  de  la  place  de  Paris. 
La  Corse  devint  leur  fief  politique.  Ils  y  distri- 
buaient les  faveurs  et  les  emplois  à  leur  gré.  » 

Les  Corses  durent  à  la  Monarchie  de  juillet  — 
ce  que  la  Restauration  n'avait  pas  osé  leur  accorder 
—  la  fin  d'une  législature  criminelle  d'exception  et 


264  HISTOIllE    DE    CORSE, 

l'institution  du  jury  (12  nov.  1830).  L'attentat  de 
Fieschi,  qui  épargna  Louis-Philippe  mais  frappa 
autour  de  lui  tant  de  personnes  illustres  (1835), 
souleva  l'indignation  des  Corses.  Le  roi  ne  les 
rendit  pas  responsables  de  cet  acte  isolé  :  il  mul- 
tiplia les  routes,  développa  les  relations  de  l'île 
avec  le  continent  (le  premier  navire  à  vapeur  était 
arrivé  à  Ajaccio  le  18  juin  1830,  permettant  vrai- 
ment de  se  rendre  per  mare  in  carozzà).  Il  fit 
agrandir  les  ports  d'Ajaccio  et  de  Bastia,  éleva  à 
Ajaccio  l'Hôtel-de-Ville,  la  Préfecture  et  le  Théâtre, 
bref  travailla  à  améliorer  la  situation  du  pays. 

Pourtant  la  Corse,  où  les  administrateurs  conti- 
nentaux arrivent  toujours  avec  les  mêmes  préven- 
tions, considérant  leur  séjour  en  Corse  comme  un 
noviciat  forcé  ou  comme  un  exil,  n'est  pas  ce  qu'elle 
devrait  être.  Blanqui,  dans  un  rapport  à  l'Académie 
des  Sciences  morales  et  politiques,  écrit  vers  1840  : 
«  Comment  se  fait-il  donc  que  ce  département,  si 
heureusement  partagé  sous  le  rapport  du  climat,  du 
sol  et  des  eaux,  situé  au  centre  de  la  Méditerranée, 
à  portée  presque  égale  de  la  France,  de  l'Italie  et 
de  l'Espagne,  ressemble  aujourd'hui  si  peu  aux  pays 
qui  l'entourent?  Pourquoi  ses  vallées  pittoresques 
sont-elles  veuves  de  voyageurs  et  ses  belles  rades 
dépourvues  de  vaisseaux?  Par  quels  motifs  nos 
constructeurs  se  déterminent-ils  à  aller  chercher 
des  bois  au  Canada  et  en  Russie,  tandis  que  la 
Corse  regorge  de  chênes  blancs,  et  de  chênes  verts, 
de  hêtres  et  de  pins  innombrables?  Pourquoi  cette 
île,  qui  pourrait  nourrir  un  million  d'hommes,  n'a- 
t-elle  qu'une  population  insufïisante  à  sa  culture?  » 
Le  Ministre  des  Finances  en  1839  avait  déjà  fait 
la  même  constatation  :  «  Il  y  a  en  Corse,  disait-il, 
100.000  hectares  de  bois,  mais  l'absence  de  routes 
et  de  moyens  de  transport  a  empêché  jusqu'à  pré- 


LA    PERIODE    CONTEMPORAINE.  265 

sent  le  gouvernement  d'en  tirer  profit.  »  Et  plus 
catégorique  encore,  Malte-Brun  disait,  dans  sa  Géo- 
graphie Universelle  :  «  Lorsque  les  gouvernements 
européens  seront  las  d'entretenir  des  colonies,  re- 
connues depuis  longtemps  plus  onéreuses  que  profi- 
tables, la  France  trouvera  dans  le  sol  fertile  de  la 
Corse,  dans  son  climat  propre  à  la  production  des 
denrées  coloniales,  une  source  de  richesses  qui  n'at- 
tend que  des  soins  et  des  encouragements  pour  s'y 
acclimater.  »  C'est  aussi  ce  que  pensait  le  docteur 
Donné  qui,  dans  un  feuilleton  des  Débats  du  15  jan- 
vier 185î2,  consacrait  ces  lignes  à  son  pays  d'ori- 
gine :  «  Mon  patriotisme  souffre  lorsque  je  vois  la 
France,  par  modo  ou  par  ignorance,  aller  chercher 
hors  d'elle-même  ce  qu'elle  possède  et  demander  à 
des  pays  étrangers  des  avantages  que  ses  diverses 
contrées  lui  offrent  à  un  degré  égal  ou  supérieur... 
Quel  plus  beau  climat  que  celui  de  la  Corse,  et 
d'Ajaccio  en  particulier!  » 

Louis-Napoléon,  nommé  par  la  Corse  en  tête  de 
ses  représentants  à  l'Assemblée  Constituante  de 
1848,  ramena  pour  la  seconde  fois  la  couronne  de 
France  dans  la  famille  Bonaparte.  Va-t-il  tenir 
compte  de  ces  vœux?  Va-t-il  se  montrer  soucieux  de 
la  Corse?  On  assainit  bien  les  marais  de  Calvi,  de 
Saint-Florent  et  de  Bastia;  on  prolongea  bien  les 
quais  et  les  jetées  d'Ajaccio  et  de  Bastia;  mais 
c'était  faire  bien  peu  pour  la  prospérité  du  pays,  au 
moment  où  la  h'rancc  touL  entière  réalisait  des  pro- 
grès économiques  prestigieux.  Au  vrai  l'histoire  de 
la  négligence  administrative  à  l'endroit  de  la  Corse 
commence  sous  le  second  i^mpire,  et  elle  a  des 
causes  diverses,  psychologiques  et  sociales,  qu'il 
faudrait,  pour  une  grande  part,  chercher  en  Corse 
même.  Les  grandes  familles  du  pays  se   disputent 


266  HISTOIRE    DE    COKSE. 

les  laveurs  impériales  et,  dans  ce  conflit  d'am- 
bitions rivales,  où  les  Corses  réclament  des  places 
et  des  gratifications,  la  Corse  est  oubliée.  Au  sur- 
plus la  famille  impériale  se  montre  dans  l'île.  En 
1860  Napoléon  III  vient  à  Ajaccio  ouvrir  la  cha- 
pelle funéraire  qu'il  a  fait  construire;  en  186.5,  il 
envoie  son  cousin,  le  prince  Jérôme-Napoléon, 
inaugurer  le  monument  de  la  place  du  Diamant;  en 
1869  l'impératrice  et  le  prince  impérial  visitent  l'île 
à  leur  tour.  Par  trois  fois,  les  Corses  ont  pu  affirmer 
leur  loyalisme  impérial. 

Il  se  manifeste  à  Bordeaux  au  sein  de  l'Assemblée 
Nationale  qui,  dans  sa  séance  du  1"  mars  1871, 
confirma  la  déchéance  de  Napoléon  III.  Deux  dépu- 
tés corses,  MM.  Conti  et  Gavini,  montèrent  à  la 
tribune  pour  défendre  «  leurs  convictions  les  plus 
intimes  ». 

Mais  le  loyalisme  français  de  la  Corse  n'était  pas 
moins  vif  :  30.000  de  ses  enfants  allèrent  défendre  la 
France  en  danger.  Les  Corses  boudèrent  le  régime 
républicain,  puis  peu  à  peu  se  rallièrent.  Est-ce  par 
reconnaissance  d'une  œuvre  féconde  accomplie  en 
Corse?  On  peut  nettement  répondre  non,  car  la  Ré- 
publique n'a  pas  entrepris  la  réalisation  du  pro- 
gramme que  Barère  présentait  à  la  tribune  de  la 
Constituante  dès  1791.  Un  réseau  de  chemins  de  fer 
incomplet,  inachevé,  des  transports  maritimes  trop 
coûteux,  l'agriculture  de  plus  en  plus  délaissée  à 
cause  de  ces  mauvaises  conditions,  le  reboisement 
des  montagnes  et  l'assainissement  des  côtes  négli- 
gés, telle  fut  la  Corse  du  xix^  siècle,  cependant  que 
les  départements  continentaux,  délivrés  du  palu- 
disme, voyaient  croître  leur  prospérité,  et  que  la 
Sardaigne  était  méthodiquement  régénérée  par 
l'Italie. 

Le  ralliement  est  dû  aux  chefs  de  clan  que  la  mé- 


LA    PEniODE    CONTEMPORAINE.  267 

tropolc  a  comblés  de  faveur  en  échange  de  leurs 
votes,  et  des  mœurs  politiques  d'un  autre  âge  se  sont 
perpétuées  dans  ce  département  par  la  faute  du 
gouvernement  français.  Ne  parlons  pas  de  Pozzo  di 
Borgo,  dont  la  rancune  tenace  se  manifeste  contre 
les  Bonaparte  par  la  construction  au-dessus  d'Ajac- 
cio  du  château  do  la  Punta,  fait  avec  les  matériaux 
provenant  de  la  démolition  des  Tuileries.  Mais 
l'histoire  impartiale  doit  noter  tout  le  mal  que  fit  à 
son  pays  Emmanuel  Arène,  «  le  roi  de  la  Corse  ». 
Sous  son  joug  omnipotent  il  semblait  que  les  Corses 
eussent  perdu  tout  sentiment  de  Fintérèt  général. 
En  1908  pourtant  la  question  corse  fut  officielle- 
ment posée  par  un  rapport  de  M.  Clemenceau, 
président  du  Conseil  :  une  commission  extra-par- 
lementaire, placée  sous  la  présidence  de  M.  De- 
lanney,  rédigea  les  vœux  des  insulaires  et  les 
cahiers  de  leurs  légitimes  revendications.  Un  vaste 
mouvement  d'opinion  se  dessina  sur  le  continent 
en  faveur  de  la  Corse  et,  dans  l'île,  un  esprit  public 
commença  de  se  former. 


XXV 

CORSE  ANCIENNE,  CORSE   NOUVELLE 

Régions  diverses,  caractères  dissemblables.  —  Les  courants  de 
rie  générale  et  le  développement  économique.  —  L'esprit  corse. 

Si  peu  qu'on  écrive  Thistoire  de  la  Corse,  on  se 
sent  toujours,  au  bout  d'une  période,  en  voie  de 
répéter  le  mot  de  Montesquieu  :  «  Je  n'ai  pas  le 
courage  de  parler  des  misères  qui  suivirent...  » 
Histoire  héroïque  et  douloureuse  qui  a  façonné  le 
caractère  corse  sur  qui  la  nature  avait  mis  son 
empreinte  et  en  qui  revivait  le  passé. 

Résumer  la  Corse  est  chose  impossible  :  on  ne 
résume  pas  une  contrée  aussi  diversifiée,  où  le 
paysage  méditerranéen  de  la  Riviera,  aux  rochers 
rouges  se  profdant  sur  la  mer  bleue,  voisine  avec 
la  falaise  dieppoise  et  avec  la  sapinière  norvégienne, 
où  le  désert  asiatique  fait  suite  à  la  prairie  nor- 
mande et  confine  à  la  lagune  hollandaise,  où  la 
cascade  suisse  est  à  flanc  d'un  coteau  d'oliviers  et 
de  vignobles  dont  l'allure  rappelle  ceux  du  Pélo- 
ponnèse. Et  dans  la  centralisation  contemporaine 
la  Corse,  protégée  par  son  isolement,  a  gardé  cette 
diversité.  Corsica,  tanti  paesi,  tante  usanze. 

Le  Corse  de  l'Au-delà  des  monts,  \q  pomontinco, 
est  le  plus  fier  et  le  plus  vaniteux  de  ses  compa- 
triotes. Il  est  aussi  le  plus  despote  et  le  plus  re- 


CORSE    ANCIENNE,    CORSE    NOUVELLE.  269 

muant,  N'oublions  pas  que  Bonaparte,  issu  d'Ajac- 
cio,  était  un  pomontinco.  Poinontinchi  également, 
ces  chefs  de  parti  qui  bouleversèrent  la  Corse 
avant  l'annexion  française,  ces  seigneurs  de  Gi- 
narca,  d'Istria,  délia  Rocca,  de  Leca,  d'Ornano. 
Poinontinchi^  Pozzo  di  Borgo,  Abbatucci,  Emma- 
nuel Arène.  —  Le  Corse  du  Pomonte  est  le  moins 
agriculteur,  le  moins  commerçant,  le  moins  philo- 
sophe de  tous.  Il  ne  rêve  que  puissance,  domina- 
tion, arrivisme  :  il  est  individualiste  au  suprême 
degré.  C'est  un  homme  d'action,  un  politique,  impi- 
toyable pour  ses  adversaires,  favorisant  les  siens  sans 
compter.  Il  connaît  le  moyen  de  parvenir.  «  Quand 
un  poniontinco  occupe  une  fonction,  cette  dernière 
semble  avoir  été  créée  pour  lui.  Il  est  partout  à  sa 
place,  surtout  si  celle-ci  est  la  première.  Il  incarne 
même  tellement  son  emploi  qu'il  le  dominera  et 
qu'il  le  personnifiera,  » 

Le  Corse  de  l'En-deçà  des  monts,  l'homme  de  la 
Castagniccia,  est  plus  posé,  plus  grave-  C'est  un 
agriculteur,  c'est  même  un  industriel.  Il  a  couvert 
ses  coteaux  de  châtaigneraies  touffues,  il  a  mis  en 
culture  les  plaines  de  la  côte  orientale,  il  a  établi 
des  aciéries  (/errera),  aujourd'hui  détruites,  et  trans- 
formé en  acier  le  minerai  de  l'île  d'Elbe.  Il  a  tou- 
jours été  le  plus  riche  de  tous  les  Corses,  il  a  tou- 
jours été  aussi  le  plus  démocrate.  C'est  lui  qui,  au 
xiv^  siècle,  s'affranchit  du  pouvoir  des  Cinarchesi 
et  établit  le  régime  populaire  :  la  Castagniccia  fut 
la  terre  du  commun  et  le  pays  des  Giovannali. 
Tous  ceux  qui  se  sont  révoltés,  descendirent  de 
ces  montagnes,  soit  qu'ils  aient  eu  à  lutter  contre 
l'oppression  étrangère,  soit  qu'ils  aient  soulevé  le 
peuple  contre  les  féodaux  :  Gafl'ori  et  Paoli  venaient 
de  FEn-deça.  —  La  proximité  de  l'Italie  a  exercé 
son  influence  :    doux  et  afi'ablc,    le   Corse  est   ici 


270 


HISTOIRE    DE    CORSE. 


plus  intellectuel  et  moins  intrigant  :  Pietro  Cirneo, 
l'historien,  naquit  à  Alesani.  Une  certaine  maîtrise 
de  soi  :  dans  la  vie  moderne  du  continent,  il  ne 
s'élancera  pas  furieusement  à  l'assaut  des  places, 
il  ira  lentement,  régulièrement.  Il  ne  violentera  ja- 
mais la  destinée,  il  la  vivra  dans  les  meilleures 
conditions  possibles.  Plus  résistant  que  le  pomon- 
tinco,  il  incarne  les  qualités  du  peuple  corse  :  ce  sera 
rarement  un  aventurier,  et  plus  souvent  un  résigné. 
A  l'extrémité  sud  de  l'île,  les  Bonifaciens  se  re- 
plient sur  eux-mêmes,  frayant  surtout  avec  les 
poniontinchi,  dont  ils  ont  l'allure  générale  :  ce  sont 
des  fiers,  des  modestes,  des  casaniers  et  chez  eux 
la  femme  est  asservie  plus  que  partout  ailleurs.  Le 
honifazino  se  ressent  toujours  de  la  domination 
aragonaise  :  on  trouverait  en  lui  une  parenté  espa- 
gnole (1).  Le  Corse  de  la  Balagne  est  un  agriculteur 
aisé,  indépendant.  Depuis  des  temps  immémoriaux 
les  Balanini  parcourent  le  pays  avec  leurs  mulets 
chargés  d'huile.  On  connaît  dans  les  villages  ce 
cri  familier  :  Chi  compra  olio  ?  11  annonce  géné- 
ralement la  venue  d'un  de  ces  trafiquants  qui  sa- 
vent drainer  l'argent.  Le  calme  de  la  contrée,  aux 
horizons  adoucis,  aux  spectacles  familiers,  se  reflète 
dans  -les  mœurs;  les  luttes  intestines  ont  eu  ici 
peu  de  retentissement.  Galvi  sut  tirer  parti  de  la 
domination  génoise  et  s'y  attacha,  cwitas  semper 
fidelis.  Le  Balanino  connaît  la  Corse,  il  l'a  par- 
courue et  il  a  vu  que  les  autres  régions  étaient 
moins  belles  et  moins  riches  :  il  s'est  cantonné, 
méprisant,  au  milieu  de  ses  oliviers.  —  Que  dire 
des  habitants  du  Cap,  trafiquants  souples  et  habiles, 
que  l'esprit  d'aventure  entraîna  et  enrichit,  «  Amé- 
ricains »    analogues  aux  gens  du  Queyras  ou  de 

(1)  PiODB,  La  Corse  d'aujourd'hui  {Psltïs,  1909),  pp.  25,  passim,  39, 


COKSE    ANCIENNE,    CORSE    NOUVELLE.  271 

Barceloiiiiette,  qui  reviennent  au  soir  de  leur  vie 
construire  d'élégantes  villas  avant  de  reposer  dans 
la  terre  des  aïeux? 

A  ces  différences  profondes  que  la  nature  a  mar- 
quées dans  le  peuple  corse,  il  faut  ajouter  tout  ce 
que  l'histoire  a  fait  pour  multiplier  les  influences. 
Le  plus  lointain  passé  subsiste  et  en  plein  xx®  siècle 
les  traditions  les  plus  anciennes  se  perpétuent. 
Sur  cette  île  est  venu  battre  le  ressac  de  la  civilisa- 
tion méditerranéenne  et  toutes  les  races  —  Grecs 
et  Romains,  Arabes  et  Espagnols  —  ont  laissé  leur 
empreinte,  sinon  dans  la  montagne  et  dans  le  vil- 
lage, du  moins  sur  les  côtes  et  dans  les  villes.  Le 
langage  est  varié.  En  principe,  c'est  le  toscan, 
adouci  par  certaines  intonations  romaines  :  lingiia 
toscana  in  hocca  ro maria  ;  mais  dans  le  Pomonte 
il  est  dur,  âpre,  farouche  ;  dans  l'En-deçà  des  monts, 
il  est  élégant,  adouci.  —  La  façon  même  d'entendre 
le  catholicisme  n'est  pas  la  môme  chez  les  Capi  Cor- 
sini,  qui  pratiquent,  chez  les  Balanini,  qui  sont 
plus  tièdes,  chez  les  Castagnicciai,  qui  sont  pres- 
que anticléricaux. 

Autre  motif  de  différenciation  :  la  ville  et  le  vil- 
lage, où  les  occupations  sont  variées  et  la  menta- 
lité opposée.  Et  les  villages  mêmes  au  surplus  ne 
se  ressemblent  guère. 

En  fait  l'Ile  n'est  pas  un  pays,  mais  un  as- 
semblage de  cantons  montagneux,  isolés  de  leurs 
voisins  et  du  reste  du  monde.  Ce  serait  trop  peu 
d'appeler  la  vie  corse  d'autrefois  une  vie  de  val- 
lées. Rien  de  comparable,  ici,  à  ces  couloirs  al- 
pestres qui  gardent  la  même  direction,  la  même 
nature,  le  même  nom  sur  de  grandes  longueurs 
—  Valais,  Graisivaudan,  Engadine  —  ni  à  ces 
vallées  pyrénéennes  qui  s'étendent,  en  une  forte 
unité   pastorale,  du   cirque  à  la   plaine.   La  vallée 


272  HISTOIRE    DE    CORSE. 

corse  se  segmente  en  une  série  de  bassins  étages, 
séparés  par  des  étranglements  successifs.  Chacun 
de  ces  bassins,  conques  enfermées  entre  de  hautes 
chaînes,  épand  ses  villages  sur  les  croupes  sur- 
baissées. Pour  pénétrer  dans  ce  petit  monde  clos 
il  faut  —  il  fallait  —  s'enfermer  entre  des  gorges 
étroites  et  profondes,  gravir  des  sentiers  de  chè- 
vres, véritables  «  escaliers  »  de  pierre  :  Scala  de 
Santa  Regina  vers  le  Niolo,  gradins  fantastiques 
de  la  SpeLunca  vers  Evisa,  formidable  entaille  de 
VInzecca  vers  Ghisoni.  Qu'un  rocher  vînt  à  rouler 
au  travers  de  la  route,  qu'une  crue  exceptionnelle 
emportât  le  pont  génois,  à  l'arche  surélevée,  au 
tablier  en  dos  d'âne,  et  la  conque  n'avait  plus  de 
rapports  avec  les  gens  d'en  bas.  Vers  le  haut  on 
n'en  pouvait  sortir  qu'en  franchissant  des  cols  de 
1.200,  de  1.500  mètres  d'altitude,  que  pendant  trois 
mois  la  neige  rendait  impraticables  aux  hommes  et 
aux  bêtes.  Ainsi  s'explique  toute  l'histoire  corse, 
la  vie  isolée  et  farouche  de  ces  petites  républiques 
—  pievi  —  dont  la  conque  était  le  cadre  naturel,  et 
qui  luttaient  contre  leurs  voisines  pour  la  posses- 
sion des  bonnes  terres,  des  bons  parcours  de  trans- 
humance. 

La  route  a  permis  de  faire  circuler  dans  cette  vie 
cantonale  —  vie  d'aigles  dans  leur  aire  —  les  cou- 
rants de  la  vie  générale.  Mais  quels  profils  les 
ingénieurs  ont  dû  établir?  D'Ajaccio  à  Sartène,  sur 
85  kilomètres,  la  route  monte  à  762  mètres  au  col 
Saint-Georges,  redescend  vers  la  vallée  d'Ornano, 
rebondit  vers  Petreto-Bicchisano,  grimpe  jusqu'à 
près  de  600  mètres  à  Boccelaccia,  touche  le  niveau 
de  la  mer  à  Propriano,  suit  la  vallée  basse  du 
Rizzanèse  et,  par  une  série  de  lacets,  atteint 
l'extraordinaire  acropole,  ville  de  rêve  accrochée  en 
balcon  au  flanc  de  la  montagne,  à  300  mètres  dans 


CORSE    ANCIENNE,    CORSE    NOUVELLE,  27S 

les  airs.  Et  presque  toutes  les  routes  sont  ainsi. 
Les  chemins  de  fer  gravissent  des  rampes  fantas- 
tiques, et  des  viaducs  enjambent  les  torrents.  Cela 
d'ailleurs  est  l'exception  :  de  la  ligne  Bastia-Ajaccio 
par  Corte,  deux  embranchements  seuls  se  détachent, 
qui  conduisent  d'une  part  vers  Calvi  et  l'Ile  Rousse, 
et  d'autre  part,  longeant  la  côte  orientale,  vers 
Ghisonaccia.  Tout  le  sud  de  l'île  est  encore  isolé, 
cependant  que,  dans  le  Centre  si  curieusement  hé- 
rissé, des  cantons  tels  que  Bocognano  et  Bastelica 
ne  sont  reliés  que  par  des  sentiers  de  mules.  L'évo- 
lution se  poursuit  cependant,  décisive  et  sûre,  et 
l'on  peut  aller  jusqu'à  dire,  avec  M.  H.  Hauser, 
que  la  route  a  créé  la  Corse. 

On  saisit  mieux  le  caractère  général. 

Il  faut  noter  d'abord  la  joie,  l'animation  et  l'exu- 
bérance, née  de  la  vie  en  plein  air  et  du  contact  per- 
pétuel avec  une  nature  ensoleillée.  Nulle  part  ail- 
leurs la  vie  ne  s'écoule  plus  au  dehors.  L'homme, 
chez  lequel  les  impressions  sont  mobiles  et  l'expres- 
sion très  près  de  la  pensée,  ne  se  plaît  pas  dans 
l'isolement  :  il  lui  faut  la  ville  et  la  société  de  ses 
semblables.  Il  arrive  que  les  maisons,  très  hautes, 
soient  parfois,  comme  dans  le  vieux  Bastia,  de  vé- 
ritables caravansérails  à  six  ou  sept  étages  où 
grouille  une  population  des  plus  bariolées  et  d'une 
extraordinaire  densité.  Ce  sont  de  vastes  casernes, 
avec  un  enchevêtrement  de  cours  intérieures  tel 
qu'il  n'est  pas  aisé  d'en  sortir  sans  guide.  Il  en  est 
qui  abritent  trois  à  quatre  cents  personnes.  11  n'y  a 
rien  là  dedans  pour  l'aménagement  intérieur,  et  en 
effet  on  y  vit  le  moins  possible.  Le  lieu  de  réunion, 
c'est  la  rue,  étroite,  resserrée  par  les  hautes  mai- 
sons aux  étages  surplombants  qui  la  protègent  du 
soleil,    parfois    même    couverte.    Les   jeunes   gens 

HISTOinE  DE  CORSE.  18 


274  HISTOIRE    DE    CORSE. 

riment  des  chansons  pour  les  jeunes  filles  et  vont 
les  chanter  sous  leurs  fenêtres  à  la  nuit  tombante, 
en  s'accompagnant  du  violon  ou  de  la  mandoline. 
Dans  l'air  parfumé  que  raient  des  vols  lumineux  de 
lucioles,  se  répand  comme  une  ivresse,  et  la  joie  de 
vivre  fait  déborder  le  cœur  d'allégresse. 

Nulle  part  la  nature  n'a  façonné  davantage  les 
mœurs  de  l'homme.  Une  curieuse  et  pittoresque 
coutume  n'en  est  que  la  traduction  aimable.  Quand 
les  cloches  reviennent  de  Rome,  suivant  la  tradi- 
tion, et  se  mettent  à  tinter  à  la  veille  de  Pâques, 
après  deux  jours  de  silence,  tous  les  habitants 
ouvrent  leurs  fenêtres  toutes  grandes.  Et  ce  n'est 
pas  seulement  par  esprit  religieux,  pour  faire  péné- 
trer dans  la  maison  un  peu  de  la  bénédiction  divine  : 
c'est  pour  saluer  le  printemps  qui  arrive  et  renou- 
velle toutes  choses  ;  c'est  pour  laisser  entrer  dans 
la  vieille  demeure  toute  la  joie  du  ciel  païen. 

Des  traditions  analoo-ues  se  retrouvent  chez  tous 
les  peuples  riverains  de  la  Méditerranée,  et  il  n'y  a 
rien  en  somme  dans  tout  cela  qui  soit  particulier  à 
la  Corse.  Mais  voici  quelque  chose  de  plus  ori- 
ginal :  cette  humeur  joyeuse  est  atténuée  par  un 
tempérament  mélancolique,  un  peu  farouche  même. 

Pénétrons  dans  l'intérieur  de  l'île  :  solitudes 
étincelantes,  senteurs  du  maquis;  tout  est  rocheux, 
pierreux,  mais  riche  de  verdure,  et  la  mer  bruit  à 
l'horizon.  Protégé  par  son  pelone  —  son  grand 
manteau  en  poils  de  chèvre,  —  un  berger,  assis  sur 
un  gros  roc  moussu,  à  moitié  perdu  dans  les  hautes 
fougères,  rêve  et  regarde  au  loin,  ou  bien  il  fre- 
donne d'une  voix  grave  et  lente  une  cantilène 
étrange,  une  mélopée  saccadée,  une  paghiella  où  se 
reflète  une  âme  triste  et  rêveuse. 

La  montée  devient  plus  abrupte  :  cela  longe  les 
crêtes,  zigzague  autour  des  rochers,  cabriole   sur 


CORSE    ANCIENNE,    CORSE    NOUVELLE.  275 

les  précipices.  —  Tout  à  coup,  vous  apercevez, 
accrochée  à  flanc  du  coteau  ou  sur  le  sommet 
même,  une  ligne  de  maisons  serrées  les  unes 
contre  les  autres,  tache  grise  et  sombre  sur  le  ciel 
clair.  Tout  est  morne,  tout  est  triste.  Le  village 
s'anime  à  votre  arrivée,  mais  vous  retrouvez  cette 
impression  de  mélancolie  en  participant  à  la  veillée 
autour  du  fugone.  Figurez-vous  un  petit  tréteau 
carré  de  l'°,50  de  côté,  O-^.S.t  à  0^,50  de  haut, 
au  milieu  de  la  pièce,  et  c'est  là  qu'est  le  feu  : 
des  quartiers  d'arbres  entiers  y  brûlent,  une  acre 
fumée  se  répand  partout,  piquant  les  yeux,  enflam- 
mant la  gorge  ;  au  plafond  des  poutres,  disjointes  à 
dessein,  laissent  apercevoir  les  châtaignes  qui 
sèchent  pour  l'hiver...  Autour  de  ce  fugone^  et  les 
pieds  dans  le  feu,  toute  la  famille  se  réunit  aux  lon- 
gues soirées  d'hiver,  quand  le  vent  fait  rage  et  que 
la  neige  isole  la  maison.  Or,  il  y  a  très  longtemps 
que  les  familles  vivent  ainsi  dans  cet  isolement,  et 
c'est  le  résultat  de  l'histoire.  Aux  heures  de  péril 
national,  lorsque  la  Corse,  écrasée  par  Gènes,  n'avait 
plus  qu'à  vaincre  ou  à  périr,  quand  les  récoltes 
étaient  détruites,  les  villages  brûlés,  les  ports  blo- 
qués, —  le  peuple,  réfugié  aux  forêts  hautes  et  aux 
maquis,  trouvait  à  vivre  avec  le  lait  des  chèvres, 
l'eau  des  fontaines  et  la  châtaigne.  Sur  les  hauteurs 
inaccessibles,  il  se  créait  ainsi  d'imprenables  réduits. 
Des  générations  ont  vécu  là,  sous  la  terreur  de  la 
domination  étrangère,  et  l'âme  en  a  gardé  une  tris- 
tesse profonde  en  même  temps  qu'un  étrange 
amour  pour  cette  montagne  âpre  et  rude,  où  tant  do 
souvenirs  sont  attachés. 

D'avoir  lutté  et  de  ne  s'être  jamais  soumis,  les 
Corses  ont  conserve  l'orgueil  et  la  flerté.  Dernier 
trait  que  l'on  peut  relever.  Il  y  a,  au  fond  du  tem- 
pérament, un  curieux  mélange  de  vanité,  de  sus- 


276  HISTOIRE    DE    COUSE. 

ceptibilité  et  de  familiarité.  Les  journaux  corses 
doivent  réserver  une  importante  place  dans  leurs 
colonnes  aux  découpures  de  \  Officiel  et  à  l'énu- 
mération  des  emplois  auxquels  des  Corses  ont  été 
appelés  :  il  n'en  est  point  d'assez  infime  pour  être 
dédaigné.  D'autre  part,  le  paysan  corse,  plein  du 
sentiment  de  son  importance  particulière,  n'a  pas 
toujours  pour  la  femme  le  respect  et  la  considéra- 
tion d'un  continental...  Mais  quand  on  multiplie- 
rait les  exemples  de  cette  nature,  il  faudra  toujours 
en  revenir  à  ce  je  ne  sais  quoi  d'indomptable  qui 
est  dans  le  sang  et  dans  les  traditions.  On  acquiert 
les  Corses,  on  ne  les  possède  jamais.  Dès  l'anti- 
quité, personne  ne  voulait  des  esclaves  originaires 
de  l'île  parce  qu'ils  ne  se  résignaient  jamais  à  la 
servitude.  L'orgueil  insulaire  peut  avoir  ses  travers, 
mais  il  a  aussi  sa  noblesse  :  évidemment  c'est  une 
race  qui  ne  plie  pas  les  genoux. 

Faut-il  voir  en  eux  des  gens  rebelles  au  progrès, 
au  travail  manuel  ?  Il  ne  le  semble  vraiment  pas. 
Les  Lucquois  n'ont  été  appelés  que  pour  les  grands 
travaux  de  terrassement  ;  le  petit  propriétaire  sait 
cultiver  et  se  livrer  à  l'industrie,  mais  il  lui  manque 
les  capitaux  et  l'appui  de  la  France  lui  a  manqué. 
D'autre  part,  la  France  n'a  pas  su  imposer  le  respect 
de  sa  justice  et  de  ses  lois  par  où  aurait  disparu  la 
vendetta  —  et  d'ailleurs,  les  bandits  ne  sont  pas  des 
brigands,  —  ni  réaliser  encore  les  grands  travaux 
publics  nécessaires.  Mais  la  Corse,  prenant  mieux 
conscience  d'elle-même,  entraînée  plus  que  jamais, 
après  un  siècle  et  demi  de  tutelle,  dans  l'orbite  de 
la  grande  nation  protectrice,  marche  avec  plus  de 
confiance  vers  le  progrès  économique,  garantie 
certaine  du  progrès  intellectuel  et  du  perfectionne- 
ment social. 

Le  progrès  économique  sera  ce  que  le  feront  les 


CORSE   ANCIENNE,    CORSE    NOUVELLE.  277 

efforts  des  insulaires  vers  le  travail  et  conséquem- 
ment  vers  la  richesse.  Déjà  les  anciens  genres  de 
vie  se  dissocient  on  se  transforment  :  les  terres 
basses  et  les  pentes  inférieures  se  spécialisent  dans 
les  cultures  méditerranéennes,  la  moyenne  montagne 
dans  un  élevage  plus  intensif  ainsi  que  dans  l'ex- 
ploitation des  bois.  Evolution  décisive,  par  où 
l'homme  s'adapte  mieux  aux  ressources  du  pays. 
On  voit  disparaître  progressivement  le  type  trans- 
humant, trop  archaïque,  cependant  que  la  conquête 
de  «  la  plage  »  à  la  vie  sédentaire  se  précise  à  l'Ouest 
et  se  dessine  à  l'Est.  —  Le  progrès  intellectuel  doit 
suivre  également.  Il  suivra.  Car  la  Corse  barbare, 
fécondée  jadis  par  le  génie  italien,  avec  lequel  elle 
fut  d'abord  en  contact,  s'ouvre  chaque  jour  davantage 
à  la  chaleur  du  génie  français.  Ce  que  n'a  pu 
donner  la  Corse  obscure  et  mutilée  des  époques 
lointaines,  où  la  lutte  fut  tragique  pour  la  liberté 
et  même  pour  l'existence,  la  Corse  d'aujourd'hui, 
régénérée,  adoucie,  fécondée  par  l'esprit  moderne, 
le  donnera.  Des  artistes  sont  nés,  des  poètes  ont 
chanté  les  malheurs  de  la  nation  et  les  mœurs  de 
la  montagne.  Quelques-uns  se  plaignent  de  la 
décadence  du  dialecte.  Adieu  les  voceri  farouches 
que  chantaient  devant  les  cercueils  les  improvisa- 
trices de  village,  adieu  les  cantilènes  naïves  que 
composaient  les  pâtres  en  gardant  les  troupeaux  ! 
Derrière  la  vieille  façade  romantique,  le  pays  se 
transforme  avec  rapidité.  Mais  la  Corse  conservera 
toujours  dans  l'unité  française,  l'originalité  pro- 
fonde qu'elle  doit  à  son  sol  âpre  et  rude,  à  son 
climat  riant,  à  son  passé  glorieux  et  tourmente. 

<r  Dans  une  remarquable  gravure,  le  maître  Novel- 
lini  a  vigoureusement  synthétisé  l'âme  de  cette 
race  qui  fut  toujours,  au  milieu  de  la  mer  sacrée, 
sur  le  chemin  des  migrations   humaines.   Ce  lion 


278  HISTOIlîE    DE    COUSE. 

puissant  de  Roccapina,  sur  lequel  s'appuie  fièrement 
la  déesse,  n'est-ce  pas  le  Sphinx  de  l'île,  témoin 
de  plus  de  millénaires  que  celui  d'Egypte  ?  Que  de 
hordes  conquérantes  il  a  vues  fondre  sur  ces  plages  : 
peuples  dont  le  nom  demeurera  toujours  ignoré, 
mercenaires  carthaginois  et  légions  romaines,  Lom- 
bards et  Arabes,  Barbares  pilleurs,  Pisans,  Génois, 
Aragonais  ;  il  a  vu  les  villages  et  les  moissons  en 
feu,  le  rapt  des  femmes  et  des  hommes  pour  les 
lointains  esclavages,  les  tueries  sauvages,  et  la 
fuite  éperdue  des  ancêtres  vers  les  cimes  inexpu- 
gnables... »  (1)  Mais  les  «  siècles  de  fer  »  sont  termi- 
nés et  de  la  Corse  ancienne  se  dégage  laborieusement 
une  Corse  nouvelle.  Les  fiers  descendants  de  Sam- 
bocuccio,  de  Sampiero  et  de  Paoli,  les  fils  de  ceux 
qui  tombèrent  à  Ponte-Novo  pour  la  liberté  — 
durement  acquise  —  et  pour  la  patrie  expirante,  ont 
l'âme  trop  haute  pour  se  résigner  à  une  vie  mes- 
quine, à  un  rôle  efi'acé...  Et  la  Corse,  que  son 
isolement  insulaire  met  à  l'écart  des  trépidations 
d'un  monde  américanisé,  s'ouvre  au  progrès  qui 
féconde  la  glèbe  et  enracine  un  peuple. 

(1)  Feurandi,  La  Renaissance  de  la  Corse   (mai  1914). 


TABLE  DES  ILLUSTRATIONS 


Planche  I.  —  La  tour  dite  de  Sénèque.  —  Tour  de  Griscione. 
PL  II.  —  Église  de  la  Ganonica,  près  Luciana.  —  Bonifacio  :  la  Ci- 
tadelle. —  Ibid.  :  Une  rue  du  vieux  Quartier. 
PI.  III.  —  Saint-Florent  ;la  Citadelle.  —Ibid.  :  Cathédrale  do  Neb- 

bio.  —  Corbara  :  le  Couvent. 
PI.  IV.  —  La  Corse,  figure  allégorique  du  Vatican.  —  Carte  de  la 

Corse  au  xvi"  siècle. 
PI.  V.  —  Sartène  :  vieilles  maisons.  —  La  Porta  :  le  Clocher  et  l'É- 
glise. —  Cargèse. 
PI.  VI.  —  Sampiero  montrant  ses  blessures.  —  Sampiero  et  Van- 

nlna.  —  Sampiero  excitant  les  Corses  à  l'insurrection. 
PI.  VII.  —  Théodore  I",  roi  de  Corse,   d'après  une  attribution    du 
XVII 1'=  siècle.  —  Monnaies  de  Théodore  P"".  —  Le  Satyre  corse,  ca- 
ricature allemande. 
PI.  VIII.  —   Corte  :   maison  Gaffori.  —  Ibid.  :  statue  de  Paoli.  — 

Caivi  :  la  Citadelle. 
PI.  IX.  —  Corte  :  la  Citadelle.  —  Tour  de  Casella.  —  Bastelica  : 

maison  de  Sampiero. 
PI.  X.  —  Acte  de  baptême  de  Bonaparle.  —  Ajaccio  :   maison  de 

Bonaparte.  —  Bastia  :  statue  de  Napoléon. 
PI.  XI.  —  Château  de  la  Punta.  — Ajaccio  :  vue  générale. 
PL  XII.  —  Bastia  :  la  Citadelle.  —  Ibid.  :  dans  le  vieux  port. 
PL  XIII.  —  La  patrie  de  Colomba  :  Fozzano.  —  Ghisoni. 
PL  XIV.  —  Vallée  du  Veecliio.  —Aqueduc  de  la  Gravona. 
PL  XV.  —  Meria.  —  Campilc  :  l'Église.  —  Ajaccio  :  vieilles  maisons. 
PI.   XVI.  —  Gorges  de  Ponte-Novo.  —  Propriano. 


TABLE  DES  MATIERES 


Chapitres.  Pages. 

Préface y 

I.  —  Les  origines 1 

II .  —  La  «  découverte  »  de  la  Corse 10 

m.  —  La  Corse  romaine 18 

IV.  —  La  Corse  byzantine  et  le  pouvoir  temporel 32 

V.  —  Les  origines  de  la  féodalité  et  des  rivalités  italiennes.  39 

VI .  —  Le  siècle  de  Giudice 50 

VII .  —  La  Corse  Génoise 63 

VIII .  —  La  fin  du  Moyen  âge 75 

IX.  —  La  Banque  de   San  Giorgio 91 

X.  —  La  première    occupation  française 108 

XI.  —  La  Corse  sous  la  domination  génoise.  1.  Les  rouages 

administratifs 118 

XII.  —  La  Corse  sous  la  domination  génoise.  2.  La  vie  éco- 
nomique et  sociale 127 

XIII .  —  Bastia  au  xvii*  siècle 139 

XIV.  —  Une  tenlative  de  dénationalisation 146 

XV.  —  La  question  corse  et  la  politique  française 152 

XVI.  —  Théodore  de  Neuhoff,  roi  de  Corse. . /. 165 

XVII.  —  La  Corse  pendant  la  guerre  de   la  succession  d'Au- 
triche    176 

XVIII.  —  Essais  d'organisation  nationale 186 

XIX.  —  Le  généralat  de  Pascal  Paoli 198 

XX.  —  Le  règlement  de  la  question  corse 210 

XXI.  —  La'^  Corse  en  1769 220 

XXII.  —  La  Corse  dans  la  monarchie  française 231 

XXIII.  —  La  Révolution  et  l'Empire 246 

XXIV.  —  La  période  contemporaine 259 

XXV.  —  Corse  ancienne,  Corse  nouvelle 268 

Table  des  illustrations 279 


Typographie  Fh-min-Didot   et,  0-.  —  Meaiiil  (Eure). 


Jl     -.-^.^Mlfll 


PLEASE  DO  NOT  REMOVE 
CARDS  OR  SLIPS  FROM  THIS  POCKET 

UNIVERSITY  OF  TORONTO  LIBRARY 


CHEZ  LES  MEMES  EDITEURS 

ENVOI   FRANCO  CONTRE   MANDAT  OU  TIMBRES-POSTE 

Francis  Marre 

flOTt^E   ARTmilEÎ^IE 

Le    Matériel.   —   Les  Poudres.   —    Les   Explosifs. 
Les  Projectiles.  —  Le  Problème  des  Munitions. 

Un  vol.  in-8°  écu  illustré  de  58  figures,  broché 2  fr.    » 

^     Jf     ^ 

LA  PAIX  QUE  NOUS  DEVONS  FAIRE 

Le  remaniement  de  l'Europe 

1  petit  vol.  in-8o  accompagné  de  deux  cartes.  Broché..   .     1  fr.    » 

Camilla  Fidel 

L'ALLEMAGNE   D'ODTRE-MER 

(ORANDEUR   ET  OÉC-A-UENCE) 

Un  petit  volume  in-8°  écu,  accompagné  de  6  cartes,  précédé 
d'une  préface  de  Lucien  Hubert,  sénateur.  Broché 1  fr,    » 

A.  Albert-Petit 

COMMENT  L'ALSACE  EST  DEVENUE  FRANÇAISE 

Un  petit  volume  in-S"  écu,  accompagné  de  quatre  portraits 
Broché 1  fr.     • 

Louis  Bréhier 

PROFESSEUR  A  LA  FACULTÉ  DES   LETTRES  DE   CLERUONT-FERRANO 

L'EGYPTE  de  1789   à  1900 

Un  volume  in-S"  cavalier  avec  cartes  et  plans,  broché  .    .    6  fr.    » 
Commandant  Farinet 

L'AGONIE    D'UNE    ARMÉE 

(METZ     1870) 
Journal  de  Guerre  d'un  porte-étendard  de  l'armée  du  Rhin. 

Publié  sous  la  direction  de  Ch.  Robert  Dumas,  avec  des  notes 
historiques  et  des  croquis,  par  Pierre  Davaud,  professeur  de  l'Uni- 
versité, 1  vol.  in-8°  carré  xvi-392  pages.  Broché 5  fr.    » 

HISTOIRE  DE  LA  FRANCE  CONTEMPORAINE 

PAR 

GABRIEL  HANOTAUX,  de  FAcadémie  française. 
4  volumes  in-S"  raisin,  ornés  de  portraits  en  héliogravure.  L'ouvrage 

complet,  broché 30  fr.    » 

Chaque  volume  se  vend  flparément  broché 7  fr.  50 

TYPOGRAPHIE   FIRMIM-DIDOT   ET  C'°.   —    MESNIL   (EURE).