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Full text of "Histoire de la société francaise pendat la revolution"

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HISTOIRE 



DE LA 



SOCIÉTÉ FRANÇAISE 



PENDANT 



L\ RÉVOLUTION 



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9 



HISTOIRE 



DE LA 



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LA REVOLUTION 



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From th^ E State of 

Jamee M. Ballard, 

Mar. 9, 1897. 



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HISTOIRE 



DE LA 



* r 



SOCIETE FRANÇAISE 



PENDANT 



LA REVOLUTION 



La conversuliun eu n8J. Les salons. — La luu. - Le jou. 



La Révolution française commença dans Topinion pu- 
blique du xvni® siècle : elle commença dans les salons. 

Lentement, depuis la mort de Louis XIV, les salons ont 
marché à l'intluence. Ils ont eu rEncyclopédie pour hô- 
tesse; et de leurs portes mi-fermées, une armée d'idées, 
Iii philosophie, s'est répandue dans la ville et dans la pro- 
vince, conquérant les intelligences à la nouveauté, les fa- 
miliarisant d'avance avec l'avenir. Et pendant que le trône 
de France diminue, et apprend l'irrespect aux peuples, les 
salons tirent à eux le regard et l'occupation du public. 
l^ans l'interrègne des grandeurs royales, ils s'exercent à 
régner. Aux temps de Louis XVI, cette domination latente, 

1 



2 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE g 

non officielle, mais réellement et quotidiennement agis-i@ 
santé, a grandi dans la volontaire abdication d'une cour^ 
purifiée, mais sans éclat comme sans initiative. Ce n'est^^ 
plus alors Versailles qui est l'instituteur et le tyran de Pa-i| 
ris ; c'est Paris qui fait penser Versailles , et les ministres r 
prennent conseil des sociétés, avant d'ouvrir un avis à « 
l'Œil-de-Bœuf*. 

Dès que la révolution commence à émouvoir le royaume, 
dès qu'elle jette aux inquiétudes et aux aspirations les tres- 
saillements précurseurs, les salons dépouillent leur légè- 
reté, leur agrément ; ils renoncent à leur charme d'école 
de politesse, de langage et de galanterie : ils deviennent 
salons d'État. Les bureaux d'esprit se mettent à distribuer 
la popularité ; et la politique, faisant désormais les lende- 
mains de la société française, réglant désormais l'avenir des 
fortunes et jusqu'à la durée des existences, la politique 
entre en victorieuse dans les esprits, les envahit, les asser- 
vit, chassant brutalement la conversation comme une 
femme chasserait une fée. 

Ce n'est plus alors ce jugement des hommes et des 
choses, voltigeant, vif, profond parfois, mais toujours 
sauvé par le sourire ; c'est une mêlée de voix pesantes, où 
chacun apporte non le sel d'un paradoxe, mais la guerre 
d'un parti. Les femmes, qui devaient des grâces si pré- 
cieuses au train de société du vieux temps, ont déserté la 
conversation ; et elles ont usé vis-à-vis d'elle de toute l'in- 
gratitude qu'elles mettent d'ordinaire à quitter une mode 
embellissante, mais vieille, pour une mode désavanta- 
geuse, mais nouvelle. Comme tout à l'heure, elles étaient 

1. Du gouvernement, des mœurs, etc., par Senac de Meilhan. 
Hambourg, 1795. 



PENDANT LA RKVOLl TION. 3 

affolées des montgolfières, de MesnitM-, de Figaro, elles sont 
maintenant éprises de la Révolution. Elles se font sourdes ù 
ces conseils de l'expérience qui leur disent de ne point se 
commettre en de si grands intérêts; que ni la nature ni l'é- 
ducation ne les ont faites mûres pour ces disputes, al- 
liages et soucis virils ; « qu'elles ne voient dans les choses 
que les personnes, et que c'est de leur affection qu'elles 
tirent leurs principes... que de leur société elles font une 
secte, de l'esprit public un esprit de parti, et qu'elles ne 
vont même au bien que par l'intrij^uc ^ » On ne voit plus 
que femmes jouant sérieusement avec l'abstrait et la méta- 
physique des institutions d'empires *. « Aujourd'hui — 
persifle l'Échappé du Palais — tout le beau sexe est poli- 
tique, ne traite que de la politique, et tourne tout en po- 
litique; et il n'est pas jusqu'aux soubrettes, ces Agnès <lé- 
sintéressées , qui n'en raisonnent pertinemment d'après 
leurs maîtresses ^. » Une maîtresse de maison n'est plus 
cette modératrice d'un cercle tranquille, et qui, en son 
hospitalière impartialité, accueillait cha(|ue dire d'un<» 
oreille patiente. « C'est — dit une femme — une Fenthé- 
silée assise près d'une table à thé, tremblante de fureur, 
et, au milieu des violents débats, se brûlant les doigts, 
et répandant une tasse de thé sur sa robe *. » Les femmes 
ont bientôt fait les jeunes gens à leur image ; les jeunes 
gens ne rient plus, ne courtisent plus : ils n'cilent les ga- 
zettes : « La même loi qui oblige aujourd'hui à avoir le 
gilet court et la culotte courte, commando la démocralie. 
H vaudrait autant avoir les bras roulés sur les genoux fjue 

1. iMtres de la comtesse de **' au chevalier de ' '*. 

2. Lettres de ces dames à M. Necker, 

3. U Échappé du Palais ou le général Jacquot. 

4. Aperçu de l'État des mœurs, par îL Maria Williams, an ix, vol. H. 



4 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

de ne pas appeler le roi : le Pouvoir exécutif^» » Toute 
Tambition des jeunes gens est de jeter en entrant dans un 
salon bien garni : a Je sors du club de la Révolution; » 
et s'ils peuvent conter qu'ils se sont élevés jusqu'à une 
petite motion, ils ont, pour toute une soirée, tous les yeux 
et tous les cœurs ^. Car ce n'est plus pour l'écrivain, plus 
pour le peintre, plus pour le musicien que sont toutes les 
prévenaïKîes d'accueil : c'est pour le député, le confident 
de la Constitution, qui raconte le journal avant qu'il n*ait 
paru. C'est le Batliylle grave dont les femmes raffolent; et 
de quelles voix elles lui commandent : u Dès ce soir, je 
veux que vous me récitiez votre motion, je veux vos mêmes 
gestes, vos mômes accents! » Et des jeunes femmes aux 
jeunes hommes, les étranges mots qui s'échangent en ces 
années : « Je n'ai pas oublié la brochure que vous m'avez 
recommandée : Qu est-ce que le Tiers ? Ce matin, pendant 
ma toilette, une de mes femmes m'en a lu une partie... » 
— ou bien encore: « Savez-vous que depuis que vous êtes 
dans le Tiers, je ne gronde plus mes gens? ^ » — Alors, 
dans les boudoirs discrets et secrets, a le rose tendre du 
meuble disparaît sous le noir de mille follicules éparses 
et de brochures circonstancielles. » Alors les élégantes 
manquent le spectacle pour l'assemblée nationale ; si 
bien que les billets de tribune s'échangent contre des 
billets d'Opéra ou des Bouffons français, et encore avec 
six, livres de retour *. — Presque toutes, les femmes 
adoptent l'opinion de l'Opinion. Ces cœurs que Rousseau 
avait, suivant l'expression de d'Escherny, fondus et liqué- 



l. Mes amis, voilà pourquoi tout va si mal. — 2. Id. 
li. Lettres de la comtesse de *** au chevalier de***, 
4. Déjeuner du mardi ou la Vérité à bon marché. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 5 

fiés, se lancent au mouvement avec la vivacité d'anlour 
passionnée et sans règle de la nature féminine. Femmes 
de banquiers, femmes d'avocats embrassent la révolution, 
pour remercier la fortune de leurs maris *. De ces du- 
chesses, de ces marquises, de ces comtesses, que leurs 
titres, leurs intérêts, leurs traditions de famille devaient 
tenir attachées au passé, devaient faire réservées pour le 
présent, beaucoup sautent par-dessus leur nom, et applau- 
dissent les événements qui se déroulent. Celles-là qui étaient 
jeunes ont été entraînées, lâches et sans résistance contre 
un engouement si général. Plus d'une que les années 
avertissaient de mourir aux plaisirs de la société, et de 
se réconcilier, sinon avec Dieu , du moins avec un di- 
recteur, et qui allaient, ne pouvant mieux, se ranger 
aux coquetteries de conscience et aux tendresses de la 
foi, se vouent à la Révolution comme à une religion ra- 
jeunissante, et à un salut mondain. — Grand nombre 
aussi de dames nobles de noblesse peu ancienne ont gardé 
rancune à la royauté des preuves de noblesse jusqu'à l'an 
UOO sans trace d'anoblissement, récemment exigées, à la 
sollicitation du maréchal do Duras, pour monter dans les 
carrosses du Roi ; et elles font accueil au Tiers état comme 
à une vengeance, et à une satisfaction de leur amour- 
propre blessé. — Bien peu de femmes a sont d'assez bonne 
foi pour convenir que des trois Pouvoirs dont on leur parle 
sans cesse, il n'y en a pas un qui leur fasse plaisir; et 
qu'un temps de révolution est un très-mauvais temps; et 
qu'on les ruine et qu'on les ennuie ^ » Et chaque jour, sur 
cette société tombée en politique et en cacophonie, Gorgy 
voit « de petits diablotins bien hargneux, bien ergoteux, 

t. Mes amis, voilà pourquoi tout va si mal. — 2. Id. 



LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

bien chamailleux, jeter une ponrinne de discorde sur la- 
quelle est écrit ; Question du jour *. » 

En ce temps, le premier salon de Paris se tenait chez 
une femme sans naissance, bienfaisante sans charité, ver- 
tueuse sans grâce , ayant une grande vanité et un petit 
orf^ueil, spirituelle, mais de cet esprit raisonnable et froid 
qui préside une conversation plutôt qu'il ne l'avive; une 
femme dominatrice en ses rapports, voulant plus le cour- 
tisan que l'habitué et le protégé que Fami. Cette femme 
élait madame Necker. Ce salon était tout plein du dieu 
du logis. La fortune et le génie révérés de M. Necker y 
trônaient égoïstement et sans modestie. La femme de 
M. Necker n'avait ni cette habitude, ni cet usage des 
grandeurs, qui fait s'effacer l'amphitryon devant l'hôte : 
elle recevait du haut de son mari. — Au reste, jeudis 
courus que les jeudis du Contrôle général : les politiques 
s'y mêlent aux lettrés; on s'y entretient, mais on y rai- 
sonne; on y médit, mais on y discute; et, dans les voix 
montées, il se cherche parfois des effets de tribune. L'abbé 
Sieyès écoute, se tait, se repose, et se tait encore. Parny 
rêve, silencieux et modeste; Condorcet argumente, et 
Grimm fait ses adieux à cette France qui n'est plus une 
jolie terre de petits scandales, mais un vilain pays de gros 
événements. Au milieu de tous, une femme au visage léo- 
nin, empourpré, bourgeonné, à la lèvre aride, va, vient, 
brusque de corps et d'idées, le geste mâle, jetant avec 
une voix de garçon une phrase robuste ou enflée : 
M"»® de Staël-. Puis, près de la cheminée, lui-même, 
M. Necker, manœuvrant pesamment sa lourde personne de 

1. Ann'quin Bredouille ou le Petit cousin de Tristram Shandy. 
Paris, 1792. 

2. Mes récapitulations, par J. N. Bouilly. Paris, Janet, voL I. 



PENDANT LA RtVOLUTION. 7 

commis*, entretient Tévêque d*Àutun, qui sourit pour 
ne pas parler. C'est un poète qu'on présente, qui a glissé 
dans un couplet de vaudeville quelque allusion au roi de 
l'opinion ; ou bien un député du Tiers conquis à l'auteur 
du Compte rendu, qui proteste de la sincérité de son 
admiration et de la soumission de son vote*. Mais ces 
grands jeudis de M"« Necker, ce sont, pour ainsi dire, les 
réceptions publiques. L'intime réunion est le petit souper 
des mardis de douze ou quinze couverts. Là on est admis 
en frac, et les voitures de place vont jusqu'à l'entrée du 
vestibule de l'hôteL Dans le fond du petit salon de M"« de 
Staël, « la chambre ardente, » disait-on, — mes délices, 
disait M"® de Staël ', — c'est Tabbé Delille, chez qui le poète 
applaudi distrait le bénéficiaire menacé, qui déclame son 
épisode des catacombes de Rome, les bougies éteintes ; 
c'est la duchesse de Lauzun, « de toutes les femmes la 
plus douce et la plus timide, » et que pourtant on a vue, 
lors du renvoi de M. Necker, attaquer dans un jardin 
public un inconnu qui parlait mal de cette idole et lui dire 
des injures; c'est Lemierre, le poëte d'un vers, et qui s'en 
tient là, disant que maintenant la tragédie court les rues. 
Les bouts- rimes mettent tout le monde en joie, et le vieux 
duc de Nivernois est couronné*. — Mais ceci est la petite 
pièce. A onze heures, les domestiques retirés, quelque 
convive, qui est resté muet, se lève; et la poésie se tait et 
l'esprit s'endort. C'est un orateur de l'Assemblée natio- 
nale, un comte de Clermont-Tonnerre, qui déclame le 
discours qu'il doit prononcer à la prochaine séance, con- 
sultant, selon l'usage devenu général, la bienveillance de 

1. Mémorial de Gouverneur Morris, 1842, vol. II. 

2. Mes récapitulations, — 3. Grands tableaux magiques. 
4. Mes récapitulations. 



8 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

la société, avant de se livrer au jugement du public. 
L'orateur lit son œuvre tout au long à cet aréopage qui est 
M"»® de Siaël, essayant ses phrases et sa voix en cette répé- 
tition générale de son éloquence*. 

A côté du salon de M"® Necker, il y avait le grand et 
puissant salon des Beauvau, qui, furieusement attachés à 
M. Necker, essayaient de régner derrière sa popularité. 
C'était là qu'avaient été tramées toutes les intrigues pour 
le rappel du ministre, là que se formait, à la voix de la 
maréchale, toute une jeunesse d'opposition qui allait 
répandre, dans les autres sociétés, les principes et les agi- 
talions de ce salon passionné. Pauvre vieille maréchale, 
qui croyait gouverner l'État et l'opinion publique avec ce 
Tiers qu'elle choyait, qu'elle caressait, qu'elle pensait tou- 
jours tenir au-dessous d'elle et à distance, et qui déjà, par 
les doigts de Target, prend familièrement du tabac dans 
la boîte qu'elle tenait ouverte et qu'elle manque de laisser 
tomber d'indignation * I 

Vient un salon où les invités sont plus chez eux qu'ils 
ne le sont chez M"« Necker , le salon de M"»® de Ber.uhar- 
nais. « L'égalité et la liberté y président : la liberté et 
régalité sont les dames d'atours de M*"« de Beauharnais, 
ses conseillères les plus assidues, les plus intimes^. » — 
M"® de Beauharnais avait alors l'âge de M"® Geoffrin , je 
veux dire, l'âge où l'on prend son parti des autres et de 
soi, en se donnant toute à la société, et où le bel esprit 
qu'on a, et le bel esprit qu'on reçoit consolent de la cin- 
quantaine. L'auteur de la Fausse inconstance, des Amaiits 

i. Mémorial de Gouverneur Morris, vol. II. 

2. Lettres inédites de la marquise de Créqui^ publiées par M. E. 
Foumier. Introduction de M. Sainte-Beuve. 

3. Les États généraux du Parnasse, par Dorât Cubières. Paris, 1792. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 9 

d autrefois, ne tendait pas, comme M"« de Slaël, à une de 
ces grandes gloires viriles toujours un peu monstrueuses 
chez la femme ; elle avait un de ces petits talents bien 
féminins et enjuponnés qui n'offusquent rien de Famour- 
propre de Tautre sexe, et laissent voir dans la Saplio 
comme une grâce de faiblesse et un coin d'Eve. La littéra- 
ture passait en visite au contrôle général ; elle avait vrai- 
ment ses entrées rue de Tournon. M"« de Beaubarnais avait 
la délicatesse et Tbabileté de ne point seulement recevoir, 
mais encore d'accueilljr. Elle savait écouter, et paraître 
écouter quand elle n'écoutait pas. Elle avait dit en sa vie 
deux ou trois jolis mots, et ne les redisait que de loin en 
loin. A ce charme, à une camaraderie caressante, elle joi- 
gnait une bonne table et des dîners le mardi et le jeudi *. 
Son salon était une excellente auberge ; et c'étiiit une 
médisance bien vraisemblable que son cuisinier la faisait 
lire. — Il y a beaucoup d'ombres d'anrit;ns amis et de 
vieilles gloires chez M*"® de Beaubarnais. Dans ce salon. 
Dorât, Collardeau, Collé, Pezay, Bonnanl, Crébillon ont 
apporté leur muse ou leur esprit, leur madri^^al ou leur 
badinage. Les Gudin, les Dusaulx, les Bilaubé, les l)u- 
doyer, les Cailhava s'asseyent où s'assirent Jean-Jacques, 
Mably, Buffon rêvant ensemble les utopies de la raison. 
Bailly et l'abbé Barthélémy sont encore lu, se rappelant la 
place où ces grands esprits s'entretenaient^. — Celui-ci a 
couronné Voltaire : c'est Brizard, de la Comédie-Française, 
vénérable Anchise dont les cheveux sont devenus tout 
blancs en une nuit, une nuit que le Rhône emporta sa 
barque '. Ces deux amis, c'est Mercier qui vient de peindre 

i. Mémorial de Gouverneur Morris, vol. I. 

2. Dictionnaire néologiquedes hommes et des choses. Paris, 1795-1800. 

3. Chronique de Paris. Février 1791. 

1. 



10 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

le Paris du dix-liuitième siècle, — ainsi, on fait le cata- 
logue d'une collection avant qu'elle ne soit dispersée, — 
et Rétif de la Bretonne, le patriarche du roman de mœurs, 
qui sort de chez le comte de Tilly, à qui il demandait des 
anecdotes de sa vie, pour une série de Nouvelles pro- 
jetée ^ — Voilà Vicq d'Azir, Rabaut Saint-Étienne*. Quel- 
qu'un passe, tourne et vire-volte dans le salon, comme un 
maître des cérémonies. 11 range cette table; il dérange 
celle-ci ; il allume des bougies; il se recueille pour donner 
des ordres; il parle bas à M"® de Beauharnais, puis haut, 
et lui fait quelque éloge grossier comme un compliment 
de poète : c'est le chevalier Michel de Cubières', le secré- 
taire, le complaisant de M"»** de Beauharnais; c'est ce 
talent bâtard du bâtard talent de Dorât, u ce ciron en 
délire qui veut imiter la fourmi, » comme disait Rivarol; 
— Cubières, qui bientôt prendra son maître pour patron, 
Marat pour Apollon, et qui, dans deux ans, va écrire à 
M"»® de Beauharnais : « Faites des hymnes à l'Amour et ne 
chantez point les hymnes de l'Église ; ne vous donnez 
point la discipline surtout, et croyez à Voltaire au lieu de 
croire au pape*. » — Vous verrez encore chez M"® de 
Beauharnais le prince de Gonzague Castiglione, qui parle 
avec feu de restaurer la liberté dans ses États qu'il n'a 
plus, et de leur donner une constitution à la française, 
sitôt que la Providence les lui aura rendus; et le baron 
prussien Jean-Baptiste Cloolz, un athée gourmand, qui 
jure (|u'il va renvoyer son patron en Palestine et ses armoi- 
ries en Prusse. — Ce jeune homme, d'un sérieux précoce, 

!. Mémoires du comte de Tilly. 1828. T. I. 

2. Monsieur Nicolas ou le Cœur humain dévoilé. Neuvième époque, 
1797. — 3. Dictionnaire néologique. 
4. Les États généraux du Parnasse, 



PENDANT LA RÉVOLUTION. Il 

est le neveu de la maison, Alexandre de Beauhamais, qui 
va être « choisi deux fois par le sénat le plus auguste de 
l'univers, et élevé deux fois à l'honneur de le présider. » 
— Françoise de Beauharnais cherche en son monde plus 
les renommées que les titres : son salon est fermé a à ces 
petits nobles d'un jour que l'orgueil égare et à ces nobles 
de deux ou trois siècles qui pensent qu'un grand nom doit 
dispenser de talents ; » et il mérite, ce petit salon bleu et 
argent, qu'on l'appelle un peu plus tard « l'œuf de l'As- 
semblée nationale, œuf d'où sont sortis les germes qui, 
fécondés par l'ojiinion publique, ont produit les fruits de 
la liberté*. » 

C'est encore en un appartement bleu que nous entrons: 
« bleu avec des baguettes dorées et orné de dix-huit mille 
livres de glaces*. » Et c'est encore le salon d'une femme 
auteur, le salon de M"« de Sillery-Genlis, dame d'honneur 
de la duchesse de Chartres. M"® de Genlis n'est plus jeune. 
Elle a écrit sur toutes choses, et principalement sur la mo- 
rale, ce qui prouve toute son imagination, et sa facilité à 
suppléer à l'expérience par le style, et à disserter sur 
ouï-dire; et, les années lui apportant conseil, elle s'est 
jetée si soudainement et si résolument dans une carrière 
nouvelle, l'honnêteté, qu'elle est tombée en plein pays de 
pruderie. Aujourd'hui elle s'occupe de religion, et elle 
vient de découvrir qu'il faut sauver l'Église en la dépouil- 
lant, et en la ramenant, de gré ou de force, à sa primitive 
pauvreté. M"® de Genlis régente son salon, faisant autour 
d'elle un mensonge d'austérité, et Laclos même réservé. 
Elle a pris le ton haut, et l'assurance dans le précepte, 

i . Les Etats généraux du Parnasse. 

2. Mémoires inédits sur le dix-huitième siècle, par madame de 
Genlis. Paris, 1825. 



42 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

depuis qu'elle a tenu, comme veilleuse, les soirées de 
M°® de Chartres, les samedis, lorsque M"® de Chartres se 
retirait à minuit*; et sans laisser-aller, sans naïveté, 
v^^pédante et méchante comme si elle avait à se venger du 
martyre d'une longue vertu, « elle n'est au-dessus d'elle- 
même que lorsqu'elle se loue elle-même, ou lorsqu'elle 
dit du mal d'autrui *. » Ce salon, au reste, n'est que le 
salon d'attente du Palais-Royal; il tire son importance, 
non de la femme qui le tient, mais de celui qui le fait 
tenir; et les hommes qui y viennent remplacer Bernardin 
de Saint-Pierre brouillé avec Sillery, les Ducrest, les 
Simon, les Brissot, les Camille Desmoulins, savent qu'il 
n'est qu'un passage ^. 

II y avait auprès de Paris comme une chapelle où l'on 
gardait souvenir des Saints de l'Encyclopédie : c'était à 
Auteuil, chez la veuve d'Helvétius, en cette maison cham- 
pêtre où M""® Helvétius « trouvait tant de bonheur dans 
quatre arpents de terre, » où Franklin avait passé, et 
donné un nouveau baptême aux filles de M™* Helvétius, 
M"® de Meun et M™« d'Andlau qu'il appelait les étoiles^. 
— Chez M"« Helvétius se réunissaient l'abbé Sieyès, Vol- 
ney, Bergasse, Manuel ^ qui tout à l'heure portait un 
habit noir si râpé qu'un pou ferré à glace n'y aurait pu 
tenir ^. — Chamfort, alors en toute sa ferveur révolution- 
naire, y apportait sa verve impitoyable et prodigieuse. 
L'abbé Laroche, le commensal de la maison, se prome- 
nait, regardant par les fenêtres les beaux jardins de 



i. Mémoires de madame de Genlis. 

2. Galerie des États généraux. 1789. 

3. Le général Lapique. — Mémoires de Barrère, vol. I. 

4. Mémoires de Morellet, vol. I. — b. A deux liards, 
6. Lettres du Père Duchène^ par Hébert. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 13 

M"* de Boufflers , sur lesquels M"« Helvétius avait vue * ; 
Cabanis jetait sa parole ardente, et M"® Helvétius le regar- 
dant, disait : a Si la doctrine de la transmigration était 
vraie, je serais tentée de croire que Tâme de mon fils est 
passée dans le corps de Cabanis *. » 

Puis encore à Paris une hôtellerie de gens de lettres : 
M"® Panckoucke, et ses dîners du jeudi où s'asseyaient quel- 
ques-uns de TAcadémie': Marmonlel qui craignait les 
orages, entre Sedaine qui les attendait et La Harpe qui les 
appelait; puis, Fontanes, Arnaud-Baculard, Garât, et Bar- 
rère qui devait appeler la terreur « une diplomatie 
acerbe*, » toujours poli pour les événements, et leur cher- 
chant des qualifications décentes. 

Deux petits poêles, MM. de Boufflers et de Ségur, 
régnaient en un salon qui se tenait sur la lisière de la 
politique : chez M"*^ de Sabran. M. de Ségur y lisait ses 
poëmes et ses Arts de plaire, et quand M"« de Sabran don- 
nait la comédie au prince Henri de Prusse, et à M"»® la du- 
chesse d'Orléans, M. de Boufflers cousait des siènes d'ù 
propos au Bourgeois gentilhomme *. 

Quelques salons n'étaient que des conférences, et res- 
semblaient à des tragédies sans femmes. — Le conseiller 
au parlement, Adrien Duport, tenait chez lui le plus hardi 
des clubs de 1789. Mirabeau, Target, Rœderer, Dupont y 
hâtaient les catastrophes. L'abbé Morellet, séparé de 
M"« Helvétius à la suite d'une querelle politique avec Ca- 
banis, avait repris ses réunions des dimanches où venaient 
jadis, pour écouter le concert ou pour y prendre part, 

i. Mémoires de MoreUet, vol. lï. 

2. Aperçu de l'état des mœurs, par Maria Williams, an ix, vol. II. 

3. L'Apocalypse, — 4. Souvenirs de la liévolulion, par Maria Williams. 
5. Mémoires pour servir à l'histoire de l'année 4789, Paris, 1790. 



14 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

M"® Suard, M""® Saurin, Suard, Saurin, d*Alembert, le che- 
valier de Chaslellux, Marmontel, Delille et Grétry; — où 
' viennent maintenant pour discuter et discourir Laborde 
Meréville, Pasloret, Trudaine le jeune, Lacretelle *. 

Un salon s'ouvre bientôt, plus égayé, moins sévère, le 
salon de Tintime amie de M"® de Condorcet, de celle qu'on 
appelait tout à l'heure Julie Soubise, qui est maintenant 
Julie Talma, et qui amène toute sa société au joli hôtel de 
la rue Chantereine. Dans la galerie de la maison, toute 
garnie de yatagans, de flèches et d'armes anciennes, de ces 
trophées dont David a donné le goût à Talma, vous verrez 
passer les poètes de la Révolution : Vergniaud, Ducis, Ro- 
ger Ducos, Ghénier. Cet homme aux longs cheveux bou- 
clés *, c'est Greuze qui, insoucieux des temps, passe ces an- 
nées agitées à peindre Marie l'Égyptienne ^. Lavoisier cause 
avec Houcher : ils ne se retrouveront qu'au cimetière de la 
Madeleine. Puis ce sont Roland, Lebrun, Legouvé, Le- 
mercicr, Bitaubé, et Riouffe qui redemandera ces heures si 
courtes des soirées de Julie Talma aux heures si longues 
d(^s prisons de Robespierre. 

La Révolution va encore chez M™® Dauberval, la femme 
du danseur *. Elle a encore son couvert mis à ces mau- 
vais, mais fameux soupers de Sophie Arnould, où l'abbé 
Lamouretto a pour voisin le comte de Sainte-Aldegonde, 
et où les voyageurs ubiquistes briguent d'être admis*; 
soupers auxquels on peut appliquer le mot de Lauraguais 
sur les repas de M"»® d'Aligre : « En vérité, si avec son 



1. Mémoires de Morellet, vol. I. 

2. Souvenirs de madame Vigée Lebrun. Fournier, 1835, vol. III. 

3. Chronique de Paris. Mars 179L 

4. Chronique scandaleuse. \19\, 

5. Mémoires du comte de Tilly, vol. II. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 15 

pain Ton ne mangeait pas ici le prochain, il y faudrait 
mourir de faim *. » 

Outre tous ces foyers, la Révolution a encore garnie les 
maisons aristocrates dont elle a converti les maîtiesses 
u à l'illusion du bonheur de Fhumanité. » L'ingénieuse 
marquise de l^val, la piquante M"® d'Astorg, Tintéressante 
baronne d'Escars a ne divinisent-elles pas par leur esprit et 
leurs grâces les égarements du jour*? » La Révolution 
tient à elle le salon de M"« de Coigny, de M"* de Simiane, 
de M°^«de Vauban, de M"® de Murinet, de M"* de Berchyni 
que le royalisme dit démocrates comme une antichambre, 
de M"»* de Gontaut, de M""® de Vauban, le « laideron de la 
démagogie ^. » La princesse de Hohenzollern reçoit tous 
les membres du côté gauche présentés par Beauharnais et 
le prince de Salm ; la belle M"® de Gouvernet, tous les 
amis de l*abbé Dillon, le CoquUlart tant moqué ; la fraîche 
M°»« de Broglie, Barnave et les Lameth *. La Révolution va 
encore dans le salon de M"® d'Angivilliers, ce salon si 
couru du xvm« siècle, et si plein de la fermentation écono- 
mique, où maintenant la maîtresse de maison, vieillie, 
sauve et cache son âge, sa mise grotesque, le ridicule de 
ses fleurs et de ses panaches, avec sa verve toujours jeune. 
Hier c'était M. de Bièvre, aujourd'hui c'est Laclos qui tient 
chez elle le haut bout ^. La comtesse de Tessé, qu'une 
brochure raille ainsi : a Imaginez que depuis vingt ans, 
elle s'occupe de constitution; qu'elle a prévu tout ce qui 
arrive ; qu'elle verserait jusqu'à la dernière goutte de son 
sang pour que son plan fût exécuté. Son corps est faible, 

1. Correspondance de Grimm. 1788. 

2. Actes des Apôtres, n" 82. — 3. Chronique scandaleuse. 1791. 

4. Chronique scandaleuse. 1791. 

5. Souvenirs et portraits, par M, de Lévis. 1813. 



16 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

sa poitrine est allumée, ses nerfs misérables, son âme re- 
médie à tout, sutiit a tout *; » M"»® de ïessé qui fait aux 
Tuileries mille compliments à Bailly, le lendemain de la 
constitution du Tiers, ouvre toutes grandes les portes de 
son salon aux idées nouvelles et à leurs représentants '. 

Paris comptait encore un salon singulier où le plaisir 
était la sérieuse affaire, et où tous les révolutionnaires 
avaient accès. Un Anglais, le duc de Bedford, donnait des 
bals qui avaient le retentissement des fameux soupers de 
Grimod de la Reynière. La Révolution ne l'avait point 
chassé de Paris ; et il se distrayait à la regarder, fort en- 
goué de jacobinisme, et fort curieux, comme un spectateur 
qui ne court point risque de payer sa place. Le duc de 
Bedford invitait toutes sortes de gens à ses fêtes somp- 
tueuses, dont le marquis de Villette était rornément et le 
président. Le monde se promettait de ne pas aller chez 
lui, et y allait. C'était une curiosité parmi les femmes de 
savoir quelles toilettes y avaient portées la duchesse 
d'Arenberg et M""® de Sainte-Amarante, et les merveilles 
racontées dos ambigus de Bedford, et de la profusion des 
primeurs, et des bouquets de fleurs formant des nœuds et 
des guirlandes attachées aux draperies, faisaient d'une in- 
vitation aux buis de cet Anglais une ambition et un rêve 
des Parisiens et des Parisiennes d'alors ^. 

La société aristocratique qui avait à lutter contre tous ces 
salons de la Révolution était désorganisée. Que de monde 
en fuite ! Le prince de Lambesc ne donnera plus ses grands 
dîners *. Que de maîtresses de maisons haut nommées 

i. Correspondance de Grimm. 1780. 

2. Chronique scandaleuse. 1701. 

'^. Journal de la Cour et de la Ville. Mars 170L 

i. La circulaire des districts. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 17 

migrant ! Combien aussi, regrettant cette patrie absente 
ui est la société perdue, pensaient de leur lieu d'exil ce 
;ue la marquise de Champcenelz écrivait de Naples le 
6 novembre 1789: « L'Italie est un paradis terrestre avant 
a création de l'homme *. » 11 reste encore les soirées de 
l"* de Montoissieux *, les soupers du maréchal de Duras, 
|ui va mourir, le salon de M. de Créqui, et le salon de 
^tte comtesse de Seignelay, Tamie de la comtesse de Dur- 
brt, où se tint, dit un pamphlet, le conciliabule pour le 
3I0CUS de Paris ^. Il reste encore le vaillant salon de la 
marquise de Chambonas, rieuses Tbermopyles de la so- 
ciété aristocratique. C'est chez la marquise de Chambonas 
que les rédacteurs des Actes des Apôtres tiennent conseil, 
et essayent leurs batteries de railleries ; chez la marquise 
de Chambonas, que Rivarol, que Champcenetz, que le vi- 
comte de Mirabeau, que le comte de Tilly, écrivent en 
saillies endiablées le Testament de la conversation fran- 
çaise *. 

Dans la rue, mille voix, mille cris, mille gueulées ; — 
tout un peuple enfiévré allant, venant et coudoyant; — 
toute une ville murmurante, fourmillante, mouvante 
comme une ville tout à l'heure morte, muette, soudain 
frappée de vie; — les foyers désertés, le travail qui chôme, 
la faim qui gronde ; tous les yeux tournés vers les menaces 
des travaux de Montmartre ^; le ruisseau, le pavé, l'angle 

1. Correspondance de Grimm. 1789. 

2. Mémorial de Gouverneur Morris^ vol. ï. 

3. La circulaire des districts. 

4. Souvenirs de Louise Fusil, vol. L 

5. Pièces justificatives des crimes commis par le ci-devant roi, par 
Valazé. Second recueil, 1793. 



18 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

des maisons, le coin de borne, passant tribunes *; des élo- 
quences s'improvisant au plein-vent des carrefours, des 
chanteurs, des Diogènes : l'orateur Gonchon, le chanson- 
nier Déduit*, et le cynique Quatorze-Oignons , fendant la 
/ouïe conime une caricature de Misère ^^ toutes fraîches 
peintes, les enseignes : au Grand Necker, à r Assemblée 
Nationale, hissées au front des devantures, dans l'applau- 
dissement populaire ; partout un nuage de poussière 
blanche, qui monte des ceinturons que les gardes natio- 
naux blanchissent à la porte de leurs boutiques *; — le 
commerce libre qui envahit et conquiert trottoirs, ponts, 
places, campant sous ses échoppes, ses planches, ses bar- 
raques, ses parasols ^; une, deux, trois, cent, cent mille 
affiches, rouges, bleues, blanches, jaunes, vertes, éclatant 
le long des murs comme une traînée de poudre, posées, 
déchirées, grimpant Tune sur Tautre, muets orateurs, aris- 
tocrates, patriotes, appelant Tœil des foules ; ici traînés les 
longs arbres de Liberté à toutes branches ^; — à un cor 
qui s'éveille, cent cors éveillés Tun après l'autre dans le 
lointain, répondant , signal et correspondance ; les mo- 
tions du Palais- Royal partant au galop pour la Grève ou 
les Halles ; à chaque heure, à chaque minute, à chaque 
seconde, l'erreur, l'imposture, la calomnie, la vérité, je- 
tées en pâture à l'espérance, à la crainte, à l'enthousiasme, 
à la haine, à l'amour ; et l'émeute qui passe, un busle po- 
pulaire promené, les boutiques qui ferment, les trépida- 
tions, l'effarement, la patrouille qui disperse l'émeute, 

i. Le Consolateur. Juin 1702. 

2. Petit dictionnaire des grands hommes et des grandes choses. 

3. Chronique du mois. Novembre 1791. 

4. Départ de madame Necker et de madame de Gouges. 

5. Le Consolateur, Février 1792. — 0. Le Consolateur.' iwin 1792. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 19 

l'émeute reformée, et les chants patriotiques qui montent, 
et les pas qui se précipitent; et dans cette tourmente d'évé- 
nements, d'alertes, d'opinions, la rue, un forum, où les 

^ ordonnances de Tronchin ont habitué la femme à descendre ; 

I —le Palais-Royal, <( antre d'ÉoIe ; » cet ancien jardin d*élé 
de la bonne compagnie, devenu le jardin des Oliviers des 

' aristocrates ; — la terrasse des Feuillants , ce ci-devant 
parloir des amours, maintenant arène des passions, anti- 
chambre du Manège, prêtant aux hurleurs ses chaises qui 
sont les rostres de Royal-Guerûlle ; la terrasse des Feuillants 
qui plus tard d*un ruban tricolore garera le peuple de l'es- 
pace laissé aux pas enchaînés du Roi! * — Si loin que vous 
alliez de ces cabaleurs patriotes qui passeront tout à l'heure 
à l'Assemblée et seront son public à quarante sols la jour- 

, née, toujours même tumulte; — là-bas, au vieux Luxem- 
bourg vient d'être arrachée la dernière pancarte de cuivre 
« faisant défenses aux gueux, mendiants, servantes et aux 
gens mal vêtus d'entrer dans le jardin, sous peine de pri- 
son, de carcan, et autres punitions plus graves, si le cas 
échéait 2. » Cette ombreuse, silencieuse allée des Char- 
treux, abri et repos de tous clercs^, les canonniers de la mi- 
lice y roulent leurs canons, dispersant les causeries ; dans 
l'allée des Carmes, ce promenoir de la vieille noblesse, la 
huaille clame *; au plus matin, du quai des Augustins, les 
colporteurs, hérauts enroués de la discorde, s'élancent, 
et vont criant par la ville qui s'éveille et s'étire les ba- 
tailles de l'opinion : « Vlà du nouveau donne tout à l'heure! 
V'ià les Révolutions de Paris, par M, Prudhomme! Vlà 

i. Le nouveau Paris ^ vol. L 

2. Petite histoire de France, par Martin, vol. H. 

3. Chronique de Paris. Septembre 1791. 

4. Lettres b... patriotiques, parLemaire. 

.; L L OCCc^l>fvO^^ J\:c~^c-.. ..~/ >)[ ' ' ^.^a<. 'v>l Ci C c <^ 4-i va n - 



/ 



20 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

11 

rA m i du Peuple, par M. M aval ! V là m on reste, à deux liards, t^ 
à deux liards!^ » Six mille ils sont qui sillonnent Paris ^ 
ainsi. Les monts de piété s*cmplissent des pauvres vête- j, 
ments que l'ouvrier s'ôte du corps, des parures dont la „, 
coquette se prive pour dévorer les Grandes colères patriO' .^ 
tiques, ou le Superbe assassinat du régiment de Beauvoisis, 
par les Jacobins; — et ces cris par toutes les rues: « Grand , 
complot découvert! Aristocrate emprisonné! Arrêté du dis- 
trict des Cordeliers! Arrêté de la Commune! Don patrioti- ^ 
que! Partie de trictrac du roi iivec un garde national! Naï- 
veté du Dauphin ! Combat à mort ! * » 

La nuit tombe ; la foule en veille se grossit de ceux 
que le travail du jour rend à la rue; les faubourgs affluent 
au Palais-Royal demander le lendemain ^ ; et autour de ce 
palais et des Tuileries sans éclairage, et pour lesquels 
rédilité réclame quelques-unes des cent soixante-buit lan- 
ternes de l'avenue de Versailles à Paris et propose des 
terrines de suif posées à terre *, monte, des ténèbres, le 
pas grandisonant de Paris dans la rue. Et partout, sur ces 
quais , sur ces places, sur ces boulevards, des bommes, 
sortant de petits tabourets pliants de dessous leur redin- . 
gote, déploient un jeu qui se referme comme une carte 
de géographie, tandis que d'autres hommes à côté agitent 
un sac d'argent ^ Au tilillement, un cercle se forme; les 
liards, les sous, bientôt les pièces blanches vont au sac; le 
joueur ruiné, la police paraît; hommes, jeu, tout s'envole. 
Souris, le faïencier des Galeries de bois, baille les fonds à ^ 



1. Lettres b... patriotiques, n° 39. 

2. D: jeûner du mardi ou la Vérité à bon marché. 

3. La lanterne magique ou fléaux des aristocrates. 1790. 

4. Chronique de Paris. Octobre 1789. 

5. Chronique de Paris. Septembre 1780. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 21 

loutes ces banques ambulantes du parapet du qtiai Pelle- 
tier, des boulevards du Temple, de la place Louis XV *. Le 
biribi est ici, là, partout, dans celte rue, dans celle-ci, sure 
cette borne, sur cette autre. Et voilà que, pour mieux 
dépister la police , les banquiers dessinent leui's jeux sur 
des pierres de taille et font une table à jouer des murailles 
de la rue '. 

Delà rue, le jeu monte dans les maisons. Il prend 
Paris. 

Et dans ce Paris, capitale du monde, le Palais-Royal 
devient la capitale du jeu, creps, passe-dix, trente et un, 
biribi. Les numéros U, 18, 26, 29, 33, 36, 40, U, 50, 55, 
65, 80, 101, 113, 121, 123, 127, 1/|5, 167, 100, 191, 192, 
193, 200, 201, 203, 209, 210, 232, 233, 256 sont tous au 
Palais-Royal maisons de jeu ^. Le citoyen Gharon, l'orateur 
de la Commune auprès de l'Assemblée nationale, peut 
estimer à quatre mille le nombre de maisons de jeu éta- 
blies à Paris. 

11 est des tripots à tous les étages de la société, et des 
maisons de jeu pour les derniers comme pour les pre- 
miers de l'échelle sociale. Le jeu se fait pour tous; pour 
les gens riches dans les salons dorés du n® 33 où taille 
Dumoulin, ci-devant laquais de la Dubarry; — pour les 
gens à voiture , rue Traversière-Saint-Honoré, 35, ou à la 
banque de 2,000 louis de la rue Vivienno, 10; et encore, 
rue de Cléry, chez la baronne de Monmony « (|ui vient de 
ruiner le peintre HalIé, qu'elle ne quittera qu'à la besace.» 
— Pour les étrangers, rue des Petits-Pères, chez M°>^ de 

1. Dénonciation faite au public sur les dangers du jeu, 

2. Chronique de Paris Janvier 17Î10. 

3. Liste des maisons de jeu, académies, tripots. — Dénonciation 
faite au public sur les dangers du jeu. 



n LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE | 

Linières, a peu jolie, ayant de l'esprit comme Ninon et^ 
l'esprit d'ordre de la Guimard* ; » à la partie de la baronne, » 
qui commence à cinq heures, rue Richelieu, 18, ou mieux «^ 
encore, chez M"® Lafare, dont les thés et les déjeuners froids ,^ 
à l'anglaise sont le prétexte d'un biribi. Les 4égislateurs ^ 
vont chez M™® Jullien, ancienne actrice de la Comédie ita- , 
lienne, dont on cite les soupers exquis; au Pavillon de ^ 
Hanovre ; au bal de M"® Huet, rue Notre-Dame des Vie- ^ 
toires ^. Cazalès, Chapelier, d'André, Malouet, passent _ 
pour les habitués des tables de la « Provençale surannée » ^ 
Châteauminois, rue de Richelieu; et l'on conte que . 
Riquetti , chez la baronne de Lisembac, grande héroïne de 
coulisses, sexagénaire à moustaches grises, a été volé d'un 
étui d'or plein d'assignats ^. La rouge et la noire roulent 
pour les jeunes gens chez M"® Lacour, place des Petite- 
Pères, qui a les vins les plus capiteux, les femmes les plus 
agaçantes de Paris; au Palais-Royal, au-dessus du Caveau, 
chez M"® Saint-Romain, toujours apparentée de charmantes 
nièces et cousines * ; chez M™® Villier, rue Chabannais, dont 
les boudoirs cherchent à imiter les petits appartements de 
M. le duc d'Orléans ^. Les laquais vont jouer chez Chocolat, 
de chocolatier ruiné devenu tailleur. Les escrocs de tout 
grade tiennent leurs assises à l'hôtel Radziwill, chez un 
ci-devant marquis, rue Montorgueil, à l'Hôtel de Londres, 
depuis que Boulanger, qui tenait l'Hôtel d'Angleterre, s'est 
ruiné ; chez Didier, cafetier et vendeur d'argent, au coin 
de la rue Vivienne ; — et de préférence, aux parties noc- 
turnes des frères du Quercy, rue de Rohan ^ ; de Cadet, 

\. Ami du peuple. Février 1791. 

2. Liste des maisons de jeu, académies, tripots. 

3. Ami du peuple. Février 179L — 4. Liste des maisons de jet^, 
5. Dénonciation faite au public sur les dangers du jeu, — 0. Id. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. ÎÎ3 

rue Saint-Honoré, près du café du Lycée; de Labreton- 
nière, dit Trompette, au coin de la rue Fromenteau; des 
sieurs Verdun et Dubucq, à la porte Saint-Martin, vis-à-vis 
rOpéra. Les plus gueux montent au biribi des Vertus, quai 
delà Ferraille. 

Même les joueurs de pièces de six liards ont leur mai- 
son, rue Richelieu, 18, étrange taudion, où l'on dîne avec 
des haricots et du fromage de cochon, et où les bancs 
servent de lit pour la nuit aux perdants ^ 

Le jeu, qui n'avait à lui, avant la révolution, que l'Hôtel 
d'Angleterre, le Jeu de Paume de Charrier, quelques salons 
d'ambassadeurs, celui du comte de Modène, du chevalier 
Zéno, quelques boudoirs, entre autres le boudoir de la 
msdtresse du président d'Aligre, de la Lacour *, le jeu dé- 
borde. Cette fameuse permission de jeu, de si ditticile 
obtention sous MM. de Sartine et Lenoir, — tout le monde 
la prend et se l'arrogé. Qui ne tenterait la fortune de ban- 
quier? Ne sont-ce pas d'encourageants souvenirs, la petite 
Lacour qui vendait 1,200 livres par an la ferme seule des 
cartes froissées et jetées par terre ^, l'ambassadeur de 
Venise payant toutes ses dettes avec son jeu, et l'ambassa- 
deur de Suède aussi heureux que l'ambassadeur de Ve- 
nise *? Et qui ne serait tenté par les exemples présents de 
subits et énormes enrichissements? Qui ne serait tenté, 
voyant le luxe qu'étalent tous ces heureux « sur leur petit 
individu, les pierreries et l'or de leurs concubines » ame- 
nées de la rue du Poirier, et du Port au blé ^, tous ces 
sans-souliers d'hier passés Bourets en quelques semaines, 

1. Dénonciation, — Apologie de messire Jean-Charles Pierre Le 
Noir. 1789. 

2. Les joueurs et M. Dussault. 1 781 . 

3. Liste des maisons de jeu. — 4. Dénonciation. — 5. Id. 



24 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 3 

financiers de hasard? C'est un Malmazet, chassé de la gen- '' 
darmerie pour dettes, maintenant un des riches capitalistes 
du trente-et-un; les deux Amyot, redoutables aux pontes, 
courant les petites banques avec 600,000 livres, et par leur 
martingale les débanquanten quelques coups; d'Arguinse 
promenant toujours entre Lise et Cliloris, la blonde à 
droite, la brune à gauche. Ce riche est Taffetas, cet ancien 
coiffeur du marquis de Villette, encore tout vêtu de Tau- 
mône de ses habits; voici les Destival, les Daullé, qui, dit- 
on, ont absorbé plus d'or « que la luxure n-en avait mis aux 
mains des filles de Paris pendant trente ans; » et le décrot- 
teur Tison, que l'argent a fait inexorable, qui jadis prêtait 
de quoi souper aux malheureux qu'il ruinait, et qui main- 
tenant, auriez-vous perdu 20,000 livres, ne vous avancerait 
pas un petit écu. Voyez-les tous, ces millionnaires de la 
chance, se promenant en robe de chambre dans le Palais- 
Royal, où ils sont chez eux, suivis de la troupe embriga- 
dée (les recruteurs, des raccoleurs, des embaucheurs, des 
distributeurs de cartes, entourés de la garde prétorienne 
des bouledogues, souteneurs gagés parles banquiers, bande 
d'Hercules où marche le petit Liégeois, le premier bâto- 
niste de France * 1 

Ne sont-ils pas, tous ces hommes, de vivants conseils 
criant à tous que le plus court chemin de la fortune est de 
louer Tappartement d'une fille au Palais-Royal, d'y solder 
par jour un tailleur adroit, 24 livres, des compteurs de 
jetons à 30 livres, un porteur de scie à 9 livres, six assom- 
meurs à 48 livres, deux portiers à 12 livres, quatre gar- 
çons présidant aux cuillers à 12 livres, huit embaucheurs 
à 36 livres, un garçon de buffet à 6 livres, et le savoir-faire 

1. Dénonciation faite au public sur les dangers du jeu. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 25 

d'une hôtesse à 96 livres *? Ces frais et d'autres montant 
journellennent à une somme totale de 504 livres n'ont-ils 
pas logé le frater Delsenne en son hôtel rue Sainte-Apol- 
line? n'ont-ils pas donné trois voitures au postillon de 
louage Chavigny, et empli le portefeuille du valet de 
chambre Garnel de 900,000 livres *? 
i L'ambassadeur d'Angleterre se plaint de ce qu'on a 
f gagné en une soirée, au Palais-Royal, 11,000 louis à un de 
^ ses compatriotes ^. On tue un homme au biribi des Vertus; 
un autre est jeté chez Lecomlc au bas de l'escalier; un 
autre est retiré sanglant des mains du banquier Lassoii 
qui crie : « Si on m'eût laissé faire, je lui eusse arraché 
la tête de dessus les épaules * I » Les dénonciations des 
ruinés, les dispositions des assommés éveillent la surveil- 
lance et la répression de la municipalité. Les banquiers ou 
propriétaires de maisons de jeu sont frappés d'amendes 
de 3,000 livres. Mais que font ces répressions? Le jeu est 
incorrigible. Il est devenu — les imaginations surexcitées 
— un besoin, une tyrannie. Comme si l'Histoire, qui fait 

1 tenir des siècles dans les jours de ces années, comme si la 
politique, avec toutes ses fièvres, ne rassasiaient pas la 
ville d'imprévu, d'agitations, de joies, de désespoirs, il 
semble que chacun veuille vivre double dans ce Paris en 
soif d'émotions. Dans le jeu, la noblesse dépossétlée cher- 
che ses revenus; dans le jeu, les députés reprennent ha- 
leine des fatigues de la séance, et se reposent des décrets 
de la journée dans les brutalités du hasard. Barnave a été 
\u perdant 30,000 livres dans une soirée ^ 

1. Ami du peuple. Février 179L — 2. Ami du peuple, Février 179L 

3. Chronique de Paris, Octobre 179L 

4. Dénonciation faite au public, — 5. Journal de la Cour et de la 
Ville, Mars 1791. 

2 



26 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

Mourant, le chevalier Bouju, le terrible ponte, sa 
porter au trente et un, et, dans les bras de ses amis, a 
nisant, crispant ses mains sur le tapis vert, comme sui 
draps de son lit de mort, il se gagne, ce cadavre jou€ 
de superbes funérailles * ! 

Le comte de Genlis ruiné, se fait banquier. Les boi 
quiers louent aux joueurs leur arrière-boutique un lou 
Toute fille qui a des meubles donne à jouer. A to 
détour de rue, à tout coin obscur, les distributeurs va 
abordent, vous proposant « une jolie société. » La muni 
palilc fait des atiiches, — on les déchire ; des visites, < 
une sonnette intérieure avertit les joueurs, et Targenti 
déjà disparu lorsqu'entre la figure de police. — Une pi 
tie de l'administration est corrompue : on nomme d 
commissaires de section payés jusqu'à deux louis parjo 
pour ne pas dénoncer. Quelques maisons se déguise 
avec une appellation ^ Les n°* 137 et U5 du Palais-Roj 
prennent le titre de Club de la Liberté et Club Polonais 
Au'milieu de ce Palais-Royal, de ces centaines de maiso 
à quatre étages de tripots, le Cirque ajoute à son specta( 
et à son bal vingt tables de jeu. Poixmenu, le bijouti( 
et ses confrères Labat, Lavigne, Bradières, rôdent te 
autour, attendant le joueur désargenté qui leur vend 
montre et ses bijoux, pour en jouer le prix, comme jad 
les malheureux que Sou|)iron recrutait pour le régime 
de Noailles jouaient l'argent de leur enrôlement *. 
municipalité sévit. Rose, le banquier du Cirque, a sa rece 
saisie ^; le passage Radziwill est débloqué, les tables 

1 . Dénonciation faite au public, 

'2. Le Consolateur. Janvier 179'2. 

3. Chronique de Paris. Août 1791. — 4. Dénonciation, 

0. Feuille du jour. Novembre 179L 



se». PENDANT LA RÉVOLUTION. ^7 

^'^'Wltel brisées ^; la bande qui s'y était tapie, emporte le 

^^^BWean, les cuillers, un jeu de biribi moins volumineux, à 

J^^-Éfflle-cinq numéros, ses dés plombés ^. En camp volant, 

IMnmt à sa suite les courtisanes Franco, la Durosel, Peau 

fftfle, escortée de Thabile escamoteur Benoît Sinet, elle 

'^ 'Ifriomènesespiperies insaisissables. Mal^Té l'avis de Camille 

Jriesmoulins opposé à la peine infamante , Malmazet est 

damné à un an de Bicêtre, les demoiselles Moza et 

fiéfroid, Tune à six mois, l'autre à trois mois d'Hôpital ^. Le 

jeu se cache et persiste. Espérant le parquer, Clootz pro- 

' pose d'établir à Paris une Redoute, comme à Spa, à Venise, 

i Genève *. L'idée est rejetée. Bailly avait surveillé le jeu; 

*Félhion le recherche et le poursuit : aux poursuites, aux 

''rigueurs, aux condamnations, le jeu survit, et survivra 

jusqu'à la Terreur. 

1. Chronique de Paris. Juillet 1791, 

2. DJnonciation faite au public. 

3. Chronique de Paris. Janvier 1792. 

4. Chrcmique de Paris. Octobre 1791. 



28 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 



II. 



La Maison du Roi. — La Bastille. — Mort de Bordier. — Le Salon de 
Charles IX ou l'Ecole des Rois. — La tragédie nationale. 



Si près des jours où la royauté ne sera plus, le : 
nir s'attarde à ces pompes, à ce faste qui Tentoura 
cette belle représentation, à ce ton de dignité de la 
cour de France. Et la Maison du Roi — haute et 
domesticité d'éclat et de parade traditionnelle, gari 
née des puérilJtés grandioses et nécessaires de Tétic 
— la Maison du Roi se retrace à vous. 

Ingénieusement organisée en charges vénales, c 
de 800,000 livres à 6,000, payées par l'intérêt di 
d'achat, une liste civile de 31 millions suffisait au Ro 
l'entretenir ^ Plus payée en grâces, en faveurs, en ho 
qu'en argent, presque toujours la Maison du Roi 
sans murmurer la royauté en retard avec elle d( 
années de payement, et parfois de sept, en tem 



1 . Maison du Roi, ce qu'elle était, ce qu'elle est, ce qu'elle 
être. 1789. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 29 

guerre. Aux temps qui précèdent la Révolution, malgré les 
économies et les réformes faites par M. de Saint-Germain 
dans la maison militaire; par M. Necker dans la maison- 
bouche, la Maison du Roi, dont vivent, dit-on, soixante 
mille personnes, est encore la gloire de la cour, et l'image 
majestueuse de la majesté royale, ordonnée, dessinée, 
réglée par Colbert, pour la sûreté du trône et le respect des 
peuples : — Grand-maître de France et de la maison du 
roi, grand chambellan de France, grand-maître de la garde- 
robe, grand écuyer de France, premier pannetier, premier 
échanson, premier tranchant, grand veneur de France, • 
grand maréchal des logis, grand prévôt de Finance, premier 
maître d'hôtel du Roi, grand-maître des cérémonies, — 
toutes fonctions, dont les serviles mêmes sont relevées et 
ennoblies par les noms de LiancourU de Boisgelin, de 
Chauvelin, de Brissac, de Verneuil, de la Chesnaye, de 
Penthièvre, de la Suze, d'Escars; — chapelle oratoire, où 
est un psalmiste ordinaire du Roi; grande chapelle, où est 
un noteur; musique du Roi, maîtres de musique-chapelle, 
maîtres de musique-chambre; avertisseurs prenant l'ordre 
du Roi pour la messe; porteurs d'instruments; ballet du 
Roi; la bouche du Roi, les chefs, les chefs-travailleurs, les 
aides; l'huissier de la bouche; la pannelerie- bouche, 
Téchansonnerie-bouche, fruiterie, fourrière * ; coureurs de 
vin, sommiers, chargés de fournir l'eau de Ville-d'Avray, 
maîtres queux, officiers serdeaux, aides pour les fruits de 
Provence, galopins ordinaires * ; — waguemestre des équi- 
pages de la maison du Roi ; — porte-manteau, porte-arque- 
buse, valets de chambre horlogers, valets de chambre bar- 
biers, valets de chambre tapissiers, feutiers; — capitaine 

1. Maison du Roi. — 2. VObservateur. Septembre 1789. 

2. 



30 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

de réquipage des mulets; — peintre de la chambre et du 
cabinet du Roi ; — artilleur ordinaire, et garde du cabinet 
des armes du Roi; — coffretiers — malletiers — gaîniers 
de la chambre et de la garde- robe du Roi ; — paumiers du 
Roi; — les logements de la cour; — la faculté, avec opéra- 
teur du Roi pour la pierre au petit appareil, et opéra- 
teur du Roi, pour la pierre au grand appareil ; — les céré- 
monies; — le cabinet du Roi; — le garde-meuble de la cou- 
ronne ; — les menus plaisirs et affaires de la chambre du 
Roi, où est un inspecteur général pour les habits et déco- 
rations; — les écuries du Roi ; — un juge d*armes et de la 
noblesse de France; — un secrétaire général des écuries, 
haras et livrées de Sa Majesté; un Roi d'armes de France, 
des hérauts d'armes, des porte-épées de parement, des 
chcvaucheurs et courriers de cabinet ; — la vénerie du Roi 
avec commandant de la meute du chevreuil, et aumônier "^ 
de la vénerie; la fauconnerie avec un commandant géné- 
ral, un lieutenant pour vol pour corneille, un lieutenant- 
aide pourvoi pour pie, un pourvoi pour champs, un pour 
vol pour émérillon, un pour vol pour lièvres; — et encore 
la maison militaire du Roi, les gardes du corps du Roi, la 
compagnie écossaise, la compagnie des cent gardes suisses 
ordinaires du corps du Roi, la compagnie des gardes de la 
prévoté de l'hôtel du Roi ; les Suisses et Grisons; — imagi- 
nez toute cette Maison du Roi avec ses pages, ses huis- 
siers, ses premiers gentilshommes de la chambre; ses 
écuyerscavalcadours, ses gentilshommes ordinaires du Roi, 
ses gentilshommes servants du Roi ; — cette Maison du Roi, 
où étaient jusqu'à des pousse-fauteuils, et à un chargé de 
présenter la Gazette au Roi, à la Reine, et à la fam ille royale^ ! 

Maison du Roi, 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 31 

La Reine avait aussi sa maison avec chapelle, chambre, 
chevalier d'honneur, porte-manteau ordinaire, perruquier- 
baigneur-étuviste , baigneuse, femme de garde-robe des 
Uours, porte-chaise d'affaires. — Monseigneur le Dauphin 
— le petit Louis-Joseph qui allait mourir — avait sa mai- 
son : Faculté, chambre , garde-robe, lecteur et secrétaire 
ies commandements. Les ahuanachs nommaient son gou- 
verneur, le duc d'Harcourt: — et Dieu déjà nommait, en 
;urvivance du dauphin, le duc de Normandie; en survi- 
ance du duc d'Harcourt, le savetier Simon M 

Quelque riche que soit encore cette représentation, 
« n'est plus la représentation des règnes précédents. 
-ouisXVI avait laissé ses ministres rogner dans cette pompe 
les offices de la royauté, et dans cet appareil du culte 
lumain; et ces diminutions de la cour, ces amoindrisse- 
aents du roi , que le cardinal de Fleury , roi de France 
ous la minorité de Louis XV, que l'abbé Terray, avaient 
oulus et n'avaient pas osés, — un banquier genevois les 
vail hardiment tentés, heureusement réahsés. C'est que 
3 Roi, roi de goûts médiocres et bourgeois, à qui les 
conomies souriaient, n'avait ni l'intelligence, ni le res- 
•ect de cette comédie, — la royauté, — intelligence et 
espect gardés par son aïeul jusque dans les fanges de sa vie 
irivée. Louis XVI, dans les démembrements successifs et 
onsentis de sa maison, n'eut point de ces ressouvenirs et 
e ces dignités à la Louis le Grand, qui faisaient répondre 
u Roi du parc aux Cerfs redevenant le Roi de Versailles : 
Réformer ma maison militaire? Qu'on ne m'en parle 
amais! ce serait bien mal payer les journées de Fontenoy 
t d'Ettingue; » et une autre fois : « Si j'ai des officiers, 

1 , Maison du Boi, 



32 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

dont je n'ai pas besoin, je suis sûr qu'ils ont besoin de 
moi ^ » La petite écurie du ducdeCoigny avait été réunie 
à la grande; la direction générale deJa poste aux che- 
vaux du royaume à la poste aux lettres; l'équipage du 
,sanglier, l'équipage du loup, le vautrait, avaient été 
réformés ;. les mousquetaires, les chevau-légers, les gen- 
darmes, les gardes de la porte , avaient eu le même sort, 
sans une opposition du Roi. « Hélas! — murmuraient les 
courtisans menacés dans leurs charges, — il est pour- 
tant affreux de vivre dans un pays où l'on n'est pas sûr 
de posséder le lendemain ce qu'on avait la veille; cela 
ne se voyait qu'en Turquie * 1 » Et lorsque l'Assemblée 
nationale mettra la hache dans cette vieille et antique 
Maison du Roi, dans ces formes honorifiques, dans cette 
discipline d'étiquette, vivant à la cour de Versailles de- 
puis tantôt deux cents ans, Louis XVI se soumettra; et 
pour sa maison militaire, il n'hésitera pas à penser 
<( que le nombre des troupes destinées à la garde du 
Roi doit être déterminé par un règlement constitution- 
nel '. » 

Mais ce n'étaient pas encore ces retranchements des 
ministres de 1780, de 1787, de 1788, qui avaient fait 
désordonnée la représentation du trône : c'était la cour 
môme. — Dépaysé dans les grandeurs de son métier, 
répugnant à son faste nécessaire, timide et presque gêné 
(levant le luxe obligé de représentation, modeste plus 
qu'il n'est permis à un roi, ami de la solitude par la con- 
science du peu qu'il avait d'imposant, le Roi n'exigeait 
nulle présence, nulle exactitude de service de sa noblesse. 



1. Maison du Roi. — 2. Mémoires du baron dcBezenval. Paris, 1805. 
3. Lettre écrite de la main du Roi à M. Je Président, le 9 juin 1790. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 33 

II n*avait en rien hérité de son père et de sa mère, de feu 
W le Dauphin, et de xM"« la Dauphine, de cette dignité 
nécessaire aux abords de la royauté, qui les firent tous 
deux, tous les jours de leur vie, dîner et souper en 
public, entourés de leurs grands officiers et de tout l'appa- 
reil de leur service *. L'assiduité des courtisans, loin d'être 
demandée par la nouvelle cour, avait été dès le principe 
laissée à la liberté de chacun , presque même rebutée. Les 
dîners de mille livres du mardi, table habituelle à Ver- 
sailles des ambassadeurs et ministres étrangers, Louis XVI 
en avait laissé tomber l'usage, comme il avait réduit autour 
de lui le service au strict nécessaire. Les jours ordinaires 
de la semaine, foutes les cours du palais, les galeries 
intérieures, l'œil-de-bœuf, et les appartements de Ver- 
sailles, jadis ornés, peuplés d'un monde magnifique, 
étaient tellement déserts, « qu'un étranger aurait pu juger 
que la famille du Roi était absente. » A peine les diman- 
ches, c'étaient les ministres ou quelques personnes pré- 
sentées meublant les salons vastes*. Puis la mode avait 
encore attristé cette cour appauvrie : la jeunesse autrefois 
superbement vêtue d'étoffes de Lyon a tellement adopté le 
noir, qu'on croirait, en traversant les appartements les 
jours de réception, la cour perpétuellement en deuil. 
Jadis, le gouverneur de Paris, les grands seigneurs, ne 
venaient à la cour qu'escortés de pages, de gentilshommes, 
d'écuyers. Cette habitude de se faire honneur de ses 
richesses n'est plus. Contrairement à leurs statuts, les che- 
valiers des ordres du Roi n'en portent plus la décoration 
extérieure en frac : il y a vingt ans, nul ne serait entré 
dans les appartements du Roi avec un manchon, une 

1. Maison du Roi. — 2. Mémoires de Bczenval. 



34 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE . 

canne, ou sans épée : on va aujourd'hui faire sa cour en 
bottes, les jours de chasse ^ 

Cette liberté, ce sans-façon, cet abandon des essentiels 
dogmes de l'étiquette royale, — la Reine les avait autorisés 
et encouragés comme le roi. Marie-Antoinette se sauvait 
de la royauté de Versailles, à Trianon ^. 

La Bastille est prise. « La forteresse, — dit Bezenval, 
et avec Bezenval la cour humiliée, — la forteresse est 
livrée à des avocats. » Le peuple promène en triomphe, 
tirés des cachots de la Bastille, un vieillard à barbe 
blanche, et la Révolution. Ils sont montrés au doi^t, et 
salués, les vainqueurs de la Bastille parés de leurs pom- 
pons aurore. Les hommes de lettres sourient : « Voilà 
donc les hommes de lettres sans logement dans Paris. » 
La Bastille va être démolie, la Bastille, 

« Où par un bel ordre du roi 

Parti le matin de Versailles, 
Ainsi que des oiseaux malignement jaseurs, 
On encageait le soir des sages, des penseurs^. » 

Trois théâtres de Londres, Astley*, Sadlers-Wels, le 
Royal-Circus préparent la Prise de la Bastille, avec une 
mise en scène empruntée aux Révolutions de Prudhomme\ 
Ruggieri monte sa grande pantomime de la Prise de la 
Bastille, où il promet, pour figurants, les gardes-fran- 
çaises qui ont combattu au siège même®. Quand ouvrira 

1. Maison du Roi, 

2. Voyez notre Histoire de Marie- Antoinette. Troisième édit. 1863. 

3. Voyage à la Bastille fait le i6 juillet 1789 et adressé à M** de 
G., par Michel de Cubières, citoyen et soldat. 

4. La Grande découverte. — 5. Correspondance de Grimm. 1789. 
6. Petites Affiches. Juillet 1790. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 35 

le Théâtre-Français de la rue de Richelieu , il dépensera 
15,000 livres pour mettre à la scène une Prise de la Bas- 
tille, et chaque soir une somme de 2,000 livres en poudre 
et artifices *. — Le sieur Pommey se met à exécuter dans 
les proportions d'une ligne par pied le modèle de la Bas- 
tille; et ce plâtre du coût de 48 livres va ornementer tous 
les appartements. — Les jolies femmes promenées dans 
la Bastille par M. le comte de Mirabeau prennent une 
pierre sur la plate-forme, et la jettent au loin en criant : 
«Liberté*! » En bas des tours, tout Paris ramasse la 
pierre précieuse, « La livre de pierres de la Bastille se 
vend aussi cher que la meilleure livre de viande '. » La 
chevalière d'Éon envoie quelques livres de ces reliques à 
lord Stanhope; et le maçon Palloy presse sollicitations sur 
sollicitations pour la démolition de la Bastille; et en son 
zèle il l'entreprend avec tous ses ouvriers, avant la per- 
mission accordée. Le \" décembre 1789, à la place même 
où fut la Bastille, on vend les matériaux provenant de la dé- 
molition, plomb, fer, batterie de cuisine, plats et assiettes*; 
et les enchères patriotiques se disputent les restes de fa 
boite à cailloux^. Palloy est le grand marchand de pierres 
de la Bastille ; il organise son commerce sur une large 
échelle; il dépêche, pour le débit de cette sainte pierraille 
par le monde, des courtiers qui sont des missionnaires; il 
a secrétaires, agents, ambassadeurs ; et il forme des com- 
pagnies de jeunes gens qu'il distribue par la France, les 
poches remplies de ses démolitions, la bouche pleine des 

1. Chronique de Paris, Mars 1192. — 2. Voyage à la Bastille. 1789 

3. Chronique de Paris. Août 1790. 

4. Petites Affiches. Dt^cembrc 1789. 

.^. Quatrième lettre b patriotique du père Duchène aux mécon^ 

tents. 



36 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

discours qu'il leur a fait répéter. II envoie à tous les 
chefs-lieux des départements le mod^ile de la Bastille, 
exécuté avec dès pierres de la Bastille. Chaque envoi 
de trois caisses est accompagné d'un détachement de la 
garde nationale, et les voituriers sont porteurs de lettres 
de voitures signées Palloy^. Palloy fait des pierres de la 
Bastille des bonbonnières, des cornets, de petits châteaux ; 
il en fait des encriers, suivant l'idée que lui donne un 
homme d'imagination*. Avec les chaînes de la Bastille, il 
fait des médailles patriotiques « destinées à reposer sur le 
sein d'hommes libres', » et quand Lepelletier Saint-Far- 
geau sera tué, Palloy enverra à la famille Lepelletier la 
lettre écrite par le président de la Convention, gravée sur 
une pierre de la Bastille, encadrée avec le bois d'une porte 
de la Bastille *. 

Paris, qui ne possédait plus la Bastille, possédait encore 
un Arlequin — un Arlequin qui le consolait de Carlin 
mort. 

11 avait, cet Arlequin, une mobilité, une adresse, une 
agilité, une gaieté, un éclat de rire, une batte si rapide, si 
vive, si divertissante, que le boulevard eût donné deux 
Le Kain, s'il les avait eus, pour son Arlequin. Il semblait, 
cet Arlequin, prédestiné à être l'Arlequin de toutes les ar- 
lequinades présentes et futures de la révolution : Arlequin 
Halla, Arlequin odalisque, Arlequin ainsi soit-il, Arlequin 
sentinelle, Ai^lequin tout seul, Arlequin doge de Venise, Ar- 
lequin incombustible , Arlequin journaliste, décorateur, bon 

1. Anecdotes inédites de la fin du dix-huitième siècle, par Sérieys. 
1801. — 2. Journal de la Mode et du Goût, par M. Le Brun. Mars 1790. 

3. Lettres b patriotiques. 

4. Courrier de V Égalité. Janvier 1793. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 37 

fils , beavn fils , tailleur, afficheur, jokei, Jacob, perruquier, 
receveur de loterie, etc. 

Cet Arlequin sans pair, le théâtre des Variétés amu- 
sâmes Tavait enlevé au théâtre d'Audinot, moyennant un 
engagement de 12,000 livres. Voilà donc l'Arlequin dont 
Majeur de Saint-Paul avait dit en 1782 : « C'est un liber- 
tin, un rouleur de nuit, un ribotleur qui doit à Dieu et au 
diable, » devenu Un Arlequin au-dessus du besoin. Mais 
l'Arlequin était joueur: sa maison devint un tripot; et Bor- 
dier l'Arlequin se mit à perdre chez lui, comme un 
amphitryon, s'endettant autant qu'avant, devant au ban- 
quier Pinet, devant au directeur Gaillard. 

Or, comme Bordier ne gagnait pas, et ne payait pas 
Pinet, et ne payait pas Gaillard, la révolution arriva. Les 
acteurs devinrent des hommes, puis des citoyens actifs, 
puis des gardes nationaux, puis tout de suite après de 
grands personnages. Larive, Brizard, Grammont, sont nom- 
més commandants de bataillon ; Naudet devient président 
de district. C'était de quoi mettre toute la population dra- 
matique, toute la population comique en veine d'ambition. 
On avait deux patronnes : Thalie et Melpomène ; on en prend 
une troisième: la Révolution, et l'on se met à servir les trois 
d'abord; et tout doucement l'on arrive à n'en plus servir 
qu'une. L'exemple, le débit facile, l'habitud^dii public, une 
mémoire qui était quasi une éloquence, une tenue qui jouait 
l'orateur, — qui eût résisté à tant d'appels et à tant d'invita- 
tions, du temps, du métier, de l'occasion? Que font les raille- 
ries aristocrates? « Vous, citoyens? et les trois révérences? »> 
Quand Grammont a été nommé capitaine, un plaisant a 
dit : « Messieurs, je suis Irès-fier d'avoir pour commandant 
Orosmane ou Tancrède ; mais pour "l'honneur du district, 
je fais la motion qu'il soit défendu aux cinquante-neuf 

3 



38 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

autres de siffler notre capitaine *. » Histrions hier, França 
aujourd'hui, les acteurs ont dé]k la dignité de ne pas ei 
tendre. C'est un Tiers état non représenté, que les acteurs 
et pour un peu ils diraient : Qu'est-ce qu'un acteur ? rier 
Que doit-il être ? tout. — Arlequin avait suivi la foule ; ( 
un beau soir, — pressentait-il des destinées à la CoUot?- 
il se mit en tête de se conquérir une position, de tirer foi 
tune des discordes civiles, d'exploiter non le public mai 
la Révolution, d'abdiquer Arlequin, et de se révéler le ci 
toyen Bordier *. II relevait d'une maladie pendant laquell 
ses derniers bijoux avaient été engagés. Il courut che 
Gaillard, lui demanda 30 louis, et partit pour les eaux d 
Forges. Quelques jours se passent; les événements d€ 
viennent un tel spectacle que Paris ne pense plus à Arle 
quin, quand tout à coup le bruit se répand qu'une insui 
rection combinée, organisée, vient d'éclater dans toute l 
Normandie ; les farines sont jetées à la rivière ; les méca 
niques des manufactures brisées au mot d'ordre : Carabo * 
et dans Gisors l'intendant est menacé et assiégé par Bordie 
à la tête de la populace ameutée. — Cette pièce d'Arle 
quin chef de parti n'eut qu'un acte. Bordier, arrêté, mem 
à Rouen, parla de sa maladie, cause de son voyage, e 
s'excusa sur le choix que les brigands lui avaient offer 
d'être pendu ou de leur accorder le secours de son élo 
quence. Bordier fut relâché; mais la perspective de la po 
tence ne le guérit ni ne l'avertit *. A peine libre, il se me 
en relation avec l'avocat Jourdain, le chef du parti révolu 
tionnaire de Rouen, qui commandait une compagnie d( 
volontaires. Il rédige '^vec lui une affiche qui demande ai 

1. Discours de la Lanterne aux Parisiens , l'an premier de la liberté 
1789. — 2. Bordier aux enfers. — 3. Mercure de France ^ 1789. 
4. La mort subite du sieur Bordier^ acteur des Variétés. 



I 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 39 

nom du peuple les têtes du premier président Pontcarré, 
deBelbœuf, procureur général du . parlement, de Tinten^ 
dant de Manssion, et de Durand, procureur du roi à la 
ville. La proclamation affichée au carrefour de la Crosse \ 
l'armée révolutionnaire assemblée, Jourdain suivi de Bor- 
dier escalade, dans la nuit du 3 au 4 août, Thôtel de Tin- 
tendance, précédé d'une sorte de héraut qui portait comme 
symbole de l'expédition une pique et un sabre. L'inten- 
dant s'était sauvé sous l'habit de son cocher. Le pillage 
éparpille la troupe ; l'ivresse la désarme; des troupes sur- 
viennent qui s'emparent de Bordier et de Jourdain *. Une 
I partie de la jeunesse rouennaise s'insurreclionne. Bordier 
I est encore une fois sauvé. Il a pris la diligence, il est sur 
la route de Paris, lorsque des volontaires rouennais indi- 
gnés, qui ont demandé la permission de courir après lui, 
le rattrapent. 11 est ramené , et en repassant sur le 
quai, il voit déjà plantée la potence en deçà du pont. 
Le procès s'instruit. Quelques pillards de la localité sont 
pendus tout d'abord. Pour Bordier, c'est une grave affaire 
et qui embarrasse les juges. Les clubs de Paris menacent 
Rouen d'un envoi de trente mille hommes, et d'une for- 
midable artillerie. Saint-Huruges doit marcher à la tête de 
cette armée ®. H y a d'ailleurs, dans ce procès, des voiles 
qu'il est délicat de soulever. Le procès se traîne et languit. 
Mais les preuves sont trop accablantes pour permettre que 
Bordier soit acquitté. D'ailleurs Rouen, qui a dans ses murs 
ce tableau symbolique où les rois de France sont peints en 
médaillon avec les attributs de leur règne, et où le médail- 
lon qui succède à celui de Louis XV ne montre point de 

1. Petite histoire de France, par Marlin, vol. IL 

2. La mort subite du sieur Bordier, acteur dea Variétés, 1789* 
3» Petite histoire de France, vol. IL 



40 LA SOCIETE FRANÇAISE 

roi, mais un trône renversé, un sceptre et une main d( 
ju.stice foudroyée par des carreaux*, — Rouen, pour s< 
rassurer contre ces menaces mystérieuses, demande un( 
répression. Jourdain et Bordier sont condamnés à la pein< 
de mort. Bordier, qui croyait à son acquittement, se trouva 
mal à la lecture de la sentence. Jourdain prend son part 
héroïquement, et écrit à sa femme : « Lorsque tu recevra 
ma lettre, je ne serai plus. Un arrêt trop précipité vien 
d'ordonner la fin de ma vie, je meurs victime de l'injustici 
et de Terreur*. » El comme Bordier, la charrette amenée 
se livre aux récriminations : « Ce n'est pas le temps de 
reproches, — lui dit Jourdain, — nous allons mourir'. 

Tout Rouen est dans les rues. La garnison consignée 
les volontaires sous les armes, les portes de la ville fer 
mées, les rues barricadées, le canon braqué. Les deu 
condamnés ont obtenu d'aller au supplice la tête décou 
verte. Ils ne sont ni pâles ni faiblissants. Bordier joue cou 
rageusement la mort devant le public rouennais. Il salu 
à droite et à gauche les personnes qu'il reconnaît, et le 
comédiennes et les comédiens de la ville qui sont au bal 
con du théâtre. Au pied de l'échelle, Bordier embrass* 
Jourdain, et quand il met le pitîd sur le premier échelon 
un habitué du parterre des Variétés ricane cruellement 
« Monterai-je t'y? monterai-je t'y pas? * » — ce mot qu 
l'Arlequin pauvret disait si plaisamment dans un de se 
plus joyeux rôles. 



La Révolution assise au chevalet de David ; le petit-m 

1. Mémoires de Lombard de Langres, voL IL 

2. Chronique de Paris. Octobre 1789. 

3. Petite histoire de France, voL IL — 4. Id. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 41 

veu du peintre de M"*« de Pompadour, se faisant le peintre 
des vertus, des austérités et des sévérités républicaines; le 
petil-neveu de Boucher, peignant Brutus recevant le corps 
e de ses fils décapités, et les licteurs portant les deux télés, 
[ — tel est l'événement de l'art, et roffrande patriotique que 
À la nouvelle école de peinture apporte à l'année 1789. 
;i M. d'Angivilliers, dont les goûts avaient été bercés dans 
la pastorale de Louis XV et les salons couleur de rose *, 
M. d'Angivilliers, qui avait déjà mis toute la mauvaise hu- 
meur d'un courtisan de Watteau à ne pas accepter les Ho- 
races, tenta de fermer la porte du Louvre à ce rappel san- 
glant et opiniâtre de la légende républicaine. David put lire 
dans les journaux « que le gouverneur du salon de peinture 
ordonnait à M. Cuvilier, gouverneur de la Samaritaine, de 
prescrire à M. Vien, premier peintre du Roi, de défendre 
au sieur David d'exposer les Deux fils de Brutus *. » Ce ne 
fut là qu'une bravade, un désir d'autorité, un essai d'inti- 
midation, bien vite abandonné. M. d'Angivilliers était trop 
faible, et trop mal soutenu par l'opinion publique en sa 
surintendance des bâtiments, pour oser jusqu'au l)Out. A 
i ce poste élevé d'intermédiaire entre la cour et l'art, ce 
gros homme n'avait apporté ni l'aptitude naturelle, qui 
fait digne d'une place, ni le goût qui l'ait l'autorité du 
fonctionnaire, ni l'économie, qui est auprès du public 
l'excuse d'un pauvre esprit. V Éléphant^ — pour parler 
comme parlait l'irrévérence des peintres — avait jusqu'a- 
lors empli bonnement sa place, sans autre souci que de 
penser comme la cour, un petit peu avant elle, d'être bas 
quand elle lui disait d'être favorable, et brutal quand le 

i. Bapport et projet de décret, etc., par Bouquier. 
2. L'Observateur, Août 1789. 
l 3. Annales patriotiques et littéraires de Mercier. Avril 1791. 



42 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

mot d'ordre était d'être sévère. Avec les artistes, M. d'An 
givilliers s'était rarement fait pardonner une rigueur pa 
une politesse, un refus par l'affabilité de la manière. Au: 
réunions de l'hôtel d'Angivilliers, — dont les murs avaien 
inspiré tant de pointes au marquis de Bièvre, — les quali 
tés aimables de M"® d'Angivilliers, hôtesse subalterne avei 
les grands, s'essayaient à l'esprit d'épigrammes avec le 
sujets de son mari. Aidée du mordant marquis de Créqui 
elle avait presque autant d'esprit que d'ennemis*. De plus 
M. d'Angivilliers était le bouc émissaire. Il héritait, et de 
dettes de ses prédécesseurs, et des dénis de justice de 1; 
cour et de l'Académie, depuis Colbert. Toutes les inimitiés 
toutes les attaques prennent voix avec la révolution ; ui 
créancier des bâtiments du Roi écrit de Versailles : « 1 
n'est personne ici et à Paris qui ne sache qu'indépendam 
ment d'une somme annuelle de 3 millions, qui lui est al 
louée sur le trésor royal, il doit au moins 20 millions. I 
est ici tel entrepreneur des bâtiments du Roi, et ils son 
plusieurs, à qui il est dû 500,000 livres et davantage *. ) 
La veille, le Vœu des Artistes avait dit : «... Le public sai 
que les artistes sont gouvernés par un chef qu'on appelle 
gouverneur des monuments... Depuis Colbert, l'ignorance 
l'ineptie, celte hauteur si commode pour couvrir la nullité 
ont été constamment les seules qualités qu'ont déployées 
les directeurs des bâtiments. Protecteurs aveugles de If 
médiocrité rampante, ils écrasent impitoyablement ceu5 
des artistes qui, pénétrés de la noblesse de leur art, dédai- 
gnent de leur faire une cour assidue. » Suit une demande 
au Roi pour donner aux artistes « un chef digne d'eux', m 
La place devenait mauvaise ; M. d'Angivilliers la déserta, 

1 . Souvenirs et portraits par M. de Lévis. 

2. L'Observateur. Novembre 1789. — 3. Id. Septembre 1789. 



I 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 43 

chargeant à son départ M. de Laborde, son beau-frère, de 
gravir jusqu'à la demeure des artistes, et d*en obtenir un 
désaveu *; et l'hiver arriva, que les réclamants et les plai- 
gnants furent fort étonnés de le voir s'obstiner à continuer 
son séjour aux eaux des Pyrénées. 

L'ennemi loin de Paris, la régénération de l'art, — 
ainsi disaient alors les artistes, — faisait son chemin. David 
rassuré pressait son tableau, faisant à la journée du 
22 juillet le sacrifice des têtes coupées portées par les 
licteurs. 

Le salon ouvre bientôt, éclairé par le comble, amélio- 
ration qui détruit les privilèges du milieu ou des coms*. 
— Ce salon fut l'écho des idées du jour. Les choses d'hier 
s'y pressèrent, retracées par des mains promptes. Dura- 
raeau y envoya une esquisse des États généraux; xMoreau, 
deux dessins : VOuverture des États généraux de France, et 
k Constitution de l' Assemblée nationale du i 7 juin; Vestier, 
le Portrait du chevalier de Latude; M. de l'Espinasse, une 
Vue de la Halle au blé, monument que la disette faisait 
national. A côté de ces images toutes chaudes des événe- 
ments vivants, l'histoire romaine, l'histoire grecque, à la 
vogue desquelles concourait le Voyage du jeune Anacharsis, 
événement et triomphe littéraire du moment, avaient tenu 
les brosses de MM. Vien , Lagrenée, Vincent, Taillasson, 
Le Barbier, Peyron, Monsiau, Lemonnier. A peine dans 
tout ce paganisme républicain, quelques tableaux de sain- 
teté, la Descente de croix, commandée à M. Regnault, pour 
la chapelle de Fontainebleau. Les regards ne s'arrêtent pas 
là; ils ne s'arrêtent pas aux portraits de M°" Lebrun et 
Guyard, aux fleurs de Van Spaendonck, aux paysages de 

1. L'Observateur, Septembre 1789. — 2. Id, Août 1789. 



44 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

Robert, aux miniatures de Hall; ils passent, rapides, su 
la dernière toile de Joseph Vernet , le Naufrage de Vir 
ginie ; ils glissent sur les deux toiles de Carie Vernet, ren 
fermé dans le travail et la retraite depuis son premie 
grand prix; ils courent aux n^^ 88 et 89. A coté de 
Amours de Paris et d'Hélène, répétition d'un tableau com 
mandé pour les appartements du comte d'Artois, où 
comme un voyageur avant de prendre la route, qui s 
retourne une dernière fois vers le chemin de travers 
fleuri, David fait son adieu aux Grâces, s'élale, brutal 
l'héroïsme du consul romain. A cette rupture brusque 
éclatante, terrible, avec la peinture de chambre de la me 
narchie ébranlée, à ce pan sanglant de la toge de Rome 
jeté à la face des passions en émeute, — c'est un ci 
d'admiration dans le public de l'art, dans le public de 1 
politique. Les âmes prennent feu à ce tableau qui est u 
coup d'État; l'enthousiasme proclame David un précui 
seur de liberté , « David, dont le patriotisme dirigeait k 
idées de la révolution, avant la révolution... » Les Lettri 

b patriotiques vont dire : « David en a dit plus ave 

son tableau des Horaces et celui de Brutus, que les écr 
vains qui se sont fait brûler par le gros libertin Séguiei 
C'est un livre que ces tableaux , un livre respecté par I 
grand brûleur, un livre mis sans crainte sous le nez de 
rois, qui , sans s'en douter, payaient ces éloquentes leçoE 
de liberté, ces chefs-d'œuvre de fierté républicaine ^ » 

Et la reconnaissance de certains pourrait bien aile 
jusqu'à prêter à David l'intention d'avoir voulu metti 
sous les yeux du roi la glorification du châtiment de 
traîtres , — qu'ils soient fils, comme à Rome, — ou frère 
comme à Versailles I 

1. Lettres patriotiqws, par Lemaire. 



k 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 45 

Ce fut un jeune homme de vingt-cinq ans qui conquit 
le théâtre à la révolution : Marie-Joseph de Chénier. 

« Un jour viendra sans doute, — écrivait Voltaire en 
176i, — où nous mettrons les papes sur le théâtre; un 
temps viendra où la Saint-Barlhélemy sera un sujet de 
tragédie. » — Une moitié de la prédiction de Voltaire se 
réalisait déjà; l'autre allait bientôt s'accomplir. La tra- 
ie du jeune Chénier s'appelait Charles IX, — Le mar- 
iais de Luchet dit, le 13 janvier 1789: «M. Chesnier a 
chez M. le vicomte de Ségur une tragédie intitulée 
CUrles IX. M"® la duchesse d'Orléans et M. le prince 
Henri ont assisté à cette séance fort longue, et fort nom- 
breuse. Personne n'a été ému, beaucoup ont bâillé, et tous 
se sont écriés que c'était admirable. » — Une députation 
d'évêques sorbonistes n'a pu obtenir du roi de défendre 
Charles IX *, le district des Carmes s'est vainement opposé 
à sa représentation : l'ordre du district des Cordeliers est 
exécuté; et comme il est des fatalités dans Thistoire, ce 
fut la Comédie-Française, que la révolution devait pros- 
crire, qui joua le h novembre 1789 cette tragédie révolu- 
tionnaire. La représentation fut bruyante, tumultueuse; 
le public enthousiasmé, délirant, électrisé, comme au cou- 
ronnement d'un buste plus populairement glorieux que 
celui de Voltaire : le buste de la Liberté. M"« de Genlis y 
parut avec les fils du duc d'Orléans. Tous les patriotes y 
étaient. — C'était, ce Charles IX, la tribune inaugurée sur 
le théâtre, les passions du jour trouvant la satisfaction et 
l'assouvissement sur les planches de la scëne, le patrio- 
tisme enseigné par le spectacle, le poëte devenant législa- 
teur des pensées humaines, et poussant ou retenant les 

1. Révolutions de Paris, 1789. 

3. 



46 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

cœurs aux haines et aux amours qui volaient dans l*air d( 
1789. — Quels applaudissements à cette peinture pom 
peuse et déclamatoire des traîtrises d'une cour et des for- 
faits d'un roi , à ces vers : 

Ces murs baignés sans cesse et de sang et de pleurs, 
Ces tombeaux des vivants, ces bastilles affreuses, 
S'écrouleront alors sous des mains généreuses ! 

Quelles vengeances savourées par la foule à voir ui 
cardinal prêcher les meurtres, commander les bourreaux 
bénir les poignards! et cette mère usurpant pour le 
ordres de sang les volontés de son fils! Et ce roi qui n'es 
capable que de remords! Quels bravos à cette sentence : 

Les attentats des rois ne sont pas impunis 1 

Cette cloche, qui tinte lugubrement, pendant qu< 
Guise et les courtisans, un genou en terre, leurs épée: 
croisées, courbent la tête sous les mains tendues du car 
dinal de Lorraine : 

Au nom du Dieu vengeur, je conduirai vos coups, 

le public frémissant veut que ce soit la même que celh 
qui sonna l'heure de la Saint-Barthélemy, — passée d( 
Saint-Germain-l'Auxerrois dans les combles du châteai 
des Tuileries, de là à l'hôtel des Invalides, et de rhorlog< 
des Invalides aux coulisses du Théâtre-Français*. 

Chénier avait atteint son but. 11 avait, comme il dit 
« inculqué aux hommes des vérités importantes pour leu 
inspirer la haine de la tyrannie et de la superetition, Thor 
reur du crime, et l'amour de la vertu et de la liberté, h 
respect pour les lois et pour la morale, cette religion uni 

1. Journal de la Cour et de la Ville. Janvier 1790. 



j PENDANT LA RÉVOLUTION. 47 

' verselle *. » La soirée du 4 novembre le sacrait le Corneille 
\ delà révolution. Charles IX, « l'école. îles rois, » devenait 
le divertissement sacré du peuple; et dans les crimes des 
aristocrates, on mettait en compte un nouveau crime, le 
crime de Ihse-Charles IX, Vous pouvez lire dans Tinterro- 
gatoire de Favras cette étrange demande : « Si à la troi- 
I sième représentation de Charles IX, il n'a pas conçu le 
\ projet de faire tomber la pièce ?» — A laquelle inculpa- 
tion Favras répond « qu'il n'a jamais été à cette tragédie 
qu'il trouve très-mauvaise*. » Les partisans de la cour, et 
quelques esprits délicats, essayèrent de faire un reproche 
au jeune poète d'avoir traîné sur la scène cette page toute 
sanglante de nos annales : — « Le massacre de la Saini- 
^ Barthélémy, — répondait Chénier, — n'est point le crime 
de la nation, c'est le crime de vos rois; » et il écrivait dans 
une lettre qu'il oublia sans doute en de certaines années de 
sa vie ; « Ln peignant la rage des guerres civiles, celle tra- 
gédie ne peut qu'en inspirer l'horreur. En peignant un roi 
pertide, sanguinaire et bourreau de son peuple, cette 
tragédie doit faire aimer plus que jamais le gouverne- 
ment d'un monarque dont la franchise et la bonté sont 
connues, d'un monarque second père du peuple et res- 
taurateur de la liberté française, digne héritier de cet 
Henri IV, dont j'ai voulu présenter la jeunesse à l'amour 
d'une nation généreuse et libre '. » 

Charles JX est le drapeau de la révolution. Certains 
prêtres ont compris sa portée et son influence, qui refusent 
l'absolution aux fidèles qui le vont voir. 11 est des districts 
qui veulent voter une couronne civique à Chénier. Le 

1. Charles IX. Discours préliminaire. 

2. Journal de la Cour et de la Ville. Janvier 1790. 

3. Catalogue d'autographes. 8 avril 1844. 



48 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

succès de Charles /X dépasse toute mesure. Les loges sont 
louées pour onze représentations; les cinq premières 
valent 30,000 livres aux comédiens. A la première repré- 
sentation, « des hommes avides » copient la pièce pour 
s'enrichir avec une contrefaçon. Les éditions que Chénier 
en donne aussitôt avec épître dédicatoire à la nation, dis- 
cours préliminaire, notes historiques, sont immédiatement 
enlevées. Charles IX, lorsqu'il y aura la liberté des théâtres, 
sera la pièce exigée et applaudie dans tous les petits 
théâtres. Charles IX attirera « tous les casques de laine et 
tous les bonnets gras des boulevards » au théâtre des 
Associés, dont le directeur sera obligé d'afficher à la porte 
le placard suivant : « Vous êtes priés, Messieurs, d'ôter vos 
bonnets, et de ne pas faire vos ordures dans les loges^, » 

Apportant beaucoup à la révolution, peu à la poésie 
dramatique, la pièce de Chénier révéla Talma, qui joua le 
rôle de Charles IX, dont Saint-Phal n'avait pas voulu, avec 
les terreurs saisissantes d'un Oreste. Charles IX fit encore 
une chose : il dota le théâtre d'un nouveau genre, la tra- 
gédie nationale, et ce fut sans doute une grande audace, 
et une grande victoire sur les oreilles du xviii® siècle que 
ce Monsieur substitué à l'éternel Seigneur, Et comme tout 
se tient, la tragédie nationale contribua à détrôner les 
anachronismes de costume. Pour le peu qu'il y a que Pyr- 
rhus portait un chapeau à plumet, et Monime des gants, 
les costumes historiques de Charles IX sont beaucoup 
mieux concordants aux temps qu'on ne croirait. S'ils n'ont 
pas tout le caractère exigé depuis, ils n'ont rien des ridi- 
cules tolérés tout à l'heure. Charles IX a les cheveux noirs, 
sans poudre; il porte des moustaches, et au menton un 

1. Journal de la Cour et de la Ville, Janvier 1791. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 49 

petit bouquet de barbe à Vescopette ; fraise de gaze blanclie 
à gros plis, manteau de velours noir galonné d'or, pour- 
point de salin blanc à petits carreaux galonné d'or, trousse 
de satin blanc, bas de soie blanc formant le pantalon, — 
Catherine de Médicis a le toquet de satin noir, les che- 
veux simplement crêpés, la fraise de gaze blanche, le 
manteau et la robe de velours noir galonnés d'or, et à 
deux rangs de boutons d'or ^ 

« Voltaire, — disait avec un ton d'orgueil Chénier dans 
le discours préliminaire de Charles IX, — a fait quelques 
tragédies où le public français entendait au moins pronon- 
cer des noms français; mais parmi ces tragédies, d'ailleurs 
fondées sur des faits inventés, Zaïre est la seule qui soit 
admirée des connaisseurs : les Français n'y sont qu'acces- 
soires. J'ai du moins saisi la seule gloire où il m'était per- 
mis d'aspirer, celle d'ouvrir la route, et de composer le 
premier une tragédie vvaimeni nationale^, » Chénier n'avait 
pas eu toute l'audace et toute l'initiative qu'il disait. La 
tragédie pure, la tragédie grecque et romaine, si floris- 
sante, si régnante, et si vénérée qu'elle semblât au 
xviu® siècle, avait été discutée par des esprits irrespectueux 
pour la routine, et n'opinant qu'avec eux-mt*mes. Un 
amateur des lettres, un bel esprit du monde, n'avait-il pas, 
en 17/|7, composé cinq actes, un François H en prose? Le 
président Hénault n'avait-il pas courageusement écrit en 
tête de cette tentative : « Ne faut-il donc rien hasarder? et 
les genres sont-ils tellement épuisés qu'il ne puisse plus y 
en avoir de nouveaux? L'exemple même de Shakespeare 
ne doit-il pas encourager?... On se plaît à voir ensemble 
Sertorius et Pompée discutant les plus grands intérêts, 

i. Journal de la Mode et du Goût, par Lebrun. Avril 1790. 
2. Charles /X Discours préliminaire. 



50 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

Auguste délibérant avec Cinnaet Maxime s'il quittera Tem- 
pire. Pourquoi ne trouverait-on pas dans notre histoire 
d'aussi grands intérêts à traiter et d'aussi grandes passions 
à peindre? Il est vrai que Ton n'est point accoutumé à voir 
sur nos théâtres l'amiral de Coligny, Catherine de Médicis, 
le duc de Guise. Mais ce serait une habitude bientôt prise... 
Croira-t-on que Ton ne vît pas avec plaisir ces personnages 
mis ensemble? Est-ce que le cardinal de Lorraine, et le 
duc de Guise méditant la perte du prince de Condé, ne 
sont pas aussi intéressants que les confidents de Ptolémée 
délibérant sur la mort de Pompée? Est-ce que Catherine 
de Médicis ne vaut pas bien la Cléopâtre de Rodogune, et 
l'Agrippine de l>/éron *? » 

Cet Italien qui avait tant d'esprit en français, l'aumô- 
nier de la philosophie, cet abbé de taUle aux causeries de 
Diderot, l'abbé Galiani n'avait-il pas écrit en 1772 à 
M™« d'Épinay ces lignes, où la réflexion sagace se joue en 
badinages, moquant ce monde théâtral ^ui n'existe qu'au 
théâtre, ces hommes, ces vices, ce langage, ces événe- 
ments, ce dialogue qui lui sont particuliers : « II s'est fait 
une convention parmi les hommes que cela serait ainsi, 
que le théâtre aurait ce monde, et l'on est convenu de 
trouver cela beau. Les raisons de cette convention seraient 
difficiles à retrouver : l'acte en est fort ancien, et n'a pas 
été inséré au greffe... Je crois que les causes qui ont pro- 
duit cet éloignement de la nature qui a lieu dans le théâtre 
au point de créer un monde entier tout à fait nouveau, 
ont été la difficulté de s'approcher de la vérité en gardant 
son langage vulgaire, et la défense d'y placer les événe- 
ments modernes... S'il ne vous est pas permis de rendre 

i. Nouveau théâtre français. François If roi de France, en 5 actes, 
par le président Hénault. 1747. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 51 

en tragédie la chute du duc de Choîseul, ni même celle 
du cardinal de Bernis, comment peut-on peindre la 
société*? w 

L'année suivante, Louis-Sébastien Mercier publiait Du 
théâtre ou Nouvel essai sur Vart dramatique. Mercier avait 
l'intelligence brave, Tliéroïsme de ses opinions, la con- 
science de Tesprit, la pensée vive, active, libre. C'était une 
de ces têtes qui veulent connaître des traditions avant de 
les accepter, s'agenouiller devant le génie, et non devant 
la renommée , lire avant de s'incliner, penser en dehors de 
ce qu'on dit, battre les nouvelles voies, et tendre le flam- 
beau à l'avenir. Mercier dans son livre formulait la révolu- 
tion du théâtre. Voyant dans le théâtre « le moyen le plus 
actif et le plus prompt d'armer invinciblement les forces 
de la raison humaine et de jeter tout à coup sur un peuple 
une grande masse de lumière, » Mercier appelait un poète 
qui serait le chantre de la vertu, le flajïellateur du vice, 
a l'homme de l'univers; » non plus un déclamateur boutii, 
quêteur des applaudissements de chambrées, mais un ori- 
ginal, un puissant assez fort pour bouleverser cette scène 
qui lui semblait « un bel arbre de la Grèce, transplanté et 
dégénéré dans nos climats. » En cette tragédie si vantée. 
Mercier ne voyait qu'un fantôme vêtu de pourpre et d'or; 
et il disait ces amplifications superbes des pièces muettes 
pour la multitude. « Elles n'ont point l'âme, la vie, la 
simplicité, la morale et le langage qui pourraient servir à 
les faire goûter comme à les faire entendre. » Arrière, — 
disait Mercier, — les méthodes, les règles, les poétiques 
qui ont gâté et gâtent tous les jours les esprits les plus 
inventifs. Mon théâtre élargi av^c la pensée, je le fais aussi 

1 . Correspondance de Galiani. 



52 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

grand que celui de l'univers, « ses personnages seror 
aussi variés que ceux des individus que j*y aperçois. » - 
Mercier appelait à la royauté du théâtre qu'il rêvait, 1 
drame en prose, cette tragédie, cette comédie, qui a comm 
la vie, le rire et les pleurs; et aux moqueries, il prédisa 
fièrement : « Quand la vérité a déposé une fois son germe 
il peut être foulé aux pieds ; mais il prend racine ; il cro 
en silence; il s'élève; il pousse des branches... » 

Si les temps n'étaient pas encore mûrs en 1789 pou 
la révolution du théâtre entrevue par Mercier, le Charles I 
de Chénier en préparait l'avènement : la Tragédie national 
venait de tuer la Tragédie. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. .M 



III. 



Le pain. — La lanterne. — La milice nationale. — Les dons patriotiques. — Les 
toilettes patriotiques. — Les armoiries. — La livrée. — Les paysans. 



Le pain qui manque — c'est le fond de tous ces pre- 
miers drames de la révolution. Le peuple est obligé d'at- 
tendre à la .porte des boulangers souvent une matinée, une 
après-midi, quelquefois plus. — « Combien vaut le pain? 
disait dernièrement un étranger à une femme d'ouvrier. 
— Trois livres douze sols les quatre livres. Il est fixé à 
douze sols les quatre livres; mais on ne peut pas en avoir. 
11 faut que mon mari passe un jour entier à la porte d'un 
boulanger. Il perd sa journée de trois livres, le pain revient 
donc à trois livres douze sols les quatre livres ^ » 

Parfois les restaurateurs du Palais-Royal ne sont fournis 
que de la moitié de leur pain. 

Le pain monte à l/i sous et demi les quatre livres. Sur 
les ponts, sur les places, des hommes passent, un pain sous 

1. Quand aurons-nous du pain? 



54 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

le bras, faisant le commerce de le revendre 20 sols au3 
ouvriers. — « Il faut de la poudre pour nos perruque.^ 
avait dit Jean-Jacques ; voilà pourquoi les pauvres n*on 
pas de pain ; » et les jeunes femmes de ne presque pluj 
porter de poudre, toutes les actrices ou à peu près d'er 
abandonner l'usage \ les amidonniers d'être somméî 
d'employer de la farine d'orge au lieu de farine de blé; le 
collège Louis le Grand de prendre la résolution de mangei 
du riz, et d'offrir vinjît-huit sacs de blé ; Louis XVI de n( 
pas faire jouer les eaux, même le jour de la Saint-Louis, 
pour les détourner vers les ruisseaux des moulins deî 
environs de Versailles^; celui-là de désirer, au lieu de 
processions interminables à Sainte-Geneviève, la construc- 
tion d'immenses greniers dans les plaines avoisinant h 
capitale près de la Seine; Curtius de proposer la créa- 
tion d'un corps de garçons boulangers, ^ous le titre de 
Volontaires du comité des subsistances ddius Paris en armej 
et en alarmes ', et de vouloir la foire Saint-Germain sup- 
primée et remplacée par un temple à Gères, une halle nou- 
velle *. Dans les Observations relatives à la subsistance di 
Paris, un particulier demande que les boulangers ajoutenl 
au pain mollet, demi-mollet et pâte ferme, la fabricatior 
du pain bis. 

Paris sans pain! quand sous l'abbé Terray en 1770, 
lorsque la disette était dans toute la France, le pain n'j 
valait que 2 sous la livre I Point de blés sur les marchéî 
après une récolte abondante! le setier de blé depuis 1764 
monté de 8 livres à 12, puis à 15, puis de 15 à 20, puis 
de 20 à 50! les moulins chômant! la disette après dix 

1. Chronique de Paris. Aotti 1789. — 2. Id, 

3. L Observateur. Novembre 1789. 

4. Le Véridique. Décembre 1789. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. ^5 

années de bonnes moissons*! — Famine étrange, qui 
semble amenée, plutôt que venue. Dans ce Paris affamé, 
dans « ce coassement des entrailles, » les brochures, les 
dénonciations, les excitations éclatent tous les jours : à 
cent mille exemplaires, ©n jette dans les faubourgs, 
les marchés, chez les boulangers, les charcutiers, les 
fruitières, les vendeurs d'eau-de-vie, V Effet des assignats 
sur le prix du pain : « Ceux qui proposent de faire pour 
2 milliards d'assignats ont pour objet de faire monter le 
prix du pain de quatre livres à 20 sols *. » Le Premier pas 
à faire s'indigne : « Quoi donci le prix du pain absorbera 
le prix de la journée du malheureux ouvrier? 11 l'égalera, 
il le surpassera même si sa famille est nombreuse '. » Dans 
les Pourquoi du mois de septembre il 89 : « Pourquoi, à 
l'époque d'une récolte abondante, au moment où des ma- 
gasins immenses de grains ont été découverts, Paris est-il 
sur le point d'en manquer? » Dans la Réponse aux pour- 
quoi du mois de septembre 1789 : « N'est-il pas indigne qu'à 
œ moment où la récolte de tous les grains est achevée, où 
ces grains abondent, où les moulins, occupés jour et nuit, 
peuvent en vingt-quatre heures fabriquer des farines pour 
deux jours au moins, nous trouvions toutes les boutiques 
des boulangers fermées ou vides dès quatre heures du soir, 
tandis qu'on devrait y trouver du pain j usqu'à onze heures? » 
Dans le Pain à bon marché : « Le gouvernement fait venir 
deux cent mille setiers de l'étranger; mais pourquoi ne pas 
s'être prononcé sur l'exportation quand le Soissonnais, la 
Beauce et la Picardie donnent trois fois plus de grains qu'il 
n'en faut pour nourrir eux-mêmes et la capitale? » — 

1. Quand aurons-nous du pain? 

2. L'Observateur. Septembre 1789. 

3. Le premier pas à faire^ ou le cri de l'indigence. 



56 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

— Chaque parti se jette Todieux d'un horrible calcul : 
ceux-ci veulent-ils dompter Paris, et ceux-là l'exaspérer, 
les uns le réduire, les autres le déchaîner, sachant que plus 
le pain est cher, moins la populace coûte? Et quelles hor- 
ribles mains travaillent dans l'ombre, enfouissant le blé 
dans les carrières de Senlis et de Chantilly, ou mêlant la 
mort au pain? Les grains sont mélangés de mille parties 
hétérogènes et malsaines. Les blés empoisonnés donnent 
la dyssenterie à la moitié de Paris : « Le petit peuple, dit 
la Chasse aux monopoleurs sur le pain, se dispute les gre- 
nailles destinées à la nourriture des bestiaux. » Et les hôpi- 
taux sont remplis de scorbutiques : « Le comité, écrit-on, 
affiche que des bourgeois indiscrets sont entrés dans les 
greniers de la Halle où il y a de la farine corrompue, inca- 
pable d'entrer dans le corps humain, qu'on ne vend pas 
même aux colleurs. Qu'en fait-on donc, si on ne la vend 
pas? pourquoi ne pas h\ jeter dans la rivière*? » La Famine 
est à la cantonade, pendant que les lanternes de 1789 
jouent; elle dispose pour l'insurrection de tous les ventres 
creux. De la pendaison d'un boulanger, elle lance Paris 
aux tumultes menaçants. 

« Du pain ! du pain ! » — c'est le cri de guerre des 
hordes d'Octobre. « Du paini — dira dans l'OEil-de-bœuf 
un ministre à la citoyenne Raulin, bouquetière et mar- ^ 
chande d'huîtres de la rue Richelieu ; — mesdames, du 
vivant de MM. Bertliier et de Flesselles, vous aviez du 
pain! » 

« Illustre lanterne! ayez pitié de nous! 
(( Illustre lanterne! écoutez-nous! 
« Illustre lanterne! exaucez-nous! 

\ . Quand aurons-nous du pain ? 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 57 

« Vengeresse de la nation française, vengez-nous! — 
Épouvantail des scélérats, vengez-nous! — Effroi des aris- 
tocrates, vengez-nous M » — Elle a ses litanies, la Lan- 
terne, comme la ci-devant Vierge. Elle a, favorite du 
peuple, ses Bernisetses Voltaire en un poète, M. Lieutaud 
qui l'appelle 

a Des vengeances du peuple et de la liberté, 
Monument à la fois glorieux et funèbre*. » 

Elle a fait venir un bel esprit d'Athènes pour être son pro- 
cureur général : Camille Desmoulins '. Elle improvise la 
justice. Elle a eu Foulon, elle a manqué Berthier; elle 
attend La Fayette, et elle est toute prête à lui donner « le 
branle de Tamour. » Elle fait des comptes rendus à son 
peuple. « Braves Parisiens, vous m'avez à jamais rendue 
célèbre, et bénie entre toutes les lanternes!.'.. Qu'est-ce 
que la lanterne de Sosie ou la lanterne de Diogène en 
comparaison de moi? Ils cherchaient un homme, et moi 
j'en ai trouvé vingt mille!... Les étrangers ne peuvent 
revenir de leur surprise qu'une Lanterne ait fait plus en 
deux jours que tous leurs héros en cent ans. » Elle juge si 
vite, elle condamne sitôt, elle punit si net, que le bour- 
reau, — dit un railleur, — abdique en sa faveur. — Jugeant 
ses mérites indignes « auprès des brillantes expéditions du 
peuple-bourreau, » reconnaissant « qu'il n'a été jusqu'ici 
qu'un privilégié, un monopoleur, une manière d'aristo- 
crate, » le bourreau se joint à la noblesse et au clergé, 
renonce à ses exemptions pécuniaires, à tous ses droits 

\. Prières pour les aristocrates agonisants avec l'office des morts 
et les litanies de la lanterne. 

2. ÈpHre à la lanterne, par M. Lieutaud. 

3. Discours de la Lanterne aux Parisiens, 



58 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

honorifiques, « et notamment au privilège exclusif d*écar- 
teler, rouer, brûler, pendre, décapiter, » — exhortant les 
honorables amateurs à conserver précieusement F usage de 
la lanterne *. — La première lanterne de Paris, la lanterne 
mère, siège en face l'Hôtel de ville, au coin de la maison 
de l'épicier, au-dessus de l'auvent, au-dessous d'un buste 
de Louis XIV * ! et sa belle branche de fer est si attractive 
pour les aristocrates, que le Petit journal du Palais-Royal 
écrit en 1789 : « Maison du coin du roi, dite hôtel du Réver- 
bère, à vendre. — Le propriétaire de cette maison ne veut 
plus coucher journellement près d'une potence. » — Le 
réquisitoire de la lanterne est le Ça ira. Il venait du Nou- 
veau Monde, ce refrain. Franklin, ce bon sens en lunettes, 
l'avait appoMé dans une poche de son habit brun. Comme 
chaque jour on lui demandait des nouvelles de la révolu- 
tion américaine, et que cela était devenu un acquit de poli- 
tesse, et une question d'habitude, le bonhomme écono- 
miste répondait dans un sourire : u Ça ira, ça ira ^. » — La 
révolution ramassa le mot, elle le fit hymne. — Et déjà en 
91, le Ça ira fait une réputation à l'abbé Poirier qui com- 
pose pour son refrain national un accompagnement de 
harpe; le Ça ira scandalise déjà un orgue de couvent sous 
des doigts patriotes, en attendant qu'il tonne et rugisse 
comme ï Alléluia du sang * ! 

Mais que sont tous ces uniformes divers, éclatants et 
coquets qui courent la ville? Ici, la grenade et le bonnet de 
poil; là, la crinière de cheval retombant derrière la tête. 

i . La Démission du bourreau de Paris. 

2. Révolutions de Paris. Juillet 1789. 

3. Souvenirs de la Révolution^ par Maria Williams. 

4. Lettres b.... patriotiques, par Lemaire, n° 13é 



PENDANT LA REVOLUTION. fS 

Dans celte armée volontaire, la milice parisienne, c'est une 
fantaisie d'ajustement sans précédent : chaque division a 
ses couleurs, chaque district sa mode. Épaulettes vertes, — 
épaulettes rouges; tel bataillon a le chapeau à ganses d'or 
sur les trois faces ; — tel autre le casque orné par devant 
de peau de tigre : que de liberté laissée aux coquetteries! 
et quel flatteur uniforme que celui d'officier ! cocarde de 
trois couleurs, vert, rouge et blanc; plumet rouge et vert; 
hausse-col de bronze doré, gilet blanc, épaulettes d'or; 
petits cors de chasse or et vert aux pans de l'habit ; pan- 
talon de drap bleu galonné d'or *. 

Comment cette milice parisienne offrant, en son ordon- 
nance peu sévère, « un champ si vaste aux jeunes élé- 
gants, » n'aurait-elle pas été accueillie par l'enthousiasme? 
Répondant d'ailleurs aux besoins défensifs de ces temps 
agités, flattant les idées nouvelles par Fimage de l'égalité 
militaire, la garde nationale prend les Parisiens à son 
attrait tout nouveau. C'est un engouement civique sans 
exemple et presque unanime; si bien que le chasublier du 
roi passe aux drapeaux et aux flammes, à tout ce qui con- 
cerne la milice nationale. Ce n'est plus dans toutes les 
bouches que les mots : sabre, caserne, mot d'ordre, épau- 
lettes. Il semble que le canon de la Bastille ait éveillé, dans 
chaque bourgeois paisible et tranquille, un héros qui 
s'ignorait. L'émotion des jeux de guerre se fait conta- 
gieuse, monte, descend les âges et la société. — Des vieil- 
lards veulent former un bataillon de vétérans dont le moins 
âgé aura soixante ans accomplis-. Ils demandent, dans le 
cas où il faudrait marcher contre les ennemis de la liberté 



1. Journal de la Mode et du Goût, par M. Lebrun. Mars, avril 1790. 
ïi. Le Modérateur, Décembre 1789. 



GO LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

et de la patrie, à être postés à la tête de Tarmée parisienne 
pour recevoir les premiers coups. — Huit enfants s'échap- 
pent de la Pitié, et vont demander du service à THôtel de - 
ville. Les chers petits obtiennent d'être placés comme tam- ^ 
bours dans les districts *. — Jugez par là Tardeur des ^ 
hommes faits à s'inscrire sur les rôles de la milice et à 
grossir les soixante bataillons. Toutes les distinctions d'ha- î 
bit de l'ancien régime abolies, quoi d'autre que l'uniforme i 
citoyen pour avoir les saluts du peuple? Cordons bleus, i 
croix de Saint-Louis, mitre, robe parlementaire, jusqu'à la ï 
canne à corbin du contrôleur des finances, tout cela sup- i. 
primé, — il ne reste plus d'honorifique que les épaulettes ^ 
d'or *. C'est le beau temps, alors et la prime-fleur des ^ 
admirations des épouses, et des parades sérieuses. — 4t 
Tant est grande cette naïve envie de paraître, que, dans un ï 
district, les simples fusiliers disputent longtemps pour i\ 
porter des épaulettes d'officier. Puis le corps de garde, i^ 
c'est la liberté pour les maris, et le plaisir pour les céliba- i 
taires. « Que trouvez-vous en un corps de garde? — dit i\ 
VAlmanach des grands hommes et des grandes choses; — au 4 
dedans, des bouteilles, des verres, des fauteuils, des jeux «I 
de cartes, des dominos, des flacons d'eau-de-vie, des filles; i 
à la porte, une sentinelle poudrée, frisée, musquée. » Un jï 
corps de garde, souvent c'est un concert. La milice natio- ^ 
nale aime la musique, et les districts les plus économes \\ 
dépensent 12,000 livres pour la leur ^ C'est un concert, ii 
comme à l'Abbaye quand montent leur garde « M. Du- «m 
bois, violon de l'Opéra et sous-lieutenant de grenadiers, 1 
M. Godiclion, contre-basse de Nicolet et capitaine de chas- ji( 

1. L'Observateur, Août 1789. 

2. Nouveau tableau de Paris, par Mercier, vol. I. j 

3. Le Déjeuner du mardi, ou la vérité à bon marché^ n° 2. |^ 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 01 

seurs, et M. Jolicœur, ancien fifre de Vintimille*. » C'est au 
corps de garde qu'on organise les banquets fraternels pour 
lesquels Laiter, rue du Petit-Pont, au bas de celle Saint- 
Jacques, vient d'ouvrir un grand salon de quatre-vingts 
couverts. 

Le commerce, menacé, s'oublie en ces amusements 
guerriers; le marchand ne garde ni souci ni inquiétude, en 
sa souveraineté sous les armes. On entend dire à l'un de 
ces fanatiques de l'uniforme : « Si cela continue, je suis 
ruiné; mais, au moins, on a du temps à donner à la mi- 
lice *! » Aussi, par ce zèle, quelle belle chose que les exer- 
cices ! ({ Jamais Candide chez les Bulgares ne fit des progrès 
aussi rapides, aussi étonnants. Tel homme qui de sa vie n'a 
manié que l'aune ou le balai, sait tourner aujourd'hui à 
Iroite, à gauche, charge, tire de manière à étonner les 
îoryphées de l'armée prussienne. » Quand on en sera à la 
j^erre, tel milicien se fera martialement raser dans un 
îclatde bombe apporté de Lille ou de Valenciennes'. 

La cour, raristocratie n'avaient garde de ne pas rire 
m peu de cette belle poussée d'héroïsme. Assez haut, l'on 
noquaitces soldats improvisés, ces blouses bleues, comme 
>n les appelait, aux ordres d'un académicien, M. Bailly. 
)n regardait cela à peu près comme un mardi-gras; et 
royez que le marquis Blondinet, qui menait tout le carna- 
al, n'était pas épargné. Dans les salons, qui ne traiisi- 
eaient pas, c'étaient parfois desétonnementset des colères 
u'on cachait à demi sous la politesse : M. d'Ormesson, le 
ontrôleur général d'Ormesson, entrant chez M™® de Mont- 



1 . Le général Lapique. 

2. Journal de la Cour et de la Ville. Janvier 1791. 

3. Le Nouveau Paris, vol. IV. 

4 



62 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

niorin en habit de garde milicien, les sourires émous- 
saient mal les épigrammes *. Au compositeur Leberton se 
présentant chez lui dans le costume du jour, le duc de 
Richelieu disait : « Vous êtes aussi de ça? Fi! fi! quittez! 
faites plutôt de bonne musique *! » — Un fermier général 
menaçait le précepteur de ses enfants de le chasser s'il ne 
laissait là Tuniforme. — A la vue de son professeur de 
forle-pianO, Plantade, vêtu du costume national, une belle 
comtesse tombait en syncope ^. — Le comte de Caraman 
et quelques autres, jouant leur vie pour mieux jouer le 
mépris, ne répondaient pas aux ; Qui vive? de cette garde 
qu'ils ne reconnaissaient pas, et avançaient sur les senti- 
nelles, sans se soucier de la consigne, avec une insolence 
de courage *. — Et ceux-là des aristocrates qui s'étaient 
soumis à l'habit bleu, tiraient souvent de leur soumission 
de narquoises vengeances. « Mettez -vous donc au pas! 
Vous marchez comme un chanoine I — disait l'officier. — 
C'est votre faute, mon capitaine, répondait le soldat-citoyen; 
faites attention que j'ai aux pieds les souliers que vous 
m'avez faits, et qu'ils me gênent horriblement *. » 

Mais tout, — moqueries, bravades, — ce sont vaines 
protestations. La milice a pour elle ce que d'Escherny 
appelle « le torrent de l'opinion. » — Un notaire ren- 
voie-t-il un clerc coupable de s'être enrôlé chasseur, 
son étude est désertée •. A Longchamps, l'aristocratie fait 
mettre ses domestiques en queue, par dérision de la mi- 
lice, les domestiques sont battus; et les gardes nationaux 
en sont quittes pour couper leurs queues et se faire friser y^ 

1. Tableau historique de la Révolution, par d'Escherny, vol. 1. 1815. 

'L L'Observateur, Décembre 1789. — 3. Id. Février 1790. 

4. Id. Juin 1790. — 5. Journal du Diable. Mai 1790. 

6. L'Observateur, Août 1789. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 63 

en rond *. Un M. Moneron met son valet de chambre dans 
sa voiture et conduit lui-même en costume de garde 
national; il manque d*être massacré. — Dans les alcôves 
féminines le portrait du général La Fayette resplendit, 
entouré d'un ruban tricolore*. L'on annonce qu'à l'as- 
semblée du district de Sainl-Roch, viennent de se pré- 
senter en habit de milicien les ducs de Chartres, de Mont- 
pensier et de Beaujolais, et qu'ils ont fait cadeau d'un 
uniforme à leur précepteur. Le comédien même fait 
passer avant les plaisirs du public le service de la cité; 
et au beau milieu d'une représentation un acteur vient 
annoncer, dans les applaudissements, qu'un camarade ne 
peut jouer, étant de garde'. Les femmes n'ont plus de 
complaisances, de regards que pour l'uniforme national, 
et, par une mode patriotique, elles ftiçonnent leurs cha- 
peaux en casques. — Qu'importent les révolutionnaires, 
prenant ombrage de cette armée de l'opinion, qui pour- 
rail devenir une force de résistance? Qu'importe qu'ils 
dénoncent dix mille espions dans la milice et soixante 
joueurs du trijîpt de l'hôtel d'Angleterre parmi les offi- 
ciers*? Qu'importent les soupçons semés contre elle par 
l'Écouteur aux portes? — Plantations d'arbres de liberté, 
cérémonies au Champ de Mars, — la milice est la garde 
d'honneur du peuple ; elle est l'âme des fêles ! Qu'importe 
à la très-illustre milice parisienne? Elle marche « bien 
guêtrée, bien culottée, bien coiffée, bien poudrée. » Elle se 
montre, elle triomphe derrière son La Fayette, le général 
des bluets, — sur son cheval blanc ^, avançant lentement 
- dans l'ovation, modeste, agitant son chapeau, « savant 

1. L'Observateur. Avril 1790. — 2. Journal de la Cour. Avril 1790. 

3. Journal de la Cour. Décembre 1789. 

4. Les Bévolutions de Paris, n" 12. — 5. Lettre de M. CeruttL 



•A 



64 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

dans Tart des formes populaires, » et comme multipliant 
,ses mains pour serrer toutes les mains tendues, même se 
penchant pour une embrassade, cueillant au petit pas les 
bravolets de la foule ! 

Enivrée, la milice se lance aux expéditions et aux arres- 
tations. Une journée, Paris voit le boulet qui servait au ^ 
tourne-broche de l'Observatoire Royal emporté, triom- 
phalement suspendu dans un filet, par une cohorte ci--^ 
toyenne ^ Une nuit, Ruggieri voit enfoncer ses portes et 
tomber une cohorte citoyenne au milieu d'un bal et 
d'une honnête bouillote; ou bien ce sont quelques filles 
en contravention que la milice parisienne fouette sur les 
boulevards. ^ 

Ces essais de justice martiale, cet appétit de police, 
l'enfance les prend en exemple. L'uniforme, la révolu- 
tion, les petites guerres l'avaient séduite tout d'abord. 
En décembre 1789, le sieur Juhel, marchand ordinaire 
des Enfants de France, rue Saint-Denis, aux Armes de 
France, n'avait vendu que bijoux d'enfants d'un nouveau 
genre : pièces de fortifications, citadelles, forteresses, 
bastions avec batteries de canons, armements de guerre*. 
L'enfance joue à la patrouille; elle promène des têtes de 
chats sur des bâtons. Même une bande de ces jeunes 
miliciens pend un camarade qui avait volé des pommes 
à une femme de la Halle. La municipalité est obligée de 
prendre un arrêté contre ce pouvoir exécutif en herbe*. > 

Si les gardes nationaux ne se pendent pas encore entre 
eux, ils se rossent : le fameux bataillon des Filles-Saint- 
Thomas, — qui chasse ses lieutenants convaincus de ja- 

1 . Le règne de Louis XVI mis sous les yeux de l'Europe, 

2. Petites-affiches. Décembre 1789. 

3. L'Observateur. Août 1789. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. «5 

Dbinisme, — soufflette Carra, maltraite Rivière-Sémur, 
at le perruquier Thomé *. Mais le dernier mot reste aux 
icobins qui assomment presque M. Hamelin, comman- 
ant du bataillon des Récollets, comme il sortait du club 
e la Constitution monarchique. — Bientôt les oppositions 
î taisent ou sommeillent; la milice démocratisée prend 
mte la royauté de la rue. C'est une surveillance et une 
iquisition exercées par cette garde-née des libertés*, 
coûtez les plaintes : « Allez-vous danser, un grenadier 
ispecte vos cabrioles. Allez-vous manger, un caporal 
3US coupe les morceaux. Allez-vous acheter une boîte 
B pastilles chez le bonbonnier, un sergent vous mène 
IX balances. Allez-vous faire un tour de promenade, la 
întinelle vous montre la carte du pays. Allez-vous écouter 
L parole de Dieu , un sous-lieutenant vous exhorte à la 
omponction. Demandez- vous le viatique, deux grena- 
iers viennent se fourrer dans votre ruelle '. » — C'est 
ne nouvelle lieutenance de police; c'est une autocratie 
ollective, dont un membre a déjà essuyé ses bottes à la 
obe de la reine *, et dont un autre, le boucher Legendre, 
aandé d'aller monter sa garde au Luxembourg, a ré- 
pondu : « Que Monsieur vienne d'abord la monter devant 
non étal! ^ » "^ ' 

H y eut en ce temps un entraînement aussi populaire 
]ue l'institution de la milice : les dons patriotiques. 
Douze citoyennes, femmes et filles d'artistes de la ville 
(le Paris, apportent à l'Assemblée nationale, et donnent 

1. Les Sabbats jacobites. 1791. — 2. L'Espion patriote à Paris, 

3. Révolutions de Paris. Janvier 1791. 

4. L'Observateur. Juillet 1790. 

5. Les Sabbats Jacobites. 1791. 



66 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

à la natron, le 7 septembre 1789, en une cassette, quatre- 
vingt-treiî^e jetons d'argent, trois gobelets d'argent, vingt- 
quatre boutons d'argent, quatre paires de bracelets en or, 
trois médaillons en or, cinq boîtes de montre en or, huit 
bagues en or, trois paires d*anneaux d'oreilles, cinq dés 
à coudre, deux coulants de bourse, un cordon de montre, 
un souvenir, cinq étuis, une aiguille à tambour, deux 
boîtes de femmes, une médaille de Frédéric V, roi de 
Danemark, le tout en or, et une bourse renfermant seize 
louis d'or. — Ces générosités à grand spectacle allument 
l'enthousiasme. Les beaux esprits recourent aux âges 
héroïques de la vieille république d'Italie pour donner à 
mesdames Vien, Moitte, Lagrenée la jeune, Suvée, Fra'io- 
nard, David la jeune, et à leurs compagnes, un digne 
bouquet de louanges, et les couronner Romaines du dix- 
huitième siècle. Un galant veut que la postérité hérite de 
ces douze physionomies, et de leur expression sainte. 
« A présent que le physionotrace de Quenedey vous 
reproduit comme magie, et à si peu de frais, ne pour- 
rait-on obtenir des douze citoyennes qui ont donné la 
première impulsion à la générosité publique, qu'elles 
accordent chacune un quart d'heure à l'art qui nous 
transmettra leurs traits adorables? » 

Bientôt la contagion du sacrifice gagne toutes les con- 
ditions, fous les âges, tous les états. Les femmes se dé- 
vouent avec ce zèle qu'elles mettent toujours au dévoue- 
ment; plus patriotes que coquettes, — médaillons, 
chaînes, colliers, boucles d'oreilles, boîtes à mouches et à 
rouge, étuis, crayons, anneaux, cœurs, croix, œufs, myr- 
zas d'or, diamants, bijoux, — elles jettent tout à la caisse 
patriotique. — Vite, aux souliers des hommes, «des 
boucles de cuivre, » des boucles à la Nation; et les boucles 



PENDANT LA RÉVOLU.TION. 67 

d*argent en dons patriotiques! M. Knapen fils, maître 
imprimeur, commence ; les ministres, les députés, tout 
le monde suit*. Voilà les statisticiens à évaluer les boucles 
d'argent de tous les soldats-citoyens à 600,000 livres, et à 
!|0 millions de livres toutes les boucles d'arpent du 
royaume *. Le marquis de Villette, qui a apporté en bro- 
chette toutes les boucles d'argent de sa maison ; le mar- 
quis de Villette, qui a maintenant des boîtes de cuivre à 
ses montres, demande au roi s'il ne lui serait pas conve- 
nant de revenir aux bouffettes du bon Henri IV. L'auteur 
de Faublas, fils d'un marchand de papier, donne l'idée 
de convertir en dons patriotiques « ces gros almanaclis 
royaux, reliés en maroquin rouge, avec de l'or anti-patrio- 
tique sur tous les bouts, » que son père était obligé de 
donner aux premier, deuxième, troisième et vingtième 
commis^. C'est un enivrement, un entrain, une furia fran- 
cese à se dépouiller de ses flambeaux, ou de sa timbale 
d'argent! C'est une sincère épidémie d'offrandes sur 
l'autel de la banqueroute. Le Roi envoie à la Monnaie 
9,442 marcs de vaisselle d'argent, et 230 marcs de vais- 
selle d'or, — la superbe vaisselle d'or de Saint-Cloud, si 
bellement ouvragée, ciselée sous le dernier règne, et dont 
chaque pièce portait tout au long la signature du fameux 
Germain père* ; — la Reine renonce à 3,607 marcs de vais- 
selle d'argent; — et les manches môme de couteau de la 
table du Roi sont fondus en un lingot de 281 marcs. — 
Nombre de grands retirent leur vaisselle du mont de piété 
pour l'offrir à la nation ^. L'envoi de M. de Breteuil est de 

1. Rendez-moi mes boudes. 

2. Chronique de Paris. Septembre 1789. — 3. ïd. Décembre 1789. 

4. Courrier de Versailles à Paris. Septembre 1789. 

5. Journal de la Cour. Septembre 1789. 



C8 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

1,007 marcs d'argent. Communautés et corporations, 
Jacobins, Carmes, Bénédictins, Augustins, curés et mar- 
guilliers, religieuses, écoliers irlandais, communauté des 
salpétriers, la compagnie de MM. les porteurs de la châsse 
de Sainte-Geneviève, les limonadiers, entre autres Haquin, 
tenant le café de la Régence, — c'est à qui apportera 
(( son contingent de vertu civique. » Les loueurs de car- 
rosses de Paris donnent l'argenterie composant le service 
de leur autel; les clercs de notaire se cotisent pour 
7, 437 livres*. Les maîtres d'armes de la ville de Paris 
apportent, avec leur don, ce discours: «Deux métaux 
composent nos épées : l'argent et le fer. Agréez le premier 
pour les besoins pressants du moment. Nous jurons d'em- 
ployer le second au service de la nation, au maintien de 
la liberté*.» M. Necker donne 100,000 livres; «cela 
excède le quart de son revenu •; » un anonyme 40,000 liv. 
en argenterie et bijoux ; la Comédie-Française, 23,000 liv. ; 
les comédiens italiens, 12,000 livres; M"^ Dangeville, pen- 
sionnaire du roi, sa toilette en argent du poids de 65 marcs 
6 deniers 18 gros; — sous Louis XV, la Deschamps avait 
envoyé sa baignoire d'argent; — M. et M"»® Nicolet, entre- 
preneurs du spectacle des grands danseurs du roi, 1 once 
de bijoux d'or; l'acteur Beaulieu offre un contrat de 
rentes de 400 livres qu'il tient des Variétés, et verse les 
trois premières années. Le duc de Charost fait hommage a 
la nation d'une somme de 100,000 livres, dont moitié en 
argenterie, pour augmenter le numéraire. La marquise de 
Sillery-Genlis offre la toilette d'argent de M"® de Valence 
sa fille; et dans la ferveur de son zèle, elle écrit à 

1. Journal de la Cour. Septembre 1789. 

2. Journal de Paris. Janvier 1790. 

3. Journal de la Cour. Septembre 1789. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 69 

M"*Pajou: « Ma fille et tnoi aurions eu Fhonneur de vous 
porter nous-mêmes cette caisse, si mon devoir me permet- 
tait de quitter Mademoiselle; et si M"® de Valence, au 
, moment d'accoucher, n'était pas dans son lit*. » 

Du haut en bas , la société fouille ses poches. Un 

cultivateur de Touraîne envoie à l'Assemblée nationale 

suivras *; un domestique, 48 livres. Jusqu'aux enfants, 

-les écoliers du collège de Saint-Omer, un enfant de 

sept ans de Crespy-en-Valois, — qui se mettent en émula- 

i tien et en précocité de dévouement. Un marmot envoie 

les /|8 livres qu'il destinait à s'acheter une montre. 

! M"® Lucie d'Arlaise , âgée de neuf ans, envoie dans une 

^ lettre à l'Assemblée son dé d'or, sa chaîne et une petite 

boussole, et les enfants de M. le Coulteux du Moley 

I envoient à la Monnaie leurs joujoux, — trois onces d'or. 

^ Les dangers de la chose publique ne font qu'accroître 

les générosités de la nation ; et les plus pauvres se pressent 

I pour donner, tout fiers de figurer au procès-verbal, de 

I discourir, et de lancer leur sacrifice dans une belle phrase, 

L comme ce cordonnier de Poitiers, apportant deux paires 

I de boucles d'argent : « Celles-ci ont servi à tenir les tirants 

de mes souliers; elles serviront à combattre les tyrans 

j ligués contre la liberté ! » 

De leurs diamants, de leurs bijoux, de leurs atours 

brillants sacrifiés, les belles Françaises se vengent par des 

bijoux simples^, non de prix, mais de souvenir; bijoux 

à la constitution, qu'on appelle aussi rocamboles^, bagues 

» 

1. Journal de Paris. Septembre 1789. 

2. Journal de la Cour. Septembre 1780. 

3. Journal de la Mode. Juillet 1790. 

4. L'Observateur. Août 1789. 



70 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

M 
faites avec des pierres de la Bastille enchâssées ; alliances 

civiques et nationales émaillées bleu, blanc et or, avec cette ^' 

devise : la nation, la loi et le roi ^ ; tabatières de faïence "*' 

aux trois couleurs, avec charnières en terre cuite natio- "^^ 

nale, sur tous les côtés desquelles on lit : la patrie; boucles ■ 

d'oreilles constitutionnelles en verre blanc jouant le cristal '' 

de roche et portant écrit ; la patrie *. * 

Et quand M"® de Genlis est M"« Brulard, — elle s'orne, ' 
comme parure, d'une petite pierre de la Bastille polie, 
montée, couronnée de lauriers, et nichée dans une forêt 
de rubans aux trois couleurs®. 

La Mode est en révolution ; et la voilà variable comme 
une opinion publique, ayant comme elle ses journaux, 
d'un jour à l'autre se brouillant avec le p:oût, et se récon- 
ciliant avec lui chez la célèbre M"« Cafaxe, de la rue Saint- 
Honoré*. Jusqu'à la révolution, les manifestations fémi- 
nines n'étaient guère descendues plus bas que le bonnet : 
bonnet à la Belle Poule, à la Grenade, à la d'Estaing, au 
compte rendu de M, Necker, Avec la liberté, il semble qu'il 
se soit établi ce sénat du vêtement que les femmes vou- 
laient obtenir de l'empereur Héliogabale; et c'est un con- 
cert pour faire régner du haut en bas de l'habit la profes- 
sion de foi du jour. Leurs parures parties à la Monnaie, 
les Parisiennes courent aux fleurs du fleuriste de la Reine, 
et arborent fort haut, au côté gauche, un bouquet très-gros 
composé de fleurs des trois couleurs et entremêlées d'une 
grande quantité de myrte : c'est le bouquet à la nation, 
qui s'ajuste si bien sur une robe à la Camille française, de 

i. Journal de la Mode. Juin 1790. 

2. Nouvelles lunes du cousin Jacques, Juin 1791. 

3. Souvenirs de la Révolution^ par Maria Williams. 

4. Journal de la Mode. Août 1790. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 71 

!■• Teillard *. Les couleurs de la nation, cela est le fond 
lême de la mode patriotique : bonnets de gaze, flanqués 
e la cocarde nationale ; derrière la tête, un gros nœud de 
ubans des trois couleurs ; robes à la circassicnne, rayées 
les trois couleurs de la nation; souliers même aux trois 
ouleurs : le bleu, le rouge et le blanc, c'est le nouveau 
hème de la mode; et c'est à déguiser le drapeau dans la 
obe et la cocarde dans la coiffure qu'elle s'applique et 
.'occupe*. 

Voulez-vous le programme d'une mise à la constitution? 
k)nnet demi -casque de gaze noire, fichu en diemise de 
inon allant se perdre dans une ceinture nacarat, dont les 
ranges sont aux couleurs de la nation, et robe d'indienne 
rès-fine, semée de petits bouquets blancs, bleus et 
rouges^. — Cette femme qui badine avec un éventail en 
camée de la fabrique d'Arthur *, est en négligé à la patriote : 
redingote nationale de drap fin bleu de roi, collet montant 
écarlate avec un liseré blanc, double rotonde bleue liserée 
de rouge, liseré rouge tout autour de la redingote en 
forme de passe-poil, ainsi qu'autour des bavaroises, pare- 
ments blancs avec un passe-poil rouge, et jupe blanche. 
— Celle-là a noué à sa taille une ceinture en arabesques à 
fleurs roses et bleues, frangée aux trois couleurs ; elle 
porte un jupon de satin blanc, orné au bas de petits carrés 
bleus, bordé d'un ruban rouge. — Cette autre a le nouvel 
uniforme, le chapeau de feutre noir avec bourdaloue et 
cocarde de ruban aux trois couleurs de la nation, les che- 
veux sans poudre, un coureur de drap bleu de roi, et un 
collet blanc liséré de rouge. — A peine une mode ou deux 

1. Journal de la Cour, Décembre 1789. 

2. Journal de la Mode. 1789, 1790. Passim. 

3. Id. Avril 1790. — 4. id. Mai 1790. 



72 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

s*écartent-elles de la règle générale : les bonnets à la 
citoyenne de gaze blanche, dont les rosettes, barbes, 
papillons sont bordés de violet ^, et le déshabillé à la démo- 
crate qui comporte un pierrot de petit satin feuille 
morte*. ""' 

L'écarlate est le seul véritable rival du tricolore, mais 
un rival vaincu jusqu'ici , en dépit des étalages du Palais- 
Royal, ajoutant à leurs échantillonnages de nuances 
rouges la nuance 'sang de Foulon, 

Pendant ce voyage de la mode autour de la trinité des 
couleurs nationales, ceux que M. Lebrun, dans son Journal 
de la Mode et du Goût, nomme « les aristocrates décidés, 
mâles et femelles, » ne se mettent qu'en noir, faisant profit 
de la mort de l'empereur pour porter le deuil du roi et 
d'eux-mêmes. « Les jeunes aristocrates et nobles non 
endurcis » prennent un costume qualifié de demi-converti; 
c'est un chapeau rond, ceint d'un bourdaloue de soie lisse, 
cravate de taffetas noir terminée par une dentelle, habit 
écarlate avec des boutons d'acier d'Angleterre, gilet de 
poultet de soie noire, culotte de Casimir noir, bas de soie 
noire ^. La mode masculine, dépouillée, elle aussi, des 
habits de drap d'or et d'argent et de velours, se console 
avec ses collets de toutes couleurs criardes debout sur des 
habits de couleurs tout autres^, ses cheveux dépoudrés, 
coupés et frisés comme ceux d'une tète antique*, se* 
redingotes et ses habits de drap noir à la révolution, can- 
nelé par deux petites raies lisses, et ses cannes ficelées d© 
cordes à boyaux, à poignées vertes, dans lesquelles est 
un sabre ^. — Et sur tout ce monde Téternelle cocarde : la 

1. Journal de la Mode. Septembre 1790. — 2. /d. Décembre 1790- 
3. Id. Avril 1790. — 4. Id. Mai 1790. — 5. Id. Novembre 1790. 
0. Id. Mai 1790. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 73 

îocarde de basirk^u la cocarde en cuir verni de Tinven- 
ion du chapelier Beau, rue Saint-Denis, près de TApport- 
Paris; la cocarde tricolore est rornement indispensable 
depuis ce 13 juillet 1789 où les Parisiens, les boutiques 
fermées, criaient par les rues : Ruban national! ruban 
national! depuis ce lundi de juillet où, des balcons et des 
fenêtres, les femnnes lançaient leurs robes , leurs pierrots, 
et jusqu'à leurs jarretières à devises pour improviser à 
tout Paris la décoration nouvelle. 

Le mois de juin 1790 jette à bas les armoiries *. Alors 
le marteau travaille dans tout le faubourg Saint-Germain ; 
et du front de ces vieux hôtels, vieux et nobles comme 
les morceaux de THistoire , tombent , dans les ruisseaux , 
les blasons, les blasons de tant de grandes et antiques 
luaisons. A beaucoup le cœur saigne de laisser abattre, 
comme un fruit pourri, cette couronne de famille : le duc 
de Brissac résiste, et ne cède qu'à Tordre. 

Après les portes , les voitures : et ces panneaux où les 
armes s'entouraient de peintures brillantes, ces panneaux, 
tableaux précieux où Lucas, Dutour, Crépin, avaient 
accompagné des merveilles fleuries de leurs pinceaux les 
timbres, les lamtir^quîjts et les tenants , il faut les gratter. 
Quelques-uns les cachent sous un papier d'argent ou sous 
une jalousie. Sur son écu, un duc fait peindre un brouil- 
lard et la devise : Ce nuage n'est qu'un passage *. Sur les 
panneaux dépouillés de cette maréchale, c'est une tête de 
mort assise sur deux os en sautoir qui prend la place des 
(leurs de Huet vernies par Martin ^. Et le sieur Crussaire, 
dessinateur d'armoiries sans ouvrage, est réduit à annoncer 



\. Journal de la Ccur. Juillet 1790. 

2. Nouveau Paris, Vol. IV. — 3. Journal de la Cour. Juillet 1790. 



74 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE ^ 

dans les journaux qu'il exécute toute espèce de sujets i\ 
sérieux ou agréables relatifs aux diverses circonstances de v^ 
la Révolution, pour boîtes, bonbonnières, boutons, médail-r 
Ions *. Puis la livrée a son tour : un maître paraît-il à i; 
Longchamps, un laquais à sa livrée derrière son carrosse, ^ 
régalité fait prendre au maître la place du laquais, et au ^s 
laquais la place du maître. Et pour les quelques Crispins ^ 
à préjugé qui s'obstinent à ne pas se respecter et à porter < 
brodées sur leur dos les marques honteuses de leur servi- ^ 
tude, l'égalité leur persuade, — à coups de bâton quelque- ;» 
fois, — « qu'ils sont nés citoyens, enfants de la patrie *. » » 

— Les maîtres obéissent, mais avec toutes sortes de mau- ; 
vaises grâces. M. Bachois, forcé de dégalonner ses dômes- : 
tiques, défend expressément au tailleur de retourner les 
habits, afm qu'on voie la trace du galon. Madame Bacbois 
voulait même que les points ne fussent pas tirés '. Elle ne 
reparaîtra, la livrée, que quand il y aura un premier 
consul et une madame Bonaparte. 

On commence à empêcher les carrosses, et dans lo fau- 
bourg Saint-Germain on fait descendre du sien la duchesse 
d'Orléans qui allait voir ses enfonts : « Les fiacres seuls, 

— lui dit-on, — ont le droit de marcher dans le quar- 
tier *.)) — La féodalité tuée dans le symbole et l'image, la 
guerre se tourne contre ses appellations. Les titres,, les 
noms seigneuriaux sont abolis, défendus. Les noms d'origine 
sont reportés. La confusion naît de ce nouveau baptême. 

— « Avec votre Riquetti, vous avez désorienté l'Europe 
pendant trois jours! » — crie Mirabeau à la tribune des 

1. Chronique de Paris. Février 1701» 

2. Journal de la Cour. Juin 1700. 

3. L'Observateur. Septembre 1790. 

4. Journal de la Cour. Septembre 1790. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 75 

journalislcs *. La belle aubaine à se moquer pour les roya- 
listes purs des nobles qui ont embrassé au début le parti 
de la révolution I Le duc d'Aiguillon , c'est maintenant 
M. Vignerot ; la marquise de Coigny, c'est madame Fran- 
quetot, et le duc de Caraman, c'est M. Riquet*. On dit 
que cette dépossession du titre coûta tant aux femmes, que 
les maris députés qui votèrent ce sacrifice égalitaire fu- 
rent menacés d'une conspiration d'oreillers. Un instant fut 
prise la résolution héroïque qu'Aristophane prête aux Athé- 
niennes de son Assemblée des femmes. Un instant les femmes, 
pour faire révoquer cette nouvelle loi Appia, menacèrent de 
laisser la France s'éteindre '. Mais force resta à la loi. Et 
pendant que les armoiries tombent et que les Rohan n'ont 
plus le droit de leur nom, voyez les maîtres de paume 
effaçant l'épithète de noble au jeu de billard annoncé sur 
leur porte *. Lui-même, le noble jeu de l'oie a beau se dire 
qu'il est renouvelé des Grecs, il passe ci-devant et on le 
rebaptise jcu de la Révolution française. Dans ce nouveau 
jeu, les oies sont les parlements, le n** 19 est riiôtcllcrie, 
oa le Caveau du Palais-Royal, principal foyer des motions; 
le n° 31 , le puits, ou les réfugiés en pays étranger ; le 
n® 58, la mort des Delaunay, Foulon, Berthier, etc., et le 
n" G3 , le numéro gagnant , V Assemblée nationale, ou pal- 
ladium de la liberté ^. De ces coups à la noblesse , un mal- 
heureux prend l'offense ; un plébéien fait la protestation de 
ces aristocraties découronnées : Luxembourg, l'aboyeur 
du Théâtre-Français, lui qui a appelé vingt ans les gens de 

\, Mémorial de Gouverneur-Morris.\o\. II. 

2. Journal de la Cour. Juin 1790. 

3. Discours de la Lanterne aux Parisiens. 

4. Journal de la Cour. Août 170 >. 

5. Bibliothèque impériale. Cabinet des Estampes. Histoire de France. 



76 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

ces ducs, de ces marquis, de ces comtes, qui tous avaient 
une page des chroniques de France signée de leurs aïeux, 
Luxembourg, le stentor et le héraut de ces titrés et de ces 
fameux, donne sa démission, ne voulant pas rouler dans 
sa bouche toute sonore de noms sans pair, ces nouvelles 
appellations, sobriquets de tant de gloires*. 

Il n'y eul que quelques vieux valets pour regretter la 
livrée qu'ils traînaient et le nom que leurs maîtres por- 
taient. Toute la livrée applaudit à cette révolution, qui la 
venge de ceux qui la payent ; et dès les premiers jours, 
la livrée, « privée par son état de toute influence, de toute 
voix dans les assemblées des paroisses, » la livrée déshé- 
ritée de tout droit ^, du droit même d'entrer où entre 
l'artisan, rédige en sa tête, elle aussi, son cahier de 

' doléances. Confidente du maître h toutes heures, com- 
plice de ses vices, de ses faiblesses, de ses folies, elle réca- 
pitule ses ressentiments. Elle ne voit plus le maître, mais 
l'homme, « une poupée qu'il faut habiller, lever, coucher, 
conduire, mignarder comme un enftmt de trois ans **. » 
A elle-même, elle se peint l'humiliant, le fatigant de ses 
fonctions: courir à la pluie, à la neige, au soleil, pour 
porter et rapporter des poulets, sautiller, tout le matin, 
derrière le cabriolet, accrochée à deux courroies, s'épou- 
= .. monner à crier, gare! être battue si l'on ne l'a pas 
entendue, faire la toilette et rester au dîner jusqu'au des- 
sert, assouvir sa faim à la gargotte , « comme un sanglier 

, qui donne à la vigne, s'enivrer d'un vin dur qui sent encore 
le pressoir ; )) Monsieur va-t-il aU spectacle, l'attendre sur le 
pavé trois heures les pieds dans la boue ; Monsieur va-t-il 

1. Journal de la Cour. Juin 1790. 

2. Qui est-ce donc qui gagne à la Révolution? 

3. Avis à la Livrée î)ar un homme qui la porle. 1789. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 77 

souper, après le spectacle, ou chez les femmes» ou au jeu , 
veiller dans Tantichambre ; et pour le tout être traité de 
drôle, de coquin, de gredin; et, à côté de ce dur manège, 
le sybaritisme de Monseigneur! soupers fins, nuits volup- 
tueuses, soyeux duvet, vins fumeux, les aisances et les 
satisfactions * ! — Voilà le valet se rappelant tout du long 
sa vie de Tantale. Tout aussitôt commence, contre le noble 
et le riche, une guerre serviie, sourde en ses commence- 
ments et inapparente, mais qui porte en germe les déla- 
tions et les dépositions mortelles qui se presseront, les 
grandes années d'envie venues. A la fidélité, qui s*envieil- 
lissait dans les familles, succède peu à peu un service nou- 
veau, constitutionnel, pour ainsi dire. Les frères servants 
se mettent à reconnaître que les affaires d'État sont un 
peu les leurs, et que leurs affaires sont un peu celles de 
l'État. Ils s'î\ssemblent tous les jours à l'Hôtel de ville , où 
ils forment un club en trois classes : la boaclie, récurie et la 
chambre , demandant à la ville de renvoyer tous les Sa- 
voyards, jusqu'à ce que le comité de police leur défende 
de s'assembler. Le parti populaire les travaille. Journelle- 
ment ils sont mis en garde contre ceux qui les nourrissent; 
habilement ils sont avertis qu'il est de certains cas où ils 
sont de droit dispensés d'obéir, le cas présumé, par 
exemple, où les maîtres voudraient leur faire prendre des 
armes et les jeter devant eux, dans la guerre civile, contre 
le peuple : esse sat est servum, jam nolo vicarius esset -. 
lii-dessus, les valets se découvrent une conscience poli- 
tique. Enhardis , ils se révèlent intimes ennemis. « Nous 
sommes de ce tiers état qui fait tout,» écrit l'un d'eux. 



1. Dissertation critique et philosophique sur la nature du peuple, 
1789. — 2. Avis à la Livrée, 



78 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

L'obéissance raisonne. Le cuisinier de Mesdames fait 
avaler à deux prêtres le serment civique dans de petits 
billets qu*il enferme dans de petits pâtés ^. 

Le 19 juillet 1789, à Versailles, M. de Bezenval entrant 
chez le roi, tout ministre absent, afin de lui faire signer un 
ordre, un valet de pied se place familièrement entre M. de 
Bezenval et le roi pour voir ce qu*il écrivait *. Un autre 
jour, c'est un autre valet de chambre qui passe au roi 
son habit sans le cordon bleu, et, sur la demande du roi, 
répond : « Sire, j'ai cru devoir le retrancher: l'Assemblée 
nationale vient de supprimer les ordres ^. » 

Six mois après, un domestique nommé Villelte, nourri 
de lectures depuis la révolution, motivera les motifs de son 
suicide dans un dialogue de son ûmc avec Dieu, par les 
raisons qu'il a trouvées dans Sénèque et dans Rousseau, 11 
fera ses adieux au magnanime tiers état, félicitera la no- 
blesse de la clémence de ses vainqueurs, exhortera le 
clergé à quitter ses costumes et ses superstitions *. — En 
92, les domestiques n'ont plus besoin de se tuer pour par- 
ler. Une dame causant avec un visiteur de M. de Montmo- 
rin est soudain interrompue par l'homme qui frotte l'ap- 
partement ; — « Qui ? Montmorin ? Montmorin est un 
gueux ! un contre-révolutionnaire. Jamais les Français ne 
pardonneront à Montmorin ! » — Les témoins du tribunal 
révolutionnaire étaient prêts ^. 

Sous le règne du comité de salut public, les domes- 
tiques sont la bouche de fer où Héron ramasse ses dénon- 
ciations. Dans Héron, les domestiques trouvent le serviteur 



i. Nouveau Paris. Vol. II. — 2. Mémoires de Bezenval. 

3. Chronique scandaleuse. 1791. 

4. Chronique de Paris. Avril 1790. — 5. Le Consolateur. Juin 1792. 



PENDANT LA RÉVOLUTIOIV. 79 

de leurs ressentiments ; et c'est alors que des cuisinières, 
renvoyées pour leur absence de toute la journée, le jour de 
l'exécution des Girondins, viennent se plaindre aux mem- 
bres du comité de sûreté générale, et font emprisonner 
leurs maîtresses sur cette'phrase : « La citoyenne trouve à 
redire que j'aille voir guillotiner, et que je ne revienne pas 
après le deuxième ! * » 

« Que comptez-vous demander à l'Assemblée ? disait 
M. de Coigny en 1789 à un paysan de son bailliage, élu 
député. — La suppression des pigeons, des lapins et des 
moines. — Voilà un rapprochement assez singulier ! — 11 
est fort simple, monseigneur : les premiers nous mangent 
en grains, les seconds en herbe, et les troisièmes en 
gerbe*. » -'^- 

Le paysan a obtenu tout ce qu'il demandait ' : plus de 
pigeons seigneuriaux! la nuit du k août les a tués, — plus 
de lapins! un peintre dédie à la nation l'estampe : La Li- 
berté du Braconnier. — Plus de moines! — Ohé, Pierre, 
la dîme est abolie! — Ohé, Jean; ohé, Paul; ohé, Jacques! 
la dîme est abolie ! — Cloches de branler ; faucilleurs, râ- 
teleurs, fourcheurs, et batteurs d'aller gaiement, moisson- 
neurs de moissonner en cocardes tricolores * ; glaneuses de 
trotter et de fredonner ; municipalités en écharpes de se 
déployer ; à l'église, le curé patriote, qui n'encense plus 
le seigneur du village, ainsi qu'il le faisait tout à l'heure, 
chante : Domine, salvam fac gcntem ! Domine, perpetaam fac 
legem ^ I 



1. Dénonciation de quelques scélérats, par Santen'c. 

2. Correspondance de Grimm. 1788-1789. 

3. Réponse à la Lettre de 3/'"* la duchesse de Polignac. 

4. U Observateur. Octobre 1780. 

5. Lettres patriotiques, par Lemairc. 



80 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

Écoutez au cabaret la joie de ces « nourriciers du genre 
humain , de ces grands prêtres de la nature , de ces créa- 
teurs du pain et du vin » qui payaient avant 1789 les six 
huitièmes des impôts, et à qui on prenait à chaque muta- 
tion le treizième du capital de leurs fonds : — « Vive la loi! 
vive l'Assemblée nationale! A vau l'eau la gabelle!... Le sa- 
cré chien que tout le monde vendra! et, mille milliers de 
tonneaux défoncés, plus d'impôt sur le vin du bon Dieu! et 
toutes les mangeries, suceries, volërîés^ grapilleries des 
grugeurs, tondeurs! » — Vive la loi ! — Plus de taille! et 
nous pourrons nous mettre « une bonne blayde de toile 
sur le corps, cravate, chapeau neuf, une bonne jupe d'écar- 
late rouge, et belle coiffe à la ménagère, sans que les 

b nous criblent! » — Vive l'Assemblée nationale! — 

Plus de capitation au marc la livre! Plus de fouages, 
vingtièmes, décimes et le reste! Plus de procès-verbaux 
pour une livre de sel!... Et la treizième gerbe que nous 
rentrerons dans la grange avec les autres ; et venez-y nous 
y faire obstacle, nous vous ferons accueil, à fourches, à 
faux, à bâtons, à pierres!* — Vive la loi! — a Je ne 
sommes plus de la canaille ; je sommes maître et seigneur 
dans notre champ, dans notre vigne ; on nous écoutera, 
quand je parlerons ; on nous ménagera, quand je plaide- 
rons. )) Et plus de carcans, de poteaux à écussons, et de 
fourches patibulaires^, toutes droites dans nos champs, 
épouvantails à vilains! Plus d'intendant! et de grands la- 
quais se gaussant de vous , quand à son audience on se 
sera cassé le nez sur son plancher ciré, avec ses sabots ^! 
Nous aurons des juges de paix qui nous sauveront de la 



1. Lettres patriotiques. — 2. L'Observateur. Février 1790. 
3. Lettre d'un laboureur des environs d'Alençon, 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 81 

griffe des procureurs ; des districts qui se mêleront de nos 
affaires; des départements qui nous jugeront... Je pourrons 
donc a vendre notre vin sanschamailiis, cultiver notre blé 
sans craindre le dîmeux! * » Plus de galères si on braconne; 
« et pour en cas que l'on murmure, on ne nous tirera plus 
comme bêtes fauves, pour aller comme au temps jadis 
mettre iO écus sur la fosse pour toute punition, jarniquoi * / » 
Plus de milice « si nous cultivons notre femme, » et que 
nouspoussions lignée!... Je salerons le cochon sans craindre 
le gabloux ; j 'emploierons tous nos jours sans craindre les 
corvées! Je serons municipal; je porterons l'écharpe; je 
serons autant « que ce biau monsieur qui m'appelait : toi, 
comme un chien, quand il était notre seigneur ' ! » — Vive 
la loi ! Vive l'Assemblée nationale ! Vive la nation ! 

A quelque temps de là, le paysan siège au banc du sei- 
gneur à l'église. 11 a un cousin grenadier dans la garde na- 
tionale, et un cousin germain « en chemin d'être évêquc à 
la première fabrication. » — La Révolution a fait son tour 
de France : elle a fondé une patrie nouvelle sur le patrio- 
tisme des intérêts. 



1. Lettres patriotiques. — 2. LeUre d'un laboureur. 
3. Lettres patriotiques. 



82 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 



IV. 



Madame et monsieur Bailly. — La fédération. — Le mobilier. — Los coulisses 
du Théâtre-Français. 



C*est un coin de comédie, dans cette révolution si 
grave, que Tétourdissement et l'inexpérience des grandeurs 
chez les bourgeois qui arrivent. Les élévations sont si sou- 
daines ! la popularité, cette Armide nouvelle, lance si haut 
ceux qu'elle touche de sa baguette ! 

De cette robinocratie, — c'est le sobriquet royaliste, — 
si naïvement gonflée en son triomphe, et qui se laisse si 
facilement éblouir par ces pompes subites, — M. Bailly est 
le type le plus complet; le pauvre homme est de tous celui 
qui apporte à oublier son passé d'hier le plus de ridicule 
et la meilleure bonne foi. — Adieu, globes, astrolabes, 
sphères et les temples de Clio! Maire de Paris, Sylvain 
Bailly! « Ce n'est plus ce même Bailly qui, il y a quelques 
jours, allait de Paris à Passy, les mains dans ses poches, un 
parapluie sous le bras, les yeux élevés aux astres *. » II 

1. Journal de M, Jean-Sylvain Bailly, 1790. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 83 

n'écrit plus, il ne lit plus ; il dédaigne jetons, fauteuil aca- 
démique ; il siège en sa chaise curule ; il donne audience, 
ce roi d'Yvetot de la bonne ville, le roi Sylvain, comme dit 
le Veni Creator. Elle est mairesse, la petite M"»* Baillyl 11 
est le secrétaire des secrétaires, le confident de Sylvain 
Bailly, M. Boucher, que jadis on voyait sur un bateau, 
« vêtu à cru d'une redingote, laver le matin sa seule che- 
mise, » M. Boucher, qui maintenant s'arroge au foyer du 
Théâtre-Français la dictature d'un ancien gentilhomme de 
la chambre. Sylvain Bailly, il a un cocher qui conduit à 
tombeau ouvert, et manque d'écraser les gens tout comme 
un honnête cocher d'aristocrate. — Les joies ! quand 
Bailly revient de Saint-Cloud, enorgueilli, et un peu con- 
quis à la cour, et qu'il conte et l'accueil reçu, et son beau 
discours, à la petite M"* Bailly, qui lui ourle des mouchoirs 
par habitude, les yeux grands ouverts sur son « homme, » 
son manteau court, son chapeau en clabaud, et sa cravate 
large et plate * ! La petite M"« Bailly qui disait tout à l'heure, 
inquiète sur son mari sorti : — « Damel j'en ai déjà perdu 
un! * » — ne veut plus le laisser sortir maintenant qu'ac- 
compagné de deux domestiques ^. — Le lit du couple e:st 
comme un trône. Tout n'est, autour de la petite M"« Bailly 
en extase, qu'or et azur, et la mairesse saute de joie de- 
vant ses « chenets travaillés comme une chaîne de montre. » 
Ainsi l'ami de Sylvain Bailly, Peuchet, passé rédacteur de 
la Gazette de France, saute dans sa petite cuisine, devant sa 
grosse servante, en criant : « Marie ! Marie ! j'aurai donc un 
cabriolet! j'aurai un cabriolet! * » 

1. L'Observateur. Septembre 1790. 

2. Journal de la Cour. Avril 1791. 

3. La Babiole, ou le Colporteur chez son libraire. 

4. L'Observateur. Septembre 1790. 



8i LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

A ce couple, né, élevé sous la tuile, la tête tourne en ce 
rêve d'Hassan : la petite iM°»« Bailly n'en reconnaît plus ses 
anciennes amies, si bien que les amies se fâchent. 

Le maire de Fontenay vient-il voir son ancien compère, 
Sylvain Bailly, et attache-l-il l'âne sur lequel il est venu 
campagnardement, devant l'Hôtel de ville, tout proche le 
carrosse do M. le maire, — voilà une fenêtre qui s'ouvre, 
une tête en colère qui se montre, et un homme descendu, 
réternel M. Boucher, qui tempête, et tapage, et s'emporte 
sur ce sans-façon villageois ^ Le pauvre Sylvain Bailly I il a 
ri de ce quatrain qu'il a trouvé sous sa serviette , lors de 
sa réélection : 

Monsieur Bailly maire sera, 
Sa femme ne consultera , 
Et son Boucher il renverra; 
Et ça irai * 

11 ne sait guère combien tous ces gens, « le petit faquin 
de Boucher, et l'épais Dufour, » ces secrétaires qui se 
croient presque son manteau, lui font de tort et le discré- 
ditent! et que les mécontents lui reprochent déjà haut les 
patrouilles qui dispersent les conversations dans les jardins ; 
et cette police toute militaire et toute ministérielle, à la 
place d'une police civile et constitutionnelle ', — et ses 
buffets pliant sous la vaisselle plate, quand le savetier a 
porté son unique tasse d'argent à la Monnaie. Le bonhomme 
entend-il tout cela? Le Carnaval politique l'a surpris à 
essayer dans sa glace les anciens airs de Lenoir *. Voilà 
qu'on le demande. 11 passe, en saluant, entre deux haies 
de soldats provinciaux. Sculpteurs, graveurs, tous multi- 



1. L'Observateur, — 2. Id. Août 1790. — 3. Id. 
4. Le Carnaval politiqm en 1790, 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 85 

plient à l'infini les portraits et les statues de Sylvain Bailly ^ 
Les tabatières répètent toutes ses traits mémorables. Par- 
court-il les galeries de la mairie, il se mire en son buste. 
Puis ce sont les dîneurs de THôtel de ville, Schmitt et Bar- 
rère de Vieuzac, et le prince de Salm, et Tabbé Noël, et 
d'Arnaud-Baculard qui fournit M. Bailly de compliments, et 
M"« Bailly d'orthographe. Tous baisent respectueusement 
la main de la petite M"« Bailly. Vient le dîner; et la petite 
M"* Bailly, placée vis-à-vis de son mari, le couvant de Toeil, 
le gardant du regard, directrice de son estomac, veillant à 
ce que « la plus petite incontinence ne dérange pas ce cer- 
veau qui dirige Tétonnante subdivision des machines natio- 
nales; )) après le dîner, le bonhomme, en convoitise du 
petit verre de vin de Bordeaux versé à la ronde d*une main 
économe, le bonhomme allongeant le bras pour le prendre ; 
pendant que la petite M"« Bailly, sur la main étendue du 
jeune Bailly, griffonne, comme sur un bureau, son petit 
nom sur des billets de petites loges à tous les théâtres ! 

Pauvre, pauvre Sylvain Bailly ! si bonnement épris de 
tant de délices, et les oreilles si bien bouchées à ce que te 
disait le Marforio de Paris : « Songe que nous te donnons 
60,000 livres, non pas pour nous faire ce que tu voudras, 
mais pour faire toi-même ce que nous voudrons; sinon... 
fiatvolunlas,.. la lanterne! » 

La fédération du 14 juillet 1 790 I — Un champ de Mars 
créé en trois semaines! Le serment d'union « de la grande 
famille des Français » béni par deux cents prêtres en sur- 
plis! Sous la pluie, des centaines de mille hommes accla- 
mant la nation, la loi, le roi! tout un peuple qui jure la 

1. Journal de la Cdur, Noyembre 1789. 



86 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

liberté ^ I — Quel accueil Paris fait à cette province qui 
vient mettre la main dans la sienne l Musées, monuments, 
tout est ouvert à ces frères en visites. C'est à qui leur fera 
goûter le vin, les bals, les illuminations, les plaisirs, les 
vivats, les spectacles et le patriotisme de la capitale. L'au- 
berge est pour eux en chaque maison de la ville. M. d'An- 
givilliers se fait inscrire pour loger trois députés au pacte 
fédératif; et M"« Arnould, ci-devant actrice de l'Opéra, 
entend en héberger quatre. Paris leur veut un lieu de réu- 
nion — un club de la confédération qu'elle leur installera 
à l'Archevêché et dans les jardins. On les garde, on les 
veille; on a tremblé pour eux le jour de la fédération : si 
de la ménagerie près du Champ de Mars, le lion et le léo- 
pard s'étaient échappés! — Et la sollicitude est poussée si 
loin pour les voyageurs civiques, qu'un Guide de l'Étranger 
tout nouveau est imaginé pour eux et leur est dédié. Ce 
guide, ou plutôt ce journal, — car il se promettait d'être 
périodique, — s'élève d'abord, au nom de l'hospitalité due 
à des frères de province, contre le prix exorbitant mis par 
les maîtres d'hôtels garnis à leurs loyers dans un temps 
où tant de citoyens se distinguent par la grandeur de leurs 
sacrifices. Le journal poursuit : « ce que tes maîtres d'hôtel 
ont fait, les demoiselles le font. » Et il s'indigne sur ces 
prix surfaits, sur cette hausse des commerçantes de Cythère; 
et le dévoué anonyme, tout au service qu'il va rendre aux 
patriotes des départements, n'hésite pas à faire suivre le 
tarif des filles du Palais-Royal, lieux clrconvoisins et autres 
quartiers avec leurs noms et leurs demeures. — Et ce 
cynique tarif de soixante-douze noms, c'étaient de petites 
filles de sept à huit ans qui le criaient dans les rues!... a Je 
ne sais pas — dit un témoin de cette criée monstrueuse — 

i. Tableau historique, par d'Escherny. Vol. IL 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 87 

3 ne sais pas ce qui se passait aux bacchanales du peuple 
'omain; personne n'a fait le tableau de Rome; mais aucune 
ville du monde ancien, aucun peuple, que je sache, n'a 
offert ce genre de corruption. » 

Au lendemain de celte fédération, il y eut une grande 
insurrection, une insurrection brutale et déplorable, quoi- 
qu'à peine visible, importante pour l'histoire, non de 
rbomme, mais de sa vie environnante, pour ainsi parler, 
et dont nul historien n'a entretenu ses lecteurs. Celte insur- 
rection qui, à une ou deux années de là , devint un triomphe 
et une révolution, ne se fit point contre ce qui restait de 
royauté à la France, mais contre ce qui lui restait de bon 
goût. Je veux parler de Tintroduction du goût grec et du 
goût romain dans l'ameublement. 

Le inonde de Louis XV s'était voulu un entour à sii 
guise. Ses tapissiers avaient, pour l'asseoir, le coucher, et 
lui réjouir le regard, épuisé l'arabesque et le contourné. 
Pour ce monde falot, ils s'étaient ingéniés en artistes, trou- 
vant pour tout décor un caprice, une chimère nouvelle, 
dans leserpentement, la moulure ondulante, le profil ven- 
tru. Ils avaient créé, ces meubliers d'un esprit bizarre et 
enchanté, pour cette société d'aise et d'aristocratique 
passe-temps, les coquetteries féminines, les extravagances 
exquises, tous les ornements de caprice de la rocaille. 

u Nous avons changé tout cela, » disait au mois de 
juillet 1790 un marchand tapissier de la rue de la Verrerie, 
M. Boucher. « La liberté, consolidée en France, a ramené 
le goût antique et pur, qu'il ne faut pas confondre avec le 
goût ancien et gothique*, » — dit un journaliste sortant de 

1. Journal de la Mode et du Goût, ou les amusements des salons ( 
de la toilette, par M. Le Brun. Quatorzième cahier. Juillet 1790. 



88 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

ses magasins. Alors cachez-vous, marqueteries de Boule ! 
nœuds de ruban et rosettes de bronze dorées d'or moulu, 
surdorés et perluisants I Cachez-vous ! cachez-vous, mer- 
veilles de Bernard! — ^ c'est Theure « des objets analogues 
aux circonstances présentes. » Le boudoir lui-même, ce 
sanctuaire des coquetteries, — le boudoir est devenu un 
cabinet pohtique. « Les charmants sujets de Boucher, les 
jolies gaietés de Fragonard, les petites libertés de Lawrence, 
les compositions erotiques de Lagrenée ont fait place à des 
caricatures aussi plates que révoltantes sur les événements 
du jour, caricatures dont Tesprit de parti a charbonné les 
traits. Une représentation de citadelle détruite a remplacé 
le groupe de Léda. Un autel sermentaire a succédé à la 
gentille chiffonnière sur laquelle on signait des billets à la 
Châtre *. » 

A la suite du lit à la Révolution, tenant le milieu entre 
la forme des lits à la polonaise et en chaire à prêcher, et 
orné de franges étrusques ^, — Tenvahissement se fait quo- 
tidien de tout le suppellectile romain , bourgeoisement , 
déplaisam ment approprié aux besoins modernes. L*œil, au 
lieu de ces contours rondissants de la vieille ornementa- 
tion, ne heurte que lignes roides, droites, mal hospita- 
lières, inexorables. Pendant que David chasse le sourire de 
l'art, Tacajou, qui joue, dans Tordre des bois, le rôle du 
tiers dans l'ordre des classes, attend, bien près de détrôner 
l'ébène et le bois de rose. — Le mobilier va être une leçon, 
et un rappel de l'antiquité ; il y aura en lui comme une 
pédanterie uniforme et maussade ; des murs, on chassera 
les galantes boiseries; et l'appartement, qui était une ré- 
création de l'œil et une complicité charmeresse du noncha- 

i. Ann'quin Bredouille, 

2. Journal de la Mode. Août 1790. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 89 

loir, deviendra un pédagogue comme cet appartement de 
Bellechasse, auquel M"® de Genlis avait, pour l'institu- 
tion des jeunes princes, fait raconter l'histoire romaine en 
ses médaillons, paravents, dessus de portes *. — Les répu- 
bliques anciennes ne sont-elles pas les inspirations et les 
sources de toutes choses d'alors, des plus petites comme 
des plus grandes? Quand Hérault de Séchelles est chargé 
de bâtir en quelques jours un plan de constitution, no 
prie-t-il pas le citoyen Dusaulchoy « de lui procurer sur- 
le-champ les lois de Minos dont il a un besoin urgent? » — 
Les tapissiers feront comme Hérault de Séchelles : ils 
remonteront les siècles pour imaginer; ils traduiront pour 
renouveler. 

Lu France va vivre dans un décor de tragédie. Son épi- 
derme Spartiate , elle l'assoira sur des chaises étrusques 
en bois d'acajou, dont le dossier sera en forme de pelles 
et orné de camées, ou bien composé de deux trompettes 
et d'un thyrse liés ensemble. Elle se reposera de ses chaises 
dans des fauteuils antiques, dont le bois ainsi que le dos 
sera de couleur bronze *. L'heure? elle l'entendra sonnera 
cette pendule civique, avec les attributs de lahberté, 
colonnes de marbre et de bronze doré représentant Tautel 
fédératif du Champ de Mars. Elle se couchera dans les lits 
patriotiques; « en place de plumets, ce sont des bonnets 
au bout de faisceaux de lances qui forment les colonnes du 
lit; ils représentent l'arc de triomphe élevé au Champ de 
Mars le jour de la confédération ^. » Ou bien encore dans 
le lit à la Fédération, « composé de quatre colonnes en 
forme de faisceaux, cannelées et peintes en gris blanc, 
vernies, avec les liens des faisceaux dorés ainsi que les 

1. Mémoires de M"" de Genlis. 

2. Journal de la Mode, Juillet 1790. — 3, Id, 



90 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

haches et les branches de fer qui soutiennent IMmpé- 
riale ^. » Ce n'est plus Caffieri qui dessinera ses lustres et 
ses bras d'or moulu ; elle aura des candélabres en porce- 
laine qui représenteront Apollon et Daphnè; « les nus de 
ces deux figures sont couleur de chair ; le milieu du corps 
de Daphné se couvre d'une écorce de laurier, la tête est 
verdoyante; et les deux mains, changées en rameaux, 
supportent deux bobèches dorées *. » 

Sur les panneaux géométriques des salons nouveaux, 
il règne ce brun très-foncé mélangé de plusieurs couleurs 
qu'on nomme genre étrusque. Voyez ce cliquetis de tons ; 
au plafond est une rosace en forme de parasol brun rou- 
geàtre; une frise bleu de ciel, sur laquelle des cornes 
d'abondance blanches; aux côtés de la glace deux pilastres, 
bordure violette, fond bleu de ciel, feuilles de vigne 
blanches, formant ornement; grands et petits panneaux 
brun clair, bordures violettes, ornés de petits parasols verts 
et de camées à fond bleu, à figures blanches, à ornements 
brun rouge ^ ; — et dans ce tapage de chocolat où dé- 
tonnent le rouge et le vert, essayez de vous rappeler les 
nuances rompues de jadis, les dégradations rose, amarante, 
lilas gris, vert d'émeraude, vert de mousse, aventurine, 
citron, paille, soufre; douce gamme qui chantait moelleu- 
sement sur les meubles, sur les murs du temps passé! 
douce gamme que les misérables oublieront pour les 
étoffes tricolores, pour les papiers peints avec les signes 
distinctifs de l'égalité et de la liberté de la fabnque répu- 
blicaine de Dugoure, place du Carrousel, au ci-devant hôtel 
de Longueville. — Puis le goût révolutionnaire ira se four- 
nir à la manufacture de la rue Saint-Nicaise, place de la 

1. Journal de la Mode. Août 1790. — 2. Id, Janvier 1791. 
3. Id. Février 1791. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 01 

Réunion, « de tableaux avec Tinscriplion civique prêts à 
être placés au-dessus des porles de chaque citoyen et por- 
tant ces mots: unité, indivisibilité de la république, liberté, 
fraternité ou la mort *. » 

Puis au bout de ces barbaries des tapissiers de la répu- 
blique il y aura un petit almanach qui prédira : a Nous 
avons tant épluché les modes, tant raffiné sur les goûts, 
tant retourné les meubles et les ajustements, que, rassa- 
siés, épuisés, excédés de jolies choses, nous redemande- 
rons le gothique comme quelque chose de neuf, nous 
l'adopterons; et nous voilà revenus tout naturellement au 
xiv« siècle. » 

Avec Charles IX, la discorde est entrée au foyer des 

I acteurs de la Comédie-Française. Au lendemain de 
Charles IX, dans la maison de Molière, deux partis se 
déclarent , et les passions politiques amènent Téclat des 
rivalités ou des antipathies personnelles. Dans l'assemblée 
mimique, aussi travaillée de dissensions intestines que la 

r grande assemblée , le côté droit est représenté par Naudet, 
Dazincourt, M"" Contât et Raucourt; le côté gauche, par 
Talma, Dugazon, M"®^ Sainval cadette, Desgarcins. Au 

^ milieu de tous, le semainier Florence temporise, attend 
l'occasion pour avoir une opinion, et le temps pour la 
montrer, ménage Talma et soutient Naudet. 

La lutte commence implacable; c'est que ce Charles IX 
n'est pas le mot de la guerre. 11 s'agit bien des tendances 
révolutionnaires de la pièce de Chénier, et du succès 

j qu'elle a fait à Talma! La querelle entre les acteurs vient 
d'un motif plus puissant, plus grand, plus important, que 



1. Petites Affiches, Aodi \im. 



92 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

d*une blessure à leur sentiment politique, ou même à leur 
amour-propre; autour de Charles IX, c*est la grande 
bataille du privilège contre la liberté théâtrale, que 
donnent les comédiens. Naudet, M'^®« Contât et Raucourt 
ne veulent et ne peuvent résigner la dominante suzerai- 
neté du vieux théâtre Saint-Germain, et les privilèges de 
l'Opéra étant frères des privilèges de la Comédie-Fran- 
çaise, ils les détendent avec les leurs, — TOpéra se taisant. 
Les Italiens condamnés à jouer des pièces où l'acteur 
pouvait s'évanouir, se blesser, mais ne pouvait mourir; 
le théâtre de Monsieur condamné à ne jouer que des tra- 
ductions d'opéras italiens ; les Variétés condamnées à ne 
jouer que des pièces de trois actes ; Nicolet condamné à 
conserver les danseurs de corde; les élèves de l'Opéra 
condamnés à ne jouer que des pantomimes; le théâtre 
des Beaujolais condamné à des chants mimés par les 
acteurs sur la scène, et chantés dans la coulisse; les Délas- 
sements et les Bluettes condamnés à une gaze entre l'ac- 
teur et le spectateur, gaze dont le public vient de faire 
justice*; un théâtre d'amateurs de la rue Saint-Antoine 
condamné à n'ouvrir ses portes qu'à sept heures, une 
heure après l'entrée de tous les spectacles ; les petits spec- 
tacles des boulevards condamnés à garder à leur porte les 
tréteaux de la parade, comme des affranchis leurs anneaux 
d'esclave aux pieds; — à ces droits superbes sur les 
rivaux, ajoutez pour la Comédie-Française la propriété de 
toutes les pièces des auteurs morts, considérées comme 
son douaire exclusif*; — les privilèges étaient trop 
beaux, la seigneurie trop riche d'oppression, pour que la 
Comédie fît sa nuit du 4 août. Que lui importait à ce prix 

1. Chronique de Paris, Août 1789. — 2. Id, Septembre 1790. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 93 

la tyrannie des gentilshommes de la chambre? Que lui 
faisait le droit du seigneur exercé par eux sur les débu- 
tantes, forcées de passer, pour un ordre de début, des bras 
goutteux du vieux duc de Duras aux bras du joli Desen- 
telle, et des bras du joli Desentelle dans ceux de rhél)é(é 
Camérani, quand la petite personne convoitait les Italiens, 
du charmant semainier Florence, quand elle voulait le 
Théâtre-Français, du parvenu Morel, quand elle ambition- 
nait TAcadémie de musique * ? La comédie n'avait rien à 
voir dans ces redevances d*usage ; et d'ailleurs n'était-ce 
pas chez les gentilshommes de la chambre qu'elle trouvait 
secours et appui, quand quelqu'ure de ses gloires prenait 
ombrage de quelque avenir grandissant trop vile à côté 
d'elle? De par eux, Brizard n'avait-il pas fait expulser le 
modeste Aufrène*? De par eux, la Comédie ne laissait-elle 
pas ignorer à Paris les talents de la province, n'appelant 
personne à elle, ni Dumège de Toulouse, ni Neuville, ni 
Luville, ni Montval de Montpellier, ni Ducroissy de Mar- 
seille, ni Baptiste, ni Garnier de Rouen, ni M"® Fleury de 
Lyon, ni Résicourt de Lille, ni Chazel de Nantes^? De par 
eux, la Comédie n'avait-elie pas exilé M"® Sainval l'aînée, 
et fait insulter, dans Orosmane, Larive qui s'était retiré*? 

L'arbitraire des gentilshommes de la chambre était trop 
accommodé à ses petites vengeances, pour que la comédie 
désirât sa ruine. N'était-ce point pertinemment renseignée 
sur tout leur bon vouloir à son égard, que la maîtresse du 
comte d'Artois, M"« Contât, faisait dire par la bouche de Flo- 
rence à l'admirable M"^ Laveau : « On vient de m'ordonncr 
de ne plus vous laisser jouer de grands rôles, parce que vous 

L Journal de la Cour. Mars 1790. — 2. M. 

3. La Lanterne magique , par M. Dorfcuillc, acteur tragique. 

4. Journal de la Cour, Mars 17ÎI0. 



Oi LA SOCIETt: FRANÇAISK 

êtes toujours bien accueillie du public? » N*était-ce point, 
appuyée sur leur omnipotence, que la même Contât décla- 
rait à Beaumarchais, M"® Olivier morte, qu'elle ne jouerait 
plus Suzanne, s'il ne donnait le rôle du page à sa sœur' ? 
Les succès des patriotes Talma et Dugazon, la perte de 
160,000 livres de location de petites loges, depuis la révo- 
lution, n'étaient guère faits pour rallier les bénéficiers 
royalistes de la Comédie. Aussi s'allient-ils avec le ministre 
Saint-Priest ; se liguent-ils avec les gentilshommes de la 
chambre qui font le travail du partage des parts et signent 
les retraites, se croyant encore en avril 89. S'ils pensent 
devoir quelques concessions aux circonstances , à l'Hôtel 
de ville, au public, s'ils tâchent d'abord de ne se com- 
promettre que prudemment, ils n'en gardent pas moins 
leurs attaches à leurs droits et à leur répertoire contre- 
révolutionnaire ; et Mole, à la séance publique de l'Hôtel 
de ville, un jour que les spectacles sont l'objet de la con- 
férence, s'en vient demander, en son nom et en celui de 
ses camarades, « l'exclusivité des privilèges que Louis XIV 
a accordés à sa compagnie^. » C'était presque une bra- 
vade. De toutes parts, les brochures faisaient feu sur le 
règlement de 1780 ; de toutes parts, le privilège était atta- 
qué; de toutes paris, tombaient de petits livres, de quatre 
ou six pages, sur la liberté du théâtre ; l'opinion appelant 
la concurrence ; les Discours et motions sur les speclaclei 
demandant qu'après la mort des auteurs la rétribution 
appartînt aux pauvres et aux hôpitaux; d'autres deman- 
dant, à l'instar des théâtres de Drury-Lane et de Co- 
vent-Garden, l'établissement d'un second Théâtre-Fran- 
çais ; d'autres se récriant sur les relâches qu'occasionnent 

1. Journal de la Cour. Mars 1790. 

2. Chronique de Paris. Février 17U0. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. itô 

les voyages à la cour de MM. les comédiens onlinaires * ; 
d'autres voulant le parquet à 1 livre 10 sols^; ceux-ci se 
plaignant que les comédiens français portent encore toutes 
les semaines leur répertoire à la cour; ceux-là, qu'ils 
n'aient pas suivi l'exemple du théâtre de Monsieur, met- 
tant sur son affiche le nom des acteurs, et qu'ils continuent 
à tromper le public avec des doublures; La Harpe récla- 
mant à la barre de l'Assemblée nationale que la propriété 
ne soit plus exclusive, déclamant, ù la société des Amis de 
la Constitution, contre V avidité orgueilleuse de la troupe 
usurpatrice^; Cailhava dénonçant aie privilège exclusif 
accordé aux comédiens français sur les c])oses les plus 
libres, les plus respectées de toutes les nations, le plaisir 
du public, les talents, le génie ; » le public sollicitant un 
directeur de jouer une pièce de Molière pour qu'un procès 
ait lieu et que les comédiens soient déboutés de leurs pré- 
tentions au grand jour de la justice ; aux Parisau, aux Des- 
fontaine, aux Hoffmann, aux Dantilly, aux Radet, aux 
Ducray-Duminil, le public ripostant avec les grands noms 
de Beaumarchais, de Chamfort, de La Harpe, de Sedaine, 
de Mercier, de Ducis, de Chénier, de Fabre-d'Églantine * ; 
partout on se promettait déjà bien haut que le rapport de 
la commune déclarera « le privilège destructif de tout 
talent et de toute industrie ^ » Les Variétés montent Tan- 
crede pour le début de Beaulieu, — ce Beaulieu qui s'est 
démis de son grade en faveur du frère des deux Agasse ^. 
Pour désarmer l'opinion, les comédiens ordinaires de 
se baptiser Théâtre de la Nation; M"® Contât d'annoncer, 
dans le Nouveau règlement projeté par les comédiens fran- 

1. Chronique de Paris. Décembre 1789. — 2. Id. Mars 1790. 

3. Id. Août 17i;0. — 4. Id. Octobre 1790. 

5. Id. Avril 1790. — G. journal de la Cour. Janvier 1700. 



96 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

çais contenant la réforme des abus, que « jugeant que son 
talent, si agréable au public, n'est point en activité, elle 
renonce à ses loges aux autres spectacles; elle pronnet de 
jouer un rôle nouveau et de remettre une ancienne pièce 
chaque mois. Ce travail lui coûtera peu, ayant une mé- 
moire très-belle et bien reposée depuis plusieurs mois *. » 
Les concessions animent le public plutôt qu'elles ne 
le calment. Chaque soir il crie : « Larivel Sainval l'aînée! 
La rentrée ! la rentrée! » Et les cris éclatent plus entêtés et 
plus hostiles, le jour où une lettre de M"« Sainval est jetée 
dans la publicité des journaux. Rappelant d'abord que, 
reçue avec une demi-part avec promesse du troisième 
quart Tannée suivante, et successivement du quatrième 
l'année d'après, elle avait attendu dix ans pour compléter 
cette part; continuant ainsi : « Pauvre, j'ai vécu de priva- 
tions, pour fournir aux besoins de mon père, de ma 
sœur, de mon frère. Que de fois j'ai été obligée de déta- 
cher de mes vêtements tragiques des morceaux de galons 
et de broderies pour vivre I Quand je demandais des 
rôles, les intendants des menus m'imposaient silence, et 
si je parlais de mes droits, on me menaçait de me jeter 
dans un cul-de-basse-fosse ; » elle se plaignait que la déli- 
catesse factice de M"**^ Contât et Vestris l'avait voulu faire 
rayer du tableau comme sujet fautif et dangereux, elle, 
l'habitante du presbytère de la paroisse Saint-André ! Son 
exil lui avait été signifié par lettre de cachet; il lui avait 
été fait défense de se remontrer à Paris ; et tout avait été 
employé pour l'empêcher de jouer en province. Elle ter- 
minait en déclarant ne vouloir pas rentrer à la Comédie *. 
Cette résolution, assez décidée pour résister aux empres- 

L Chronique de Paris, Janvier HOO. •— Id. Octobre 1789. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 97 

nents d'un district déchirant le passe-port qu'elle pre- 
t pour Genève, et voulant la ramener militairement au 
^tre du faubourg Saint-Germain , sauva une humilia- 
n à la Comédie. Mais avec Larive, Larive maintenant 
^dent d'un district*, larive, dont le château, au Gros- 
illou, orné de grilles magnifiques, entouré de fossés, 
ec son immense jardin, ses écuries, sa valetaille galon- 
e, ses appartements dorés, semble la seigneurie d'un 
•mier général, Larive le magnifique, qui a envoyé à 
. de La Fayette la chaîne d'or do Bayard, il lui faut capi- 
ler, et de bien bas. Et Larive, après avoir longtemps fait 
t sa santé le prétexte de ses exigences, le Larive chassé 
ctera à ses anciens maîtres ces conditions d'une dédai- 
leuse délicatesse : « 1° M. Larive refuse absolument sa 
irt ; il refuse même d'avance toute gratification détour- 
!e, présents, attentions; 2** il ne jouera qu'une fois par 
maine; 3<> il ne jouera que ce qu'il sait; 4° il sera 
daré qu'il n'a cédé qu'aux sollicitations de la société, 
>ur soutenir la tragédie défaillante^. » 

Ces abaissements, l'hostilité nouvelle de ce parterre, 
er si applaudisseur, le pressentiment de la défaite, les 
taques journalières de la Chronique de Paris, haineuse 
jpositairc des haines de Talma, échauffaient Naudet, qui 
ibliait son nouvel état pour se rappeler son ancien mé- 
îr de soldat; et ses colères contenues ne cherchaient qu'à 

dépenser, brutales, sur un Camille Desmoulins. L'oc- 
sion ne tarda pas. La clôture de l'année théâtrale s'était 
ite, le 22 mars 1790, par un discours plein de craintes, 
î plaintes, de douleur, de ressentiments à mi-voix;, il y 
ait parlé d'une «jalouse cupidité qui voulait s'élever sur 

1. Journal de la Cour. Février 1790. -- 2. L'Observateur, Mai 1790, 





08 L\ SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

Jes (Ifîbris de la Comédie *. » A la réouverture, le 12 avril 
— la Comédie, seule de tous les théâtres, avait gardé di 
passé l'ancien usage de fermeture pendant les trois semaine: 
de Pâques et les fêtes de la Vierge, ce qui faisait, danî 
l'ancien régime théâtral, trente-trois jours de relâche, — 
Talma s'avance, un discours en main. C'est un plaidoyei 
en faveur de la liberté théâtrale, écrit par Chénier *. Nau- 
det se jclte devant Talma, et aux gens qui demandent â 
grands cris la lecture du discours de Chénier qui leur a ét^ 
distribué à la porte, Naudet, faisant front à l'orage, lance 
ces mots ; « L'effervescence qui règne parmi vous m'em- 
pêche de connaître votre désir, » toute la salle lui jette, 
au milieu des huées, cette phrase du discours de Chénier: 
Vous plaignez ces Français timides qui semblent ne plus vou- 
loir être Français ^. — A quelques jours de là, à une 
représentation de Tancrède, Naudet éclate tout à coup, et, 
sans provocation, Talma est frappé *. 

Dès lors, la Comédie-Française est un champ clos. 
Naudet fait de sa loge un arsenal. La toge cache des pisto- 
lets, et les rois de tragédie ont de vrais poignards; et c'est 
dans ces alertes et ces précautions militaires des coulisses 
que Talma et Chénier écrivent, celui-là : « Connaissant la 
haine des noirs, je pris le parti de marcher bien armé pour 
prévenir une insulte : » celui-ci : « Je me suis vu contraint 
de porter des pistolets au moment où Charles IX m'a fait 
des ennemis de tous les vils esclaves. » Armées, prêtes à 
tout, les hostilités vont s'aigrissant ; et chaque fois que les 
cris de la salle montent jusqu'à la loge de Naudet^ chaque 
fois que recommencent, inapaisées, les clameurs de ce 

1. Chronique de Paris, Mai 1790. 

2. Journal de la Cour. Avril 1790. 

3. Chronique de Paris, Avril 1790. — 4. Id, Août 1790. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 99 

public qui demande, avec Mirabeau, Charles IX aux fêtes 
delà Fédération, Charles Lïau 24 août, comme une expia- 
tion de la Saint-Barthélemy, qui demande les Horaces, 
Brutus, la Mort de César, Baiiicvelt, Guillaume Tell; chaque 
fois qu'il se fait dans le parterre une protestation contre 
le répertoire royaliste, auquel est revenue la Comédie, — 
Talma vient à Tesprit de Naudet responsable de ces cris, 
de ces clameurs et du déchaînement de ces exigences. 
Conciliabules entre Naudet, Raucourt, Contât; on se con- 
certe, on machine; la calomnie appelée au conseil, on fait 
annoncer dans les journaux amis que Talma va être ren- 
voyé de la compagnie des anciens chasseurs volontaires de 
l'ancien district des Cordeliers; ïalma est dénoncé à Bailiy , 
son arrestation demandée, sous de spécieux prétextes * ; 
— calomnies, sollicitations échouent. Réunion de la Comé- 
die en comité; avis ouvert de rayer Talma du tableau, 
Talma reçu comédien du roi par les anciens supérieurs de 
la Comédie. Tout animés qu'ils sont, Naudet, Raucourt, 
Contât ne peuvent l'impossible; aussi Talma reste-t-il au 
tableau; mais résolution est prise par les comédiens du 
roi (le ne plus jouer avec lui. 

Talma écarté du répertoire, le public le demande avec 
fureur. La cabale payée par les comédiens pour crier : 
Non! a le dessous. Fleury alors, — Fleury qui à des cris c 
de: Charles 7A^/ avait demandé « si on affranchissait ses 
camarades et lui des lois qu'ils étaient accoutumés à res- 
pecter depuis deux cents ans, » — Fleury s'exprime ainsi 
le mardi 21 septembre 1790 : — « Messieurs, ma Société, 
persuadée que Talma a trahi ses intérêts et compromis la 
Iranquiltité publique, a décidé à l'unanimité qu'elle n'au- 

1. Chronique de Paris, Août 1790. 



100 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

rait plus aucun rapport avec lui, jusqu'à ce que Tautorité 
ait décidé. » Étonnement, cris, injures de la salle. Duga- 
zon, — le patriote Dugazon, connu par ses ajoutes et ses 
parodies des révérences de Versailles, dans son rôle du 
Muet, — s'élance de la coulisse ; « Je dénonce toute la 
Comédie! Il est faux que M. Talnia ait trahi la Société! 
Tout son crime est d'avoir dit qu'on pouvait jouer 
Charles IX!... — Qu'on prenne la même délibération 
contre moi! » Dans le tumulte delà salle, la garde débou- 
che, Bailiy apparaît. Les comédiens sont mandés à la 
Commune; ils restent chez eux. Mandés une seconde fois, 
ils apprennent au maire de Paris que leur camarade Gram- 
mont est allé rendre compte aux gentilshommes de la 
chambre. — « 11 est étrange, — dit M. Bailiy, — que les 
gentilshommes de la chambre prennent connaissance d'un 
iàil de police qui concerne le Théâtre de la Nation. » Et il 
les exhorte à jouer et à communiquer avec Talma. — 
« Vous nous forcerez, — répond l'un, — à porter les clés 
de notre salle au roi ^ » La Comédie avait jeté le gant à 
la Commune. La jeunesse royaliste quitte un moment 
l'Académie royale de musique pour apporter à la Comédie 
ses bravos, ses bâtons, ses plumets blancs. 

Bientôt, délibération de la ville portant ordre de com- 
muniquer et de jouer avec Talma, imprimée, affichée dans 
Paris; et le 29 septembre 1790, les comédiens jouent 
Charles IX, et font précéder la pièce d'une protestation do 
soumission et de respect pour la municipalité. 

Cette soumission laissait toutes vives et debout les 
haines contre Talma. Pour empoisonner la victoire de 
Talma, Naudet publie V Exposé de la conduite et des torts 

1. Chronique de Paris. Septembre 1790, 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 101 

du sieur Talma envers les comédiens français, M"« Contât, 
retirée de la Comédie avec W^ Raucourt, écrit aux comé- 
diens et fait lire en plein théâtre : « Les nouveaux 

chagrins qui vous X)nt été suscités par M. Talma ne peu- 
vent me paraître un motif pour revenir sur ma résolution, 
et pour consentir à le regarder jamais comme mon asso- 
cié, comme mon camarade. Son existence à la Comédie- 
Française compromet toutes les autres*. » Avant M"* Contât, 
Saint-Prix, appelé par Talma au secours de sa bravoure 
mésestimée et calomniée par Naudet, avait témoigné que 
la révolution ne devait à l'héroïsme de M. Talma qu'une 
garde de trois heures chez Monsieur, une faction à la 
fenêtre de Thôtel de Tours, rue du Paon, et un jour de 
danger, le refus de marcher *. 

Talma, qui se voyait vaincre, trouvait beau de ne pas 
garder rancune à ces colères de vaincus, et de leur être 
généreux. 

A une représentation gratis du 8 janvier 1791, où repa- 
raissaient M"«* Raucourt et Contât, Dugazon sort des rangs 
de la troupe qui attaque la Bastille, et s'adressant aux 
spectateurs : « Vous voyez que nous sommes tous bons 
citoyens. Nous avons eu quelques querelles; permettez- 
nous de nous embrasser. » Après ces mots de Dugazon, 
Talma se hâte de dire : « Messieurs, les événements se sont 
trouvés tels que je me suis trouvé la cause involontaire des 
chagrins auxquels la Comédie a été en butte, et particu- 
lièrement M. Naudet à qui, dans le moment, je me fais un 
devoir rigoureux de rendre toute la justice qui lui est 
due ^. » En ce moment, Dazincourt pousse Talma dans les 

1. Petites Affiches. Novembre 1790. 
1. Chronique de Paris. Octobre 171Î0. 
3. Id. Janvier 1701. 



102 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

bras de Naudet. Naudet se refuse aux embrassades, et tienl 
la réconciliation à distance. La cabale de ïalma crie, Naudet 
crie plus fort qu'elle : « Messieurs, ce n*est point désobéis- 
sance, mais force de caractère. » — « Qu'il l'embrasse! t 
genoux! » rugit le parterre. Naudet demeure impassible. 
Un peu de calme se fait. — « Je n'ai que deux mots à dire. 
— dit Naudet : — la personne qui demande à se réconci- 
lier avec moi, et il paraît que c'est le vœu public, fait devant 
vous une démarche fort au-dessous de tout ce qu'elle me 
doit. Vous l'ordonnez : je n'ai plus de volonté. Je fais à 
vous seuls le sacrifice de mon ressentiment. » — Et Naudet 
embrasse froidement Talma et Dugazon *. 

Ce jour, les anciens comédiens du roi avaient joué la 
Liberté conquise; le lendemain, ils devaient donner Rome 
sauvée, et le surlendemain Brutus. 

1. Journal de la Cour. Janvier 1701. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 103 



s duels. — L'émigration. L'Étnigi'ette. Une scène inédite du Bfaiictge de Figaro. 
Petite guerre de la jeunesse. — Le commerce des comestibles. 



Dans rémeute des opinions autour de la chose publique 
entôt se déclara — les pamphlets ne suffisant plus aux 
lines, les calomnies aux ressentiments — une âpre soif 
îs satisfactions exigées et des luîtes personnelles. Avec 
s discussions à tout bout de dialogue par ce règne d*es- 
•it public, les colères s'emportèrent aux vengeances cor- 
)relles. Impatients de l'heure des événements, les indivi- 
is se pressèrent, apportant chacun, pour le témoignage 
î leur foi, leur part d'énergie et de courage physique ; 
comme au temps de Bayard où le champ clos s'ouvrait 
us les murs d'une ville à prendre, — de 1790 à 1791, à 
lelques mois de la grande bataille des partis, la guerre 
vile d'homme à homme s'ouvrit au bois de Boulogne ; 
lerre civile quotidienne, où chaque camp envoyait un 
nant, et dont chaque bulletin était jeté soir et matin à la 
Ile haletante par les mille voix des crieurs. On eût dit que 
xvi« siècle recommençait, et chaque jour se révélaient 



104 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

des héritiers des Sourdiac, des Millaud, des barons de Vit- 
teaux. 

Mille bonnes occasions d'ailleurs aux ombrages et aux 
susceptibilités : un mot, une cocarde ; mille lieux de con- 
flit : l'Opéra, le club de Valois. Gervais, le maître d'armes 
du vicomte de Mirabeau, passe ses nuits à improviser pour 
le lendemain matin des chevaliers de Saint-Georges*. Tous 
les drapeaux, toutes les classes, ont leurs martyrs et leurs 
héros promenés morts sur le bouclier dans les apothéoses 
de la presse. La société de la Constitution accueille d'accla- 
mations ses champions saufs. Les nobles, les membres du 
corps diplomatique, courent chez le noble blessé; et M. de 
Villequier y envoie de la part du roi. Quelquefois aussi le 
peuple y envoie sa députation de saccageurs. Et bientôt 
des hommes de nom et d'intelligence, cette furie et cet 
exemple descendent dans le bas de l'armée et dans le 
peuple, pris de ce je ne sais quoi d'agressif et d'homicide 
que lui donnent les révolutions. — A Toulon, deux régi- 
ments s'écharpent sur les remparts, par troupes, dix contre 
dix; et cela plusieurs jours; et cela — répondent-ils aux 
bourgeois qui les interrogent — sans trop savoir pour- 
quoi '. 

A Paris, le 30 janvier 1790, c'est Talma et Naudet ; 

Le 25 février 1790, M. de Sainte-Luce et Leblanc ; 

Le 2 mars 1790, M. de Rivarol blesse au cou son adver- 
saire ; 

Le 8 mars 1790, M. de Bouille tue M. de la Tour d'Au- 
vergne d'un coup de pistolet; 

Le 23 avril 1790, Allyman, adjudant de la compagnie 
générale des Suisses et Grisons, est blessé par Oswald, lieu- 
tenant d'une compagnie soldée de chasseurs ; 

1. Journal de la Cour, Décembre 1780. — 2. M. Mars 1790. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 105 

Le 15 mai 1790, c'est Barnave et le vicomte de Nouilles ; 

Le 25 mai 1790, Cazalès reçoit de Lameth un coup 
dëpée ; 

Le 28 mai 1790, Montrond, qui avait reçu quelques 
jours avant deux coups d'épéede Champagne, le tue ; 

Des gardes nationaux tués en duel sont relevés sur le 
quai du jardin du Roi, et jusque dans le jardin des Tuile- 
ries ; 

Le 28 juillet 1790, Sarré, lieutenant de chasseurs de la 
troupe soldée, est tué au pistolet par un maître d'armes; 

Le 12 août 1790, Barnave blesse Cazalès ù la tête, d'un 
coup de pistolet ; 

Le 30 septembre 1790, M. de Bazancourt est tué par 
M. de Saini-Elme ; 

Le 12 novembre 1790, M. de Castries blesse M. de La- 
meth ; 

Le 20 décembre 1790, le vicomte de Mirabeau est 
blessé ^ 

A ces jeux sanglants, « à ces gentils combats, » comme 
dirait Brantôme, la galerie ne faisait pas défaut; et les plus 
galantes et les plus jolies se prenaient i\ cette curiosité de 
la mort. Le bois de Boulogne, avec son spectacle d'émo- 
tions, s'était fait le rendez-vous des coquetteries et des dé- 
sœuvrements 2. Les petites-maîtresses trouvaient là remède 
à leurs vapeurs, comme des Romaines de décadence au 
Cirque. Leur âme allanguie se retrempait à voir se battre 
les députés de tout parti ; et peut-être était-ce providence : 
beaucoup de ces télés qui se penchaient, regardant de ci 
de là, n'étaient-elles pas promises aux fournées androgynos 
de 93? — La nouveauté du duel au pistolet, duel d'impor- 

1. Journal de la Cour, Année 1790. Passim, 

2. Id. Février 1790, 



106 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

tatfon anglaise, en pleine anglomanie, touchait de trop près 
à la mode pour n'avoir pas son Longchamps ; et les jours de 
belle représentation, la compagnie était charmante et du 
meilleur air : cinquante carrosses attendaient « les cervelles 
qui allaient sauter. » C'étaient tantôt des gentilshommeries 
de défi et qui faisaient applaudir : M. de Rivarol proposant 
à son adversaire de tirer le premier à quatre pieds.de dis- 
tance ; tantôt une tragédie à outrance : M. de Bazancourt 
et M. de Sainte-Luce réglant ainsi les conditions d'une ren- 
contre à répée et au pistolet : « On tirera à volonté, on se 
servira de l'épée à volonté; celui qui tombera, et ne tombera 
que blessé, pourra être brûlé ou égorgé par Vautre sans mi- 
séricorde et quoique sans défense. » Et pour une belle sen- 
sible qui disait au retour : a D'honneur! ils m'ont fait un 
mal horrible. Je n'y retournerais pas quand je serais sûre 
qu'ils y resteraient tous les deux, » toutes les élégantes 
revenaient avides et invinciblement attirées*. — Mais ja- 
mais les carrosses ne se pressèrent davantage, jamais le 
public des carrosses ne sonda plus longtemps de l'œil la 
route de Paris que le fameux jour où la mystification pro- 
mit à la curiosité le duel de l'abbé Maury et de l'abbé Fau- 
chet*. 

En vain la logique se gendarme contre les duels. En 
vain on s'attaque au préjugé, au nom de Rousseau. Rien 
n*y fait : ni la prose de M™* de Genlis, cette bavarde de 
morale, ni le dilemme de Grouvelle : Point de duel ou 
point de constitution. Celle-là a beau se jeter entre les com- 
battants ; celui-ci a beau déclarer a l'amour des combats 
singuliers un reste de féodalité, une tache aristocratique, » 
— les moqueurs sont là pour plaisanter l'Hersilie du Pa- 

I. Journal de la Cour. Février 1790. — 2. Il Avril 1791. 



f 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 107 



lais-Royal, et pour répondre à Grouvelle « que se faire 
' casser la tête est un étrange droit ; » et le rire emporte 
i l'opinion. Cependant le parti révolutionnaire s'alarme; lui, 
qui a mis son enjeu sur quelques hommes de l'Assemblée, 
lui d'ailleurs moins rompu à l'escrime, il craint ces juge- 
t ments de Dieu de gens de robe à gens d'épée. Ces sept ou 
huit têtes qui ont son avenir en elles, il ne lui faut pas 
! qu'il les trouve diminuées d'une, un matin, tout à coup; 
\ ces quelques avocats qui portent la révolution sur leurélo- 
1 quence, il ne veut pas les laisser se mettre à la merci mal- 
adroite d'une balle ou d'un coup d'épée. Il ne lui faut 
pas, à la tribune du peuple, une absence : un mort ou un 
blessé. Aussi, dans toutes les feuilles du côté gauche, au 
lendemain des jours où Barnave et Lameth ont risqué en 
"^ eux un peu de la patrie, quelles réprimandes maternelles 
ensemble et pédantes pour n'avoir pas imité le comte de 
Mirabeau qui enregistre ses duels! A ces courages, comme 
elles voudraient mettre un veto ! Elles s'écrient, l'une, 
« que le meilleur citoyen, le plus honnête homme sera 
toujours l'esclave du premier vaurien, du premier valet- 
lueur qu'on lâchera contre lui ; » — l'autre, « que le duel 
' est une institution barbare, qui ne doit pas survivre à la 
destruction de l'aristocratie. » La section Grange-Batelière 
prie l'Assemblée nationale de décréter a que quiconque 
proposera ou acceptera un duel sera exclu de tous emplois 
civils et militaires. » Le Spectateur publie le projet de dé- 
cret suivant : a 1° Nous décrétons que tout membre qui 
sera convaincu de duel, sera banni pour toujours de l'As- 
semblée nationale; 2® que s'il a fait auparavant des discours 
remplis d'éloquence et de savoir, ils seront enlevés des ar- 
chives et brûlés publiquement. » Voici qu'on propose : 
« Les assassins duellistes seront désignés dans le texte des 



108 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

lois SOUS le nom de gladiateurs, litre qui portera infamie, 
et lorsqu'une place de bourreau vaquera, et qu'il n'y aura 
pas d'aspirant, le premier gladiateur sera requis par les 
tribunaux compétents d'en exercer les fonctions sous peine 
de mort*; » et Feydel demande qu'on applique avec un 
fer rouge la lettre A sur la face des duellistes '. On accorde 
les honneurs du journal à une bravoure de paradoxe et 
toute nouvelle: celle de refus de duel. On encadre d'éloges 
cette lettre d'un député à un insulteur : « Vous faites le 
spadassin ; — le spadassinage est l'honneur de ceux qui 
n'en ont pas. Je vous préviens que je porte deux pistolets 
pour les assassins '. » La section de la Grange-Batelière 
pétitionne à l'Assemblée : « Nous vous prions, messieurs, 
de décréter que la vie d'un citoyen ne pourra être flétrie 
par le refus d'un combat singulier, et que tout citoyen en- 
trant dans les assemblées primaires, après avoir prêté son 
serment civique, prêtera celui de ne jamais provoquer, ac- 
cepter, ni favoriser aucun combat de cette nature. » Mais 
quoique ainsi parlant, les patriotes sentaient eux-mêmes 
la tradition plus forte qu'eux. Ils sentaient, comme plu- 
sieurs le leur disaient méchamment, toute la peine qu'on 
a à persuader à un peuple national qu'on n'a pas besoin 
d'honneur pour être libre; et tout en envoyant à la barre 
de rassemblée le maire de Paris, à la tête du corps muni- 
cipal, « supplier les députés de rendre le plus tôt possible 
une loi qui rappelle les citoyens aux règles de la morale, » 
une loi contre les duels, ils inséraient bien haut dans leurs 
colonnes l'arrêté de la compagnie des chasseurs du batail- 
lon de Sainte-Marguerite : « Tout chasseur se portera à son 

1. Chronique de Paris. Février 1791. 

2. L'Observateur. Juillet 1790. 

3. Journal de la Mode et du Goût, Neuvième cahier. Mai 1790. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 109 

tour vers le lieu des séances de TAssemblée nationale ; il 
regardera comme personnelle toute querelle suscitée aux 
députés patriotes, et il les défendra jusqu'à la dernière 
goutte de son sang. » 

C'est alors qu'un homme, le citoyen Boyer, eut Tassez 
bizarre et vaillante idée de monopoliser à son profit tous 
les risques de ses amis politiques. Il se mit à tenir à lui 
tout seul, pour toutes les affaires d'honneur des patriotes, 
un bureau de courage gratuit, offrant à tout venant de se 
battre en son lieu et place, et déclarant toute injure faite 
à un bon citoyen réversible sur lui. Ce singulier et désin- 
téressé condottiere écrivait aux journaux du temps des 
sortes de manifestes d'un style terrible : « J'ai fait serment 
de défendre les députés contre leurs ennemis. Je jure que 
la terre s'agrandirait en vain pour soustraire un homme 
qui aurait blessé un député... J'ai des armes que les 
mains du patriotisme se sont plu à me fabriquer : toutes 
me sont familières; je n'en adopte aucune : toutes me con- 
viennent pourvu que le résultat soit la mort*. » Sur ce, il 
se présenta chez M. de Sainte- Luce, le provocateur de 
M. Rochambeau fils ; M. de Sainte-Luce le mit à la porte. 
Cela ne causa pas un découragement au citoyen Boyer; 
il fit école; il monta un bataillon de cinquante spadassini" 
cides, récrivit aux journaux sa profession de courage, et 
redonna au monde son adresse : passage du Bois de Bou- 
logne, faubourg Saint-Denis*. 

Mais bientôt les hommes furent si peu devant les évé- 
nements grandis, que le duel disparut pour un moment 
des habitudes françaises; et Desmoulins, traîné dans la 
boue par Desessarts et Naudet ^, put, sans se déshonorer 

1. Révolutions de Paris. Décembre 1790. — 2. Id. Janvier 1791. 
3. Journal de la Cour. Août 1790. 

7 



110 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

aux yeux du public, dire à ses adversaires qu'il ne se bat- 
trait pas. « Qu'on m'accuse de lâcheté si l'on veut. . . 
Je crains bien que le temps ne soit pas loin où les occa- 
sions de périr plus utilement et plus glorieusement ne 
nous manqueront pas. » 

La révolution, ensanglantée dans ses langes mêmes, 
ces piques qui promenaient des têtes coupées, cette rouge 
aurore où la liberté se levait, ces barbaries, ces multitudes 
suppléant le bourreau, ces dévastations inouïes, — la ré- 
pression, Bailly, La Fayette, la garde nationale, semblables 
à l'arc-en-ciel , et n'arrivant, disait une femme d'esprit, 
qu'après l'orage^, — le Comité des recherches inquisiteur, 
— la délation partout, les blanchisseurs fouillant les poches 
des marquises et remettant leurs lettres au Comité, — 
l'avenir promettant en ses menaces de passer le présent , 
— tout poussait le noble hors de cette France ennemie. 11 
fallait qu'il fût bien ami de ses habitudes, de ses terres, 
d'une collection, d'un souvenir ou d'un sentiment pour ne 
pas quitter l'hôtel ou le château de ses pères. Le roi — le 
roil — s'abandonnant lui-même, et semblant prêt à dK^sa- 
vouer tout héroïsme qui se serait compromis en résistance, 
— les royalistes l'abandonnaient, pensant tout bas ce qu'un 
des leurs lui écrivait : « Vous n'avez pas voulu être mon 
roi, je ne veux plus être votre sujet; » et ils emportaient 
toute leur patrie dans leur cocarde blanche. 

Chacun part*. L'Italie, la Savoie, l'Angleterre, reçoivent 
tous ces grands noms qui ne sont plus français. 

De Rome, de grandes dames écrivent qu'on renvoie 

I. Feuille du jour. Février 1790. — 2. L Abus des motSi 1790. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 111 

leurs domestiques et qu'on mette leurs filles au couvent ^ 
La Suisse, — et surtout le canton de Berne , — est telle- 
ment peuplée de fugitifs que le prix du loyer des maisons 
excède déjà, avant la fin de 1789, le prix de leur capital*. 
Les jeunes, les bouillants vont prendre à Coblenlz Thabit 
bleu, la veste rouge, les culottes jaunes, les boutons à 
fleurs de lis de l'armée des émigrés'. Ceux-là restent 
seuls qui sont si vieux qu'ils ne veulent pas se déranger 
pour mourir, — ou les fils qui se dévouent à garder les 
tûens de la famille, passés sous leur nom, et à en faire 
parvenir les revenus à leurs risques. Par jour, des 
500,000 écus en numéraire se vendent à la porte du Pa- 
lais-Royal , emportés par « les enleveurs d'argent » dans 
ces cannes qui contiennent six cents louis. Par jour, la 
municipalité donne deux cents passe-ports. Vers septembre 
1789, M. Necker se plaint de six mille passe-ports délivrés 
en quinze jours aux plus riches habitants*. Les étrangers 
remportent leur fortune chez eux, comme madame l'In- 
fantado qui dépensait 800,000 livres par an, et qui s'en- 
fuit **. A Paris, on ne compte plus que trois Anglais, — 
contents au reste comme trois vrais Anglais de cette révo- 
lution qui ne lésine pas avec le dramatique. 

Peintres, sculpteurs, graveurs, — l'art émigré; la danse 
émigré : d'Auberval, Didelot passent à Londres '^; et Paris 
s'émeut voyant le grand Vestris les suivre, laissant à mi- 
succès le ballet de Gardel ''. Les marchandes de modes ont 
précédé les acteurs, Paris n'a plus que des fagotieres; il 
est obligé de tirer ses modes de la province ^ qui lui envoie 

1. L'Observateur, Oct. 1789. — 2. Journal de la Cour, Sept. 1789. 
3. Journal de Suleau. VoL II. — 4. L'Observateur. Sept. 1789. 
5. Adresse aux provinces, — G. Petites Affiches k Mars 1791* 
7. Jd. Janvier 1791; 



112 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

bonnets, rubans et fleurs jaunes dits malicieusement au 
teint de la constitution^. Qu'est-ce que l'édit de Nantes à 
côté de ces pertes et de cette dépopulation? La consom- 
mation de Paris diminue de plus de quatre cents bœufs 
par semaine. Comptez les grands dépensiers passés à 
rétranger : M. le comte d'Artois, madame la comtesse 
d'Artois, M. le prince de Condé, M. le duc de Bourbon, 
madame la princesse Louise de Gondé, la suite immense 
de ces princes ; M. le baron de Breteuil et toute sa famille, 
M. le maréchal de Broglie, M. le prince de Lambesc, l'ar- 
chevêque de Paris, M. le prince de Vandemont, M. le pré- 
sident d'Aligre, M. le prince de Monaco, madame de 
Polignac, M. le duc de Luxembourg, M. le comte d'Escars, 
M. de Barentin, M. le président Mole, madame de Lamoi- 
gnon, M. de Narbonne, mesdames de Champlâtreux, de 
Caumont, de Basville^. 

La municipalité arrête qu'on ne délivrera plus de 
passe-ports sans certificat de médecin. Les ci-devant de si- 
muler des maladies, ou d'obtenir des certificats de com- 
plaisance. Nouveau règlement et visa du commissaire de 
la section qui confronte le visage de la personne avec le 
certificat', et décide parfois, comme pour l'archevêque de 
Reims attaqué de consomption , que les médecins sont des 
alarmistes, et que le candidat à l'exil peut garder la France*; 
— toutes sévérités n'empêchant pas les hôtels des rues de 
l'Université, de Grenelle, de Saint-Dominique d'être aban- 
donnés, l'année 1791 de montrer à chaque porte, à chaque 
balcon , à chaque fenêtre du faubourg désert : Maison à 
vendre, maison ou appartement à louer ^. 

1. Journal de la Cour. Août 1792. 

2. Feuille du jour. Mai 179L — Adresse aux provinces, 

3. Id. Septembre 179L — 4. Id. Juillet 1791. — 5. Id, Mars 1791. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 113 

Et savez-vous comment les Parisiens se vengent et se 
consolent de 30 millions de revenus perdus? — avec un 
jeu : une roulette de bois ou dii voire, é vidée comme une 
navette ; un long cordon introduit par la rainure s'attache 
à Taxe de la roulette qui monte et redescend avec un mou- 
vement que la main détermine avec plus ou moins 
d'adresse. Ce jeu s'appelle Coblentz ou l'èmigretle. C'est 
une vogue. Le Singe-Vert, rue des Arcis, en fait fabriquer 
vingt-cinq mille * ; et, Paris ruiné, le Parisien chante, son 
Coblentz montant et redescendant : 

Quelqu'un qui dit s'y bien connaître 
L'appelle jeu des éfiiigra?its , 
Et sur ce nom chacun s'accorde. 
L'on y trouve à la fois et la roue et la corde ! • 

Si bien que dans le Mariage de Figaro, Figaro entre 
roulant une émigrette , et que Beaumarchais envoie à la 
Chronique de Paris, en janvier 1792, la petite scène d'à- 
propos sur la manie du jour, intercalée par lui dans sa 
comédie : 

BRID'oISON, à Figaro. 

On... on dit que tu fais ici des tiennes? 

FIGAUO. 

Monsieur est bien bon ! Ce n'est là qu'une misère. 

brid'oison. 
On n'est pas plu... us idiot que ça. 

FIGARO, riant. 

Idiot, moi? Je fais très-bien monter et descendre... (n rouie.) 

brid'oison, étonné. 

A... à quoi c'est-il bon l'émigretle? 

BARTIIOLO , brusquement. 

C'est un noble jeu qui dispense de la fatigue de penser. 
1. Feuille du jour. Octobre 1791. — 2. Lettres patriotiques. 



Ili LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

brid'oison. 
Ba... ah! moi c'te fatigue-là ne... e me fatigue pas du tout. 

FIGARO, riant. 

Jeu favori d'un peuple libre ! qu'il mêle à tout avec succès. 

BARTHOLO, brusquement. 

Émigrette et Constitution, le beau mélange qu'ils font là! * 

La jeunesse aristocrate, qui n'est pas à Goblentz, a 
monté à Paris une petite guerre à coups de collets, de 
devises, de boutons, contre la révolution; taquinej'ie plutôt 
que protestation, qui serait ridicule, si elle n'était coura- 
geuse ; et, gaiement, les jeunes gens compromettent leur 
parti sans le servir, en jouant individuellement leur 
vie sur une épigramme de modes, et une provocation 
d'habit. Le frac ouvert, le gilet monarchique acheté aux 
Trois Pigeons, montrant en plein ses petits écussons aux 
trois fleurs de lis couronnées semés sur le basin blanc *, 
ils paradent aux promenades, appelant, défiant les bâtons 
patriotes qui voudraient les habiller de bois. Cravate blan- 
che, à la main une petite marotte qui indique, dit l'Ordre 
du Jour, qu'ils sont les massiersde l'aristocratie, redingote 
courte à taille carrée, culotte bien serrée, petites bottes 
rabattues sur les talons, ou chaussés de cette nouvelle 
espèce de mules dont la charmante invention est d'une 
fille du Palais Égalité ^ ils s'abordent; la main qu'ils pres- 
sent, la main qu'ils tendent, a la petite bague en écaille 
avec : Domine, salvum fac regem *, qui coûtait tout à 
l'heure 1 livre i sous, et qu'ils font maintenant se vendre 
7 livres ^ S'ils jouent aux dominos, ils sortent de leur 

1. Chronique de Paris. Janvier 1792. 

2. Feuille du jour. Mars 1791. — 3. L'Ordre du jour. 

4. Lettres patriotiques. — 5. Feuille du jour. Septembre 1791. 



1 PENDANT LA RÉVOLUTION. ii5 

I poche un jeu de dominos monarchique où des lettres 
écrites sur chacun forment par leur réunion : Vivent le roi, 
la reine, et monseigneur le dauphin ^. — « Prisez-vous? » 
— Et si vous tirez une tabatière ronde d'un côté représen- 
tant le blocus et la prise du couvent des Annonciades et de 
l'autre M. d'Albert de Rioms se battant sur le Pluton contre 
IV vaisseaux — vous êtes leur ami et leur second contre 
' les Jacoquins ^. 

Ils prennent un temps, un uniforme de ralliement : 
habit vert, collet rose; veste, culotte, souliers à boucles, le 
> tout noir. — Mais c'est à esquiver la cocarde qu'ils s'ingé- 
j[v nient le plus. Ils ont des cocardes an ti patriotiques, petits 
' flocons formés d'un seul ruban rayé. Ils en ont de méca- 
\ niques qui, de tricolores à Paris, passent blanches dans 
. leurs cavalcades aux environs de Bagatelle ^. lis organisent 
un ordre dont les croix sont à huit pointes, espacées de 
^ fleurs de lis surmontées de la couronne de France, repré- 
sentant en leurs médaillons le marquis de Fayras sortant 
du tombeau : Tordre de la Résurrection de la contre-révo- 
lution , auquel les patriotes songent à opposer un ordre de 
la Lanterne, portant un réverbère les ailes déployées *. 

La haute société, le salon noble, prend part et s'associe 
aux petites vengeances de ses jeunes gens terribles : à un 
grand bal, chez une grande dame, un neveu de M°® de 
Sillery s'étant présenté les cheveux noirs et plats, les gens 
le prennent, ou font comme s'ils le prenaient pour un 
jockey : il est refusé. 11 insiste, décline son nom, sa pa- 

1. Feuille du jour. Novembre 1791. 
1. Chronique de Paris. Avril 1700. 

3. Journal de Perlet, Mai 1792. — Considérations sur la noblesse 
de France, par M. de La Croix. 

4. L'Observateur. Octobre 1790. 



116 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

rente : il obtient d'être reçu; mais les danseuses, dont 
quelques-unes portent sous leurs robes une cocarde blanche 
posée à nu sur le cœur ^, s'arrangent de façon à ne point 
danser avec lui*; et le neveu de M"« de Genlis passe la 
soirée dans un coin, désigné, lorgné, à voir toutes les 
femmes qui Font refusé n'avoir que sourires pour les 
cavaliers coiffés à la contre-révolution, en grand crêpé ter- 
miné par deux boucles en demi-cercle, les cheveux du 
haut du toupet rabattus sur le front, et séparés à la nais- 
sance de répi ^. Et ceux-là sont les rois du bal, qui ajou- 
tent à la coiffure, des boutons d'habits, qu'on se baisse 
pour regarder, et qui font rire, des boutons dont la gra- 
vure traduit ainsi le fameux « Vivre libre ou mourir » : 
Ventre libre ou mourir *. 

Un seul commerce grandit et prospère dans les afflic- 
tions et la ruine de la société : le commerce de la gueule. 
C'est le grand commerce des révolutions, soit que le besoin 
d'étourdissement de l'estomac et de la tête soit plus vif 
en ces temps, soit que les nouveaux parvenus aux ban- 
quets des jouissances se hâtent à la pâture. 

1790, 1791, toutes funèbres années qu'elles soient, 
donnent essor aux imaginations du bien boire, et du bien 
manger, appréciées et encouragées : le roi, la monarchie, 
tout croule; les renommées de la gourmandise se fondent. 

Et d'abord, — les gosiers élargis — par trois fois la cave 
de Beauvilliers est vidée avant la fin de 1790 par ses habi- 
tués, le comte de Mirabeau, Bureau de Puzy, Chapelier, et 



1. Chronique de Paris, Décembre 1790. 

2. Feuille du jour, Tévrier 1791. — 3. Id, Juin 1791, 
4. L'Observateur, Avril 1790, 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 117 

les autres. Qu'importe? M. Marais est là qui vient d'ache- 
ter onze cent mille francs cette royale propriété de 
moines, ce clos béni : le Clos Vougeot *. Et qui viderait les 
magasins de Cherblanc, à Vhôlel d'Aligre, rue Saint-Honoré, 
etœux de Lemoine, au Magasin de Confiance, Palais-Royal, 
101 : vin d'Orléans rouge et blanc, vin de Champagne de 
1779, vin de la basse Bourgogne, vin de Langon et de 
Marsac, vins de Hongrie, de Tokey, vermout de 1760, vin 
du Rhin de- 1766, vin du Cap, Vosne et Chassaigne de 
1781 ; Rota , Tinto , Rancio , Macabeo , Muscat rouge de 
Toulon, Malaga don Pedro de 1761, Chypre, Marasquin, 
eau-de-vie d'Orléans et d'Andaïe, et velours en bouteillef 
Qui viderait le dépôt des vins de Bordeaux, rue Saint- 
Denis, 158, près celle du Petit-Hurleur : Saint-Julien, cru 
d'Abadie, de Tannée 1786, et cru de Gréau la Rose, même 
année; — Hautbrion, cru de ChoUet de 1786; — vin de 
Cannet-Pauillac, cru de Poulet de 1786; — vin de Mar- 
gaux, cru de Desmirial et Lamouroux de 1785, cru de 
M. Copmartin de 1785; — vin blanc de Soterne, du cru 
unique de Suduirant dit cru du Roi*? Jamais le ventre 
n'eut tant et de si bons serviteurs : à l'Hôtel des Américains, 
chez Labour, successeur de Delavoiepierre ^, jambons de 
neige, cuisses d'oie nouvelles, pâtés de veau de Pontoise, 
jambons de Bayonne dits de primeur, gorges de Vierzon, 
beurre de la Prévalais en petits pots, pâtés de veau de 
Rouen du sieur Célie, pâtés d'Amiens du sieur Antoine de 
Gand *, anchois de Fréjus, perdrix rouges du Dauphiné et 
du Quercy, bartavelles de Corse que le vin de Condrieux 
si bien arrose ! — La chasse permise à tous, la tuerie faite 

1. Feuille du jour. Février 179L 

2. Petites Affiches, Janvier 1793. 

3. Id. Février 1790. — 4. Id» Décembre 1789. 



118 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

par tous vilains en tous bois et toutes plaines, jette che- 
vreuils, cerfs, lièvres, perdrix, perdreaux, aux tourne- 
broches actifs. — Vénua commence sa gloire rue de Riche- 
lieu au Grand Hôtel des États généraux, avec ses trois tables 
d'hôte en particulier : Tune, de douze couverts, à 1 livre 
16 sols pour deux heures, une à 2 livres 5 sols pour trois 
heures, et la grande à 3 livres pour trois heures et demie *. 
C'est Louis Lalanne, au Soleil d'or, rue du Four Saint*- 
Honoré et ses jambons; Lesage, le pâtissier de Mesdames, 
ruo de la Harpe en face le collège d'Harcourt, et ses pâtés de 
jambon, et ses gâteaux de pâte ferme au beurre de Gour- 
nay *, Delormel, A la Basoche, et ses farces à Tessence de 
jambon; Gautherot, Au Chapeau rouge, rue Grenétat, et 
ses gâteaux aux pistaches de Pithiviers. Toutain se fait un 
nom avec ses tourtes aux rognons, tourtes d'épinards, de 
godi veau, ses pâtés à la ciboule, ses petits pâtés à la 
Mazarine, ses pâtés de légumes, de lapereau, de riz de 
veau ; le sieur Monniot, « seul élève et seul successeur du 
sieur Duthé, demeurant dans le logement que ce fameux 
traiteur a toujours habité rue Neuve-Saint-Eustache, près 
celle des Petits-Carreaux, no 23, au fond de l'allée, à la 
Renommée des bonnes langues fourrées, » vous offre langues 
de bœuf mayencées, andouilles de fraise de veau au riz de 
veau, au palais de bœuf, à la Dauphine ; boudins de blancs 
de chapons aux truffes, aux pistaches, aux écrevisses; 
pieds à la Choisi, panaches farcis à la braise; le sieur Lafon 
aîné, demeurant près la manufacture à Périgueux, « possé- 
dant seul la composition de Villeregnier, son oncle, conti- 
nue de fournir la France et l'étranger » de pâtés de Péri- 



1. Petites Affiches. Mars 1790. 

2. Chronique de Paris, Janvier 1791. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 119 

gueux truffes à raison de 12 livres la perdrix, et de galan- 
tine de cochon de lait truffée. — Le sieur Nagel, charcu- 
tier, est en renom pour le schevardemag de Francfort, les 
^^rvelas d'Italie et de Braunschweig ; et pour d'excellente 
choucroute d'Allemagne, vous en trouverez au Salon des 
Figures, boulevard du Temple. — Pour les huîtres, il n'est 
que le choix des renommées : huîtres de Gancale et de 
CourseuUes, chez Ficquet, rue Montorgueil, au Rocher de 
Cancale; huîtres de Lebaron, propriétaire des parcs pour 
les huîtres de Dieppe, même rue, hôtel Montmorency; 
huîtres anglaises, vertes et blanches, tirées des côtes de 
Jersey, venues de Saint-Malo, en poste, chez Frémont, 
même rue, à V Hôtel des Trois Maures^, — l'huître de 
drague à 7 livres 4 sols le panier de trois cents; l'huître 
parquée à 10 livres 5 sols; l'huître anglaise, à 15 livres*. 
— Chocolat de Meunier, de Millerand, de Vellonî, et douil- 
lets petits pains d'Espagne pour l'accompagner; chocolats 
mousseux et non mousseux de Messiaux. — Chez Grand- 
maison, du Fort-Royal de l'île de la Martinique, rue de la 
Chaussée-d'Antin, liqueurs de la veuve Amphoux, crème 
de cannelle, baume humam, mirobolenti, crème de créole, 
de bois d'Inde, de café, de céleri, de menthe ; hqueurs de 
M™' Chassevent de la Martinique, ratafia d'ananas, sirop de 
calebasses ; crème des Barbades, de girofle ^ ; — chez Thé- 
ron, distillateur de LL. AA. RR. le prince de Galles et feu 
duc de Cumberland, rue Saint-Martin, ratafias des quatre 
fruits, crème de macaroni, ratafias de Louvres, briolet 
d'Alsace, liqueur nationale aux trois couleurs, eau divine 
de Saint-Pierre sur Dive, eau stomacale de l'Électeur, 

1. Petites Affiches. Août 1790. 

2. Chronique de Paris. Décembre 1790. 

3. Petites Affiches. Octobre 1790. 



120 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

liqueurs de Trieste, marasquin de Zara, rosolio de Bologne, 
non-lo-sapraye, crème de cédrat de Florence, crème de 
fleur d*orange grillée au vin de Champagne \ — toutes 
fines saveurs, onctueux bouquets, couronnes des des- 
serts! 

Pour le dessert, pour la fin du dîner ouvert par une 
soupe à la cocarde, où des rosettes de choux font les trois 
couleurs *, fromage de Glocester et de double Glocester 
de Dubourg, au Dépôt de Provence, fromages de Cambau- 
bert, Livaro, Pont-rÉvêque , Neufchâtel, et migots à la 
crème, de M°»« Leudet, de Normandie, rue Coquillière, 
près celle J.-J. Rousseau, — olives picholines, prunes fleu- 
rettes, figues gendresses d*Étienne, fruits d*Aimez, café de 
Bourbon et de Moka de Soldato, dragées fines de Verdun 
de Lefer. Finet, rue du Coq, au Roi des Français, envoie 
sa crème à la fleur d'orange ^ ; Rat, ses petits paniers à la 
crème à la Chantilly, son craquelin de Bordeaux , ses bis- 
cuits à la reine * ; Paulard, ses biscuits à la fécule de pomme 
de terre et de reinette ^ ; Bonat, ses amandes en coques, 
dites princesses; Offroy, ses gâteaux à la Madeleine®; Rous- 
seau, le gendre et le successeur de Ravoisé , confiseur de 
la reine, au Fidèle Berger, rue des Lombards, son tabac de 
café à la crème '', ses barges d'oranges tapées *, ses coffrets 
de confitures sèches de Tours, ses boîtes et marmelades 
d'Alberges, son épine-vinette de Dijon*. Sur les tables, 
Berthellemot, rue de la Vieille-Boucherie, verse ses galantes 
pastilles, ses pistaches à l'Aurore, à l'Impatience, à l'Espé- 

1. Chroniqm de Paris, Janvier 1791, — 2. Lettres patriotiques. 
3. Petites Affiches. Décembre 1789. — 4. Id. Février 1790. 
5. Id. Janvier 1790. — 0. Id. Janvier 1791. 
7. Id. Avril 1790. — 8. Id. Janvier 1793. 
9. Id. Octobre 1790. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. iîl 

rance, à la Portugaise, dont il est Tinventeur; bonbons de 
Vénus, de l'amour des Dieux, de Pomone, à la Bailly, à la 
La Fayette, la cocarde nationale, les trois ordres réunis ;-bon- 
bons du roi et de la reine, de Fortune et de Bonaventure *. 
EtNoleau, Tépicier-confiseur de la Vieille rue du Temple, 
vous a fait venir par eau, pour lui garder sa fraîcheur, un 
véritable fromage à la crème de Viry, du sieur Montprofit, 
auquel il joint un de ses pâtés de marrons de Lyon piqués 
de citron, bardés de melon d*eau, et dont la croûte est 
d'amandes *. 

1. Petites Affiches. Décembre 1700.— 2. Id, Décembre 1789. 



122 ..LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 



VI. 



Maury. Grégoire. L'évêque d'Autun. L'abbé Fauchet. — Sortie des couvents. 
La résistance. Le mysticisme. — Le serment. — La Journée du Vatican 
ou le Mariage du Pape. — Mariage des prêtres. 



Dépouillé de ses biens, frappé dans sa puissance tem- 
porelle, le clergé avait encore sur les esprits d'immenses 
moyens d'action et de grandes influences. Ce fut lui qui se 
chargea de résister et de lutter. La noblesse divisée, 
débandée, irrésolue, embarrassée, toute neuve dans les 
batailles de paroles et dans les campagnes de parlement, 
— le clergé se jeta au premier rang, animé jusqu'au bout 
des espoirs de la victoire. 

L'abbé Maury fut le vaillant qui conduisit la guerre. 
Violent, brutal même, porté aux colères de la Bible plutôt 
qu'aux mansuétudes persuasives du Nouveau Testament, 
l'abbé Maury avait la menace, il avait l'emportement, il 
avait la vigueur. Robuste de corps et d'âme, sans crainte 
aux pugilats de la rue comme aux duels de la dialectique, 
il y avait dans ce défenseur du clergé, jetant des cartels 
d'éloquence à Mirabeau, impatient dans sa fougue, quelque 



PENDANT LA RÉVOLUTION. «3 

chose de frère Jean des Entommeures. C'était lui qui fai- 
sait à cette question : « Comment se fait-il que vous haïs- 
siez si fort la révolution ?» — cette réponse : u Pour deux 
raisons : la première, et c'est la meilleure, c'est qu'elle 
m'enlève mes bénéfices; la seconde, c'est que, depuis 
trente ans, j'ai trouvé les hommes si méchants, en parti- 
culier et pris un à un, que je n'attends rien de bon d'eux 
en public et pris collectivement *. » C'était lui qui ral- 
liait la petite armée noire, couvrant les retraites, les 
défections en sonnant les charges sonores, souvent seul 
sur la brèche, mais la sauvant par l'imposant clairon de sa 
voix et la pompe mâle de sa parole. L'aide de camp de 
l'abbé Maury était un gros et gras viveur, buveur, man- 
geur, fort rieur, fort malin, courageux jusque par delà 
l'imprudence, une gaie caricature d'héroïsme, un Falstaff 
brave : le vicomte de Mirabeau ; et tous deux, ce fils de 
savetier que les pamphlets entourent d'un cortège de 
recarreleurs de souliers 2, et le Mirabeau -tonneau, ils 
courent les hasards de la tribune du Manège, la fortune 
des journaux, les périls du dehors, défendant la royauté 
par l'Église, forts contre les emportements des tribuns, 
audacieux contre les lois et la marche des choses. 

Ce fut en lui-même que le parti du clergé trouva sa 
défaite ; et ce furent quelques-uns de ses membres qui lui 
portèrent les coups les plus rudes, les blessures les moins 
guérissables. Ces membres furent l'abbé Grégoire, l'évéque 
d'Autun et l'abbé Fauchet. — L'abbé Grégoire apportait à 
la philosophie les armes de l'Église : les habiletés et les 
expériences de la dialectique. — L'évéque d'Autun appor- 



1. Mémoires de Lombard de Langres, Vol. II. 

2. VOmbre de mardi gras ou les Mascarades de la cour. 



124 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

tait moins : il apportait sa conscience. Une caricature le 
représentait en Cupidon boiteux à la toilette de M"® de 
Staël en Vénus , promenant son regard des beaiuc yeux du 
tarif des assignats à la gorge de l'ambassadrice^. L'abbé 
Fauchet était un transfuge plus redoutable. 

Imagination tendre, esprit tout nourri de TÉvangile et 
se plaisant de préférence à la simplicité des premiers 
temps de TÉglise, cœur faible, séduit par Tambition de 
jouer un grand rôle de charité, tête sans défense contre 
l'utopie, presbytérien sensible, Fauchet semblait un Fé- 
nelon révolutionnaire. Bonhomme même aux tentations, 
et s'en confessant au prochain pour être aidé à s'en dé- 
fendre, l'abbé Fauchet, invité avenir travaillera la terre 
de Villette par M"® la marquise de Grouchy, fort engouée 
de ses sermons, eut une si forte distraction de M"** de Con- 
dorcet, alors M"® de Grouchy, qu'il s'aperçut que l'amour 
lui venait. Il avoua son état à M"* de Grouchy, lui deman- 
dant protection contre lui-même, et fut renvoyé par elle : 
« Cela ferait, — disait-il naïvement de son aventureuse 
surprise, — un beau sermon sur le purgatoire *. » Prédi- 
cateur du roi, mais mal à Taise à Versailles, dans les poli- 
tesses des cours où les cœurs ne se donnent pas, il écrivait, 
au mois d'avril 1775 : « J'ai fait mon coup d'essai à la 
(( cour, il a eu tout le succès que je pouvais désirer. Je 
(( suis revenu de ce pays-là fort content d'y avoir été, de 
« pouvoir y retourner, et de n'y rester jamais. Ces gens 
« sont fort honnêtes , mais Dieu garde un pauvre homme 
« de fixer son séjour parmi eux. Les compliments ne leur 
« coûtent rien, mais des vertus il n'en est pas question. 
(( L'ennui siège là au milieu du faste et le sentiment y est 

1. L'Apocalypse, — 2. Feuille du jour. Novembre 1791. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 125 

(( étouffé par la politesse. Vivent la nature, la simplesse, la 
« candeur et Tamitié * ! » 

Parole douée d'onction, parole d'apôtre plutôt que 
d'orateur, attendrie, émouvante, et nouvelle après le bel 
esprit qui avait rapetissé la chaire, parole trouvant le che- 
min des convictions féminines, l'abbé Fauchet apportait à 
la révolution un enthousiasme, une éloquence et un para- 
doxe. Il voulait rattacher Dieu à son siècle, l'Évangile à la 
révolution, et la Pâque à la liberté. La philosophie, selon 
lui, était l'alliée de la Providence ; et il la révérait comme 
le saint instrument mis en œuvre par elle pour l'avéne- 
ment de l'humanité aux droits de l'homme et du citoyen. 
Dans ce système de conciliation de la révélation et de la 
raison, et de déduction de l'une à l'autre, il trouvait dans 
les livres saints l'excuse, que dis-je? la gloire des résis- 
tances présentes. Un plaisant appelait « ses prêcheries plé- 
béiocratiques » le Ciel et la Halle. Jusqu'aux plus osés 
hasards de la traduction, il allait ainsi, traduisant beati 
pauperes spiritu par bienheureux ceux qui ont Vesprit de 
pauvreté, c'est-à-dire d'égalité et de liberté^. Au reste, 
attaché à la religion catholique, croyant avec toutes les 
illusions, mais aussi avec toutes les sincérités d'une bonne 
intention, l'inceste qu'il lui imaginait avec la raison, un 
mariage. Il saluait la pensée comme la Vierge nouvelle du 
monde nouveau. « L'humanité était morte par la servi- 
tude ; elle s'est ranimée par la pensée, » disait-il à Notre- 
Dame. Il était le Pierre l'Ermite des croisades de la liberté. 
Et il avait pris tellement le peuple que les districts deman- 
daient que l'abbé Fauchet fût nommé grand aumônier de 
la commune, et qu'un journal patriotique motionnait pour 

i. Catalogite d'autographes, 8 avril 1844. 
2. LVbservateur. Septembre 1789. 



126 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

Tabbé Fauchet un sérail « d'une trentaine de femmes d'un 
patriotisme et d'une vertu avérés, afin d'avoir des petits 
Fauchet dont on fera des prêtres pour qu'ils soient bons^ » 
C'était l'abbé Fauchet qui pleurait à l'église paroissiale 
de Saint-Jacques et des Innocents les vainqueurs morts à 
la Bastille. Il bénissait les drapeaux à Notre-Dame, et, 
retraçant la corruption, le régime sacerdotal, le scandale 
passé, il appelait ses frères a à la plénitude de la vie 
morale. » Et Paris accourait, buvant ces paroles étranges, 
ces sermons qui montraient la révolution assise dans la 
main de Dieu. — A un sermon de Fauchet les chaises coû- 
tèrent 24 sous*. — Puis un jour, emporté par le mou- 
vement, du haut de sa chaire, Fauchet couronnait le 
Peuple-Christ : « C'est l'aristocratie qui a crucifié le Fils de 
Dieu^! )) — (( Tout pouvoir vient du peuple*, » disait-il 
encore. Il croyait ébranler si peu la religion, que les apo- 
stasies lui étaient un chagrin et une occasion de prosé- 
lytisme. Clootz s'étant de Jean-Baptiste débaptisé en Ana- 
charsis, Fauchet courait chez Clootz, proposant de lui 
démontrer sans réplique que la religion catholique est 
sainte et vraie, s'engageant, s'il succombait, à se débap- 
tiser, mais demandant, s'il avait l'avantage, que Clootz 
reprît son nom chrétien. Il lançait à la France le projet 
d'une religion nationale, catholicisme rationnel, main ten- 
due à tous ceux qui souffrent, code impossible de vertus, 
non bâti sur ce qu'est l'homme, mais rêvé sur ce qu'il 
devrait être. Clubs, banquets, églises, — tout retentissait 
de la voix inspirée et sans lassitude de ce terrible ennemi 

1. Je m'en /".... Conseils ou pensées de Jean Bart. Vol. II. 

2. Journal de Parts. Août 1789. 

3. La Guerre des districts ou la Fuite de Marat, par le comte de 
Boumay. — 4. Chronique de Paris, Novembre 1789. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 127 

du clergé, écouté des foules, des femmes et des intel- 
ligences; de ce Fauchet rassurant les consciences timorées, 
accommodant la dévotion aux idées nouvelles, promettant 
le paradis au patriotisme, ralliant les piétés étonnées 
et effarouchées autour du dieu du 14 juillet, tournant 
la croix contre la contre-révolution. 

Cependant les vœux sont abolis, la porte des couvents 
est ouverte; cela est une grande défaite du clergé. 

« Le pape et les moines finiront sans doute, — écrivait 
le roi de Prusse à Voltaire, le 12 juillet 1 777 ; — leur chute 
ne sera pas l'ouvrage de la raison; mais ils périront à 
mesure que les finances des grands États se dérangeront. 
En France, quand on aura épuisé tous les expédients pour 
avoir des espèces, on sera forcé de séculariser les couvents 
et les abbayes. » La prédiction du roi philosophe est réa- 
lisée. On suit le conseil que M"»® Roland écrivait à Lan- 
thenas, le 30 juin 1790 : — « ... Faites donc vendre des 
« biens ecclésiastiques. Jamais nous ne serons débarrassés 
« des bêtes féroces , tant qu'on ne détruira pas leurs 
« repaires. Adieu, brave homme; je me moque du siffle- 
(( ment des serpents. Ils ne sauraient troubler mon 
« repos*. » Le lundi 18 octobre 1790, l'administration des 
biens nationaux adjuge à la bougie éteinte les trois pre- 
mières maisons dont les enchères et publications ont été 
faites selon les décrets de l'Assemblée nationale *. Les 21, 
22 septembre 1791, rue et aux ci -devant Petits- Augustins 
a lieu la vente des ornements d'églises, « chapes, cha- 
subles, étoles, dalmatiques, tuniques, devants d'autel, de 



i. Catalogue d'autographes. Avril 1846. 
2. Feuille du jour. Janvier 1791. 



128 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

diverses étoffes et couleurs, partie brochés, galonnés en or 
et argent, aubes, rochets, surplis de chœur et de prédica- 
teur, nappes d'autel et amicts *. » 

Et tout un petit monde, hors du monde jusque-là, 
des joies , des lois du monde, brusquement délié de sa 
vie, de son habitude, de son vœu, est jeté au siècle, sans 
Texpérience, transfuge tout à coup de la communauté, 
recrue de la société. — A Paris , c'est une quarantaine de 
couvents d'hommes, dans lesquels la liberté entre, dotant 
augustins, bamabites, bernardins, capucins, carmes, cé- 
lestins, chartreux, cordeliers, feuillants, jacobins, mathu- 
rins, minimes, oratoriens, prémontrés, récollets, de la dis- 
position d'eux-mêmes , de TafiFranchissement de leurs 
consciences, et d'un avenir laïc. Il ne reste dans ces mai- 
sons, hier florissantes et peuplées, que quelques vieillards 
habitués à ce train de discipline, vieillis entre ces vieux 
murs, et qui ne veulent pas se résigner à porter dans le bruit 
et les nouveautés du monde le peu de jours que la vie 
leur promet. Mais toutes ces jeunesses, détournées de leur 
cours, vouées à Dieu sans les grâces efficaces et persis- 
tantes d'une réelle ferveur, ces vocations attiédies ou 
mortes, et ces scandaleux qui avaient pris la robe mona- 
cale comme un manteau de luxure et de paresse, saisissent 
l'occasion offerte, et sortent en troupes dans les rues. 

Le décret de l'Assemblée nationale fait au peuple les 
joies d'une mascarade, et on aurait cru qu'une providence 
municipale voulait remplacer le carnaval défendu. 11 faudrait 
un Rabelais pour dire « cette moinante moinerie » soudain 
déguisée en costume humain ; tous ces pères Didace fai- 
sant, dans le cloître, si souvent arpenté, leur dernière pro- 

1. Petites Affiches, Septembre 1791. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 129 

menade, déjà en culotte bleue et en frac anglais* ; tous ces 
macérés secouant leurs vœux pour courir d'un pas vif aux 
droits de leur nouvel état de citoyens, et ces pipes fumées 
sur les boulevards par de jeunes bénédictins, à qui, hier, 
les vieux supérieurs ne voulaient pas laisser couper la 
barbe. — Tel est le zèle à sortir, que le 13 février 1790, 
à huit heures moins un quart, le soir, quand TAssemblée 
se sépare après avoir voté le décret de suppression des 
vœux monacaux, un député est abordé par un capucin, 
dont le premier mot est: a Saint-François est-il f.....? — 
Et quelque chose de plus, reprend le député. — Bon I vivent 
Jésus, le roi, et la révolution I » 

Sur les places, dans les rues, quels étranges dialogues: 
« Eh I que diable fais-tu donc avec ta robe ? Je vais te faire 
donner un habit et un sabre. )> Les barbiers sont envahis 
par les frères barbus qui veulent se mettre au goût du 
jour : « Monsieur le frater, ne lui coupez pas toute sa 
])arbe, — dit Tun déjà à la mode, -- laissez-lui deux 
moustaches*. » Des capucins de la rue Saint-Honoré, dé- 
sireux de se conformer au décret de l'Assemblée, implorent 
la protection de la commune. La commune arrive , 
escortée de barbiers; et la communauté, en présence de 
la commune, passe par le rasoir, le peigne, la poudre, et 
le fer à toupet. Les souliers apportés sont chaussés; et la 
cérémonie se termine par une procession aux friperies des 
piliers des Halles, où les capucins ôtent leurs casaques, et 
prennent, à bon compte, la livrée du siècle ^ Ce n'était 
pourtant point par l'exagération des scrupules que pé- 
chaient les capucins. C'était un capucin qui paraissait au 



1. VHermite sans soucis, — 2. Id. 
3. Annales patriotiques. Avril 1790. 



130 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

spectacle avec sa longue barbe et Thabit de son état , et 
que Ton couvrait d'applaudissements. C'étaient des capu- 
cins qui s'en allaient avec des filles , au Lyon d'or, ou à 
Clichy, encore vêtus de leurs mandilles, baptisant leur vie 
nouvelle du vin de la débauche ^ Des capucins s'enga- 
geaient dans la milice nationale, comme sapeurs, prenant 
les sobriquets de la Terreur, Tranche-Montagne, pour com- 
pléter leur métamorphose. Et certaines belles patriotes de 
leur reconnaître « infiniment' plus de grâce sous la hache 
et le bonnet de poil, qu'elles n'en trouvaient autrefois aux 
petits-maîtres sous la poudre rousse, et aux abbés mi- 
naudiers sous leurs habits musqués*.» A tous ces moines, 
évadés du bercail, la révolution , ouvrière d'activité, offre 
mille gagne-pain, qu'ils soient instruits ou vigoureux : ils 
ont les arts, le commerce, l'agriculture, — ils vont avoir la 
guerre — pour faire œuvre de leur corps ou de leur intel- 
ligence. Le plus grand nombre dont l'esprit avait vécu 
dans l'élude , — et entre autres les bénédictins de Saint- 
Maur, — offrirent de se charger d'une éducation. D'anciens 
supérieurs demandaient à être placés dans une maison 
pour enseigner à des enfants la lecture, l'écriture et la 
grammaire; d'autres, à tenir les livres de comptes; d'autres, 
à être à la tête d'une bibliothèque. Presque tous, contents 
de la petite rente votée par l'Assemblée, ne voulaient que 
la table et le logements Quelques-uns continuèrent le 
commerce en vogue de la communauté : deux carmes 
firent annoncer qu'ils composaient toujours l'eau de mé- 
lisse, dite des Carmes; d'autres, qu'ils fabriquaient, rue 
Traînée-Saint-Euslache, le sucre et le sirop d'orge re- 

1. Journal de la Cour. Janvier 1791. 

2. Journal de la Mode et du Goût, par M. Le Brun. 2* cahieri 
Mars 1790* — 3. Petites Affiches. 1700. Passim. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. i3l 

nommés de l'abbaye de Moret ' ; un autre , qu'il cultivait 
toujours, et fournirait, comme par le passé, la salade 
dite des Petits- Pèr es ^. Il en fut un qui prit une car- 
rière toute neuve. L'aflSche du théâtre de Monsieur, du 
10 juin 1790, annonce que dans les Rxises de Frontin, 
opéra français, « un acteur qui n'a jamais joué sur aucun 
théâtre débutera dans le rôle de Géronte. » Le Géronte 
était un moine®. 

Pour les femmes, ce ne fut point le même scandale ni 
le même éclat. Plus faibles que les hommes en face des 
habitudes, plus gardées et retenues par le passé, elles 
éprouvèrent un combat plus long entre les voix du monde 
et les voix de la retraite, quoique chez elles la vocation 
fût plus souvent imposée que volontaire, et le vœu un lien 
de nécessité plutôt qu'une attache de choix. Familiarisées 
toutes jeunes avec le couvent, elles avaient plié leurs goûts 
naissants à ces jours sans plaisirs, mais sans chagrins, à 
cette vie terne et benoîte de petites prières, de petites pri- 
vations, de douces et recueillies béatitudes. Le couvent 
leur était devenu une famille ; elles s'étaient trouvé la con- 
solation de n'être rien au siècle, en étant toutes à un Dieu 
souriant, et entouré d*une gentille cour d'anges ; el elles 
se laissaient vivre, dans les tranquillités d'une sûre exis- 
tence matérielle, frisant des chérubins, découpant des 
agnus, ourlant des rabats, chantant des oremus, bordant 
de petits lits pour de petits Jésus *. Douces filles! avant de 
se jeter violemment dans ce siècle, parlant fort , parlant 

i. Petites Affiches. Décembre 1790. 

2. Remarques historiques et critiques sur les abbdyes, par Jacque-» 
mart. 1792. 

3. Chronique de Paris. Juin 1790. 

4. Journal de la Mode, 6« cahier. 1790. 



132 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

gros, dans ce monde à la Duchéne, Thésitation n'était-elle 
pas naturelle à ces pudiques raffinées qui avaient inventé 
de dire le modeste d'un artichaut, pour le fond d'un arti- 
chaut*? 

Moins instruites d'ailleurs que lès hommes des agita- 
tions, des bruits du dehors, mieux défendues contre les 
nouvelles, elles n'avaient pas ces espoirs de liberté allumés 
dès le commencement de la révolution, et ces soifs de 
sortie chaque jour accrues. Puis les supérieures faisaient 
bonne garde autour de leur troupeau , et bonne guerre à 
celles qui écoutaient venir la réalisation de leurs espé- 
rances mondaines. Pied à pied, dans les soixante couvents 
et communautés de filles , les âmes chancelantes , et pen- 
chant vers la société, lui furent disputées. Ni rigueurs, 
ni menaces, ne furent épargnées. Pour avoir imprudem- 
ment parlé de la possibilité de supprimer les ordres mona- 
stiques, trois religieuses de TAve-Maria étaient condamnées 
à manger leur riz avec un cure-oreille *. Les alarmes fu- 
rent jetées aux consciences : l'enfer fut promis à celles 
qui sortiraient. La mère Saint-Clément, religieuse professe 
de l'Hôtel-Dieu de Paris, ayant laissé transpirer le désir de 
profiter des décrets de l'Assemblée nationale , était en- 
fermée et maltraitée ^. A beaucoup de religieuses , les dé- 
crets furent cachés. Une religieuse de la rue Neuve-Saint- 
Étienne écrivait qu'elles n'avaient pas été consultées, et 
que, sur vingt-deux, douze revendiquaient la liberté*. Et 
si pas un journal n'entrait dans les couvents de femmes, on 
y répandait avec profusion : l'Adresse aux Provinces, Our 

i. Dictionnaire néologique. 

2. L'Observateur, Août 1789. 

3. Journal de la Mode, 5« cahier. Avril 1790. 

4. Chronique de Paris, Janvier 1790. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 133 

vrez donc les yeux^ Jésus-Christ offensé^. Entre les évêques, 
les grands vicaires, les abbesses , une coalition s*était 
formée; et l'absolution, refusée par le confesseur à celles 
qui se confessaient de vouloir profiter des décrets u dia- 
boliques » de TAssemblée nationale , les faisait connaître 
aux supérieures pour mauvaises brebis, lors de la com- 
munion. — En dehors de ces manœuvres et de ces vio- 
lences, une chose retenait les femmes par-dessus tout : la 
pudeur, un délicat désir d'être forcées et non autorisées 
seulement à quitter leur règle. 

Peu sortirent d'abord, malgré tous les appâts de la vie 
sociale, malgré l'autorisation de la coquetterie par les fêtes 
du monde, de l'amour par le mariage, du bonheur par la 
maternité. Pour une qui, en septembre 1789, était venue 
du monastère d'Argenteuil réclamer contre ses vœux de- 
vant la grand'chambre, et parler presque aussi longtemps 
que son avocat*; pour quelques-unes qui se montrèrent 
au Champ de Mars donnant le bras à deux officiers ' ; pour 
celles-là qui, aussitôt le décret rendu, coururent occuper 
le logement qu'elles avaient retenu, deux mois d'avance, 
dans l'impatience de leurs prévisions *, — un gi'and nombre 
de religieuses continuèrent quelque temps leur mort au 
siècle. Lemaire haranguait a ces bégueules qui s'envelop- 
pent la tête avec des crêpes, » et leur disait a qu'elles n'a- 
vaient pas reçu deux jolies gourdes de la nature pour 
être éternellement ensevelies sous une guimpe, mais bien 
pour alimenter de petits poupons, mais pour être pressu- 
rées par de petites menottes bien tendres, mais pour hu- 
mecter des lèvres innocentes couleur de rose, auxquelles 

1. Journal de la Mode, 2« cahier. Mars 1700. 

2. Chronique de Paris. Septembre 1789. 

3. Journal de la Cour. Juill. 1790. — 4. L'Observateur. Janv. 1790. 

8 



134 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

il est bien doux d'apprendre à balbutier le beau nom de 
maman et de liberté *. » La soi-disant ex-relipfieuse de 
Tabbaye de Saint-Antoine, M"« de Verte-Allure, leur criait : 
« Au diable grille et verrous ! Au diable Tincommode 
guimpe I Mille fois puisse griller au feu d'enfer, et bouillir 
dans l'huile, l'impertinente et laide radoteuse qui, par co- 
quetterie, fonda la première l'usage du voile I * » Les 
vierges restaient voilées, et ne quittaient pas encore « l'ha- 
bit saint pour la lévite, la guimpe pour un pouf, les san- 
dales pour les mules, les matines pour l'Opéra, et Vlmita- 
lion pour VArt d'aimer^, » 

Le théâtre avait trop alors l'autorité et les devoirs d'un 
éclaireur de l'opinion pour ne pas parler : le théâtre parla 
donc sur la question des couvents et des vœux, beaucoup, 
longtemps, en prose, en vers, en ariettes et en vaudevilles. 
— Au Théâtre de la Nation, le Couvent ou les Fruits du ca- 
ractère *, une comédie d'un M. Laujon, avait la première 
apporté sur les planches la représentation exacte d'un cou- 
vent, le parloir, les grilles, l'intérieur du cloître. — Quel- 
ques mois après , Fiévée donne aux comédiens italiens les 
Rigueurs du cloître, pièce prototypique des pièces de cou- 
vent : vœux forcés de Lucile, Lucile amoureuse, torches 
et procession funèbres de la communauté, Lucile dans un 
in-pace, où elle vivra de pain et d'eau jusqu'à la fin de ses 
jours, Lucile délivrée par son amant, et chœur général *. 



1. Lettres de Duchéne, 

2. Au diable les jureurs. — 3. VObservatêur, Février 1790. 

4. Le Couvent ou les Fruits du caractère et de l'éducation. Théâtre 
de la Nation, !« avril 1790. 

5. Les Rigueurs du cloUre, comédie en deux actes et en prose mêlée 
d'ariettes, représentée pour la première fois par les comédiens italiens 
ordinaires du roi, 23 août 1790. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 135 

A la première représentation des Victimes cloîtrées au 
Théâtre de la Nation, un spectateur, saisi d*horreur pour 
un personnage odieux joué avec talent par Naudet, s'écrie : 
« Aux enfers, ce monstre-là I » Son voisin apprend au pu- 
blic que rinten'upteur est une victime du cloître ^ ; et Du- 
laure invite les spectateurs qui resteraient encore partisans 
du monachisme à aller voir, dans la maison des capucins 
de la rue Saint-Honoré, les deux oubliettes à gauche en 
entrant, où est encore le bois de lit d'un malheureux con- 
damné à y mourir *. — Plus tard, quand les couvents fu- 
rent vides et la cause gagnée, le théâtre laissa le drama- 
tique pour le licencieux, et le plaidoyer pour le rire. Dan- 
tilly écrivit le Couvent de Copenhague, où Tévêque avait une 
intrigue avec la supérieure, le jardinier avec la novice, et 
le directeur avec une religieuse ^. Les Sœurs du pot ou le 
Double rendez-vous, le Mari directeur, la Partie carrée^ les 
Dragons et les Bénédictines, les Dragons en cantonnement, — 
furent autant de contes de La Fontaine grossiers comme 
des vaudevilles, des rêves de corps de garde écrits par des 
Gresset républicains, dont l'ordinaire décor était d'un côté 
« un jardin de moines au fond duquel est une grotte, » et 
de l'autre a un jardin de nonnes dans lequel est un banc 
de gazon *. » 

La milice nationale avait été tout émue et excitée par 
le beau rôle de l'amant de Lucile dans les Rigueurs du 
cloître, venant la tirer de cachot en costume d'officier mi- 
licien, suivi d'un détachement de son district. Une reli- 
gieuse se mourait de consomption, retenue au couvent de 

1. Feuille du jour. Mars 179L 

2. Chronique de Paris, Mars 1791. — 3. Id, 1790. 

4. La Partie carrée, opéra-folie en un acte. Théâtre de la rue Fey- 
deau, 27 juin 1793. 



136 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

l'Assomption, à deux pas de la salle des Feuillants. La 
garde du district des Jacobins, à la tête de laquelle marche 
Manuel, lève toutes les difiicultés, et donne volée à Toiseau 
malade * ; et ce fut par de pareilles libérations armées que 
les couvents de femmes achevèrent de se vider. La popu- 
lace voulut aussi hâter les déménagements ; elle se mit à 
fouetter publiquement les religieuses, pour leur apprendre 
à être citoyennes, et sans les gardes nationaux, toutes les 
pauvres malheureuses, entêtées dans l'observance de leurs 
vœux, eussent passé par les mains des poissardes et des 
forts de la Halle ^. « 11 est heureux, — disait, de ces bru- 
talités, un homme d'esprit indigné, — qu'on sente qu'une 
religieuse timide ne mérite pas d'être pendue pour craindre 
d'être damnée ^. » 

Peu à peu les couvents se dégarnirent. Les couturières 
firent, pour un peu sauvegarder du choc de la mode mon- 
daine ces nonnes dépaysées, et les apprivoiser aux toilettes, 
des robes à la Vestale en linon *. Le mariage en convertit 
le plus grand nombre à la nation. Celles-là firent insérer 
dans les Petites-Affiches : « Une demoiselle sortant du cou- 
vent, sachant blanchir, repasser et coudre, demande une 
place près d'une dame seule, ou demoiselle. » Et ce fut 
alors que l'on offrit aux tables des restaurants rÉpitre du 
Cordelier qui s'est fait comédien, à la Carmélite marchande 
de modes ^. 

Pour prévenir ce grand échec, l'abbé Maury et ses par- 
tisans avaient de longue main et à petit bruit préparé les 

1. L'Observateur. JmWQiildO. 

2. Journal de la Cour, Avril 1791. — 3. Feuille du jour. Avril 1791. 

4. Journal de la Mode, Mars 1790. 

5. Nouveau Paris ^ par Mercier. Vol. VI. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 137 

esprits à un grand coup. Les consciences avaient été tra- 
vaillées ; et la chaire recommençait les véhémences de la 
Ligue, animant les mécontentements, et les poussant à la 
révolte. Le curé de Saint-Sulpice prêchait tout haut contre 
les innovations, disant la France et la religion perdues. Le 
curé de Saint-Étienne du Mont, — celui-là que ses parois- 
siens avaient vu pendant quarante jours de l'hiver couché 
par terre, sur les dalles de l'église, — exhortait les fidèles 
à faire, pieds nus, une procession au mont Valérien, pour 
demander à Dieu de réhabiliter la religion et de réintégrer 
les prêtres dans le respect qu'on leur refusait. A Notre- 
Dame, en cette assemblée annuelle de tous les maîtres et 
maîtresses de pension convoquée par M. Le Chantre, éco- 
lâtre des écoles des deux sexes, un chanoine de Notre- 
Dame n'avait pas craint de s'élever vivement contre le 
nouvel ordre de choses ^ 

Mais c'était surtout dans l'intérieur des familles, dans le 
for de la société, que le clergé poussait sourdement son 
œuvre, en quête d'appuis pour sa domination menacée. 
Ayant pour lui l'intérêt qui s'attache au rôle de persécuté, 
il prenait, il envahissait, il faisait toutes à lui, les ûmes 
sans décision, éveillant les remords, attisant, dans le mys- 
tère et l'ombre, les colères venues des froissements de l'in- 
térêt ou du rang, tournant vers sa cause et recueillant dans 
sa main toutes ces hostilités armées contre la révolution. 
Et surtout, les femmes lui étaient des alliées faciles et pré- 
cieuses : il entrait en leurs faiblesses, pour les mieux con- 
quérir, répandant en ces cœurs ambitieux de dévouements 
et de sacrifices les semences des héroïsmes de la foi. — 
Le soir, les portes fermées, la famille au complet, les do- 

1. L'Observateur. Mai 1790. 



138 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

mestiques réunis, récitaient à genoux : l'Amende honorable 
à Jésus-Christ, pour désarmer les colères célestes. C'était 
V Association des quarante heures pour demander à Dieu le 
rétablissement de la foi, des mœurs et du règne de Jésus- 
Christ en France, — brochure que colportait partout la 
comtesse de Carcados *. C'était une belle prière qu'on dis- 
tribuait gratuitement dans l'intérieur de Saint-Gervais *. — 
Apprend-on que l'abbé Fauchet doit venir prêcher le ca- 
rême à Saint-Roch, les dévotes du haut monde signifient à 
leurs domestiques la défense d'aller entendre aucun sermon 
à cette paroisse ^. Elles se rendent au sermon des Écoles 
chrétiennes, où les frères ignorantins prêchent à l'enfance 
le panégyrique du régime passé. On appelle la colère de 
Dieu sur l'abbé Maugé, qui vient de faire soutenir à ses 
élèves une thèse philosophique sur les droits de l'homme 
et du citoyen, avec cette épigraphe : Suscitavit Dominus 
judices qui liberarent eos de manu vastantium *. Quand le 
principal du collège Louis-le-Grand accommode son ensei- 
gnement selon les décrets de l'Assemblée, le programme 
affiché à la porte de la Sorbonne est déchiré ; et ce sont 
des neuvaines à Saint-Sulpice pour demander à la Vierge 
qu'elle intercède auprès de son divin Fils afin d'obtenir une 
contre-révolution*. — Les esprits ainsi «préparés, alarmés, 
au saint temps de ce carême de 1790, où la confession 
donnait encore plus de ressort aux influences, et où la 
communion était faite le prix des bons principes politiques 
et religieux, l'abbé Maury crut- le moment venu, et lança 
à la tribune de l'Assemblée nationale l'évêque de Nancy qui 
proposa de décréter « que la i^eligion catholique, apostolique 

1. L'Observateur, Mai 1790. — 2. Je m'en /".... Vol. L 
3. Chronique de Paris. Février 1791. — 4. Id. Mars 179L 
5. Id. Août 1790. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 130 

et romaine était l'a religion ds VÈtat. » — « Nous les te- 
nons! — crie alors triomphalement l'abbé Maury. — La 
motion sur la religion est une mèche allumée sur un baril 
de poudre. Si elle est adoptée, la victoire est à nous ; et 
tout est à remettre en question. Si elle ne Test pas, nous 
protesterons et nous irons faire sanctionner cette protesta- 
tion par le roi ; s'il est assez pusillanime pour refuser, nous 
irons dans Paris ; nous monterons jusque sur les toits pour 
crier que la religion est perdue, que le roi trahit la cause 
de la religion, et que TAssembléenationale trompe le peuple 
et perd la France ^ » Mais là encore, l'abbé Maury trouva 
Grégoire et l'évêque d'Autun, assez bons tacticiens pour 
comprendre la portée de cette grande manœuvre. L'Assem- 
blée passa à l'ordre du jour. 

Le clergé songea à une dernière ressource : habile à 
profiter de la disposition des esprits, il imagina de les ga- 
gner à lui par le mysticisme que font naître et développent 
chez l'homme les grandes secousses des sociétés. Il voulut 
retourner contre ses. ennemis l'arme occulte de l'illumi- 
nisme, et appela le merveilleux, le miraculeux même, 
comme dernière raison, contre les décrets philosophiques 
du Manège. 

Le terrain était préparé : la secte des martinistes, émi- 
grée de Prusse avec Pernetty, comptait plus de dix mille 
personnes, faisant chaque jour, à Paris, des prosélytes à 
son dogme de soumission : « U insurrection contre les rois 
est un crime; quand ils sont bons, c'est un présent du ciel; 
quand ils sont mauvais, c'est un châtiment *. » Les confes- 
seurs de cet évangile de patience, agenouillant l'homme 
devant le maître, comme le chrétien devant Dieu, tentaient 

i. L'Observateur, Avril 1790. — 2. Journal de la Cour, Janv. 179L 



440 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

d'atténuer le retentissement et la persuasion des prônes 
patriotiques de Tabbé Fauchet; ils disaient que saint Jean- 
Baptiste était apparu à l'abbé Fauchet, et Tavait touché au 
front, en prononçant ces mots : « Tu abandonnes la cha- 
rité chrétienne que je n'ai cessé de prêchera mes disciples; 
je te livre au délire de tes opinions, et elles auront si 
peu de suite, que personne ne te croira et que tu devien- 
dras la fable de la populace *. » 

Les esprits mis en éveil parle récit de ces surhumaines 
aventures et la propagation de ces doctrines mystérieuses, 
l'évêque de Babylone fait venir du Périgord une paysanne 
prophétesse nommée Brousse. Le bruit s'était fait autoui 
de cette fille, qui, disait-on, avait prédit en 1779 à Dom 
Gerle qu'il serait député en 1789, et qui mandait à l'Assem- 
blée nationale, en 1790, par la plume d'un prêtre nommé 
Drevet, que si l'on refusait d'employer les moyens qu'elle 
indiquerait, il en coûterait à notre nation la plm terrible 
saignée. Les écrits catholiques se répandent alors en élé- 
vation et glorification des prophéties : « La prophétie est 
une des preuves les plus frappantes et les plus solides de 
la religion chrétienne; elle porte par son accomplissement 
un caractère d'évidence auquel tout esprit raisonnable ne 
peut se refuser. Aussi saint Pierre met-il cette preuve au- 
dessus même des miracles : Firmiorem habemus propheti- 
cum sermonem^, » Ainsi annoncée. Brousse arrive ; mais le 
trépied de la rue du Cloître-Notre-Dame ne lui fut pas 
inspirateur ^. Elle avait annoncé qu'en mai 90, un grand 
signe paraîtrait au ciel; que l'Assemblée nationale, qui 
avait attenté à la religion et à la gloire de Dieu, serait dé- 

1. Journal de la Cour. Janvier 1791. 

'2. Prophétie de A/'^* Suzette de La Brousse concernant la Révolu 
tion française. — 3. Journal de la Cour, Mars 1791. 



I PENDANT LA RÉVOLUTION. 141 

< \ truite, et toutes choses remises en place *. A ces mer- 
1-. veilles, les femmes accouraient; elles s*éprenaient ; elles 
^ tombaient soudain convaincues et croyantes, spectatrices 
a-f d'abord, actrices ensuite de ces jongleries de bonne foi. Le 
r5 magnétisme devenait l'instrument des correspondances. 

S! Des jugements peu assis, ébranlés par les événements, 
^'\ s'exaltaient jusqu'aux extrêmes folies de l'illuminisme 
; monarchique et religieux; et au mois de juillet 1790, on 
nà'^ arrêtait deux inspirés qui prétendaient avoir vu la conju- 
sci^ ration du duc d'Orléans sur les tapisseries de Saint-Cloud, 
I::^ et qui de' leurs longues conversations avec la mère de 
t«:c Dieu, procurées par l'entremise de M"«'de Jumilhac, Tho- 
'.^yJ massin et Vassart, avaient tiré la résolution de sauver la 
eî>| monarchie, en récitant les paroles d'un écrit en caractères 
ini bleus posés sur leur cœur pendant la messe, et en ordon- 
r nant au roi de mettre son royaume sous la protection de 

' la vierge Marie, à l'imitation de Louis Xlll *• — Vers le 
même temps, Cazotte voyait auprès de la famile royale 
« une garde céleste, la même que celle qui environnait les 
^ rois d'Israël marchant dans la voie du Seigneur. » 

Autour du serment, retardé, remis, ajourné, longue 
' fut la résistance. Quand enfin elle devint rébellion, les 
prêtres parisiens furent forcés, pour monter en chaire, de 
jurer fidélité à la nation, à la loi et au roi; c'était se lier à 
' cette révolution ennemie et maudite; ce fut presque une 
insurrection des consciences. Il y eut des prêtres qui se 
révoltèrent tout haut en chaire, et plusieurs se prépa- 
rèrent, de bonne foi, au martyre. A Saint-Sulpice, M. de 
Pancemont montait en chaire, entouré de cinquante 

1. L'Observateur. Avril 1790. — 2. Jd. Juillet 1790. 



142 LÀ SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

prêtres, livrait aux peines de l'Église ceux qui osaient atta- 
quer les lois de TÉglise, refusait le serment, et ne devait 
qu'à Danton de se retirer vivant. A Saint-Germain, le curé 
absent déférait le serment. A Saint-Roch, Tabbé Thomas, 
dans les huées et les cris : Qu*on lepende ! fut plein d'éner- 
gie ; et le serment était refusé par les curés de Saint-Gei^ 
main-le-Vieux , de Pierre le Bœuf, de Saint-Landry, de 
Saint-Pierre des Arcis, de Saint-Barthélémy, de Saint-Roch, 
de Saint-Nicolas des Champs, de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, 
de Saint-Médard , de Saint-Paul. Le refus de serment du 
curé de Sainte-Marguerite avait été noble et avait touché les î 
spectateurs accourus à ces pantomimes à grand spectacle : 
« Que m'ôtera-t-on? — avait-il dit; — ma cure? C'est vous : 
qu'on dépouille, puisque tout ce que j'ai vous appartient. ^ 
La vie? J'ai quatre-vingt-deux ans, et ce qui me reste à . 
vivre ne vaut pas le sacrifice de mes principes I » et tra- 
versant le silence de la multitude émue, le vieillard était 
allé prendre une chambre garnie au faubourg Saint-Ger- 
main ^. — Mais des curés et vicaires démissionnaires, peu 
moururent si complètement aux agitations que le curé de 
Sainte-Marguerite. Les dévotes les accueillirent et les 
^recueillirent, empressées et joyeuses de ces prêtres domi- 
ciliés chez elles, de ces directeurs, et sous-directeurs tout 
à portée de leurs consciences * ; et de ces maisons, où les 
menées des douairières étaient mariées aux opiniâtretés 4 
de rancunes des prêtres, partirent les attaques contre les 
curés jureurs. Vérités, médisances, calomnies, — là furent 
aiguisées toutes les armes empoisonnées qui pouvaient 
tuer les prêtres nationaux dans l'opinion publique, et 



1. Feuille du jour. Janvier 1791. 

2. Annales patriotiques et littéraires de Mercier. Janvier 1791. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 143 

afirmer leur ministère. C'est de là que des imprimeries 
landestines jetaient dans !a rue les Brefs du, pape, et De 
ipart de la Mère Duchesne les Anathèmes tres-ènergiques 
ontre les jureurs. Voici de la négociante en vieux cha- 
eaux, le style de plainte : « Ce que le bon Dieu a fait une 
}is, n'a pas besoin d'être raccommodé par des hommes... 
«s v'ià, — disait-elle en parlant de la nouvelle organisa- 
ion du clergé, — lesv'là qui envoient faire f...., j' n' sais 
ombien de paroisses pour les remettre en plus petit 
ombre. Après ça, oui, faites votre religion! i' faudra faire 

in chemin d* b pour trouver un prêtre et une église. » 

le sont, murmurés à voix basse aux oreilles des femmes 
lu peuple, des méfiances et des discrédits répandus; — 
|ue le corps de Jésus-Christ ne passe pas dans l'hostie 
onsacrée par les prêtres assermentés ; que le cardinal de 
iOménie refuse à l'archevêque de Paris son visa, formule 
jécessaire pour légitimer l'exercice des fonctions épisco* 
)aies; que recevoir la communion d'un jureur, c'est rece- 
oir Tenfer dans son corps *, — ainsi que disent aux 
naïades les sœurs de l'hospice des Incurables; et que la 
.oire débordée, c'est la colère de Dieu contre les décrets ^. 
)ans les chapelles de ces maisons de refuge, les évêques 
lestitués confèrent l'ordination à de jeunes ecclésias- 
iques ^. Chez les dévotes dépourvues de chapelle, c'est 
(uelquefois un trictrac qui sert de table sainte pour dire 
a messe *. — Mille petites vengeances sont mises en jeu. 
.es jureurs ont leurs carreaux assaillis de pierres, toutes 
eurs sonnettes carillonnantes; et Tévêque de Marolles 
l'entend plus, quand il passe dans le faubourg Saint-Ger- 

4. Chroniqm de PariSi Juin itOl. 

2. Lettres patriotiques, N° 18. — 3. I^euille du jour. Mars 1791. 

4. Lettres patriotiques. 



iU LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

main, que marchands de fromages de Marolles, criant leurs 
fromages sous son nom *. 

Dans cette anarchie de l'Église, le rite s'altère. Les for- 
mules du culte sont livrées aux variantes des desservants 
patriotiques. Dès octobre 1789, à Versailles, une partie des 
troupes parisiennes ayant été passer la nuit dans l'église 
Saint-Louis, un abbé, député du clergé à l'Assemblée na- 
tionale, survient le matin qui leur demande la permission 
de dire une messe en actions de grâces de leur heureuse 
entrée à Versailles; et après le Credo, au lieu du Dominus 
vobiscum, Tabbédit à haute voix : Vivent le roi et la national 
Les prières sont « mises au pas, » le Domine salvum fac 
regem devient le Domine salvam fac gentem ^ : et ce sont 
grandes colères contre les prêtres feuillants, qui, à la messe 
des Tuileries, ont conservé l'ancien vœu aristocrate *. — 
Lorsque l'obligation du serment a désorganisé le clergé; 
lorsque <( le grave doyen de la cathédrale, à la tête du 
Irès-vénérable chapitre, est délogé ; » lorsque « toutes les 
petites écrevisses, appelées enfants de chœur, tondus 
comme des œufs, et qui chantaient fin comme des che- 
veux, sont délogés, ayant à leur tête les serpents, les 
basses -tailles, les haute -contre et les bedeaux, et lesî-^ 
baleiniers et le suisse ^, » — les célébrateurs manquant aux 
offices, — les gardes nationales les remplacent. Ainsi, à la 
paroisse de Saint-Jean-en-Grève, comme il ne se trouve pas 
un seul prêtre pour commencer les vêpres, on fait venir 
un religieux pour officier, et les miliciens de service à la 
maison commune accourent chanter les psaumes. A Saint- 
Gervais, à Saint-Roch, à Saint-Sulpice, de même « le chœur 

1. Journal de la Cour. Mars 179L — 2. îd. Octobre 1789. 

3. Annales patriotiques. Juillet 1790. — 4. Id, Novembre 1790. 

5. Lettres patriotiques, N» 33. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 145 

est rempli par des soldats-citoyens sans armes qui entou- 
rent le lutrin enchantant les louanges de Dieu *. » -vt^o' 

La Révolution, qui supplée au clergé par la milice, 
répond à ses hostilités par la force, la planche aux assi- 
gnats, rironie. La force agit, la planche aux assignats per- 
suade, Tironie détache. C'est au pape même que vise la 
voltairienne moquerie. L*efiigie du pape brûlée, en son 
costume sacerdotal, au Palais-Royal, est un suffisant spec- 
tacle d'émancipation; mais ce n'est pas une satisfaction 
complète des ressentiments qui se rappellent, à l'arrivée de 
M"« de Polignac à Rome, et les prières publiques, et la plus 
grosse cloche sonnant une heure après le soleil couché, et 
tout le peuple récitant par l'ordre du pape, dans les 
églises, les maisons, la rue, pendant une demi-heure, des 
Ave Maria pour le salut de la France *, 

La Journée du Vatican, ou le Mariage du Pape, comédie- 
parade en trois actes, avec ses agréments, pièce non encore 
jouée, mais circulant imprimée, met le ricanement de 
Paris autour du trône de saint Pierre. C'était le pape Bras- 
chi d'abord, ainsi monologuant ; « Il faut que le pape se 
mêle des affaires de l'Église attaquée de tous côtés. Quel 
nom donner à cette Assemblée nationale ? Encore si je pou- 
vais... si j'osais... Oh! non... ils se moqueraient de mes 
excommunications! — Frappant du pied. S'aviser de me 
dépouiller des annates!... ne me faire concourir à rien! . 
Mariage des prêtres, divorce, renvoi des moines, ils n'en 
finiront pas! » C'étaient M"^ Lebrun et M"« de Polignac, 
travesties en femmes des Porcherons, soupant en désha- 
billé de pudeur avec le saint-père, lui disant : « Allons! 
papa, de la gaieté ! » sans façon demandant aux abbés- 

1. Révolutions de Paris. Janvier 1791. 

2. L'Observateur. Septembre 1789. 



146 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

servants gelinoUes, ortolans et truffes, sablant le Cham- 
pagne « père des bons mots, » tutoyant Braschi de Tœil, 
de la parole et du geste ; c'était Demis, chantant la chan- 
son à rire; l'archevêque de Paris Juigné, un peu inquiet 
du scandale, et s'informant entre deux rasades : « Avez- 
vous des journalistes ici? » C'était le pape ivre et libertin, 
« le sacristain de saint Pierre devenant philosophe, » pré- 
sidant le saint-siége dans les fumées du vin , acceptant la 
constitution et dansant, à la dernière scène, une fandango 
avec la duchesse de Polignac * ! 

« Le mariage de prêtres! » faisait dire au pape l'étrange 
vaudeville. — En effet , les prêtres se mariaient. — Les 
clubs, après avoir agité la question de faire gardes natio- 
naux les prêtres, avaient élevé celle de les faire citoyens, 
c'est-à-dire, époux et pères. Au club de Saint-Étienne 
du Mont, l'abbé Cournand, professeur de littérature fran- 
çaise au Collège Royal, avait été le promoteur de cet 
amendement. Le concile de Trente avait discuté six mois 
pour résoudre cette question. Le club de Saint-Étienne y 
consacra trois séances, qui firent presque émeute à Paris, 
et remplirent l'amphithéâtre de Navarre d'athlètes et de 
spectateurs passionnés. Ceux-ci invoquaient pour le ma- 
riage des prêtres l'intérêt public des bonnes mœurs et de 
la religion : « Faut-il condamner les prêtres à faire le vœu 
antisocial» antipatriotique du célibat, c'est-à-dire de nul- 
lité, de stérilité absolue, semblables à ces friches honteuses 
qui couvrent une terre ingrate, ou qui attestent l'igno- 
rance et la paresse de ceux qui les possèdent *? » — Ceux- 

1. La Journée du Vatican, ou le Mariage du Pape, comédie^parade 
en trois actes, avec ses agréments, jouée à Rome sur le théâtre delà 
Liberté, le 2 avril 1790. 

2. Le Mariage des Prêtres. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 147 

là répondaient : « C'est tomber dans la damnation que de 
violer la foi conjugale donnée à Jésus-Christ, » attestant la 
discipline de l'Église sur le mariage des prêlres, attestant 
le concile d'Elvire, concile de Néocésarée, second concile 
de Carthage, doctrines de saint Épiphane, de saint Jérôme 
et de saint Syrice ^. Les tenants du mariage ripostaient 
par le canon des apôtres, saint Paphnuce, le concile de 
Nicée en 325, le neuvième canon du concile d'Ancyre. 
«D'ailleurs, — disait un orateur terrible, — qu'est-ce 
qu'un concile? — Une assemblée d'aristocrates. » Un autre 
appuyait le mariage « pour imprimer à la morale des 
prêtres je ne sais quoi de plus onctueux et de plus 
aimable. » Un autre citait, contre les pères de l'Église, les 
pères de la philosophie : « Voyez, en France surtout, ces 
téméraires, ces malheureux qui font vœu de n'être pas 
hommes : pour les punir d'avoir tenté Dieu, Dieu les aban- 
donne; ils se disent saints, et ils sont déshonnêtes ^. » £t 
un brutal, pour engager les prêtres « à cultiver le monde, n 
disait du célibat « que le grand faiseur d'animaux l'a 

proscrit par un précepte b sage, en nous disant à 

tous de pulluler légalement ^. » ^^-^'' 

Tous ces arguments, ces discours, ces conseils, ver- 
saient l'huile sur le feu intérieur des pauvres aiguillonnés 
de la chair, tant et si bien, qu'un aumônier de la garde 
nationale parisienne, l'abbé Bernet de Boislorette, écrivait 
àFAssemblée nationale : « Nos seigneurs, nos vrais amis» 
je n'aurais que du pain et de l'eau, je serai heureux si 
vous déclarez que je peux avoir une femme : mon cœur 

1. Réclamation adressée aux évêques de France, 

2. Le Cri de la Nation à ses pairs, ou Rendons les prêtres citoyens i 
par Hugon de Basseville. 

3. Lettres patriotiques, N° 52. 



148 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

Ta choisie; pourquoi arrêter ma main? Sa sagesse me la 
demande, je ne puis la lui refuser. Comme je ne suis pas 
un ange, je cède sagement au vœu de la bonne nature ^ » 
L*abbé Cournand avait pris l'avance. Appuyé sur les termes 
du décret de l'Assemblée nationale qui considérait le ma- 
riage comme un contrat civil, il faisait de M"« Dufresne sa 
légitime épouse. Comme il présentait au secrétariat de la 
municipalité l'acte de mariage, son épouse au bras, surve- 
nait le pauvre Boislorette qui venait de faire un sermon où 
il avait intercalé une liste de tous les ecclésiastiques pris 
en flagrant délit *. M"« Dufresne était jolie, et elle promet- 
tait tant de bonheur, que l'aumônier de la garde nationale, 
pour suivre l'exemple de son confrère de Verberic, n'atten- 
dit pas la réponse de l'Assemblée ^. 

Sur ces deux mariages, Maury avait quitté la France. 



1. Lettre à M. Rabatid de Saint^Étienne^ protestant, président de 
l'Assemblée nationale, par l'abbé Bernet de Boislorette. 

2. Nouveau Paris, par Mercier. Vol. IL 

3. Chroniqm de Paris. Septembre 1791. 



PENDANT LA RÉVOLDTION. 140 



YII. 



Mort de Mirabeau, et justification de la danseuse Coulon. — Décret sur la liberté 
des théâtres. Décret sur la propriété des auteurs vivants. Le Théâtre-Français 
de la rue de Richelieu. Trente-cinq théâtres à Paris. Le public aristocrate et le 
public jacobin. 



((0 toi! maître des pauvres humains!... que n'as-tu 

bombardé la mort au moment où la b de camarde a 

grippé Riquetti? » — « Maury, Jean-François, tu triomphes! 
La mort te venge des coups de boutoir que t*a donnés le 
rude sanglier quand, écumant de rage, tu cherchais à le 
mordre en aboyant comme un limier ^ » 

Ainsi, un Père Duchêne avait pleuré Mirabeau. — C'est 
un gémissement sourd, lugubre, immense, quand cet 
homme tombe dans Téternité. Soudain disparu, comme un 
acteur de prologue sur lequel la toile baisse ! Muet, le 
Mirabeau-Tonnerre, qui avait « raidi le tiers état à sa voix 
redoutable î » abattu, l'homme qui masquait la République 
à la Révolution ! — Il passe, quand l'âme de Mirabeau 
s'envole, un grand vent de silence sur le monde : c'est 

1. Lettres patriotiques. 



450 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

Toraf^e qui se recueille; les destins de la France n'ont plus 
de contre-poids. 

A Paris, c'est une émeute de deuil. Au coin de la 
Chaussée d'Antin, on pend l'écriteau : Rue Mirabeau le Pa- 
triote. Et dans la rue, à la porte de la maison qu'habitait 
Mirabeau, le buste du u Démosthène français » est érigé 
par la propriétaire, Julie Talnia *. Houdon court mouler le 
mort. Les Amis de la Constitution arrêtent de porter 
quatre jours son deuil*. Le Lycée met sur le tableau de 
ses séances : « Les hommes prendront le noir, les femmes 
le blanc pour la mort de Mirabeau. » Lsl Société des Sylphes, 
cette société de « gaieté folâtre, » ajourne l'ouverture de 
ses bals^. Curtius le montre en cire. L'abbé d'Espagnac 
donne 50 louis pour son buste en marbre. Girardin, au 
Palais-Royal, expose la gravure du tombeau de Mirabeau. 
« Un bon artiste, excellent patriote, » Claude Hoin, peintre 
de Monsieur, dessine l'apothéose de Mirabeau*. Un 
théâtre représente la Mort de Mirabeau, suite de scènes 
historiques où paraissent Frochot, Lamarck, Cabanis, tous 
les amis de Mirabeau. Olympe de Gouges donne au 
Théâtre-Italien l'Ombre de Mirabeau aux Champs-Elysées, 
« qu'elle ne met que quatre heures à composer. » 

Au commencement de mai, les ouvriers avaient déjà 
fait célébrer vingt-huit services mortuaires pour Mira- 
beau ^ 

En Espagne même, les négociants français lui rendent 
les honneurs funéraires, sur tous les vaisseaux français^. — 
De Mirabeau, la mort fait ce qu'elle faisait des premiers rois 



1. Chronique de Paris. Février 1791. — ^.[Lettres patriotiques, 

3. Chronique de Paris. Avril 1791. 

4. Lettres patriotiques. — 5. Feuille du jour. Mai 1791. 
6. Lettres patriotiques. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. IM 

e Rome : un dieu. Le caveau de Sainte-Geneviève ne dé- 
emplit pas de gens qui viennent brûler de petits cierges 
julour de la dépouille d'Honoré Riquetti. — En leur fer- 
veur, les regrets du peuple s'emportent aux menaces : on 
veut démolir la maison où se donnait un bal peu de jours 
après la mort de Mirabeau*. Quelques-uns, qui avaient 
d'abord lancé le peuple aux soupçons d'empoisonnement, 
se rejettent sur une orgie meurtrière. Le nom d'une dan- 
seuse court de bouche en bouche. Le ressentiment popu- 
laire s'anime et gronde; Millin s'excuse auprès du public 
d'avoir mené Mirabeau à ce souper qu'on fait homicide *, 
et l'actrice désignée se voit obligée d'écrire à la Feuille du 
Jour pour se disculper de cette grande mort. Elle déclare 
que (( son respect pour le public lui impose de répondre à 
des calomnies atroces. » Elle rappelle que M. de Mirabeau 
« s'était déclaré le protecteur de l'Opéra, et qu'infiniment 
sensible à la musique, il venait quelquefois en écouter 
chez M"® Audinot où elle était exécutée par des virtuoses 
de premier ordre. » Elle continue : « Quelques jours avant 
de tomber malade, il y a passé la soirée avec plusieurs de 
ses amis. Il y fut plus aimable que jamais. Mais rien de ce 
qu'on y fit, ni de ce qu'on y dit, ne ressemblait à une 
orgie. J'en appelle à la bonne compagnie qui s'y trouva. 
Mes sentiments pour Honoré Mirabeau n'ont point ce carac- 
tère malhonnête que m'impute une basse jalousie, et je 
n'ai point cherché mon plaisir aux dépens du bonheur 
public. Je mourrais de douleur si les honnêtes gens pou- 
vaient concevoir une autre opinion de ma conduite. C'est 
bien assez d'avoir perdu celui sur lequel les beaux-arts et 
les artistes fondaient toutes leurs espérances. 

1. Feuille du jour. Avril 1791.-2. Chronique de Paris, Avril 1791, 



152 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

Oui, je Faimais, Romains! 

Oui, j'aurais de mes jours prolongé ses destins! 
Hélas! je ne viens point célébrer sa mémoire : 
La voix du monde entier parle assez de sa gloire. 
Mais de mon désespoir ayez quelque pitié , 
Et pardonnez du moins des pleurs à l'amitié. 

CouLON, de V Académie royale de Musique^. » 

Nous avons dit M"^^ Raucourt et Contât réconciliées avec 
M. Talma, et le baiser de paix de M. Talma à M. Naudet, 
donné sur le théâtre. 

Cinq jours après que Foucault Saint-Prix avait récité au 
Théâtre de la Nation pacifié ces vers de concorde : 

Enfin, par un accord heureux , 
Nous voyons triompher Thalie et Melpomène. 

Contât j Raucourt j en remplissant nos vœux, 
De leurs talents encor vont embellir la scène; 

cinq jours après, le 13 janvier 1791, sur le rapport do 
M. Chapelier, l'Assemblée nationale rendait un décret sur 
la liberté des théâtres*. 

Tout citoyen devenait libre d'élever un théâtre public, 
et d'y faire représenter des pièces de tout genre, en faisî\nt, 
préalablement à l'établissement, sa déclaration à la mu- 
nicipalité. Les ouvrages des auteurs morts depuis cinq 
ans et plus étaient déclarés propriété publique : « Les 
ouvrages des auteurs vivants — portait l'article IV — ne 
pourront être représentés sur aucun théâtre public dans 
toute l'étendue de la France, sans le consentement formel 
et par écrit des auteurs, sous peine de confiscation du 
produit total des représentations au profit des auteurs. » 
Les entrepreneurs ou les membres des différents théâtres, 

1. Feuille du jour. Avril 1791. — 2. Petites Affiches^ Janvier 1791. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 153 

étaient, a raison de leur état, placés sous l'inspection des 
municipalités ; ils ne devaient recevoir d'ordres que des 
officiers municipaux, « qui — ajoutait le décret — ne pour- 
ront pas arrêter, ni défendre la représentation d'une 
pièce, sauf la responsabilité des auteurs et des comé- 
diens. » 

Quelque large que fût cette liberté nouvelle, abolissant 
les privilèges du genre et du répertoire, permettant au 
commerce théâtral toute concurrence, délivrant l'art de la 
censure, il y eut des esprits peu satisfaits et naturellement 
inquiets, qui virent dans ce sauf la responsabilité des 
auteurs et des comédiens, toute une intention de restaura- 
tion du despotisme ancien. Ils trouvaient que c'était pié(/e 
la liberté publique, inquisition absolue, injure à la na- 
tion, perfidie manifeste, que de « rendre garants de leur 
pensée les auteurs à qui la loi permet de tout dire, h qui 
nulle loi n'est suffisante pour déterminer, dans l'enfante- 
ment des pensées et dans leur combinaison, ce qui est bon 
et ce qui est pernicieux ^ » Appeler en garantie l'auteur 
dont les pensées auront produit la fermentation et le 
tumulte, leur semblait une contre -révolution. «N'est-il 
pas démontré — disaient-ils — et nous en avons chaque 
jour la preuve, que les idées les plus saines étant par leur 
nature les plus étranges chez un peuple naguère esclave, 
il s'ensuit qu'elles doivent être précisément celles dont la 
publication cause le plus d'effervescence ? » C'était substi- 
tuer « le jugement arbitraire d'un magistrat au jugement 
de la nation entière, » et les décisions de la municipalité 
aux décisions du public, c'est-à-dire du peuple, juge admi- 
rable^. — Quoi qu'il en soit de ces colères et de ces 

1. Révolutions de Paris. Janvier 1791. — 2. Id, 



154 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

craintes, le décret fut sanctionné le 19 janvier, et trois 
mois après, le 25 avril, une seconde Comédie française, 
le Théâtre-Français de la rue Richelieu, faisait son ouver- 
ture par VHenri VIII de M. J. Chénier. La précieuse 
garderobe du transfuge Talma, cachée dans une corbeille 
portée par des licteurs, avait franchi le vestibule du 
Théâtre de la Nation, et traversé tout Paris sous la conduite 
de Dugazon costumé en Achille, la lance au poing. 

Un sieur Lécluse, ancien comédien, doué d*un original 
talent d'imitation pour certains bruits, certains métiers, 
certains personnages, un postillon claquant son fouet, un 
maréchal battant son fer, une fileuse, les cris de Paris, 
avait jadis obtenu la permission de jouer ces petites 
scènes à la foire, puis dans une salle qu'il fit construire 
rue de Bondy. De ses imitations, il avait presque fait un 
spectacle, les assaisonnant de drôleries imaginées et de 
couplets de gaieté. Pourtant le Théâtre du sieur Lécluse 
était mal en point, et fort en besoin de succès, quand une 
facétie : les Battus payent l amende, fit courir tout Paris au 
coin de la rue de Bondy. La fortune de Lécluse lui amena 
des jalousies. Les grands spectacles ne pouvaient voir 
sans envie ce petit aventurier leur prenant leur public. Les 
gentilshommes de la chambre interdirent bientôt à Lé- 
cluse de faire jouer aucune pièce si elle n'était censurée 
et raturée à volonté par un acteur des grands théâtres. 
Lécluse s'endetta, alla, dit-on, en prison, et disparut. 
xMM. Malterre et compagnie succédèrent à Lécluse. Ils ne 
furent pas plus heureux que lui. Le spectacle fut mis à 
l'enchère. MM. Gaillard et Dorfeuille, alors directeurs du 
théâtre de Bordeaux, couvrirent toutes les offres ; et une 
fois le théâtre adjugé, ils traitèrent avec M. le duc d'Orléans 
pour un emplacement au Palais-Royal, et obtinrent la par- 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 155 

mission d'y fixer les Variétés animantes — nouveau titre 
du théâtre de Lécluse — moyennant une redevance de 
60,000 livres envers l'Opéra, et de 50,000 livres envers les 
hôpitaux*. La censure des autres théâtres eut beau ne 
laisser passer aux Variétés que des pièces sans nul dan- 
ger, et ne menaçant d'aucun succès, les Variétés attirèrent 
la foule. Une pièce intitulée Guerre ouverte fut le pré- 
texte de la vogue. Les Barogos, qui succédèrent aux Poin- 
tus, qui eux-mêmes avaient succédé sur cette scène aux 
Jeannot, de joyeuse mémoire, fixèrent le rire aux Variétés. 
— A la révolution, les directeurs traitèrent avec Monvel, 
qui éleva le genre du théâtre. L'Orpheline, les Défauts svjp- 
posés, la Joueuse, et, à la fin de l'hiver de 1790, la Journée 
de Louis XII, sortirent le théâtre de ce gros genre et des 
liesses populaires. Le théâtre fut alors rebâti et prit le 
titre de Théâtre du Palais-Royal. A la rentrée de Pâques, 
1791, le Théâtre du Palais-Royal prend le titre de Théâtre- 
Français de la rue Richelieu. Il est le mont Aventin des 
mécontents du Théâtre de la Nation. Il lui a pris M"®* Ves- 
tris, Desgarcins, Lange et Dugazon; et Grandménil et 
Talma*. Les comédiens de la Nation ont beau écrire qu'ils 
n'abandonneront leur établissement, fondé par Molière, 
que si le public Tabandonne; se venger par des lettres de 
cette grande défection : « Nous aurions pu suivre l'exemple 
de ceux qui ont mieux aimé être payés pour travailler à 
détruire un théâtre qui les forma, qu'applaudis pour 
l'avoir défendu contre tous les revers... » ils ont beau 
s'unir et se jurer union. Mole, la Chassaigne, Desessarts, 
Suin, Raucourl, Contât, Dazincourt, Fieury, Bellemont, 
Vanhove, Florence, Thénard, Joly, Saint-Prix, Saiut-Fal, 

1. Petites Affiches. Avril 1792. — 2. Id. Novembre 1791. 



156 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

Devienne, Emilie Contât, Petit, Naudet, Dunant, la Ro- 
chelle ; mademoiselle Contât, élève de Préville, a beau lui 
écrire : « Venez faire à la fois la gloire de notre théâtre et 
la honte de ceux qui Tont abandonné; » Préville a beau 
revenir, toujours jeune, nouveau , héritier du grand Pois- 
son ; la reine et la famille royale ont beau venir voir Pré- 
ville dans le Bourru bienfaisant; et vainement Dazincourt, 
dans le Mercure galant, « baise, dans un transport d'admi- 
ration, un pan de l'habit de ce grand maître, comme il 
finissait le rôle de la Rissole ^ ; » — le Théâtre de la Nation 
se meurt. Le Théâtre-Français de la rue Richelieu a pour 
lui la muse de Chénier, le jeu de Talma, le public patriote, 
la révolution, et il peut mettre ses balcons à 6 livres, et ses 
loges sur le théâtre à 4 livres 10 sols. 

A la fin de Tannée 1790, les théâtres de Paris étaient : 
rOpéra ou Académie royale de Musique , boulevard et à 
côté de la Porte Saint-Martin ; le Théâtre de la Nation, ou 
la Comédie-Française, faubourg Saint-Germain, près le 
Luxembourg; le Théâtre-Italien ou Opéra-Comique , bou- 
levard de la Chaussée d'Antin , à la place de l'ancien hôtel 
Choiseul ; le Théâtre du Palais-Royal, rue Richelieu , au 
coin de la rue Saint-Honoré ; le Théâtre de mademoiselle 
Montansier, au Palais-Royal; le Théâtre des Beaujolais, ci- 
devant au Palais -Royal, à présent boulevard de Ménil- 
montant, en face la rue Chariot ; les Grands Danseurs du 
Roi, ou Théâtre du sieur Nicolet, boulevard du Temple, 
entre la salle d'Audinot et celle des Associés ; l'Ambigu- 
Comique ou Théâtre du sieur Audinot, boulevard du 
Temple, après la salle du Délassement-Comique; le Théâtre- 
Français comique et lyrique, rue de Bondy, au coin de 

1. Petites Affiches. \\n\i''m. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 157 

celle de Lancry, près TOpéra ; le Théâtre des Associés , ou 
Spectacle du sieur Salle, à côté du Cabinet de Curtius ; le 
Théâtre du Délassement-Comique, à Tenlrée du boulevard 
du Temple, attenant à Thôtel de feu M. Foulon ; et les 
Ombres-Chinoises qui avaient rouvert le 5 septembre 1790, 
sous les arcades du Palais-Royal, au n*» 127, et qui bientôt, 
suivant les passions du temps, donnaient la Démonsei- 
gneurisation^. Les théâtres de société étaient : celui du sieur 
Doyen, rue Notre-Dame de Nazareth ; celui de la rue Saint- 
Antoine, chez Mareux ; celui de la rue du Renard Saint- 
Merry; celui du Mont-Parnasse et celui de la rue des 
Martyrs, chez M. Dupré*. Le 6 janvier 1791, le Théâtre de 
Monsieur, ci-devant aux Tuileries, puis à la Foire Saint- 
Germain, inaugurait par le Nozze di Dorina, sa nouvelle 
salle, rue Feydeau, ses loges en tribunes grillées, sa cou- 
pole hardie et sonore due à MM. Legrand et Molinos, les 
auteurs de la coupole de la Halle au Blé, ses colonnes 
blanches , ses frises à fond étrusque^. 

Pour un seul spectacle, le Combat du Taureau, sup- 
primé par Manuel, en 1790, comme déshonorant les lois 
et les mœurs d'un peuple libre^, chaque jour de 1791 
ouvre un nouveau théâtre. 11 y eut un moment jusqu'à 
soixante-dix-huit soumissions de théâtres à la munici- 
palité * ! 

En février, à la foire Saint-Germain, un nouveau théâtre, 
le Théâtre de la Liberté, donnait la Métromanie, et les Jeux 



1 . Almanach général de tous les spectacles de Paris et des provinces 
pour l'année 1791. Froullé. 

2. Almanach de Froullé. — Petites Affiches. 1790 et 1791. Passim. 

3. Feuille du jour. Janvier 1791. 

4. Chronique de Paris. Septembre 1790. 

5. Feuille du jour. Novembre 1791. 



158 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

de r Amour et du Hasard, Le même mois, et encore à la 
foire Saint-Germain , une scène installée à Tancienne salle 
du sieur Audinot, sous le titre de Variétés comiques et 
lyriques , essayait de raccoler un public de 3 livres , de 
30 sols, de 15 sols et de 10 sols. Le 28 du même mois, au 
Palais-Royal, sous les galeries au n** 101, un sieur Moreau, 
ancien Arlequin à TAmbigu-Comique, appelle Paris aux 
Petits Comédiens du Palais-Royal^. Le 2 mars, le Vauxhall 
d'été, au boulevard Saint-Martin , se fait théâtre. C'est le 
temple du proverbe, et des scènes d'imitation jouées par 
les farceurs en renom, Boyé, Dorvigny, Thiémet et Le- 
lièvre *. Rue Saint-Antoine, des amateurs élèvent le Théâtre 
de la rue Saint- Antoine, Le 10 mars, pour 30 sols aux pre- 
mières places, le public peut se régaler de V Avocat Pa- 
telin au Théâtre de la Concorde, rue du Renard Saint- 
Merry, ancien théâtre de société devenu payant , qui se 
baptise bientôt : Tliéâtre de Jean-Jacques Rousseau ^. Vo- 
lange y fait succès dans son fameux Jérôme Pointu, où il est 
tour à tour et tout à la fois procureur, ivrogne et patriote *, 
se donnant, pour changer de voix, de visage, d'enveloppe, 
à peine le temps de changer de costume, se transformant, 
dans la coulisse, pendant la moindre et la plus courte ré- 
plique; Volange, l'aïeul des Familles improvisées, moquant 
le procureur, père du bourgeois moderne, le volage Vo- 
lange s'acheminant de théâtre en théâtre, jusqu'au Théâtre 
de M"« Montansier. Le Théâtre-Français de la rue Riche- 
lieu inauguré, voilà le Lycée dramatique au boulevard du 
Temple, attenant au café Godet, en face la rue Chariot, qui 
se pose en son rival et exécute Mahomet, tragédie, dans la 
salle construite il y a quelques années pour les élèves de 

1. Petites Affiches, Février 1791. — 2. Id. Mars 1791. 
3. Petites Affiches, Mars 1790. — 4. Id. Novembre 1791. 



PENDANT LA BÉVOLUTION. 1ÎH» 

ropéra. En mai, un Théâtre d! Emulation, rue Notre-Dame 
de Nazareth, représente la Servante maUresse. C'est l'ancien 
théâtre de société de Doyen, devenu payant et qui bientôt 
redevient théâtre de société. En juin, un Tlihùlre-LyrUim 
da Faubourg SaintrGcrmain donne des opéras-comiques à 
Tancienne salle de Monsieur. En juin, le Thiàtre de Molière 
ouvre et joue le Père de Famille et le Procureur arbitre, 
rue Saint^Martin ; c'est dans une cour assez vaste, qui 
bordait Tancien passage des Nourrices, que M. Boursault- 
Malherbe Ta établi, improvisant une salle vaste et agréable, 
en recréant les alentours et garnissant de glaces les portes 
dos loges. Le répertoire de Molière n'y ayant pas eu de 
succès, a c'est bientôt la patrie des pièces désespérantes 
pour Taristocratie : » Ronsin y donne la Ligue des fana- 
iique$ et des tyrans; Louvet, la Bévue des armées noire et 
Hanche ; d 'autres, le Phre Gérard de retour à sa ferme, la 
Feuille des bénéfices» C'est le directeur Boursault qui est 
venu dire un jour sur la sdme : a Messieurs, puisque les 
journalistes ne veulent pas absolument parler des pièwrs 
qu'on joue chez moi, je vous avertis que j'en ferai afficher 
l^î succès à la porte de mon théâtre. * » Voidel et Sillery 
sont les fidèles spectateurs du théâtre de Molihre, I>e 16 août, 
k Théâtre de la rue de Louvois montre au public sa salle 
a})3(ilument circulaire, ses galeries tournantes, ses quatre 
rangs de loges, son parterre allant jusque sous la galerie, 
son balcon de galerie pareil à celui de la Comédie-Fran- 
C»ise, ses loges ornées de baluslres blancs relevés d'or, et 
H/'parées par des masques en or, son beau lustre portant 
(les lampes à la Quinquet, ses peintures de marbre blanc 
vriné et ses draperies bleues *, et fait applaudir l'architecte 

1. Almanarh do rronll/% 1792. — 2. Feuille du jour. Août 179L 



160 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

Brongniart, et M"*® Ducaire, comédienne et chanteuse, dans 
les opéras de Zélia et de Nantilde et Dagobert. Mais la di- 
rection des Beaujolais, qui a fondé ce théâtre, compte sans 
Tennemi , sans cette active M^^® Montansier, qui a déjà 
chassé les Beaujolais du Palais-Royal. Bientôt la Montan- 
sier arrive, et pour faire meilleure guerre au théâtre de 
la rue de Louvois, bâtit en face, dans cette rue si étroite 
qu'elle est insuffisante au débouché d*un seul théâtre, ce 
Théâtre-National qu'elle ouvrira en 1793 ^. Le 31 août, le 
Théâtre du Marais, rue Culture-Sainte-Catherine, ouvre par 
la Mètromanie. C'est un démembrement de la Comédie- 
Italienne : les comédiens italiens ayant résolu, pour li- 
quider leurs affiiires, de se réduire à vingt parts, et de 
mettre tous les ans les six parts supprimées dans une 
caisse d'amortissement, les acteurs réformés se mettent à 
songer qu'il y a eu autrefois un théâtre du Marais, et relè- 
vent et recontinuent cet ancien fils du théâtre de l'Hôtel 
de Bourgogne. La salle est demi circulaire. Son genre est 
gothique, et « c'est absolument l'architecture de nos an- 
ciennes chapelles. » Douze colonnes, allant des premières 
loges jusqu'au plafond, supportent et détachent quatre 
rangs de loges, en rinceaux d'ornements gothiques. Le 
plafond sphérique est peint en vitrage. Le fond rouge des 
loges est avantageux aux toilettes féminines *. Le théâtre 
du Marais se voue à la comédie et au drame, et aussi un 
peu à la tragédie. Il pousse le goût pour M. de Beaumar- 
chais, qui est un de ses principaux actionnaires, jusqu'à 
donner de lui des drames oubliés : les Deux Amis '. Sébas- 
tien Mercier est un de ses auteurs ; son Jean Hennuyer, 

1. Petite Histoire de France^ par Marlin, vol. II. 

2. Petites Affiches. Septembre 179L 

3. Mmanach do FrouUé. 1702. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 161 

Artèmidore, tragédie d'un jeune débutant nommé Souri- 
guères, et Trasime et Timaglne, font le théâtre du Marais 
couru. Tour à tour restaurant , tribune aux homélies de 
Fauchet*, maison de jeu, le cirque du Palais-Royal devient 
théâtre. Le sieur Franconi de Lyon ouvre le 1«^ novembre 
avec sa demoiselle et ses jeunes fils, dans le manège d'Astley, 
rue et faubourg du Temple, tous les jours, excepté les 
mercredi et samedi, ses exercices d'équitation *. En no- 
vembre encore, Théâtre de la Folie du jour, à Tancienne 
salle du sieur Nicolet, donnant le Légataire, comédie; et 
dans quelques mois, le théâtre des Enfants-Comiques, au 
boulevard du Temple ; dans quelques mois Théâtre des 
Variétés du faubourg Saint-Germain, ancienne salle de 
spectacle rouverte par deux jeunes amateurs à une foule 
d'amateurs ; et Tarlequinade italienne, et la pantomime 
variée, et Lazzari rappelant l'immortel Carlin; Lazzari, 
l'Arlequin d'Ariston et de V Amour puni par Vénus, Lazzari 
qui possède tous les sauts de Dominique, et qui coupe 
avec un sabre une orange sur la tête d'un citoyen. 

Sur le boulevard voilà des théâtres d'enfants : le théâtre 
des Petits Comédiens français, attenant au Délassement- 
Comique, et le théâtre des Élèves de Thalie, près du Lycée 
Dramatique, à l'ancien emplacement des Bluettes. 

Le Théâtre d'Henri IV finit d'être bâti dans la Cité, 
en face le Palais de Justice, bientôt prêt à rendre à Paris 
ses connaissances aimées des Variétés, les Jeannot, les 
Beaulieu. 11 est là où fut l'ancienne église de Saint-Barthé- 
lémy : « Ah I mon Dieu ! — disent les vieilles femmes du 
Marché-Neuf, — quel sacrilège de détruire ainsi l'église 
d'un apôtre !» — « Dites donc, la bonne, répondent les 

i. Révolutions de Paris. Octobre, novembre 1791, 
2. Petites ^f/lc/i^s. Novembre 1791. 



102 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

ouvriers du haut des échafaudages, est-ce qu'un bâtiment 
à la Henri IV ne vaut pas une église à la Saint-Barthé- 
lémy^? )) Jusqu'à deux théâtres, deux salles en bois, qui se 
sont bâties en face Tune de l'autre, à la place Louis XV, à 
rentrée de la grande allée des Champs-Elysées, et qui ont 
pour public les ouvriers travaillant au pont Louis XVI et 
quelques curieux de Chaillot* ! La fortune ne sourit pas éga- 
lement aux trente-cinq théâtres qu'un instant Paris compte 
en 1791. Le théâtre de la Liberté, à la foire de Saint-Ger- 
main , fait banqueroute. Le théâtre des Variétés comiques 
et lyriques ne dure que quelques mois. Le théâtre du Mont- 
Parnasse, sur le boulevard Neuf, ferme. Il ferme aussi, le 
théâtre de l'Estrapade, le théâtre des Muses, qui payait ses 
auteurs quarante sous par acte ^ ! 

Et le théâtre bientôt ouvert au Panthéon, fredonnera, 
dernier venu de tous, ce pronostic aux diverses troupes 
nouvelles dans les Mille et un Théâtres, ou la Liberté du 

Théâtre : 

Oui, tout d'abord 
Sur votre sort je tranche. 

Ouverts vendredi , 

Tombés samedi, 
Vous serez fermés dimanche* l 

Contre cette irruption de tant de théâtres, abaissant 
plutôt que popularisant l'art dramatique, un honnête 
homme de goût littéraire, l'abbé Auge, qui ne voulait que 
cinq théâtres à Paris, avait protesté, de meilleure façon 
que le couplet : il était mort ^. 

Charles IX a révolutionné le théâtre. Ce n'est plus ce 

1. Le Consolateur. Juin 1792. — 2. Almanachde Froullé. 17S1. 
3. rd. 1792. — 4. Les Petites A ffi,ches. Février 1792. 
5. /r/. Avril 1792. 



PENDANT LA Ri!: VOLUTION. 103 

doux passe-temps, ce délassement du goût , cette chaire 
souriante de Tesprit; c*est un cirque que le théâtre, où 
les passions furieuses se cherchent et se prennent corps 
à corps; à peine si Ton y écoute, et ce que Ton y entend 
n'est qu'un prétexte au déchaînement des colères. L'art 
n'est plus rien, parce que Tart est éternel» et qu'il n'a 
pas d'à-propos. Que fait à ce public tout palpitant, tout 
ému, débordant des fièvres du jour, le chant de la Morî- 
cbellî, ou de la Balletti, le jeu de Larive, ou les débuts de 
M"« Lange, débutant dans le tragique et jouant Aménaïde * ? 
Ce qu'il lui faut, ce n'est pas la Muse; c'est la Furie bran- 
dissant les allusions, battant, dans les tumultes, les huées et 
les applaudissements. « Arène de gladiateurs où les fac- 
tions sont aux prises *, » le théâtre est le club où les deux 
opinions publiques se mesurent et se défient, armées, 
gourdins contre épées. Les rixes sont journalières, et c'est 
plutôt une exagération qu'une plaisanterie, que la proposi- 
tion de Marchant d'aller au spectacle armé de fusils, cara- 
bines, pistolets de poche, etc.: « Quand des bravos déplai- 
ront à un parti, il fusillera l'autre, après quoi on dira 
froidement : Continuez la pièce '. » 

Et alors, c'est le public qui devient le spectacle, la salle 
qui devient la scène, le peuple qui devient Tacteur; la voix 
de la tragédie, le rire de la comédie, sont couverts par le 
tumulte des motions, et le jeu des artistes cède aux pou- 
mons des orateurs montés sur les bancs des parterres. — 
Au mois de décembre 1789, comme on donnait l'Homme 
en loterie, au Théâtre de Monsieur, voilà un individu, puis 
deux, puis le public qui crient : U Honnête criminel! UHon-- 

1. Petites Affiches. Mars 1792. 

2. Feuille du jour. Février 1792. 

3. Sabbats jacohites. 1792. 



1G4 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

nête criminel! — « Messieurs, on nous a défendu de h 
jouer, hasardent les comédiens. — Qui? — M. le maire. î 

— Aussitôt une députation à M. le maire qui apprend ; 
l'ambassade que M. Fenouillot, auteur de l'Honnête crimi 
nel, en a gratifié le Théâtre National*. — Au Théâtre-lta 
lien, le 18 mars 90, le District de Village, joué sans encom 
bre, la toile baissée, le public fait relever la toile. Ui 
Mirabeau de parterre somme les comédiens de jouer le 
Religieuses Danoises. — L'acteur Rosière : « Messieurs, 1; 
pièce reçue par nous est arrêtée par des ordres supérieurs 

— Le public : Point d'ordre! nous n'en connaissons pas 

— L'acteur Clairval, qui s^avance : Messieurs, la comédi» 
que vous nous faites l'honneur de nous demander est sou 
mise à la municipalité. — Le public : Point de censure ! I; 
municipalité n'a que faire de cela! » Clairval salue. Lî 
toile retombe. Les cris redoublent. L'orateur du partern 
reprend la parole, s'embarrasse dans une phrase, est hué 
se rassied. « La pièce est conforme aux règles du théâtre! j; 
clame un d'Aubignac qui lui succède : « Elle est d'un 
auteur connu ! » La toile se relève et Rosière apaise un peu 
les clameurs en annonçant que le lendemain, il sera fait 
une députation de ses camarades à la municipalité pour 
lui porter le vœu du public, et qu'il sera rendu compte 
à la représentation du soir même de la réponse de 
M. Bailly *. 

Une couronne est jetée à Baptiste jouant le Glorieux au 
spectacle du Marais. Un homme de loi, nommé Boistard, 
monte vite sur son siège: « Je m'oppose, je m'oppose de 
toutes mes forces à ce que cette couronne soit donnée. 
Eh! quelle récompense donnerez-vous aux défenseurs de 

1, Journal de la Cour, Décembre 1789. — 2. /d. Mars 1790, 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 165 

la patrie, de la liberté, de Thumanité? Je le dis ici sans 
crainte, — et Taustère Boistard élève la voix, — je tiens 
pour le plus vil de tous les esclaves celui qui le premier a 
jeté cette couronne. » Le public convaincu fait un signe : 
Baptiste prudemment ôte sa couronne et la pose à terre. 

Un rôle vous met-il à la bouche des paroles de mépris 
contre la majorité du public, il faut bien vite s*en excuser 
auprès de ses susceptibilités : et comme cet acteur chargé 
du personnage du cardinal, dans la Nuit de Charles Y, après 
^voirdit des manants : « Ces animaux! » prier leS' specta- 
teurs de bien distinguer son rôle aristocrate de ses senti- 
ments patriotes *. 

Le public ainsi devenu censeur passe bientôt inquisi- 
teur. Le 3 août 1792, à la seconde représentation de 
Lodoïska, à la Comédie-Italienne, des patriotes veulent 
brûler, au milieu du spectacle, le numéro des Petites 
Aflîches, où M. Ducray-Duménil avait attaqué la pièce. Un 
juge de paix les harangue, et obtient qu'ils aillent le brûler 
sur la place de l'Opéra-ltalien ^. — Barré, dans V Auteur 
du Moment, au Vaudeville, ayant lancé quelques plaisan- 
teries contre Chénier et Palissot, sera moins heureux : sa 
pièce sera brûlée sur le théâtre même par ceux-là qui 
tonnent contre- les infâmes brûlures de Séguier ^! 

La reprise de Brutus a commencé la guerre. Quelle 
joie, quelle ivresse dans l'accueil que les patriotes font au 
père de la liberté romaine ! Ce Voltaire « gentilhomme et 
gentilhomme ordinaire du roi, traçant, en 1730, des 
maximes de droit politique avec une énergie digne du 
U juillet 1789, » quelle victoire! Comme ils supposent, 
dès qu'une loge chuchote, ce dialogue d'ébahissement 

1. Je m'en f...ou Pensées de Jean Bar t. VoL IL 

2. Sabbats jacobites, 179L — 3. Petites Affiches. Uats 1792. 



166 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

entre les aristocrates : « Ehl mais! mon Dieu! c'est in- 
quoyable en véité, c'est inimaginable... mais il n*y avait 
donc pas de yeutenant généal depoïce dans ce temps-là? » 
Quelles huées pour ce Messala, « ce maraud d'aristocrate, 
qui parle de la liberté et du peuple comme les courtisans 
en parlaient à l'Œil-de-Boêuf le jour de la séance royale! » 
Messala-Maillebois M — M. de Mirabeau, M. de Menou sont 
là, assistant à cette grande représentation ; et le parterre, 
voyant Mirabeau aux troisièmes, députe vers lui et le fait 
descendre aux galeries, pour qu'il soit mieux présent aux 
applaudissements *. Chaque vers met le feu à la salle : 

Arrêter un Romain sur de simples soupçons, 
C'est agir en tyrans, nous qui les punissons; 

ces deux vers, le public a excellent professeur et correc- 
teur tout ensemble, » les fait recommencer pour V instruc- 
tion municipale ^. Un hémistiche fait un orage. Aux mots : 



Vivre libre et sans roi. 



quelques applaudissements éclatent; aux loges aussitôt les 
mouchoirs on l'air et le cri de vive le roi ! Le parterre le 
fait taire d'un vive la nation! Et sitôt « les traîtres, à com- 
mencer par le fils du maire de Rome, pendus par ordre du 
maire lui-môme*, » — aux cris de vive Voltaire! on ap- 
porte sur la scène du foyer le buste de Voltaire. Le plan- 
cher de la scène allant en pente, le buste manquant 
d'aplomb, et le public voulant l'avoir toujours devant les 
yeux pendant tout le temps de la comédie de la Feinte par 



1. Révolutions de Paris. Novembre 1790. 

2. Petites Af/iches. Novembre 1790. 

3. Révolutions de Paris. Novembre 1790* 

4. Révolutions de Paris» Novembre 1790. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. J67 

amour, deux grenadiers le soutiennent au fond du théâtre. 
— A la seconde représentation, le buste de Brutus, rap- 
porté d*Italie et prêté aux acteurs par David, faisait face 
au buste de Voltaire. Au lever du rideau, un portefeuille 
tombait sur le théâtre. Vanhove en tirait ces vers et en 
donnait lecture au public : 

O buste révéré de Brutus, d'un grand homme, 
Transporté dans Paris, tu n'as point quitté Rome; 

et, à la dernière scène du cinquième acte, les acteurs 
retraçaient le populaire tableau de Brutus ^. 

C'est à une de ces représentations de Brutus qu'un 
spectateur se lève dans le silence. C'est M. Charles Villette, 
le neveu de Voltaire. « Messieurs, — dit l'ex-marquis, — 
je demande, au nom de la patrie, que le cercueil de Vol- 
taire soit transporté à Paris. Cette translation sera le der- 
nier soupir du fanatisme... Les charlatans d'église et de 
robe ne lui ont point pardonné de les avoir démasqués : 
aussi Tont-ils persécuté jusqu'à son dernier soupir ^... » 

Et sur cette scène, encore chaude du public de Brutus, 
« rugissant sur le passé, s'agitant de courage sur le pré- 
sent ^, » la Liberté conquise ou le Despotisme renversé, 
drame en cinq actes, apporte les souvenirs de la victoire 
d'hier. Et tout un peuple, « content de lui-même, va s'y 
réjouir de son ouvrage plus encore que de son bonheur*. » 
Les fragments de discours historiques, l'assaut, tout enivre 
la foule. Aux tirades qui se terminent par libre, liberté^ le 
public crie : Oui, libre, liberté M Quand vient le serment 

i. Petites Affiches. Novembre 1790. 

2. Annales patriotiques. Décembre 1790. 

3. Révolutions de Paris. Janvier 1791. 

4. Révolutions de Paris. — 5. Petites Affiches. Janvier 1791. 



168 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

civique, tous les spectateurs le prêtent* On chante : Ça ira, 
on bat la mesure, « on remue en cadence d'une manière 
délicieusement bruyante, » on entonne la chanson : Aris- 
tocrates, vous voilà confondus *. L'auteur, M. Harny, un 
vieillard, auteur, triomphateur d*un jour, est couronné 
par M"* Sainval cadette. Une voix crie : « Messieurs, on 
dit que le brave Arné, l'un des vainqueurs de la Bastille, 
est ici. » — Le brave Arné est entraîné sur le théâtre. Il 
n'y a plus de couronne. M"« Sainval prend le bonnet gris 
d'un homme du peuple de la pièce, et le pose sur la tête 
d'Arné. La salle croule d'applaudissements *. 

Mais le lendemain de ces défaites, les aristocrates pren- 
nent leur revanche à ce théâtre môme, à ce Théâtre de 
la Nation, qui bientôt ne donne plus que des pièces « où 
l'idolâtrie triomphe. » lis courent à Cinna; ils courent à 
Athalie, « où la liberté est pour ainsi dire sous les genoux 
d'un Dazincourt, qui marche dans cette posture devant un 
roi de coulisses ^; » ils courent saisir impétueusement l'al- 
lusion de ces vers de V Œdipe de La Harpe : 

... Ce roi plus grand que sa fortune 
Dédaignait comme vous une pompe importune. 

Comme il était sans crainte, il marchait sans défense*. 

Et dans la salle, des pamphlets contre la constitution sont 
criés; dans la salle, Tun arbore la cocarde blanche et foule 
aux pieds la cocarde tricolore. Pendant que le Ça ira ronfle 
dans tous les spectacles patriotiques, et qu'au théâtre de la 
rue Richelieu « les violons, les basses, les hautbois, les 

1. Lettres patriotiques, N" 33. 

2. Petites Affiches. Janvier 179L— 3. Lettres patriotiques, 
4. Journal de la Cour. Mai 1790. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 409 

flûtes et bassons partent tous à la fois » pour le jouer *; 
les aristocrates fredonnent dans les loges Tair des Chemises 
a Gorsas, ou la Constitution en vaudeville, mise en mu- 

i sique par Couperin ; ils font jouer aux orchestres, quand 

^ ils sont en nombre, leurs airs de guerre : Vive Henri-Quatre ! 

I Charmante Gabrielle, Richard l ô mon roi! et le chœur de 
la comédie des Deux Pages : Chantons un roi qu'on aime, 
ou Tair du Déserteur : Le roi passait, et le tambour battait 

' aux champs *, Ils se vengent en criant bis ! dans l'Anglaisa 

I Bordeaux, à la marquise : 

Et je veux être la première 
A bien crier vive le roi! 

Vive le roi! vive le roi! crie la salle entière '.Toutes les 
applications qu^offre la Partie de chasse étaient saisies avec 
le même enthousiasme *. Un jour, Dazincourt, qui jouait 
Lucas, improvisait des couplets : « Avant de nous quitter, 
mam'zelle Catau,j 'allons vous chanter quatre couplets que 
not'ami Richard a faits sur not'bon roi; » et Dazincourt 
chantait à M"« Mézerai : 

Not' bon roi n'a voulu que V bien : 
Ces chiens d' ligueux n'en disent rien, 
C'est ce qui me désole ! 

et toute la salle trépignait d'enthousiasme ^. — Le roi, la 
reine, le prince royal. Madame Elisabeth paraissent à 
l'Opéra, l'orchestre joue : Oii peut-on être mieux qu'au sein 
de sa famille, toute la salle applaudit, et à ce vers de Pollux 

1. Lettres patriotiques. — 2. Sabbats jacobites, 1792. 

3. Petites Affiches. Septembre 1791. 

4. Lettres patriotiques. 

5. Petites Affiches. Septembre 1791. 

10 



170 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

à Castor :. Règne swr un peuple fidèle, — ce ne sont que 
cris : Vive le roi ! vive la reine * I Joue-t-on Didon au Théâtre 
de la Nation, les aristocrates courent battre hautement des 
mains au fameux hémistiche : 

Si l'étranger l'emporte 



« Il y a des gens, — écrit à propos de ces manifesta- 
tions la Chronique de Paris, — qui assurent que la contre- 
révolution est faite parce que des polissons payés aristo- 
cratisent les théâtres. Ils croient que la nation française 
est représentée par les secondes loges des Italiens et par 
les premières du Panthéon *. » Les patriotes n'ont garde 
de ne pas démocratiser les théâtres, lis crient bravo au 
compliment de rentrée prononcé par M.SoIierau Théâtre- 
Italien : (( Le comédien, autrefois victime d'un prt'jugé 
cruel, dont le poids fatiguait son âme, a repris l'usage 
libre de toutes ses facultés intellectuelles. » Ils applaudis- 
sent, dans le Jouimaliste des ombres, ce vers sur Lekain : 

S'il eût vécu plus tard, il mourait citoyen. 

Dans le Procès de Socrate, de Collot d'Herbois, par- 
dessus la tête de Socrate, ils applaudissent Mirabeau ; par- 
dessus la tête du chef de la justice, à qui deux fois ils font 
répéter : 

Les voilà donc connus, ces secrets pleins d'horreur, 

ils sifflent Boucher d'Argis et le Châtelet'; ils applaudis- 
sent, au Théâtre-Italien, le Jean-Jacques Rousseau à ses 
derniers moments; et ce Genevois à l'eau de rose que leur 

1. Petites Affiches. Septembre 1791. 

2. Chronique de Paris. Février 1792. 
:i. Petites Affiches. Novembre 1790. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 171 

Bouilly, qui arrive sur la scène tenant un nid de 
tes, et les donnant à sa femme, « non pour les mettre 
je quand ils auront des ailes, mais pour leur donner 
Tté; » ils applaudissent sur trois, quatre, cinq théâ- 
es moines défroqués dansant et chantant ce refrain 

SI nous sortons d'esclavage, 
Mes amis, de ce bienfait 
Aux femmes rendons hommage, 
Car les femmes ont tout fait. ^ 

plaudissent VHenri VIII, la Prise de la Bastille au 
•e-Français de la rue Richelieu; ils applaudissent 
, chef de brigands, ses déclamations contre Tinéga- 
3S fortunes et Tinjustice des hommes; et quand les 
ids, investis par les troupes, crient : La liberté ou la 

ils semblent si bien régénérés aux patriotes par ce 
TÎ, qu'ils sont applaudis comme des preneurs de 
es*. 

tôt ce sont les victimes de la tyrannie des gentils - 
les de la chambre que fêtent les bravos patriotes; 
Tioiselle Sainval l'aînée, dans Mèrope, au théâtre de 
nsier, ou le ménage Chéron rentré à l'Opéra, et 
éron disant dans Œdipe à Colonne le « Comme ils 

traité ! » ce mot qui semble un souvenir des persé- 
s de l'ancienne administration ^. 

patriotes emplissent ces nouvelles salles, qui de- 
înt presque toutes des porle-voix de la révolution, 
iplissent ces théâtres de boulevards, honorés de la 
ice des preneurs de roi Drouet et Guillaume, em- 
s d'étaler sur leurs aftiches les noms des deux spec- 

X Mari directeur. — Petites Affiches. Mars 1791. 

^élites Affiches. Mars 1792. — 3. Journal de la Cour. Avril 1790. 



172 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

tateurs populaires. Ils applaudissent, au théâtre de M 
lière , la France régénérée , le prologue entre la Gloire . 
le Temps : 

... La raison arrive , et le jour se prépare. 
Ces généreux Francs n'étaient à leur berceau 
Qu'une horde servile, un servile troupeau, 



De brigands couronnés la proie héréditaire! 

A ce théâtre, ils applaudissent la Ligue des fanatiques < 
des tyrans, cette inepte et déclamatoire tragédie national 
de Ronsin, et ces vers contre celle que Desmoulins appell 
la femme du roi : 

Une femme a causé les maux de la patrie... 
Ah ! nous devions prévoir ce désastre fatal , 
Quand des bords du Danube un génie infernal 
Est venu sur ce trône entouré de ruines 
Secouer le flambeau des guerres intestines! 
Et dans le cœur d'un roi, par le crime assiégé, 
Répandre tout le fiel dont le sien est rongé! 

Et ces mots : 

La liberté française est un torrent rapide. 

Qui, sur les mauvais rois étendant son courroux, 

Dans ses flots orageux va les submerger tous! * 

font toute la salle debout et délirante d*espoir civique. 

Malheur, quand les deux partis se rencontrent en face 
l'un de Tautre! C'est la guerre civile. «Vos espiègleries, - 
criait un démocrate à l'ennemi, — feront sortir les piquei 



1. La Ligue des fanatiques et des tyrans, tragédie nationale, ei 
3 actes et en vers, par Ch. Ph. Ronsin, 18 juin 1791, Théfttre de Mo 
lière, rue Saint-Martin. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 173 

de leurs étuis, et gare les chatouillements des fauboui'gs ! * » k 
A la quarante-quatrième représentation du Club des bonnes 
gens, médiocre comédie de ce bonhomme insipide, Beffroi 
de Reigny, « une vingtaine de mal peignés, groupés au 
fond du parquet, sous les premières galeries, » deman- 
dent le Ça ira. L'orchestre le joue, puis il joue Tair Vive 
Henri IV! Les cris de ça ira ! recommencent cinq fois, et 
cinq fois Torchestre est forcé d'obéir. Les patriotes sont 
debout dans le parquet, pressés autour d'une sorte de 
pique qui porte un bonnet rouge, toisant les loges, fou- 
droyant du regard ceux qui ne se découvrent point par 
respect pendant le Ça ira, La toile levée, un drapeau aux 
trois couleurs mis à l'arbre du jardin du curé, à ces mots 
du curé : « 11 faut que le peuple soit éclairé, mais non pas 
égaré, » les huées se mêlent aux applaudissements. « Qu'on 
n'applaudisse pas, nous ne sifflerons pas, » — hurle le par- 
terre. — « Vous êtes des factieux! vous êtes des gueux! » 
— répond une loge. — Voilà tous les gourdins en l'air. 
« Amenez-nous ici le directeur, — crient les patriotes, — 
qu'il nous promette de ne plus jouer le Club des bonnes 
gens, » Un otiicier municipal, du nom de Salior, veut réta- 
blir Tordre. On le siffle à coups de pomme de terre. 
(( C'est un traître, nous le dénoncerons à M. le maire... 
M. Manuel le saura. A la police ! ^ » — La reine paraît à la 
Comédie-Italienne, un manant garde son chapeau, un autre ' 
crie : Vive la nation! foin de la reine! Ils sont tous deux J. 
assommés. — Un renfort de démocrates arrive. Au duo des 
Événements imprévus : 

J'aime mon maître tendrement, 
Ahl comme j'aime ma maîtresse! 

i. Lettres patriotiques. — 2. Consolateur. Février 1792. 

10. 



174 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

les aristocrates battent des mains. « Ça ira! ça ira! )) 
crient les démocrates; et le Ça ira est joué dans le bruit*. 
— Quelques jours après, à V École des amis, où quelques 
journalistes révolutionnaires étaient ridiculisés, une voix 
crie au milieu de la représentation : A bas les jacobins! 
assommez les jacobins ! puis un : « Vive le roi ! » part de la 
salle entière. Les épées sont tirées; les patriotes, en petit 
nombre ce soir-là, s'enfuient. A la sortie, le peuple, 
ameuté, attendait les royalistes : il fond sur eux, les mal- 
traite, s'acharne sur les jeunes pages, et traîne des fem- 
mes, belles et parées, dans les ruisseaux de la rue *. 

1. V Argus patriote, 1792. 

2. Chronique de Paris. Février 1792. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 175 



VIII. 



v'iséide, Ann* Quin Bredoiiille, etc. — Chamfort et l'Académie. — M. Gros Louis 
et la fuite à Varennes. — Les cafés. — La patrie en danger. 



FonteneBe n*ainiait pas la guerre parce qu'elle gâtait la 
nversation. Les lettres n'aiment pas les révolutions parce 
l'elles gâtent les livres. Aux époques de bouleversement 
de luttes civiles, l'écrivain n'a plus cette possession de 
i-même, ce détachement des hommes et des faits, qui 
îve son esprit, libre des inimitiés privées et des opinions 
rticulières, jusqu'à la vue de l'humanité. Il quitte son 
nps, dans les tranquilles loisirs, le devance ou plane au- 
ssus de lui. Les révolutions le ramènent, l'enchaînent 
X petites passions des partis; et les lettres tombent à 
'vir de misérables intérêts; elles tombent à occuper le 
ir, l'heure, le moment, au lieu de pousser au durable, 
'éternel, à la postérité. 

Ainsi, en 1789, la tragédie s'est faite politique; la co- 
^die devient satire; le livre, libelle. En mourant, le siècle 
jportera toutes ces choses qui ne sont point recomman- 
es aux autres siècles, et qui ont tout vécu dans leur 
§sent. 



176 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

Cependant, je voudrais de ces petites brochures, de ces 
petits volumes, de ces petits riens qui ne revivront plus, 
montrer un ou deux qui méritent mieux que les autres, 
et qui ont respecté leurs ironies, leur verve et leur agré- 
ment, tout en les mettant au service de la politique. Ne 
faut-il pas indiquer d'un mot cet éclat de rire venu de 
Candide : la Parisélde, ou les Amours dun jeune 'patriote 
et cTuiie belle aristocrate, « poëme héroï-comi-politique, en 
prose nationale? » Badinage d'un patriote d'esprit qui a lu 
Boccace, la Fontaine, le Sopha et Tanzaï; petite moquerie 
berncsque de l'aristocratie des valets de chambre du roi et 
du patrouillotis7ne des bons citoyens. Pétronille et Chrysos- 
tôme traversés en leurs tendresses par cette fée mauvaise : 
la Révolution ; comédie de la tragédie de Roméo et Juliette! 
Petite poésie qui vole sans l'aile des rimes, qui passe au- 
dessus des canons, des alarmes, des meurtres, sans laisser 
tomber son sourire, avec l'unique souci de faire Chrysos- 
tôme ridicule comme un héros de la milice, et Pétronille 
aussi infortunée qu'une Cunégonde passant de Bulgares de 
corps de garde à des Bulgares en petit collet. — Le pillage 
de la maison de Saint-Lazare n'est pour l'auteur qu'une 
occasion d'un chant à la Gresset; et ce sont les journées 
d'octobre qui marient, sanglantes entremetteuses, les deux 
amants. 

Une autre petite œuvre veut qu'on parle un peu plus 
longuement d'elle, et qu'on en donne une image plus in- 
diquée. C'est un petit roman sous l'invocation de Sterne. 
— Déjà alors, cet Anglais, dont l'humour est dépouillée 
de ce goût de terroir qui rebute dans Swift, auteur de 
Tristram Shandy et du Voyage sentimental, avait fait école 
en France. Et comme le bonnet de l'élégante, les courses 
do chevaux, Tallurc peuple du pclit-maître, étaient venus 



PENDANT LA REVOLUTION. 177 

de Londres sous Louis XVI , le roman s'était peu à peu 
laissé conquérir à V anglomanie; il s'était plu aux contes de 
Yorick, à ce voile délicat autour de l'esprit, qui est comme 
la pudeur de l'épigramme, à cette école buissonnière de la 
pensée, à cette badauderie qui ne se perd jamais et se re- 
trouve et arrive toujours, à ce tour de récit humain où 
l'attendrissement voisine avec la saillie ; et il s'était essayé, 
avec la faveur du public, à marcher plus ou moins gauche- 
ment dans le gai sentier de toutes les aventures de l'ima- 
gination. — La Révolution venue, le roman à la Sterne 
n'était-il point un cadre bien trouvé, où l'on pouvait tout 
indiquer au lecteur sans le lui dire? En ces temps de sus- 
picion, l'allusion, la réticence, la page blanche, les points, 
tous les demi-mots que comporte le genre, n'étaient-ils 
point une bonne fortune pour un courage habile? Cela fut 
. compris ; et en 1792, parut Ann' Quin Bredouille, ou le Petit- 
Cousin de Tristram Shandxj, joli et véritablement spirituel 
roman de polémique politique, d'un style de plaisanterie 
agréable et raffiné. Les imaginations y étaient sérieuses 
sous leur masque rieur. La scène du récit c'était a le pays 
des Néomanes, » baptême à la Rabelais d'un peuple en 
révolution; et l'oncle Jean-Claude Bredouille courait, six 
petits volumes durant, tous les spectacles de l'étrange 
pays, Adule à sa gauche, et madame Jer'nifle à sa droite, 
— et l'auteur laissait entrevoir un petit instant que les 
deux compagnons de Bredouille pourraient bien être des 
êtres moraux, Adule ayant nom l'Amour-propre, et ma- 
dame Jer'nifle, la Raison. Et tout ainsi se laissait deviner 
grave en ces railleries de peu d'apparence, en ces fantai- 
sies de caprice. Ne voilà-t-il pas dans ce petit tableau : les 
Phtmaliers, une grosse satire contre la presse? dans cet 
autre la Gargolte febrifhre, où Tamar traite en ami le Tiers 



178 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

et le Quart avec sa cuisine de sel, de poivre, de moutarde, 
d'épices, mettant la bouche et les entrailles en feu, une 
égratignure à TAmi du peuple? Ces autres restaurateurs 
qui (( tout en riant, montrent des dents ne laissant pas que 
d'être aiguës et qui mordillent sans cesse, » ne sont-cepas 
les Apôtres et leurs fameux Actes? La grande querelle pour 
les pompes, des Altidors avec les Surtalons, n'est-ce pas un 
dessin visible de la lutte du peuple et de la noblesse au- 
tour des privilèges? Jacques-Christophe Nédebas, sur « son 
plancher coupé, parti, taillé, tranché, écartelé, losange, 
aux quartiers d'or, de sinople, de vair, avec des dragorrs 
lampassés, » marchant avec ses sabots pleins de fumier et 
piétinant, n'esi-ce pas la Révolution? A peine une phrase 
détournée, lancée pour la défense de Vélépfiant blanc, — 
le roi — ou contre le Manège de Babel, le tonneau de la 
grande parlerie, l'auteur plongeait sous un épisode inat- 
tendu : dans le larmoyant et l'émouvant comme l'histoire 
de Javotte Frelue , dans le grotesque comme V Histoire du 
petit Gomorinet. Tout à coup, au détour d'une page à la 
Béroalde de Verville, apparaissait Tà-propos d'une grande 
page de la Bible : « Ensuite ils posent sur sa tête une cou- 
ronne d'épines... et ils mettent dans ses mains un roseau 
emblème de faiblesse... et ils lui disent... Je te salue» roi 
des Juifs I » 11 n'oubliait point, le petit livre, la prise ridi- 
cule du couvent des Annonciades; et il mettait dans la 
bouche du chef qui va prendre la taupinière : « Que vingt 
mille seulement de vos plus braves consentent à m'accom- 
pagner, et je réponds du succès I » C'est tout du long une 
moquerie qui se gare, une ironie qui se joue, se cache, se 
venge, et fuit ; c'est une guerre curieuse à suivre, d'un 
homme de lettres, d'un goût moderne, d'une aristocratie 
raisonnable, qui, « la qualité remplacée par le nombre, la 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 179 

justice par la force, les demandes par des menaces, les ar- 
guments par des torches, les jugements par des exécu- 
tions, » pleure entre deux sourires cette ci-devant pa- 
tronne de France, la Pauvre chère dame de Liesse, mère 
des gaietés douces et soutenues. « vieille Gauloise I — 
lui dit Gorgy, le cousin de Tristram Shandy, — est-ce donc 
pour toujours que vous avez abandonné ce peuple, l'en- 
fant de votre prédilection ? » 

Les jurandes, les maîtrises sont abolies. Les corpora- 
tions sont détruites; le privilège est partout frappé, le 
monopole meurt. Dès septembre 1789, les fiacres ont fait 
insurrection contre les privilèges des fiacres accordés par 
lettres patentes de 1779 au sieur Péreau *. Toutes voitures 
publiques vont roulant de Paris à Versailles, et de Versailles 
à Paris, moquant le directeur privilégié des Pots de cham- 
bre *. Tout le monde est libre de prendre tel état qu'il vou- 
dra; tout le monde peut cuisiner, frotter, raser, coiffer, 
s'escrimer dans tous les genres '. Aviez-vous une place pri- 
vilégiée de donneur d'eau bénite? — Le premier venu peut 
vous faire concurrence, pour peu qu'il ait la vocation de 
cet état ; et le privilège n'a plus un coin où demeurer. 
Enfin, même Benoît, le fameux marchand de marrons du Pa- 
lais-Royal, voit mille rôtisseurs de marrons, sans passé, sans 
titre, sans autorisation, établir leurs poêles insolentes au- 
tour de sa poêle, monarchie qu'il avait fondée *! — L'Aca- 
démie française, cette maîtrise d'esprit avec privilège du 
roi Louis XIV^ ne devait pas être plus respectée que Be* 

1. Journal de la Cour. Septembre 1789. 

2. L'Observateur^ par Feydel. Août 1789. 

3. Je m'en f..,ou Pensées de Jean Bart, Vol. IL 

4. Feuille du jour. Avril 1791» 



180 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

noît ; et il advint qu'elle fut attaquée, puis menacée, puis 
suspectée, puis supprimée. 

« 11 n'y avait pas quinze jours, dit le Mercure, que la 
révolution était faite, et Yon criait déjà dans les rues : la 
suppression de toutes les Académies! ^ » Et du public à l'Aca- 
démie s'engage un dialogue où le public parlait toujours, 
où TAcadémie répondait quelquefois. « L'Assemblée natio- 
nale a décrété la suppression des chanoines. Les académi- 
ciens sont les chanoines des sciences, de la littérature et des 
arts. •• Les Académies sont des espèces de ménageries où l'on 
rassemble à grands frais, comme autant d'animaux rares, 
les charlatans ou les pédants lettrés les plus fameux*... 
Un académicien mange dans son fauteuil de velours, et à 
lui seul, la nourriture de quarante ménages de campagne. 
Plus d'académiciens rentes tant qu'il y aura des travailleurs 
à salarier, des pauvres à nourrir, des créanciers à satisfaire. 

— De quoi nourrir quarante ménages de campagne I ha- 
sardait l'Académie, 1,200 livres par an! — L'honneur seul, 

— poursuivait le public sans reprendre haleine, — est la 
monnaie courante du génie,... trop d'embonpoint amaigrit 
legéaie. La plupart des chefs-d'œuvre sortent du grenier ^ 

— C'est un vieux proverbe, — répondait TAcadéraie, — 
qu'il faut nourrir les artistes et qu'il ne faut pas les en- 
graisser : alendi, non saginandi. Mais c'est aussi une vieille 
vérité, les vers connus de Juvénal : 

Quorum conatibus obstat 
Res angusta domi. 

— Les Académies, — finissait alors par crier le public, — 

1. Mercure de France, Octobre 1790. 

2. L'Ami du peuple. Mars 1791. 

3. Mercure de France. Octobre 1790. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 181 

ont toujours été les lanternes sourdes des tyrans *. » — 
Ici les académiciens, d'accord pour défendre leur traite- 
ment, différaient d'opinion et se divisaient en deux camps: 
ceux-ci demandaient pardon au public du peu de patrio- 
tisme de leurs prédécesseurs ; ceux-là ne croyaient pas 
avoir à défendre auprès de lui ce respect et cette glorifica- 
tion des rois, qui leur semblaient la fin même de l'Académie. 
— Ces derniers s'appelaient Marmontel, Maury, Gaillard, 
le maréchal de Beauveau, Brecquigny, Barthélémy, Rulhiè- 
res, Suard, Saint-Lambert, Delille, Vicq-d'Azir, Morellet. 
Leurs adversaires étaient La Harpe, Target, Ducis, Sedaine, 

' Lemierre, Chamfort, Condorcet, Chabanon, Beauzée, 
Baiily. 

Dans cette dissension, le coup mortel fut porté à T Aca- 
démie par un académicien. — Il y avait alors à l'Académie 
française un homme plus spirituel qu'une comédie de 
Beaumarchais, causant mieux qu'une lettre de Voltaire, un 
homme d'une verve unique, l'immortel grand homme de 
l'épigramme, Nicolas Chamfort. Tout était esprit en lui ; et 
il semait tout autour de lui, non pas une petite monnaie, 
mais de merveilleuses pièces dont quelques-unes seront des 
médailles pour la postérité. Né au monde jeune, tout naïf 
d'espérances et de confiance, Chamfort avait vite vu la vie. 
H avait vite jugé que calomnier l'humanité, c'est en mé- 
dire. Accueilli, fêté dans les salons nobles, lecteur de 
M. le comte d*Arlois, bibliothécaire de Madame, gratifié de 
7 à 8,000 livres de pension, Chamfort, sous ses prospérités, 
garda le deuil de ses premières pensées de jeunesse. Une 
sorte de lèpre lui vint sur le corps, qui le fit plus aigri et 

moins charitable. 11 continua de vivre, de rire, d'être Cham- 

1. Mercure de France, Octobre 1790. 



182 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

fort, à chaque bassesse, à chaque honte, à chaque infamie 
qui lui passaient sous les yeux, affermi en ses mépris et 
goûtant tous bas d'amères joies en sa conscience déses- 
pérée, se vengeant des nobles qu'il amusait en les faisant 
petits devant sa moquerie, inconsolable des misères de 
l'homme, et portant noblement sa misanthropie comme la 
loyauté d'un galant cœur. Quand il causait, et il causait 
toujours, c'était un bourreau avec une épée de cour. « Il 
m'est arrivé vingt fois, — rapporte un de ses auditeurs, 
— de m'en aller de sa conversation l'âme attristée comme 
si je fusse sorti du spectacle d'une exécution *. » — Sou- 
dain, quand la révolution éclate, Chamfort est renouvelé. 
Tout palpitant, l'hôte du comte de Vaudreuil ouvre « sa 
bourse de cuir » et en tire mille écus pour la révolution *. 
Il reprend foi. Le peuple le libère des bienfaits des nobles, 
et Mirabeau conquiert à lui cet esprit hautain. — Pauvre 
Chamfort! belle âme à qui on n'a pas pardonné! tu devais 
revenir de ton dernier rêve les veines coupées, la face mu- 
tilée, survivant à ton suicide, écoutant monter les huissiers 
de la guillotine, jetant, toi aussi, dans ton dernier râle : 
Liberté, tu n'es qu'un nom ! 

Mais, en Tannée 1791, Chamfort écoute, attend, espère. 
Après une séance académique, il dit alors à Marmontel 
ébahi, dans un coin du salon du Louvre : « Eh bien! vous 
n'êtes donc pas député? En effet, on fait bien de vous ré- 
server à une autre législature ; excellent pour édifier, vous 
ne valez rien pour détruire... L'édifice est si délabré que 
je ne serais pas étonné qu'il fallût le démolir de fond en 
comble... Place nette! — Place nette? fait Marmontel, et 
le trône et l'autel ? — Et le trône et l'autel tomberont en- 

1. Mémoires (le Morellet. Vol. II. — 2. !d, Vol.I. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 183 

semble ; ce sont deux arcs-boutants appuyés Tun sur l'autre, 
et que Tun des deux soit brisé, Tautre va fléchir *. » — 
C'est Tannée où, cherchant quelque ennemi de la révolu- 
tion à persifler, Chamfort trouve — qui? — l'Académie I 

— et il publie sa petite brochure : Des Académies, 
Qu'est-ce que V Académie française? — disait Chamfort, 

— à quoi sert-elle? Et il remontait à son origine. Il citait 
les inconnus de sa fondation, les Granier, les Salomon, les 
Porchères, les Colomby, les Boissat, les Bordin, les Beau- 
doin, les Balesdens, qui avaient bien voulu laisser asseoir 
Corneille à côté d'eux. Il s'élevait contre Tadoption de 
quelques gens en place et d'un assez grand nombre de 
gens de la cour, « ce mélange de courtisans et de gens de 
lettres, cette prétendue égalité académique qui, dans l'iné- 
galité publique et civile, ne pouvait être qu'une vraie dé- 
rision. » Il se refusait à reconnaître propriété académique 
la gloire de tous les grands hommes de la France. Il disait 
l'auteur d'Andromaque, de Brilannicus, de Bérénice, de 
Bajazet, de Mithridate, reçu sur l'ordre de Louis XIV; La 
Fontaine, académicien à soixante-trois ans, et cela grâce à 
la mort de Colbert, persécuteur de Fouquet; il disait le 
mépris d'Helvétius, de Rousseau, de Diderot, de Mably, de 
Raynal, « pour ce corps qui n'a point fait grands ceux qui 
honorent sa liste, mais qui les a reçus grands et les a rape- 
tisses quelquefois. » Il attaquait ce fameux dictionnaire 
dont Voltaire, aux dernières années de sa vie, voulait bou- 
leverser le plan ; il définissait les discours académiques : 
« Un homme loué en sa présence par un autre homme 
qu'il vient de louer lui-même, en présence du public qui 
s'amuse de tous les deux. » II montrait l'inutilité descom- 

1. Mémoires de MarmonteL Vol. IL 



184 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

plimentsaux rois, reines, etc., (levant le décret de rassem- 
blée qui ne laissait plus en France que des citoyens. Venant 
aux prix d'éloquence et de poésie, il rappelait le fameux 
sujet de prix proposé par TAcadémie de Louis XIV: La- 
quelle des vertus du roi est la plus digne d'admiration? Aux 
prix de vertu destinés aux citoyens dans la classe indigente, 
il demandait : « Payez-vous la vertu ou bien l'honorez- 
vous?... Rendez à la vertu cet hommage de croire que le 
pauvre aussi peut être payé par elle, qu'il a comme le 
riche une conscience opulente et solvable. » Il accusait 
l'Académie, en ayant effacé le nom de l'abbé de Saint- 
Pierre de sa liste, d'avoir voté solennellement pour V éternité 
de V esclavage national. Et pour l'Académie des inscriptions 
et belles-lettres, il se bornait à la montrer fondée par 
M°® de Montespan, « instituée authentiquement pour la 
gloire du roi, )> et ne servant qu'à donner au public la bat- 
terie de cuisine de Marc-Antoine. — (( L'extinction de ces 
deux corps, — finissait Chamfort, — n'est que la consé- 
quence nécessaire du décret qui a détaché les esclaves en- 
chaînés dans Paris à la statue de Louis XIV. » Et s'adressant 
à l'Assemblée nationale : « Épargnez, — lui disait-il, — à 
l'Académie une mort naturelle. » 

En dépit du trait malin d'un libraire qui fit imprimer 
le discours de réception de Chamfort à l'Académie en tête 
de son pamphlet *, le pamphlet de Chamfort tua l'Acadé- 
mie dans l'opinion publique. L'Académie agonisa jusqu'au 
5 août 1793. C^ jour elle convint d'interrompre ses assem- 
blées. Le directeur mit en sûreté les douze volumes in-folio 
contenant les titres de l'Académie, les lettres patentes de 
son établissement en 1635, un volume manuscrit de re- 

1. Feuille du jour. Octobre 1791. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 185 

marques de rAcadémie sur la traduction de Quinte-Gurce 
par Vaugelas, et le manuscrit du dictionnaire, dont la co- 
pie pour une nouvelle édition venait d'être terminée. Une 
soixantaine de portraits d'académiciens furent entassés 
dans une des tribunes de la salle des assemblées publiques. 
Le 8 août, les académies étaient supprimées, les scellés 
mis sur les salles du Louvre. Les deux commissaires en- 
voyés pour rapporter les clefs de TAcadémie française 
s'appelaient Tun Domergue, l'autre Dorat-Cubières *. 

La royauté se mit à mourir avant TAcadémie. L'arbre 
fut dépouillé avant qu'on ne chassât ceux qui depuis si 
longtemps dormaient à son ombre. 

L'année même où parut le libelle de Chamfort, un 
pamphlet d'outre-France , le Grand dénoûment de la con- 
stitution, parodie politico-tragi-comique, se disant imprimé 
à Bruxelles, donnait de la situation du roi et de la capti- 
vité de la royauté une vive et caricaturale peinture. Le 
roi, « qui ne peut plus remuer que la mâchoire pour mâ- 
cher et les doigts pour signer, » c'est M. Gros-Louis, 
maître de l'auberge, à l'enseigne de la Nation ci-devant du 
Grand Monarque, Miralaid « balayeur du club des Jaco- 
bins, » Touvin et Rude, entrent dans la grande salle où 
M. Gros-Louis est assis sur un grand fauteuil à bras, immo- 
bile comme un paralytique. « Allons, iM. Gros-Louis, vite, 
du vin, voilà la nation qui arrive chez vous; nous allons 
nous constituer aussi assemblée buvante, mangeante, dé- 
vorante... Papa Gros-Louis, nous vous constituons jusqu'à 
nouvel ordre notre pouvoir exécuteur. Mille bombes! que 
vous allez être heureux et puissant I Vous disposerez à 

i. Mélanges de liltéralure, par Morellet. Vol. I. 



186 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

notre fantaisie de toutes les bouteilles de votre cave; vous 
boirez quand nous voudrons, vous verserez quand nous 
vous l'ordonnerons. Eh bien! pouvoir exécuteur, acceptez- 
vous? — Mais, Messieurs, — dit le pauvre soliveau, d'une 
voix tremblante, — vous voyez bien que dans l'état où je 
suis, je ne puis rien exécuter. Depuis que cette bande d'avo- 
cats, de procureurs et de pousse-c... a mis ma maison en 
décrets, depuis que cette troupe de scélérats a manqué 
d'assassiner ma femme, et m'a si rudement brigandé, c'a 
m'a fait une telle révolution que je ne puis plus remuer ni 
pied ni patte de tout le corps... » La voix du pauvre Gros- 
Louis baisse alors, et avec un accent de confidence et de 
terreur: « Ils me font des peurs, des peurs!... — L'es- 
sentiel est que vous soyez libre, — lui répond Miralaid. 
— Ventrebleu, — lui dit-il tout bas à l'oreille, sur un 
ton menaçant, — n'allez pas dire le contraire ; ils sont là 
une bande de déterminés tout prêts à se révolter. — Et 
tout haut, incliné et respectueux: — Eh bien! monsieur 
Gros-Louis, n'est-il pas vrai que pour le bonheur de la na- 
tion buvante vous acceptez librement tout ce que nous 
avons fait, faisons, ferons dans votre maison? » A un « Ce- 
pendant... » que hasarde timidement Gros-Louis, Miralaid 
clame : — « A moi, la nation ! Nous sommes trahis! » et 
secouant brutalement la tête et les bras de l'impotent, il 
l'apostrophe d'une voix terrible: « N'est-il pas vrai que vous 
déclarez librement que vous êtes bien libre ?» — Et le 
bonhomme Gros-Louis essoufflé, tout essoufflé : — « Ohl 
oh! oui. Messieurs, je vous en réponds ; je le déclare tout 
haut ; oh ! comme je suis libre * !» — Quelques mois après 

i. Le Grand dénoûment de la constitution,, joué ù Bruxelles le 
i-*" janvier 1701. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 187 

ce pamphlet, Louis XVI fuyait à Varennes; et Varennes ra- 
menait à Paris celui qui allait mourir. 

La fuite à Varennes fit plus encore motionner et se 
déchaîner les cafés que le veto ne les avait fait discuter et 
argumenter; et le jugement du roi commence déjà à 
s'instruire en ces milliers de cafés, prévenant les temps. ^ 

A peine née, la révolution pousse les hommes les uns 
vers les autres, les assemble, frotte les idées contre les 
idées, les paroles contre les paroles, pour, de ces associa- 
lions et de ces chocs, faire jaillir la flamme, l'éclair, la 
liberté. Un grand besoin de communications quotidiennes, 
une fraternité nouvelle, une pente à Tépanchement , à la 
manifestation, une curiosité et une impatience d'apprendre, 
mêlent les individus au^ individus ^, et avec la gazette, 
qui devient le journal, qui de chronique passe pouvoir, et 
de passe-temps le pain môme de la France, les cafés gran- 
dissent et se font clubs ; leurs tables sont tribunes , leurs 
habitués orateurs, leurs bruits motions. L'été pluvieux de 
1789 fait les cafés pleins. Les cafés, — qu'on disait tout à 
l'heure des manufactures d'esprit, tant bonnes que mau- 
vaises, — deviennent la presse parlée de la révolution. Les 
cafésont un drapeau ; et l'on juge de Topinion d'un homme 
à Paris, — dit M"« Boudon, — par le café dont il est l'ha- 
bitué, (( comme vous savez que l'on jugeait à Athènes 
qu'un citoyen professait les sentiments d'Aristote ou de 
Zenon, suivant qu'il fréquentait le Lycée ou le Portique *. » 
La milice nationale, dans tout l'attrait de sa nouveauté, 

1. FinisseZ'donc^ cher père. — Entrevue de Hyacinthe la bégueule^ 
poissarde, avec le roi, la reine et les principaux de l'État, 

2. Lettres d'E...mée de Bo...on La„.c....be (IVl^l« Boudon). Troyes, 
1791. 



188 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

tenant le Parisien hors de chez lui, et le faisant son maître 
pendant de grands jours, contribue encore à cette vogue 
et à cette fortune des cafés. Avec l'habit bleu, Thabitude du 
moka et du petit verre est prise ; et les cafés , dont Tinté- 
rieur avait jusqu'alors été interdit aux femmes par l'usage, 
si bien que c'était un événement rare de voir une provin- 
ciale ou une étrangère prendre une bavaroise au dedans du 
café de Foy et non sous la lanterne * — les cafés s'ouvrent, 
avec la révolution, aux femmes des miliciens qui ne veu- 
lent pas quitter leurs maris, ou que leurs maris ne veulent 
pas quitter, et à leur suite à toutes les autres femmes. 

Écoutez toutes ces nouvelles dont les cafés retentissent 
bientôt, tous ces contes bleus gravement colportés. — Le 
fameux on a le dos large et porte soupçons et billevesées : 
quand le roi est à Saint-Cloud, « on creuse un canal de 
Saint-Gloud à la frontière par où se sauvera la famille 
royale * )> ; quand le roi est au Temple , « on fait fabriquer 
des masques ressemblant à Louis XVI et à ses conseils 
pour le faire évader ^ ; » et lors de la guerre , chaque café 
a son stratégiste imaginatif : « il fait un crachat qui repré- 
sente une ville quelconque , trace autour avec sa canne les 
plans d'attaque et la prend en un tour de main *. » 

Que de fils déjà célèbres, que de fils naissant tous les 
jours, à ce pauvre petit café de la rue Saint-Denis, au coin 
de la rue du Petit-Lion , la première boutique de café de 
Paris ! — Débouchez dans les galeries du Palais-Royal, par 
le passage du Perron, — le Palais-Royal , district des qua- 
rante mille étrangers sans district logés en hôlel garni*! 

1. Lettres d'E...mée de Bo...on La.,.c...be (M"" Boudon). Troyes, 
179L — 2. Journal de la Cour. Juin 1790. 

3. Courrier de VÉgalilé, Janvier 1793. 

4. Journal à deux liards, — 5. Révolutions de Paris. Août 1789. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 189 

Voyez à votre droite toute cette foule bourdonnante , 
murmurante, discourante, asssiégeant jusqu'à deux heures 
l'entrée de ce café du Caveau , dont le fonds a été vendu ^o"- 
en 1786, 90,000 livres ^ Autrefois, c'était « un tombeau 
où les preneurs de cette liqueur noire ensevelissaient 
chaque jour leurs paroles oisives*. » Aujourd'hui c'est une 
belle galerie. Un moment abandonné sur le bruit que son 
maître vendait de l'argent, le café du Caveau a repris 
vogue. Sous les tentes du Caveau que de péroreurs, aux- '-^^'^ 
quels commande le péroreur en chef, Langlade, qui ne se 
cache pas de souhaiter la république ' ! que de jacobins en 
feu sous le buste de Philidor, pendant qu'à la porte du 
Caveau un parti d'agents de change escarmouche sur civ^r 
l'agiotage, et ne jette en l'air que les niots action des Indes, sk ' 
bordereaux, quûimces , caisse We^ornpte , demi-caisse , as- 
signats, papier monnaie^ ! Dans le café même, où n'est pas 
un jeu de dames ni d'échecs, que de bras levés, de voix 
enflées , d'eflFervercents , de stentoriens assourdissant les 
bustes de Gluck, de Sacchini, de Piccini et de Grétry qui 
ornent les murs*^, de tous les néologismes inharmoniques 
de la langue révolutionnaire! Avant le 10 août, le Caveau 
est le lieu de réunion des fédérés ; et Lanthenas, l'ami de 
Roland, les y régale de bière et de liqueurs ®. — En face le 
spectacle de la Montansier, jadis le spectacle des Beaujolais, 
à Tencoignure du vestibule du côté de la rue de Richelieu, 
au café de Conti ou de Chartres, même foule, mêmes voix, 
mêmes rumeurs; — même bruit, même monde autour des 
bouteilles de bière anglaise de la Grotte-Flamande, rendez- 



1. Correspondance de Métra. 1789. 

2. Le Spectateur, — 3. Le Babillard, 

4. Le Spectateur, — 5. Tableau du nouveau Palais-Royal, 1788. 

0. Journal à deux liards. 



190 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

VOUS des acteurs de la Montansier * ; — mêmes nouvellistes, 
mêmes médecins de la chose publique , se démenant au- 
tour du poêle en forme de globe aérostatique du café Ita- 
lien*. Du côté de la rue des Bons-Enfants, c'est le café de 
Valois où se rassemblent les feuillantins , — où les fédérés 
font irruption et déchirent le Journal de Paris^. C'est, au 
coin de la rue de Montpensier, le café Mécanique , où le 
service se fait par les colonnes creuses des tables. EtTanrès, 
le maître du café Mécanique, le successeur de Belleville, 
ne peut plus, comme en 1788 , supprimer les gazettes quand 
ses tables sont remplies, les supprimer les dimanches 
pour activer la consommation , sans la laisser distraire par 
la lecture^; les gazettes sont plus essentielles que le moka 
même aux cafés de la révolution. C'est à ce café que le 
propriétaire, voulant s'opposer à ce qu'on chante le Ça ira, 
reçoit un coup de sabre au bras, tandis que sa femme en- 
ceinte est à peu près éventrée ^. Plus loin , c'est le café 
Corazza, où continue toutes les nuits la séance des jaco- 
bins, entre Varlet, Desfieux , Gusman , Proly, et les deux 
conventionnels Chabot et Collot d'Herbois, — café d'où 
sortiront les journées du 31 mai et du 27 juin. 

Allez-vous dans la jardin, un pavillon s'ouvre à 
vous, où of l'honnête Jousserand » vous offre un petit verre 
de sa composition ^ que vous acceptez si vous n'avez pas 
lu la médisance de Tout ce qui me passe par la tête : « On 
vous vend de l'eau-de-vie d'Andaye faite à Suresne , de 
l'eau d^ noyau de Phalsbourg ou des liqueurs des îles 
faites au faubourg Saint-Germain''. » C'est le pavillon du 



1. Petites Affiches. Janvier 1791. — 2. Tableau du Palais-Royal, 
3. Journal à deux liard^. — 4. Tableau du Palais-Royal, 
5. Journal de Perlet. Mars 1792. — 6. Le Spectateur, 
7. Tout ce qui me passe par la tête. 1789. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 191 

café de Foi, et voilà, sous la galerie, le fameux café de Foi, 
le doyen des cafés du Palais-Royal, jadis ouvert dans la rue 
de Richelieu, et servant de passage pour descendre au 
jardin , établi au nouveau palais depuis la construction des 
nouveaux bâtiments*. Tout à l'heure c'était le seul café 
qui eût le privilège d'avoir des tables et de servir dans le 
jardin *; tout à l'heure c'était le café de bel air, le rendez- 
vous des vieux chevaliers de Saint-Louis, des vieux mili- 
taires, des financiers « à grosses perruques, à cannes à 
pomme d'or et à souliers carrés. » Dans le jardin, le café 
de Foi était un salon d'élégantes moquant les femmes qui 
passaient, et de badins chevaliers balançant le pied sur 
leur chaise penchée, jouant avec l'éventail de leurs belles*. 
Au mois de juillet 1789, les sept arcades de Foi sont le 
portique de la révolution. C'est monté sur une table du 
café de Foi, qu'un soudain orateur, un pistolet d'une main 
et de l'autre la nouvelle de l'exil de Necker , crie : Aux 
armes! C'est du café de Foi que part la bande qui va ou- 
vrir les portes de l'Abbaye aux gardes françaises enfermés 
et à Richer-Sérisy détenu pour dettes *. Pendant ces mois 
émus, le café de Foi est au Palais-Royal ce que le Palais- 
Royal est à Paris : une petite capitale d'agitation, dans le 
royaume de l'agitation ; et contre ses boiseries aux pré- 
cieuses sculptures se pressent tous les bouillants, les dé- 
chaînés, les impatients, les marquis de Sainte-Huruges, 
applaudis d'un public de rentiers, patriotes ardents depuis 
le décret de l'Assemblée nationale qui promet payement 
exact aux créanciers de l'État, C'est un comité d'éloquence 
publique; là un courrier apporte tous les jours le bulletin 
des séances de l'assemblée dont on fait lecture dans les 

i. Tableau du Palais-Royal. — 2. Lettres de M"« Boudon. 
3. Tableau du Palais-Royal. — 4. Anecdotes par Serieys. 



192 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

commentaires et les interruptions de chacun ; là , descen- 
dent s'épurer « les superbes motions qui se rédigent au 
troisième étage *; » là, on chasse honteusement tous les es- 
pions dePancienne police; là, chaises, tables de marbre, tou t 
est piédestal pour crier de plus haut * ; là, brochures, pam- 
phlets politiques sont lus à haute voix ; de là les ordres 
partent ; de là les proscriptions sortent, qui jettent celui-ci 
au bassin, ou font bâtonner celui-là; là, le timide prend 
l'habitude d'un auditoire, et essaye une catilinaire '. Puis 
peu à peu ce café de Foi, berceau des grandes motions du 
Palais-Royal, devient monarchien et constitutionnel. Il a 
haussé le prix de ses glaces et les a mises à 20 sols, ce qui 
a fait d'abord un mécontentement, puis un épurement; et 
bientôt le royalisme l'investit, le gagne, l'emplit, et le café 
de Foi fait volte-face comme un tribun ; et bientôt, la voilà, 
cette rotonde encore retentissante des fureurs démocra- 
tiques du grand parleur Billard, de l'avocat Rosin , et du 
chanoine de Nantes, Vabbé de six pieds, toute i)euplée de 
batailleurs, d'impertinents fleurdelisés sur tous les boutons, 
armés de gourdins, de cannes à dards, de bâtons plombés, 
lisant à leur tour les pamphlets de leur parti et se décou- 
vrant chaque fois que le roi est nommé*. Les nouveaux 
habitués font la motion de ne plus aller au spectacle jus- 
qu'à ce que le roi rentre dans l'exercice de son pouvoir. 
L'un demande : « Pourquoi Brissot ne parle-t-il presque 
jamais à l'assemblée?» et l'autre répond: « Vous savez, 
Messieurs, qu'à la comédie, les machinistes restent dans 
la coulisse*^. » Le Babillard raconte que se croyant joués, 

1. Actes des Apôtres, Vol. X. 

2. Aspasie à tous les comités du Palais-Royal. 

3. Vie privée de M. Jean-Sylvain Bailly, 1790. 

4. Chronique de Paris, Août 1791. — 5. Le Consolateur. Juin 1702. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 193 

et voyant Riquetti-Pandour très-maltraité dans VHôteUerie 
de Worms, représentée au théâtre de la rue de Richelieu , 
les habitués de Foi menacent l'auteur. La très-petite co- 
carde derrière le chapeau par mépris , ils arborent encore 
croix de Malte et décorations, puis un beau jour, ils ima- 
ginent d'arriver en demandant si Ton n'a rien appris des 
frontières, si l'armée jaune et noire n'a pas fait de mou- 
vement. Sur la réponse négative, l'un d'eux monte au som- 
met du pavillon de Foi, regarde au loin comme s'il vou- 
lait voir jusqu'à Coblentz, et s'écrie: « Hélas! il ne vient 
point encore ! » Tous les jeunes habitués du café répètent 
trois fois : a Hélas î » et la plaisanterie leur paraît si gaie 
qu'ils la recommencent quotidiennement *. On plante alors 
devant le café une potence aux couleurs nationales *. Et ce 
sont presque tous les jours dans la rotonde des prises 
d'armes : les jacobins donnent l'assaut, et quand ils sont 
vainqueurs, quand ils ont pris cet autre antre de Gattey, 
ils purifient le café en grande pompe avec de l'encens et 
du genièvre^. Dans une de cas expéditions, un habitué de 
Foi, le sieur Ségur, est à moitié tué*. Le café ferme sou- 
vent tout un jour. Un temps, il n'ouvre plus le soir. La 
garde nationale y passe la nuit et en défend l'approche. 
Jousserand, le maître du café, laisse passer l'orage, et s'en 
va tranquillement dénoncer les propos anarchiques tenus 
par les vainqueurs, « qu'il fallait deux cents Jourdan comme 
celui d'Avignon pour mettre Paris à la raison . » — « Allez, 
disent les jacobins à Jousserand, qui est coiffé à la révolu- 
tion, les cheveux courts, noirs et plats , — allez. Monsieur, 
vous déshonorez votre perruque*! » — A leur dernière 

1. Le Babillard. Août 1791. —% Le Petit Gautier. Juillet 1791. 
3. L'Observateur. Mai 1790. — 4. Lettres du père Duchéne. 
5. Feuille du jour. Novembre 1 791 . 



194 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

irruption chez le maussade marchand de bavaroises^ les pa- 
triotes se bornèrent à accrocher le bonnet de la liberté au 
mur, en rendant le distributeur d*eau chaude responsable 
de ce signe respectable ^ L'année 1792 commençait : Jous- 
serand ne jugea pas à propos déjouer sa tête contre un 
bonnet. 

Au patriote qui ne veut pas payer la tasse de café 
6 sols, le verre d*eau-de-vie 6 sols, comme cela coûte au 
café du Palais-Royal, mille cafés sont ouverts sur tous les 
points de la capitale , qui ne lui demandent que 5 sols 
pour la première de ces consommations, et k pour la se- 
conde. 

Au faubourg Saint-Germain, il a le café Procope, devenu 
le café Zoppi, ce pont jeté du patriotisme d'une rive de la 
Seine au patriotisme de Tautre. Ce café, tout à l'heure 
tribunal de l'Opéra, de la Comédie, de l'auteur du jour, 
où se réunissait la fleur de parterre du dix-huitième siècle, 
tous ces jugeurs, ces moqueurs, ces hommes méchants 
comme un public, c'est à présent le point de réunion pour 
les « zélés enfants de la liberté triomphante*.» A tire-d'aile 
l'épigramme s'en envole, pleurant ses grands combats au- 
tour d'un couplet de tragédie, pleurant ses tranquilles in- 
surrections d'amour-propre et ses victoires sans larmes. 
C'est un bureau de rédaction d'adresses et de communica- 
tions aux journaux patriotiques. « Les habitués du café 
Zoppi à Charles Yillette. Nous regardons comme juste de 
donner aux égouts de notre ville les noms de Mallet du 
Pan , abbé Royou, Montjoie, Durosoy, Pelletier, Gautier, 
Meude-Monpas, Rivarol et autres : la voirie s'appellerait 
Suleau^ )) A la mort de Franklin « les amis de la révolu- 

1. Lettres 6.... patriotiques, — 2. Uttres patriotiques, N* 13. 
3. Chronique de Paris, Avril 1791. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 195 

tion et de l'humanité, assemblés au café Procope, tenu par 
M. Zoppi, » couvrent de crêpes tous les lustres, tendent de 
noir la seconde salle , mettent sur la porte d'entrée : 
Franklin est mort ; couronnent de feuilles de chêne, entou- 
rent de cyprès son buste au bas duquel on lit : Kir Deus, 
Tornent d'accessoires symboliques, de sphères, de cartes, ► 
de serpents se mordant la queue , et pleurent l'Américain 
avec des torrents d'éloquence*. A cinq heures, tous les 
jours, les habitués du café Zoppi se forment en club déli- 
bérant *. Ils députent vingt des leurs pour aller rendre 
visite au journal des Actes des apôtres « les bons apôtres du 
despotisme; » ils députent des commissaires du peuple 
chez le petit Gautier et chez « tous les barbouilleurs de 
papier du côté de la droiture.» Quand viennent les menaces 
de guerre, les habitués du café Zoppi se cotisent « pour 
composer une caisse de fusils, et pour en faire une offrande 
sur l'autel de la Patrie, dans le temple des lois ^. » Le déjà 
fameux Hébert est des habitués de Zoppi. Zoppi érige une 
de ses salles en salle des Hommes illustres. Il promet in- 
cessamment une statue de Mucius Scévola, pour faire pen- 
dant au bas-relief de Mirabeau couronné par deux génies 
qui pleurent*. Parfois, à neuf heures du soir, le café Zoppi 
allume un feu devant sa porte et y jette les PetiteS'AfJiches 
ou quelque autre feuille modérée, tandis que là- bas, à 
l'autre bout de la ville, rue Saint-Honoré, devant un autre 
café, le café Marchand, llambe un feu pareil, et qu'un se- 
crétaire du café lit dans la rue : « Nous, soussignés , ci- 
toyens habitués du café Marchand, tous dûment assemblés, 
après lecture faite d'un exemplaire du Journal général de 



1. Chronique de Paris. Juin 1790. — 2. Le Babillard. 
3. Lettres patriotiques. — A. Le Babillard, 



190 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

la Cour et de la ville , avons livré le présent article- aux 
voix, de la majorité desquelles il est résulté que ladite 
feuille a été condamnée à être lacérée et brûlée publique- 
ment devant la porte dudit café *. » 

Rue de Tournon, le patriote a le café des Arts, où, en 
juillet 1791, Ton annonce pour la semaine prochaine la 
fuite de Bailly et de La Fayette. — Si le patriote n'est que 
patriote et non jacobin, il a rue de Sèvres le café de la Vic- 
toire, où l'on moque le sapeur-journaliste Audouin, et en 
repassant l'eau, le café de la Monnaie, rue du Roule, où 
l'on brûle la Vie privée du général des Bleuets ; le café Ma- 
noury, place de l'École, dont les vieux habitués n'affichent 
point de principes exagérés, et où s'assied Rétif de la Bre- 
tonne avant de prendre son envolée pour le Paris noc- 
turne; le café des Bains Chinois, tenu par madame Boudray, 
boulevard Choiseul; le café de la Régence, qui croit aux 
échecs et à M. de La Fayette, et dont le maître, qui pra- 
tique une égalité de casuiste, chasse les gens mal vêtus, 
tout en se disant l'égal des princes; le café Amelot, qui 
fait comme le café de la Régence, et d'où Ton expulse les 
orateurs incendiaires ; le café Conti, au coin de la place 
Daupliine, qui ne demande la tête de personne ; le café de 
la Porte-Saint-Martin, dont les politiques sont sages et ne 
déclament que contre les ouvriers insurgeants qui pillent, 
se soûlent et ne travaillent pas *. 

Les désastres des colonies, qui forcent d'augmenter 
d'un soi la tasse de café, arrêtent un instant la fortune des 
cafés ^. «Tout Paris est en révolution pour son café au 
lait. » Quelques citoyens font serment de ne plus prendre 



1. Chronique de Paris, Octobre 1790. 

2. Le Babillard. Juillet 1791. — 3. Journal à deux liards» 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 197 

de café. Il est même des salons où ce serment est prêté. 
Les jacobins jurent de s'en abstenir. Ils entrent alors dans 
les cafés, demandent un verre d*eau et les gazettes, s'en 
vont, et ne jugent pas à propos de payer une si mince 
consommation*. 

Mais cette austérité ne tient pas contre le temps. Le 
café redevient populaire et usité ; et les cafés ressaisissent 
leur influence. Quelques-uns deviennent les intermédiaires 
entre un journal et le public, et un bureau de correspon- 
dance ou même de distribution. Le Journal du Diable, de 
Labenette, prie les personnes a qui désireraient entretenir 
une correspondance utile avec le diable, d'envoyer leurs 
réflexions et leurs découvertes chez MM. Lenoir et Lebou- 
cher, au café de La Fayette, rue des Mauvais-Garçons ; » 
et voilà un journal qui se distribue les mardi, jeudi et 
samedi chez Dailly, au café du Hasard, rue de la Juive- 
rie, 5. 

Pourtant, dans tous ces cafés qui sont un parti, là-bas, 
en face le boulevard de la Porte-Saint-Denis, quel est ce 
café qui cause et ne rugit pas, qui parle et ne motionne 
pas, qui rit et ne s'indigne pas? Quel est ce coin heureux, 
garé des bruits de l'assemblée, de la rue, de Paris, du 
monde, où pas un ne songe à être martyr de la liberté ou 
bien à sauver la France? Petit troupeau d'Épicure essayant 
de garder sa vie sauve, son esprit libre, sa gaieté franche 
en dépit de la révolution ! — C'est le café de Flore, ce coin 
heureux ; et ces sages, détachés d'ambition et de dévoue- 
ment, ce sont les habitués du café de Flore, liés entre eux 
par le vœu de ne plus parler politique, sous le titre de So- 
ciété des Amis des Lois, — Les jacobins, pour ne guère 

1 . Journal à deux lianls. 



198 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

savoir d'histoire cincienne, faisaient dès lors grand usage 
d'une loi de Solon, qui ordonnait aux citoyens de prendre 
parti dans les dissensions civiles sous peine de mort. De 
par les jacobins, le café de Flore fut bientôt débarrassé 
de ses premiers hôtes* ; et la Société des Amis des Lois ap- 
prit qu'il est des pouvoirs qui exigent plus encore que le 
silence. 

Hors un café sans opinion, le Parisien a des cafés de 
tous genres. Est-il partisan de d'Orléans? il a le café Nancy, 
rue Saint-Antoine, le café de Chevalier, porte Saint-An- 
toine, et le café du Rendez-vous, place du Carrousel, d'où 
Laclos écrivait au duc d'Orléans, à en croire un pamphlet : 
« Je vous écris d'un café d'où, comme de la tent€ d'un 
général, partent tous les ordres nécessaires. » Lit-il le Père 
Duchéne? Dans la rue du Temple, au coin de la rue Notre- 
Dame-de-Nazareth, voilà un café qui a écrit sur son en- 
seigne en belles lettres jaunes : Café de Jean-Bart et du 
Père-Duchêne ^. Est-il maratiste ? il sera le bienvenu au 
café de l'Échelle-du-Temple ; au café de Choiseul, place de 
la Comédie Italienne, dont le limonadier, le sieur Chrétien, 
est connu pour ses discours au Champ de Mars, et à l'ar- 
dent café du Pont-Saint-Michel dont le maître. Cuisinier, 
mènera Charlotte Corday à l'Abbaye. Tient-il pour la ci-de- 
vant noblesse ? son café est le café de Bourbon , rue Saint- 
Dominique ; le café de Mirabeau, au coin des rues Riche- 
lieu et Saint-Honoré, où tout à l'heure un chevalier de 
Saint-Louis prétendait qu'on ne pourrait forcer lui et les 
siens à monter la garde ^; ou encore le café du Grand-Ami- 
ral, rue Neuve-des-Petits-Champs, où des chevaliers de 

i. Dictionnaire neologique. 

2. Je m'en f... ou Pensées deJean-Bart, Vol. H. 

3. Le Babillard. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. IW 

Saint-Louis, au rapport du journal : Je m'en /*..., ont com- 
ploté d'arracher la croix à tous les chevaliers qui étaient 
dans la milice nationale. Est-il Tennenii de Brissot? le café 
Littéraire de la rue Saint-Antoine commente les attaques 
de V Argus de Thévenot de Morande contre le Girondin ; 
ennemi de Robespierre? le café du Commerce, rue des 
Blancs-Manteaux, gouaille ses discours; ami de Robes- ^%, 
pierre? le café Beauquesne est là, le rival en patriotisme 
du café Procope, et où, dit Camille Desmoulins, Roland 
envoie son camp volant d'orateurs pour présenter la ba- 
taille aux champions de Robespierre. Est-il dantoniste ? il 
sera en pays de sympathie à la porte Saint- Antoine, au 
café Gibet ^ ; ou en bas du Pont-Neuf, au café de Charpen- 
tier, dont la fille a payé avec sa dot la charge d'avocat au 
conseil de Danton*. S'il veut brailler ou entendre brailler, ^ 
il a le café Hottot, sur la terrasse des Feuillants, que le roi 
avait fait murer du côté du jardin, pour empêcher les 
irruptions populaires dans les Tuileries. Là des mégères en 
cornettes et en jupons, là un certain La Montagne, Flon, 
ancien sacristain de Saint-Honoré, et Cordier, sergent-ma- 
jor et facteur des Invalides, argumentent, s'égosillent, et 
exhortent aux violences civiques' ce qu'il y a, — dit le 
Journal à deux liards, — de plus scélérat parmi les fac- 
tieux ; et tel est le bruit et le tumulte enroué et ignoble 
de ce café, qu'il fait déserter les Tuileries aux honnêtes 
gens, et que les femmes s'en vont respirer l'air chargé de 
poussière des contre-allées des Champs-Elysées. 

Le boulevard du Temple, ce boulevard qui était la 
foire Saint-Germain du Marais, et le Longcliamps de tous 
les jours de la ville, où deux triples rangées de chaises re- 

1. Le Babillard. Juillet 179L 

2. Monument en l'honneur de Louis XV L — 3. !^ Babillard. 



200 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

posaient les jolies paresseuses, où quatre rangs de voitures 
promenaient les belles toilettes, en 1788*; ce boulevard 
de récréation, encore tout animé de spectacles parlants, 
de spectacles muets^ de figures de cire, de spectacles ru- 
gissants, d'animaux féroces de TÂfrique et de TÂsie, des 
spectacles d'illusions et des tours du sieur Noël* ; le bou- 
levard du Temple ne pouvait bouder le goût nouveau du 
public. II ouvre de nouveaux cafés qui espèrent succéder 
à la vogue du café Sergent, du café Gaussin, du café Ar- 
mand et du café Alexandre. L'exemple du vieux Café- 
Turc, qui n'était patriote qu'à son corps défendant, et que 
le crédit fait à ses habitués jacobins a si bien ruiné que la 
justice vient de faire vendre ses meubles, et de mettre en 
prison le propriétaire', ne décourage pas les limonadiers 
qui ont confiance en cette terre sacrée de la diwssipation : 
le boulevard du Temple. Le café Chinois s'ouvre. Le café 
du Grand-Guillaume accueille les patriotes qui y viennent 
déclamer contre l'affiche du Chant du Coq, prétendant que 
l'oiseau français est payé par la liste civile, qu'il chante 
trop haut, et qu'on va lui rogner bec et ongles*. Les cafés 
du boulevard du Temple appellent à eux la musique et 
l'art dramatique, et ils sont les pères des cafés chantants. 
Le café des Arts, qui a déjà changé trois fois de msdtre, 
essaye de faire taire les sottises patriotiques et les querelles 
dont il est le rendez-vous, en installant un théâtre où l'on 
entre sans payer, c'est-à-dire en payant la bière 10 sols*. 
Au café Yon s'ouvre un autre théâtre où Déduit, chansonnier 
national, donne un Nicodeme dans le soleil^. 

\. Journal à deux liards. — 2. Tout ce qui ine passe par la léle. 
'.\. Journal à deux liards. — 4. Le Babillard. Juillet 1791. 

5. Nouvelles lunes du cousin Jacques. Juin 1791. 

6. Almanach de Froullé. 1792. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 201 

Élevé au milieu des arbres du boulevard, le café Godet 
devient, aussitôt fondé, l'arène des fayettistes et des ma- 
ratistes que n'accorde point l'harmonie de son orchestre. 
Un petit dessin de Swebach, qui le représente, ne donne 
pas grande idée du luxe de dehors d'un café de la Révo- 
lution. C'est une rustique galerie de rez-de-chaussée, con- 
struite en bois, surmontée d'un toit de tuiles, largement 
éclairée par de grands châssis à petits carreaux. Un auvent, 
appuyé sur des poteaux grossiers, garni de jalousies, abrite 
les consommateurs attablés. Des bouquetières, des mar- 
chands d'oubliés, de petits joueurs de vielle en garnissent 
les abords*. — Le limonadier Godet est un chaud patriote; 
il a obtenu le grade de capitaine dans le bataillon des 
Pères de Nazareth ; au reste, bonhomme en qui l'officier- 
citoyen n'ôte rien du débitant empressé. «Capitaine, — lui 
disent les soldats de son bataillon le voyant avec ses épau- 
lettes à son comptoir, — viens frotter la table et apporte- 
moi un verre de rogomme. » Et le capitaine se hâte de 
servir. Mais quiconque ne paye pas Godet est pour Godet 
« un mouchard de Moitié, )> Un certain Lhuillier, capitaine 
de chasseurs, ayant oublié de s'acquitter d'un punch, et 
lui demandant de la bière : — a Qui payera? » dit tout 
haut Godet. Lhuillier se fâche. Le patriote Godet s'em- 
porte. Un duel au pistolet est convenu. Godet reçoit une 
balle dans le ventre ^ Le limonadier au lit, le café ne de- 
vient pas plus calme. Lhuillier et ses amis l'investissent, 
un matin, demandent à la citoyenne Godet: «Est-il mort?» 
renversent le poêle du café, sont pris et relâchés par un 
commissaire fayettiste. Quelques jours après. Marchand, 



1. Collection de dessins de Concourt. 

2. Petites Affiches. Novembre 1790. 



202 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

qui chantait à l'orchestre de Godet, et qui avait déposé 
contre Lhuillier, est enveloppé dans une patrouille, et con- 
damné à quinze jours de la Force *. Le café Godet se ven- 
gea bientôt : Lhuillier fut dénoncé à VAmi du Peuple. 

(( La patrie est en danger. » — Le 22 juillet 1792, la 
municipalité de Paris fait solennellement proclamer : « La 
patrie est en danger I » Les quatre grands spectacles de 
Paris ferment. Coups de canon, promenades militaires, 
municipaux en écharpe dans les carrefours, harangues, 
lectures à haute voix, tambours battants*, — tout ce qui 
allume un peuple, toutes les images visibles de la guerre, 
de la gloire, le bruit, le fracas, le mouvement, la musique, 
le tréteau, — tout est bon qui jettera aux bouches de la 
Victoire les foules enivrées. « La patrie est en danger I )> — 
Plus de foyer privé : la rue, large foyer où la nation se 
tient debout! 

Mallet jette au papier cette aquarelle gouachée ; le père 
dans son lit, levant les bras au ciel, les sœurs se jetant de- 
vant le frère, essayant de Tenchaîner de caresses et de 
larmes, le vieux chien aboyant; lui, le jeune homme, le 
volontaire, s'arrachant à la famille, et au mur la procla- 
mation : « La patrie est en danger! » — Sur les places 
publiques, bâtis en quelques heures, des théâtres où se 
jouent au pas de course les Racoleurs, rEnrôlenunt du 
BûcheroJi, l'Enrôlement d'Arlequin, pantomimes, dialo- 
gues', à-propos versant aux spectateurs en plein vent les 
fièvres martiales, tyrtéides de poudre et de sacré-chien, où 
le peuple trempe sa lèvre ardente, vaudevilles qui sont 
vigiles des batailles! 

1. V Ami du peuple. Décembre 1790. 

2. Journal de la Cour, Juillet 1792. - 3. Id. 



I 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 203 



Celles-là qui restent, ceux-là qui partent, hommes, 
^ femmes, chantent par les rues sonores. Le soleil éteint, 
aux guinguettes de la nuit, les ménétriers crient sur les 
violons, d'une voix qui domine le branle des danses : 

« La patrie est en danger, 
Affligez- vous, jeunes fillettes. 

— « Le rond des dames! 

« La patrie est en danger, 
Tous les garçons vont s'engager; 
Ne croyez pas que l'étranger 
Vienne pour vous conter fleurettes : 
Il vient pour vous égorger... 

— « En avant la queue du chat! 

« Lsx patrie est en danger I * » 

1. Dictionnaire néologiqiie. 



20t LA SOCIÉTË FRANÇAISE 



IX. 



Suppression des entrées. — Ruine du commerce. — Disette d'argent. 

Le Vaudeville. — Prostitution. Les Pomograpfies. Arrêtés de la Commune. 

Immoralité. 



Grande joie! — D'abord, la veille, le dernier jour 
d'avril 1791, plantation d*un mai au roi, avec rinscription 
amphigourique : Sous le règne de Louis XVI le Bien-Aimé, 
la nation nous a donné notre liberté ; puis, à TAssemblée 
nationale, second mai à la nation, pavoisé comme lé pre- 
mier de tous les rubans des rues au Fer et Saint-Denis. A 
minuit, un coup de canon : c'est le décret de la suppres- 
sion des droits dont l'effet commence; troupeaux de 
bœufs et de moutons, voitures de vin et de marchandises, 
qui attendaient depuis quelques jours, débondent dans les 
fiiubourgs, couronnées de branchages; tout coule, tous 
boivent. Tout un peuple se gogaille, apaisant, à même des 
tonneaux, sa soif insatiable. «Vive l'Assemblée nationale I » 
— c'est une longue clameur qui monte, dans la nuit, de 
cent mille lèvres toutes rouges et humides de gros vin. 
Jusqu'au matin durent les saturnales, où le Bacchus popu- 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 205 

laire fête la liberté des cabarets. Au vent frais du matin, 
toute la plébée va aux ports : les bateaux, entrés en fran- 
chise, couvrent la rivière, ornés de rameaux verts entre- 
mêlés de rubans. L'ivresse est refbùéUée de ripopée, etf 
repart. Sur le soir, elle remonte à la barrière d'Enfer, à la 
Courtille, au port Saint-Paul, aux Halles. Aux buffets des 
Ramponeaux, gorgée de viande, de cervelas, de pain et de 
vin, elle se rue par la ville, hurlant, reprenant haleine avec 
Teau-de-vie, plantant des arbres, accrochant des lanternes 
aux branches, lançant des pétards dans les jambes des 
bourgeois, — kermesse de la révolution M 

Voilà la bière à 3 sols le pot et le vin à 6 sols la pinte; 
voilà, d'autre part, pour la pipe du peuple, cent débits où - 
le tabac, affranchi de droits, coûte : bout à huit longueurs, ' 
Hollande pur, 38 sols la livre ; Virginie pur, 35 sols; moi- 
tié Hollande, moitié Virginie, 3i sols ; tabac à fumer en 
rôle, 32 sols ; tabac Scaferlaty frisé à fumer, en paquets de 
demi-livres, 3/j sols^; — voilà Péreyra et Compagnie, qui 
ont déjà ouvert, Au Bonnet de la Liberté, rue Saint-De- 
nis, 413, leur magasin de cigares de la Havane et de la 
Martinique^. Voilà le peuple content de sa vie moins chère 
et s'avisant fort peu coniniont l'on pourra payer lanternes, 
guet et pavés. C'avait été le point capital des doléances du 
peuple, à l'ouverture des états généraux, que ces droits de 
barrières : a Être obligés de payer une pauvre bouteille de 

vin 12 sous!... Une s bouteille de misérable vin de 

Suresne ou d'Argenteuil baptisé, et frelaté de mille his- 
toires par-dessus le marché, paye aussi cher qu'une bou- 
teille de leux bon vin de Deaume!.., N'est-il pas encore 

1. Les Sabbats jacobites, 1791. 

2, Us Petites Affiches. Février 1702. — 3. Id, Avril 1792. 

12 



206 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

bien endévant de ne pouvoir se mettre sur la conscience 
un pauvre poisson de rogomme sans débourser U sous?... 
Faut-il pas s' ravigoter le cœur en avalant la goutte de 
c't'affaire !... Pas moins faut vous parler d*un autre droit; 
ils rappellent comme ça le pied fourché; avec cette inven- 
tion, ils font sur la viande comme pour le pain. C'est ben- 
heureux quand le boucher nous la pèse pour 10 sous la 
livre... Et le beurre, les œufs, le poisson salé, etc., etc.* » 
Le procès est gagné. « Les rats de cave, messieurs les 
volontaires du royal souterrain de prendre leur sac et leurs 
quilles, n et la mine de messieurs les millionnaires de la 
place Vendôme de s'allonger*. Un calcul ayant pour base 
50 millions, résultat présumé de la population de Paris 
estimée six cent mille âmes, établit que chaque contribua- 
ble gagnera 100 livres par an à la suppression de Toctroi. 
Le mur d'enceinte, « ce mur qui rendait Paris comme Cla- 
mart, » ce mur déjà menacé par les combats des contre- 
bandiers et des chasseurs, est promis à la démolition; et 
les quatre-vingt-serze panthéons, « ces biaux châteaux de 
pierre qu'on y a mis tout à Tentour, à chaque pas, » un 
patriote d'antithèses veut que, vendus comme biens natio- 
naux à la clôture de la constitution, ils deviennent des 
maisons de campagne, des guinguettes, et que « la caverne 
de l'impôt devienne la maison de joie'. » 

Le commerce est mort. — Tout à l'heure il y avait en 
France une noblesse superbement riche, reniant la mode, 
couvrant d'or toutes les nouveautés de son goût, imposant 

1 . Cahier des plaintes et doléances des dames de la Tlalle, 

2. Cahier des plaintes et doléances de messieurs les commis de la 
volaille, — Jérémiades des fermiers généraux. 

3. Chronique de Paris. Février 1791. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 207 

à l'Europe obéissante les caprices de ses dépenses, déver- 
sant en magnifiques prodigalités les pensions de la cour, 
salariant sans compter ce cortège de tous les arts et de tous 
les luxes, qui était sa compagnie et son milieu ; de ses 
centaines de mille livres de rente, de ses fortunes immenses, 
alimentant jusqu'au grand commerce des petites choses 
de Paris, qui n'existaient que par elle et pour elle; faisant 
vivre vingt mille ouvriers avec le galon de ses livrées et la 
peinture de ses armoiries*; épuisant, pourjses femmes, 
pour ses maîtresses, la création, l'invention des fabricants 
de la France. — Qu'est maintenant cette noblesse, privée 
de ses pensions, dépouillée de ses privilèges, chassée de 
ses charges, obligée de veiller sur ses revenus, sommée 
d'être économe par les circonstances? — 11 y avait tout à 
l'heure un clergé fort de dix-huit archevêques, de cent 
dix-huit évoques, de onze mille huit cent cinquante cha- 
noines, de quatorze mille bénéficiers, de quatre mille en- 
fants de chœur, de quarante-quatre mille curés, de cin- 
quante mille vicaires, de soixante mille employés aux sé- 
minaires et collèges, de dix-sept mille moines mendiants, 
de quatre-vingt mille religieuses; un clergé possesseur de 
six cent vingt-deux abbayes, rapportant depuis 1,200 jus- 
qu'à 400,000 livres de rente^; un clergé dont le revenu 
annuel était estimé plus d'un milliard'; un clergé pro- 
priétaire d'une partie du territoire de la France; par 
Brienne, tenant l'archevêché de Sens, l'abbaye de Moissac, 
l'abbaye de Saint-Ouen de Rouen , de Corbie , de Saint- 
Wandrille et Tabba^p de Basse-Fontaine; par la Rochefou- 
cauld, tenant l'archevêché de Rouen, l'abbaye de Cluny, 

1 . Bon Dieu, qu'ils sont bêles, ces Français, 

2. Les Contemporains, de 1789 à 1790 par Luchet. Vol. L 

3. Le Clergé dévoilé. 



208 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

l'abbaye deFécamp; par Jarente, l'évéché d'Orléans, l'ab- 
baye d'Aisnay, de Saint-ÉIoi de Nyon. Où sont-ils mainte- 
nant tous ces prélats à grands laquais, à voitures dorées, à 
filles entretenues, subventionneurs de l'Opéra avec cette 
feuille des bénéfices, sur laquelle il y avait quelquefois 
deux millions de revenus à distribuer en une seule mati- 
née*? Où sont-ils ces abbés Maury, riches de huit cents 
fermes, et qu'un journaliste surprenait en une matinée 
délicieuse, en un déjeuner charmant, au milieu de ces 
beaux fauteuils, de ces tapisseries de point à personnages 
gracieux, couchés sur des chaises longues « que Vénus au- 
rait imaginées, » le regard voluptueusement chatouillé par 
ces nudités de la plus fine porcelaine de Sèvres, ce mobi- 
lier colifichet recherché du plus bel acajou, cette pendule 
dorée d'or moulu, et représentant Vénus contemplant Ado- 
nis expira7it^l H y avait, sur les molles bergères à coussi- 
net d'édredon, tout un monde d'abbés et de grands vicai- 
res, arbitres de la toilette, de la mise, du mobilier, de la 
voiture, tout un monde de délicats faiseurs de modes, 
pratiques sonnantes du Palais-Royal, accréditant près du 
public toute nouveauté de goût, habitués du parfumeur 
Mailhe : c'étaient des raflinés, des émérites de point et do 
dentelle, des professeurs de folle dépense, une école de la 
vie coquette, du plaisir des yeux, du facile emploi de l'ar- 
gent, un vivant panégyrique des mille commerces de la 



1. Vie privée des ecclésiastiques, prélats et autres fonctionnaires 
publics qui n'ont point prêté leur serment si0 la constitution civile 
du clergé. — L'Observateur, Octobre 1789. — Lettre de Rabelais aux 
94 rédacteurs des Actes des Apôtres. — Les œufs de Pâques des de- 
moiselles du Palais-Royal au clergé. — Les Mouches cantharides na- 
tionales. 

2. Les sonlier.'i de l'abbé Maury, 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 209 

^ civilisation et de la corruption. — Oîi est-il , le clergé? Ses 
^ hauts dignitaires sont à présent des évéques constitution- 
nels à traitement. La jolie meute des abbés, des grands 
vicaires, les décrets de l'Assemblée nationale Font faite se 
♦ débander. Et ces gentils sermonneurs de sopha, ces mi- 
gnons abbés de Pouponville, ils sont condamnés à faire 
^ tomber la jolie frisure sous les ciseaux d'ordonnance, à 
^ quitter le manteau court pour la soutane de laine , à ajv 
prendre le catéchisme qu'ils ne savent pas, et à le répéter 
aux enfants de lacampaj^ne *. Même le casuel, cette bourse 
t toujours pleine où puisaient à deux mains les bombanciers, 
le casuel et ses mille impôts, dixmes, baise-main, baptê- 
i mes, messes basses, mariages, obit, et les anniversaires, et 
'^ jTacquit des fondations, ce puteus viventium qui rapportait 
^ à l'église métropolitaine, par an, plus de 50,000 écus^, — 
*' le casuel est en grande souffrance^. — Il y avait encore 
'' ' une finance chez laquelle le Mécène avait fait pardonner le 
Plutus, et qui avait réhabilité ses richesses en les faisant 
^ servir à Tencouragement de Tart, du commerce et de Fm- 
^ ' dustrie. Elle avait rajeuni le vieux Paris avec ses demeures 
> loyales, ses hôtels à belles façades, tout ciselés et tout 
dorés en leurs curieux appartements. La suppression de la 
gabelle, des entrées, l'avenir, font trembler la finance : ses 
deux larges mains de Jupiter, laissant couler l'or, subite- 
ment se ferment, et bientôt disparaissent les Versailles de 
ces Turcarets de goût.'a Déjà, — dit un almanach de 1790, 
' • — les magnifiques escaliers à rampe sont détruits, les su- 
perbes glaces brisées,' les boiseries revêtues de vieux lacq 

\. Les Financiers réduits à la médiocrité, 

2. Remarques historiques et critiques sur les abbayes^ par Jaque- 
mart. 1792. 

3. Écoutez et croyez,, bons habitants des casuels» 



210 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

ont disparu, et en place des meubles précieux qui exci- 
taient l'indignation des sages, on ne voit plus que des 
chaises de paille et des murs*. » — Tout à l'heure il y avait 
la robe. En haut, la grande magistrature, les fortunes prin- 
cières des d'Aligre et des Mole; au-dessous, la robinocralie, 
tout doucement parvenue aux habitudes de dépense ; enri- 
chis du Palais, conseiller tout agréable, président tout élé- 
gant, avocat tout ambré, et le procureur à belles manières 
tous vivant honorablement et tranchant du marquis, comme 
mesdames leurs épouses tranchaient de la mai*quise. U 
conseillère avait loge à l'Opéra, au théâtre des Variétés 
aux Bouffons Italiens, et baignoire au Délassement Co 
mique*. Et pour la procureusc : « Où est Madame 
demandait-on. — Elle est dans son appartement qui fai 
son reversi avec l'abbé^. » — Mortiers, hermines, robei 
éclatantes, revenus, sac$ et épices , tout est à vâu-l*e^u 
Bourses plates, cordons serrés; l'avocat renvoie son laquais 
sa femme renvoie sa gouvernante et sa femme de chambre 
M. le procureur garde un seul clerc domestique, des dis 
qu'il avait ; la procureuse ne porte plus que des bonnetî 
d'un écu*. M. le procureur « ne donne plus de galas, el 
garde les restes précieux du Bourgogne, du Champagne, 
du Malaga, que les clients d'autrefois lui prodiguaient*. » 
— Et tous ceux-là qui vivaient de Versailles et par Ver- 
sailles, que de fortunes taries ! que de dépensiers à la por- 
tion congrue I Andouillé, le chirurgien du roi, qui, outre 
sa pension de 9,900 livres, en qualité de grand maître de 



i . Les Financiers réduits à la médiocrité, 

2. Le trépas de la reine Chicane. 

3. Le déménagement des Bobinocrates, 

4. Les Financiers réduits à la médiocrité, 

5. Aux voleurs! aux voleurs! 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 211 

la barberîe, prélevait 62,000 livres sur le produit des coups 
de rasoir donnés chaque an sur tous les mentons du 
royaume * ; — et le dentiste qui, à nettoyer les quinze bou- 
ches du château chaque semaine, se gagnait 30,000 livres 
et 104 serviettes de fine toile de Hollande toute neuve*; 
— et le perruquier Léonard, qu*on avait vu crever six che- 
vaux pour aller mettre des papillotes à Versailles, et 
perdre 50,000 livres sur la caution de son peigne' ! — et 
tous les autres! -wo; 

La riche bourgeoisie, dont un contemporain dit : « Rien 
ne lui échappe, ni les fleurs d'Italie, ni les sapajoux d'Amé- 
rique, ni les figures chinoises, » la bourgeoisie qui par les 
infiniment petits allait au grand^, la bourgeoisie qui payait 
dans la société son large écot de dépenses, est réduite à la 
misère et subsiste de son mobilier qu'elle vend. 

Le commerce parisien est donc tué**. Ce commerce du 
superflu, de l'inutile, de la fantaisie, du rien, de la récréa- 
tion de l'œil, de la distraction des sens fatigués, est brus- 
quement arrêté par cette disposition de tous, volontaire 
ou forcée, à conserver, à suppléer, mais à ne plus acqué- 
rir^. D'ailleurs, quelques-uns ne veulent-ils pas que la nuit 
du h août ait aboli les privilèges d'invention? Et l'industrie 
ne réclame-t-elle pas de l'Assemblée nationale, sans qu'on 
daigne lui i épondre, une législation conforme à celle des 
patentes anglaises? La fabrique ne renouvelle rien. Le pe- 
tit commerce porte ses effets au mont-de-piété. 11 y a déjà 
au mont-de-piété, le 10 octobre 1789, 3 millions d'objets 

\. V Observateur, Décembre 1789. - 2. /d. Janvier 1790. 

3. Discours de la Lanterne aux Parisiens. 

4. Dissertation critique et philosophique sur la nature du peuple. 

5. Je perds mon état, faites-moi vivre. 

6. Correspondance de quelques gens du monde sur les affaires du 
temps. 1790. 



"ni LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

au-dessous d'un louis*. Il y aura en 1790 soixante mille 
contraintes par corps prononcées à Taudience des consuls 
depuis juillet 1789*. Et ouvriers tailleurs, tapissiers, sel- 
liers, éventaillistes, enlumineurs, bijoutiers, orfèvres, joail- 
liers, gaziers, peintres, doreurs, passementiers, batteurs 
d'or, galonniers, perruquiers, étuvistes, chapeliers, mar- 
chandes de modes, de soie, horlogers, plumassiers, médail- 
lonistes, miroitiers, sculpteurs, ébénistes, papetiers', sont 
réduits à prendre une pioche et une pelle pour aller tra- 
vailler sur les grands chemins, et y gagner 20 sols par 
jour*. Les orfèvres se font ouvriers en sabres. Un patriote 
en prend son parti, se demandant si les mains qui tra- 
vaillent le luxe, les mains aristocrates qui peignent un char 
voluptueux, qui montent un diamant avec goût, qui ajus- 
tent une mode nouvelle, « si les mains de ces artisans ma- 
niérés sont les mains du peuple ^. w Et non-seulement le 
commerce du luxe, mais le commerce tout entier s'arrête 
court. L'atelier de charité ouvert à Montmartre monte de 
deux mille individus à dix-huit mille. La place Vendôme 
est tumultuairement occupée par des ouvriers qui deman- 
dent de l'ouvrage. 

C'est que l'industrie française, cette industrie qui op- 
posait victorieusement aux lainages et aux cotonnades de 
l'Angleterre ses produits manufacturés à Sedan, Louviers, 
Elbeuf, Marseille, Rouen, Aniicns, Abbeville; cette indus- 
trie qui rivalisait avec les fers, les aciers, les cuivres, les 
métaux travaillés de toute l'Europe par la fabrication du 



1. Chronique de Paris, Octobre 1789. 

2. L'Observateur. Juillet 1790. 

3. Renilez-moi mes boucles, — Journal de la Cour. Mars 1701. 

4. Eustache Ramponeau aux Français, 

5. Dissertation critique sur la nature du peuple. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 213 

Saint-Antoine, de la Charité, de Saint-Étienne ; 
strie qui fournissait le monde des toiles peintes de 
l'Alsace, de Rouen; cette industrie qui habillait, 
irait, gantait la civilisation européenne des linons 
istes de Valenciennes, de Saint-Quentin , des soie- 
^on, des chamoiseries de Grenoble et de Chau- v. 
la chapellerie et de la rubannerie de Paris; cette 
qui avait fait d'Orléans l'endroit de la terre où se 
3 mieux le sucre , de Dunkerque l'endroit où se 
le mieux le tabac ; cette industrie française, si 
3isine de l'art aux Gobelins et à Sèvres, qui 
it pourvoyait les cours étrangères de leurs 
B leurs porcelaines ; cette industrie entre en une 
ison morte. Contre les Gobelins il s'élève une voix 
lint que 100,000 écus soient donnés pour enrichir 
is, des intrigants, et vingt-cinq ouvriers qui em- 
>uze livres de soie au travail d'une tapisserie qui 
quefois quinze ans sur le métier. La manufac- ' 
^vres qui, à sa dernière exposition au Louvre, en 
it envoyé cette admirable cheminée* qui pourrait 
la cheminée payée 18,000 livres par Mirabeau et 
nadame le Jay*, la manufacture de Sèvres était 
î coûter à la France 200,000 livres « pour quel- 
ces de porcelaine que le roi offrait aux ambassa- 
ans toute la Normandie, la fabri«îation des rouen- 
irrompuc, les métiers brisés lors du passage de 
'Angleterre, qui l'emporte déjà sur nous pour le 
î satiné du basin, poussant les ouvriers à cette 
n j)our tuer la concurrence de nos toiles et de >. 
lades; — à Lodève, la manufacture de draps de 
employait à elle seule cinq mille ouvriers, fer- 

e du jour. Janvier 1791. — 2. Mirabélique, 



214 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

niée , et les cinq mille ouvriers sur le pavé; — les fabriques 
de batistes de Valenciennes et de Saint Quentin suspendant 
leurs travaux* ; — le déficit des assignats faisant perdre 
aux manufacturiers leur gain dans le prix du transport, 
toutes les manufactures chômant; — un peuple d'ou- 
vriers sans pain descend vers Paris. Mille avis s'ouvrent : 
on propose de leur faire dessécher et défricher les cinq 
cent mille arpents d'étangs dont le poisson nourrissait les 
monastères, les jours maigres. 

Le carnaval défendu*, cette folie qui animait et avivait 
le commerce, tous ceux qui avaient habitude de gagner 
leur pain chez Lambert et Renaudin, les fameux costu- 
miers, ne savent où le trouver; et la caricature représente 
l'artisan maigre au travers d'un vêtement transparent 
d'usure, avec cette légende : Je suis libre^. 

Vainement le patriotisme tentait de réveiller le com- 
merce en proscrivant les objets d'importation anglaise; 
vainement les femmes s'engageaient dans les journaux à 
ne plus se servir que d'objets de fabrique française, exhor- 
tant les hommes à les imiter; vainement, pour combattre 
la vogue des papiers peints anglais, l'attention publique 
était appelée sur les papiers peints de Hubert, à défaut de 
ceux de Réveillon ; le commerce ne renaissait point. D'ail- 
leurs, en dehors de la crise révolutionnaire, il avait reçu 
de l'abolition des maîtrises et des jurandes un trop complet 
ébranlement, pour si tôt se rasseoir. Ce subit bouleverse- 
ment du mode de l'ancienne industrie, ce trouble dans la 
main-d'œuvre, un journaliste qui n'est pas suspect en 
cette question, Marat, le déplorait; et voici comme il ap- 
préciait cette mesure, jugée par lui désastreuse: «Avec 

1. Dictionnaire néologique. — 2. Le général Lapique. 
3. Journal de la Cour, Février 1701. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 215 

îette dispense de tout noviciat , les ouvriers ne s'embar- . 
passent plus du solide, du fini... les ouvrages courus, fouet- t* 
tés... je ne sais si je m'abuse, mais je ne serais pas étonné ^ 
que dans vingt ans on ne trouvât pas un seul ouvrier à 
Paris qui sût faire un chapeau ou une paire de sou- 
liers ' . w 

Ce n'est d'abord qu'un susurrement timide , et un 
murmure à Toreille : Vous faut-il de V argent, monsieur! 
venez par ici sur le coin de la borne. — Et les écus comptés, 
six pour cent de retenue *. 

Dans les derniers mois de 1790, le murmure est une 
grande voix, et la question discrète un commerce au plein o^ 
jour ; et la rue Vivienne est le coin de la borne. Le discré- 
dit des assignats auquel poussent des mains mystérieuses, 
le besoin de numéraire de ceux qui partent, tout est for- 
tune pour cette banque usuraire de la révolution. Et le 
quartier des Arabes, comme on appelle la rue Vivienne, 
est le plus vivant, le plus agité, le plus remuant quartier 
de Paris. Les filous se mêlent aux marchands d'argent ; et 
parmi tous ces habiles, des brutaux « vont par trop au 
devant des poches, » — oe qui donne à Collot d'Herbois 
l'idée de sa petite comédie des Portefeuilles , jouée au 
théâtre de Monsieur le 10 février 1791. ^ 

Au perron de la rue Vivienne, les marchands régnent 3; 
et malheur à qui dirait là : « L'argent haussera toujours 
jusqu'à ce qu'on ait pendu un marchand d'argent! » — il 
serait assassiné comme ce bijoutier qu'ils ont poignardé*. 

1. L'Ami du peuple. Mars 1791. 

2. Les Vendeurs d'argent ou les deux portefeuilles^ coirK^die en 
deux actes. Théâtre de Monsieur, rue Feydeau. 10 février 1791. 

3. Aux voleurs! aux voleurs! 

4. Révolutions de Paris. Janvier 1791. 



216 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

Ils régnent si bien que le pâtissier Gendron, faisant l'encoi- 
gnure du Perron, qui, sur ses plaintes qu'ils obstruaient sa 
boutique, est menacé par eux, tremble et vend son fonds K 
La panique, les menées font baisser l'assignat, monter l'ar- 
gent. — Aux cabarets des villages, des bommes qu'on ne 
connaît pas et qui ne sont pas de l'endroit, racontent mille 
histoires de portefeuilles brûlés, et jettent l'alarme sur ces 
chiffons de papier qu'une étincelle peut dévorer*. Les gros 
fermiers sont conseillés d'avoir deux prix pour le bétail et 
le blé, l'un en argent, l'autre en assignats, avec 20 pour 100 
de plus pour ce dernier mode de payement. Voilà des mo- 
queurs qui distribuent le prospectus d'une compagnie qui 
ècJiangera les assignats en monnaie sans aucune perte, sous 
le nom de Compagnie d^ allégeance, le protectorat de Necker, 
la direction du cardinal de Rohan,du vicomte de Mirabeau, 
du duc de Chaulnes, et des demoiselles Bertin, Adeline, 
Contât et Gavaudan. Beaucoup de riches réalisent en argent 
leurs billets de caisse. Aux barrières, des gens apostés se 
présentent aux conducteurs de chariots, leur donnent du 
papier contre leur numéraire pour payer les entrées, et un 
écu de six livres en outre pour cet échange'. Les sieurs 
Mercier neveu et Chéret, fondçurs au Chariot dor, rue 
Saint-Germain-l'Auxerrois, fondent nuit et jour, dit le pu- 
blic, de l'argent en lingot*, et en septembre 1790, Marat 
fait monter à un milliard l'argent disparu depuis la révo- 
lution ^ Dès les débuts de la crise, le louis se payait 30 sols; 
et les révélations des ouvriers de la Monnaie, disant que ^ 
les nouvelles pièces de 15 et 30 sols ne valent pas plus de 
6 à 12 sols, ne sont pas de nature à le faire moins valoir. 

1. Dictionnaire néologique. — 2. L'Ami du peuple. Octobre 1790. 

3. Chronique de Paris, Janvier 1790. 

4. IJAmi du peuple. Novembre 1709. — 5. Fd, Septembre 1700. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 217 

Chaque jour les espèces montent ; et ce serait le meilleur 
des commerces que celui de vendeur d'argent, sans le 
peuple qui, s'en prenant à la rue Vivienne du peu de con- 
fiance aux assignats et de la rareté des espèces, assaille de 
temps à autre le club des louis et des écus. L'argent est 
à 12 pour 100. Les menaces de lanterne deviennent si 
vives, (des motions de corde » si énergiques, la milice 
nationale a tant de peine à arriver tout juste avant leur 
exécution, que, en 91, les vendeurs d'argent se sauvent 
rue des Vieux-Augustins. Là, tapis dans des allées noires, 
(( ils vous offrent de l'argent avec le même mystère que 
les demoiselles en demandent*. » L'argent est à 17 pour 
100*; et un officier général allemand dit assez plaisam- 
ment : « J'ai perdu 25 louis en or, j'en ai gagné 50 en assi- 
gnats; je ne sais pas si j'ai gagné. » Alors les domestiques 
payent les fournisseurs avec du papier et vendent les écus 
donnés par le maître '. Beaucoup de marchands en détail 
livrent chaque soir le produit de leur vente aux vendeurs 
d*dLVgeni^.V Observateur^ accuse un M. Dupuis, marchand 
de bas, vis-à-vis la rue Vivienne, d'avoir vendu 1 à 5 mil- 
lions d'espèces à 12 livres le sac^. Tout cet argent qui fuit 
exaspère le peuple ; et sitôt qu'un acheteur lui dénonce un 
vendeur qui porte l'argent plus haut que ses confrères, le 
peuple empoigne le malheureux, le porte à la grille des 
Petits-Pères, prépare le nœud coulant, et ne se dessaisit de 
sa victime qu'à l'arrivée d'un détachement d'uniformes 
bleus ^. Il n'est pas mieux disposé pour ceux qui font bais- 
ser les papiers. « Le 8 avril 1791, le public présenta la 



1. Feuille du jour. Février 1791. — 2. Id. Octobre 1791. 

3. ï^s Vendeurs d'argent. — 4. Feuille du jour. Février 1791. 

5. L Observateur. Janvier 1790. 

0. Feuille du jour. Mqà 1791. 



218 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

Bourse s'étant aperçu que les soixante agents de change 
privilégiés jouaient à la baisse les papiers ou eflPets natio- 
naux, et qu'à chaque minute ils en diminuaient la valeur 
sans raison, a interrompu le jeu : — A la porte, ces bri- 
gands, ces coquins I — Et alors, ils ont joué à la hausse. » 

Le 10 août 1791 , le théâtre de la rue de Feydeau, ci- 
devant de Monsieur, affichait : Attendu la rareté de la mon- 
naye et la difficulté de s'en procurer, le public est prévenu 
que le billet pris, on ne rendra pas l'argent^. 

Louis d'or, gros et petits écus disparaissent : Fîrmin 
Didot est obligé de payer ses ouvriers avec des billets por- 
tant sa signature ^ : en vain l'assignat descend aux petites 
coupures; en vain des billets de caisse patriotique de 15, 
10 et 5 livres sont émis, en même temps que des billets de 
section; les malveillants prêtent ce dialogue aux papiers 
rivaux : « Les billets patriotiques. Gueux que vous êtes, où 
est votre caution, à vous? Qui sont ceux qui vous signent? 
Ils n'ont pas quatre sols vaillants. — Les billets de section. 
Qu'est-ce qui connaît votre Vital is ? — Ne savons-nous pas 
qu'avec les assignats de 50 et 100 livres, les vôtres acca- 
parent les suifs, les sucres, les cafés, pour y mettre ensuite 
le prix qu'ils voudront^ ? » 

Les faux assignats viennent encore augmenter le dis- 
crédit de l'assignat. L'étranger en jette en France une 
masse énorme, — l'Angleterre surtout qui bientôt les affi- 
chera : à 35 francs les mille livres* En France^ il est mille 
fabriques actives : à Passy, il en est saisi pour quinze mil- 
lions, prêts à être émis*; et les faussaires sont de tels ar- 
tistes, que la planche de Guillot, de Verdun, le libraire 

1. Petites Affiches, Août 179L 

2. Chronique de Paris. Mai 1791. 

3. .1 deux liards, — 4. Annales patriotiques. Mars 1792. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 219 

exécuté, est employée et sert à la Monnaie*. Et les Prophé- 
ties pour les huit derniers mois de Vannée 1792 trouvent 
presque crédit à prophétiser u que les assignats en mai 
perdront 60 pour 100, et continueront à perdre dès les 
derniers jours de juillet où, pour un écu, on en aura une st-^ 
tenture d'appartement. » — En janvier 1792, les mar- :i^ 
cbands d'argent sont relégués sur la place des Victoires. 

En août, l'argent est à 30 pour 100, et les marchands 
refusent de prendre un assignat quand il y a un appoint à o^^ 
rendre. Dès 17B9, écoutez les doléances des négociants : 
« Il y a quinze jours, — écrit l'un qui déclare ne plus vou- 
loir continuer son état, — j'ai été obligé de donner 30 li- 
vres pour avoir en argent comptant un billet de 1 ,000 livres, 
et pendant décembre mes comptes montent, pour échange 
de billets, à 336 livres*; » et figurez-vous les embarras, le 
malaise, la ruine du commerce dont on proteste la signa- 
ture quand il n'oftre que du papier pour payer, dans cette 
baisse et cette hausse contraire des deux signes représen- 
tatifs de la fortune publique I 

Et tandis que la France courait à la banqueroute; tandis 
que tout allait en s'envilaiiiissant, — disait une dame'; — 
que le présent alarmait , que l'avenir menaçait, voilà, — 
c'est une providence, — une gaieté qui est venue. Une 
muse arrive, muse leste, jupe courte, lutine personne, la ' 
muse à pied d'Horace, papiers de famille si mal en règle, 
que le nom de son père n'est pas bien net, et que les uns 
le lisent : Molière , et les autres : Turlupin. A sa venue, 
tous les yeux se lèvent des gazettes : elle fait presque ou- 

1. Mémoires de Fauche Borel. 1829. 

2. Le Diable boiteux à Paris, 

3. Mémoires de Lombard de Langres, Vol. IL 



'2t>0 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

blier la peur aux uns, la colère aux autres, la politique à 
la France. Un joyeux fredon aux lèvres, une ironie dans 
rœil, la belle a le singe de la Comédie à ses pieds, et les 
grelots de la Folie en main. C'est Piis, c'est Barré, les poètes 
légers des Quatre Saisons, qui l'amènent et la présentent 
aux Parisiens, la petite muse puînée de Thalie : le Vaude- 
ville M — La musique italienne, le drame, les pièces à 
sentiments, ont usurpé toutes les scènes ; et nous, — disent 
Piis et Barré, — la musique italienne a fait son temps, le 
drame est dans la rue et le sentiment est un ci-devant, — 
nous fondons le théâtre du Vaudeville ! Opéras, vaudevilles, 
pièces à vaudevilles de la gaie confrérie, de Piron, de Pa- 
nard, d'Anseaume, de Dorneval, de Vadé, triomphateurs 
de la foire Saint-Laurent ! A nous, à nous, l'anecdote du 
jour, la chanson jouée, le ridicule d'hier qu'on fustigera à 
tour de marotte ! la nouvelle, l'épigramme dont nous ferons 
un refrain ? le Vaudeville, comédie à fleur de rire, libre fan- 
taisie, raillerie-impromptu soutenue de musique ! Quand 
la France mourrait, égayons son lit de mort du dernier 
couplet de la dernière chanson I Aux drames noirs, tout 
assaisonnés d'horreurs, aille qui veut ! Badinons le monde, 
les inquiétudes, les anxiétés sociales I Chantons dans l'orage; 
et peut-être après, petit vaudeville, seras-tu la consolation 
et la vengeance ! — Le jeudi 12 janvier 1792 , dans la salle 
élevée rue de Chartres, par M. Lenoir, l'architecte de 
l'Opéra de la Porte-Saint-Martin, dans la salle à quatre 
rangs de loges, à fond bleu très-foncé, — les médaillons 
des pilastres de l'avant-scène sourient au public accouru ; 
ce sont les parrains du Vaudeville ; Anacréon, Horace, les 
Troubadours, maître Adam, et Marot*. Il n'est qu'Olivier 

1. Feuille du jour. Avril 1791. 

2. Peliles Affiches. Janvier 179'J. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 2^21 

Basselin d'oublié. — Tout un Olympe fripon descend dans 
la pièce d'ouverture les Deux Panthéons^, à Tappel de Piis 
et Barré ; Momus y promet guerre ouverte à Tennui ; el au 
mai enguirlandé du dénoûment, voici qu'il accroche le 
portrait de Piron, la mère Saumon le portrait de Vadé, et 
le Vaudeville le portrait d*Henri IV , — tous gais rimeurs, 
gais chanteurs, — rois ou poètes! 

La police, toute aux affaires politiques, toute aux rap- 
ports de conspirations aristocratiques, laisse grandir et ré- 
gner la prostitution. La Vénus vénale, délivrée de la tyran- 
nie des Quidor, prend la rue, elle prend le pavé, elle prend 
la promenade, elle prend Tentre-sol, elle prend la bou- 
tique, elle prend la maison, et l'Éros populaire aux ser- 
vantes innombrables racole partout l'homme qui passe*. ^)v 
Le sang versé tous les jours, l'incertitude de vivre un len- 
demain fouettent dans les veines les fièvres lubriques, 
l'impatience des voluptés, jetant la fortune aux castors et ^ 
aux demi-castors. Et dans Paris ensanglanté et hennissant, 
les jardins publics deviennent un salon de filles, les fe- 
nêtres une enseigne. On distribue des adresses d'ouvrières 
en linge ou en modes, qui mènent aux lieux de vice. De 
la rue Croix-des-Petits-Champs des invitations pour voir 
des tableaux de Hollande ou d'Italie sont données aux tout 
jeunes gens qui trouvent une Hollandaise ou une Italienne. 
Près de l'Opéra, un sérail de filles de douze, treize et qua- 
torze ans, qu'on chasse quand elles en ont quinze. Sous les 
arcades, les charmes au vent, étalés ; aux entre-sols mal 

1. Les deux Panthéons ou l'inauguration du théâtre du Vaudeville^ 
par M. de Piis, fragments en 3 actes et en vers mêlés de couplets. Vau- 
deville de la rue de Chartres. Janvier 1792. 

2. Pétition des 2,i00 filles du Palais-Eoyal à l'Assemblée nationale. 



222 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

fermés, des femmes demi-nues, dansant, et qu'on voit de 
Tallée ; les petits spectacles, « un repaire de petites prosti- 
tuées gangrenées ; » des loges grillées, des boudoirs éta- 
blis à tous les spectacles, « où Ton trouve des lits et des 
poêles ; )) les actrices et baladines indécemment déshabil- 
lées en travestissement couleur de chair; les acteurs^ pous- 
sant à bout les traductions exactes du collant, traductions 
qui avaient fait fuir de leurs loges, au commencement de 
la révolution, les familles honnêtes abonnées*; partout les 
estampes, les reliefs libidineux, la pâtisserie même, prê- 
chant l'ordure ; les brochuriers des boulevards promenant 
dans leur petit coffre secret fermé à clef, les listes d'adresses, 
les almanachs de filles, dont l'un cause la mort d'une jeune 
fille près de se marier*; et les alphabets de cynisme, aux- 
quels s'abonnent les filles d'artisans du Marais, oii vient 
puiser la courtisane, ou le coiffeur de la courtisane; aux 
armées de la république comme à celles qui suivront, Jus- 
tine, cette monstrueuse priapée, activant chez le soldat les 
brutalités de l'instinct, et le poussant aux réalisations de 
ses tableaux sans nom ; le violon Bellerose courant les rues 
de Paris, avec ses refrains obscènes'*; — les magasins de 
mode, et le premier de tous, le magasin au Trait galant, 
rue Saint-Honoré , véritables académies de prostitution; 
rue Saint-llonoré, des filles se disant ex-religieuses, con- 
tant aux patriotes sensibles un beau roman de vœux for- 
cés*; — les Tuileries, le Luxembourg, les marchands de 
vin, les maisons des restaurateurs, les baigneurs, pleins de 
filles; et les balcons meublés de filles « en jupons courts, 

1 . Le Consolateur, Janvier 1 792. 

2. Dictionnaire néologique. 

3. Chronique de Paris, Février 1792. 

4. L'Horoscope, — Journal de la Cour, Mars 1790, 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 223 

les jambes croisées, retenant leur sein pour y attirer les 
regards I » 

Au cœur de Paris, le jardin Égalité, — où Ton voyait 
tout à l'heure Taccouplement de l'illinois et de TAlgon- 
quine, et le tarif affiché dans la salle immonde*, — le jar- 
din Égalité est le jardin-lupanar. Là se tient le grand mar- 
ché de la chair; là, depuis neuf heures du soir jusqu'au 
milieu de la nuit , des centaines de filles de douze à qua- 
rante ans recrutent, l'œil effronté, Téventail en jeu, et font 
étal de leurs appas, de leurs mines, de leurs toilettes. Elles 
rôdent dans les allées, en sœurs promeneuses ; elles emplis- 
sent les galeries ; elles font leur quartier général des fa- 
meux « promenoirs en bois, » qu'on appelait tout à l'heure 
le Camp des Tartares. Les deux allées des promenoirs, c'est 
une foire riante et continuelle; et le long des boutiques de 
fripiers, de libraires, de marchands de jouets d'enfants, de 
papetiers, de marchands de saucissons, de faïences, de 
lingères, de fruitiers, de marchandes de modes, le long 
de tous ces portiques ornés de draperies feintes, resplen- 
dissants de lumières, il se fait chaque soir un coudoiement 
énorme. Deux à deux et se donnant le bras, les libertins 
fendent, riant et folâtrant, la cohue des prostituées, dont 
les unes traînent à leurs côtés une vieille ou une servante, 
dont beaucoup se pavanent, et marchent seules, dans les 
insolences de leur jeunesse pourrie. Une rare et charmante 
gravure de 1787 représente ce bazar et montre la proces- 
sion des impures « en beaux fourreaux, » en pelisses de 
satin bleu, bordées d'hermine. — La gravure n'a pas vieilli, 
et l'image est encore fidèle aux années dont nous parlons, 
hors en une chose : la révolution a découronné le front des 

1. Feuille du jour. Avril 1791. 



224 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

filles de ces chapeaux chargés de plumes et de fleurs; elles 
les a faites plus simples en leur mise; et au lieu de ces 
robes traînantes « vrais balais du Palais-Royal » dont elles 
s'enharnachaient naguère, les hétaïres en renom, la mulâ- 
tresse Bersi, l'Italienne, la Paysanne, Papillon, Georgette, 
Fanchon, Dupuis Za Chevalière, la Bloride élancée, le che- 
valier BouUiote, les trois Téniers, qu'on nomme ainsi parce 
qu'elles ont trois Hollandais pour amants, Thévenin, la 
Colombe, la Chevalier, fille du bourreau de Dijon, portent 
des caracos simples, et leurs cheveux noués avec un ruban 
bleu*. — Mais toutes ces filles en troupeau n'étaient que 
la honte du jardin Égalité. Elles mettaient comme une 
loyauté impudique à se révéler, et à ne pas se cacher d'être 
une marchandise. Les courtisanes de second et de pre- 
mier ordre, qui ne frayaient pas avec ces compagnes in- 
dignes; cette douzaine de femmes, qui se faisaient courti- 
ser pour se vendre, et qui se tenaient modestement assises 
dans le jardîn, principalement aux environs du café Foy, 
étaient le véritable danger du jardin. Ces femmes, qu'on 
nommait par une antiphrase singulière femmes du monde, 
étaient l'écueil de la jeunesse. Elles usaient, pour qu'on s'y 
attachât davantage ou mieux pour qu'on les achetât plus, 
de tous les ragoûts de la prostitution ; elles jouaient le 
convenant du maintien et de la compagnie, et le décent de 
l'entretien ; et elles faisaient mentir tout leur corps et toute 
leur personne dans un paraître d'honnêteté, donnant à leur 
métier un vernis de tendresse, à la débauche un semblant 
d'intrigue. Une dizaine de ces courtisanes relevées était 
alors au jardin Égalité. Occupant d'ordinaire un petit ap- 



1. Almanach des adresses des demoiselles de Paris de tout genre et 
de toutes les classes , ou calendrier du plaisir, A Paphos, etc., etc. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 225 

partement au second étage des galeries^, elles menaient 
grand train, avaient bonne table, beaux meubles, domes- 
tiques, un négrillon pour les accompagner, et dépensaient 
environ 50,000 livres par an. Elles comptaient de vingt à 
trente ans, vivaient avec une amie moins jolie qu'elles, ou 
une matrone, se montraient rarement aux petits spectacles, 
mais fréquentaient TOpéra, le Théâtre-Français où elles 
allaient, dont elles revenaient en remise. Les étrangers 
étaient la conquête qu'une femme de cette classe ambi- 
tionnait le plus, et à laquelle elle réussissait le mieux; elle 
était leur providence à tant par jour, ou par semaine, ou 
par mois, ou parv quart d'année. Écoutez un Allemand : 
« Elle s'arrange avec un, deux, trois ou quatre étrangers 
pour une certaine somme, s'attache exclusivement à eux, 
elle visite avec eux les théâtres, les campagnes aux envi- 
rons, les curiosités de la capitale, et devient une compagne 
de voyage amusante et expérimentée. Elle forme, comme 
en un collège, les jeunes gens, en les préservant des autres 
filles de son état, tient l'œil à leur garde-robe et à leurs 
achats, et les instruit du prix des choses : en un mot, elle 
lèche les jeunes ours d'Angleterre, bouchonne les rouges 
jouvenceaux de l'Allemagne, et donne du sang et de la 
souplesse aux animaux amphibies de la Hollande*. » 

Ces reines publiques, c'étaient Latierce, la brune Saint- 
Maurice, à la taille svelte, au pied pointu, qu'on accusait 
d'être fidèle à un très-illustre marmiton de Huré, traiteur 
renommé; la Sultane et l'Orange. En ce petit groupe cé- 
lèbre, en cette phalange des fées du vice, marchent au 
premier rang, dans le cortège des désirs, la Bacchante et 

1. Meine Flucht nach Paris im Winter 1790, von August von 
Kotzebue, 

2. Ueber Paris und die P aviser^ von Friedrich Schut" '" 



224 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

filles de ces chapeaux chargés de plumes et de fleurs; elles 
les a faites plus simples en leur mise; et au lieu de ces 
robes traînantes « vrais balais du Palais-Royal n dont elles 
s'enhamachaient naguère, les hétaïres en renom, la mulâ- 
tresse Bersi, l'Italienne, la Paysanne, Papillon, Georgette, 
Fanchon, Dupuis la Chevalière, la Blonde élancée, le che- 
valier Boulliote, les trois Téniers, qu'on nomme ainsi parce 
qu'elles ont trois Hollandais pour amants, Thévenin, la 
Colombe, la Chevalier, fille du bourreau de Dijon, portent 
des caracos simples, et leurs cheveux noués avec un ruban 
bleu*. — Mais toutes ces filles en troupeau n'étaient que 
la honte du jardin Égalité. Elles mettaient comme une 
loyauté impudique à se révéler, et à ne pas se cacher d'être 
une marchandise. Les courtisanes de second et de pre- 
mier ordre , qui ne frayaient pas avec ces compagnes in- 
dignes; cette douzaine de femmes, qui se faisaient courti- 
ser pour se vendre, et qui se tenaient modestement assises 
dans le jardin, principalement aux environs du café Foy, 
étaient le véritable danger du jardin. Ces femmes, qu'on 
nommait par une antiphrase singulière femmes du monde, 
étaient l'écueil de la jeunesse. Elles usaient, pour qu'on s'y 
attachât davantage ou mieux pour qu'on les achetât plus, 
de tous les ragoûts de la prostitution ; elles jouaient le 
convenant du maintien et de la compagnie, et le décent de 
l'entretien ; et elles faisaient mentir tout leur corps et toute 
leur personne dans un paraître d'honnêteté, donnant à leur 
métier un vernis de tendresse, à la débauche un semblant 
d'intrigue. Une dizaine de ces courtisanes relevées était 
alors au jardin Égalité. Occupant d'ordinaire un petit ap- 



1. Almanach des adresses des demoiselles de Paris de t(mt genre et 
de toutes les classes, ou calendrier du plaisir. A Paphos, etc., etc. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 225 

partement au second étage des galeries*, elles menaient 
grand train, avaient bonne table, beaux meubles, domes- 
tiques, un négrillon pour les accompagner, et dépensaient 
environ 50,000 livres par an. Elles comptaient de vingt à 
trente ans, vivaient avec une amie moins jolie qu'elles, ou 
une matrone, se montraient rarement aux petits spectacles, 
mais fréquentaient TOpéra, le Théâtre-Français où elles 
allaient, dont elles revenaient en remise. Les étrangers 
étaient la conquête qu'une femme de cette classe ambi- 
tionnait le plus, et à laquelle elle réussissait le mieux; elle 
était leur providence à tant par jour, ou par semaine, ou 
par mois, ou parv quart d'année. Écoutez un Allemand : 
« Elle s'arrange avec un, deux, trois ou quatre étrangers 
pour une certaine somme, s'attache exclusivement à eux, 
elle visite avec eux les théâtres , les campagnes aux envi- 
rons, les curiosités de la capitale, et devient une compagne 
de voyage amusante et expérimentée. Elle forme, comme 
en un collège, les jeunes gens, en les préservant des autres 
filles de son état, tient l'œil à leur garde-robe et à leurs 
achats, et les instruit du prix des choses : en un mot, elle 
lèche les jeunes ours d'Angleterre, bouchonne les rouges 
jouvenceaux de l'Allemagne, et donne du sang et de la 
souplesse aux animaux amphibies de la Hollande*. » 

Ces reines publiques, c'étaient Latierce, la brune Saint- 
Maurice, à la taille svelte, au pied pointu, qu'on accusait 
d'être fidèle à un très-illustre marmiton de Huré, traiteur 
renommé ; la Sultane et l'Orange. En ce petit groupe cé- 
lèbre, en cette phalange des fées du vice, marchent au 
premier rang, dans le cortège des désirs, la Bacchante et 

1. Meine Flucht nach Paris im Winter 1790, von August von 
Kotzehue, 

2. Ueher Paris und die Pariser^ von Friedrich Sch"^ 



226 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

la Vénus. La Bacchante a reçu son nom de la ressemblance 
qu'on a voulu trouver entre elle et un tableau de bac- 
chante exposé au Salon. Une charité a beaucoup servi à sa 
fortune. Au Théâtre des Petits-Comédiens, un jeune acteur 
s'étant blessé d'un coup de pistolet, la Bacchante s'élance 
de sa loge sur le théâtre, prend l'enfant dans ses bras, 
l'emmène chez elle, et le fait panser. Le lendemain, tout 
Paris savait l'anecdote ; et les deux louis d'or que la Bac- 
chante jeta dans un chapeau qui servait à faire une quête 
au profit du blessé, a lui en rapportèrent mille autres. » 
La Bacchante « est une femme grande, brune, à taille élan- 
cée, avec des yeux d'amazone et une chevelure d'une 
abondance que je n'avais encore jamais vue. Ses cheveux 
noirs comme l'ébène frisent naturellement ; ils couvrent à 
volonté son sein et ses épaules, et son chignon est si épais 
qu'il laisse à peine voir son cou. Elle est plus grasse que 
maigre, mais bien faite et régulièrement proportionnée, 
avec de petites mains et des bras ronds et potelés, la figure ' 
pâle, les dents blanches, la bouche petite, la toilette tou- 
jours nouvelle, toujours pleine de goût^. » — La rivale de 
la Bacchante, la Vénus, avait fondé sa popularité sur un 
nenni. Elle avait refusé, disait-on, le comte d'Artois. « La 
Vénus n'est pas indigne de ce nom : c'est une brune 
fraîche, délicate... Elle se montrait cet été dans un élégant 
négligé de la plus fine mousseline, qui la couvrait légère- 
ment, et permettait, à chacun de ses mouvements, d'admi* 
rer le jeu gracieux d'une taille déliée, des hanches et des 
jambes. Son appartement compte parmi les plus élégants; 
ses adorateurs sont les plus riches et les plus beaux. Elle 
'*.hante et joue très- bien ; elle danse à ravir*. » 

1. Ueber Paris und die Pariser, von Friedrich Schuîz, 1790. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 227 

Cette prostitution, c'était la plaie du dix-huitième siècle, 
(oute vive et agrandie par la licence des temps. Le dix- 
huitième siècle, avec son évangile de jouissance, et les fa- 
cilités de sa morale passées de la petite maison du grand 
seigneur au plus bas peuple, avait semé le mal. En 1784, 
le père Élie Harel, dans les Causes du désordre public, 
comptait à Paris u soixante mille filles de prostitution, 
auxquelles on en ajoute dix mille privilégiées, ou qui font 
là contrebande en secret, » et il attribuait à cette immense 
population un revenu de 143,800,000 livres. 

• Les penseurs du dix-huitième siècle, effrayés des pro- 
grès du vice, en avaient cherché le remède. — De ceux-là 
qui crurent que, devant le service de l'humanité, je ne sais 
quelles pudeurs affectées doivent céder, que le réformateur 
est médecin, et que la pornognomonie est un rêve de rai- 
son, un code de lois essentiel à la vie des sociétés humaines, 
et la santé même physique et morale des sociétés, le pre- 
mier fut Rétif de la Bretonne, cette tête, cette plume fé- 
condes, ce Scudéry du ruisseau, cet impatient du bien 
public. Faisant la part de l'homme, le Pomographe n'abo- 
lit pas le publicisme des filles. Il l'accepte, mais il veut le 
régler. Il lente de faire naître de cette corruption même 
un bien « par un règlement pour les prostituées qui procu- 
rerait leur séquestration, sans les mettre hors de la portée 
de tous les états, en même temps qu'il rendrait leur com- 
merce un peu trop agréable, mais sûr et moins outrageant 
pour la nature. » Il veut les filles publiques enfermées 
dans des maisons ce commodes et sans trop d'apparence, » 
maisons placées sous la protection du gouvernement, 
et qu'il nomme parthénion; à chaque parthénion, un 
conseil composé de douze citoyens remplis de probité, 
qui auront été honorés de l'échevinage dans la ville.de 



228 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

Paris, du capitoulat ou de la qualité de maire, dans les 
autres grandes villes ; au-dessous des douze citoyens du 
conseil, des gouveimantes, qui recevront chaque jour de la 
supérieure des sommes nécessaires à l'entretien des filles, 
et aux réparations intérieures; toute fille reçue au parthé- 
nion, sans aucune information sur sa famille; le parthé- 
nion, un asile inviolable : « les parents ne pourront en re- 
tirer leur fille malgré elle. » Ces prémisses posées, Rétif se 
perd en mille enfantillages de détail, en des conjectures 
d'un ingénieux raffiné et sans portée, en une énumération 
de minuties d'une risible puérilité. Ce sont à chaque par- 
thénion une cour et deux jardins, « où il se trouvera diffé- 
rentes entrées masquées par des arbres, des bosquets et 
des treillages, afin qu'on puisse se glisser sans être remar- 
qué aux endroits où se trouveront des bureaux semblables 
à ceux de nos spectacles, » et portant un tarif. Chaque 
article du pornographe est ainsi plein d'inventions roman- 
cières, plaisantes parfois ou bizarres, décrets d'imagination 
tout ridicules d'impraticable : ici les filles les plus belles 
occuperont le côté du corridor chiffré 1; là, toutes les 
filles devront être rassemblées huit heures par jour dans 
deux salles : « Elles y seront, — dit Rétif, — assises, tran- 
quilles, occupées de la lecture ou du travail à leur choix : 
chaque place sera marquée par une fleur différente, qui 
donnera son nom à la fille qui l'occupera : ainsi celles dont 
les places seront désignées par une rose, une amaranlhe, 
du muguet, des narcisses, etc.. se nommeront Rose, Ama- 
ranthe, etc. » Le parthénion imaginé par Rétif ne dépare- 
rait pas l'utopique Salente de Fénelon. — Autre part, il 
est interdit aux filles « d'avoir jamais aucunes odeurs, de 
mettre du blanc ou du rouge, de se servir de pommades 
pour adoucir la peau, étant reconnu que tout cela ne donne 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 229 

qu'un éclat factice, et détruit la beauté naturelle. » Autre 
part, ce sont des recommandations pour que les filles 
soient conduites aux théâtres de la capitale « en voitures 
exactement fermées, et les loges qu'elles occuperont, gar- 
nies d'une gaze. » — Revenant un moment au sérieux de 
sa thèse, aux filles auxquelles « les exercices de la mai- 
son » élèveraient l'âme, et qui formeraient le dessein de 
vivre désormais en filles d'honneur. Rétif les faisait encou- 
rager par le conseil dans cette bonne résolution. L'admi- 
nistration devait leur servir de parents, ou les réconcilier 
avec les leurs et leur rendre enfin tous les bons offices 
c( que la raison et l'humanité prescriront. » 

Mercier, dans l'Observateur de Paris, se payant moins 
d'illusion, cherchant plus à faire le vice inoffensif, qu'à le 
faire honnête, n'ayant pas, comme Rétif, la bonhomie de 
descendre à ces détails de danses, de concerts, de leçons 
de musique, qui feraient d'un Parthénion aux heures d'as- 
semblée une abbaye de Thélème; Mercier, se berçant 
moins avec des rêveries d'occupations et de passe-temps 
galants pour les tombeaux affreux qui dévorent des êtres 
vivants, allumait un falot numéroté sur la fenêtre de ces. 
trente mille filles publiques de Paris, « fléau des jeunes 
gens, perdant les hommes de tous les âges, de tous les 
états, appauvrissant leur esprit, épuisant leur fortune et leur 
santé. » Le numéro de chaque fille sera écrit en gros ca- 
ractère à portée de la vue sur sa cheminée ou sa croisée. 
A toute dénonciation d'un particulier, indiquant le numéro 
de la fille, et jetée dans une des boites de la grande poste, 
la police enverra un chirurgien en visite, et jusqu'au cer- 
tificat de guérison du chirurgien, le fallot de la fille restera 
éteint. 

En 1789, un ami des mœurs, contre les débordements 



230 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

du scandale, à quelques mois du H juillet, réclame une 
législation sévère. Il demande d'abord, par une idée habi- 
tuelle des utopistes, qui font résider la sauvegarde de la 
société dans Tuniforme ordonné à certaines de ces classes, 
il demande qu'on affecte aux demoiselles une couleur par- 
ticulière, le noir avec un cordon vert liséré de rouge, les 
grandes plumes et le rouge. Citant, de ouï-dire, certaines 
chambres de la rue des Petits-Champs, qu'on ne souffre pas, 
— dit Vami des mœurs, — que les salons de ces misérables 
entrepreneuses soient décorés de tout ce que Lampsaque 
pouvait imaginer de plus obscène aux mystères de Cotyto. 
Raser et renfermer toutes les dévergondées qui font montre 
de leurs seins nus; supprimer le salon des Beaujolais « qui 
n'est qu'un salon public de coureuses, » où le vice en che- 
veux blancs choisit et marchande ; fermer Audinot, Nicolet, 
« qui ouvrent tous les soirs une école de mauvais goût et de 
lubricité qui déprave le peuple; » interdire aux filles les 
deuils de cour et les diamants ; forcer toute demoiselle en 
---chambre garnie ou dans ses meubles à avoir un métier, sous 
peine de six mois de Salpêtrière ; leur interdire la livrée ou 
le manteau aux panneaux de leurs voitures, et frapper de 
1,000 écus d'amende celles « qui oseraient se parer des 
armes de leurs amants; » fouetter à la Salpêtrière les mal- 
heureuses qui favorisent la prostitution des filles qui n'ont 
pas encore quinze ans ; retenir à jamais celles qui se servent 
de breuvages et de fauteuils ; enfermer pour la vie la mère 
qui vend sa fille ; fermer les Tuileries et le Luxembourg, à 
la chute du jour, en toute saison ; punir de prison ou de 
confiscation toute fille qui donnera à jouer; faire donner 
le fouet par la femme du bourreau aux morveuses de dix à 
douze ans qui s'introduisent au Palais-Royal; faire prome- 
ner une sentinelle dans les corridors des spectacles, les 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 231 

►rtes des loges ouvertes, ainsi qu'il se fait à Marseille * ; 
>liger le commissaire à lire tout haut aux filles un précis 
îs maux de toute espèce qui les attendent au sein des 
aisirs, sans oublier un tableau de la Salpêtrière, « à la- 
lelle, — ajoute Vaml des mœurs, — je voudrais qu'elles 
>sent une visite de précaution ; » établir un hospice des 
epenties, où les filles lassées du vice trouveraient occupa- 
on, instruction, indulgence; interdire l'entrée des cafés, 
es restaurateurs et des tavernes, à toute personne du 
exe ; défendre les bals champêtres qui sont le rendez-vous 
le toutes les grisettes de la banlieue, où vont recruter les 
îmbaucheuses ; enlever aux filles leurs enfants; enfin, 
issigner dans chaque faubourg un quartier aux filles, « afin 
(ue nos femmes et nos filles n'aient pas, en sortant de 
l'oratoire Saint-Eustache, » le spectacle de leurs manèges 
et de leurs agaceries*; — tel est l'ensemble du projet des 
mesures dont l'ami des mœurs réclame l'application, -^ 
projet draconien en quelques-unes de ses parties, mais 
pratique et réalisable. 

« Fermez à l'instant les maisons de débauche! — crie 
lin autre qui ne veut pas que la loi avoue l'homme. — 
telez dans les ateliers de basse justice les misérables créa- 
ures qui empoisonnent le crime et vendent le double ve- 
lin des âmes et des corps... Balayez toute cette crapuleuse 
ie de vos villes infâmes ! » — C'est l'abbé Fauchet qui 
•arle ainsi dans sa Religion nationale. 

Nul des pornographes n'est écouté; et la prostitution, 
ans frein, ronge le Paris de 1791, de 1792, de 1793, éta- 
ant son triomphe à toutes les vitres, se jouant de la pro-^ 



i. Petites Affiches. Novembre 1790. 

2. De la Wostitution, Cahier et doléances d'un ami des mœurs. 



222 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

fermés, des femmes demi-nues, dansant, et qu'on voit de 
l'allée ; les petits spectacles, « un repaire de petites prosti- 
tuées gangrenées; » des loges grillées, des boudoirs éta- 
blis à tous les spectacles, « où Ton trouve des lits et des 
poêles; )) les actrices et baladines indécemment déshabil- 
lées en travestissement couleur de chair; les acteurs, pous- 
sant à bout les traductions exactes du collant, traductions 
qui avaient fait fuir de leurs loges, au commencement de 
la révolution, les familles honnêtes abonnées*; partout les 
estampes, les reliefs libidineux, la pâtisserie même, prê- 
chant Tordure ; les brochuriers des boulevards promenant 
dans leur petit coffre secret fermé à clef, les listes d'adresses, 
les almanachs de filles, dont Tun cause la mort d'une jeune 
fille près de se marier^; et les alphabets de cynisme, aux- 
quels s'abonnent les filles d'artisans du Marais, où vient 
puiser la courtisane, ou le coiffeur de la courtisane; aux 
armées de la république comme à celles qui suivront, Jus- 
tine, cette monstrueuse priapée, activant chez le soldat les 
brutalités de l'instinct, et le poussant aux réalisations de 
ses tableaux sans nom ; le violon Bellerose courant les rues 
de Paris, avec ses refrains obscènes^; — les magasins de 
mode, et le premier de tous, le magasin au Trait galant, 
rue Saint-Honoré , véritables académies de prostitution; 
rue Saint-llonoré, des filles se disant ex-religieuses, con- 
tant aux patriotes sensibles un beau roman de vœux for- 
cés^; — les Tuileries, le Luxembourg, les marchands de 
vin, les maisons des restaurateurs, les baigneurs, pleins de 
filles ; et les balcons meublés de filles « en jupons courts, 

1. Le Consolateur. Janvier 1792. 

2. Dictionnaire néologique. 

3. Chronique de Paris. Février 1792. 

4. L'Horoscope. — Journal de la Cour, Mars 1790, 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 2Î3 

jambes croisées, retenant leur sein pour y attirer les 
irds I » 

Au cœur de Paris, le jardin Égalité, — oîi Ton voyait 
t à Theure l'accouplement de Tlllinois et de TAlgon- 
le, et le tarif affiché dans la salle immonde*, — le jar- 
Égalité est le jardin-Zupanar. Là se tient le grand mar- 
de la chair; là, depuis neuf heures du soir jusqu'au 
eu de la nuit , des centaines de filles de douze à qua- 
e ans recrutent, Tœil effronté, Téventail en jeu, et font 
de leurs appas, de leurs mines, de leurs toilettes. Elles 
înt dans les allées, en sœurs promeneuses ; elles emplis- 
les galeries ; elles font leur quartier général des fa- 
ix « promenoirs en bois, » qu'on appelait tout à l'heure 
amp des Tartares. Les deux allées des promenoirs, c'est 
foire riante et continuelle; et le long des boutiques de 
ers, de libraires, de marchands de jouets d'enfants, de 
îtiers, de marchands de saucissons, de faïences, de 
^res, de fruitiers, de marchandes de modes, le long 
ous ces portiques ornés de draperies feintes, resplen- 
ints de lumières, il se fait chaque soir un coudoiement 
•me. Deux à deux et se donnant le bras , les libertins 
ent, riant et folâtrant, la cohue des prostituées, dont 
mes traînent à leurs côtés une vieille ou une servante, 
; beaucoup se pavanent, et marchent seules, dans les 
lences de leur jeunesse pourrie. Une rare et charmante 
ure de 1787 représente ce bazar et montre la proces- 
des impures a en beaux fourreaux, » en pelisses de 
bleu, bordées d'hermine. — La gravure n'a pas vieilli, 
mage est encore fidèle aux années dont nous parlons, 
en une chose : la révolution a découronné le front des 

Feuille du jour. Avril 1791. 



224 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

filles de ces chapeaux chargés de plumes et de fleurs; elles 
les a faites plus simples en leur mise; et au lieu de ces 
robes traînantes « vrais balais du Palais-Royal » dont elles 
s'enhamachaient naguère, les hétaïres en renom, la mulâ- 
tresse Bersi, Tltalienne, la Paysanne, Papillon, Georgetle, 
Fanchon, Dupuis la Chevalière, la Blonde élancée, le che- 
valier Boulliote, les trois Téniers, qu'on nomme ainsi parce 
qu'elles ont trois Hollandais pour amants, Thévenin, la 
Colombe, la Chevalier, fille du bourreau de Dijon, portent 
des caracos simples, et leurs cheveux noués avec un ruban 
bleu^ — Mais toutes ces filles en troupeau n'étaient que 
la honte du jardin Égalité. Elles mettaient comme une 
loyauté impudique à se révéler, et à ne pas se cacher d'être 
une marchandise. Les courtisanes de second et de pre- 
mier ordre, qui ne frayaient pas avec ces compagnes in- 
dignes; cette douzaine de femmes, qui se faisaient courti- 
ser pour se vendre, et qui se tenaient modestement assises 
dans le jardin, principalement aux environs du café Foy, 
étaient le véritable danger du jardin. Ces femmes, qu'on 
nommait par une antiphrase singulière femmes du monde, 
étaient l'écueil de la jeunesse. Elles usaient, pour qu'on s'y 
attachât davantage ou mieux pour qu'on les achetât plus, 
de tous les ragoûts de la prostitution ; elles jouaient le 
convenant du maintien et de la compagnie, et le décent de 
l'entretien ; et elles faisaient mentir tout leur corps et toute 
leur personne dans un paraître d'honnêteté, donnant à leur 
métier un vernis de tendresse, à la débauche un semblant 
d'intrigue. Une dizaine de ces courtisanes relevées était 
alors au jardin Égalité. Occupant d'ordinaire un petit ap- 



1. Almanach des adresses des demoiselles de Paris de tout genre et 
de toutes les classes, ou calendrier du plaisir, A Paphos, etc., etc. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 225 

partement au second étage des galeries*, elles menaient 
grand train, avaient bonne table, beaux meubles, domes- 
tiques, un négrillon pour les accompagner, et dépensaient 
environ 50,000 livres par an. Elles comptaient de vingt à 
trente ans, vivaient avec une amie moins jolie qu'elles, ou 
une matrone, se montraient rarement aux petits spectacles, 
mais fréquentaient TOpéra, le Théâtre-Français où elles 
allaient, dont elles revenaient en remise. Les étrangers 
étaient la conquête qu'une femme de cette classe ambi- 
tionnait le plus, et à laquelle elle réussissait le mieux ; elle 
était leur providence à tant par jour, ou par semaine, ou 
par mois, ou paiv quart d'année. Écoutez un Allemand : 
« Elle s'arrange avec un, deux, trois ou quatre étrangers 
pour une certaine somme, s'attache exclusivement à eux, 
elle visite avec eux les théâtres , les campagnes aux envi- 
rons, les curiosités de la capitale, et devient une compagne 
de voyage amusante et expérimentée. Elle forme, comme 
en un collège, les jeunes gens, en les préservant des autres 
filles de son état, tient l'œil à leur garde-robe et à leurs 
achats, et les instruit du prix des choses : en un mot, elle 
lèche les jeunes ours d'Angleterre, bouchonne les rouges 
jouvenceaux de l'Allemagne, et donne du sang et de la 
souplesse aux animaux amphibies de la Hollande*. » 

Ces reines publiques, c'étaient Latierce, la brune Saint- 
Maurice, à la taille svelle, au pied pointu, qu'on accusait 
d'être fidèle à un très-illustre marmiton de Huré, traiteur 
renommé; la Sultane et l'Orange. En ce petit groupe cé- 
lèbre, en cette phalange des fées du vice, marchent au 
premier rang, dans le cortège des désirs, la Bacchante et 

i. Meine Flucht nach Paris im Winter 1790, von August von 
Kotzébue, 

2. Ueher Paris und die Pariser^ von Friedrich Schulz, 1790. 

43. 



224 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

filles de ces chapeaux chargés de plumes et de fleurs; elles 
les a faites plus simples en leur mise; et au lieu de ces 
robes traînantes « vrais balais du Palais-Royal » dont elles 
s'enhamachaient naguère, les hétaïres en renom, la mulâ- 
tresse Bersi, l'Italienne, la Paysanne, Papillon, Georgette, 
Fanchon, Dupuis la Chevalière, la Blonde élancée, le che- 
valier Boulliote, les trois Téniers, qu'on nomme ainsi parce 
qu'elles ont trois Hollandais pour amants, Thévenin, la 
Colombe, la Chevalier, fille du bourreau de Dijon, portent 
des caracos simples, et leurs cheveux noués avec un ruban 
bleu^ — Mais toutes ces filles en troupeau n'étaient que 
la honte du jardin Égalité. Elles mettaient comme une 
loyauté impudique à se révéler, et à ne pas se cacher d'être 
une marchandise. Les courtisanes de second et de pre- 
mier ordre, qui ne frayaient pas avec ces compagnes in- 
dignes; cette douzaine de femmes, qui se faisaient courti- 
ser pour se vendre, et qui se tenaient modestement assises 
dans le jardin, principalement aux environs du café Foy, 
étaient le véritable danger du jardin. Ces femmes, qu'on 
nommait par une antiphrase singulière femmes du monde, 
étaient l'écueil de la jeunesse. Elles usaient, pour qu'on s'y 
attachât davantage ou mieux pour qu'on les achetât plus, 
de tous les ragoûts de la prostitution ; elles jouaient le 
convenant du maintien et de la compagnie, et le décent de 
l'entretien ; et elles faisaient mentir tout leur corps et toute 
leur personne dans un paraître d'honnêteté, donnant à leur 
métier un vérins de tendresse, à la débauche un semblant 
d'intrigue. Une dizaine de ces courtisanes relevées était 
alors au jardin Égalité. Occupant d'ordinaire un petit ap- 



1. Abnanach des adresses des demoiselles de Paris de tout genre et 
de toutes les classes , ou calendrier du plaisir, A Paphos, etc., etc. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 225 

partement au second étage des galeries^, elles menaient 
grand train, avaient bonne table, beaux meubles, domes- 
tiques, un négrillon pour les accompagner, et dépensaient 
environ 50,000 livres par an. Elles comptaient de vingt à 
trente ans, vivaient avec une amie moins jolie qu'elles, ou 
une matrone, se montraient rarement aux petits spectacles, 
mais fréquentaient TOpéra, le Théâtre-Français où elles 
allaient, dont elles revenaient en remise. Les étrangers 
étaient la conquête qu'une femme de cette classe ambi- 
tionnait le plus, et à laquelle elle réussissait le mieux; elle 
était leur providence à tant par jour, ou par semaine, ou 
par mois, ou paiv quart d'année. Écoutez un Allemand : 
« Elle s'arrange avec un, deux, trois ou quatre étrangers 
pour une certaine somme, s'attache exclusivement à eux, 
elle visite avec eux les théâtres , les campagnes aux envi- 
rons, les curiosités de la capitale, et devient une compagne 
de voyage amusante et expérimentée. Elle forme, comme 
en un collège, les jeunes gens, en les préservant des autres 
filles de son état, tient l'œil à leur garde-robe et à leurs 
achats, et les instruit du prix des choses : en un mot, elle 
lèche les jeunes ours d'Angleterre, bouchonne les rouges 
jouvenceaux de l'Allemagne, et donne du sang et de la 
souplesse aux animaux amphibies de la Hollande*. » 

Ces reines publiques, c'étaient Latierce, la brune Saint- 
Maurice, à la taille svelle, au pied pointu, qu'on accusait 
d'être fidèle à un très-illustre marmiton de Huré, traiteur 
renommé; la Sultane et l'Orange. En ce petit groupe cé- 
lèbre, en cette phalange des fées du vice, marchent au 
premier rang, dans le cortège des désirs, la Bacchante et 

1. Meine Flucht nach Paris im Winter 1790, von August von 
Kotzébue, 

2. Ueher Paris und die Pariser^ von Friedrich Schulz, 1790. 

13. 



22ft LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

la Vénus. La Bacchante a reçu son nom de la ressemblance 
qu'on a voulu trouver entre elle et un tableau de bac- 
chante exposé au Salon. Une charité a beaucoup servi à sa 
fortune. Au Théâtre des Petits-Comédiens, un jeune acteur 
s'étant blessé d'un coup de pistolet, la Bacchante s'élance 
de sa loge sur le théâtre, prend l'enfant dans ses bras, 
l'emmène chez elle, et le fait panser. Le lendemain, tout 
Paris savait l'anecdote ; et les deux louis d'or que la Bac- 
chante jeta dans un chapeau qui servait à faire une quête 
au profit du blessé, « lui en rapportèrent mille autres. » 
La Bacchante a est une femme grande, brune, à taille élan- 
cée, avec des yeux d'amazone et una chevelure d'une 
abondance que je n'avais encore jamais vue. Ses cheveux 
noirs comme l'ébène frisent naturellement ; ils couvrent à 
volonté son sein et ses épaules, et son chignon est si épais 
qu'il laisse à peine voir son cou. Elle est plus grasse que 
maigre, mais bien faite et régulièrement proportionnée, 
avec de petites mains et des bras ronds et potelés, la figure ^ 
pâle, les dents blanches, la bouche petite , la toilette tou- 
jours nouvelle, toujours pleine de goût*. » — La rivale de 
la Bacchante, la Vénus, avait fondé sa popularité sur un 
nenni. Elle avait refusé, disait-on, le comte d'Artois. <c La 
Vénus n'est pas indigne de ce nom : c'est une brune 
fraîche, délicate... Elle se montrait cet été dans un élégant 
négligé de la plus fine mousseline, qui la couvrait légère- 
ment, et permettait, à chacun de ses mouvements, d'admi- 
rer le jeu gracieux d'une taille déliée, des hanches et des 
jambes. Son appartement compte parmi les plus élégants; 
ses adorateurs sont les plus riches et les plus beaux. Elle 
chante et joue très- bien ; elle danse à ravir ^. » 

1. Ueber Paris und die P aviser, von Friedrich Schulz, 1790. 

2. Id. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 227 

Cette prostitution, c'était la plaie du dix-huitième siècle, 
oute vive et agrandie par la licence des temps. Le dix- 
luitième siècle, avec son évangile de jouissance, et les fa- 
ilités de sa morale passées de la petite maison du grand 
eigneur au plus bas peuple, avait semé le mal. En 1784, 
3 père Élie Harel, dans les Causes du désordre public, 
omptait à Paris « soixante mille filles de prostitution, 
uxquelles on en ajoute dix mille privilégiées, ou qui font 
a contrebande en secret, » et il attribuait à cette immense 
)opulation un revenu de 143,800,000 livres. 

• Les penseurs du dix-huitième siècle, effrayés des pro- 
;rès du vice, en avaient cherché le remède. — De ceux-là 
jui crurent que, devant le service de l'humanité, je ne sais 
juelles pudeurs affectées doivent céder, que le réformateur 
îst médecin, et que la pornognomonie est un rêve de rai- 
;on, un code de lois essentiel à la vie des sociétés humaines, 
;t la santé même physique et morale des sociétés, le pre- 
nier fut Rétif de la Bretonne, cette tête, cette plume fé- 
ondes, ce Scudéry du ruisseau, cet impatient du bien 
lublic. Faisant la part de l'homme, le Pomographe n'abo- 
t pas le publicisme des filles. 11 l'accepte, mais il veut le 
égler. 11 lente de faire naître de cette corruption même 
m bien « par un règlement pour les prostituées qui procu- 
erait leur séquestration, sans les mettre hors de la portée 
le tous les états, en même temps qu'il rendrait leur com- 
nerce un peu trop agréable, mais sûr et moins outrageant 
)Our la nature. » 11 veut les filles publiques enfermées 
lans des maisons « commodes et sans trop d'apparence, » 
liaisons placées sous la protection du gouvernement, 
li qu'il nomme parthénion; à chaque parthénion, un 
:onseil composé de douze citoyens remplis de probité, 
:jui auront été honorés de l'échevinage dans la ville .de 



228 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

Paris, du capitoulat ou de la qualité de maire, dans les 
autres grandes villes ; au-dessous des douze citoyens du 
conseil, des gouveimanles, qui recevront chaque jour de la 
supérieure des sommes nécessaires à Tentretien des filles, 
et aux réparations intérieures; toute fille reçue au parthé- 
nion, sans aucune information sur sa famille; le parthé- 
nion, un asile inviolable : « les parents ne pourront en re- 
tirer leur fille malgré elle. » Ces prémisses posées, Rétif se 
perd en mille enfantillages de détail, en des conjectures 
d*un ingénieux raffiné et sans portée, en une énumération 
de minuties d'une risible puérilité. Ce sont à chaque par- 
thénion une cour et deux jardins, « où il se trouvera diffé- 
rentes entrées masquées par des arbres, des bosquets et 
des treillages, afin qu'on puisse se glisser sans être remar- 
qué aux endroits où se trouveront des bureaux semblables 
à ceux de nos spectacles, » et portant un tarif. Chaque 
article du pornographe est ainsi plein d'inventions roman- 
cières, plaisantes parfois ou bizarres, décrets d'imagination 
tout ridicules d'impraticable : ici les filles les plus belles 
occuperont le côté du corridor chiffré 1; là, toutes les 
filles devront être rassemblées huit heures par jour dans 
deux salles : « Elles y seront, — dit Rétif, — assises, tran- 
quilles, occupées de la lecture ou du travail à leur choix : 
chaque place sera marquée par une fleur différente, qui 
donnera son nom à la fille qui l'occupera : ainsi celles dont 
les places seront désignées par une rose, une amaranlbe, 
du muguet, des narcisses, etc.. se nommeront Rose, Ama- 
ranthe, etc. » Le parthénion imaginé par Rétif ne dépare- 
rait pas l'utopique Salente de Fénelon. — Autre part, il 
est interdit aux filles « d'avoir jamais aucunes odeurs, de 
mettre du blanc ou du rouge, de se servir de pommades 
pour adoucir la peau, étant reconnu que tout cela ne donne 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 229 

qu'un éclat factice, et détruit la beauté naturelle. » Autre 
part, ce sont des recommandations pour que les filles 
soient conduites aux théâtres de la capitale « en voitures 
exactement fermées, et les loges qu'elles occuperont, gar- 
nies d'une gaze. » — Revenant un moment au sérieux de 
sa thèse, aux filles auxquelles « les exercices de la mai- 
son » élèveraient l'âme, et qui formeraient le dessein de 
vivre désormais en filles d'honneur. Rétif les faisait encou- 
rager par le conseil dans cette bonne résolution. L'admi- 
nistration devait leur servir de parents, ou les réconcilier 
avec les leurs et leur rendre enfin tous les bons offices 
« que la raison et l'humanité prescriront. )> 

Mercier, dans l'Observateur de Paris, se payant moins 
d'illusion, cherchant plus à faire le vice inoffensif, qu'à le 
faire honnête, n'ayant pas, comme Rétif, la bonhomie de 
descendre à ces détails de danses, de concerts, de leçons 
de musique, qui feraient d'un Parthénion aux heures d'as- 
semblée une abbaye de Thélème ; Mercier , se berçant 
moins avec des rêveries d'occupations et de passe-temps 
galants pour les tombeaux affreux qui dévorent des êtres 
vivants, allumait un falot numéroté sur la fenêtre de ces- 
trente mille filles publiques de Paris, « fléau des jeunes 
gens, perdant les hommes de tous les âges, de tous les 
états, appauvrissant leur esprit, épuisant leur fortune et leur 
santé. » Le numéro de chaque fille sera écrit en gros ca- 
ractère à portée de la vue sur sa cheminée ou sa croisée. 
A toute dénonciation d'un particulier, indiquant le numéro 
de la fille, et jetée dans une des boîtes de la grande poste, 
la police enverra un chirurgien en visite, et jusqu'au cer- 
tificat de guérison du chirurgien, le fallot de la fille restera 
éteint. 

En 1789, un ami des mœurs, contre les débordements 



230 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

du scandale, à quelques mois du H juillet, réclame une 
législation sévère. Il demande d*abord, par une idée habi- 
tuelle des utopistes, qui font résider la sauvegarde de la 
société dans Tuniforme ordonné à certaines de ces classes, 
il demande qu'on affecte aux demoiselles une couleur par- 
ticulière, le noir avec un cordon vert liséré de rouge, les 
grandes plumes et le rouge. Citant, de ouï-dire, certaines 
chambres de la rue des Petits-Champs, qu'on ne souffre pas, 
— dit l'ami des mœurs, — que les salons de ces misérables 
entrepreneuses soient décorés de tout ce que Lampsaque 
pouvait imaginer de plus obscène aux mystères de Cotyto. 
Raser et renfermer toutes les dévergondées qui font montre 
de leurs seins nus; supprimer le salon des Beaujolais « qui 
n'est qu'un salon public de coureuses, » où le vice en che- 
veux blancs choisit et marchande ; fermer Audinot, Nicolet, 
« qui ouvrent tous les soirs une école de mauvais goût et de 
lubricité qui déprave le peuple; » interdire aux filles les 
deuils de cour et les diamants ; forcer toute demoiselle en 
—chambre garnie ou dans ses meubles à avoir un métier, sous 
peine de six mois de Salpétrière ; leur interdire la livrée ou 
le manteau aux panneaux de leurs voitures, et frapper de 
1,000 écus d'amende celles « qui oseraient se parer des 
armes de leurs amants; » fouetter à la Salpétrière les mal- 
heureuses qui favorisent la prostitution des filles qui n'ont 
pas encore quinze ans ; retenir à jamais celles qui se servent 
de breuvages et de fauteuils ; enfermer pour la vie la mère 
qui vend sa fille ; fermer les Tuileries et le Luxembourg, à 
la chute du jour, en toute saison ; punir de prison ou de 
confiscation toute fille qui donnera à jouer ; faire donner 
le fouet par la femme du bourreau aux morveuses de dix à 
douze ans qui s'introduisent au Palais-Royal; faire prome- 
ner une sentinelle dans les corridors des spectacles, les 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 231 

Drtes des loges ouvertes, ainsi qu'il se fait à Marseille * ; 
oliger le commissaire à lire tout haut aux filles un précis 
es maux de toute espèce qui les attendent au sein des 
laisirs, sans oublier un tableau de la Salpêtrière, « à la- 
uelle, — ajoute rami des mœurs, — je voudrais qu'elles 
ssent une visite de précaution ; » établir un hospice des 
\epenties, où les filles lassées du vice trouveraient occupa- 
ion, instruction, indulgence; interdire l'entrée des cafés, 
les restaurateurs et des tavernes, à toute personne du 
lexe; défendre les bals champêtres qui sont le rendez-vous 
le toutes les grisettes de la banlieue, où vont recruter les 
?mbaucheuses ; enlever aux filles leurs enfants; enfin, 
issigner dans chaque faubourg un quartier aux filles, « afin 
:iue nos femmes et nos filles n'aient pas, en sortant de 
l'oratoire Saint-Eustache, » le spectacle de leurs manèges 
et de leurs agaceries*; — tel est l'ensemble du projet des 
mesures dont Vami des mœurs réclame l'application, — r 
projet draconien en quelques-unes de ses parties, mais 
pratique et réalisable. 

(( Fermez à l'instant les maisons de débauche! — crie 
un autre qui ne veut pas que la loi avoue l'homme. — 
lelez dans les ateliers de basse justice les misérables créa- 
tures qui empoisonnent le crime et vendent le double ve- 
ain des âmes et des corps... Balayez toute cette crapuleuse 
lie de vos villes infâmes ! » — C'est l'abbé Fauchet qui 
parle ainsi dans sa Religion nationale. 

Nul des pornographes n'est écouté; et la prostitution, 
sans frein, ronge le Paris de 1791, de 1792, de 1793, éta- 
lant son triomphe à toutes les vitres, se jouant de la pro-^ 



i. Petites Affiches. Novembre 1790. 

2, De la Wostitution. Cahier et doléances d'un ami des mœurs. 



232 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

clamation de la municipalit(^. du 21 janvier 1791 ^, montrant 
aux devantures des boutiques la Marclmnde de pommes de 
terre et mille autres crayonnages obscènes. La libre cor- 
ruption de la grande cité devient si énorme et si apparente, 
que la révolution s'alarme des publics défis de l'impudeur. 
En 1792, pendant que Manuel fait ordonner à Âudinot, 
par le commissaire de police, d'expurger ses pièces d'in- 
décences, le conseil général rend les propriétaires respon- 
sables des délits commis par les filles dans la rue, et les 
frappe d'une amende de 25 livres. En juillet 1793, un mo- 
ment on croit que le jardin Égalité va être vidé. Les grilles 
du jardin fermées, Henriot a rassemblé toutes les nymphes 
autour de lui. — « Citoyennes, — dit le général, — êtes- 
vous bonnes citoyennes? — Oui! oui! notre général I — 
Êtes-vous bonnes républicaines? — Ouil oui! — N'auriez- 
vous pas, par hasard, cachés dans vos cabinets, quelque 
prêtre réfractaire, quelque Autrichien, quelque Prussien? 
— Fi I fi î nous ne recevons que des sans-culottes* I » — 
Ces patriotiques réponses désarment quelques mois les sé- 
vérités toutes prêtes à sévir, et jusqu'à Chaumette, qui 
voulait déjà toutes les filles conduites à Pélagie et occupées 
à des travaux utiles*. Au Clibb révolutionnaire des Arts, 
Wicar dénonce les estampes qui représentent des sujets 
contraires aux mœurs, et demande qu'elles soient brûlées 
au pied de l'arbre de la liberté. Le citoyen Boilly, l'auteur 
des nudités dénoncées, comparaît et se justifie, disant qu'il 
n'a jamais dicté les titres qui sont au bas de ces estampes; 
que cela a été composé avant la révolution ; qu'il a expié ' 
les erreurs d'une composition un peu libre en exerçant i 

1. Petites Affichés, Janvier 1791. 

2. Courrier de VÉgalilé. Juillet 1793. 

3. /(/.Octobre 1793. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 233 

son pinceau d'une manière plus digne, et invite les artistes 
à venir vérifier dans son atelier *. Le club révolutionnaire 
des Arts avait dénoncé les images de la prostitution. C'est 
le procureur de la commune qui dénonce la prostitution 
elle-même, en octobre 1793, non point au nom de la mo- 
ralité sociale, mais au nom de la liberté et de la révolution, 
qu'elle ébranle et compromet, non comme un mal grandi 
dans l'inattention de la municipalité et les bouleversements 
de l'État, mais comme un effort des corrupteurs du cœur 
humain, a les seuls et les plus fermes soutiens du roya- 
lisme et de l'aristocratie. » Ces progrès rapides et effrayants 
du libertinage, ce sont « ces monstres qui l'excitent sans 
cesse en offrant aux regards des républicains le vice cou- 
ronné de fleurs, assassinant de ses mains immondes les 
mœurs des citoyens sur les autels du despotisme et de la 
royauté. » Sur l'avis du procureur de la commune, le con- 
seil, considérant « que c'est sauver la patrie que de puri- 
fier l'atmosphère de la liberté du souffle contagieux du 
libertinage; » considérant « que s'il ne travaille pas sans 
relâche à consolider les mœurs, bases essentielles du sys- 
tème républicain, il se rend criminel aux yeux de la posté- 
rité, à qui la génération présente doit tous ses efforts pour 
anéantir les restes de la corruption monarchique et de 
l'avilissement de quatorze cents ans d'esclavage et d'immo- 
ralité; » le conseil de la commune nettoie à grands coups 
les écuries d'Augias. Il fait les rues, promenades, places 
publiques nettes de toute fille ou femme de mauvaise vie, 
qu'il menace d'arrestation et de traduction au tribunal de 
police centrale, comme corruptrice des mœurs et pertur- 



1. Journal de la Société populaire et républicaine des Arts., par 
Detournelle. 9 floréal an ii. 



^m LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

batrice de Tordre public. Il défend à tous marchands de 
livres et tableaux, bas-reliefs, d'exposer au public des 
objets indécents, et qui choquent la pudeur, sous peine de 
saisie et d'anéantissement desdits objets; il prescrit aux 
commissaires de police^ une surveillance active dans les 
quartiers infectés de libertinage; il commande aux pa- 
trouilles d'arrêter toutes les filles et femmes de mauvaise 
vie qu'elles trouveront excitant au libertinage; et, insti- 
tuant une police civile, oii la réquisition de l'individu sera 
comme le zèle de la loi, le conseil appelle à son aide, pour 
l'exécution et le maintien de son arrêté, les républicains 
austères et amis des mœurs, les pères et mères de famille, 
toutes les autorités constituées, les instituteurs de la jeu- 
nesse, « iiivite les vieillards, comme ministres de la mo- 
rale, à veiller à ce que les mœurs ne soient point choquées 
en leur présence et à requérir le commissaire de police et 
autres autorités constituées toutes les fois qu'ils le jugeront 
nécessaire, enjoint à la force armée de prêter main-forte 
pour le maintien du présent arrêté, lorsqu'elle en sera 
requise même par un citoyen^. » 

Comme complément aux mesures rigoureuses de la 
commune, Nicolet, directeur du théâtre de la Gaîté, et un 
acteur sont arrêtés par ordre du comité de salut public, 
l'un comme coupable d'avoir fait jouer, l'autre comme 
coupable d'avoir joué une pièce obscène*. — Mais ce fut 
vainement que les bonnes mœurs furent décrétées, vaine- 
ment que la Montagne mit les vertus à l'ordre du jour, 
Timmortelle prostitution survécut, et Rétif, qui avait fait 
son rêve de la réforme de l'infâme commerce, écrivait, 



i. Journal des spectacles. Octobre 1793. 
2. Journal de Perlet. Janvier 1794. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. ' 235 

êsespérant de la victoire : « ... Après avoir soigneusement 
caminé nos institutions, nos préjugés, nos mariages, après 
iToir vu l'essai de suppression absolue de la prostitution 
u'ont fait deux hommes bien différents, Joseph II, en 
Uemagne, et Chaumette, procureur de la commune, lors 
3 la terreur de 1793 et 179i, une conséquence fatale, 
éshonorante pour notre régime, s'est présentée. Malgré . 
loi j'ai pensé : il faut des filles. triste vérité ! me suis-je 
ZTié avec douleur. Quoi ! il faut...! J'ai recommencé mon 
îamen : il faut... des filles î Et je me suis rendu à l'évi- 
ence en gémissant*. » 

Toutes les grandes immoralités triomphantes au plus 
aut échelon de la société, l'exemple de ces Gracques à ^-^ 
enchère, de ces consciences vénales qui font monnaie du 
énie ou de la popularité, de ces gloires courtisanes, de 
es hommes en vue dont si peu se font respecter par l'or 
e la cour ou les assignats de la révolution ; les conseils et ^<. 
î spectacle de l'assouvissement facilité des passions et des ^ 
épenses dépravées de la vie, dont de secrets et honteux 
larchés défrayent, avaient, dès le commencement de la 
Solution, encouragé le peuple au sans-pudeur de la dé- 
ravation; et à cette école mauvaise des probités lâches 
evant la corruption et absoutes par la fortune, le cynisme 
es tribus était descendu dans les foules; et la licence défie 
t moque la répression. Les crimes se multiplient. Il entre 
la Conciergerie, en 1790, comme prévenus de crimes et 
e fraudes, quatre cent quatre-vingt-dix prisonniers ; il en 
ntre, en 1791, onze cent quatre-vingt-dix-huit*. Le vol 

1. Catalogue d'autographes, 13 mars 1843. 

2. Petites Affiches. Janvier 1792. 



230 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

grandit démesurément. La compagnie de Charlemagne des 
brissoteurs de portefeuilles étend ses opérations*. Des en- 
fants deviennent les aides des voleurs; et, répandus par 
bandes de trente à quarante dans les galeries et le jardin 
du Palais-Royal, ils courent et bousculent les passants dont 
on dégarnit les poches*. Le vol dit à l'américaine prend 
naissance. Les voleurs deviennent impudents, et, pris sur 
le fait, ils crient: à l'aristocrate^ ! S'ils sont arrêtés, ils 
gouaillent les juges ; marqués en place de Grève des lettres 
G L A, ils discutent d'un ton goguenard avec le bourreau 
leurs deux heures de séance au carcan, prétendant que 
l'horloge de la ville retarde, et quand l'heure sonne: 
« Bravo, camarade ! finissons. » Puis marqués et rhabillés, 
le chapeau de liards placé à leurs pieds vitement ramassé, 
ils font signe à un fiacre et lui crient d'un ton allègre et 
railleur : « A Vaugirard î au Cadran bleu^ ! » — Il y eut 
même des femmes que la révolution jeta hors de leur 
sexe. La pudeur était déjà bien petite en celles qui, en 
1791, remplirent la salle du Chàtelet lors d'une cause de 
viol ^ Elle était morte en ces malheureuses, à qui plus 
tard on fut obligé de lier les mains pendant leur exposition 
pour les empêcher de se trousser ; morte en ces jeunes 
filles, condamnées pour assassinat, qui vont à la guillotine 
en chantant des chansons immondes^! 



1. Feuille du jour. Août 1791. 

2. A deux liards. — 3. Le Nouveau Paris. Vol. II. 

4. Feuille du jour. Décembre 1791. — 5. Id, Juin 1791. 
C. Ae Nouveau Paris. Vol. II. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 237 



Journaux. — Pamphlets. — Caricatures. 



Il fait petit jour à peine. Ils sont déjà là, dans cette 
étroite rue Percée S à la porte du libraire jChevalier, ser- 
rés et frissonnants» les mendiants ambulants que la charité 
ne nourrit plus, les femmes et les filles sans condition, les 
laquais supprimés, les manœuvres sans ouvrage, les gagne- 
deniers sans occupation de Paris et des alentours. Ils sont 
là, attendant la gi'ande distribution du journalisme. La 
boutique ouverte, les feuilles enlevées, chaque borne de- 
vient un comptoir où les gros accapareurs font une distri- 
bution ; et toute la grande famille des proclamateurs se 
lance dans la ville, l'emplissant de ses mille voix; et un 
gros des siens, laissé sur le pont Neuf, à côté de Tâne 
chargé d'oranges*, «la bête aux mille voix va beuglant, 
cornant, hurlant, » à toutes rues, ruelles, places, les triom- 
phes quotidiens de la révolution '. 

1. Le Contrepoison. Février 1791. — 2. Le Nouveau Paris, vol. V. 
3. Lettres b.... patriotiques du père Duchéne, n*» 2. 



238 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

Plus tard, Gattey ouvre au Palais-Royal sa boutique 
fameuse ; et de l'antre infernal de l'aristocratie s'envole une 
nuée ennemie que répand dans Paris une autre armée de 
colporteurs. 

Le journalisme est sorti tout armé du cerveau de la 
révolution ; à peine né, il est Tarène des grandes batailles. 
Fils de 89, le journal n'a pas d'enfance; comme ces fleuves 
grands dès leurs sources, il surgit régent de l'opinion. 
« Avec des plumes, — dit Lemaire, — on a fait f..... à 
bas les plumets des preux ; avec des plumes on a balayé 
des boulets, encloué des canons ; avec des plumes on a fait 
danser une gavotte à dame Bastille ; avec des plumes on a 
ébranlé les trônes des tyrans, remué le globe et piqué 
tous les peuples pour marcher à la liberté*. » Le journal! 
c'est le cri de guerre, la provocation, l'attaque, la défense; 
l'assemblée nationale où tout le monde parle et répond, et 
qui fournit le thème à l'autre assemblée nationale; c'est 
la parole fixée et ailée; tribune de papier, plus écoutée, 
plus tonnante, plus régnante, que la tribune où Mirabeau 
apostrophe, où Maury réplique I C'est un drapeau qui 
parle, et toute cause arbore un journal. Chaque jour de 
ces années de tempête en jette un nouveau, le lendemain 
en jette un autre, le jour qui suit un autre encore; — 
vagues sonores de chiffons noircis que font taire les vagues 
survenantes ! 

Le parti des résistances à la presse, brisé; M. Maisemy 
menacé du fouet et de l'incendie de sa maison; Mitoullet, 
un second Séguier, non réélu ; les types et les poinçons 
d'imprimerie, venus d'Angleterre, soustraits à la consigna- 
tion du garde des sceaux ^, le privilège des trente^ix im- 

1. Lettres h.,.. i)atrioliques du père Duohéne, n*» 199. 

2. L'Observateur. Février 1790. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 239 

primeurs à bas, la révolution qui gagne, la contre-révolution 
qui perd, et se défend ; — toutes ces choses font du jour- 
nalisme de ce temps, un journalisme immense, varié, as- 
sourdissant, héroïque, comme Thistoire des nations n*en a 
jamais montré, comme peut-être elle n'en montrera ja- 
mais. — Et remarquez que dans cette animosité et ce dé- 
chaînement bavard ou éloquent des haines, ce ne sont pas 
les grandes feuilles qui mènent la guerre ; ce sont ces 
petites feuilles qu'on appelle aujourd'hui la petite presse. 
Elles ont, ces petites feuilles, la colère, l'audace, l'initia- 
tive brave ; elles sont les premières au feu, les dernières à 
la retraite; et le sérieux de la lutte est en elles. La presse 
aristocratique appelle à elle et gage la moquerie , l'ironie , 
les vraisemblances amères de la calomnie, les colères d'un 
salon qui ne se respecte plus, les personnalités qui valent 
pis qu'un soufflet sans doute, mais sur des joues du 
monde ; et elle rit et elle mord comme s'il lui suffisait d'at- 
taquer la révolution à peu près comme un homme de 
iettres mal né et séditieux qu'on voudrait empêcher d'ar- 
river à l'Académie. — Les intelligents du journal révolu- 
Uonnaire prennent le contre-pied de cette polémique. Ils 
i*épondent par le style des halles, par une langue qu'ils 
t'amassent dans le ruisseau, et qu'ils assouplissent sans 
L*alanguir, qu'ils font maniable et docile, sans lui ôter de 
âa coloration solide, de ses allures robustes et fortes. Ne 
vous laissez pas tromper à l'aspect premier de ces jour- 
naux, à ces b ^ à ces f....*, qui n'en sont, pour ainsi 

parler, qu'une manière de ponctuation : surmontez le dé- 
goût, et vous trouverez, au delà de ce parler de la Râpée, 
une tactique habile, un adroit allèchement pour le popu- 
laire, une mise à sa portée des thèses gouvernementales, 
et des propositions abstraites de la politique. Vous trouve- 



C^^' 



2i0 ' LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

rez par delà un idiome, poussé de ton, nourri, vigoureux, 
rabelaisien, aidé à tous moments de termes comiques ou 
grossiers venant à bien, un timbre juste, un esprit de sail- 
lies remarquable, une dialectique serrée, un gros bon 
sens carré et plébéien. Un jour viendra, — quand, pour juger 
les œuvres on ne se rappellera plus quelles mains ont tenu 
les plumes, — où Ton reconnaîtra esprit, originalité, élo- 
quence même, peut-être la seule véritable éloquence de la 
révolution, aux Père Duchêne et surtout à Hébert. Dans 
toute cette presse, qui se baisse, comme dit Montaigne, 
jusqu'à l'estime guenilleuse de r extrême infériorité, et qui, 
pour mieux tenir les passions, caresse les instincts, il est 
chanté un hosannah jordanesque à toutes les grosses et 
bruyantes joies du peuple, gaies litanies de la bouteille, du 
brindzingue, de Tivresse, du petit verre, et du cabaret de 
Poirier, au Petit Tambour *, et Jean Bart, à ce peuple qui 
commence à avoir la pipe en bouche, n'oublie jamais de 
faire quelque petite flatterie à l'endroit du tabac, et de 
chatouiller agréablement les goûts du maître. L'influence 
d'une presse prenant l'habit, les amours et la fleur de lan- 
gage de la canaille, les royalistes l'avaient comprise ; et ils 
avaient commencé avant les Duchêne à mettre aux polé- 
miques le langage de la rue; mais l'arme avait bientôt été 
tournée contre eux : leur Journal des Halles n'avait eu 
que huit numéros, et le succès et la popularité étaient 
restés aux puissants Vadés de la révolution. 

Dans la presse royaliste — qui est le refuge du courage 
civil pendant la révolution , — la Chronique scandaleuse 
ouvre la grande guerre par l'escarmouche. C'est un petit 
feu vif, nourri, serré; chaque mot court droit au but en 

1. Journal à deux liards. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 241 

sifflant. 11 y a dans ces trente-trois numéros une malice 
qui n'est jamais longue, une méchanceté alerte, une médi- 
sance impitoyable, mais exquise. Rivarol, Tilly, Champce- 
nets dédaignent la colère comme une abdication de Tes- 
prit, l'injure crue comme une arme de manant; et ils . 
méprisent les gens à coups d'épigrammes, d'une grâce, ' 
d'un bon air et d'une verve dont nul n'a hérité. S'ils ont 
quelque inconvenance à dire, ils la font française par le 
tour, et de façon que les dames aient le droit de com- 
prendre sans rougir. Ils badinent aussi loin, ils se vengent 
aussi cruellement que le permettent les usages de société ; 
et ils traînent en souriant leurs ennemis dans la boue, 
sans salir leurs manchettes, ni éclabousser les salons qui 
les regardent parfois derrière l'éventail. Ce n'étaient guère 
là des journalistes de leurs temps; et la fin le prouva. 
Des galants tirailleurs , l'un se mit à être amoureux de 
celle-ci, l'autre de celle-là; Pierre demanda grâce pour 
l'un, Paul pour l'autre; et au trente-troisième numéro 
de la Chronique scandaleuse, les spirituels anonymes con- 
tèrent l'embarras au public, et lui firent excuse de se dé- 
bander. 

La Chronique, en mourant, livrait « les chers conci- 
toyens au bras séculier du triste petit Gautier, dont les 
fades couleurs n'ont jamais barbouillé que de profil un 
vice ou un ridicule. » — Telle était déjà la confraternité 
des volontaires marchant sous le même drapeau, confra- 
ternité qui faisait dans son camp traiter le royaliste Parisau, 
le rédacteur de la Feuille du Jour, plus mal qu'un jacobin. 
— Le petit Gautier recueille la succession ainsi léguée, et 
le journal appelé Journal général de la cour et de la ville, 
rédigé par Gautier et Brune, auxquels s'adjoignent Jour- 
gniac de Saint-Méard et tous les anecdotiers méchamment 



242 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

indiscrets de la capitale, devient le rendez-vous de toutes 
les personnalités sans merci. La provocation, Tinsulte, 
Tobscénité, l'exagération, la calomnie, tout lui est bon; et 
il ne songe pas à châtier ses moyens de lutte. C'est l'esprit 
de la Chronique, mais déboutonné, violent, injuriant. Le 
petit Gautier ne respecte ni la vie privée, ni les femmes; 
et il conte, sur les épouses patriotes , les méchancetés les 
plus libres. Fort répandu, fort lu, le Journal de la cour et 
de la ville, qui compte six mille abonnés parmi les vingt 
mille abonnés des journaux royalistes*, gagne encore 
nombre de lecteurs avec ses numéros pour les colporteurs, 
dont le programme est menteur comme l'annonce d'un 
canard. A ce journal, la cour préfère le Journal à deux 
liards, qu'elle trouve moins ordurier. A la suite du petit 
Gautier, c'est le Journal Pie, tout. piquant de détails d'al- 
côves et de coulisses. 

A côté de ceux-là, voilà les Actes des Apôtres, F Apoca- 
lypse, qui, par la plume de Lauraguais, deRivarol, de 
Régnier, de Langlois, de Bergasse, de Rulhières, d'Artaud, 
d'Aubonne, de Berville, du comte de Langeron, de Mou- 
nier, de Lally-ToUendal , versent à flots le ridicule sur 
l'Assemblée nationale, jettent le gros sel à pleines mains 
dans leurs allégories grotesques et leurs allusions sans 
voile, mais se moquent plus qu'ils ne diffament, et lan- 
cent leurs traits non tant contre les hommes que contre les 
politiques. La façon de composition de ce journal est assez 
singulière. Une fois par semaine, les apôtres font ce qu'ils 
appellent leur dîner évangélique aux tables du restaurateur 
Mafs, au Palais-Royal*. Maury, Montlausier, Mirabeau le 



1. Journal de la Cour. Juillet 1791. — Uttres du père Duehéne, 
11° 137. — 2. L'Observateur. Mars 1790. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 243 

jeune, qui dépense toute la verve qu'il n*a pas épuisée 
dans ses jounaux les Déjeuners du mardi, les Quatre repas, 
le Coucher ou la Vérité toute nue, la Moutarde après dîner, 
la Tasse de café sans sucre, sont du festin. Tous causent; 
les apôtres écrivent la conversation sur un coin de table, 
et, dit-on, le numéro ainsi fait est laissé sur la carte de 
Mafs, et de Mafs passe chez Gattey *. 

Tous ces journaux soutenus par la cour, tombent l'un 
après Tautre. Le petit Gautier survit jusqu'au 10 août 1792. 
Il lègue les dangers de sa polémique au Journal Français, 
qui meurt le 7 février 1793, et à cette Feuille du matin 
dont la publication et le ton jusqu'au 2k avril 1793, sont 
une égnime inexpliquée, inexplicable, et véritablement 
prodigieuse. En Tannée 1793, la Feuille du matin chante ; 

Allons, enfants de la Courtille, 

Le jour de boire est arrivé. 

C'est pour nous que le boudin grille... 

Chaque jour, la Feuille du matin fait une épitaphe à son 
roi guillotiné. Le 6 février 1793, la Feuille du matin ra- 
conte que le traiteur de la rue Saint-Honoré qui avait pris 
pour enseigne au Grand Marat, a été obligé de fermer 
boutique parce que tout le monde était persuadé qu'on y 
mangeait de la chair humaine, depuis qu'on en avait vu 
sortir Marat ivre, accompagné des citoyens Tallien, Sergent, 
Panis. La Feuille du matin raconte qu'un homme vêtu en 
mendiant a dit à une dame, qui lui reprochait de ne pas 
travailler : « Hélas! madame, je suis brigand, et depuis le 
2 septembre nous sommes à ne rien faire. » La Feuille du 
matin trouve dans Jacobin l'anagramme Job et Gain, Elle 

1. Le Rôdeur français, n° 10, Décembre 1789. 



242 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

indiscrets de la capitale, devient le rendez-vous de toutes 
les personnalités sans merci. La provocation, l'insulte, 
Tobscénité, l'exagération, la calomnie, tout lui est bon; et 
il ne songe pas à châtier ses moyens de lutte. C'est l'esprit 
de la Chronique, mais déboutonné, violent, injuriant. Le 
petit Gautier ne respecte ni la vie privée, ni les femmes; 
et il conte, sur les épouses patriotes, les méchancetés les 
plus libres. Fort répandu, fort lu, le Journal de la cour et 
de la ville, qui compte six mille abonnés parmi les vingt 
mille abonnés des journaux royalistes*, gagne encore 
nombre de lecteurs avec ses numéros pour les colporteurs, 
dont le programme est menteur comme l'annonce d'un 
canard. A ce journal, la cour préfère le Journal à deux 
liards, qu'elle trouve moins ordurier. A la suite du petit 
Gautier, c'est le Journal Pie, tout .piquant de détails d'al- 
côves et de coulisses. 

A côté de ceux-là, voilà les Actes des Apôtres, V Apoca- 
lypse, qui, par la plume de Lauraguais, deRivarol, de 
Régnier, de Langlois, de Bergasse, de Rulhières, d'Artaud, 
d'Aubonne, de Berville, du comte de Langeron, de Meu- 
nier, de Lally-Tollendal, versent à flots le ridicule sur 
l'Assemblée nationale, jettent le gros sel à pleines mains 
dans leurs allégories grotesques et leurs allusions sans 
voile, mais se moquent plus qu'ils ne diffament, et lan- 
cent leurs traits non tant contre les hommes que contro les 
politiques. La façon de composition de ce journal est assez 
singulière. Une fois par semaine, les apôtres font ce qu'ils 
appellent leur dîner èvangèlique aux tables du restaurateur 
Mafs, au Palais-Royal *. Maury, Montlausier, Mirabeau le 



1. Journal de la Cour» Juillet 1791. -— Mtres du père Duehéne, 
11° 137. — 2. L'Observateur. Mars 1790. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 2i3 

jeune, qui dépense toute la verve qu'il n'a pas épuisée 
dans ses jounaux les Déjeuners du mardi, les Quatre repas, 
le Coucher ou la Vérité toute nue, la Moutarde après dîner, 
la Ta^se de café sans sucre, sont du festin. Tous causent; 
les apôtres écrivent la conversation sur un coin de table, 
et, dit-on, le numéro ainsi fait est laissé sur la carte de 
Mafs, et de Mafs passe chez Gattey ^ 

Tous ces journaux soutenus par la cour, tombent l'un 
après l'autre. Le petit Gautier survit jusqu'au 10 août 1792. 
11 lègue les dangers de sa polémique au Journal Français, 
qui meurt le 7 février 1793, et à cette Feuille du matin 
dont la publication et le ton jusqu'au 2k avril 1793, sont 
une égnime inexpliquée, inexplicable, et véritablement 
prodigieuse. En l'année 1793, la Feuille du malin chante : 

Allons, enfants de la Coartille, 

Le jour de boire est arrivé. 

C'est pour nous que le boudin grille... 

Chaque jour, la Feuille du matin fait une épitaphe à son 
roi guillotiné. Le 6 février 1793, la Feuille du matin ra- 
conte que le traiteur de la rue Saint-Honoré qui avait pris 
pour enseigne au Grand Marat, a été obligé de fermer 
boutique parce que tout le monde était persuadé qu'on y 
mangeait de la chair humaine, depuis qu'on en avait vu 
sortir Marat ivre, accompagné des citoyens Tallien, Sei^ent, 
Panis. La Feuille du matin raconte qu'un homme vêtu en 
mendiant a dit à une dame, qui lui reprochait de ne pas 
travailler : « Hélas! madame, je suis brigand, et depuis le 
2 septembre nous sommes à ne rien faire. » La Feuille du 
matin trouve dans Jacobin l'anagramme Job et Caïn. Hle 

1. Le Rôdeur français, n" 10. Décembre 1789. 



244 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

appelle Gondorcet « le plus doux des assassins, » Brissot 
« le plus instruit des filous. » Et elle rédige ainsi , en 

mars 1793, les commandements à Tordre du jour : 

t 
« V. Tout bon Français égorgeras 
Ou le pendras pareillement... 
X. Bien d'autrui tu n'envîras, 
Mais le prendras ouvertement. » 

Cependant mille petites guêpes envenimées se sont mises 
à voleter dans les orages : Les Sottises de la semaine, le 
Contre-poison, le Rôdeur ou Rambler, l'Agonie des trois 
bossus, « journal ingénieux qui contait gaiement ce qu'il 
savait et ne savait pas; » des guêpes de tous camps, de 
toutes couleurs et de tous noms, dont quelques-unes du- 
rent ce que durent les éphémères , un soleil : — le Pot 
pourri politique, — les Œufs de Pâques, Œufs frais de 
Besançon, qui assurent que Théroigne va dénoncer le che- 
val blanc de La Fayette comme aristocrate, et demander 
qu'il soit peint aux trois couleurs, — le Déclin du jour, — 
le Rogomiste national, — le Fouet national, — - le Martyro- 
loge national, — la Lanterne magique nationale, qui fait 
dire à l'Évéque Clochant, l'évêque d'Autun, consolant un 
prince : «Rassurez-vous, monseigneur, je n'ai jamais 
marché droit; j'ai deux mauvaises jambes; j'ai fait bien 
des faux pas en ma vie; cela ne m'empêche pas d'attra- 
per les autres ; n—le Dénonciateur national, — la Lanterne 
de Diogène, — le Tonneau de Diogène ou les Révolutions du 
clergé, — le Tailleur patriote ou les habits des Jean F , 

— le Nouveau Nostradamus ou les Tableaux prophétiques, 

— le Club des Halles, avec l'épigraphe : « Sous le bon plai- 
sir des piques et des baïonnettes, » dont les dialogueurs 
furibonds s'appellent Pangloss, le père Jean de Domfront, 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 243 

Paquette, y Merlinos, y Chabotos, y Entortillos, y Brissoto 
di Barbillo ; — l'Objet du jour, par « un politique de la rue 
Popincourt; » — le Journal de la savonnette républicaine, 
par Labenette, — le Diable boiteux ou Anecdotes secrètes de 
Paris et des provinces, — le Plwmpudding ou Récréation des 
ècuyers du roi, qui, après le retour de Varennes, flagelle 
de ses vaudevilles les révolutionnaires; — la Rocambole des 
Journaux, ou Histoire aristo-capucino-comique de la Révo- 
lution, rédigée par Don Régius; Anti-Jacobinus et compagnie, 
qui appelle Fauchet « Tévêque par la colère de Dieu ; » — 
le Journal des amis, où Fauchet, Tancien écrivain de la 
Bouche de fer, fait le portrait suivant de Bernard de 
Saintes : a C'est un squelette animé , c'est la mort vi- 
vante; une bile trois fois recuite entoure son cœur d'une 
espèce de silex. Quand le briquet de l'anarchie frappe 
sa fibre cordiale, il lance du feu; une de ses lèvres livides 
qui s'élève pour laisser échapper un souffle de mort, 
paraît souriante de cette sorte de rire qu'on peut ima- 
giner dans un exécuteur des hautes œuvres qui voit faire 
la grimace à son pendu. » Et plus tard, le Journal de 
Vautre monde ou Conversation vraiment fraternelle du 
diable avec saint Pierre, dont le frontispice sera un trou 
de guillotine enguirlandé de têtes coupées, portant pour 
légende : « Tableau d'histoire naturelle du diable. Avis 
aux intrigants. » 

Dans cette sollicitation de tous les goûts et de toutes les 
sortes de public, les femmes ne sont pas oubliées. Des 
journaux se fondent pour elles. Le Véritable ami de la 
Reine, ou Journal des Dames par une société de citoyennes, 
débute ainsi : 

u Quand nos compagnes étaient les épouses d'élégants 
talons rouges, de jolis magistrats qui quittaient l'école pour 

14. 



246 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

vêtir la simarre, quand elles étaient Tâme des sociétés où 
figuraient de petits prélats qui étaient de vraies minia- 
tures, quand elles avaient à briller dans des cercles où elles 
devaient parler sans rien dire, ou s'entretenir de la pluie 
et du beau temps, d'un histrion ou d'un vsriski, elles ne 
lisaient alors que des chansonnettes ou de petits romans. 
Le Journal des Dames, qui ne contenait que de tendres 
idylles, que de jolis madrigaux, de charmants riens, était 
pour elles un ouvrage aussi précieux qu'indispensable. 
Mais depuis que les époux de nos campagnes sont des 
hommes, et que dans leurs enfants elles ont des hommes à 
élever, à former, la boîte à rouge et les pompons sont né- 
gligés, le tendre Dorât, le gentil Bernard, ne sont plus sur 
leur toilette, c'est le Moniteur, c'est quelque morceau de 
politique qu'on y trouve, et le Journal des Dames pour leur 
plaire doit être désormais un ouvrage sérieux. » — Et le 
Journal des Dames est bientôt suivi de VObservateur fé- 
minin, 

Demère ces journaux, que l'histoire n'a pas encore 
traduits à sa barre, et dont les révélations curieuses ou pi- 
quantes dorment, sans être interrogées, marchent en 
ligne dans le parti monarchique : l'Ami du Roi, qui se 
double, se triple et devient VAmi du roi, de Royou, de 
Montjoie, de Crapart, la Gazette de France, la Gazette de 
Paris, les Annales monarchiques, le Journal de la noblesse, 
le Journal de France, le Vieux Mercure de France, où la 
partie politique, rédigée par Mallet du Pan, contraste avec 
la partie littéraire, rédigée par La Harpe et Chamfort 
« d'une paresse si soutenue, — dit un plaisant, — que 
faire des riens lui semble un travail à citer ; » et avec ces 
journaux, tous les journaux du clergé. 

fin face de ces journaux ce sont d'abord le Moniteur, 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 247 

qui dit que « la révolution ^doit s'étendre jusqu'au madri- 
gal ; » les Révolutions de France et de Brabant, de ce polé- 
miste républicain, de cet Athénien qui bégaye comme 
Démosthène, mais qui, la plume en main, a le style net, 
vivant, nourri d'images et de souvenire antiques, Desmou- 
lins, dont un autre journaliste entretient ainsi le public : 
(t 11 a de l'esprit, mais encore plus de hardiesse que d'es- 
prit, avec une teinte de cynisme et d'originalité mordante; 
et puis des citations, des comparaisons, et toujours des 
frais énormes d'érudition qui vous réjouissent et forment 
la bonne page du journaliste... Des choses, des raisonne- 
ments, du patriotisme, du jugement, de Ténergie, et il y a 
de tout ça dans la page de notre Desmoulins. Connaissez- 
vous ce mets solide de ménage dans lequel on mêle force 
navets, pommes de terre et épices avec un peu de viande? 
On appelle ça, je crois, un arricdi; tenez, voilà véritable- 
ment l'arricot littéraire de Camille Desmoulins appelé Ré- 
volutions de France et de Brabant *. » Ce sont les Révolutions 
de Paris, de Prud'homme, à qui Loustalot dit avoir vendu 
sa tête; le Modérateur, rédigé par le romancier Luchet, 
« qui fait chambrée avec la Chronique de Paris, » dont les 
rédacteurs sont Villette, l'abbé Noël et Millin de Grand- 
inaison, « le plus grand furet de Paris. » La Chronique de 
Paris est la feuille des salons bourgeois et républicains. 
C'est elle qui annonce, d'un ton de contentement, le 13 jan- 
vier 1792, qu'au bagne de Brest le nommé Jean Gilbert, 
dit le Chevalier, a été condamné, pour propos aristocra- 
tiques, le bagne formé en comité délibérant, à cinquante 
coups de planche sur les reins ^. C'est l'Observateur, qui a 



1. Au voleur! au voleur! 

2. Chronique de Paris, Janvier 1796, 



248 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

pris à Bailly son épigraphe : La publicité est la sauvegarde 
du peuple, journal tout plein de faits, dirigé par le pa- 
triote Feydel ; le Spectateur national, que le rédacteur por- 
tait lui-même dans les cafés, à en croire la Correspondance 
de quelques gens du monde; le Patriote français, de Brissot 
de Warville, « qui met dans sa feuille ce qu*il a dit dans 
son district, et dit à son district ce qu'il a mis dans sa 
feuille; » — le Courrier de Madon; — le Courri-er de , Ver- 
sailles et de Paris, de Gorsas, ce Figaro trapu, raïJougri, 
mais tout herculéen ; le Journal de Paris, qu'un aristogrif- 
fonneur appelle « la philanthropie en démence * ; » le Lo- 
gographe, le Journal de Perlet et le Point du Jour, qui ne 
sont que des catalogues de décrets; les Annales patrio- 
tiques, de Mercier et de Carra ; le Babillard, curieuse feuille 
qui, parmi toutes ces feuilles envahies par la politique sèche 
et grave, relève jour à jour les cancans colportés et donne 
Fétat moral de la bonne ville de Paris ; le Courrier français, 
que lira Charlotte Corday; V Orateur du Peuple, de Marlel- 
Fréron, qui ne prévoit guère que la révolution, dont il est 
une des voix les plus osées, guillotinera sa chère Boulir 
Boula, la femme de Desmoulins, et qui, pour recette de 
salut public, indique deux coups de fusil par village, Tun 
sur le curé, l'autre sur le seigneur*; toute la dynastie des 
Père Duchêne : le Duchêne qui s'appelle Hébert, dont la 
marque est deux fourneaux, l'un renversé, l'autre debout, 
peut-être en mémoire du réchaud, couronne du roi des 
gueux, du grand Couart de France; le Père Duchêne qm 
signe ses grandes colères, ses grandes indignations, ses 
grandes réjouissances de deux croix de Malte ; le Duchêne 



1. Mes amis, voilà pourquoi tout va si mal, 

2. Le Contre-poison, Février 1791. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. i49 

qui s'appelle Lemaire, qui commence en 1790, et bientôt, 
imité par Hébert, dit jalousement : « Cette concurrence 
n'effraye que mon goût^ ; » les Duchêne qui intitulent leur 
journal Jean-Bart, ou je m'en f,„, Journal de la Râpée; et 
ce journal, qui seul balance la popularité des journaux 
forts en gueule : VAmi du Peuple, par Marat, dont quel- 
quefois le numéro de 1 sol se vend 18 livres '. 

Écoutez toutes ces voix : bruissement, murmure, fan- 
fare, cri, chanson, colère, rire, discours, sermon, pensée, 
conseil, hurlement; ces milliers, ces millions de voix sou- 
dain lâchées, déchaînées, grandissantes, tempétueuses, 
montant de Paris à toute heure, ces millions de voix enne- 
mies et heurtées, dont chacune est grêle, peut-être, mais 
dont le faisceau de vacarmes étourdit la France de dis- 
cordes. Pamphlet I arme courte, stylet français! tu fais 
battre, tout naissant, les ironies contre les ironies, les in- 
jures contre les injures, les menaces contre les menaces! 
Sitôt que ta patrie, la France, a délié sa langue, elle se 
jette à toi pour plus vite improviser haines, vengeances, 
opinions! et alors une volée, un tourbillon épais et brouillé 
de mots et d'idées ! Chacun, dans l'avènement delà liberté, 
veut parler, raisonner, guider : et le bavardage a tant de 
prétextes et tant d'avenir à débattre! Plaintes particu- 
lières, réclamations de princes et pairs, d'états provinciaux, 
de corps de municipalités, d'avocats, de médecins, de no- 
taires, de bourgeois, de plébéiens, du clei^é, de la noblesse, 
manies d'écrire, dépositions, témoignages, délations au 
tribunal de l'histoire, — tout se tourne en brochures'. Et 

i. Courrier de VÈgalité, Avril 1793. 

1. L'Ami du peuple. Mai 1792. 

3. Façon de voir d'une bonne vieille. 



250 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

d'ailleurs, un pamphlet qui réussit, n'est-ce pas une for- 
tune ? « Quel mérite avez-vous à être patriote, — dira plus 
tard Saint-Just, — quand un pamphlet vous rapporte 
30,000 livres de rente? » Et c'est à qui lancera à la foule 
un titre qui fasse tapage ou scandale. L'étrange, le familier, 
l'inouï, l'odieux, l'obscène, — tout est recherché qui ac- 
croche l'œil : Si fai tort, qu'on me pende ! — Prenez votre 
petit verre, — Ah ! ça n'ira pas ! — le Parchemin en culotte, 
— Bon Dieu! qu'ils sont bêtes ces Français ! — la Botte de 
foin, ou mort tragique du sieur Foulon, — les Demoiselles du 
Palais-Royal aux états généraux; et celui-là, le Mélange,.,, 
qu'on ne peut même nommer jusqu'au bout. Contre les cou- 
vents, c'est la Chemise levée; contre le clergé, les Mouches 
cantharides nationales; contre la justice, le Trépas de Dame 
Chicane; contre les assignats, la Papillote; contre Mirabeau, 
la Mirabélique; contre les parlements. Agonie, mort et des- 
cente aux enfers des treize parlements. Les haines rient 
d'abord. C'est la Lettre de Rabelais: « Vol-au-vent aux 
décrets de l'Assemblée, boudin à la Barnave, dindon à la 
Robespierre; » Ordonnance de police de très-haut et très- 
puissant seigneur Sancho Pança, gouverneur de Visle Bara- 
taria; le patois est jugé de bonne comédie : Dialogue entre 
deux charretiers : 

Tu ne se point que tous les corps, 
Jusqu'aux berneux et aux recors, 
Vont arrêter des remon tranches 
Et faire leurs condoléanches ? 

Le Maréchal des logis des trois ordres s'amuse à loger 
la noblesse rue du Puits qui parle, la chanoisse de Poli- 
gnac rue des Quatre-Fils, et les fermiers généraux quai 
des Morfondus. Ceux-Jà font des prophéties : les États gêné- 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 251 

vaux de 1999; ceux-ci, des chansons erotiques : la Culotte. 
D'autres prennent Tapologue, comme dans le Dernier cri 
du monstre, conte indien; d'autres adoptent le Dialogue; 
d'autres les Pourquoi, Les royalistes intitulent un pam- 
phlet : Ùomine, salvum fac regem, un autre Yeni, creator 
Spiritus, un autre Apocalypse de saint Jean, un autre Sexte, 
Noues, Vêpres, Complies, Les révolutionnaires appellent un 
précis de leur victoire de juillet : VOuvrage de six jours, 
et un autre : la Passion, la mort et la résurrection du 
peuple. Un ingénieux imagine une allégorie patriotique 
sous les Travaux d'Hercule : les deux serpents qu'il écrasa 
à son berceau, ce sont la noblesse et le clergé; et Calpé 
séparé par lui d'Abyla, signifie la nouvelle division de la 
France; et les pommes d'or des Hespérides, les cofFres- 
forts des capitalistes qui doivent s'ouvrir pour aider la 
chose publique. Un gai vivant, sous le titre de l'Autorité 
de Rabelais dans la révolution présente et dans la constitu- 
tion civile du clergé, écrit : « L'éducation des rois n'a pas 
beaucoup changé. Elle se fait à présent comme celle de 
Gargantua, qui apprit à boire, manger, dormir; à man- 
ger, dormir et boire; à dormir, boire et manger. » Les 
contradictions s'enveniment : les Vies privées deviennent 
des calomnies à la mode. Les dissensions se font brutales; 
le rire est oublié : le Coup de grâce des aristocrates, Prière 
pour les agonisants, avec l'office des morts, qui commence : 
« Que Beizébuth ratisse les aristocrates avec ses griffes; » 
Adresse de remercîment de monseigneur Beizébuth sur Pen^ 
vol des traîtres exterminés les ik et 22 juillet; V Audience 
aux enfers entre MM. de Launay, Flesselles, Sauvigny, Fou^ 
Ion. Viennent les Confessions, les Testaments supposés. Ld 
Confession générale des princes du sang royal vautre la 
calomnie dans l'alcôve des frères du roi. 



252 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

Un peu encore, et Ton arrive au fond terrible de la 
question. Tous, comprenant que la lutte est mortelle, dé- 
pouillent la pudeur du sang, et il s*éveille, dans les imagi- 
nations enfiévrées de cannibalisme, des rêves et des espoirs 
d'épouvantables supplices. Un royaliste annonce qu'à la 
contre-révolution « on décrétera que la potence sera per- 
manente sur la place de Grève pendant un an : car chaque 
jour on y fera quelque petite exécution*. » Le Jugement 
national répond. Il veut « le prince de Lambesc conduit 
sur la place de Grève pour y avoir les bras, jambes et 
cuisses coupés de la largeur de trois pouces , de six en six 
minutes, son corps ouvert, le cœur arraché pour lui être 
mis dans sa bouche..., les sieurs de Guiche et d'Hénin 
conduits sur la place de Grève pour y avoir chacun le bras 
droit coupé au-dessus de la jointure du coude^ et chacun 
le bras gauche brûlé avec une torche ardente jusqu'au- 
dessus du coude, et ensuite être pendus et étranglés. » 

Le génie de la France n'est point caricatural. La France 
aime mieux sourire que rire, et elle est plus près de sentir 
le sel menu et délicat de Térence que les images fortement 
grotesques d'Aristophane. Le monstrueux, l'hyperbolique 
du comique lui répugne ; et elle s'arrête au plaisant, timide 
devant la farce grandiose. — Puis les méchancetés qu'elle 
crayonne d'ordinaire sont particulières et du moment; 
elles ne sont point une grande satire, moquant un coin ou 
un temps de l'humanité; elles sont simplement une rail- 
lerie petite et enjouée de l'actuel et du personnel ; et elles 
n'imaginent guère de mettre dans la caricature une grande 
et saisissante idée, une haute vengeance, un style original 

1. Sabbats jacobttes. 1702. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 253 

et surhumain, une invention d'ironies sans règle, où l'ins- 
tinct du dessinateur même inhabile, et peu rompu aux 
procédés, jette sur un carré de papier le tableau vif et 
populaire de Topinion, de Tévénement, du gouvernant, 
du gouverné, des choses, des hommes, des catastrophes. 
La France , qui a le flair des ridicules, n*a point l'entente 
des charges; elle a le goût et l'esprit. Sa caricature n'est 
pas la caricature : elle est l'épigramme. 

Feuilletez toutes ces caricatures de la révolution ; allez 
de celles de ses premiers jours à celles de ses derniers ; de 
celle-là qui montre le clergé jouant du serpent, la noblesse 
en habit militaire, de la clarinette, le tiers en habit de Go- 
lin, du violon, — au Congrès des rois coalisés, où le bon- 
net de la liberté, rayonnant, posé sur la carte géographique 
de la république française, éblouit de son éclat , et sur- 
prend tous les tyrans rassemblés, vous ne trouverez, en 
ces images parlantes des victoires populaires, ni le jet 
puissant, ni le crayon étrange , ni la tournure magistrale, 
ni la hardiesse, ni la bizarrerie des inventions rieuses. — 
Ce sont presque toutes de plats refrains de vaudeville, des 
pointes ramassées dans les rues, mises en scène par des 
dessinateurs moutonniers, qui se calquent, se copient et 
retournent de tous les côtés une ironie misérable. — Plus 
la caricature française marche , plus elle s'avance dans la 
Terreur, plus vous la voyez rabaissée et pauvre , plus vous 
la voyez mesquine devant l'époque épouvantable dont elle 
essaye de flatter les rires. — Non-seulement l'agrément de 
la gravure, non-seulement le formulé convenable de la ligne 
disparaît alors; — non-seulement ce mode ravissant dé 
gravure en couleur, doux et comme lavé des Debucourt 
de 1/88, se change en un pointillé dur, sec et déplaisant; 
non-seulement ces estampes patriotiques vont aux canards 

15 



254 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

et aux coloriages ignobles ; mais Taccent même et la vie se 
retire du dessin; et la caricature n'est plus qu'une em- 
preinte sans vigueur, sans couleur, éteinte et uniforme des 
grands crimes et des grandes luttes. 

C'est au coin de la rue Saint-Jacques et de la rue des 
Mathurins que la révolution établit le musée de ses carica- 
tures. Basset, le maître de cette boutique qui a pris pour 
enseigne un calembour : Au Basset, est celui dont un alma- 
nach de 1790 parle ainsi : « Basset, marchand d'estampes, 
a servi la patrie en faisant des caricatures contre les aristo- 
crates; d'abord maigre et blême comme un abbé d'aujour- 
d'hui, il a trouvé le moyen de devenir gros et gras comme 
un abbé d'autrefois*. » Au coin de rue qu'occupe Basset, 
tout le jour le peuple stationne. La montre de Basset est 
une grande alliée de la révolution : c'est le journal des 
gens qui ne savent pas lire. C'est l'école du peuple. 

Là, donnent leurs leçons gratuites, des professeurs ca- 
ricaturo-patriotiques, éclairant les amateurs « de caricatures, 
estampes morales et spirituelles dans le sens de la révolu- 
tion. )) — « Voyez-vous cette femme, — dit l'un, — et ce 
loup qui la tient par la gorge; voyez-vous comme elle se 
plaît à le nourrir, comme elle le tient attaché à son sein. 
La marâtre ! Et cet enfant qui périt à ses côtés faute d'ali- 
ment; c'est son propre fils, messieurs et dames, c'est son 
fils qu'elle abandonne pour nourrir le loup emblème de 
la férocité de l'aristocratie , c'est clair I — Tenez , savez- 
vous l'anglais ? lisez l'inscription : Political affection. Affec- 
tion, préférence, passion, Political, de la Polignac... — La 
gueuse 1 » — « 11 a raison, — fait tout le monde^ — c'est 
ma foi la Polignac, ha, ha, ha, hi, hi, hi I » 

I. Petit Dictionnaire des grands hommes et des grandes choses. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 255 

Mais que de caricatures nationales, et qui instruisent le 
peuple sans qu'il soit besoin de commentaires I — La Nou- 
velle taille; M. Necker, derrière un rideau, tient un niveau 
sous lequel il fait passer les trois ordres, et rabaisse le 
clergé et la noblesse à la hauteur du tiers état représenté 
par un écorché ; à côté, deux membres du peuple dont 
l'un armé d'une scie, coupe l'excédant, et dont l'autre 
attend le produit dans sa hotte ; — Le temps présent veut 
que chacun supporte le grand fardeau; les trois ordres sup- 
portent rénorme fardeau sur lequel est écrit : Impôt terri- 
torial, dette nationale; — A bas les impôts; deux paysans en 
sabots enfoncent un coin dans l'hydre de l'impôt; — AJi,! 
ça ira, ça ira, ça ira; le tiers état, cocarde, en main une 
épée sur laquelle est écrit : Remplie de courage; au bout 
de l'épée un lièvre pend ; le tiers est à cheval fondu sur la 
noblesse, et se soutient sur le clergé ; -^ La nuit du 4 au 
5 août ou le délire patriotique; des hommes du peuple 
brisent avec un fléau tiares , mitres, croix, armures, écus- 
sons, chapeaux de cardinal ; — une autre caricature sur la 
nuit du k août : des paons mitres, des lièvres portant une 
épée ; et au bas : « Mes chers collègues, le peuple souffre ; 
que lui sacrifierons-nous? ^ — Réponse : Tout, excepté n° 1, 
mes tourelles; 2, ma dîme; 3, mon orgueil; Z|, mon gi- 
bier; 5, mon droit sur mes vassaux. » Et le fermier géné- 
ral représenté par un cochon dit : « Je veux garder mon 
lard. » — Le Temps passé; le tiers état est représenté en 
squelette tenant la bêche et l'épée à la main ; — Belphégor^ 
recteur de V Université; un sapeur buvant de V antiaris- 
tocratie; — tandis qu'on fait voir sur le quai Royal un 
esturgeon sous le nom de veto royal, tandis que l'on col- 
porte le pamphlet : « Arrêt rendu 'par le peuple qui con- 
damne Boniface, Basile, Ignace, Biaise, Lubin, Isaac, Gilles^ 



250 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

Innocent, Cyr, Ovide, Sérapion, Loup Veto h être rompu 
vif et jeté au feu, atteint et convaincu de vouloir régner 
sur un peuple qui veut être libre ; » à toutes les vitrines 
des imagiers, Veto est montré en géant, des éclairs lui sor- 
tant de la bouche : 

Quel est donc lo seigneur Veto 
Qui, plus bruyant que Figaro, 
Sans être du canton de Berne, 
Veut du peuple faire un zéro , 
^ans redouter ce numéro? 
Menez-le vite à la lanterne! 

Voici Mounier, travesti en jockey, désertant rassemblée 
nationale : 

La lanterne est en croupe et galope avec lui ; 

Messieurs Delaunay, Flesselles, Berthier, Foulon, les deux 
gardes du corps décollés par le peuple, tenant leurs têtes 
au bout d'une pique ; sur les bords du Styx, Caron refuse 
de les laisser passer : il ne reçoit que le pendu Remy 
François ; Calas et d'autres viennent le recevoir sur l'autre 
bord. 

Au lendemain du jour où les journaux de la révolution 
ont publié : o Vous êtes priés d'assister aux convoi, service 
et enterrement de très-haut, très-puissant et très-magni- 
fique clergé, décédé en l'Assemblée nationale le jour des 
Morts de l'an 1780. Son corps sera porté au trésor royal, 
en caisse nationale, par le comte de Mirabeau, Chapelier, 
Thouret et Alexandre de Lameth*; » — voici la pompe 
de très-haut et très-puissant et magnifique clergé de France 
qui défile devant Notre-Dame dans un grand char plein de 

J. Chronique de Paris, ^ovcmbre 1789. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 257 

religieuses, mené par un squelette j — un perruquier ra- 
sant un abbé : Vous êtes rasé, M. l'abbé; — Tabbé com- 
mendataire déguisé en petit cadédis réduit à la portion 
congrue; — Vabbé San-suré — Maury — s'en retournant à 
Péronne ; — le grand mal de ccemr de monseigneur; le tiers 
tient la tête d'un prélat qui vomit un prieuré de 20,000 li- 
vres, un bénéfice de 30,000, une abbaye de 50,000, et 
une autre de 80,000 livres : « Courage, monseigneur, vous 
allez vous puiser de choses bien utiles pour votre salut;» 
— le Pressoir; le tiers et le peuple serrant le clergé dans 
un énorme brodequin, lui font rendre une pluie d'or; le 
clergé- arrive gras; on le lamine; il sort étique; — le tiers ' 
état mariant les religieuses avec les religieux; — les Reli- 
gieuses et l'Amowr; l'Amour, un mantelet noir jeté sur les 
ailes, frappe à la porte conduisant une religieuse, une 
lanterne sourde à la main; dans l'image qui fait pendant, 
et où rit une pensée d'Anacréon, l'Amour est le Ganymède 
d'un souper de religieuses; — religieux entrant chez les 
barbiers dont l'enseigne porte : Ici on sécularise propre- 
ment; et disant : « On me rase ce matin. Je me marie ce 
soir; )) — La Soirée du Palais-Royal, ou les Religieuses- en 
bonnes fortunes, écoutant les propos galants derrière l'éven- 
tail, — et le Départ de la sainte famille, et le Déménage^ 
ment des abbés, et tant d'autres. Et si le pape envoie des 
bulles, — vite les Bulles du pape. Le pape s'amuse à souf- 
fler des bulles de savon ; l'abbé Royou bat le savon apos- 
tolique avec un poignard et des plumes. Les femmes aris- 
tocrates soutiennent les globes volants sur leur éventail, et 
la France, appuyée sur la constitution, les crève d'une 
chiquenaude, tandis que l'abbé Maury ramasse les lunettes 
du pape qu'il lui rend cassées. — En une autre , le 
Triomphe de Vabbé Royou, l'abbé Royou est monté sur un 



258 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

âne. « On le reconnaît à ses yeux hagards, à ses regards 
lascifs, à son teint bourgeonné, cramoisi, à sa face de satyre. 
Il a le chef couvert d'une mitre de papier rouge : sur le 
devant, crucifix et poignard en sautoir ; sur le derrière, 
flammes et diables armés de griffes. Le noble Montjoie 
marche à pied, face à face, la queue de Pane entre ses 
mains. Pelletier, paré d'un bonnet vert, des lettres de 
change sortant de sa poche, Durosoy, habillé de la tête 
aux pieds du poëme des Sens et de Richard III, ornés 
d'une paire d'oreilles de Midas, tiennent à l'animal par une 
jolie petite chaîne d'or... Le cortège est suivi de dames de 
la Halle armées de bouleau. Suit une longue file de» petits 
abbés en pleureuses, le chapeau rabattu *. » 

Après le clergé, l'aristocratie a son tour : — les Aristo- 
crates à Lantemopolis; — V Assemblée des aristocrates, ou 
Vharmonie des aristocruches ; derrière un rideau, un bras 
de femme étendant sa baguette sur l'assemblée ; au fau- 
teuil, l'abbé Maury, qui préside avec une sonnette et une 
bourse; tout autour des cruches noires, blanches, avec 
cordon bleu et crachat ; pour secrétaire, une cruche qui 
se renverse ; — Consultation de la Faculté sur la maladie 
de la princesse de V Aristocratie jugée incu/rable; — le Géant 
Iscariote aristocrate ; — un aristocrate maigre, et au bas : 
« Ah! Dieu, le vent m'emporte! » — la Liberté, ceinture 
tricolore, bonnet rouge, liée à mi-corps à la royauté en 
grand costume : Ça ira, ça n* ira pas. 

C'est le Départ des apothicaires patriotes du faubourg 
Saint-Antoine « munis d'une provision de pilules pour pur- 
ger les deux chambres de vacations du parlement de 
Rennes. » Les pilules sont quatre lanternes qu'on traîne 
dans un chariot. 

1. Chronique (h Paris. Janvier 4791. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 259 

Puis les centaines de caricatures contre ce RigustU-' 
Iravatte, à qui la pièce le Vicomte de Barjoleau ou le Sovr 
1er des noirs prêtait ces sentiments : 

« Malgré les calembours, les brocards, les dictons, 
Je veux à mes repas vuider mes deux flacons. 
Le vin charme Tennui, désopile la rate. 
Je trouve cela sain pour un aristocrate ^. » 

Miràbeavt-Tonneau : une barrique est son corps, ses cuisses 
K)nt des tonnelets, ses jambes des bouteilles, ses bras des 
:ruches* ; — Mirabeau dans un tonneau de bière, Aristocrate 
nomsant de rage; — le vicomte de Mirabeau, gros-major 
ie Varmèe noire, et des têtes de mort brodées sur la , 
Hanche ; — la Maîtresse de Mirabeau-Tonneau, vivandière 
ie Tarmée ; — Mirabeau, chef d* une légion de Varmèe noire t^ 
it jaune, en uniforme, roulant une émigrette sur laquelle '-^ 
)n lit veto, et au bas : « Se vend à Coblentz, hôtel de Mira- 
3eau, et à Paris, chez le sieur Laqueille, chargé d'affaires 
30ur les émigrants. » 

La lettre de cette caricature paraît fort comique, et 
)n la lit en grande cérémonie d'éclats de rires : VOnguent 
lational, pour détruire les cors. — « Prenez deux livres de 
graisse de rable de chanoine, trois onces de fiel de prési- 
lent, quatre onces de crâne de conseiller aux enquêtes, 
greffier, procureur, deux dragmes de cervelle de duc, 
3omte, baron, marquis, quatre gigiers de financiers, etc. » 
— Les entrées supprimées, voici le doyen des fermiers 
centraux porté par quatre commis aux barrières, conduit 

1. Le Vicomte de Barjoleau ou le Souper des noirs, dédié au club 
les Jacobins, comédie en deux actes et en vers. 

2. Journal de la Mode et du Goût. Neuvième cahier. Mai 1790. — 
Vie privée du vicomte de Mirabeau. 



200 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

par les troupes de son corps, faisant route vers le néant; 
voici une maîtresse de maison qui harangue les rats de 
cave en ces vers civiques : 

« Halte-là I contrôleur, tu es pour moi un monstre infernal 
Je ne craindrons plus vos sondes, vos rouanes, ni vos bougies. 
Vive à jamais la constitution et au diable l'aristocratie, d 

Mais c'est contre Témigration que la révolution tourne 
toutes les foudres de ses moqueries. C'est contre Témigra- 
tion qu'elle dépense le plus d'esprit. La Contre-révolution 
représente toute l'armée des émigrés processionnant le 
long du Rhin, en face le rocher de la Constitution fran- 
çaise*. Celui-là qui porte une mitre à plume, c'est son 
altesse contre-révolutionnaire, le petit Condé, « courant, 
— comme dit le patriote Dorfeuille, — la mascarade chez 
l'étranger; il a loué chez un fripier d'Italie l'habit de Co- 
riolan ; il le porte comme un laquais porte l'habit de son 
maître 2. » Antoine Séguier portant le réquisitoire contre la 
nation; Calonne le coffret du trésor de l'armée; le cardi- 
nal Collier, « tambour-major précédé de sa petite famille 
du grand chapitre; » Mirabeau-Tonneau armé en guerre; 
deux capucins sauvages, sapeurs de l'avant-garde, «groupe 
de fuyards formant l'avant-garde, et le chevalier de vort^en 
voir s'ils viennent, premier aide de camp du général. » — 
C'est encore la Foire de Cohlentz, ou les grands fantoccini 
français et le mannequin Condé en Mezzetin ; — le Tolpach 
LambesCy ou Varracheur de dents; — les Aristocrates en 
Suisse ; « le comte de *** et le marquis de *** faisant dan- 
ser des chiens pour subsister. » — Le Gazetier de Coblentz 



1. Feuille du jour. Mars 1791. 

2. La Lanterne magique, par Dorfeuille, acteur tragique. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 261 

VOUS donne à voir, un café de Coblenlz, le député de la 
cour de Vienne annonçant la guerre, la petite demoiselle 
évanouie à cette nouvelle ; la Calotte rouge et V ex-Suisse et 
Grisou la soutiennent, et Trompe-la-Mort est prêt à boire 
de joie. 

Une caricature un peu plus heureuse est celle intitulée 
la Grande Armée du ci-devant prince de Condè. « M. Condé 
dans son boudoir au château de Worms, passant en revue 
l'armée formidable qui lui a été envoyée de Strasbourg 
par la diligence. On le voit fumant sa pipe de laquelle 
s'exhalent en fumée les armes destinées à accomplir ses 
vastes projets. » A côté du prince de Condé est d'Auti- 
champ, méditant Tattaque, un Don Quichotte à côté de 
lui. Des heiduques à physionomie terrible jouent du fla- 
geolet sur des barils de munition. Une caisse est sur le 
devant qui porte comme adresse : A M, le prince de Condé^ 
et plus bas : 10,000 hommes. « Mademoiselle Condé, jadis 
abbesse de Remiremont, aide-major, » déballe les petits 
soldats de bois, et les passe au duc d'Enghien qui les dresse 
et les range en bataille ; et l'alignement serait fort beau, si 
le chien Buttord ne renversait un escadron en pissant. 

En juin 91, vous verrez exposé : Silène voyage monté 
sur Mirabeavr-Tonneau qui meurt, « Son poids énorme lui 
fait rendre le dernier soupir. La Folie conduit le char 
ayant sa marotte pour fouet. Les écrevisses, ses coursiers, 
le ramènent au point de départ. Le guide de la Folie, 
comme un écureuil enfermé dans sa cage, court à toute 
bride, et se trouve toujours au même point, et lui-même 
sonne le tocsin. » — et le Promenoir royal ou la Fuite en 
Empire, le roi dans un promenoir d'enfant, et tenant un 
petit moulin à vent, se laisse conduire par la reine. — 
L'année 1792 montre le Cauchemar de l'aristocratie. C'est 

15. 



262 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

un niveau surmonté d'un bonnet rouge ; petite gravure de 
Copia, le graveur de Prudhon, que Ton vend aussi montée 
en éventail ou sur tabatière ; — Louis jouant avec un sans- 
culotte : « J'ai écarté les cœurs, il a les piques, et je suis 
capot. )) — Marat foulant aux pieds les serpents, défendu 
par un bouclier représentant la tête de Méduse, pare avec 
sa plume tous les boulets des armées royalistes ; la plume 
de Marat est la mâchoire de Samson ; — le médaillon du 
roi et de la reine, le médaillon de Frédéric-Guillaume, roi 
de Prusse, dans un réverbère : « Si tu ne crains pas la dé- 
chéance, crains la suspension; » — la Réception de Louis 
Capet aux enfers : gardes du corps, femmes, journalistes, 
tenant leur tête à la main ou au bout d'une pique, saluent 
leur roi qui entre sa tête sous le bras; — et r Électricité 
républicaine donnant aux despotes une commotion qui ren- 
verse leurs trônes; un républicain tourne une pile élec- 
trique, où est gravée la déclaration des droits, et de dessous 
un bonnet rouge sort le conducteur de l'électricité répu- 
blicaine, noué de distance en distance avec de gros nœuds 
dont chacun porte : Liberté, égalité, fraternité, unité, indi- 
visibilité. — Vers ce temps la guillotine parle si haut, que 
la caricature se tait. 

A ces barbouillages, à cette imagerie, à ces caricatures, 
à ces allégories béotiennes de la révolution, un peuple ré- 
pondit par de grands, de forts, de puissants dessins qui 
furent une flagellation superbe de la dictature du Massacre 
et du couronnement de la Mort : le peuple- anglais. 

La caricature est l'art de l'Angleterre, un art inimitable, 
primesautier, unique, qui a la fantaisie, l'étrangeté, le dé- 
règlement, la philosophie, le rire, l'éloquence, la majesté 
railleuse de Shakespeare. L'Angleterre, qui déjà avait fait 
lors d'Octobre, du roi, un cerf couronné de la couronne de 



PENDANT LA RÉV0LCTI05(. «» 

la France, aux abois, haletant, poursuhri par âne meule k 
têtes d'hommes hurlant et jappant; — qui ]on ât VamMief 
avait trouvé pour les physionomies des dépotés, au défiait 
et au retour, de si divers et de sî risibles masques: — qm» 
lorsque Louis XVI avait mis le bonnet rooge, rarail ecdté 
d'un bonnet de coton ; — rAngieierre. dont le carkatanite ^ 
michelangélesque Gi)-^y moque la Fraoee eo une «île ' 
admirable d'eaux-fortes d'one pointe tantôC modleose et 
estompée, tantôt sauvage et délibérée, rAn^Jelerre 
gina, pour punir dans la mémcHre des peuples les 
sacres de Septembre, une admirable cancaliire* 

Dans un coin, une populace danse antoar da piédestal 
de la statue du Meurtre, où des festons pendent à des têtes 
de morts. Sur le premier plan on bûcher flambe, où Van 
jette outils, plumes, palettes, — les lettres, rail, le com- 
merce, l'agriculture ! et des sans-culottes chassent i coups 
de pied ouvriers et artistes. — Ut-bas, la mer toute char- 
gée de vaisseaux emportant les transfuges de cette patrie 
sanglante. — Ici, une porte où les assassins guettent, poi- 
gnards levés, la proie qui sort; une jeune fille, fermant les 
yeux, les bras croisés, prête à la mort; au-dessus de la 
porte, la liberté en arlequin voltigeant, tandis que des dia- 
blotins noirs lui font une auréole de bulles de savon qu'ils 
soufflent dans des pipes; et dans le fond, aux portes de 
l'Abbaye, une grande affiche de saltimbanque s'étale, por- 
tant : Massacre de Paris ; et toute une foule se précipite 
au boum boum du. spectacle pantelant. 

Une autre caricature anglaise peint aussi magnifique- 
ment, aussi terriblement le royaume de Fouquîer-Tinville ; 
elle s'intitule : le Zénith de la gloire française, le Pinacle de 
la liberté. Une place fourmillante de bonnets rouges; des 
femmes aux fenêtres, l'incendie d'une église en flammes 



264 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

pour soleil; au milieu de la place, la guillotine; une cou- 
ronne royale incrustée sur le couteau; un homme bouclé, 
couché dessous; le bourreau en bonnet rouge; à l'un des 
côtés de la place, un juge en robe rouge est pendu, le 
glaive de la loi, les balances pendues à ses côtés. Au bout 
de la branche d'un réverbère, un homme est assis, raillant 
et se moquant, sa chair passant à travers sa chemise déchi- 
rée, quelques tortillons de paille roulés autour des jambes; 
à une corde qui est sa ceinture, deux poignards passés en 
croix, dégouttent de sang; il a le bonnet rouge, une co- 
carde où est écrit : Ça ira; d'un pied il appuie sur la tête 
d'un prêtre, pendu en habits sacerdotaux à la branche du 
réverbère, avec un couple de moines ; et l'homme racle 
allègrement du violon, à côté d'une niche, où sur un 
Christ en croix on a collé une bande de papier portant : 
Bonsoir, Monsieur, 



PENDANT là RÉVOLUTION. «B 



XI. 



loùt. Massacre de Sulean. — Destruction des emblômes royaux. 
ier. — Le roi et la reine au Temple. Ce qa'on imprime. — La séance 
da 17 janvier 1793. — Méot. — Les émigrés. 



août, à huit heures et demie du matin, un jeune 
de trente ans, en bonnet et en uniforme de garde 
, est pris et mené par le peuple à la section des 
ts. Il réclame contre son arrestation. Il exhibe un 
insi conçu : « Le garde national porteur du présent 
e rendra au château pour y vérifier l'état des choses 
\re son rapport à M. le procureur général syndic du 
nent. Signé Borie et Leroulx^ officiers municipaux^. » 
ne, qui présidait aux colères populaires, en son 
e écarlate ^, le sabre en bandoulière, entre dans la 
s Feuillants ^. Elle monte au comité demander des 
ne plieuse des Actes des Apôtres désigne l'homme 
Digne. Théroigne pousse à lui sabre au poings 

Dernier tableau de Paris, par Peltier. Londres, 1792. 
tes des Apôtres, vol. II. — 3, Le Dernier tableau de Paris. 



266 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

L'homme arrache le sabre, se défend. On le massacre ^ 
Cet homme dont le sang inaugurait la journée était un 
gazetier : c'était Suleau qui , dans les Actes des Apôtres, 
avait tant et si souvent ridiculisé les amours de Théroigne 
et du député Populus. — C'était ce Suleau, un esprit bien 
portant, toujours en dépense de saillies et de forts éclats 
de rires, une gaieté déréglée mais contagieuse, une verve 
bouillante de bon sens, un méridional du Nord, aimant le 
péril pour le péril, tordant sans peur les ironies acres sur 
les têtes des Mirabeau, des Barnave, des Lafayette et des 
Robespierre, joyeux complice des causes perdues; de son 
indignation faisant de sanglants vaudevilles, gai comme sa 
plume, vivant vite, préférant « la ceinture des Grâces à 
récharpe delà mairie*, » le cœur réjoui quand il avait 
piqué le Minotaure jusqu'au sang, tout plein de forfante- 
ries braves, un polémiste de lazzis et de caricatures, ne 
triant guère ses drôleries, les jetant à belles poignées dans 
les jambes des colosses, bouffonnant sur une révolution! 
C'était ce Suleau dominant de sa moquerie énorme la Mé- 
nippée gauloise de V Apocalypse et du Journal de la Démo- 
cratie royale. 

Chose étrange! dans ce Marignan où la noblesse a tout 
perdu, la presse royaliste — le vieil esprit de la France, 
parlant à des Français — laisse les pleureuses à Durosoy et 
à Royou ; pour vengeance et pour défense, elle secoue les 
grelots de la Folie; contre le canon de la Bastille, elle ne 
veut que l'arme blanche des plaisanteries; elle proteste 
contre la révolution par la parodie ; et elle s'en va pleu- 
rant la monarchie mourante avec les quolibets et les joyeu- 
setés enragées ! 

1. Le Dernier tableau de Paris, — 2. Actes des Apôtres, vol. ni. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 267 

Les temps avaient beau se rembrunir, l'avenir se faire 
évoir, (( les Arlequins se faire anthropophages, le peuple 
endre des lanternes pour des lois*, » Suleau gardait sa 
)re gaieté. Des Jacobins brûlaient les Actes des Apôtres, 
ccageaient le libraire Gattey ; lui, il rossait les colporteurs 
î la Correspondance de la reine, et écrivait à un président 
i district « pour avoir Thonneur de lui apprendre qu'il 
inait de se donner le passe-temps d'un nouveau crime 
; lèse-nation *. » Et tout cela avec une grâce d'insolence, 

une fleur de provocation toute plaisante. Arrêté, em- 
nsonné cinq mois « en son hôtel du Châtelet, où il avait 
ujours son domicile de droit et souvent de fait, » il ne 
rit pas de sarcasmes et d'imaginations insuKantes. Jamais 
tcusé ne railla l'accusation d'une façon plus osée. A ce 
tiâtelet, qui laissait mettre dans la balance de la justice 

poids des événements, il apportait, des cachots d'A- 
liens, ses sarcasmes picards, amusant toute la prison et 
! dehors de ses pantomimes et de ses bons mots. S'il 
3nait à l'instruction, il demandait une carafe d'orgeat, 
lettait un quart d'heure à la prendre, sortait, rentrait, se 
romenait dans l'audience, riait, chantait, disait au ma- 
istrat : « Ah ! c'est bien dommage que le comité des Re- 
lierches ne vous ait pas envoyé telle ou telle autre bro- 
hure ! Elles sont bien meilleures que celles que vous me 
résentez. Elles vous auraient beaucoup plus amusé. » 
- Il saluait le public : « Bien des pardons, messieurs, si je 
e vous divertis pas davantage ^. » — A l'accusateur, 
uand on l'emmenait de l'audience : « Voulez-vous venir 
ans la carrière ?» — Au porte-clefs il demandait une 



1. Actes des Apôtres, vol. II et V. — 2. /d., vol. III. 
3, Chronique de Paris, Février 1790. 



2tt6 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

L'homme arrache le sabre, se défend. On le massacre ^ 
Cet homme dont le sang inaugurait la journée était un 
gazetier : c'était Suleau qui , dans les Actes des Apôtres^ 
avait tant et si souvent ridiculisé les amours de Théroigne 
et du député Populus. — C'était ce Suleau, un esprit bien 
portant, toujours en dépense de saillies et de forts éclats 
de rires, une gaieté déréglée mais contagieuse, une verve 
bouillante de bon sens, un méridional du Nord, aimant le 
péril pour le péril, tordant sans peur les ironies acres sur 
les têtes des Mirabeau, des Barnave, des Lafayette et des 
Robespierre, joyeux complice des causes perdues; de son 
indignation faisant de sanglants vaudevilles, gai comme sa 
plume, vivant vite, préférant « la ceinture des Grâces à 
l'écharpe de la mairie^, » le cœur réjoui quand il avait 
piqué le Minotaure jusqu'au sang, tout plein de forfante- 
ries braves, un polémiste de lazzis et de caricatures, ne j 
triant guère ses drôleries, les jetant à belles poignées dans 
les jambes des colosses, bouflTonnant sur une révolution! 
C'était ce Suleau dominant de sa moquerie énorme la Mé- 
nippée gauloise de l'Apocalypse et du Journal de la Démo- 
cratie royale. 

Chose étrange ! dans ce Marignan où la noblesse a tout j- 
perdu, la presse royaliste — le vieil esprit de la France, 
parlant à des Français — laisse les pleureuses à Durosoy et 
à Royou ; pour vengeance et pour défense, elle secoue les ;| 
grelots de la Folie ; contre le canon de la Bastille, elle ne 
veut que l'arme blanche des plaisanteries; elle proteste 
contre la révolution par la parodie; et elle s'en va pleu- 
rant la monarchie mourante avec les quolibets et les joyeu- 
setés enragées ! 

i . Le Dernier tableau de Paris. — 2. Actes des Apôtres, vol. III. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 267 

Les temps avaient beau se rembrunir, l'avenir se faire 
évoir, « les Arlequins se faire anthropophages, le peuple 
endre des lanternes pour des lois*, » Suleau gardait sa 
)re gaieté. Des Jacobins brûlaient les Actes des Apôtres, 
ccageaient le libraire Gattey ; lui, il rossait les colporteurs 
î la Correspondance de la reine, et écrivait à un président 
3 district « pour avoir l'honneur de lui apprendre qu'il 
anait de se donner le passe-temps d'un nouveau crime 
e lèse-nation *. » Et tout cela avec une grâce d'insolence, 
t une fleur de provocation toute plaisante. Arrêté, em- 
>risonné cinq mois « en son hôtel du Châtelet, où il avait 
oujours son domicile de droit et souvent de fait, » il ne 
arit pas de sarcasmes et d'imaginations insuKantes. Jamais 
iccusé ne railla l'accusation d'une façon plus osée. A ce 
Châtelet, qui laissait mettre dans la balance de la justice 
le poids des événements, il apportait, des cachots d'A- 
miens, ses sarcasmes picards, amusant toute la prison et 
le dehors de ses pantomimes et de ses bons mots. S'il 
venait à l'instruction, il demandait une carafe d'orgeat, 
mettait un quart d'heure à la prendre, sortait, rentrait, se 
promenait dans l'audience, riait, chantait, disait au ma- 
gistrat : « Ah ! c'est bien dommage que le comité des Re- 
cherches ne vous ait pas envoyé telle ou telle autre bro- 
chure ! Elles sont bien meilleures que celles que vous me 
présentez. Elles vous auraient beaucoup plus amusé. » 
— Il saluait le public : « Bien des pardons, messieurs, si je 
ne vous divertis pas davantage ^. » — A l'accusateur, 
quand on l'emmenait de l'audience : « Voulez-vous venir 
dans la carrière ?» — Au porte-clefs il demandait une 



1. Actes des Apôtres, vol. II et V. — 2. Id., vol. III. 
3, Chronique de Paris, Février 1790. 



268 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

contremarque pour sortir*. A un chevalier de Laisert. 
coupable d'une brochure incendiaire, et qui lui disait être 
cousin de M. de Lafayette : — « Ahl monsieur, que me 
dites-vous là? vous êtes perdu I Votre parent n'a plus be- 
soin pour devenir connétable que d'un pendu dans ss 
famille I » — Une autre fois, de la prison de l'Abbaye, i! 
écrivait à ses abonnés qu'il transférait son bureau de sous- 
cription au Comité des Recherches, et son bureau de dis- 
tribution dans la prison *. Ces brocards et ces extrava- 
gances de Suleau captif étaient la nouvelle de tout le 
Paris aristocrate qui soupait encore. Du salon de la mar- 
quise de Ranne, ses fredaines se colportaient chez toutes 
les petites-maîtresses d'opinion orthodoxe ^. 

Pourtant, ne croyez pas que ce gazetier fût seulement 
un égayeur de soupers. Au moment où le bourreau avait 
pris Favras, la voix qui avait crié tout haut à Favras une 
promesse de vengeance, c'avait été la voix de Suleau. Les 
guerres d'épigrammes d'alors n'étaient point seulement 
une question d'encre : Suleau savait tout ce qu'il jouait à 
avoir de l'esprit, et cela ne lui en ôtait point. Chaque jour 
c'étaient des lettres anonymes qui le prévenaient d'un pro- 
jet d'assassinat tramé contre lui ; et Suleau allait toujours 
son chemin tout droit. « Mon existence — écrivait-il en 
persiflant — est un miracle continuel de la fée tutélaire de 
l'aristocratie; moi qu'un réverbère ne voit jamais sans un 
mouvement de convoitise*... » Et comme aiguillonné, il 
lançait d'une fronde plus raide le caillou de David. Il en- 
tendait rôder la béte autour de lui. Il raillait : « Mon sang? 
Ehl qu'en veulent -ils faire, bon Dieu! le veulent-ils 

1. Journal de la Cour. Février 1790. 

2. Actes des Apôtres^ vol. IIL — 3. Journal de Suleau, 1791. 
4. Actes des Apôtres, vol. V. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 269 

boire ^ ? » — « Quand il s'agira de me séparer de ma tête, 
je ferai comme saint Mirabeau, je la léguerai à mon valet 
de chambre *. » — Il souriait à la couronne prévue de ses 
audaces ; et, comme up gladiateur qui salue sa mort, il 
s'écrie quelque part : — « Serai-je tumultuairement dé- 
chiré par la rage d'une multitude? Eh bien! c'est le sang 
des martyrs ! il fera des prosélytes' I » — De cet homme, 
les adversaires mêmes reconnaissent la loyauté de contro- 
verse ; à cet homme, Loust^lot a dit, sans le faire réfléchir, 
en sortant un jour de chez le garde des sceaux : « M. Su- 
leau, il n'y a pas de l'eau à boire avec tous ces gens-là. Si 
la cour ne vous a pas assuré 1,000 louis de pension, vous 
faites un métier de dupe. » Cet homme « fait son métier 
de dupe » sans aucune considération d'intérêt ni prochain 
ni indirect. Cet homme se vante de seize quartiers de ro- î -^ 
ture *, et il sacrifie gratuitement son repos, sa santé, sa 
vie à la cause des opprimés. Dans l'abdication des rési- 
stances, cet homme est seul debout. 

Eh bien , ce noble cœur, ce vaillant rieur « qui n'a 
pour cortège que son courage, sa plume et son épée, » 
qui se risque à toutes les heures, l'aristocratie l'abandonne 
dans son courage! Oui, ceux-là qui lui doivent à tant de 
litres estime et reconnaissance, ne veulent de son héroïsme 
que sous bénéfice d'inventaire, tout prêts à l'oublier s'il 
vit, à ne pas se le rappeler s'il meurt! — a C'est une tête 
exaltée dont il est prudent de se garer ^; » — et c'est dans 
l'aristocratie même qu'on l'appelle le Marat de Varistocra- 
lie! C'est le bravache Meude-Monpas qui le baptise de 
SuleavMJamèléon ! 

1. Actes des Apôtres, vol. IIL — 2. Journal de Suleau, 1791. 
3. Actes des Apôtres, vol. III. — 4. Journal de Suleau, vol. II. 
5. îd. 1791. 



ti70 LA SOCIETE FRANÇAISE 

Alors Suleau, évadé de prison, passé en Allemagne, 
abreuvé de dégoûts, harcelé de reproches, demandant 
vainement au roi de la constitution le successeur d'Henri 
le Grand ; odieux aux lâches, comme un vivant reproche, 
aux indifférents comme un remords, désillusionné sur la 
contre-révolution par ce qu'il a vu à Coblentz des intrigues 
de madame de Balby et des querelles de MM. de Cardo et 
de Jaucourt, désespérant de voir « la Providence se justi- 
fier 1 ; » — élevant, dans le journal qui porte son nom, la 
vue de son esprit mûri par les chagrins aux plus hautes 
et aux plus amples considérations d*État, Suleau laisse 
tomber à côté d'une prophétie de désespoir, sur la France 
en dissolution, ces amères paroles : « J'ai mis ma con- 
science aux prises avec ma raison, et la réflexion m'a con- 
vaincu autant que l'expérience, que tout individu qui se 
sacrifie sans nécessité pour des intérêts vagues et collectifs, 
n'est qu'un animal d'un instinct dépravé qui tôt ou tard 
sera corrigé par la double épreuve de l'injustice et de 
l'ingratitude. » 

Gela est son testament de Brutus. 11 revient mourir à 
Paris, et de la poignée de sable que Suleau jette en l'air, 
dans la cour des Feuillants, le matin du 10 août, naissent 
et naîtront les plumes héroïques, qui croient, qui parlent 
quand on se tait, qui osent quand on tremble, et qui 
meurent quand on se vend! 

Les Tuileries prises, un vainqueur jouant du violon sur 
les cadavres des Suisses *, — la fureur populaire alla aux 
images et aux représentations de la royauté maudite. Elle 

1. Journal de Suleau, vol. II. 

2. />? Nouveau Paris, par Mercier. Vol. I. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 271 

tombe, la statue de Louis XIV; elle tombe, la statue de 
Louis XV, brisée, et sa main de bronze est donnée par le 
peuple au chevalier de Latude, le prisonnier de madame 
de Pompadour. La statue de Henri IV, celle-là qu'on avait 
pavoisée d'écharpes tricolores au 14 juillet 1790^ est à bas. 
« Nous nous sommes rappelé qu'il n'était pas roi consti- 
tutionnel, » — vient dire à la barre de l'Assemblée la jsec- 
tion Henri IV, un moment arrêtée par l'historique popula- 
rité du roi de la poule-au-pot ^. Toutes ces statues à bas, 
voilà qu'on les trouve creuses I Adieu ces infinies émissions 
de pièces de six liards tant rêvées * I Désappointé, on se 
venge, et le populaire iconoclaste s'emporte au bris de 
tout ce qui est roi ou insigne de royauté. Ordonne, la com- 
mune de Paris : les portes Saint-Denis et Saint-Martin se- 
ront abattues comme monuments d'adulation et de bassesse^, 
Dussault intercède pour les deux portes, et il obtient à 
grand peine leur grâce, sous condition d'effacement de 
tous les signes de la monarchie *. La sainte ampoule est 
brisée à Reims sur le piédestal « du dernier des rois* » 

Le mot royal, cet adjectif d'un épithétisme si large, qui 
allait des monuments à la cuisine, des perruques aux aca- 
démies, et qui descendait jusqu'aux décrotteurs, dans la 
France toute à la royale ^; le mot royal est poursuivi, tra- 
qué, effacé, démoli, détruit, déchiré, lacéré, anéanti. En 
tout ce qui tient à la famille ou à l'ascendance auguste 
des Bourbons, royal est biffé. Bureaux de loteries, ensei- 
gnes, tout est purifié du mot royal ; jusqu'à l'enseigne du 

1. Annales patriotiques. Août 1792. 

2. Le Nouveau Paris, vol. I. 

3. Annales patriotiques. Août 1792. 

4. Courrier de VÈgalité, par Lemaire. Août 1792. 

5. Annales patriotiques. Novembre 1792, 



272 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

Bœuf couronné qu'on régénère. — L'innocente royauté du 
gâteau des rois est abolie. — Bourbon TArchambault, ce 
n'est plus Bourbon-l'Archambault, c'est Burges-les-Bains ; 
Port-Louis, Port de la Liberté; les places Dauphine, 
Henri IV, Louis XV, Royale, Louis-le -Grand, ce sont les 
places de Thionville, du Parc d'Artillerie, de la Révolution, 
des Fédérés, des Piques, La rue de Bourbon devient la 
rue de Lille; de la Comtesse d'Artois, Montorgubeil ; du 
Dauphin, de la Convention; des deux rues Saint-Louis, 
Tune devient la rue Révolutionnaire, l'autre la rue de la 
Fraternité; des trois rues Royales, l'une est faite rue de la 
Révolution, l'autre de la République, l'autre des Moulins; 
et la rue du Roi de Sicile, c'est maintenant la rue des 
Droits de V Homme, Les citoyens appelés Leroi sont invités 
à changer de nom; beaucoup se rebaptisent Laloi. «Le 
citoyen Périer, artiste, demeurant rue des Poitevins, n® 5, 
prévient ses concitoyens qu'il remplace le mot de roi qui 
se trouve sur le cadran des pendules et horloges sans en- 
dommager l'émail et sans déranger les objets de place, 
par celui du peuple ou de la nation, à volonté *. » — Même 
les images agréables aux révolutionnaires, si elles sont en- 
tachées d'armoiries princières, ne trouvent pas grâce au- 
près d'eux : une gravure de la mort de Charles I«' est 
déchirée par les patriotes. 

Elles-mêmes, les Monarchies de Gringoneur sont abo- 
lies! Les rois de carreau, de cœur, de pique, de trèfle, 
passent pouvoirs exécutifs de carreau, de cœur, de pique, 
de trèfle*; et l'on entend dans les tripots: « Je fais six 
fiches, brelan de pouvoirs exécutifs, » — ou : « J'ai le vingt- 
et-un, et le voici : as de cœur et veto de trèfle. » Puis Urbain 

I . Petites Affiches, Brumaire an x. — 2. Dictionnaire nécilogiqw. 
3. [^ Consolateur, Juin 1792. 



PENDANT LA REVOLUTION. 273 

Jaume et Jean Démosthène Dugoure, déclarant dans le 
Journal de Paris, « qu'un républicain ne peut se servir, 
même en jouant, d'expressions qui rappellent sans cesse 
le despotisme et l'inégalité des conditions, » convertissent, 
en leur fabrique de la rue Saint-Nicaise, les rois en génies, 
génie de cosur ou de la guerre, génie de trèfle ou de la paix, 
génie de pique ou des arts, génie de carreau ou du commerce; 
les dames deviennent des libertés : liberté de trèfle ou du 
mariage, carte qui porte le simulacre de la Vénus pudique, 
et une enseigne sur laquelle est écrit le mol divorce, liberté 
de carreau ou des professions, liberté de cœur ou des droits, 
liberté de pique ou des rangs. Les valets passent des égalités, 
et les as des lois ^. Enfm les naturalites avaient nommé 
une certaine abeille la reme-abeille. Vite la révolution de 
rayer la qualification aristocrate. La reine-abeille est appe- 
lée par elle Tabeille pondeuse * . cv., . 

Le 21 septembre 1792, la convention nationale pro- 
nonce Tabolition de la royauté; et le 22 au matin, àTheure 
où le soleil arrivait à Téquinoxe vrai d'automne en entrant 
dans le signe de la Balance, la république était proclamée 
dans tout Paris. «L'égalité des jours et des nuits, dit 
rÉleuthèrophile UWVin, — était marquée dans le ciel au 
moment même où l'égalité civile et morale était procla- 
mée par les représentants français; » et l'ère vulgaire 
presque acceptée par les deux mondes, cette ère, entrée 
pour les usages politiques et civils dans les habitudes de 
la civilisation entière, on l'arrête au milieu du siècle qui 
marche, et le calendrier grégorien est remplacé par le ca- 
lendrier républicain inauguré le 22 septembre 1792, à 

1. Journal de Paris. Mars 1793. 

2. Décade philosophique, Aa m. 



274 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

neuf heures dix-huit minutes trente secondes du matin , 
mais qui ne date la révolution qu'au 22 septembre 1793 ^ 
« Nous ne pouvions plus compter les années où les rois 
nous opprimaient, — écrivait Fabre d*Églantine, — comme 
un temps où nous avions vécu. Les préjugés du trône et 
de rÉglise, les mensonges de l'un ou de Tautre souillaient 
chaque page du calendrier dont nous nous servions *. » 
Le calendrier grégorien était le calendrier de la catholicité. 
Là était le crime; et les régénérateurs comprenaient que 
s'ils pouvaient appliquer le calcul décimal à la mesure du 
temps, introduire la décade, détruire le dimanche, la 
messe, cette consécration hebdomadaire des idées reli- 
gieuses et monarchiques, n'ayant plus sa place dans le 
nouvel ordre des jours, disparaissait sans qu'il leur en 
coûtât le labeur d'un effort ou l'odieux d'une persécution. 
Aussi le rapport de Fabre d'Églantine, qui veut faire du 
nouveau calendrier un enseignement d'économie rurale, 
un thermomètre de la température, un chronomètre plus 
juste pour les sciences et l'histoire, n'est au fond qu'un 
long et illogique plaidoyer contre l'ère sacerdotale. Ici il 
accuse les prêtres d'avoir choisi pour la grande succession 
des fêtes de l'Église , et les frimas, et le ciel triste, et la 
nature en deuil « afin de nous inspirer le dégoût des jouis* 
sances terrestres et d'en jouir plus abondamment eux- 
mêmes ; » là il leur impute d'avoir choisi le joli mois de 
mai, et de se servir du prestige de la nature « pour trdner 
enchaînées et asservies à leur suite les peuplades villa- 
geoises pendant les fêtes des Rogations. » Cependant i 

1. Annuaire ou Calendrier pour la seconde année de la Républi^ 
française, 

2. Annuaire du Républicain ou Légende physico-économiçme, par 
'Éleuthéropliile Millin. 



PENDANT LA RÉV0LUT10^. 275 

l*autres faisaient reproche à Tancien calendrier de compter 
les mois sous invocations païennes, de placer les fêtes de 
>aint Jacques et de Philippe en tête d'un mois consacré à 
:astor et à Pollux * ; d'avoir des mois de septembre, d'oc- 
;obre, de novembre, de décembre qui ne correspondaient 
li au septième, ni au huitième, ni au neuvième, ni au 
lixième mois de Tannée, — tous griefs chargés de faire 
îombre et de venir à l'appui du calcul décimal qui pré- 
parait déjà les jours, les pendules et les montres de vingt 
leures. Malheureusement il avait plu au soleil, depuis 
ju'il éclairait le monde, de parcourir en un an ce que 
lous appelons les douze signes du zodiaque; et le système 
iécimal, qui pouvait à la rigueur s'appliquer aux jours, se 
irouvait infirmé dans sa base devant ces douze mois à ac-- 
cueillir. Les semaines de dix jours avaient bien aussi contre 
îUes cette habitude de repos du septième jour, qui n'ap- 
Dartenait pas seulement à la religion romaine, mais à la 
'eligion musulmane et à la religion juive. 

En dépit de ceci et d'autres choses encore, on passa 
)utre, et Ton commença Tannée en automne, ce qui ne 
Darut guère raisonnable à quelques esprits; mais la ré- 
orme avait pour elle Tère de Séleucus, qui avait aussi 
commencé à Téquinoxe d'automne, 312 ans avant Tère 
mlgaire. Les mois, forcés d'être douze, eurent chacun 
rente jours, et s'appelèrent vendémiaire, brumaire, fri- 
naire pour l'automne, nivôse, 'pluviôse, ventôse pour 
'hiver, germinal, floréal, prairial pour le printemps, mes- 
îdor, thermidor^ fructidor pour Tété. En fructidor, Thé- 
nisphère méridional au delà du Capricorne pouvait être 
ouvert de neige ; le nouveau calendrier oublia d*y songer* 

1. Le Nostradamus moderne. 



276 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

Les noms des nouveaux mois affectaient la mélopée : 
(( Nous avons cherché — continuait le rapport — à mettre à 
profit l'harmonie imitative de la langue dans la composi- 
tion et la prosodie de ses mots, de manière que les noms 
des mois qui composent l'automne ont un son grave et 
une mesure moyenne, ceux de l'hiver un son lourd et une 
mesure longue, ceux du printemps un son gai et une 
mesure brève, ceux de Tété un son sonore et une mesure 
grave *. » Une autre idée sur le baptême des mois s'était 
produite : Romme voulait un mois de la Bastille, un mois 
du jeu de 'paume, un mois de la montagne, un mois de la 
régénération, qui aurait été le mois de mai ; et penchait à 
conserver juin qui lui rappelait Brutus chassant les Tar- 
quins *. Ces mois de trente jours laissaient pour la fin de 
l'année cinq jours : les prosodistes les appelèrent sans-cu- 
lottides. Pourquoi les nomma-t-on sans-culottidesf Le syl- 
labaire du citoyen Piat, instituteur, répond par la bouche 
des petits enfants : « C'est le nom le plus analogue au ras- 
semblement des diverses portions du peuple français qui 
viendront de toutes les parties de la république célébrer 
à cette époque la liberté et l'égalité. » 

Le premier de ces cinq jours devait être une fête du 
génie, le second la fête du travail, le troisième la fête des 
actions, le quatrième la fête des récompenses; le cinquième, 
la fête de l'opinion, ressouvenir des saturnales, devait per- 
mettre — un jour — la caricature, la chanson, la liberté 
française, et traduire le magistrat même à ce tribunal rail- 
leur, à ces dénonciations de l'épigramme. Si l'année était 
bissextile, le sixième jour était une grande fête à la révolu- 
tion. Et de l'autre côté de la Manche, le Morning-Chronicle 

1 . Rapport de Fabrc d'Églantine. — 2. Rapport de Romme. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 277 

)uvait (( que les sans-culottides avaient l'avantage de 
ésenter à l'esprit de grandes idées ^ Les jours de la dé- 
de baptisés primidi, duodi, tridi, quartidi, quintidi, 
vtidiy septidi, octidi, nonidi, décadi, le sénat français 
alisa ridée de faire étal de la richesse nationale, de con- 
ter l'importance de l'agriculture, de grouper autour de 
république les intérêts agricoles flattés et reconnaissants, 
d'effacer avec le catalogue de la production française la 
mmémoration des saints. Cette idée, tant raillée depuis, 
) manquait ni de grandeur ni d'habileté ; mais cette ra- 
)nnelle imagination de mettre à chaque quintidi l'animal 
)mestique d'utilité le jour, à chaque décadi, l'instrument 
•atoire de service le lendemain, d'énumérer tout le long 
3 l'an les productions diverses du règne animal, du règne 
^étal, du règne minéral, allait se briser contre une ha- 
itude de dix-huit siècles et le rire d'un peuple catholique, 
ouvant à la place de ses canonisés poriron, âne, topinamr 
mr, salsifis, cochon, pioche, fumier, chiendent, serpette, 
litue, rnuguet, haricot, melon. 

Quelques Mathieu Laensberg du parti républicain, re- 
outant l'insuccès de cette tentative, se rappelant l'Aima- 
ach des honnêtes gens, publié en 1788, et alors condamné 
omme scandaleux et tendant à nous replonger dans Vido- 
itrie, essayèrent, à l'exemple de Sylvain Maréchal, de 
eupler le calendrier de grands hommes, de bienfaiteurs 
le l'humanité, de martyrs de la liberté; et dans un alma- 
lach de Blain et de Bouchard , instituteurs à Franciade 
ci-devant Saint-Denis), Triptolème et Gûttenberg se parta- 
ient une décade, Dioghne et Confacius une autre, Washing- 
on et Jésus une autre, Marat et Guillaume Tell une autre ^. 

1. Journal des Hommes libres. Nivôse an ii. 
'i. Almanach (TAristote ou du verlueux républicain. An m. 

16 



278 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

— La Vendée eut aussi son almanach : saint Louis de 
Bourbon était le saint du 21 janvier, sainte Elisabeth de 
France était la sainte du 11 mars. Il y avait la fête des mar- 
tyrs de Paris; et le mois de septembre s'appelait le Mois 
des Crimes *. 

La misère du linge, et la misère des vêtements, et la 
misère des aliments, et la misère des remèdes dans la ma- 
ladie, étaient venues bien vite à la famille royale enfermée 
au Temple. Toutes les douleurs, toutes les souffrances, 
toutes les angoisses de la vie déshéritée, la révolution de 
ses deux larges mains ouvertes les laissa tomber sur ces 
têtes rabaissées, impitoyablement. 

Puis ce n'est pas assez, ces misérables injures de la 
pauvreté, faites, avec dessein et intention, à ces malheu- 
reux qui avaient été le roi, la reine, Madame Elisabeth, les 
enfants de France. Ces femmes qui n'ont plus de larmes, 
ce résigné qui regarde indifféremment avec une lunette les 
travaux de maçonnerie qui scellent sa dernière prison *, il 
faut qu'ils aient les crachats, la fange, les calomnies, leur 
chemin de la guillotine. Et de toute la France, tournée 
vers le Temple, il s'élève des voix confuses, des cris, des 
ricanements, une clameur quotidienne, obstinée, sans mi- 
séricorde et sans trêve. Il semble, à y prêter l'oreille, en- 
tendre un de ces chants de mort de Peaux-Rouges, insul- 
tant au vaincu avant de le martyriser et qui^ avant de tuer 
le corps, crucifient le cœur. 

Eh quoi I n'était-ce pas hier que les feuilles patriotes, 
donnant l'assaut à la royauté, se découvraient devant le 



\. Dictionnaire néologique» 

4. Courrier de VÉgalité, par Lemaire. Août 1792i 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 279 

Di ? Hier, que le Défenseur du peuple disait à ce roi : 
Votre Majesté est tellement chérie de nous, que s'il fal- 
lit des bains de sang humain pour conserver votre santé, 
e serait à qui le premier répandrait le sien pour sauver 
3s jours de notre souverain ? » Ils traînent maintenant sur 
es tables et sur les cheminées des cachots du Temple, 
ipportés par fait exprès, mais jetés comme par mégarde, 
jt oubliés aux endroits apparents pour tenter la curiosité 
les prisonniers, ces journaux, ces brochures aujourd'hui 
out sales d'obscénités, aujourd'hui tout débordants des 
vociférations de la haine * ! 

Qui pourra dire, si jamais, depuis qu'il est des nations 
civilisées, le démon de la calomnie inventa, imprima des, 
)rdures plus énormes, des dires plus monstrueux, des 
)arbaries plus odieuses, qu'en ces mille feuilles noircies 
lont la révolution soufflette les hôtes du Temple? Qui 
îourra dire les imaginations féroces, les fils de lupanar et 
le guillotine, les de Sade jacobins, «les garçons des échau- 
ioirs des boucheries dégouttants de sang et de fange*, » 
jui éclaboussèrent de leur plume, non une reine, — une 
femme 1 Épouvantée, un jour la bibliographie frémira de- 
vant le catalogue immonde de cette œuvre lâche, devant 
les libelles cannibales, devant ce cynique théâtre destiné 
mx petits appartements de la révolution, devant cette 
ongue liste d'anecdotes infâmes que semble, en une Ca- 
prée retrouvée, avoir écrites un Tibère, les pieds dans le 
sang, les lèvres en débauche ! 

C'est tout cela qui traîne sifr les meubles du Temple, 

1. Journal de Cléry, 

2. La vie et la mort de Louis Capet, dit de Bourbon, seizième du 
nom et dernier roi de France, et celle d'Antoinette d'Autriche, sa 
''emme, par Pithoud. L'an ii de la République. 



280 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

qui traîne tout ouvert. — Louis XVI lit ces quelques pages 
dont la première représente la guillotine^ le panier, le 
bourreau, les aides, et porte ces mots : f attends la tête de 
V assassin Louis AT/ sous mon tranchant. Il lit encore ; il lit 
la réclamation d'un canonnier qui demande la tête du tyran 
Louis XVI, pour en charger sa pièce et l'envoyer à l'ennemi ! 
Et vous, Marie Antoinette, si vous lisez ce qu'on écrit 
de vous, qu'elles vous semblent aujourd'hui convenables 
presque, et bien élevées et de bonne compagnie, les ven- 
geances de la Dubarry imprimées à Londres, et le scan- 
dale que la maîtresse de Louis XV essayait de faire autour 
de vous! Pauvre mèrel qui avez cru devoir, pour respec- 
ter les droits de votre enfant, et vos droits de reine, rester 
la tête haute, au milieu même des soumissions, lisez! 
Voilà les Prophéties françaises : a Sortez, paraissez, Agrip- 
pine, Cléopâire, Messaline, venez courber votre front or- 
gueilleux devant votre reine et la nôtre I » et le misérable 
qui écrit ces choses vous fait malade du mal des courti- 
sanes! Lisez, Marie Antoinette: à côté de votre époux en 
Bacchus, vous voilà promenée en bacchante, la gorge, les 
bras, les cuisses et les jambes nues, et le dauphin, votre 
enfant, « ce bâtard adultérin légitimé par l'imposture, est 
Cupido^ )> Lisez, — car il faut que vous buviez la lie 
même du calice — lisez cette liste, Marie Antoinette, cette 
longue liste de complices que la nation associe aux dé- 
bauches qu'elle vous prête, qui commence à d'Artois, qui 
finit à Dugazon î Cette liste, la Liste civile, elle court la 
France ! et la France l'a permis ! Lisez, Marie Antoinette, 
les Soirées amoureuses du général Mottier, par le petit èpa- 
gneul de F Autrichienne! Lis, ô mère douloureuse I cette 

i, L'Ombre de Mardi gras ou les Mascarades de la Cour. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 281 

biographie, publiée chez la Montansier, hôtel des courti- 
sanes, où Hébert va bientôt ramasser ces accusations 
devant lesquelles toutes les flétrissures de l'histoire recu- 
lent insuffisantes... Lis qu'ils t'accusent d'avoir empoisonné 
ton premier enfant ; lis encore, fille de Marie Thérèse, 
l'Orateur du peuple, où Martel t'appelle : Monstre dègobillé 
de la bouche d'Alecto^... 

Il faut à la révolution qu'ils meurent; il faut aux révo- 
lutionnaires qu'ils souffrent. Et quand l'ennemi a été 
repoussé, quand la guillotine s'impatiente d'attendre, ne 
croyez pas que la satiété se soit faite dans le public ou que 
la pudeur vienne aux insulteurs: celui-là dit le ménage au 
Temple s'injuriant, se battant, se souffletant, et le roi 
traitant la reine de g.... et de p..*.... * Oui, on les torture, 
on les promène sur la claie des pamphlets ignobles, aux 
veilles mêmes de ces jours que la mort promise fait sacrés ; 
et pendant que des geôliers dessinent sur les murs, pour 
les enfants de ce père et de cette mère : M. Veto crachant 
dans le sac, d'autres geôliers peut-être jettent dans la 
chambre du roi et de la reine cette notification populaire 
de l'arrêt de mort qu'ils attendent : « Charles libre. Tes 
sujets vont à la guillotine. — Louis l'esclave, ciel ! quoi ! 
Laporte, Durosoy, Royou... — Charles libre,.. Viennent 
de te servir de courriers ainsi qu'à Madame. — Louis Ves- 
clave. ciel ! voyez- vous, monsieur Charles, vous êtes 
cause que ma femme vient de s'évanouir 1 — Charles libre. 
Eh bien ! f -lui une jatte d'eau par la figure, elle revien- 
dra... ^ » 

1. Petit Dictionnaire des grands hommes de la Révolution , par un 
citoyen actif ci-devant rien. 

2. Le Ménage royal en déroute. 

3. Grande entrevue dans la Tour du Temple entre Charles libre^ 
patriote sans moustache, avec Louis Veto Vescla/oe et sa famille. 

16. 



280 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

qui traîne tout ouvert. — Louis XVI lit ces quelques pages 
dont la première représente la guillotine, le panier, le 
bourreau, les aides, et porte ces mots : f attends la tête de 
l'assassin Louis XVI sous mon tranchant. Il lit encore ; il lit 
la réclamation d'un canonnier qui demande la tête du tyran 
Louis XVI, pour en charger sa pièce et l'envoyer à Tennemi ! 
Et vous, Marie Antoinette, si vous lisez ce qu'on écrit 
de vous, qu'elles vous semblent aujourd'hui convenables 
presque , et bien élevées et de bonne compagnie, les ven- 
geances de la Dubarry imprimées à Londres, et le scan- 
dale que la maîtresse de Louis XV essayait de faire autour 
de vous! Pauvre mèrel qui avez cru devoir, pour respec- 
ter les droits de votre enfant, et vos droits de reine, rester i 
la tête haute, au milieu même des soumissions, lisez! 
Voilà les Prophéties françaises : a Sortez, paraissez, Agrip- 
pine, Cléopâtre, Messaline, venez courber votre front or- 
gueilleux devant votre reine et la nôtre I » et le misérable 
qui écrit ces choses vous fait malade du mal des courti- 
sanes! Lisez, Marie Antoinette : à côté de votre époux en 
Bacchus, vous voilà promenée en bacchante, la gorge, les 
bras, les cuisses et les jambes nues, et le dauphin, votre 
enfant, « ce bâtard adultérin légitimé par l'imposture, est 
Cupido*. » Lisez, — car il faut que vous buviez la lie 
même du calice — lisez cette liste, Marie Antoinette, cette 
longue liste de complices que la nation associe aux dé- 
bauches qu'elle vous prête, qui commence à d'Artois, qui 
finit à Dugazon ! Cette liste, la Liste civile, elle court la 
France! et la France l'a permis! Lisez, Marie Antoinette, 
les Soirées amoureuses du général Mottier, par le petit épa- 
gneul de V Autrichienne ! Lis, ô mère douloureuse! cette 

i . VOmbre de Mardi gras ou les Mascarades de la Cour. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 281 

3iographie, publiée chez la Montansier, hôtel des courti- 
sanes, où Hébert va bientôt ramasser ces accusations 
levant lesquelles toutes les flétrissures de l'histoire recu- 
ent insuffisantes... Lis qu'ils t'accusent d'avoir empoisonné 
;on premier enfant ; lis encore, fille de Marie Thérèse, 
'Orateur du peuple, où Martel t'appelle : Monstre dègobillè 
ie la bouche d'Alecto^... 

Il faut à la révolution qu'ils meurent; il faut aux révo- 
utionnaires qu'ils souffrent. Et quand l'ennemi a été 
'epoussé, quand la guillotine s'impatiente d'attendre, ne 
îroyez pas que la satiété se soit faite dans le public ou que 
a pudeur vienne aux insulteurs : celui-là dit le ménage au 
Temple s'injuriant, se battant, se souffletant, et le roi 
Taitant la reine de g.... et de p..*.... * Oui, on les torture, 
)n les promène sur la claie des pamphlets ignobles, aux 
veilles mêmes de ces jours que la mort promise fait sacrés; 
ît pendant que des geôliers dessinent sur les murs, pour 
es enfants de ce père et de cette mère : M. Veto crachant 
ians le sac, d'autres geôliers peut-être jettent dans la 
îhambre du roi et de la reine cette notification populaire 
le l'arrêt de mort qu'ils attendent : « Charles libre. Tes 
lujets vont à la guillotine. — Louis V esclave, ciel I quoi ! 
^aporte, Durosoy, Royou... — Charles libre,,. Viennent 
le te servir de courriers ainsi qu'à Madame. — Louis Ves- 
iave, ciel ! voyez- vous, monsieur Charles, vous êtes 
îause que ma femme vient de s'évanouir I — Charles libre. 
\h bien ! f.....-lui une jatte d'eau par la figure, elle revien- 
Ira... ^» 

1. Petit Dictionnaire des grands hommes de la Révolution, par un 
itoyen actif ci-devant rien. 

2. Le Ménage royal en déroute. 

3. Grande entrevue dans la Tour du Temple entre Charles libre^ 
tatriote sans moustache, avec Louis Veto l'esclave et sa famille. 

16. 



282 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

Ce n'est plus cette salle de Versailles soutenue par vingt 
colonnes doriques où, dans les niches des voussures, des 
Renommées couronnent les globes fleurdelisés; ce n'est 
plus, à droite, le clergé en son plus riche costume, à 
gauche, les députés de la noblesse, chapeaux à plumes 
ondoyantes, manteaux noirs éclatants de dorures, tous 
l'épée au côté ; là-bas, au fond de la salle, sur six rangs, 
une foule noire, — le tiers état, — en habit, manteau de 
laine, cravate blanche, chapeau rabattu, sans épée. Et 
dominant nobles, prêtres, tiers, l'estrade royale; domi- 
nant l'estrade, le trône sous un dais éblouissant; domi- 
nant le trône, le roi couvert, la reine une marche au-des- 
sous de lui. Ce ne sont plus ces hérauts d'armes, debout 
devant le tiers, en leur manleau court à forme de tonne- 
let, appuyant sur la hanche leur bâton parsemé, comme 
leur manteau, de fleurs de lis*. — Oîi donc toutes ces 
femmes de la cour éclatantes de gaze, d'or, d'argent, de 
broderies? Où donc ce public des entre-colonnements pou- 
dré et coquet, ces curieuses en coiffure à la liberté fOix 
donc M. Necker, droit devant la table des ministres, en 
habit de ville, pluie d'argent sur fond cannelle * ? — Ce n'est 
plus le 5 mai 1789. 

C'est la salle dû Manège aux Feuillants. Voilà les deux 
longues tribunes latérales, la grande triburfe du fond, les 
banquettes vertes en amphithéâtre, et les poêles hydrau- 
liques presque à ras de terre ^; c'est bien la salle où les 
pamphlets royalistes de 1790* espéraient l'entrée subite 
d'un Louis XIV botté, éperonné, fouaillant tous les inso- 

1. Tableau historique de la Révolution, par d*Escherny, vol. I. 

2. Mémoires de Ferrières, vol. I. 

3. Lettre de Rabelais aux 94 rédacteurs des Actes dès Âpétru. 

4. Louis XIV au manège. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 283 

ents et brisant la tribune du manche de son fouet de 
chasse. L'on reconnaît encore toutes les places et tous les 
joins : le canton du clergé, le Charnier des Innocents; le 
îuartier de la noblesse, le Faubourg Saint-Germain; entre 
a noblesse et le clergé, le Trou d'enfer et ses violences ; là, 
es tranquilles, le Marais; là le Palais- Royal; et autour de 
a tribune, les Pénétrés *. — Mais où donc est ce monde 
ie TAssemblée .constituante? — Oîi donc Bamave, son 
^ilet écourté, sa longue lévite, son chapeau rond, ses 
cheveux roulés et retroussés sous son chapeau * ?.Qù donc 
es deux Lameth en fracs bien pinces, une badine à la 
îiain? Où donc le foudroyant Mirabeau, costumé en petit- 
maître, coiffé en aile de pigeon^ ? — Qui sont ces députés 
misérablement vêtus? Que sont ces drapeaux troués, brû- 
és, cicatrisés, pendus à la voûte de cette assemblée nour 
^elle? 

Cette assemblée est la Convention ; — cette crinière 
loire, c'est Billaud Varennes*; ce pantalon de coutil, c'est 
jranet; ce bonnet rouge, c'est Armonville ; et cet habit 
leuf, c'est Marat'' ; — ces drapeaux, ce sont les drapeaux 
le l'Autriche et de la Prusse ; — et ce jour, c'est le 
17 janvier 1793 : Louis Capet est coupable de conspiration 
zontre la liberté de la nation et d* attentat à la sûreté géné- 
rale. 

La Convention va ordonner de l'homme ; elle vote sa 
^rie ou sa mort. Voilà soixante-douze heures qu'elle est en 



1. ChriMvque de Paris, Octobre 1789. 

2. Vent Creator spiritits, par un citoyen passif. 

3. Grand tableau magique. 

4. La Vérité tout entière sur les vrais acteurs de la journée du 
2 septembre i792. 

5. Journal d'un voyage en France, par Moore. Philadelphie, 4704. 



284 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

séance. — Mille rumeurs, — des bouffées de bruit qui, 
par instants, entrent dans la salle du dehors et du café 
Payen ; — les glapissements étouffés des colporteurs qui 
crient le Prochs de Charles I^^ à toutes les avenues de l'as- 
semblée * ; — une clef qui grince dans une serrure de tri- 
bune; — mille bruits que scande de moment en moment 
une voix grêle : la mort! — une voix forte : la mort! — 
une voix émue : la mort ! — une voix ferme : la mort ! — 
II est nuit; les lueurs vagues promenées sur les coins de 
la salle rendent la scène étrange. Des hommes qui votent, 
on ne voit que le front, et les clartés pâles des flambeaux 
le font blanc. — Le sommeil pèse sur les yeux; la fatigue 
courbe les têtes. Voici un votant qui dort; on réveille. Il 
monte à la tribune : la mort ! — il bâille et il descend. — 
La salle rit : c'est Duchastel qui, malade, vient en bonnet 
de nuit voter contre la mort. — Cependant, dans les tri- 
bunes réservées, ce ne sont que gaies cavalières, milices 
vertus, frais minois, tout entricolorés de rubans; elles 
caquettent, grignottant des oranges pendant le ballotage 
de la tête d'un roi. Un conventionnel vient, salue, les 
liqueurs arrivent, les demoiselles de humer ; puis elles 
regardent, se rejettent au fond de la loge, font la moue et 
disent : — « Combien encore? » — se remettent, et écou- 
tent tomber dans les demi-ténèbres : la mort ! 

Au-dessus d'elles, là-haut, dans les tribunes publiques, 
le peuple boit vin, eau-de-vie, et trinque chaque fois que 
vibre sourdement : la mort ! — et les aboyeuses qui y ont, 
— révélera plus tard Fréron, — leurs places marquées, et 
la robuste mère Duchêne font de gros ha ! ha I quand elles 
n'entendent pas bien : la mort ! 

1. Journal d'un voyage en France, par Moore. Philadelphie, 1704. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 285 

Et, tandis que la France déci<le sî elle tuera, — des 
femmes avec des épingles piquent des cartes à chaque 
vote : elles ont parié le régicide! La tribune dit : la mort! 
répingle pique; la carte avance*. 

Mais dans le cœur de ce Paris lamentable, que sont 
donc ces cheminées toujours fumantes? Qu'est cette forge 
toujours en haleine, qui veille toute la nuit, toutes les 
nuits? — C'est Méot, le restaurateur Méot; ce sont les 
fourneaux de Méot. Paris, cerveau et cuisine du monde I 
La mort vendange dans tes rues: Méot te reste, et tu 
oublies avec le ventre I — 11 semble qu'Isaïe ait écrit pour 
les Français de ce temps : « Vous ne penserez qu'à vous 
réjouir et à vous divertir, à tuer des veaux et à égorger 
des moutons, à manger de la chair et à boire du vin : Man- 
geons et buvons, direz-vous, nous mourrons demain. » — 
Méot ! dans cet angle de la rue des Bons-Enfants, paradis 
oublié dans la cité dolente I Des cassolettes d'or, autour 
des tables où se versent les précieuses liqueurs, l'encens 
s'échappe et monte en nuages odorants ^. Voici la chambre 
verte, bientôt historique, où va se rédiger une constitu- 
tion, le contrat d'un peuple, la constitution de 1793, la 
constitution Méot, comme on dira^. — Salles d'Apollon, 
où Lucullus se reconnaîtrait chez lui ! Les crûs opimiens, 
surprises et recherches exquises, toutes les féeries gour- 
mandes ! vaisselle plus précieuse que l'airain de Gorinthe, 
et l'eau à la neige que les esclaves versaient sur les mains 
des convives antiques! — Soudain, comme du sanglier 
fendu de Trimalcion , laissant s'envoler une volée de 



1. Le Nouveau Paris, vol. VL — 2. fd., vol. IIL 
3. L'Accusateur public. 



286 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

grives, — du plafond qui s'entr'ouvre descend, parée de 
myrlhe, la Cypris de Cnide sur son char attelé de colombes, 
ou bien c'est la Chasseresse, fille de Jupiter et de Latone, 
portant la peau d'un tigre sur ses épaules nues, ou TAu- 
rore, semant les roses; déesses qui se font humaines une 
fois le pied sur le tapis des festins nocturnes I Plus loin , 
un salon abandonné : c'est là qu'autrefois des mains fémi- 
nines vous massaient dans une cuve de vin^ — Chez ce 
Méot, au bout d'une de ces orgies de Bas-Empire, soûls 
de parfums, de fumets, de voluptés, Fouquier-Tinville, | 
Dumas, Renaudin causeront : — « Ce Méot est plaisant à i 
son fourneau, — dira Dumas, — il serait curieux de l'en- 
voyer chercher un matin avec son tablier, de le faire mon- j 
ter sur les gradins, et de le faire guillotiner tout de suite. » | 
— « Il faut le mettre dans une fournée le lendemain d'une 
décade, — ripostera Renaudin, se passant sa serviette sur I 
les lèvres; — n'étant pas de ses juges, je viendrai dîner 
chez lui pour rire^. » 



Pendant ce temps, voyez-vous dans ces tristes villes, 
Coblentz, Worms, Mayence, Ath, ces maigres et hâves 
étrangers? — Heureux quand un Électeur charitable leur 
fait l'aumône du logement dans un vieil hôpital en ruinel 
— En quelque basse auberge, — ici à l'Aigle, là au Paon 
(Tovy — ils mangent à table d'hôte, ne faisant qu'un repas, 
dévorant une soupe, un bouilli, et du jardinage, arrosés 
d'une chopine de bière; le soir, si la faim revient, ils 
auront la tartine et la tasse de thé. — Les voyez-vous, par 



\, Le Nouveau Paris, vol. III. 

2. Mémoires de Senart. Beaudoin. 1824. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. «87 

la nuit, par décembre, se promenant sur quelque petite 
place froide d'une petite ville allemande, soufflant dans 
leurs doigts, — parce que le bois est cher, — en sabots, 
capote brune, mouchoir noir au cou, sans poudre, — ces 
gentilshommes, officiers de Tarmée de CondéM 

i. Lettres b.,. patriotiques du père Duchéne, 



288 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 



XII. 



Le 21 janvier 1793. La tête ou l'oreille de cochon. — Allons, ça va. — Le théâtre 
complice de la terreur. Buzot, roi du Calvados. Les Émigrés aux terres aus- 
trales. Le Jugement dernier des ivis. La Folie de Georges , etc. L'Opéra sans- 
culottisé. Corneille, Racine, Molière, Piron révolutionnés. La cha,ste Susanne. 
L'Ami des lois. Paméla. — Les prisons. La Comédie française aux Madelon- 
nettes. 



Le 21 janvier 1793, à dix heures un quart du ma- 
tin , Louis de Bourbon , XVI® du nom , né à Versailles le 
23 août 1751, nommé Dauphin le 20 décembre 1765, roi 
de France et de Navarre le 10 mai 1774, sacré et cou- 
ronné à Reims le 11 juin 1776, est guillotiné sur la place 
de la Révolution. — Un homme, du nom de Romeau, — 
dans une brochure aujourd'hui presque introuvable, — 
proposera bientôt « à tous les citoyens de célébrer dans 
leur famille la commémoration du 21 janvier, en y man- 
geant une tête ou une oreille de cochon. » 

Le septième jour du deuxième mois de Tan second de 
la république, la toile se lève au théâtre de la rue Feydeau 
sur la pièce ; Allons, ça va. Sur la scène, des femmes. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. S80 

es hommes à l'ouvrage; les femmes cousant, filant; les 
ommes hâtant les souliers, soufflant la foi^e, battant le 
3r ; et dans cette fièvre de travail et cet enthousiasme 
'activité, les voix éclatent, l'orchestre jouant en ritour- 
elle après chaque couplet les huit premières mesures du 

'a ira : 

Cousons, filons, forgeons bien... 
Soldats de la république. 
Vous n' manquerez de rien *. 

Entendez tout le public qui chante avec Nicodhme, tout 
>aris qui fait écho à la rue Feydeau , toute la France qui 
oud, qui file, qui forge, qui fond, qui aiguise, toute la 
' rance qui rugit : 

Soldats de la république , 
Vous n* manquerez de rien. 

Et les cloches dégringolent dans le grand creuset natio- 
nal aux applaudissements du prêtre Junius, qui écrivait en 
eptembre 1789 : « Les cloches élevées par toute la France, 
i elles sont volumineuses, semblables au tonnerre qui fait 
aonner les biches, font frémir les productions de la nature 
usque dans le sein de leurs mères, d'où naissent des épilep- 
iques, des enfants contrefaits et privés d'une partie de leurs 
ens*... » Elles sont conduites aux fonderies, les breloques ^: 
nonstrueuses du Père-Ètemel •. Une seule cloche est laissée 
i chaque commune, pour servir de timbre à son horloge. 
u.a Commune de Paris a agité la question de descendre et 
ie fondre les deux bourdons de Notre-Dame, VEmmanuel- 
Louis, de trente-deux mille livres, et la Marie-Thérèse, de 



1. Allons f ça va, par le Cousin Jacques. 

2. L'Observateur. Septembre 1789. — 3. Lettres 6... patriotiques. 

17 



290 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

vingt-huit millet A la fonte, à la fonte, « le nanan des 
oreilles religieuses * !» à la fonderie de la ci-devant église 
Saint-Éloi des Barnabites, dans la Cité 1 La république n'a 
pas de bronze à laisser dormir! « Je vous fais canons, » 
dit-elle aux cloches de France; « je vous fais soldats, » dit- 
elle aux paysans; et les cloches fondues d'être le tonnerre 
de la Terreur, les paysans de suivre par l'Europe l'airain 
de leur clocher I — A Paris, quatre cents milliers de poudre: 

— (( trois cents chevaux ne seraient pas en état de traîner 
la mitraille ramassée en deux jours ^; » — la Bourse fer- 
mée ; — la plaine des Sablons, une École de Mars pour les 
jeunes gens de seize à dix-sept ans; le théâtre de la Mon- 
tansier fermé, tous ses acteurs à l'armée*; les barrières 
fermées ; sur la Seine, des soldats sur les bateaux de blan- 
chisseuses^; le rappel qui bat, le tocsin qui roule ; tous les 
chevaux de luxe à l'armée I carrosses, voitures, équipages, 
à l'armée I tous les ouvriers à l'armée I un atelier de ca- 
nons dans le Luxembourg ; l'allée qui côtoie le mur des 
Chartreux , une forge à trente loyers ; la manufacture du 
citoyen Perrier livrant vingt canons par semaine*; des 
fourneaux place Royale ; Téglise des Filles-du-Calvaire une | 
fabrique d'affûts de canons ' ; le drapeau noir sur les tours < 
de Notre-Dame ® ; le drap en réquisition pour les uniformes; ' 

— à leurs sections toutes les femmes faisant guêtres, ha- 
bits, tentes, sacs^ : 



i. Remarques historiques et critiques sur les abbayes ^ par Jac(iue* 
mart. 1792. 

2. Le Consolateur, Janvier 1792. 

3. Courrier de l'Egalité, Septembre 1792. — 4. Id, 
5. Almanach des honnêtes gens, 1793. 

0. Courrier de l'Égalité. Septembre 1793. — 7. Id. Octobre 1793. 
8. Id, Mars 1793. — 9. Id. Septembre 1792. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 29\ 

Cousons, filons, cousons bien. 
V'ià des habits de not' fabrique 
Pour l'hiver qui vient... 
Soldats de la république, 
Vous n' manquerez de rien*. 

Valenciennes est à l'Autrichien ; Toulon à l'Anglais ; la 
Vendée, — quatre-vingt-dix lieues de pays, — aux Ven- 
déens; Landau va être au roi de Prusse; Dumouriez a 
trahi ; et voilà que dans cette France , où l'étranger essaye 
déjà son camp, quelques centaines d'hommes, des méde- 
cins, des avocats, des clercs de procureurs, ont résolu que 
la France vivrait. Ils veulent ; et soudain , comme si Dieu 
sanctionnait leurs vouloirs, ces généraux, compagnons de 
Frédéric, sont battus par des généraux conscrits, simples 
sergents tout à l'heure ! Ils veulent ; et la banqueroute, — 
dit Burke, — devient le capital avec lequel ils essayent de 
trafiquer le monde * 1 Ils veulent ; et soixante mille hommes 
s'enrôlent en vingt-quatre heures! Ils veulent; et dans ce 
;ang et cette ruine, la France s'ouvre : il en jaillit quatorze 
irmées 1 

<( Terminons, — crie dans ce camp de vingt-six mil- 
ions d'hommes Tun de ces prodigieux Titans, — termi- 
nons avant l'hiver toute querelle entre nous et les rois; que 
out homme, depuis dix-huit ans jusqu'à cinquante, sorte 
trmé de ses foyers ; qu'on fasse dix armées d'un million 
riiommes chacune ; qu'on entre comme une mer débordée 
îhez tous nos ennemis ! » Tout le plomb, en balles! Les cer- 
meils des anciens et très-hauts et très-puissants, en balles ' ! 



1. Allons, ça va. 

2. Actes des Apôtres, par Bamiel Beauvert. 

3. Courrier de V Égalité, Septembre 1792. 



2p2 LA SOCIETE FRANÇAISE 

Le fer des églises, le fer des chapelles, le fer des mines de 
Champagne, en piques M 

« Forgeons, forgeons, forgeons bien. 
V'ià qu'on vous fait sabre et pique 

Pour aller grand train... 
Soldats de la république. 
Vous n* manquerez de rien. » 

La République est une manufacture de poudre, de sal- 
pêtre, de charpie, de canons : la Convention a décrété Thé- 
roïsme. Et le savetier môme, qui travaille à chausser nos 
victoires aux pieds nus, chante : 

<(. Tirons, tirons la manique. 
Travaillons grand train... 
Soldats de la république, 
Vous n'manquerez de rien. » 



La Terreur fait du théâtre son complice. Par lui, elle 
injurie ceux qu'elle tue. Par lui, elle ridiculise les armées 
qu'elle bat. Entre ses mains , le théâtre devient une tri- 
bune sans pudeur comme sans dignité, qu'elle emplit toute, 
et où elle ensevelit dans la boue ses ennemis encore chauds, 
aux applaudissements des populaces vaudevillières. C'est le 
Panthéon où elle couronne ses grands hommes d'une dé- 
cade ; c'est Tégout des Gémonies où elle traîne un soir les 
girondins qu'elle fait fous, un autre les émigrés qu'elle 
fait lâches; c'est le royaume joyeux, bruyant, brutal, 
odieux du vœ victis ! 

Les théâtres de Paris ont entendu l'article 2 du décret 
de la Convention du 2 août 1793 : « Tout théâtre sur lequel 
seraient représentées des pièces tendant à dépraver l'es- 

1. Courrier de i Kg alité. Septembre 1793. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 293 

prit public et à réveiller la honteuse superstition de la 
royauté sera fermé, et les directeurs arrêtés et punis selon 
la rigueur des lois. » 

Ce sont sur toutes les scènes des pièces de couvent, des 
atellanes qui font dire à un courageux : « Eh quoi I le sau- 
vage respecte son ennemi désarmé, et un Français ose 
s'amuser aux dépens de malheureux accablés sous le poids 
de l'infortune M » Un théâtre , un grand théâtre ne va-t-il 
pas jusqu'à jouer le Tombeau des imposteurs, et r Inaugura- 
tion du temple de la Vérité, où Ton chante en parodie une 
grand'messe avec autel , chandeliers , crucifix , calice, or- 
nements sacerdotaux ; où Facteur entonne ridiculement le 
Pater noster, où chœurs et accompagnements mettent tout 
en œuvre pour faire plus grotesque la comique musique du 
citoyen Grétry, ce ci-devant censeur de la musique de l'an- 
cien régime ^ ! 

Pendant qu'un théâtre monte la pantomime la Guillo- 
Une d'amour^, ce ne sont, sur tous les autres, que faits 
historiques et patriotiques, que divertissements patriotiques, 
que comédies patriotiques, qu'impromptus républicains, que 
tableaux patriotiques, scènes patriotiques, sans-culottides, — 
opéras, comédies, vaudevilles patriotiques : la Veuve du 
Républicain; Wenzel ou le Magistrat du peuple; le Siège de 
Lille ; les Volontaires en route ou la Descente des cloches ; la 
Mort de Dampierre ; Mucius Scévola ; la Mort de Marat; 
Marat dans le Souterrain des Cordeliers ; les Peuples et les 
Rois; le Républicain à l'épreuve; Lepelletier Saint-Fargeau; 
la Prise de Toulon par les Français, par Duval ; la Prise de 
Toulon, par Picard; la Royauté abolie; Jean-Jacques Rous- 

i. Journal des Spectacles. Juillet 1793. 

2. Journal de Perlet. Décembre 1793. 

3. Journal des Spectacles. Juillet 1793. 



294 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

seau auParaclet; la Liberté des Nègres, au théâtre du Lycée 
des Arts ; la Liberté des Nègres, au théâtre des Variétés amu- 
santes; la Journée de Marathon; l'Intérieur d'un ménage 
républicain ; Manlius Torquatus ; Épicharis et Néron on 
Conspiration pour la Liberté; la Famille patriotique; le Dé- 
part des volontaires pour l'armée; Encore un curé; l'Émi- 
grante ou le Père jacobin; le District de village; le Campa- 
gnard révolutionnaire; le Congé des volontaires ; VHeureuse 
décade; les Crimes de la féodalité ; le Cri de la Patrie, par 
Moussard ; le Cri de la Patrie, par Desfontaines ; le Véritable 
Ami des Lois; le Chêne patriotique ou la Matinée du ii juil- 
let; les Brigands de la Vendée; le Corps de garde patrio- 
tique ; l'Alarmiste; l'Héroïne de Mithier ; le Retour à 
Bruxelles; l'Apothéose du jeune Barra; la Fête civique, — 
toutes pièces « dont le mérite répond à la chaleur du patrio- 
tisme, )) toutes pièces dignes d'être jouées à ce Théâtre da 
Peuple que le comité de salut public, délibérant sur la pé- 
tition présentée par les sections de Marat , de Mucius Scé- 
vola, du Bonnet-Rouge et de l'Unité, va ouvrir gratuite- 
ment aux patriotes, trois fois par décade, dans le Théâtre 
ci-devant Français , uniquement consacré aux représenta- 
tions populaires ; toutes pièces dignes d'éclairer les pro- 
vinces et de former le répertoire des spectacles civiques 
donnés au peuple gratuitement, chaque décade, dans les 
communes de France ^ 

Ici, c'est un hiérodrame pantomi-lyrique. L'Égalité sort 
d'une trappe. Il descend sur sa tête deux grandes Renom- 
mées, tenant d'une main leurs trompettes, de l'autre cha- 
cune un coin d'un grand drapeau où est écrit en transparent: 
Point de société sans égalité. Quatre citoyens, un général 

1. Les spectacles de Paris et de toute la France, 43« partie pour 
l'année 170 i. Paris, Duchcsne. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. »5 

d'armée, un sans-culotte, un juge de district, un muni- 
cipal, arrivent près de Tautel. La déesse pose son niveau 
sur la tête des quatre personnages qui le prennent de la 
main gauche « avec le plus grand respect ; » puis sur leurs 
épaules ils soulèvent la table, où debout l'Égalité se tient; 
ils apportent sur ce pavois la divinité jusqu'au devant de 
la scène, et, aux furieuses acclamations du public, ils 
jettent leurs chapeaux en l'air : Vive la liberté! Vive VÈgor 
lité^ I Là, c'est r Apothéose du jewne Yiala, où « le jeune 
héros de la Durance » reçoit comme cadeau de noces d'Isi- 
dore, l'épouseur de sa cousine Pétronille, un bonnet rouge *. 
Partout, sur toutes les scènes, c'est la chanson : 

Dansons la carmagnole, • 

Vive le son , vive le son , 
Dansons la carmagnole , 
Vive le son du canon ' ! 

Voici Buzot, roi du Calvados, nommant Guadet son pre- 
mier ministre, Gorsas son chancelier, Pétion son surinten- 
dant des finances, Wimpfen généralissime de ses armées; 
voici le roi Buzot amoureux de Falaisinette , la nièce de 
l'aubergiste Rideveau , la promise de Gargotin , son cuisi- 
nier ; il est tout heureux, le roi Buzot : il vient de trouver 
chez Falaisinette de vieux parchemins qui la font héritière 
unique du dernier roi d'Yvetot. Falaisinette va être la reine 
Buzot; Gargotin distribue à l'armée et au peuple des 

1. La Fête de V Égalité, hiéro-drame pantomi-lyrique en un acte en 
vers. Théâtre de la Cité. 24 brumaire an n. 

2. Agricol Viala, ou le Jeune héros de la Durance, fait histori<iue et 
patriotique. Théâtre des Amis delà patrie. 13 messidor an ii. 

3. Les Brigands de la Vendée, opéra-yaudeyille en deux actes. 
Théâtre des Variétés amusantes, boulevard du Temple, ci-devant 
Élèves de TOpéra. 3 octobre 1793, l'an n de la République. 



290 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

exemplaires de la nouvelle Constitution ; tous les figurants 
crient : Vive la Constitution! A bas le fédéralisme! — et 
quelles joies de ce bas public à voir Buzot et Guadet se à 
précipitant dans le trou du souffleur! Quels rires à en- 
tendre Gorsas recommander ses fameuses chemises avant 
de disparaître * I 

Voilà les Émigrés aux terres australes, du citoyen Ga- 
mas ; et c'est plaisir de voir huer le prince, le baron, le ' 
président, l'abbé, le financier, la présidente, la marquise, |. 
révêque, la religieuse, les moines, toute la ci-devant so- 
ciété. Comme il est le héros, comme il est l'intérêt de la . , 
pièce, le laboureur Mathurin, qui, apitoyé sur le sort des 
émigrés , a bien voulu les suivre avec sa charrue I Quel 
atticisme de fines railleries en ces Nuées républicaines! 
l'abbé, resté seul avec les deux femmes, leur proposant 
d'employer leurs charmes sur le cœur des colons pour le 
faire nommer roi, leur promettant à toutes deux d'être les 
dispensatrices de ses grâces et de ses faveurs ; puis Mathu- 
rin , que les sauvages veulent nommer chef des émigrés, 
refusant de changer son bonnet rouge contre la couronne 
de chêne , et pour terminer la pièce , étonnant les terres 
gelées de l'air des Marseillais* ! 

C'est encore le Jugement dernier des rois, par Sylvain 
Maréchal. Un citoyen, victime de la tyrannie, exilé dans \ 
une île déserte, a élevé les sauvages de cette île déserte \ 
dans la haine des rois, charmant ses loisirs en écrivant en i 
très-gros caractères sur le plus dur rocher : Il vaut mieux ' 

1. Buzot, Roi du Calvados, comédie-parade en prose et en yande- | 
villes. 9 août 1793. — Journal des Spectacles. Août 1793. 

2. Les Émigrés aux terres australes, ou le Dernier chapitre «Pmi 
grande révolution, par Gamas. Théâtre des Amis de la patrie. 34 no- 
vembre 1792. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 297 

voir pour voisin un voleur qu'un roi. Liberté, égalité. Sou- 
lain un vaisseau débarque, en cette île républicanisée, tous 
es souverains de l'Europe, depuis le pape jusqu'à Fimpé- 
atrice de Russie ; et alors commencent les transports du 
)ublic, qui éclatent à chaque scène « de ce sujet à Tunis- 
on des désirs des spectateurs, glorieux pour les Français, 
ît d'un intérêt général *. » A chaque tyran amené par un 
lans-culotte de sa nation, et montré comme en une foire, 
e roi d'Angleterre, le roi de Prusse, l'empereur François, 
e roi d'Espagne, le roi de Pologne, la salle bat des mains, 
vre de joie, ftkp* un morceau de pain noir qu'on leur jette, 
>ylvain*ïfë, i Aiil peint tous les rois se battant comme des 
îrochet^t la toik^ublic rit homériquement de ses milliers 
le boiMbw; M Trit de toutes les impudeurs que Michaud 
ijoute au rôle de l'impératrice de Russie, « madame l'En- 
ambée. » Il rit quand de son sceptre elle donne par le nez 
lu Pape-Dugazon , qui s'emporte plaisamment aux vio- 
lences. Il applaudit avec les hurrahs de la rage forcenée au 
discours du sans-culotte qui les quitte : a Monstres cou- 
ronnés ! vous auriez dû , sur des échafauds , mourir tous 
de mille morts ; mais où se serait-il trouvé des bourreaux 
qui eussent consenti à souiller leurs mains dans votre sang 
vil et corrompu? » Et quand commence l'éruption du vol- 
can, — éruption dont le sans-culotte s'est bien gardé 
d'avertir les rois ; quand elle les engloutit tous dans sa lave 
révolutionnaire, « le parterre et la salle, — dit une feuille 
du temps, — paraissent être composés d'une légion de 
tyrannicides prêts à s'élancer sur l'espèce honnie connue 
sous le nom de rois. » — Il y en eut un , le citoyen Des- 
barreaux, qui ne fut pas entièrement satisfait de la pièce 

1. Journal des Spectacles, Octobre 1793. 

17. 



208 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

<( patriotique et prophétique » de Sylvain Maréchal, et qui, 
en en gardant l'intrigue et la conception première, en char- 
gea les détails de coups de pied, et en enjoliva le style de 
propos de halle impossibles à citer, dans une sorte de para- 
phrase intitulée : les Potentats foudroyés par la Montagne et 
la Raison. 

En tout ce fatras, à peine une pièce qui vaille un 
regard de la critique, à peine quelques vers heureux, vifs 
et francs d'allure, comme ceux-ci, de la Veuve du Répiir 
blicain, de Lesur : 

Le jour luisait à peine, et nous sortions j^'^Ç^qU' > 

Il ne faisait pas chaud, mon cher, dans ' , 

sa criaFri 
On se range en bataille; on se met à ro-.' ' 

Les canons sont braqués ; pan, pan, pan^/lé lapBgvI 

Nous entonnons en chœur l'hymne des Marseillais, 

Et le bruit du canon fut étouffé trois fois*! 

Dans la Folie de Georges, par Lebrun-Tossa, le peintre, 
l'élève de David, il passe par instants un souffle de Sha- 
kespeare; et Georges, en robe de chambre, un fouet à la 
main, criant : — « Taïaut! taïaut! forcez la bétel la voilà! 
la voilà!... Il était beau ce cerf!... Toulon pris et repris 
en douze heures... c'est incroyable... Ils nous ont tué 
beaucoup de monde, selon toute apparence... Lâchez la 
meute!... » — était, en ce drame, une figure nouvelle, et 
qu'on n'avait pas encore osée sur la scène française. Je ne 
sais quoi de tristement grand plane sur cet acte, où 
Georges IV, ce roi Léar, en plein parlement d'Angleterre 
assemblé, bégayait tout à coup au milieu de son discours 
appris, jutait un strident éclat de rire, foulait aux pieds 



1. La Veuve du Républicain, trois actes, en vers, par le cit. Lesur. 
TlK-âtre Comique, 3 frimaire an ii. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. t» 

n manteau royal, et se débattait, emporté dans les bras 
ses gardes, comme un enfant en colère. Mais la révo- 
;ion reprend bien vite sa proie : les Anglais se rassem- 
înt en communes. Lebrun-Tossa montre Grey, Shéridan 
bonnets rouges, le peuple anglais criant : Vive la no- 
n ! Galonné portant écriteau devant et derrière : faux 
mnayeur, voleur 'public, conduisant par le licou un âne 
ivert du manteau royal. Fox engage le peuple à le ren- 
ier dans sa patrie « pour qu'il aille porter son don pa- 
otique sur cette place où plusieurs de ses complices 
nt déjà précédé. » La Tour de Londres est prise comme 
e Bastille, l'Angleterre se déclare république une et in- 
asible, et la toile tombe sur ces mots de Fox : « Si le roi 
mt à recouvrer la raison, je serai le premier à demander 
'il meure. Apprenons à Tunivers que la justice du 
uple, immuable, éternelle, atteint tôt ou tard et frappe 
i tyrans. Jurons tous, mes amis, jurons qu'il périra*! » 
Tout ce théâtre est si bas, si pauvre, si inepte, que 
ux mêmes qui l'emploient le méprisent, et que le Monir 
ir voit, ({ dans cette irruption barbare d'ouvrages pitoya- 
îs dont nos théâtres sont inondés depuis quelques mois, 
e conspiration payée par Pitt et Cobourg pour faire 
nber dans l'avilissement le théâtre français '. » 
Et dans ce théâtre, qui, tout de circonstance, ne mérite 
m de l'Histoire, dans ce théâtre ravalé à flatter, sous 
ine de mort, les événements du jour, il est des à-propos 
ns l'à-propos même. Ainsi , dans la Vraie Républicaine, 
la Voix de la Patrie, quand l'acteur qui joue Dumont 
à l'aristocrate d'Apreville et au curé Doucin : « Adieu, 

1. La Folie de Georges, comédie en trois actes, en prose, par 
brun-Tossa. Théâtre de la Cité. 4 pluviôse an ii. 

2. Le Moniteur, 18 nivôse an n. 



300 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE | 

messieurs d'autrefois! je vous souhaite prospérité et 
gaieté ! » il ajoute d'ordinaire en ces termes , ou en des 
termes approchants : « Il faut que je m'amuse un peu à 1 
leurs dépens : Citoyens Doucin et d'Apreville, vous aimez 
sans doute les nouvelles intéressantes pour la république; 
je vais vous faire part de celles que je viens de recevoir,» 
et il chante des couplets relatifs au fait de la journée*. — 
Sur un autre théâtre, au milieu d'une pièce, un acteur 
s'avance et annonce une grande nouvelle, une victoire, | 
une prise de Charleroi. — Quand le comédien est un , 
chaud patriote, d'un rien, d'un mot, d'un geste, il remé- : 
more au peuple férocisé la guillotinade du jour. Dans / 
Marat dans le Souterrain des Cordeliers, l'acteur Menier | 
apprenant au moment d'entrer en scène que Philippe- 
Égalité a vécu, change une phrase de son rôle, et la tourne 
en un rappel du sang non encore étanché sur la place de 
la Révolution. 

Le théâtre ainsi sans-culottisé, les acteurs perdent le 
respect et le soin de leur talent; ils sont patriotes avant 
d'être artistes, et ils cherchent plus les gros applaudisse- 
ments du parterre que la satisfaction d'eux-mêmes. Ils re- 
jettent cette décence qui fait les Roscius ; ils vont à l'exa- 
géré, à l'outré. Ils tombent aux inconvenances et à la 
farce ; ils négligent jusqu'aux traditions des entrées et des 
sorties. Au Théâtre de la République, dans le Mercurt 
galant, dans la décoration dite la chambre de Molière, les i 
acteurs entrent et sortent, tantôt à travers une glace, tan- * 
tôt à travers le mur, et presque toujours par la fenêtre. \ 
Dans le Faux Savant, un soir, le comique entre plusieurs \ 

1. La Vraie Républicaine, ou la Voix de la Patrie, com. en un acte 
et en prose avec des vaudeviUes, par le cit. Louis. Théâtre du ijpoée 
des Arts. Messidor an ii. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 3(M 

fois par la cheminée *. Au reste, depuis Tavénement de la 
liberté, les détails et Texactitude de la mise en scène n'é- 
taient plus trop respectés. A la fin de 1790, Kotzebue n*af- 
firme-t-il pas avoir vu au Théâtre de Monsieur, dans le 
Procès de Socrate, des pipes sur la cheminée de la pri- 
son de Socrate *? Le goût dans le jeu n*est plus gardé. 
Dugazon disant dans un rôle : « Quand je songe que trois 
années de peines et de soins ne m'auraient pas valu ce que 
je viens de gagner en un quart d'heure d'ambassade 
amoureuse, je ne m'étonne piou si tant d'honnêtes gens 
font ce métier; » il promène longuement, après ces mots, 
les yeux sur toutes les loges. « Il semble chercher à y re- 
connaître les honnêtes gens qui gagnent de l'argent aussi 
facilement que Timantoni ^. » A ces inconvenances des ac- 
teurs parlants, joignez les libertés incongrues des acteurs 
muets *. Il y a des théâtres où les coryphées sur la scène 
tirent tranquillement une lunette d'opéra de leur poche, 
et se mettent à lorgner dans la salle. Plus de comédie ni 
de comique ; la vogue est aux (( nicaiseries, » aux Amours 
de Cuir-Vieux et de la citoyenne Beurre-Fort. Le royaume 
du Rire est devenu la république de la Farce. C'est le gro- 
tesque , le grossier Tiercelin qui désopile les rates plé- 
béiennes, Tiercelin, pour qui un critique d'alors voulait 
qu'on ajoutât à notre langue une nouvelle façon de parler. 
« On a dit jusqu'à présent : Cet acteur charge, il fait des 
caricatures de tous ses rôles ; il faudra dire désormais, s 
M. Tiercelin persiste : Cet artiste charge les caricatures, 
c'est-à-dire charge les charges. » 

La Convention nationale sourit à ce théâtre régénéré. 

1. Journal des Spectacles. Juillet 1793. 

2. Meine Fliicht nach Paris im Winter 1790. 

3. Journal des Spectacles, Juillet 1793.— 4. Id. Août 1793. 



302 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

Elle débarrasse les acteurs patriotes du Théâtre de la Ré- 
publique du modéré Dorfeuille, Tassocié de Gaillard, qui 
voulait faire du théâtre dont il avait la moitié de l'entre- 
prise un tranquille gymnase aux portes duquel les passions 
politiques s'arrêteraient. Une lettre de Dorfeuille, adressée 
à l'intendant de la liste civile, est trouvée dans les papiers 
de Laporte ; Dorfeuille, dénoncé aux recherches du comité 
de surveillance de la commune, s'enfuit, et, pour 100,000 
livres, il cède sa part de propriété, dont il a refusé 500,000 
livres, à ses anciens pensionnaires, Monvel, Grandménil, 
Dugazon, Talma, Michot, Baptiste, Vigny et Derosierres *. 
Dès lors, les acteurs-sociétaires-entrepreneurs du Théâtre 
de la République se montrent complètement dignes de 
leur nom. « Outre que chacun d'eux n'a jamais laissé 
douter de son patriotisme, chacun d'eux s'empresse de 
coopérer par ses talents à l'accroissement des lumières et 
à l'extension des principes de notre heureuse révolution *.» 
— La Convention nationale reçoit à sa barre ces acteurs, 
qui viennent, avec la section de 1792, lui notifier qu'ils 
acceptent l'acte constitutionnel; elle accueille le citoyen 
Chénard, acteur de l'Opéra-Comique, chantant à la mon- 
tagne : 

« Montagne, montagne chérie, 

Du peuple les vrais défenseurs, 

Par vos travaux la république 

Reçoit la constitution; 

Notre libre acceptation 

Vous sert de couronne civique. » 

Elle accueille le citoyen Vallière, acteur du théâtre de la 
rue Feydeau, qui chante ensuite : 

1. Journal des Spectacles, Juillet 1793. 

2. Les Spectacles de Paris et de toute la France. 43« partie. 1794. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 303 



a Sortez d'une nuit profonde, 

Peuples, esclaves des rois , 

La France aux deux bouts du monde 

Vient de proclamer vos droits. 

Brisez vos vieilles idoles 

Et leur culte détesté, 

En plantant sur les deux pôles 

L'arbre de la liberté M » 

Ck)n)prenant quel aiguillon de patriotisme ce peut être 
^ue rOpéra, « ce superbe monstre lyrique *, » qui parle 
i tous les sens, la Convention ne se laisse pas effrayer par 
le déficit annuel de 362,977 livres, 10 sols, 17 deniers, 
|ue le citoyen Roux fait remonter à Tannée 1778*. Elle 
subventionne et fait protéger TOpéra par le conseil général 
de la commune; les deux administrateurs Francœur et 
Cellerier arrêtés comme suspects, les acteurs de TOpéra, 
sur l'engagement formel « de purger la scène lyrique de 
tous les ouvrages qui blesseraient les principes de la liberté 
9t de régalité que la Constitution a consacrés, et de leur 
substituer des ouvrages patriotiques, » les acteurs de 
rOpéra sont mis en possession des magasins et autres dé- 
pendances de rOpéra; et l'administration des établisse- 
ments publics reçoit Tordre de leur fournir décorations , 
machines, habits, accessoires et ustensiles*. L'Opéra révo- 
lutionné le dispute en patriotisme au Théâtre de la hépn- 
bVique. L'Apothéose de Beaurepaire, le Camp de Grand-Pré, 
Fabius, Horatius Codes, la Journée du iO août, ou Vlnavr 

1 . Journal des Spectacles. Juillet 1793. 

2. Washington, ou la Liberté du Nouveau Monde^ tragédie en quatre 
actes. 13 juillet 1791. Théâtre de la Nation. 

3. Chronique de Paris. Octobre 1791. 

4. Journal des Spectacles. Septembre 1703, 



304 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

guration de la République française, Miltiade à Marathon, k 
Siège de Thioiiville, Toute la Grèce, ou Ce que peut la liberté; 
— l'Opéra s'est fait bien vile un répertoire, poèmes de 
Quinault du Ça ira, mis en musique par des LuUy de Car- 
magnole. C'est rOpéra qui a fait entrer tout un tableau 
symbolique de la révolution dans un divertissement ajouté 
à Tarare, Topera de Beaumarchais. C'est à TOpéra que 
Vestris fait applaudir dans le ballet du Jugement de Paris 
le fameux Como, le bonnet phrygien, l'ancêtre du bonnet 
rouge. C'est l'Opéra qui joue le plus souvent au profit des 
volontaires partis pour les frontières , et des infortunés de 
la section de Bondy *. C'est l'Opéra qui électrise les âmes, 
à chacune de ses représentations, par la scène lyrique des 
citoyens Gardel et Gossec, l'Offrande à la liberté ; c'esi 
l'hymne des Marseillais mis en action, entouré de toutes 
les pompes de la mise en scène, agenouillant guerriers, 
enfants, jeunes filles chargées d'offrandes devant le temple 
de la Liberté, à cette strophe : Amour sacré de la patrie, 
faisant à la fin de cette autre : Que nos ennemis expirants 
voient ton triomphe et notre gloire, ronfler les canons et 
battre les tambours*. C'est l'Opéra qui, pour la fête fa- 
meuse de l'inauguration des bustes de Marat et de Lepel- 
letier à la section de Bondy, change sa façade en une 
montagne où repose au sommet le temple des Arts et de 
la Liberté, et qui descend jusqu'au milieu du boulevard. 
Les cénotaphes, les bustes des deux martyrs, « les arbres 
analogues à cette fête, )> ornent la montagne. Les deux 
déesses descendant de leur char, la Liberté, l'Égalité, 
montent jusqu'au temple, aux fanfares de l'orchestre qui 



1. Les Spectacles de Paris, 1794. 

2. Fragments sur Paris, par Meyer, vol. I. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 305 

•ue la marche des prêtresses de l'opéra (TAlceste : du 
mple, des cohortes déjeunes filles, vêtues de tuniques 
anches, ceintes de rubans tricolores, sortent et attachent 
urs guirlandes aux bustes et aux arbres pendant que les 
enfants des Arts » chantent : 

Marat, Marat n'est plus, ainsi que Saint-Fargeau*. 

est à rOpéra que se jouent, la toile baissée, les Baccha- 
lies catilinaires. C'est l'Opéra dont les coulisses sont le 
ipanar des Hébert et des Chaumette « qui quatre fois par 
;maine soupent avec les rois, popularisent les déesses, 
ms-culottisent les nymphes, et font souffler les fourneaux 
u Père Duchêne par les Jeux et les Plaisirs, tandis que les 
mours de Psyché lui allument sa pipe.» C'est l'Opéra 
ont Léopard Bourdon courtise l'Olympe féminin, mena- 
int les Junon, les Minerve, si l'on ne s'empresse de jouer 
Dn chef-d'œuvre révolutionnaire, de faire dresser une 
uillotine sur l'avant -scène. 

Adieu l'Opéra galant et cythéréen , et le public des 
etits-maîtres, et les tenants parfumés de Gluck et des 
iccini ! — Le public sans-culotte est roi là ; il est roi au 
béâtre de la rue Richelieu, qu'il baptise Théâtre de la 
république ; il est roi même à ce débonnaire spectacle où 
année 1788 allait voir le Général Jacquot et les scènes di- 
ertissantes du Tailleur anglais, à ce cirque où Franconi 
ni offre aujourd'hui « le superbe tableau de VOffrande a 
a liberté dont les écuyers et les chevaux exécuteront plu- 
ieurs attitudes au moindre signal*. » 

C'est pour le public sans-culotte qu'on donne trois fois 



1. Les Spectacles de Paris. 

2. Journal des Spectacles. Juillet 1793. 



306 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

par semaine sur les théâtres de Paris Brutus, Guillaume 
Tell, Caïus Gracchus « et autres pièces dramatiques qui 
retracent les glorieux événements de la révolution et les 
vertus des défenseurs de la république*. » C'est pour lui 
qu'une de ces représentations est donnée chaque semaine 
aux frais de la république. C'est pour lui, pour les repré- 
sentations Pour et par le peuple, que le ministre de l'inté- 
rieur, le quartidi, k pluviôse, Tan second de la République 
française, distribue aux théâtres une somme de 100,000 
livres dont l'Opéra national touche 8,500, le théâtre Na- 
tional 7,000, le théâtre de la République 7,500, le théâtre 
de la rue Feydeau 7,000, le théâtre de la rue ci-devant 
Louvois 5,500, et ainsi en diminuant jusqu'au théâtre de 
la République de la foire Saint-Germain 2,100 livres. C'est 
pour lui que Dugazon ajoute des couplets patriotiques au 
Marchand de Smyime *. C'est pour lui que le citoyen la 
Harpe, après la représentation de sa Virginie, vient lire 
une ode sur la scène, (c dont les expressions parurent plus 
patriotiques à certains que pindariques ^. » C'est pour lui 
que les jeunes canonniers montent sur le théâtre et récitent 
le poëme de Dorât Cubières sur la mort de Marat. 

C'est pour le public sans-culotte que les salles sont re- 
peintes, que les amphithéâtres sont joints aux premières 
loges, que les loges de l'avant-scène sont supprimées et 
remplacées par deux statues de TÉgalité et de la Liberté ; 
c'est pour lui que les rideaux sont rayés de rayures trico- 
lores où se détache une figure de la Nature peinte en 
bronze, pour lui que les pilastres représentent des faisceaux 
de piques liées de distance en distance par des rubans 



1. Les Spectacles de Paris. 

2. Journal des Spectacles. Août 1793. — 3. Id. Août 1793. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 307 

tricolores, pour lui que le fond des loges est peint en tri- 
colore *. 

C'est le public sans-culotte qui reçoit les pièces. — 
C'est à lui que Facteur du théâtre de l'Ambigu-Comique, 
Cammaille Saint-Aubin, écrit : « Marat est mort assassiné, 
et les traîtres qu'il a dénoncés existent!... J'ai fait un 
drame intitulé l'Ami du Peuple, ou les Intrigants démas- 
qués. Ma pièce, faite il y a deux mois, est depuis huit jours 
entre les mains du citoyen Monvel. Si ma pièce eût été 
donnée plus tôt, peut-être n'aurions-nous pas à regretter 
un des plus courageux défenseurs de l'égalité politique *. » 
Le public sans-culotte fait jouer la pièce du citoyen Cam- 
maille Saint-Aubin et y conspue Forcerame, la caricature 
de Roland, et Césaret, la moquerie de Dumouriez. 

Le public sans-culotte devient un comité de lecture. 
Voici qu'un citoyen des quatrièmes loges demande l'agré- 
ment des spectateurs pour chanter une chanson civique. 
La chanson finie : « Citoyens, la chanson que je viens de 
vous chanter est extraite d'une pièce civique refusée sous 
de mauvais prétextes par les théâtres aristocrates des Va- 
riétés, du Palais et de Molière. » — « Elle sera jouée, » 
crie le public. C'est le public-roi envahissant les salles dès 
l'ouverture, à cinq heures et demie, qui hurle, avec le 
citoyen Albitte, aux applaudisseurs de l'hémistiche de 
Caïus Cracchus : Des lois et non du sang. . . « Cette 
maxime est le dernier retranchement du feuillantisme 'I » 
C'est le public-roi qui est le comité de salut public des 
théâtres. C'est à lui qu'on dénonce V Adèle de Sacy du 
théâtre du Lycée des Arts, « comme un tableau de 
la ci -devant cour, où l'on reconnaît visiblement les ci- 

1. Décade philosophique. An ii. Vol. I. 

2, Journal des Spectacles, Juillet 1793. — 3. Id. Octobre 1793, 



308 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

devant Monsieur et le comte d'Artois, et où l'on repré- 
sente, sans employer de tournure bien emblématique, 
Antoinette et son fils dans une tour qui ressemble au 
Temple. » Le public-roi court vérifier, et il se trouve, 
heureusement pour le théâtre, que d'abord la pièce est 
une pantomime ; que la malheureuse Adèle est poursuivie 
par un tyran ; que le Temple est une ville fortifiée, et que 
le dauphin est une fille ^ C'est au public-roi qu'on dénonce 
Tauteur de la comédie patriotique le Modéré, Dugazon, 
comme ayant été lui-même le Modérantin dont il se mo- 
que, lorsqu'il osa se permettre, « en soupant avec l'infâme 
Dumouriez, les singeries et les ironies les plus coupables 
contre Marat. » C'est au public-roi qu'on dénonce le Fène- 
lon, ou les Religieuses de Cambrai, de Chénier, comme 
coupable de montrer u un riche prélat en rochet et en 
camail, ayant une cour dans son antichambre et des 
gardes à sa porte, et se laissant monseigneuriser, puis 
représenter comme le modèle de toutes les vertus. » C'est 
ce public-roi qui ne peut voir de sang-froid Timophane, 
dans Timoléon, recevoir la couronne sans que le peuple 
corinthien s'indigne. C'est au public-roi que Chénier im- 
mole sa tragédie et la brûle, ainsi qu'un poète brûle un 
manuscrit, en en gardant une copie. 

C'est au public-roi que des zélés d'un républicanisme 
exigeant et méfiant dénoncent jusqu'à cet Opéra si bien au 
pas, et dont le patriote Laïs est le premier sujet. Ils accu- 
sent l'Opéra de blesser les oreilles des républicains par les 
noms fastueux des rois. « Comment souffre-t-on que l'on 
célèbre encore sur le Théâtre de la République les exé- 
crables exploits de la famille des Atrides; que les noms 

i. Journal des Spectacles. Septembre 1793. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 300 

d*Agamemnon et d*ÀchiIIe soient offerts aux acclamations 
publiques; que Ton joue cette Iphigénie enAulide, monu- 
ment honteux de Tantique adoration française, qui faisait 
agenouiller le peuple devant la veuve Capet?... Voici donc 
le résultat des promesses civiques que TOpéra est venu 
faire à la commune ! Iphigénie est la pièce patriote qu'ils 
ont tirée de leur magasin * ! » Le public-roi fait du pouce 
le signe dont le Romain tuait le gladiateur : Iphigénie dis- 
paraît ; et les rhabilleurs intelligents changent les rois en 
généraux républicains : dans Admète, on met la Thessalie 
en république, dont le tyran Admète n'est plus que le 
Santerre * ! 

C'était enl792, par une plaisanterie royaliste, qu'on s'oc- 
cupait à désanoblir les Contes de fées. Plus de roi, de reine, 
de belle princesse , de chevalier valeureux î Serpentin vert 
sera Serpentin aux trois couleurs, le vert étant la couleur des 
aristocrates ; et la Belle aux cheveux d'or deviendra la Belle 
aux cheveux en assignats, l'or étant la monnaie de l'ancien 
régime^. — La raillerie est devenue une réalité. Et si l'on 
ne s'en est pris aux Perrault et aux livres qui causent tout 
bas, on a arrangé patriotiquement les auteurs dramatiques 
qui parlent tout haut. D'abord, les appellations, marquis, 
baron, à bas, le même jour que les plumets tombent sur 
la scène. Pour marquis, Damis est là; et pour baron, 
Cléon ; deux remplaçants parfaits, de même nombre pour 
le vers, et de même désinence. Corneille est suspect depuis 
qu'un patriote a crié à une représentation de Cinna : « A 
la lanterne I l'auteur! » — Aussi, voyez comme on le régé- 
nère. Jadis Cliton disait dans le Menteur : 

1. Journal des Spectacles, Septembre 1793. 

2. Dictionnaire néologique des hommes et des choses, 

3. Le Consolateur, Février 1792. 



310 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

Elle loge à la place, et se nomme Lucrèce... 
Quelle place?... Royale. 

Aujourd'hui, au lieu de Royale, Gliton dit à la place des 
Piques. La prosodie est un tantinet violée, mais la répu- 
blique est sauve 1 Racine n'a pas échappé, non plus que Cor- 
neille, à la fatale toilette : 

Détestables flatteurs, présent le plus funeste, 
Que puisse faire aux rois la colère céleste I 

Aux rois ! — L'imagination patriotique avait là carrière. 
Les esprits bornés mirent d'abord « que puisse faire à 
l'homme. » D'autres se sont compromis jusqu'à un « que 
puisse faire au peuple. » Le parti de la prudence a eu le 
dessus ; et la version officielle est : 

Que puisse faire , hélas f 

Un journaliste avait mieux corrigé qu'eux tous: 

Détestables flatteurs, présent le plus funeste, 
Que... mais lisez Racine^ et vous saurez le reste* 

On a oublié l'éloge que les Révolutions de Paris faisaient 
tout à l'heure de Molière : « Obligé, forcé de se taire dans 
un temps de servitude horrible, la liberté lui sortait par 
tous les pores. Forcé de louer Louis XIV, il faisait ses pro- 
logues mauvais et détestables à plaisir. Il y brisait les rè- 
gles mêmes de la versification. Les platitudes , les lieux 
communs les plus vulgaires, il les employait avec une 
intention marquée , comme pour avertir la postérité du 
dégoût et de l'horreur qu'il avait pour un travail que lui 
imposaient les circonstances, son état , et la soif de ré- 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 311 

pandre ses talents et sa philosophie ^. » L'acteur Mole, qui 
a écrit à la porte de sa maison, rue du Sépulcre : Ici demeure 
le républicain Mole, corrige Molière, tout comme Corneille 
et Racine*. 

Dans le Tartufe : 

Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude... 

il a ainsi retourné le vers contre-révolutionnaire : 

Ils sont passés ces jours d'injustice et de fraude. 

La guerre aux mots a été patiente, poussée au plus loin, 
sans merci. Dans la Mètromanie, il y avait : 

Et moi, je vous soutiens qu'un ouvrage d'éclat 
Ennoblit tout autant que le capitoulat. 

Les acteurs de la liberté disent : 

Vaut cent mille fois mieux que le capitoulat. 

Et tant pis pour ennoblit! — Et puis, marquis, barons, — 
je veux dire Gléons, Damis, — tout le monde ci-devant a 
arboré la large cocarde tricolore. Le petit -maître, habit 
doré, manchettes de point, en cocarde! en cocarde. Tar- 
tufe ! en cocarde, les femmes I en cocarde, les valets I en co- 
carde, tout le monde I jusqu'aux sauvages^ en cocarde dans 
la pièce des Illinois^ \ — Il ne croyait pas si bien prédire, 
le Petit Gautier, le 16 août 1790 : « Les démons et les 
zéphyrs auront des cocardes, et les nymphes ne pourront 
porter des habits blancs qu'à la condition d'être noués 

1. Les Révolutions de Paris, Du 13 au 20 novembre 1790. 

2. Mémoires de Lombard de Langres. VoL I. 

3. Le Journal à deux liards^ 



312 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

avec les couleurs nationales. On en verra sur la robe d*An- 
dromaque et sur le casque de Minerve. » 

Qui croirait qu'en cette tyrannie poussée jusqu'aux 
détails, qu'en ce débordement de ce peuple qu'on appelait 
il y a deux ans Sa Majesté Canaille , deux théâtres osent 
appeler à de médiocres pièces', qui sont de courageuses 
protestations, ce qui reste à Paris de ci-devants encore 
vivants. 

Deux semaines avant le 21 janvier, le Vaudeville donne 
cette Chaste Suzanne où beaucoup voient la reine, où Aza- 
rias dit aux Accarons : Vous avez été ses dénonciateurs; vom 
ne sauriez être ses juges, — A cette imprudence si brave, 
toute la salle s'associe ; elle se lève toute, et applaudit. Le 
lendemain Azarias était bâillonné, la phrase défendue. 
Bientôt Léger, acteur et auteur du Vaudeville, était arrêté ; 
deux des trois triumvirs du Vaudeville , Radet et Desfoii- 
taines, étaient arrêtés : Lemonnier était arrêté ; et Barré, le 
directeur du théâtre, effrayé, faisait insérer dans les jour- 
naux : « Persuadé que le genre du Vaudeville peut servir 
autant que tout autre à propager les principes républi- 
cains et à maintenir l'esprit public, puisque le soldat sous 
la tente, l'artisan dans son atelier peut avoir continuelle- 
ment à la bouche un refrain patriotique, j'avertis que tous 
les théâtres de Paris et de la république pourront repré- 
senter, sans aucune rétribution, les pièces purement patrio- 
tiques que je ferai soit seul, soit en société, à commencer 
par l'Heureuse décade, qui a eu le bonheur de réussir*. » 

Le théâtre de la Nation, tout en jouant de loin en loin 
et sans goût quelque rapsodie patriotique pour ne pas 
défier la révolution trop en face , avait gardé ses ressenti- 

1. Le Journal des Spectacles. Octobre 1793. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 313 

ïients, ses haines, son bon ion modéré, son fnblïc brissotin 
ie bonne compagnie, et encore une queue d'une centaine 
le voitures. L'Ami des lois, du citoyen Laya, avait déchaîné 
jur lui les colères jacobines. En Nomophage, en Duricrâne, 
[lobespierre, Marat avaient vite été devinés ; et les vers 

On doit pour son grand bien bouleverser la France.. ► 
Dans votre république un pauvre bêtement 
Demande au riche I... Abus! Dans la mienne il lui prend, 
Tout est commun ; le vol n'est plus vol , c'est justice. 
J abolis la vertu pour mieux punir le vice! 

ivaient défilé dans les bravos ironiques. Geux-<;i : 

Guerre, guerre éternelle aux faiseurs d'anarchie! 
Royalistes tyrans, tyrans républicains, 
Tombez devant les lois, voilà vos souverains! 
Honteux d'avoir été , plus honteux encor d'être. 
Brigands, l'ombre a passé, songez à disparaître^! 

ivaient enflammé la salle entière , qui se vengea longue- 
ment, bruyamment, frénétiquement, toutes ses mains frap- 
pant de grandes minutes Tune contre l'autre, des maîtres 
ie la guillotine. Aussitôt pétition de la section de la Réunion 
lu conseil général de la commune pour suspendre l'Ami 
des lois, « pièce nouvelle qui excite des troubles. » Le con- 
seil général de la commune suspend VAmi des lois. San- 
ten'e, en uniforme, vient avec un détachement de réserve 
30ur faire exécuter l'arrêté de la commune. Le parterre le 
me : « La pièce ou la mort I » crie-t-il d'une voix formi- 
lable. Une quarantaine de Feuillants, de marquis, le prince 
l'Hénin en tête, proposent de jeter Santerre dans la rue. 
( C'était le peuple de Coblentz qui était là, » dit Santerre 
e lendemain *. Quelques jours après, le tumulte recom- 

1 . UAmi des lois. -— 2. Journal de Paris, Janvier 1793. 

18 



314 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

mence, Tadministrateur de police Vigner est injurié, traité 
de gueux du 2 septembre, et bousculé dans les corridors, 
tandis qu'un individu dans la salle fait tout haut la lecture 
de la pièce défendue. Le 12 janvier 1793, sur la réclama- 
tion énergique de Laya, la Convention, par un de ses rares 
décrets de liberté, rendait fÂmi des lois au Théâtre de la 
Nation *. 

Dès lors la mort du Théâtre de la Nation, de ce théâtre 
« qui s'éloignait tous les jours de la hauteur des principes 
révolutionnaires, » était devenue uue question d'amou^ 
propre pour les patriotes brûlants et éclairés. Pamèla, de 
François de Neufchâteau, fut la dernière bataille de Tan- 
cienne Comédie Française. — C'était une innocente pièce 
à l'anglaise, dont l'auteur, qui ne se croyait guère appelé à 
ébranler la république par son pauvre drame, avait envoyé 
le principal rôle à Élise Lange, avec de petits vers très-peu 
conspirateurs. L'exemple de Pygmalion l'encourageait, di- 
sait-il, à lui offrir sa Pamèla : 

« C'est ma statue, animez-la, 
Vous ferez vivre mon ouvrage*. » 

La statue animée avait été fort goûtée. Fleury avait jeté 
le nom de François de Neufchâteau aux applaudissements, 
lorsque, le 29 août 1793, tous ceux qui à cinq heures du 
soir étaient entrés dans la salle furent priés d'en sortir'. Un 
ordre du comité de salut public venait d'arrêter Pamèla. 
« Jeudi, à cinq heures du soir, — écrit l'auteur, — la re- 
présentation de ma pièce de Pamèla a été suspendue par 
un ordre du comité de salut public de la Convention natio- 
nale; et il n'y a pas eu de spectacle ce soir au Théâtre- 

1. !^s Spectacles de Paris. 179i. 

2. Journal des Spectacles. Août 1793. — 3. Id. Septembre 1793. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 315 

inçais. Je changeai de suite ce qui, en 1793, avait paru 
îter à des allusions que je n'avais pu prévoir lorsque je 
nposai ma pièce en 1788, lue au Lycée en 1789. Le ven- 
jdi matin , le comité a vu et approuvé ma pièce. Je me 
s rendu aux désirs de plusieurs patriotes qui parais- 
p.nt fâchés que Paméla se trouvât noble. Elle sera donc 
urière et sans doute y gagnera... Ce changement détruit 
e seconde comédie en cinq actes et en vers que j'étais 
it prêt à donner d'après celle de Goldoni {Pamela mari- 
a)... La liberté est ombrageuse, un amant doit avoir 
ird aux scrupules de sa maîtresse ; et j'ai d'ailleurs fait 
X principes de notre révolution tant d'autres sacrifices 
m genre plus sérieux que celui de deux mille vers n'est 
s digne d'être compté ^ » Cette lettre narquoise n'était 
ère faite pour calmer les irritations. Le lundi 2 sep- 
Tibre, on donnait Pamèla avec les changements. A ces 
rs de lord Arthur : 

« Ah! les persécuteurs sont les plus condamnables, 
Et les plus tolérants sont les plus pardonnables 1 » 

— Point de tolérance politique I c'est un crime ! » s'écrie 
I patriote en uniforme. — La salle entière se lève contre 
[ ^. La Feuille du Salut public écrit le lendemain : « Un 
triote vient d'être insulté dans une salle où les croasse- 
3nts prussiens et autrichiens ont toujours prédominé, où 
défunt Veto trouva les adorateurs les plus vils, où le poi- 
ard qui a frappé Marat a été aiguisé lors du faux Ami 
) lois. Je demande en conséquence 

Que ce sérail impur soit fermé pour jamais; 

1 . Journal des Spectacles. Septembre 1793. 

2. Les Spectacles de Paris. 1794. 



316 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISK 

que pour le purifier on y substitue un club de sans-culottes 
des faubourgs ; que tous les histrions du Théâtre de la 
Nation qui ont voulu se donner les beaux airs de l'aristo- 
cratie, dignes par leur conduite d'être regardés comme 
des gens très -suspects, soient mis en état d'arrestation 
dans les maisons de force *. » Le patriote insulté à Pamèla 
était allé faire sa dénonciation à la société des Jacobins, et 
le 3 septembre 1793, à dix heures du matin, on arrêtait 
François de Neufchâteau et tous les acteurs et actrices du 
Théâtre de la Nation, qui était fermé sur-le-champ*. — 
« La comédie de Pamèla, comme celle de rAmi des lois, 
— disait le rapporteur du comité de salut public à la Con- 
vention, — ne pouvait que troubler la tranquillité pu- 
blique. On y a fait apparaître tous les signes de Taristo- 
cratie ; on n'y voit que cordons rouges et autres distinctions 
proscrites par l'égalité. Le gouvernement anglais y est pré- 
conisé et honoré ; les plus belles maximes de morale y sont 
mises dans la bouche des lords : tout cela au moment où 
le duc d'York ravage le territoire de la république ! » 

« Les comédiens ordinaires du roi, — criaient joyeuse- 
ment les feuilles patriotes, — sont enfin mis en état d'ar- 
restation et vont subir la peine tardive que provoquaient 
depuis si longtemps leurs crimes collectifs et individuels 
envers la révolution. » — « Trop longtemps, — disaient 
d'autres, la vengeance nationale est restée suspendue sur la 
tête des coupables, des comédiens. Ces messieurs, à foroe 
d'endosser le costume de Vendôme, de Bayard, ou l'habit 
brillant du Glorieux, et de chausser l'escarpin à talons 
rouges des petits marquis, se sont bêtement identifiés avec 
leurs rôles ; et comme ils avaient fort bien saisi les ridi- 

1. Journal des Spectacles, Septembre 1793. 

2. Les Spectacles de Paris, 1794. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 317 

cules de cour, les honnêtes gens couraient en foule voir 
singer les airs pitoyables des bas valets d'un roi, s'exta- 
siaient à la vue d'un plumet, et se disaient en pleurant de 
tendresse : Vive le bon vieux temps ! Que n'existe-t-il en- 
core? Oh I il reviendra! Et mes imbéciles de crier : Bravo ! 
bravo ! » 

Le 3 septembre, les citoyens Dazincourt, Fleury, Belle- 
mont, Vanhove, Florence, Saint-Prix, Saint-FaI, Naudet, 
Dunant, La Rochelle, Ghampville, Dupont, Narsy, Gérard, 
Ernest Vanhove, Duval, Jules Fleury, couchaient aux Ma- 
delonnettes ; les citoyennes La Ghassaigne, Suin, Raucourt, 
Contât, Perrin-Thénard, Joly, Devienne, Emilie Contât, 
Petit, Fleury, Lange, Mezeray, Montgautier et Ribou, à 
Sainte-Pélagie. Raucourt écrivait au prince d'Hénin que la 
Comédie s'était levée en masse pour aller en prison ^ La- 
rive, arrêté, était relâché au bout de quelques jours, quoique 
ses relations avec l'assassin du Champ de Mars, Bailly , à qui, 
dit-on, il avait donné asile, et son talent déployé à Bordeaux 
dans l'Ami des lois, lui fussent bien des titres à la persécu- 
tion. Le 25 septembre, les citoyennes Elisabeth Lange et 
Joséphine Mezeray sortaient de Sain te -Pélagie; la prison 
garda onze mois leurs camarades. 

Les prisons I — quel animé petit tableau I quel corn 
intime! quelle confession des instincts, des caractères, des 
courages! Que de gens mêlés, — amitiés d'un jour I que 
de cœurs hâtés de vivre! que de femmes debout devant la 
mort! Et que de sourires entre deux larmes, et que de 
gaieté nerveuse! que de joies prises en courant! — Du 
Luxembourg, de Port-Libre, des Carmes, des Bénédictins 

1 . Journal des Spectacles, Septembre 1793. 

18. 



318 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

anglais, de Saint-Lazare, des Anglaises du faubourg Saint- 
Antoine, ne montent chaque soir que chansons, pots-pour- i 
ris. Voyages à Provins ^ fredonnés par des Nicolas Mont- 
jourdain, qui composent la moitié d'une romance avant >. 
leur condamnation, et l'autre moitié au sortir du tribunal, i 
sur Tair : Cest aujourd'hui mon jour de barbe ! — D'où . 
s'échappe ce quatuor de Pleyel? des Madelonnettes, — cet ' 
air de viole? de Port-Libre. — Qui chante, aux répons de 
tous les verres :' 

Trinquez, retrinquez encore, 
Et les verres bien unis, 
Chantez d'une voix sonore 
Le destin de vos amisi 
Nos reconnaissanles ombres, 
Planant au milieu de vous, 
Rempliront ces voûtes sombres 
Do frémissements bien doux? 

Un condamné. — Et des voix qui reprennent le refrain de 
chaque soir, qui font l'office, comme disent les prisonniers, 
aucune voix ne tremble; âmes troublées peut-être, mais 
liivres chantantes! fronts joyeux! comme ces mornes ca- 
chots de la Conciergerie au-dessus desquels rient les Folies- 
boutiques, égayées de modes et de parures. Ils écrivent, 
ceux qui peuplent ces antichambres de la mort : « Nous 
vivons avec la mort. » — Chacun se montre. Lamouretle 
dit : « Quest-cc que la guillotine? Une chiquenaude sur le 
cou! » Bailly, dont on a remis le supplice, répète, se frot- 
tant les mains : « Petit bonhomme vit encore. » Le hus- 
sard Gosnay allume sa pipe avec cet acte d'accusation que 
les plaisants baptisent ici d'extrait mortuaire, et là de jour- 

1. Almanach des bizarreries humaines, par Bailleul. Paris. 179G. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 310 

ia{ du soir. Les curés récitent leurs bréviaires avant de se 
coucher. Les jeunes gens chantent avec goût Tariette du 
jour, ou font une épigramme contre les bourreaux. Camille 
Desmoulîns lit les Nuits d'Young et les Méditations d^Hervey. 
— « Est-ce que tu veux mourir d'avance? lui dit Real; 
tiens, voilà mon livre, moi, c'est ia Pucelle d'Orléans *! » 
Dussault, Hérault de Séchelles jouent à la galoche * ; Gram- 
mont le fils, en courant aux barres, s'amuse à jeter par 
terre les vieillards ci-devants qui se promènent. Danton, 
dans ses quatre pieds carrés, à la Conciergerie, parle des 
arbres, de la campagne, de la nature^ Fabre d'Églantine 
s'entretient de la comédie qu'il a laissée entre les mains du 
comité de salut public, et de ses craintes que Billaud~Va- 
rennes ne la lui vole®. Philippeaux lit Helvétius. Roucher 
donne des leçons à son fils Emile. Ducos fume , et danse 
comme Didelot. Hubert Robert, enfoui en ces catacombes 
de Paris , dans le creux des grossières assiettes de faïence 
de la prison , à dessous bruns , peint des paysages et des 
moulins entourés de verdure *. Vergniaud cite des vers 
plaisants. Girey-Dupré, rédacteur du Patriote français, relit 
un exemplaire de son journal, et biffe les quelques expres- 
sions démagogiques qu'il a laissé passer. André Chénier 
se tourne vers la postérité , et lui parle. Un Laval-Mont- 
morency fait des bouts-rimés ; et Osselin, qui a fait les rap- 
ports sur les émigrés, lit et relit les articles qui le concer- 

1. Almanach des prisons, an IIL — Tableau des prisons de Paris 
sous le règne de Robespierre, — Second tableau des prisons, — Troi" 
sième tableau des prisons. 

2. L'Agonie de dix mois, ou Historique des traitements essuyés par 
les députés détenus et les dangers quHls ont courus pendant leur cap^ 
tivitè, 

3. Mémoires sur les prisons, vol. I. 

4. Collections de MM. Marcille et Walferdin. 



320 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

nent, et essaye de les commenter pour sauver sa tête*. 

Où trouver dans l'histoire des peuples de pareils et de I 
si poignants contrastes, tant de douleurs, d'héroïsmes, 
d'insouciances, de désespoirs, un acheminement au sup- 
plice si varié, un régime de prisons si divers, des compa- ' 
gnonnages si étranges, des fortunes, des misères, des iro- 
nies, des fatalités, des agonies, tant de comédies dans une 
si grande, une si terrible, une si épouvantable tragédie ? 
Ceux-là écrivant pour en finir avec leur vie mortelle des ., 
lettres à Fouquier-Tinville, ainsi adressées : A V Extermina- •■ 
leur public; — au collège du Plessis, devenu la prison de 
VÉgalité, dix-neuf cents personnes remplaçant les écoliers, 1 
« des septuagénaires à cheveux blancs en sixième, des ^ 
sourds et muets, des enfants, des femmes et des jeunes l 
filles en rhétorique ; » — des geôliers qui ont fait Tap- | 
prentissage de leur métier à promener des ménageries 
africaines^; — là, les journaux payés jusqu'à 100 livres'; 
ici, un chef de bureau prisonnier, requis tous les matins 
pour faire un travail de liquidation, et rapportant tous les 
soirs le Journal des Débats et décrets; — des guichetiers 
qui ne permettent aux filles de voir leurs mères qu'à deift 
conditions: la première de manger du chat, la seconde 
de boire dans leur verre; — des adjudants de l'armée 
révolutionnaire pleurant comme des enfants*; — des 
millionnaires, un maître des comptes, un Ogié, avare 
encore si près de n'être plus, ramassant les restes de 
soupe ^ ; — une déesse de la Raison sous les verrous : — 



i. Almanach des bizarreries, 

2. Almanach des prisons, — Tableau des prisons. 

3. Agonie de saint Lazare, par Dusaulchoy. 

4. Almanach des prisons, — Tableau des prisons, 

5. Almanach des bizarreries humaines. An v. 



/ 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 321 

un administrateur de police écrivant par moquerie sur les 
palissades d'un préau : Rue de la Liberté; — ici un répu- 
blicain, pris d'hallucination à voir au travers des barreaux 
de sa fenêtre le dôme du Panthéon, le Temple de r Immor- 
talité, voulant graver la déclaration des droits de l'homme 
sur une table de porphyre garnie de diamants qu'il s'en 
ira quérir à Golconde; — dans les inquiétudes et le tra- 
vail de l'imagination, les prisonniers se laissant aller à 
croire qu'on leur donne à manger de la viande de guillo- 
tine; — le cynique, le hideux rapiotage qui met les 
femmes nues pour s'assurer qu'elles ne cachent ni bijoux, 
ni assignats ; — un barbier rasant tous les jours une pri- 
son : <( le même bassin , le même savon , le même rasoir, 
servaient aux galeux, aux teigneux, aux dartreux ; » — le 
soir un fracas : les chariots dans la cour, les bières rovr 
lantes, disent les détenus ; trente, quarante, cinquante pri- 
sonniers appelés par l'huissier, qui partent et ne reviennent 
pas; — le marquis Saint-Huruges, suspect ; — le marquis 
de Talaru, le premier maître d'hôtel de la reine, obligé de 
payer, jusqu'au jour de sa mort, une pauvre chambre 
18 livres par jour, en son magnifique hôtel rue de Riche- 
lieu; — à côté des farouches geôliers accompagnés de 
leurs chiens Ravage, le compatissant geôlier Schmidt, suivi 
d'un gros mouton qui ne le quitte pas « et qui le fait plu- 
tôt ressembler à saint Jean qu'à saint Roch; » — quelque- 
fois prisonniers des généraux républicains, en grand uni- 
forme, le collet brodé, le chapeau galonné et orné de 
plumes ; — le chevalier de Florian en prison ; — le baron 
de Trenck encore en prison; — les détenus cachant le 
journal qu'ils écrivent derrière la grosse bûche du fond de 
leur feu; — des charades à côté de ce cachot qu'on 
appelle depuis les assommades de septembre la Bûche 



322 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

nationale; — « la femme de Philippe le guillotiné » logée 
entre Bazire et Chabot ; — des femmes qui sourient, de , 
Topium dans les boutons de leurs manches; — quelques 
détenus, des briques ramassées dans le préau, des fleurs \ 
apportées du dehors, faisant un autel à la bonne déesse I 
Nature ; — dans le grefTe des condamnés à mort, des con- 
damnés qui chantent; — dans le cachot n® 13, à la Con- ' 
ciergerie, le jeu de la guillotine démontré aux nouveaux 
arrivants par une chaise qu*on bascule ; la répétition du 
jugement et de l'exécution ; — ici les cartes, les dames, le 
ballon, la médisance occupant ces jours qui attendent la 
mort, pendant que sous les fenêtres des misérables crient 
la liste des gagnants à la loterie de sainte Guillotine; — 
madame Roland écrivant ses mémoires, séparée par une 
cloison des gais propos, du choc des verres, du souper 
joyeux des actrices du Théâtre-Français avec un officier de 
paix; — des princesses, qui sont mères, tirant de leur 
sein, remettant aux guichetiers, un paquet de leurs che- 
veux hachés avec un morceau de vitre cassée * I 

Miracle français ! les prisons sont des salons. La grande 
porte a beau être ouverte sur la place de la Révolution, ce 
sont des lieux de compagnie plaisante. — A Port-Libre, 
c'est un petit monde républicain dont Vigée est le poète, 
dont un M. Matras est le vice-poëte, dont M**^ Bétisy est 
la cantatrice, M"»*^ Lachabeaussière la Sapho ; un petit 
monde qui a son café, trois promenades, celle des Palis- 
sades, qui est le préau des larmes et des tristesses, des 
affligés et des veuves, la promenade de la cour du Cloître, 
et la promenade de l'Acacia, qui est son arbre de Cracovie. 
S'il fait froid le soir, l'on se réunit en ce grand foyer, au 

i, Almanach des prisons. — Tableau des prisons, — Almanach 
des bizarreries, — Mémoires de M"'« Roland. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 323 

fond du corridor du premier, le salon. Chacun apporte sa 
lumière. Les hommes se mettent autour de la grande 
table, écrivent ou lisent ; les femmes, à la petite table, tri- 
cotent ou brodent. Puis chacun met le couvert; et Vigée 
couronne le souper-ambigu d'une lecture de VÉpître à 
Contât, ou de VOde à la Liberté, à moins que le baron de 
Wittersback ne régale la société d'un peu de musique. Si 
c'est la fête de l'Être-Suprême, les dames entonnent les 
strophes d'une hymne de Vigée ; on danse la carmagnole 
en grande ronde, à grands chœurs; puis c'est l'air : Si vous 
aimez la danse, puis la Marseillaise. 

A Pélagie, les patriotes détenus au secret forment entre 
eux une espèce de club qu'ils ouvrent à huit heures du 
soir. D^un bout du corridor à l'autre, ils correspondent en 
criant un peu haut. Tout nouveau détenu est candidat au 
club. Pour y être admis, il faut qu'il ne soit ni faux témoin 
ni fabricateur de faux assignats. Une fois qu'il a déclaré au 
président de la société son nom, sa qualité, sa demeure et 
un motif d'arrestation politique, le président lui envoie 
l'accolade fraternelle à travers le mur \ 

Enfermée aux Madelonnettes, à la maison d'arrêt de la 

rue de Sèvres, au Plessis, au Luxembourg, la vieille 

société de France n'abdique pas. Elle se maintient, elle se 

conserve ce qu'elle était. Elle demeure, toutes ses têtes 

vouées à la guillotine, la confrérie bien née des hautes 

politesses. La révolution, la prison, la ruine, Sanson qui 

attend, ne lui font oublier ni une grâce, ni un salut, ni le 

pas, ni la visite. Elle garde, elle gardera dans le pli de 

robe de la dernière marquise la tradition des courtoisies ; 

et quand un de ses membres est condamné au tribunal 

1 . Tableau des prisons de Paris sous le règne de Robespierrei -^ 
Second tableau, — Troisième tableau. 



324 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

révolutionnaire, il envoie faire des compliments à ses 
amis. — Qui penserait que ce Luxembourg est marqué | 
pour mourir à entendre en cette prison ces flatteuses cau- 
series, ces titres qu'on se donne un peu plus haut qu'hier: ' 
Madame la comtesse, Monsieur le marquis *? Aujourd'hui I 
l'on reçoit chez M. le duc, demain chez M"® la mar- i 
quise ; et si la vieille maréchale de Lévi est incommodée, 
chacun d'y porter un billet de visite *, ainsi qu'aux beaux 
temps où le soleil de la France se levait à Versailles. Et ne i 
vous semble-t-il pas que ce sont des voyageurs à la suite ' 
de la cour, une nuit de hasard méchamment logés, M. le ' 
président Nicolaï, M. de la Ferté, M. le duc de Lévi, M. le 
comte de Mirepoix, M. le marquis de Fleury ? — Le matin, 
de main en main passent les lunettes d'approche, et cha- * 
cun regarde son hôtel de la rue de l'Université, de la rue 1 
de Grenelle, de la rue Saint-Dominique, qu'il ne verra plus 
le soir peut-être ^ î 

Dans les prisons, les ci-devant nobles nourrissent les 
prisonniers besoigneux, les pailleux; c'est leur dernier 
domestique ; « et, — dit un républicain, — ils estiment 
leur fortune réciproque par le nombre de patriotes qu'ils 
nourrissent, comme ils faisaient jadis dans le monde par 
le nombre de leurs chevaux, de leurs maîtresses, de leurs 
chiens et de leurs laquais. » Si les patriotes détenus avec ' 
eux se réunissent pour fêter la nouvelle d'une victoire ' 
républicaine, les nobles s'enferment chez eux, se désignant 
eux-mêmes ainsi aux moutons des prisons, ne daignant pas 
mentir devant les dénonciations, ni jouer le mensonge 1 
d'une conversion subite en face de la mort*. i 



1. Almnnach des prisons. An m. — 2. Almanach des bizarreries. 
3. Amanacli des prisons. An m. — 4. Almanach des prisons. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 325 

Aux Madelonnettes, l'étiquette est aussi bien suivie 
l'au Luxembourg : le ci-devant lieutenant de police, per- 
ique bien poudrée, souliers bien cirés, chapeau sous le 
*as, se rend chez les ci-devant ministres, Latour du Pin, 
lint-Priest, puis chez Boulainvilliers, puis chez les ci- 
3vant conseillers au parlement. Quand il est rentré chez 
li, Boulainvilliers, Latour du Pin et les ex-conseillers en 
rande cérémonie viennent lui rendre sa visite*. — Dans 
ne autre prison, un malheureux épicier du nom de Cor- 
jy, accusé de complicité avec le ci-devant comte de 
aval-Montmorency, Tex-marquis de Pons, et le ci-devant 
ouverneur des Invalides Sombreuîl , s'étant oublié à faire 
es signaux à travers la fenêtre du corridor à la ci-devant 
rincesse de Monaco, et lui envoyant des baisers: a 11 
mt que vous soyez bien mal élevé, monsieur Cortey, — 
ji dit froidement le marquis de Pons, — pour vous fami- 
ariser avec une personne de ce rang-là ; il n*est pas éton- 
ant qu'on veuille vous guillotiner avec nous, puisque 
ous nous traitez en égal. » — La belle grâce dans le res- 
lect de soi-même, en toutes ces femmes nobles qui se 
oivent à leur nom et n'auront pas les yeux rougis le jour 
uprême ! Que de charme en ce mot, en ce sourire de la 
►rincesse de Saint-Maurice priée par un guichetier de quit- 
sr le bras d'un ami : « Oh ! mon Dieu I ceci ressemble au 
ollége ' ! )) 

En prison, la Comédie-Française ne dérogea pas non 
lus. Elle ne s'oublia ni ne s'attrista. Pendant les quelques 
)urs que Larive passa à Port-Libre, il charma le salon en 
éclamant quelques tirades de Guillaume Tell, et un hymne 
e Chénier ^ Aux Madelonnettes, les acteurs de la Comédie 

1. Tableau des prisons. — 2. Troisième tableau des prisons, 
3. Tableau des prisons, 

19 



320 LA SOCIETE FRANÇAISE 

apportent presque tous, dans leur petit paquet fait à la hâte, 
la gaieté de leurs beaux jours, la Plaisanterie et la Folie. 

C'est une triste demeure pourtant, un laid séjour que 
cette ancienne maison de refuge des filles de mauvaise vie, 
que gouvernaient des Ursulines, les Madelonnettes de la 
rue des Fontaines, près du Temple. C'est un For-Lévêque 
bien sérieux pour des comédiens, que ce sévère bâtiment 
de briques à deux étages, aux fenêtres encadrées d'un 
cordon de pierre de taille. Une curieuse gravure du temps 
nous montre ses dix fenêtres à chaque façade, ses man- 
sardes, et les tabatières qui sont au-dessus des mansardes, ' 
toutes garnies de barreaux de fer. Sur la crête du toit, une 1 
petite terrasse est établie où un factionnaire se promène, 
jusqu'à une petite guette en pierre d'où s'élève un para- ' 
tonnerre terminé en pique, et surmonté d'un bonnet rouge. | 
En bas, dans celle cour qui ne fut ouverte aux prisonniers 
que le 18 frimaire, quelques prisonniers emmaillottés dans 
de vieux habits s'appuient contre les arcades. Dans la cour, 
des prisonniers en manches de chemise s'amusent à cou- 
rir ; des geôliers en carmagnole et en bonnet rouge se 
promènent; des molosses, d'énormes chiens niouflards ' 
sont, çà et là, couchés, ou aboyant contre un prisonnier 
qui fume sa pipe sur un banc, devant une grande table, le 
dos à ce mur où, sous les ordonnances de police de la 
République, de vieilles affiches laissent voir à demi un : Au 
nom du I\oi. — C'est en cette maussade demeure qu'ils 
sont et qu'ils restent les Frontins et les Agamemnons pèle- ' 
mêle avec des généraux, des grands seigneurs, d'anciens 1 
ministres, d'anciens lieutenants de police, avec les de i 
Crosne et I(\s Fleurioux. « Je vous enverrai un fermier 
général pour vous nourrir, » leur a dit narquoisement 
l'administrateur de police. — Une épidémie se déclare 



PE5DAXT LA RÉTOLrTWT «T 

is la prison ; d'après Tarb au mèi^n Dfiponté»t. l^ 
en us prennent la ré^olotcoo #fc- fein^ U^xt^mett dwn 
s par jour, et voyez le singrili^r renient qn^ «Tomnumii»» 
cteur Saint-Prix ! Son meîlktir soWat <»î»£ Torîu^efniair»» 
igrand d'Alleray, qoi ne manque pas are »^»'iliifir/a '»t 
arche au pas, sa bouipe en main, «a** rm 'rf*mb«>meat*. 
lire les exercices, Saint-Prix s'amcwe à «i»^fwiner la mainoa 
j miséricordieux concierge Vaobertrarul, Puis îl balaye 
L chambre, et il réfléchit pla'âammi^tu: ; « maflieiir«»in 
npereur ! qui eût jama» pensé que to f{a»:H» ^ir^ mimt 
balayer! » Quand son camara#ie de f.hskmhr^^ Luflu^min, 
i-devant procureur au parlement, tomf)^ dat^neretiîietr.ent 
lalade, Saint-Prix se fait son carde-maladie, fl lui d«'>nn^ 
ouillon et médecine. EX apr^-s :ro<s nmu de veille à y^ 
hevet, il arrive au Samaritain de la tragédie frar^L-îe de 
)rlir d'auprès de Duchemin « les Urrres aoMÎ noires que 
u charbon. » — A côté de Fîeury, dont le creur *e brée à 
3ir a sa fenêtre sa petite fiiîe de quatre an^. lui disant 
onjour de la rue, écartée fiar les gendarme?. La Fochelle 
:late en drôleries. A côté de Sainl-FaI qui songe à son 
ieux père, et se laisse aller fiarfois à pleurer, Vanhove le 
idet s'emploie tout à distraire ses comparons. Champ- 
il le s'épanouit en facéties grasses et rabelaisiennes. Dazin- 
)urt passe son temps à amuser le petit ange, le petit Vau- 
?rtrand, et à lui faire, avec des cartes, de petits chats, 
33 ânes, des chiens, des oiseaux. Puis il rit de ce rire qui 
li valut tant d'applaudissements d'un public qui n'est 
lus. Il rit des autres, il rit de lui, et jovialement il philo- 
)phe : « Qu'on retienne ici des empereurs, des rois, des 
rans, des ducs et des marquis, cela se conçoit ; mais que 

\ . Tableau des prisons de Paris sous le règne de Robespierre, 



328 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE { 

je me voie en leur compagnie, moi qui ne suis qu'un 
pauvre valet sans culottes, oh! certes, il y a de l'in- | 
justice M » 

1 . Tableau des prisons de Paris sous le règne de Robespierre. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 329 



XIII. 



Suppression de l'Académie de peinture. L'art en M9^. David. — Retour social 
à la nature. — Les soupers fraternels. — Vandalisme. 



Le bruit, rémotion qui avaient eu lieu autour du Salon 
de 1789, la marche de l'opinion publique, la royale place 
que David s'était conquise dans cette opinion, l'importance 
de jour en jour accrue du parti de l'opposition dans le camp 
académique, les orages du dehors passant dans les séances 
de cette Académie si calme autrefois, le chemin gagné dans 
les esprits par la liberté et l'émancipation de Tart, la jeu- 
nesse qui se déclare, la presse qui se déchaîne contre le 
privilège des expositions: tout menace l'Académie. 

Le premier coup porté à l'Académie est un mémoire 
revêtu de la signature de treize académiciens et agréés. 

Écrit sous rinfluence des événements du mois de 
juillet 1789, ce mémoire, hostile aux privilégiés, va jusqu'à 
la menace, et demande « s'il sera toléré plus longtemps 
qu'un tribunal autocratique et permanent reçoive, place, 
juge des hommes, des artistes éminents, et si Ton consa- 
crera cette subordination sans exemple d'hommes de 



330 LA SOCIETE FRANÇAISE 

trente à cinquante ans *. » Ce parti de treize rebelles, qui 
avait David à sa tête, ne tarde pas à se fractionner; les plus 
violents cherchent en dehors de TAcadémie leurs soutiens, 
et forment la Commune des Arts, qui demande purement 
et simplement la suppression de TAcadémie; les autres, 
qui ne veulent qu'une Académie modifiée, rajeunie, mise 
à l'ordre des besoins nouveaux, rallient autour d'eux les 
opposants timides, profitent des mécontentements des 
agréés qui n'ont pas voix délibérante, et, assemblés plu- 
sieurs mois dans les salles de l'Académie, rédigent : Adresse 
et projet de statuts et règlements pour l'Académie centrale 
de peinture, sculpture, gravure, architecture, et portent à 
l'Assemblée nationale ce plan de réforme de l'ancienne 
Académie. 

Le Projet de statuts appelait à l'Académie de peinture 
et de sculpture la gravure et l'architecture. Il augmentait 
le nombre des professeurs, des concours, des encourage- 
ments de l'Académie ; supprimait les jetons; ouvrait une 
nouvelle école pour l'étude de l'antique, ouvrait un cours 
de l'histoire des mœurs, des usages, du costume, et éta- 
blissait des prix d'anatomie, des prix de perspective, des 
prix de gravure. Pour fermer la bouche aux calomnies, les 
dissidents, qui voulaient tout autant au fond la conservation 
de l'Académie que les entêtés^, publiaient le livre rouge de 
l'Académie, la justifiant en faisant le jour sur son budget. 
Le revenu de l'Académie, composé de 11,330 livres prises 
sur les bâtiments du roi, plus 17,100 livres produit des 
différents objets accordés successivement par le roi, plus 
1,399 livres provenant des fondations particulières dont 
l'emploi était prescrit par les fondateurs, plus 1,000 livres 

1. Leltre cViin ariisle à .)/***, député à l'Assemblée nationale. 

2. Considérations su7' Vart du dessin, par Quatremère. 1791. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 331 

environ provenant de la vente des estampes dont les 
planches appartenaient à TAcadémie, montait avant la Révo- 
lution à 30,829 livres. II était établi que ce revenu était 
devenu presque nul depuis, par la perte successive d'une 
partie des rentes de TAcadémie et le retard du payement 
de la somme annuelle de 11,330 livres sur le trésor royal; 
il était établi qu'il était inférieur présentement à la somme 
des dépenses de l'Académie; et que ce n'était qu'en pre- 
nant sur ses anciennes économies que l'Académie suffisait 
aux frais d'enseignement, de bois, de lumière, à l'acquit- 
tement des deux pensions de la demoiselle Leprince et de 
la demoiselle Flipart. Cet exposé financier était suivi d'une 
demande de crédit. 

L'Académie, — la véritable majorité de l'Académie, les 
trente-six officiers, les seize amateurs, les soixante-quatorze 
académiciens, à quelques-uns près, — avait gardé le silence 
sur le premier mémoire : elle s'était contentée de consi- 
gner l'envoi sur ses registres, àladatedu 5 septembre 1789, 
avec mention que ledit écrit était un libelle plutôt qu'un 
mémoire. En même temps, elle rejetait la proposition 
d'accueillir les agréés dans les assemblées académiques 
avec voix délibérative , et consentait tout au plus à nom- 
mer une commission composée mi-partie de professeurs, 
mi-partie d'académiciens chargés d'examiner ce que ses 
statuts pouvaient avoir de contraire à la liberté des arts. — 
Quand l'Académie vit une seconde levée de boucliers dans 
son sein, la désertion grossir les rangs du parti réformateur 
qui avait à sa tête Pajou, Le Barbier l'aîné, Vincent; quand 
elle vit ce parti ennemi se faire Tavocat de ses propres 
intérêts auprès de l'Assemblée nationale, elle emprunta la 
plume de Renou et publia : Esprit des statuts et règlements 
de l'Académie royale de peinture et de sculpture, pour servir 



332 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

de réponse aux cUtracteurs de son régime. C'était une reven- 
dication Imrdie de tout ce qui était, un maintien insolent | 
du corps dominant et administrateur, unique et perma- 
nent, soutenu par l'inlluence immédiate du directeur géné- 
ral des bâtiments. L'Académie entendait continuer à se 
réserver la nomination exclusive des membres qui compo- 
seront l'Académie, à donner seule les places, à jouir seule 
des prérogatives bonorifiques. Elle posait audacieusement 
que les artistes les plus habiles depuis l'entrée dans l'Aca- 
démie devaient être tenus comme des écoliers dans un col- 
lège perpétuellement en exercice^ ou comme des soldats dans 
un corps militaire sous des régents parés du titre d'otli- 
ciers. Les agréés, auxquels on ne pardonnait pas l'appui 
qu'ils donnaient à la révolution de l'art, et que V Esprit des 
statuts qualifiait de « classe somnifère, » étaient menacés 
d'être expulsés s'ils n'avaient mérité d'ici à trois ans le titre 
d'académiciens. C'est ainsi que l'Académie répondait au 
décret de l'Assemblée nationale qui ordonnait à toutes les 
sociétés savantes d'apporter un plan de réforme. Le plan 
de réforme des académiciens était pour eux tout entier 
contenu dans un alinéa qui consentait « à délier la langue 
des académiciens. » Et pour la grande question à l'ordre 
du jour, l'entrée libre du salon du Louvre, entrée que 
Pajou, Vincent, Le Barbier eux-mêmes n'avaient pas 
accueillie dans leur projet, soucieux de ne pas rompre tout 
à fait avec leurs confrères, l'on pense bien qu'il ne pouvait 
en être fait mention dans le manifeste académique. 

V Esprit des statuts de r Académie fut suivi d'un Précis 
motivé, critique spéciale du plan des dissidents. L'Acadé- 
mie estimait ridicule que la gravure, que l'architecture qui 
aime les lignes parallèles, r aplomb, le compas, la règle, la 
symétrie, fussent accouplées à la peinture, à la sculpture, où 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 333 

des caprices heureux produisent des beautés ; et tout en sou- 
tenant le principe de inamovibilité dans les places admi- 
nistratives et les dignités, accusait le plan de la nouvelle 
Académie d'établir une aristocratie dans Vart, quand elle 
étendait le système d'amovibilité. — En cet état des hosti- 
lités^ un nouveau champion de la réforme académique 
rentrait dans Tarène. Quatremère de Quincy, tout en lais- 
sant debout le pouvoir ministériel, tout en respectant 
l'inamovibilité , disait au public : « Il existe encore une 
souveraineté d'artistes connue sous le nom d'Académie 
royale de peinture et de sculpture; son régime intérieur 
semble démocratique, mais il l'est comme celui de l'aris- 
tocratie de Venise. Dispensateur unique de toutes les 
gloires, propriétaire exclusif de tous les privilèges d'hon- 
neur, de tous les moyens de réputation, de tous les encou- 
ragements publics, il force tous les talents à briguer sa 
faveur, il tyrannise tous les*goûts, maîtrise toutes les dis- 
positions et dirige impérieusement vers lui toutes les incli- 
nations Séminaire éternel d'incurables préjugés, il 

proscrit toute espèce-de lutte d'opinions; il frappe d'inter- 
diction tout esprit novateur*. » 

Quand ces lignes s'écrivaient , le procès de l'Académie 
était déjà perdu pour tous les esprits ; et la voix impuis- 
sante de Desenne, faisant de l'ancienne Académie et de la 
déclaration du 15 mars 1777 le palladium de l'art, allait 
se perdre dans le tumulte des voix accusatrices. Ce n'est 
plus seulement d'avoir accaparé places et honneurs qu'on 
accuse les pauvres académiciens; on les accuse encore 
d'avoir, dans les tableaux de sainteté et de martyres, 

1. Seconde suite aux considérations sur les arts du dessin, par 
Quatremère, 1791. 

19. 



33i LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

épuisé les roues, les croix, les chevalets en d*ignobles 
représentations ; d*avoir prostitué leurs talents à des por- 
traits tlattés (les puissants du jour, « à des monuments 
d'orgueil et de bassesse; » d'être « les esclaves de la 
superstition; » d'être coupables du style de commande du 
dix-huitième siècle, et d'avoir aminci les jambes en fuseaux, 
et d'avoir allongé invraisemblablement les tailles ^ On les 
accuse encore d'avoir laissé dépérir dans l'oubli et les gre- 
niers ces magnifiques morceaux de peinture appelés par 
eux tableaux noirs^, et quand l'Académie porte son Projet 
à rAssemblée nationale, la caricature représente les Arts 
sortant du temple du Goût, traînés par des ânes aux 
croupes masquées par de vieilles peaux de lions. Le dieu 
de la musique est le multicolore Arlequin, qui porte la lyrvi 
des divines mélodies, et le dieu de la peinture, c'est Poli- 
chinelle, palette en main, cortèges de grotesques chargés 
de figurer rabatarclisscment de l'art par la Frivolité et la 
Mode^. Partout éclate, s'imprime, se crie la demande 
d'une exposition publique annuelle libre et générale des 
arts, où la faculté d'exposer ne soit pas le privilège d*une 
compagnie, mais « le droit de tous les artistes, celui du 
public, )) pendant que David lait déposer par la Commune 
des Arts une pétition qui déclare « que toutes les Aciidé- 
mies ayant un régime déterminé par des statuts pleine- 
ment aristocratiques, et étant entièrement opposées à tous 



1. La Décade philosophique et politique, par une société de répu- 
blicains, an II, vul. J. 

"1. Rapport et projet de décret relatif à la restauration des tableaux 
et aulrvs monuments des arts formant la collection du Muséum, par 
Bouquicr. 

3. Bibliolhèque impériale. Cabinet des Estampes. Histoire de 
France. 



PENDANT LA RÉVOLCTION. 333 

les principes constitutionnels, ne peuvent subsister avec la 
liberté *. » 

La jeunesse était allée dès le principe aux ennemis de 
TAcadémie. Des élèves que TAcadémie avait en Italie, 
presque tous étaient pris de Tesprit nouveau, et faisaient 
un accueil incivil à la visite de madame de Poli^mac à leur 
école à Rome. L'Académie d'architecture recevait une péti- 
tion de ses élèves, où ils exprimaient le désir de renoncer 
à leurs privilèges, pour partager avec tous leurs conci- 
toyens le droit d'obtenir le prix du concours. Les archi- 
tectes effrayés s'effaçaient timidement derrière le refus de 
M. d'Angivilliers : Monseigneur ne veut pas *. Pour préve- 
nir jusqu'à la réception de semblables pétitions, et le 
renouvellement des conspirations de Pajou, Vincent, Le 
Barbier, l'Académie de peinture et de sculpture ordonnait 
la fermeture de ses salles, et faisait défense aux Académi- 
ciens de s'assembler. — Cependant de ces discordes de 
l'art, du chômage croissant des industries du superflu, l'art 
souffrait. Les peintres, réduits à tracer pour les tapissiers 
les dessins grecs du mobilier régénéré, les sculpteurs à 
menuiser des bois de fusil, et le magasin du sieur Constan- ' 
lin, marchand de tableaux en face le Pont-Neuf, prêt à 
fermer, une loterie à 50 livres le billet s'organise, qui pro- 
met, à chaque souscripteur, quatre estampes dont les 
planches seront brisées après un tirage de 1,200 et la 
chance, sur dix billets, de gagner un tableau d'histoire, 
une statue en bronze, un bas-relief, une terre cuite, le 
tout exécuté parles meilleurs artistes de la capitale, et 
devant être exposé salle du Louvre, Cour des Pairs*. Orga- 
nisée sans le concours de l'Académie, la loterie réussit en 

1. Pétition motivée de la Commune des arts k TAssemblée natio- 
uale. — % Chronique de Paris, Mai 1790. — 3. /d, Août 1700, 



330 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

dehors d'elle; et FAcadémie, qui, par des mesures de sape 
et bienveillante protection, aurait pu encore rallier des 
partisans autour d'elle, se venge au lieu de ménager ce 
qui lui reste de crédit, et pousse M. d'Angivilliers à dire 
tout haut que le roi n'accordait pas, pour l'année 1791, 
les 60,000 livres d'usage pour l'achat de dix tableaux nou- 
veaux, attendu que la liste civile ne suffisait pas pour nour- 
rir les animaux de la ménagerie de Sa Majesté, et qu'il n'y 
aurait pas, cette année, d'exposition, pour punir tous les 
artistes qui s'avisaient de devenir patriotes *. 

Tandis que l'Académie mêle aux protestations de la 
colère de petites intrigues, et aux petites intrigues des sou- 
missions intermittentes, plus impuissante, plus discréditée, 
plus annihilée chaque jour, et que déjà, en mai 1791, 
l'opinion publique est si détachée d'elle qu'elle s'entretient 
de sa suppression ; tandis qu'un mois après, saisie est faite 
des biens meubles et immeubles du protecteur de l'Acadé- 
mie, M. d'Angi villiers, émigré, — arrive l'exposition de 1791. 
Longtemps débattu, le principe de l'exposition libre et 
universelle est reconnu et adopté par l'Assemblée législa- 
tive, qui décide « que pour l'exposition de cette année, qui 
commencera le 8 septembre, tous les artistes français ou 
étrangers, membres ou non de l'Académie de peinture et 
(le sculpture, seront également admis à exposer leurs 
ouvrages dans la partie du Louvre destinée à cet objet. » 
Talieyrand-Périgord, membre du directoire du département 
de Paris, est chargé de la direction et surveillance générale 
d(3 rex[)osition. Pajou, Logrand, Berwick, David, Vincent, 
Quatremère de Qi^incy, sont les six commissaires*. C'était 
là toute une révolution, et comme la déposition de l'Ara- 

\. Annale:^ palri()liqu?s rt litlérarps. Avril 170L 
2. Chronique de Paris. Août 170L 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 337 

demie. Jusqu'à ce jour, les artistes qui n'étaient pas acadé- 
miciens ne pouvaient exposer qu'un jour, le jour de l'octave 
de la Fête-Dieu, deux heures seulement de ce jour, le 
malin; et encore exposer en plein air, en plein vent, place 
Dauphine, qu'il plût ou qu'il fît beau. Ce ne fut qu'en 1789 
que M. Lebrun, rue de Cléry, recueillit dans sa salle, et 
dans un local fermé, cette exposition pendant deux jours; 
l'année suivante, comme il n'y eut pas de grande exposi- 
tion au Louvre, la salle Lebrun montra huit jours l'exposi- 
tion non officielle*. — L'Académie ne s'abusa pas sur la 
portée de ce coup terrible; elle lut son arrêt dans le nou- 
veau mode d'exposition, et elle vit venir sa mort avec les 
lucidités de l'agonie. Un moment elle avait voulu tenter 
une résistance désespérée. On lit, dans la Chronique du 
28 août, que les commissaires nommés pour l'exposition 
trouvèrent aux salles du Louvre un cadenas, posé, leur 
dit-on, par M. Laporte. Cette protestation puérile n'a pas 
de suite. On passe outre ; le Salon ouvre, et montre le por- 
trait de M. de Robespierre , avec des vers , au bas de son 
cadre, sur un morceau de papier qu'on est bientôt obligé 
d'allonger, les poètes faisant queue *. David qui, à propos 
d'une pétition adressée par des artistes non privilégiés, 
pour exposer au salon du Louvre à côté des artistes privi- 
légiés, avait écrit le 16 août 91 : « Comme je ne doute pas 
<( que l'Assemblée nationale favorise leur pétition déjà 
« décrétée par un des articles de In constitution qui sup- 
« prime toutes les corporations et tous les privilèges, et 
<( comme je veux satisfaire en même temps au désir de 
(( ceux des membres de l'Assemblée nationale qui vou- 

1. Clu'otiique de Paris. Juillet 170L 
?, Feuille du jour. Octobre 1701. 



338 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

« (Iraient revoir les anciens ouvrages, je crois devoir décla- 
« rer que je ne me prêterai à cette exposition qu*autanL 
« qu'elle ne préjudiciera pas au droit qu*ont tous les 
(( artistes de concourir à une exposition générale et com- 
« mune, dans le palais qu'un décret de l'Assemblée a déjà 
(c rendu national. En conséquence, à moins que la pétition 
/( des artistes ne reçoive de l'Assemblée nationale un refus 
(( formel, je n'exposerai mes anciens ouvrages que dans 
« un lieu qu'on assignera à tous ceux dont les tableaux 
« ont été déjà vus du public, pour qu'il ne soit pas dit que 
« je me sois prêté à l'accaparement d'exposition que 
« médite la société privilégiée de l' Académie de peinture^, » 
David triomphe. A côté de Brutus, il expose le Serment des 
Horaces déjà exposé en 178^, et le Socrate prêt à boire la 
ciguë déjà exposé en 1787; et de cette exposition libre et 
républicaine, il fait une grande conquête sur le privilège, 
une grande excitation du patriotisme, presque une victoire 
de la révolution. 

David, le citoyen David, qui a fait sa popularité par 
l'opinion de sa peinture , n'épargne ni un mépris ni une 
humiliation à l'Académie à terre; et quand l'Académie, 
vaincue, éperdue, essayera de se raccrocher à son grand 
nom, et le sollicitera de venir professer au milieu d'elle, 
David lui écrira : « Je fus autrefois de l'Académie, — 
David, membre de la Convention*. » David est une Acadé- 
mie à lui tout seul, l'Académie qui se lève en face de 
l'Académie qui se couche. C'est vers lui que font route 
tous les vœux, tous les projets révolutionnaires. Son ate- 
lier ne désemplit pas de la foule qui vient admirer son 
beau dessin au bistre du Serment du jeu de paume*. On 

1, Chronique de Paris. Août 1791. 

2. Archives de Vart français, — 3. Feuille du jour, Jui^ 1791. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 339 

se presse, on veut voir Tliomme du peuple pour lequel a 
posé le charbonnier Rousseau; ce charbonnier patriote, 
qui, lorsque David a voulu le payer de sa peine, lui a fait 
cette fière réponse : « Fi donc ! Monsieur. Ce tableau est 
pour la nation ; vous lui faites cadeau de votre ouvrage; je 
ne veux pas de votre argent; mettez seulement ma mé- 
daille et son numéro... je serai content qu*on sache dans 
cent ans que Rousseau, charbonnier, était bon patriote *. » 
En une heure de concession aux dieux du jour, Louis XVI 
songe-t-il à se faire peindre transmettant la constitution au 
jeune héritier du trône? C'est aux pinceaux ennemis du 
patriote David qu'il est forcé de s'adresser. Les journaux 
royalistes hésitent à toucher à ce talent acclamé , ils deman- 
dent respectueusement à David si un aussi grand peintre 
que lui peut être un jacobin. Le Rambler est presque le 
seul à dire : « Quel talent! il pille tous ses sujets dans 
Poussin et Lesueur! » et à lui faire procès en règle, sur le 
ton de brique du Serment des Horaces^^ et de cette Mort de 
Socrate, dont le Socrate n'est que le portrait du modèle 
Lacouture, cet ancêtre des bohémiens de l'art du xi\« siècle, 
qui leur lègue la tradition de déménager par les fenêtres '. 
Il l'incrimine de contre-sens perpétuels : u En un mot, il 
faudrait avoir de l'imagination, du goût, de la composition, 
du dessin, de la couleur, l'entente de la perspective: et 
tout cela manque ici *. » II faut que David se permette des 
propos bien républicains contre le roi pour que le Journal 
à deux liards s'emporte jus(iu'à l'injure, et que le peintre 
ne lui fasse pas respecter l'homme : « J'ai vu ce David si 
bête, si méchant et si véritablement marqué du sceau de 

1. Lettres b patriotiques, — 2. Journal de la Cour, JuiUet 17 9 . 

3. Mémoires et souvenirs de Ch. Poug^ns, vol. I- 

4. Journal de la Cour. Juillet 1792. 



340 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

la réprobation. On n'est pas plus hideux et plus diaboli- 
quement laid. S'il n'est pas pendu , il ne faut pas croire 
aux [)bysionomies*. » 

L'ordonnateur de la fête des soldats de Cbâteauvieux 
est mombre de la Convention. Son influence est pouvoir; 
son crédit, initiative des lois. Le 18 août 1792, il remercie 
la Convention de son logement conservé au Louvre, du 
logement conservé à ses amis Lagrenée, Duvivier, Camp- 
mas. Le 11 novembre, il appuie et fait renvoyer au comité 
d'instruction publique la pétition des artistes dessinateurs 
demandant la suppression do l'Académie. La tribune reten- 
tit par sa voix des plaintes de Topino Lebrun sur les per- 
sécutions exercées par la cour de Rome contre Chinard et 
Rater. Quand Rom me vient demander à la Convention la 
suppression de la place de directeur de l'Académie fran- 
çaise de peinture, de sculpture, d'architecture, établie à 
Rome, il n'est que l'écho et le porte-rancune de David, à 
qui Roland vient d'apprendre la nomination de Suvée, en 
remplacement de Ménageot, « de Thorrible aristocrate 
Suvée, de l'ignare Suvée, » — comme écrit David; et 
David est derrière le décret qui ordonne que l'école, refaite 
d'après les principes de liberté et d'égalité qui dirigent la 
République française, sera mise sous la surveillance de 
l'agent de France. Non content de ce trône brisé dans le 
palais de l'école par les élèves de l'Académie *, David 
demande la deslruction des bustes de Louis XV et do 
Louis XVI qu'on a respectés. Dasseville assassiné à Rome, 
c'est David (jui fait fixer un traitement pour les élèves 
chassés de Técoie. 

Ce meurtre de Basseville précipita la ruine de l'Aca- 

L Le Ji)U}'n(il à deux l lards, vol. II. 
'2, Courrier de VEualUè, Janvier 170:L 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 341 

Dans le démissionnaire Ménageot qui avait illuminé 

la fuite de Varennes, les esprits exaltés prêtaient 

iplice à l'Académie; un complice dans madame 

, en relation à Naples avec Mesdames; des com- 

lans ce Corneille, ce Gouffier, ce Tierce père, ce 

ils, qui arboraient la cocarde blanche à Livoume ; 

nplices dans les artistes français qui , à Florence, 

it serment à Louis XVII, entre les mains de lord 

ambassadeur d'Angleterre * ; un complice dans 

qui abandonnait sa petite maison de campagne 

ligrer en Russie. — Au mois de février, une multi- 

artistes envahit le local de la vieille Académie ; ils 

w La voilà donc renversée cette bastille acadé- 

» 

8 août 1793, le député du département de Paris 
k la tribune de la Convention, apportant son réqui- 
contre toutes les Académies, « dernier refuge de 
es aristocraties. » Le tort réel que les Académies 
l'art même par la jalousie de leurs membres , la 
î de leur esprit de corps, généralement exposés, 
)0usse à l'Académie de peinture et sculpture. Il 
son mode d'éducation ^ ces douze professeurs par 
c'est-à-dire un pour chaque mois, qui « apprennent 
3is Fart » à l'élève. Il peint de couleurs vives cette 
e des Académies de maintenir l'équilibre des ta- 
t de tâcher d'étouffer « l'artiste téméraire qui dé- 
cercle de Popilius; » il raille ces vieillards « dont 
'gique assiduité a usé tous les sièges de l'Académie, 
!e tabouret jusqu'au grand fauteuil. » Il pleure ces 

irnal de la Société populaire et républicaine des Arts, séante 
re, salle du Laocoon^ par Détournelle. Du 1*» ventôse au 
U an II. 



342 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

promesses de talent auxquelles TAcadémie a barré le che- 
min ; mânes dédaignées, parce que rAcadémie s'est mise 
devant leur gloire. Il s'indigne de ces amours-propres qui 
ne voient rien qu'eux dans l'État; qui, lorsque lui, le 
patriote David, est tout sérieux et attristé de la guerre de 
Vendée, n'ont dans la tête et dans le cœur que l'avenir et 
la question de leur Académie; et qui montrent «enfin, 
dans toute sa turpitude, l'esprit de Tanimal qu'on nomme 
académicien. » Mais David l'a dit : il veut décider le juge- 
ment de la Convention, en intéressant sa sensibilité, et il 
conte, pour que l'attendrissement emporte les votes de la 
raison, la légende déplorable du jeune Sénéchal, sculpteur, 
premier prix de l'Académie. Sénéchal, de retour de Rome, 
devait obtenir la main de la fille d'un particulier aisé, s'il 
était agréé de l'Académie sur le morceau qu'il présentait. 
« L'amour dirige sa main. Il fait un chef-d'œuvre. » Son 
maître, Falconnet, est des trois commissaires nommés 
par l'Académie pour l'examen du chef-d'œuvre. « Ce Fal- 
connet^ — dit David, — est celui qui a fait six gros vo- 
lumes pour prouver que le cheval de Marc-Aurèle, à Rome 
(cl)ef-d'a'uvre reconnu de l'antiquité), ne vaut pas celui 
qu'il a fait en Russie. » — « Jeune homme, — dit Falconnet 
à son élève, — votre ouvrage n'a pas le sens commun. » 
La fiancée, qui était présente, s'attriste. Sénéchal disparaît. 
« Mais l'amour qui veille toujours, l'amour qui cherche 
partout, la jeune fille le trouva enfin ; mais oii le trouvâ- 
t-elle? Noyé dans le puits de la maison de son père! » La 
Convention se hâte de venger l'ombre du jeune Sénéchal : 
et David à peine descendu de la tribune, il est décrété que 
toutes les Académies sont supprimées. 

L'Académie de peinture et sculpture supprimée, la 
Commune des arts est ouverte à tous les artistes; les vieux 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 343 

académiciens s'y réfugient, puis y passent bientôt majorité, 
et y restaurent comme un semblant d'Académie. Alors les 
ardents se déclarent Société 'populaire cl républicaine des 
Ans *. La proposition d'une épuration met en fuite les 
membres tièdes, et presque tous les académiciens *. La 
Société appelle à elle, à raison de 3 livres par trimestre, les 
professeurs des quatre arts libéraux qui ont pour base la 
peinture, la sculpture, la gravure, l'architecture, et les 
citoyens qui, sans professer, ont des connaissances théori- 
ques, ce qui était appeler à peu près tout le monde. La 
Société arrête que les citoyens au-dessous de dix-huit ans 
n'auront que foix consultative. Elle organise son comité 
d'épuration, qu'elle compose de huit membres chargés de 
demander aux candidats leur carte de citoyen, la justifica- 
tion de l'exercice de la garde nationale et des contributions 
patriotiques. Le président les interpelle ainsi : a As-tu 
signé quelque pétition ou fait quelques écrits anticiviques? 
As-tu été membre d'aucun club proscrit par l'opinion pu- 
blique ? As-tu accepté la Constitution décrétée par l'As- 
semblée nationale? » Constituée, la société envoie une 
adresse aux sociétés populaires; et dans cette adresse, 
qui ne reconnaîtrait l'inspiration de David? « La Société 
populaire et républicaine des Arts vient vous demander 
votre atiiliation... Si des artistes ont avili leurs pinceaux,, 
nous devons beaucoup à celui qui, lorsqu'un roi asservis- 
sait encore la France, traça d'une main hardie le généreux 
Brutus immolant ses fils à sa patrie après avoir renversé le 
trône des Tarquins ^. » La Société a sa salle de séance au 



1. Décade philosophique, an ii, vol. L 

2. Journal de la Société populaire et républicaine des Arts, 
Du V ventôse au 1" prairial an u. — 3. Id. 



3ii LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

Louvre, salle du Laocoon, et elle a son journal : le Journal 
(le l(f Société 7rp\iblicaine des Arts, La Socic^té s'occupe 
beaucoup du goût du peuple; elle voudrait le guérir et le 
purifier des imagos aristocratiques; elle le désirerait garé 
des atteintes de la boutique de Gurtius, de ces figurations 
affreusement méconnaissables de Voltaire, de Rousseau, 
de Franklin, de ces Brutus affublés, en guise de draperie 
consulaire, d'un fichu de satin moucheté et rayé *. Pen- 
dant que le Club révolutionnaire des Arts appelle, lui 
aussi, l'art dans les chaumières, par la voix d'Hassenfratz, 
et exhorte l'imagination humaine aux découvertes popu- 
laires, en lui proposant l'exemple d'Eustache Dubois, l'im- 
mortel auteur du couteau (\u\ a pris son nom, et que 
Prudlion y développe les idées de Jean-Jacques Rousseau 
sur les arts, la Société républicaine des Arts rêve et agite 
création d'exèdres, construction d'un théâtre de patriotes 
assez vaste pour représenter le serment du jeu de paume, 
la prise de la Bastille -, et émet l'idée de ne plus faire 
désormais servir les arts que d'aliment à la vertu. Toutes 
ces tendances ont pour écho le Journal des Hommes libres, 
qui veut diriger tout ce qui est art vers les habitations ru- 
rales : (( Voyez l'égalité applaudir au spectacle de la ferme 
rajeunie, étalant un luxe utile, une beauté modeste, et 
vengée enfin de l'ardoise orgueilleuse des châteaux... 
Toute la maison ofirirait la morale en action par les dis- 
positions des inscriptions ^. » 

Plus sérieusement, plus utilement parfois, le procès 
était fait aux restaurateurs de tableaux, qui, au rapport de 
David, avaient profané d'une main lourde et barbare un 

1. Journal de la Soriclc populaire et républicaine des Arts, 

2. S(^anrc du club révolutionnaire des Arts. 14 germinal an ii. 

3. Journal des îtommes libres. Nivôse an u. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 343 

ilaphaël : « Vous ne reconnaîtrez plus l'Antiopo, — disait- 
l; — les glacis, les demi-teintes, tout ce qui caractérise 
plus particulièrement le Corrège et le met si fort au-dessus 
les plus grands peintres, tout a disparu. La Vierge du 
Guide, vulgairement appelée laCouseuse, n'a point été 
aettoyée, mais usée. Vous chercherez le Moïse foulant aux 
oieds la couronne de Pharaon, très-beau tableau du peintre 
philosophe, du Poussin, et vous ne trouverez plus qu'une 
loile abîmée de rouge et de noir, perdue de restauration. 
Le Port de Messine, ce chef-d'œuvre d'harmonie où le 
îoleil de Claude Lorrain éblouissait les regards, n'offre 
plus qu'une couleur terne de brique et perdue. Je 
,'ous parlerai ae Vernet : les barbares! ils l'ont déjà cru 
issez ancien pour le gâter; tous ses ports sont déjà ren- 
oilés, brûlés, couverts par la crasse d'un vernis qui dé- 
obe aux yeux le mérite que ses amateurs cherchent 
;n lui. )) 

Mais où l'influence de David se montre plus nette et 
)rend un caractère plus tranché, c'est dans la formation 
le ce jury chargé de juger le concours des prix de sculp- 
ure, peinture, architecture de l'année 1793. C'est lui qui 
)ropose ce jury à la Convention, dans un rapport qui est 
'oraison fimèbre de l'Académie. David y dit : «...Trop 
onglemps les tyrans, qui redoutent jusqu'aux images des 
ertus, avaient, en enchaînant jusqu'à la pensée, encou- 
agé la licence des mœurs. Les arts ne servaient plus qu'à 
atisfaire Torgueil et le caprice de quelques sybarites 
;orgés d'or; et des corporations circonscrivaient le génie 
lans le cercle étroit de leurs pensées, proscrivaient qui- 
onque se présentait avec les idées pures de la morale et 
le la philosophie... Votre comité a penséqu'à cette époque 
►ù les arts doivent se régénérer comme les mœurs, aban- 



34G LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

donner aux artistes seuls le jugement des productions du 
génie, ce serait les laisser dans Tornière de la routine où 
ils se sont traînés devant le despotisme qu'ils encensaient. » 
Suivait la liste des jurés proposés par David, étrange mêlée 
de quelques peintres, de quelques sculpteurs, comme 
Fragonard, Prudhon, Chaudet, Naigeon, Gérard, avec des 
mathématiciens, des acteurs, des hommes de lettres et des 
architectes, des commissaires de l'armée révolutionnaire 
et des substituts de l'accusateur public, des cultivateurs, 
des jardiniers, et jusqu'à des cordonniers! — Cette singu- 
lière liste est adoptée. Ce singulier jury entre en fonc- 
tions ^ ^ 

Le programme du prix de sculpture était le MaUre 
d'école des Falisques renvoyé dans la ville par Camille, à 
qui ce traître avait voulu livrer ses disciples, a Le moment 
est celui où les pères et mères des jeunes Falisques vien- 
nent au-devant des enfants qui ramènent leur maître d'é- 
cole en le fustigeant. » La discussion s'ouvre. Caraffe de- 
mande d'abord que les artistes concurrents mettent à côté 
de leurs talents ce qu'ils auront fait pour la révolution. 
<( Les bas-reliefs, — dit le substitut de l'accusateur public 
Fleuriot, — ne sont pas imprégnés du génie que fomentent 
les grands principes de la révolution. Ehl d'ailleurs,— 
fait-il en s'animant, — qu'est-ce que des hommes qui s'oc- 
cupent de sculpture pendant que leurs frères versent leur 
sang pour la patrie? Mon opinion est qu'il n'y ait pas de 
prix. » — « La mienne aussi, » — clame Hébert. — « Je 
vais parler franchement, — c'est Hassonfratz qui saisit la 
parole, — tout le talent de l'arliste est dans son cœur; ce 
qu'on acquiert par la main est petit. » — A cette hérésie 

1. Journal de la Société populaire et républicaine des Arts» 



i^ENDAMt LA t\ÉVOLUTJON. 347 

le du mathématicien, le groupe des quelques ar- 
u jury ose un chuchotement. — Neveu s'enhardit 

jusqu'à robjection : « Je dois dire à Hassenfratz 
xt avoir égard au faire et à l'expression. » — Has- 

: « Citoyen Neveu, le faire de la main n'est rien, 
oit pas juger sur le faire de la main. » — « Et Jou- 
— crie Dufourny, le vice-président, ralliant l'opinion 
Hassenfratz, — et Jouvenet, n'a-t-il pas perdu un 
ns perdre son génie? 11 a peint du bras gauche, 
ut I Nous ne donnons pas de prix à l'habitude, nous 
]ons au mérite. » Sur cet emportement de logique 
quence, la discussion ferme, et sur quarante-et-un 

quarante décident qu'il n'y aura pas de prix de 
ce*. 

ujet de peinture était : Brutus tué dans un combat, 
es retraceront le moment où les chevaliers romains 
^tent son corps à Rome, et où les consuls vont aw 
pour le recevoir. 

seconde séance du jury national des arts, Pache, 
it , pose la question : Y a-t-il lieu à accorder des 
peinture? On ne répond que par un long silence, 
se regarde. Les artistes, voyant bien que Fart n'est 
faire du jury, et que le talent n'est guère ce que 
nt les couronnes de la Convention, se taisent. Les 
urés attendent. Fatigué de cette persistance demu- 
e bouillant Hassenfratz se jette à la tribune. «Puis- 
sonne n'ose parler, j'estime que l'on peut donner 
:. » — « Les sujets me semblent traités d'une ma- 
tpuhlicaine, » hasarde Dorât Cubières, qui se hâte 
un avis après un autre. Fleuriot reprend son dithy- 

rnal de la Société populaire et républicaine des Arts. 



348 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

rambe sur les citoyens artistes qui se battent, et opine 
pour qu'il n'y ait qu'un second prix. La discussion va et 
vient, buttant de ci de là. Au bout de quoi une voix crie 
(( que les concurrents sont aux frontières. » — « Mais,— 
riposte une autre voix, — sont-ils réquisitionnaires ou 
enrôlés? » — « Oui, — ajoute une autre, — supportent- 
ils les fatigues de la guerre depuis six mois ou depuis dix- 
huit mois? » Là-dessus, l'avis de Fleuriot adopté, la dis- 
cussion commence sur les n°« 1, 2 et 3. Hassenfratz 
reprend d'assaut la tribune : « Je suis peut-être un sot,— 
commence-t-il modestement, — cependant, j'ai senti une 
plus forte impression à l'aspect du n" 2 qu'à l'aspect des 
deux autres. Il n'existe dans les tableaux aucune obéis- 
sance aux lois de la perspective, si ce n'est dans le n® 2. 
J'ai riiabitude de la règle et du compas, et j'ai une intime 
conviction que tous les objets de peinture peuvent être 
faits avec la règle et le compas. » A cet aperçu original, le 
côté dos hommes spéciaux de l'assemblée part d'un éclat 
de rire. — « Oui, — reprend le Winckelman de la géomé- 
trie avec plus de chaleur, — les peintres ne mériteront ce 
nom que (juand ils rendront l'expression avec le compas, 
que l'idée seule ne peut rendre avec autant de justesse, w 
Les rires recommencent, et, après une grande appréciation 
des n®^ 2 et 3 faite par Fleuriot, qui commence par con- 
fesser : « Mon âme n'éprouve rien quand je vois un ta- 
bleau, » — le u° 3 obtient quarante-quatre voix sur qua- 
rante-sept volants. L'auteur était un nommé Harrietle, 
élève (le David. Comme il était à l'armée, Michot crie 
d'une façon assez romaine: a A-t-il un père?» Harriette 
père monte au bureau, et reçoit l'accolade pour son fils. 
A la séance pour le prix d'architecture, — le sujet du 
concours était une caserne devant contenir six cents hommes 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 349 

5 cavalerie; — Dufourny émet cette vue républicaine : 
Il faut que les monuments soient simples comme la 
ertu. L'architecture doit se régénérer par la géométrie. » 
aima, qui quoique suppléant prend part à toutes les 
éances, demande à ses collègues d'accorder seulement un 
econd prix, un encouragement, et le jeune canonnier 
totin est l'architecte couronné. — Le sextidi 26 pluviôse, 
s jury se rend à la Convention nationale, accompagnant 
larriette et Protin. Chacun des membres porte le tableau, 
3 plan, la coupe ou l'élévation. Le défilé a lieu dans la 
aile. Monvel, orateur de la députation, s'avance à la 
arre et lit une adresse où le jury exprime ses regrets de 
'avoir pas eu de grands prix à distribuer : « Quelle ré- 
)mpense plus flatteuse pour ces jeunes artistes, — s'écrie 
ourdon du Loiret, — que l'accolade du président? Cette 
larque d'estime les honorera et nous honorera ^ » 

David alors est le Mécène du budget des arts de la 
épublique, le commémorateur de tous les dévouements 
jpublicains, le maître de cérémonies dés Panathénées de 
anarchie, le Gardel populaire des ballets énormes mar- 
iiés par la foule. Des débris tronqués des rois de France, 
rrachés de Notre-Dame, il veut former sur le Pont-Neuf 
) piédestal d'une statue géante du peuple parisien* David, 
omme un patricien de l'ancienne Home, marche au milieu 
e sa gens, les jeunes clients de l'art, auxquels le peintre 
es Horaces a fait adopter — écoutez l'Américain Moore — 
ne veste et des brodequins bleus, un petit manteau flottant 
ur l'épaule, un chapeau à plumes, deux pistolets à la cein- 
ure et un grand sabre pendu au dos *. La politique active 
surpe tout son temps. Même avant d'être législateur, 

1. Journal de la Société populaire et républicaine des Arts. 

'2. Journal d'un voyage en France, par Moore. Philadelphie, 1794. 



348 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

rambe sur les citoyens artistes qui se battent, et opine 
pour qu'il n'y ait qu'un second prix. La discussion va et 
vient, buttant de ci de là. Au bout de quoi une voix crie 
(( que les concurrents sont aux frontières. » — « Mais,— 
riposte une autre voix, — sont-ils réquisitionnaires ou 
enrôlés? » — « Oui, — ajoute une autre, — supportent- 
ils les fatigues de la guerre depuis six mois ou depuis dix- 
huit mois? » Là-dessus, l'avis de Fleuriot adopté, la dis- 
cussion commence sur les n°^ 1 , 2 et 3. Hassenfratz 
reprend d'assaut la tribune : « Je suis peut-être un sot,— 
commencc-t-il modestement, — cependant, j'ai senti une 
plus forte impression à l'aspect du n" 2 qu'à l'aspect des 
deux autres. Il n'existe dans les tableaux aucune obéis- 
sance aux lois de la perspective, si ce n'est dans le n® 2. 
J'ai l'habitude de la règle et du compas, et j'ai une intime 
conviction que tous les objets de peinture peuvent être 
faits avec la règle et le compas. » A cet aperçu original, le 
côté dos hommes spéciaux de l'assemblée part d'un éclat 
de rire. — « Oui, — reprend le Winckelman de la géomé- 
trie avec plus de chaleur, — les peintres ne mériteront ce 
nom que (juand ils rendront l'expression avec le compas, 
que l'idée seule ne peut rendre avec autant de justesse. « 
Les rires recommencent, et, après une grande appréciation 
des n®^ 2 et 3 faite par Fleuriot, qui commence par con- 
fesser ; « Mon âme n'éprouve rien quand je vois un ta- 
bleau, » — le u^ 3 obtient quarante-quatre voix sur qua- 
rante-sept volants. L'auteur était un nommé llarrietle, 
élève (le David. Comme il était à l'armée, Michot crie 
d'une façon assez romaine: « A-t-il un père?» Harriette 
père monte au bureau, et reçoit l'accolade pour son fils. 
A la séance pour le prix d'architecture, — le sujet du 
concours était une caserne devant contenir six cents hommes 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 349 

? cavalerie; — Dufourny émet cette vue républicaine : 
Il faut que les monuments soient simples comme la 
ertu. L'architecture doit se régénérer par la géométrie. » 
aima, qui quoique suppléant prend part à toutes les 
éances, demande à ses collègues d'accorder seulement un 
econd prix, un encouragement, et le jeune canonnier 
rotin est l'architecte couronné. — Le sextidi 26 pluviôse, 
î jury se rend à la Convention nationale, accompagnant 
arriette et Protin. Chacun des membres porte le tableau, 
î plan, la coupe ou l'élévation. Le défilé a lieu dans la 
ille. Monvel, orateur de la députation, s'avance à la 
irre et lit une adresse où le jury exprime ses regrets de 
avoir pas eu de grands prix à distribuer : « Quelle ré- 
)mpense plus flatteuse pour ces jeunes artistes, — s'écrie 
3urdon du Loiret, — que l'accolade du président? Cette 
larque d'estime les honorera et nous honorerai » 

David alors est le Mécène du budget des arts de la 
épublique, le commémorateur de tous les dévouements 
3publicains, le maître de cérémonies dés Panathénées de 
anarchie, le Gardel populaire des ballets énormes mar- 
hés par la foule. Des débris tronqués des rois de France, 
rrachés de Notre-Dame, il veut former sur le Pont-Neuf 
3 piédestal d'une statue géante du peuple parisien* David, 
omme un patricien de l'ancienne Home, marche au milieu 
e sa gens, les jeunes clients de l'art, auxquels le peintre 
ies Horaces a fait adopter — écoutez l'Américain Moore — 
me veste et des brodequins bleus, un petit manteau flottant 
ur l'épaule, un chapeau à plumes, deux pistolets à la cein- 
ure et un grand sabre pendu au dos *. La politique active 
surpe tout son temps. Même avant d'être législateur, 

1. Journal de la Société 'populaire et républicaine des Arts, 

ti. Journal d'un voyage en France, par Moore. Philadelphie, 1794. 

*20 



Ha 

IM 



350 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

n'avait-il pas répondu à deux jeunes personnes qui ve- 
naient un matin lui montrer des dessins et lui demander 
des conseils : « Je n'ai pas le temps; les Jacobins m'entraî- 
nent, je ne puis me résoudre à manquer des séances d'un 
si grand intérêt*. » Il n'y a plus que la mort d'un républi- 
cain qui remette les pinceaux aux mains du convention- 
nel : le tableau des derniers moments de Lepelletier Saint- 
Fargeau fini, Charlotte Corday peut seule le faire revenir à 
son chevalet. Il peint à la bâte Marat ensanglanté, jette au 
bas de la toile : A Marat, David; dit à la Convention, en 
lui présentant sa toile : « Humanité, tu diras à ceux qui 
l'appelaient buveur de sang, que jamais ton enfant chéri, 
que jamais Marat n'a fait verser de larmes; » et il revient 
à la politique, aux luttes, aux victoires de comité, aux 
satisfactions de tribune. II dénonce la commission du Mu- 
séum : il ébranle les colonnes de cette petite Académie 
réformée. « Quels sont les six membres? — s'écrie-t-il : 
— c'est Jollain, ancien garde des tableaux du roi ; Cossard, 
peintre, mais qui n'en a que le nom ; Pasquier, ami de 
lloland; Renard, Vincent, qui ont du talent, mais un pa- 
triotisme sans couleur; l'abbé Bossut, géomètre. L'inten- 
tion de la Convention n'a pas été que ces hommes fussent 
dispensés de cet amour brûlant de la liberté sans lequel 
• il est impossii)Ie de servir utilement ni les arts ni la pa- 
'"'' * trie. )) Et David leur fait reproche à tous de ne pas encore 
n. •' communiquer ces portefeuilles de dessins des grands 
•*; maîtres, jadis cachés, enfouis dans les cabinets de d'Angi- 
,* -•? villiers, d'être complices des déplorables restaurations de 
tableaux, de grossir le catalogue des Poussin, des Doniini- 
quin, des Raphaël d'une quantité de productions qui ne 

1. Les grands sabbal s jacobites. 1792. 



PENDANT LA REVOLUTION. 351 

ïiéritent pas de voir le jour, et de continuer enfin les abus 
de Tancien régime. Il opine pour la suppression de la 
commission du Muséum, et propose pour la remplacer des 
artistes « la plupart victimes de l'ancien orgueil acadé- 
mique : Dardel, Julien, Delaunoy, Leroi, Wicar, Varon, » 
qui forment bientôt le conservatoire du Muséum, sous la 
main et sous la tutelle de David. 

Ainsi le tribun de Tart mène la surintendance de Tart 
républicain jusqu'au 9 thermidor. Alors Louis David, qui 
ivait brigué tout haut la mort avec Marat, la ciguë avec 
Robespierre; Louis David, qui le 3 septembre 1792, un 
Tayon en main, dans les cours de la Force, disait : a Je 
iaisis les derniers moments de la nature dans ces scélé- 
rats * ; » Louis David, qu'un esprit faible et ouvert aux 
;urexcitations extrêmes avait fait l'ami souple des rois 
sanguinaires, Louis David renie les siens vaincus. Il écrit 
le prison : u .... On ne peut que me reprocher une exal- 
tation d'idées qui m'a fait illusion sur le caractère d'un 
liomme que beaucoup de mes collègues plus éclairés que 

moi regardaient comme la boussole du patriolisme Mes 

intentions ont toujours été droites, je n'ai jamais coopéré 
ni directement ni indirectement aux trames criminelles 
que les conspirateurs ourdissaient dans le silence et bien 
à mon insu. 

Le jour n'est pas plus pur que le fond de mon cœur^, » 

Le repentir de David vient trop tard. « C'est un monstre, 
il faut qu'il périsse! » crie Chénier^; et David va mourir, 
quand ses fils, Brutus, le Serment des Horaces l'amnistient 

1. Histoire secrète de la Révolution française, par Fr» Pages, 1790. 

2. Catalogue d'autographes. 4 novembre 1844, 

3. Mémoires et souvenirs de Gh. Pougens, 



352 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

avec leur p^loiro... Il fallait aux ironies des circonsfances 
que le peintre de Marat vécût, pour qu'il se laissât faire le 
peintre ordinaire des couronnements futurs, et le fournis- 
seur des dessins du fauteuil d'un empereur. 

D'un effort acharné, continu, incessant, quotidien, la 
ré4)ublique de Tan ii travaille à l'anéantissement de la civi- 
lisation. 11 semble que toutes les enseignes apparentes de 
la prospérité des empires, que les miracles de Tindustrie, 
les s[)lendeurs du luxe, la montre des richesses, Tagrément 
de la vie; ces progrès, ces perfectionnements, ces décou- 
vertes qui enchantent et parent les siècles vieux, opulents 
et délicats, il semble que toutes ces conquêtes de la vieille 
France soient crimes et délits aux yeux des gouvernants. 
Il semble que ces économistes tout neufs, dans les mille 
répartitions de la main-d'œuvre des objets raffinés, ne voient 
que (( le canal des larmes et du sang de la famille des tra- 
vailleurs. » II semble que ces républicains jugent mortels 
à leur république les plaisirs, les satisfactions, les jouis- 
sances, les courtoisies qui étaient tout à Theure l'orgueil 
du morceau de terre où ils régnent; il semble qu'ils veuil- 
lent renier toutes les victoires de l'homme depuis le jour 
où Dieu l'a jeté nu, désarmé, dans le désert du monde: 
qu'ils veuillent ramener vingt-cinq millions de Française 
je ne sais quelle démocratie inculte et primitive, ombra- 
geuse et misérable, défendant à chacun de ses membres le 
bel usage de l'aisance et la dépense des nobles goûts, abdi- 
quant, en sa masse, l'éclat, Tornement, la magnificence et 
toutes les gloires sociales. Il semble qu'ils aient voulu lé- 
guer la barbarie à l'avenir; et i\ voir cette génération s'ef- 
forçant h détruire, quoi qu'il coûte, les héritages admirés 
des générations précédentes, l'esprit va de suite à ce Pan- 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 353 

théon, où une armée de maçons pique laborieusement la 
nuit, le jour, les merveilleux bas-reliefs, et dépense un tra- 
vail de 1,500,000 livres à faire — du fruste^ ! •-*'•' 

Oui, — dit alors la grande voix du peuple, tonnantdans 
les protestations du silence, — les boutiques des mar- 
chandes de modes se transformeront en ateliers; les cafés, 
le rendez-vous des fainéants, seront occupés par de bons 
travailleurs. Les marchands de carrosses deviendront de 
bons charrons; les orfèvres se feront serruriers*. Mort à 
tout ce qui n'est pas de première utilité, de première né- 
cessité ! mort aux mains blanches 1 « Nous ne nous ser- 
vons pas de pâte d'amande, le travail est écrit sur nos 
mains couvertes de poreaux et de durillons '. » Mort à 
tout ce qui fait la vie intelligente, sensuelle ! mort à tout 
ce qui l'adoucit, Tennoblit, l'embellit, la polit! mort à 
toutes ces choses qui sont l'expérience et la résultante de 
six mille années de recherches, de tâtonnements, de ren- 
contres, d'imaginations et de leçons ! Il prend aux archontes 
de la République française, comme à Voltaire lisant Rous- 
seau, envie d'aller à quatre pattes; et l'utopie où ils mar- 
chent à reculons, c'est le retour à l'état de nature. Saint- 
Just ne fait pas mystère de ces aspirations : « Nous vous 
offrîmes, — dit-il dans im rapport, — le bonheur de la 
vertu, celui de l'aisaiice et de la médiocrité ; nous vous 
offrîmes le bonheur qui naît de la jouissance sans le su- 
perllu ; nous vous offrîmes pour bonheur, la haine de la 
tyrannie, la volupté d'une cabane et d'un champ fertile 
cultivé par vos mains ; nous ofllnmes au peuple le bonheur 
dV'tre libre et tranquille, et de jouir en paix des fruits et 
des mœurs de la Révolution, celui de retourner à la na- 

1. Histoire du clergé pendant la Révolution française, par Tabbé 
Barruel. 1707. — 2. Lettres du père ' ' Id, 

20, 



352 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

avec leur p^loire... 11 fallait aux ironies des circonsfances 
que le peintre de Marat vécût, pour qu'il se laissât faire le 
peintre ordinaire des couronnements futurs, et le fournis- 
seur des dessins du fauteuil d'un empereur. 

D'un effort acharné, continu, incessant, quotidien, la 
république de Tan ii travaille à l'anéantissement de la civi- 
lisation. Il semble que toutes les enseignes apparentes de 
la prospérité des empires, que les miracles de l'industrie, 
les s[)lencleurs du luxe, la montre des richesses, Tagrément 
de la vie; ces progrès, ces perfectionnements, ces décou- 
vertes qui enchantent et parent les siècles vieux, opulents 
et délicats, il semble que toutes ces conquêtes de la vieille 
France soient crimes et délits aux yeux des gouvernants. 
II semble que ces économistes tout neufs, dans les mille 
répartitions de la main-d'œuvre des objets raffinés, ne voient 
que « le canal des larmes et du sang de la famille des tra- 
vailleurs. » Il semble que ces républicains jugent mortels 
à leur république les plaisirs, les satisfactions, les jouis- 
sances, les courtoisies qui étaient tout à l'heure l'orgueil 
du morceau de terre où ils régnent; il semble qu'ils veuil- 
lent renier toutes les victoires de l'homme depuis le jour 
où Dieu l'a jeté nu, désarmé, dans le désert du monde; 
qu'ils veuillent ramener vingt-cinq millions de Français à 
je ne sais quelle démocratie inculte et primitive, ombra- 
geuse et misérable, défendant à chacun de ses membres le 
bel usage de l'aisance et la dépense des nobles goûts, abdi- 
quant, en sa masse, l'éclat, Tornement, la magnificence et 
toutes les gloires sociales. Il semble qu'ils aient voulu lé- 
guer la barbarie à l'avenir; et h voir cette génération s'ef- 
forçant à détruire, quoi qu'il coûte, les héritages admirés 
des générations précédentes, l'esprit va de suite à ce Pan- 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 353 

théon, oîi une armée de maçons pique laborieusement la 
nuit, le jour, les merveilleux bas-reliefs, et dépense un tra- 
vail de 1,500,000 livres à faire — du fruste^ l -*'>•' 

Oui, — dit alors la grande voix du peuple, tonnant dans 
les protestations du silence, — les boutiques des mar- 
chandes de modes se transformeront en ateliers; les cafés, 
le rendez-vous des fainéants, seront occupés par de bons 
travailleurs. Les marchands de carrosses deviendront de 
bons charrons ; les orfèvres se feront serruriers *. Mort à 
tout ce qui n'est pas de première utilité, de première né- 
cessité ! mort aux mains blanches ! « Nous ne nous ser- 
vons pas de pâte d'amande, le travail est écrit sur nos 
mains couvertes de poreaux et de durillons '. » Mort à ^d 
tout ce qui fait la vie intelligente , sensuelle ! mort à tout 
ce qui l'adoucit, Tennoblit, l'embellit, la polit! mort à 
toutes ces choses qui sont l'expérience et la résultante de 
six mille années de recherches, de tâtonnements, de ren- ^ 
contres, d'imaginations et de leçons ! II prend aux archontes 
de la République française, comme à Voltaire lisant Rous- 
seau, envie d'aller à quatre pattes; et l'utopie où ils mar- 
chent à reculons, c'est le retour à l'état de nature. Saint- 
Just ne fait pas mystère de ces aspirations : « Nous vous 
offrîmes, — dit-il dans un rapport, — le bonheur de la 
vertu, celui de l'aisance et de la médiocrité ; nous vous 
offrîmes le bonheur qui naît de la jouissance sans le su- 
perllu; nous vous offrîmes pour bonheur, la haine de la 
tyrannie, la volupté d'une cabane et d'un champ fertile 
cultivé par vos mains ; nous ofl'rîmes au peuple le bonheur 
d'être libre et tranquille, et de jouir en paix des fruits et 
des mœurs de la Révolution, celui de retourner à la na- 

1. Histoire du clergé peivlant la Révolution française, par l'abbé 
Barruel. 1707. — 2. Lettres du père Duch^ne. — 3. Id, 

20, 



35i LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

lui'c*. )) Déjà dans les habits il y a une simplicité, et de 
préférence une misère qu'ont victorieusement prechée les 
habits noirs rûpésde Roland. Un bijou? une étoffe de soie ? 
certilicat d'aristocratie! La garde-robe à 50 livres du ver- 
tueux Caton est d'ordonnance. Et les patriciennes ont des 
robes d'étaniine. Ne vous rappelez-vous point cette accu- 
sation de la révolution contre Péthion, qui était, disait-elle, 
reiichc et rel-o'pè comme tous les farauds de V ancien i^égime^l 
Le jour où une voix crie à la Commune qu'on doit rou- 
gir d'avoir deux habits quand les soldats sont nus ', tous 
les possesseurs de deux habits tremblent du plus sérieux ; 
et il n'est pas jusqu'aux proconsuls qui ne portent, en leur 
toute-puissance, la terreur de ce qui est beau, séant, con- 
venable. Lisez les craintes comiques du sanguinaire Lebon 
à propos d'un habit commandé par sa mère : « Voilà près 
de huit jours que je n'ai été à Arras ; je crains bien qu'à ma 
première apparition je n'aie quelques difficultés avec ma 
mère. Tu sais qu'elle devait m'acheter un habit de très-fm 
drap, une veste de soie et une culotte de môme étoffe. 
Dans le premier moment, quoique tout interdit, je n'ai pas 
cru devoir la brusquer sur une emplette faite ; j'ai consenti 
à ce qu'on me prit mesure. Mais, tu me croiras si tu veux, 
voilà dix nuits que je ne dors presque pas à cause de ce 
malheureux habillement. Moi, philosophe, ami de l'huma- 
nité, me couvrir si richement, tandis que des milliers de 
mes semblables meurent de faim sous de tristes haillons! 
Comment, avec tout cet éclat, me transporter à l'avenir 
dans leur chaumière pour les consoler de leurs infortunes? 

}. Notice dos pièces authentiques relatives aux principaux agents 
de la faction de l'étranger, par Saint-Just. An ii de l'ère républicaine, 
2. Lettres du père Duchéne. 
^. Courrier de l'Égalité. Février 1793. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 355 

«iment plaider encore la cause du pauvre ? Comment 
élever contre les vols des riches, en imitant leur luxe et 
ir somptuosité? Comment, etc. , etc. ? Toutes ces idées 
e poursuivent sans cesse, et je pense avec raison que mon 
ae serait un jour dévorée de mille remords si je passais 
itre et si j'avais la faiblesse de condescendre à la bonté 
îu éclairée de ma mère *. » A bas depuis longtemps 
ilottes étroites et bottines de muscadins; par ces temps 
ns-culottes, les jambes élégantes sont entrées en de 
'ges pantalons, et les vestes courtes et rondes ont chassé 
it habit. Les quelques talons rouges que garde encore 
'is attichent l'air terrible pour sauver leurs têtes, mar- 
3nt en tiers-à-bras sur leurs talons éculés, moustachus 

possible, balayant leur ombre d'un grand sabre son- 
it, aux lèvres le brûle-gueule patriotique à demeure, et 
bonnet rouge en tête *. 

Une société bourgeoise avait tenté, la société du dix- 
itième siècle morte , non de lui succéder, mais de vivre 
rès elle. C'était une société de parti, fort affîiirée, fort 
ive , presque toute girondine , et qui semblait un com- 
3t d'honnêtes gens. Des avocats parlementaires et des 
nmes politiques y faisaient les grâces masculines , Tes- 
it sérieux et le plaisir solennel. Cette société espérait faire 
re à l'Europe qu'il était encore des salons à Paris, ou du 
oins lui permettre de croire que les choses de la mode 

du goût avaient encore quelques lieux choisis dans la 
ande ville où ils étaient la nouvelle et l'entretien. 

MHïe i^oland avait groupé la Gironde autour d'elle ; et le 
)udoir (i de la femme du roi Coco » était une petite 
.hènes où les conjurés d'une liberté timide et d'une ré* 

i. Catalogue d'autographes. 8 ftvril i844, 
2, Lettres du père Duchéne, 



350 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

publique d'imagination échangeaient leurs discours qu'ils 
croyaient des plans, et leurs rêves qu'ils estimaient des 
mesures. — Les dîners de M™® Panckoucke avaient con- 
tinué et duraient, gardant à la table, chaque jour resserréo, 
les deux seuls ambassadeurs restés à Paris après la mort 
du roi. 

Le salon jaune de la rue Neuve-des-Mathurins était en- 
core quelquefois frotté de craie par le vieux Sillery, en 
dépit de sa goutte, et offrait un parquet sûr aux danseuses 
brissotines. M*"® Brulart y chantait sur la harpe un panéç:y- 
rique de l'inconstance, et M"«* Paméla et Sercey exécu- 
taient dos danses russes, voluptueuses et charmeresses^ 
— Gliez Lucile Desmoulins, entourée de ses deux jolies 
sœurs et de la belle M""* Kéralio, l'enjouement, l'abandon, 
le sans-façon de l'espril, s'attablaient, — petits dieux fêtés, 
sans asile dans Paris, — à la table de thé *; et comme 
l'Amour était en cette maison , il y faisait respecter le 
Plaisir, dernier patron de la France! 

M'n^Tahïia, rue Chantereine, persistait en ses fêtes d'un 
autre temps, conviant les artistes du Conservatoire, faisant 
tenir le piano à Julie Candeille ^, rassemblant les célébrités 
épargnées, souriant, en ces heures suprêmes, aux arts et \ 
aux lettres ; et même apn^^s In subite irruption de la mena- 
çante carmagnole de xMarat à un joyeux souper*, l'auda- 
cieus(^ maîtresse de maison écrivait à Dumouriez, à l'époque 
du proct's du roi : « Lorsfju'on a conspiré avec les gens, il 



1. Ilis/oire deft Hrissotitis, ou fragments de l'histoire secrète delà 
Révolution, par Camille Dn?;moulins. 1703. 

'2. Anecdote !i relalivcs à la névohUion, par Harmand de la Meu«' 
1820. 

.'i. Minnoivo!^ d'}(nc actrice, par Louise Fusil , vol. I, 

4. L'Ami du peuple. Octobre 1792. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 357 

me semble qu'on devrait leur donner au moins une marque 
de souvenir. Si l'on savait que je n'ai point encore eu la 
douceur de vous voir, que dirait-on, que dirait Marat?... 
Voulez-vous venir souper chez M"® Condorcet vendredi, 
ou chez moi? elle s'y trouvera*. » 

Et au'-dessous du salon Roland, du salon Desmoulins, 
du salon Genlis, du salon Panckoucke, du salon Talma, 
tous les thés, — les thés faisaient déjà fureur, — tâchaient 
d'appeler autour de leur bouilloire une gaieté, un amu- 
sement, une causerie, quelque oubli du jour, quelque 
relâchement des noires prévisions. 

Ces distractions de la compagnie, de la table, de la 
musique, la révolution les suspecte de jour en jour davan- 
tage. Tout repas d'amis est dénoncé comme une assemblée 
de conspirateurs. Un salon ouvert et peuplé est une me- 
nace, un danger pour la République *. Cette réunion toute 
bouffonne et tout innocente de Laujon , de Philippon de 
la Madeleine, de Vial père, de Cailly, ce raout de calem- 
bours qui se tenait de midi à quatre heures, le club de 
Midi à Quatorze heures, se disperse, craignant d'être dis- 
sous avec des mandats d'arrêt , et ses rieurs ne se hasar- 
dent plus qu'à rire tout seuls. 

La presse de la révolution pousse à la proscription de 
la société, des dépenses, des emplois agréables de l'ar- 
gent. Elle crie que les hommes qui ont des liqueurs fines 
dans leurs caves, que les hommes qui soupent avec des 
muscadines, ne sont pas de vrais républicains^. Dans l'Ar- 
cadie qu'elle a imaginée, et qu'elle voit au bout de laguil- 



1. Catalogue d*aut02;raphes Martin. 

2. Courrier de VÊgaUté. Février 1793. 

3. Lettres du père Duchéne. 



3j8 la société française 

lotine, elle veut des mariages qui ne soient plus des enri- 
chissements; elle songe que dans le mariage la dot est une 
institution aristocratique et antinaturelle; elle se rappelle 
la brochure de 1789 : Avis intéressant concernant les jolies 
filles à marier, ou de l'Abus des dots dans le mariage, et elle 
dit encore que ceux-là ne sont pas républicains qui épou- 
sent des hériti(>res de deux ou trois cent mille livres de 
dot. — Entre tous les journalistes, Hébert se distingue par 
l'ardeur et la vivacité de ses attaques à la civilisation; et 
c'est contre les girondins, ces révolutionnaires du monde, 
voulant que la France reste France et ne devienne point 
Gothie, que se déchaînent ses plus grandes colères : aQue 
vont-ils faire, ces girondins,- ces piqueurs d'assiettes qui 
devenaient si gras et si dodus à la cuisine du b d'Inté- 
rieur? Ce n'est pas ta faute, honnête Barbaroux, si la mar- 
mite est renversée. Pauvre Louvet, que vas- tu devenir? 
lèche tes babines maintenant, tu n'auras plus de nanan, 
pleure les crèmes, les glaces que tu savourais avec tant de 
plaisir à la table de ton vertueux maître. » Et encore contre 
les allumeurs de marmites, contre le charlatan Condorcet, 
Péthion, Vergniaud, Gensonné, le futur sénateur Barba- 
roux, qui ont transporté leur sabbat de chez la reine Coco 
chez Garât : « Le cuisinier du ministre Garât a remplacé 

celui de son confrère Roland, et f , toute la séquelle 

s'en félicite, car la bouffaillc est encore plus abondante, à 
l'exception du friand Louvet, qui regrette toujours les 
crèmes et les frangipanes de la vertueuse épouse du ver- 
tueux Coco ^ )) 

Les girondins guillotinés, c'est Saint-Just, qui accuse 
(( l'étranger de pousser à la voracité des repas, depuis que 

\. Lettres du père Duchûne. ^'• ^1\\. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 350 

a simplicité des habits est établie. » Il donne en exemple 
rax Grimod de la Reynière de Tan n, le Puy-de-Dôme, oîi 
le peuple ne vit que de pain et de légumes. Barrère cite le 
cri de ce nègre de Saint-Domingue venu en France : « ]ji 
liberté et des patates M » et les journaux enregistrent avec 
fracas les lois somptuîiires portées en Suède, qui, outre les 
itoffes de soie, les broderies en argent, les gazes, le linon, 
léfendent l'importation du café et des vins de qualité su- 
périeure *. Un cours de vertus républicaines s'élabore dans 
e sein de Tédilité parisienne ; et tout autour du palais de 
ustice le rappel aux bonnes mœurs sera inscrit sur les 
criteaux tout neufs des vieilles rues, qu'on baptisera : rue 
le la Tempérance, de la Frugalité, etc. N'est-ce pas avec 
les bruits de repas à 100 livres par tête qu'on tue Danton 
ivatit de le guillotiner'? « Il serait nécessaire, — dit Cou- 
bon aux jacobins, — de faire des visites chez les traiteurs, 
es restaurateurs, aubergistes, et de savoir quels sont ceux 
]ui ont fait des repas à 100 livres par tête. Ceux qui font 
le pareils repas et ceux qui les donnent sont également 
suspects*. » Et Robespierre déclame : a Tout ce qui regret- 
ait l'ancien régime s'est appliqué dès le commencement de 
la révolution à arrêter les progrès de la morale publique •. n 
— Alors toute la société est dénoncée; et ce sont les con- 
vives d'hier qui se font dénonciateurs aujourd'hui. Des- 
moulins dénonce le salon de M'»^ Roland et de M""® de Genl is * ; 



1. Rapport fait au Comité de salut public par Barrôre sur les 
tableaux du maximum. — 2. Journal de Perlet. Février 1794. 

3. Bulletin du tribunal criminel révolutionnait*e. 

4. Journal de Perlet. Mars 1 704. 

5. Rapport de Maximilicn Robespierre sur les rapports des îdéos 
religieuses et morales avec les principes républicains. 

0. Histoire des Brissotins, par Camille Desmouîins. 1793. 



3d8 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

lotine , elle veut des mariages qui ne soient plus des enri- 
chissements; elle songe que dans le mariage la dot est une 
institution aristocratique et antinaturelle; elle se rappelle 
la brochure de 1789 : Avis intéressant concernant les jolies 
filles à marier, ou de l'Abus des dots dans le mariage, et elle 
dit encore que ceux-là ne sont pas républicains qui épou- 
sent des hériti(ires de deux ou trois cent mille livres de 
dot. — Entre tous les journalistes, Hébert se distingue par 
l'ardeur et la vivacité de ses attaques à la civilisation; et 
c'est contre les girondins, ces révolutionnaires du monde, 
voulant que la France reste France et ne devienne point 
Gothie, que se déchaînent ses plus grandes colères : a Que 
vont-ils faire, ces girondins,- ces piqueurs d'assiettes qui 
devenaient si gras et si dodus à la cuisine du b d'Inté- 
rieur? Ce n'est pas ta faute, honnête Barbaroux, si la mar- 
mite est renversée. Pauvre Louvet, que vas- lu devenir? 
lèche tes babines maintenant, tu n'auras plus de nanan, 
pleure les crèmes, les glaces que tu savourais avec tant de 
plaisir à la table de ton vertueux maître. » Et encore contre 
les allumeurs de marmites, contre le charlatan Condorcet, 
Péthion, Vergniaud, Gensonné, le futur sénateur Barba- 
roux, qui ont transporté leur sabbat de chez la reine Coco 
chez Garât : « Le cuisinier du ministre Garât a remplacé 

celui de son confrère Roland, et f , toute la séquelle 

s'en félicite, car la bouttaille est encore plus abondante, à 
l'exception du friand Louvet, qui regrette toujours les 
crèmes et les frangipanes de la vertueuse épouse du ver- 
tueux Coco ^ » 

Les girondins guillotinés, c'est Saint-Just, qui accuse 
(( l'étranger de pousser à la voracité des repas, depuis que 

\. Lettres du père Duch&ne. .N^^iL 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 359 

simplicité des habits est établie, n II donne en exemple 
X Grîmod de la Reynière de Tan ii, le Puy-de-Dônrje, où 
peuple ne vit que de pain et de légumes. Barrère cite le 
i de ce nègre de Saint-Domingue venu en France : « La 
>erté et des patates M n et les journaux enregistrent avec 
acas les lois somptuaires portées en Suède, qui, outre les 
offes de soie, les broderies en argent, les gazes, le linon, 
éfendent l'importation du café et des vins de qualité su- 
érieure *. Un cours de vertus républicaines s'élabore dans 
i sein de Tédilité parisienne ; et tout autour du palais de 
istice le rappel aux bonnes mœurs sera inscrit sur les 
criteaux tout neufs des vieilles rues, qu'on baptisera: rue 
e la Tempérance, de la Frugalité , etc. N'est-ce pas avec 
es bruits de repas à 100 livres par tête qu'on tue Danton 
vant de le guillotiner'? « II serait nécessaire, — dit Cou- 
bon aux jacobins, — de faire des visites chez les traiteurs, 
33 restaurateurs, aubergistes, et de savoir quels sont ceux 
ui ont fait des repas à 100 livres par tête. Ceux qui font 
e pareils repas et ceux qui les donnent sont également 
uspects*. » Et Robespierre déclame : a Tout ce qui regret- 
ail l'ancien régime s'est appliqué dès le commencement de 
a révolution à arrêter les progrès de la morale publique •. n 
— Alors toute la société est dénoncée ; et ce sont les con- 
;ives d'hier qui se font dénonciateurs aujourd'hui. Des- 
■noulins dénonce le salon de M»"® Roland et de M""® de Genl is * ; 



1. Rapport fait au Comité de salut public par Barrôre sur les 
tableaux du maximum. — 2. Journal de Perlet. Février 1794. 

3. Bulletin du tribunal criminel révolutionnaii*e. 

4. Jotirnal de Perlet. Mars 1794. 

5. Rapport de Maxi milieu Robespierre sur les rapports des idées 
Religieuses et morales avec les principes républicains. 

0. Histoire des Brissotins, par Camille Desmouîins. 1793. 



3U) LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

le salon de Lucile Desmoulins est dénoncé par les espions 
de Robespierre, que Robespierre y faisait inviter ; et bienlôt 
le dénonciateur général des fortunes, des sociélos, des plai- 
sirs, le père Duclicne lui-môme est incriminé de dépenses 
et de luxe. 

Alors la richesse est crime; la pauvreté, devoir; la mi- 
sère, prudence. La sans-culolterie règne sans pii:age; un 
peu de paille dans ses sabots, de l'eau-de-vie dans sa cruche, 
un trognon de pain pour se repaître ; et pour blasphémer 
le souper de l'ancien régime, sacré par l'esprit de la vieille 
société française, elle assied dans les boues des rues les 
soupers fraternels! 

Des tables, des tables par toute la ville. Rien ne les 
gêne : plus les laquais, plus les coureurs, plus les Danois; 
plus le mouvement, plus le bruit, plus le tintamarre, plus 
les voitures; rien que les charrettes qui passent entre les 
rangées de tables reprenant, aussitôt les charrettes passées, 
la chanson et les ris commencés 1 — Flammes tricolores à 
toutes les maisons ; à toutes les maisons un écriteau bariolé 
de rouge, de blanc, de bleu, de coqs, de bonnets rouges, 
contenant les âges, les noms des locataires* : hommes, 
femmes, et les marmots; à toute porte la devise peinturlu- 
rée en rouge: Unité, indivisibilité de la République, liberlé, 
égalité, fraternité, ou la mort * ; cette devise qui s'étale par- 
tout, et jusque sur les loges de la ménagerie du Jardin des 
riantes^ ! Bout à bout, le couvert de six cent mille hommes 
est mis sous le ciel, les pieds dans le ruisseau. Devant chaque 
maison, une table où toute la maisonnée, ré])Oux, l'épouse, 

1. nibliolhèiHp inipcriale. estampes. Histoire de France. 

'i. Courrier de VlùjnlUê. Août 1703. 

3. Actes des Apôlres, pur Barrucl Bcauvort, vol. Ul. 



PENDANT LA RÉVOLUTIOxN. 361 

i courtisane et Tamant, Touvrier, la grisette, la richesse 
balbutiant d'épouvante , la misère « insolentifiée » par le 
oudoiement, ou toute la maisonnée sans-culoUise. Aux 
umières rougeâtres des chandelles vacillantes sur les tables 
)oiteuses, les bouteilles de l'aristocrate qu'on menace cir- 
;ulent à la ronde, arrosant les toasts jacobins qui se heur- 
ent, qui se répondent» qui se croisent d'une rue à l'autre, 
kgapes de famille en ce pays de guillotine ! La Terreur 
erse le vin dans le même verre au Paris qui tue , au Paris 
[ui tremble. Le plus déguenillé, qui n'a apporté au pique- 
lique que son eustache, est roi du festin. De temps à autre, 
me bande de buveurs aux yeux allumés , à l'éloquence 
paisse, allant de table en table tout le long de trente rues, 
'accoudant à chacune pour le doigt de vin offert , passe, 
loit, jette aux soupeurs son cri : Vice la République ! s'ac- 
oude et boit plus loin*; plus loin, à une porte de café 
ntr'ouverte, toast aux bustes de Marat et de Lepelletier, 
ui ornent les murs côte à côte avec des écriteaux en l'hon- 
leur de Jean Debry ; plus loin , à un coin de rue , toast 
ux niches où la figure de l'Ami du peuple a remplacé 
image de la Vierge, et plus loin encore, titubante, s'in- 
urie et se bat, et montre, aux lueurs des flambeaux re- 
nnes au vent, des poings d'hommes tombant sur des fiices 
le poissardes : — bacchanales de la Sparte sanglante 1 

Puis, le pauvre se plaint que le riche Thumilie, quelque 
)auvre que le riche ait fait sa table ; l'orgie gagne et gran- 
lit, et voilà soudain les soupers fralernels proclamés sus- 
pects, et une machination de Pitt et Gobourg. 

Le mobilier immense de la France, ce mobilier que Ri- 

l. Dictionnaire aéologique des hommes et des choses, 

21 



3G2 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

cher-Sérisy fait monter à quatorze cents millions en 1788 * ; 
ces bois, ces marbres, cet or qui paraient le Marais et le 
faubourg Saint-Germain ; ce milieu sans prix, d'un soin, 
d'un charme, d'une élégance inimités, que le xvm« siècle 
avait fait amoureusement à sa vie civile; ces bibliothèques 
merveilleuses, patiemment amassées depuis des siècles par 
les congrégations religieuses ; ces bibliothèques royales de 
particuliers, ces bibliothèques des Lamoignon, où trois 
générations successives avaient accumulé les richesses, 
chargeant les ambassadeurs de la France à l'étranger des 
commissions de leur goût ; ces collections d'antiquités, de 
chinoiseries, de tableaux, de dessins, de gravures, de por- 
celaines, par lesquelles le beau Paris de Louis XV et de 
Louis XVI était le musée sans pareil de la curiosité; ces ca- 
binets d'antiquités, tout riches des marbres les plus rares, 
et des bronzes opulents, cabinets du duc de Chaulnes et de 
l'abbé Capmartin de Ghaupy; ces cabinets de tableaux et 
de dessins, Louvres privés, cabinets du prince de Condé, du 
duc de Chabot, de Galonné, du comte de Vaudreuil, du duc 
de Luynes, du duc de Montmorency, du maréchal de Sé- 
gur, du duc de Brissac, du baron de Besenval , de Lenoir 
de Breteuil, de Dufresnoi, de Dutartre, de Pelletier de Mor- 
fontaine, de Gourmont, de Ghalut de Vérin, de Saint-Moris, 
de la Reynière, de Goupry Dupré, de M°^® Sorin * ; ces cabi- 
nets, montrant les magnificences des arts, transmis pai* les 
grands-pères, gardés par les enfants, enrichis par les petits- 
tils, et auxquels certains possesseurs ont pris tant d'attache 
qu'ils n'émigrent pas, et qu'ils jouent, comme Champce- 
nets, leur tête pour rester à vivre avec eux ^ ; ces hôtels si 

1. L'Accusateur public, — 2. Paris tel qu'il était avant la Révolu- 
tion, par Tliierry. — 3. Mémoires de Tillijj 1828, vol. I. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 363 

riches en leurs intérieurs, que les possesseurs risquent la 
monarchie pour les garder, comme M. Delaunay qui ne 
veut pas faire tirer le canon sur le peuple, du côté de l'Ar- 
senal, de peur d'endommager une petite maison qu'il avait 
fait bâtir de ce côté; comme M. de Besenval, général des 
Suisses , qui , dit Rivarol , laisse prendre les Invalides, de 
peur qu'on ne pille sa maison rue de Grenelle, « où il avait 
fait peindre depuis peu un appartement entier et construire 
des bains charmants * ; » le mobilier de la couronne, réunion 
de ce que l'artiste avait réussi dans l'or, l'argent, les pierres 
précieuses, — choix dans les merveilles mêmes, emplis- 
sant le Garde-Meuble, décorant les résidences royales; ces 
églises, ces basiliques, ces cathédrales, où l'art des premiers 
siècles s'était tout dépensé sur la pierre, le verre, l'or, l'ar- 
gent, les bijoux, et en qui tout était œuvre admirable, des 
dentelles du portail aux niellures du reliquaire ; — tous 
ces trésors de la France royale, noble, catholique, féodale, 
les décrets qui proscrivent tout signe royal, féodal, et plus 
tard tout emblème religieux, les condamnent et les vouent, 
ceux-ci à l'enchère banale et à la dispersion, ceux-ci à la 
fonte, ceux-ci au bûcher, ceux-là au marteau. 

Les églises sont mutilées ; comme une ciselure de Ben- 
venuto Gellini, où le poing d'un manant se serait égayé, 
elles demeurent honteuses, déparées, leurs façades écor- 
nées et déshonorées, leurs saints guillotinés à coups de 
maillet, leur argenterie fondue. 

Le Garde-Meuble, appauvri par la prise de ses armures, 
appauvri par la mise au feu des tapisseries de la couronne 
pour en recueillir les paillons d'argent, appauvri par la 
/ente de la collection inappréciable des perles de la cou* 

1. Mémoires de HivaroL 



'.m LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

ronne sous Tadministration de Pomeri et de Thierry, ainsi 
appauvri dt'jà de près de 1,300,000 francs *, dépouillé par 
les journées de septembre de pièces irrelrouvables , le 
Garde-Mcuble pleure, ruiné, ses splendeurs perdues. 

Dans les châteaux royaux, le feu brûle, la brute saccage, 
le larron pille. Les hôtels de Paris, vides d'hôtes, on les 
vide de ce qui les ornait. Du mobilier privé des émigrés, 
des guillotinés, des confisqués, les patriotes font leur for- 
tune ou leur feu. Les fédérés arrachent, où ils campent, les 
délicates boiseries pour se chauffer; pendant que d'autres 
détachent des croisées en verre de Bohême les châssis de 
bois 2. Le plomb qu'on prend où il se trouve, le salpêtre 
qu'on recherche partout, font le toit ouvert, les murs nus; 
et ce qui échappe de ces mobiliers sans maîtres, l'hôtel 
Bullion le livre pour bien peu à quelque ferrailleur de ren- 
contre. C'est ainsi qu'est vendue à vil prix la pendule en 
malachite de Breteuil, la seule qu'on connût dans le monde; 
c'est ainsi ([ue les fameuses tables en bois pétrifié de Marie- 
Antoinette, valant plus de 120,000 livres, sont livrées 
pour 8,000 ; ainsi que l'horloge de 10,000 livres de la Sor- 
bonne est vendue 1,500 livres; ainsi que le tableau des 
Minimes de Gliaillot est livré pour 200 Uvres à un acheteur 
qui en trouve 1,000 écus tout de suite ^; ainsi que le bou- 
clier de Scipion, en argent, est vendu 1,500 livres, et 
manque de devenir la proie d'un orfèvre; ainsi qu'un 
forté-piano de 6,000 livres est vendu 100 écus*; ainsi que 



1. Chronique de Paris. Avril H mai 171)0. 

2. Feuille (lu //m//;/. Janvier 1703. 

3. Remarques Jiisloriques et critiques sur les abbayes^ par Jacque- 
mart. 1792. — 4. liapporls sur les destructions opérées par le vanda- 
lisme et sur les moyens de le réprimer. Premier, deuxième et troisième 
rapport, par Grégoire. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 365 

i précieuse musique de Boccherini, venant de Chantilly, 
l'est pas vendue, mais donnée*. Dans les ventes des biens 
lationaux , le mobilier des chût eaux n'est pas mis en 
îompte d'estimation. 

Dans les ventes mobilières, les experts, pour la plupart 
ripiers, dépareillent les objets de concert avec les mar- 
chands et vendent les livres en les décomplélant, ou un 
élescope séparé de son objectif. A côté de ces frauduleuses 
3arodies de ventes, mettez tout ce qui n'est pas défendu 
îonlre la rapacité par ces scellés dérisoires posés avec un 
îou ou un bouton. D'où viennent, par exemple, ces meu- 
ales tout étonnés de meubler les hôtels garnis d'Europe et 
3e Provence, tenus par Lefebvre? Du château de Chan- 
:illy*. Où passent tous ces bijoux que gardaient les deux 
^andes armoires des dépouilles des prisonniers tués en 
septembre^? Ne les retrouverait-on pas à des mains toutes 
sanglantes, comme cette agate qui fit un sobriquet à son 
possesseur d'occasion, à Sergent-Agate* ? 

A cet encan de la France, à ce rapiotage d'un siècle, les 
liommes de proie accourent. Les marchands juifs, qui, il 
n'y a guère, ne pouvaient passer d'un village d'Alsace 
an un autre sans payer un kopstick, maintenant affranchis 
3t librement circulant, affluent, les mains tendues*, et font 
il'un café de la rue Saint-Martin , bientôt appelé café des 
Juifs, la bourse des dépouilles de la France®. C'est de là 
que partent pour Neufchâtel ces ballots de tableaux, de 
sculptures, de vases, d'ornements d'autel, de missels, col- 

1 Annales vcitriotiques. Décembre 1792. 

2. Mémoires de Sénart. 1824. 

3. Le Nouveau Paiis, par Mercier. — 4. Mémoires de Sénart, 

5. Correspondance de quelques gens du monde sur les affaires du 
temps, 1790. — 6. L'Observateur. Octobre 1789. 



30G LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

portés en Suisse et dans toute TAllemagne. Dans ces juifs, 
l'Angleterre, qui vient de nous enlever les galeries de ta- 
bleaux du duc d'Orléans et de Laborde, a des commis- 
sionnaires. Ce sont eux qui embarquent pour FAngletcrrc 
la galerie de Choiseul-Gouffier , qui n'est sauvée pour la 
France que par un embargo sur le vaisseau prêt à faire 
voile ; ce sont eux qui allaient lui envoyer les deux Lorrain 
et le Van Dyck qu'elle attendait de Paris, heureusement 
arrêtés par une saisie. 

Mais pendant qu'on sauve ces quelques chefs-d'œuvre, 
Il Nancy, en quelques heures, il est brûlé pour 100,000 écus 
de tableaux! à Verdun, la populace danse en rond devant 
le feu de joie qui fait des cendres de tous les objets d*art 
que possédait la ville ! En pleine démence d'ignorance, ici 
une plèbe iconoclaste brise le buste de Linnée, qu'elle prend 
pour Charles IX! là, à Passy, elle casse des bas-reliefs 
païens, qui lui avaient semblé des bas-reliefs chrétiens ! et 
à Paris, la pendule du beau-père de Desmoulins Duplessis 
est confisquée, parce que ses aiguilles sont terminées en 
trofles, et que les trèfles imitent les fleurs de lis^ ! 

Ce sont les Barbares débordés dans la France éter- 
nelle : ils veulent briser un cerf en bronze au chiiteau 
d'Anet, parce qu'ils l'imaginent une représentation du droit 
de chasse ! ils veulent détruire chez le conventionnel Bou- 
quier des tableaux de Carrache, parce que des objets du 
culte y sont représentés! lis veulent livrer aux gargousses 
le curieux missel de la chapelle de Versailles! Ils deman- 
dent la fonte des deux boucliers votifs d'argent de la Mon- 
naie! lis demandent la fonte des médailles des rois de 
France, des cercles de Coronelli, de toute chose d*art 

1. Le vieux Cordelier. Nivùse an ii. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 307 

yant valeur monétaire, quand elle serait signée l'Égaré, 
— ces Vandales qui enlèvent la patine du bronze, la - 
croyant une tache ! >r . 

Mais dans cette liste des choses persécutées ou dé- 
truites par la révolution, c'est le livre qui doit avoir la 
première place. Dès la suppression des communautés, les 
commerçants de livres ont flairé les bibliothèques mona- s'c 
cales, ont tourné autour, les ont circonvenues; et, malgré 
les décrets, les bibliothèques de Saint-Jean de Laon, de 
Saint-Faron de Meaux, sont vendues, d'après le catalogue 
d'un abbé supposé, à Fhôtel Bullion; la bibliothèque des 
Bénédictins de Tordre de Cluny, place Sorbonne, a le 
même sort^ Peu après, à ce même hôtel Bullion, toute la 
bibliothèque de Saint-Maur, achetée 10,000 livres par le 
libraire Gueffier, le nom de l'abbaye effacé avec de l'eau r, 
seconde, passe aux enchères; et l'étranger l'enlève presque 
tout entière. Dans les bâtiments du couvent des Cordeliers, 
les livres sont vendus par lots de vingt, trente et quarante 
milliers pesant. Aux ventes de livres, il est déjà des gardes 
nationaux qui, non contents d'enlever à coups de sabre les 
reliures armoriées aux étals des bouquinistes, lardent de v 
coups de baïonnette les volumes jetés sur la table par 
l'expert, dont le maroquin rouge est aux armes! En pro- 
vince , en dépit du décret du 23 octobre 1790, qui ordon- 
nait d'apposer les scellés et d'inventorier les livres, on les 
jetait aux vieux papiers, on les entassait dans de vieux 
tonneaux, comme à Arnay, ou bien on les laissait dispa- 
raître par dix mille, comme à la bibliothèque Méjanes à 
Aix. Alors, pour les livres, en dehors des signes aristocra- 
tiques du dos ou des plats, une dédicace, une mention du 

1. VOhservateur, Novembre 1789. 



3(.S LA SOCIKTK FRANÇAISE 

priviU'ge, une vignette, un frontispice, un cul-de-lampe, 
un fleuron, — cela vaut le feu et y va. D'aucuns proposent 
(l'arracher aux livres de l'ancien régime leur couverture, 
d'en arracher la dédicace, d'en arracher les privilèges 
d'imprimeur, et de les garder ainsi. C'est le temps où 
Ameilhon préside au brûlementde six cent cinquante-deux 
boîtes de parchemins venant de la bibliothèque Royale. 
C'est le temps où Chabot dit «qu'il n'aime pas les savants;» 
011 l'on refuse des certificats de civisme aux faiseurs de 
livres ; où Dumas répond à Lavoisier « que la République 
n'a pas besoin de chimistes. » L'intelligence est proscrite, 
la science est suspecle. Que de livres brûlés! Et si la Com- 
mune de Paris ne lance pas l'invitation de les brûler tous, 
c'est qu'on vient lui dire une fois qu'on peut en faire de 
la colle, une autre que la citoyenne Simon a promis d'en 
faire du papier blanc*. 

Bientôt le vol se mêle tellement au patriotisme dans la 
guerre aux choses du passé; tant de fripons, — comme dit 
spirituellement Grégoire dans un de ses rapports sur le 
vandalisme, — se disent : Nous sommes la nation! tant de 
menaces sont faites à tout ce qui est la vie noble d'un 
peuple, sa tradition écrite ou représentée, le monument, 
la figuration, le récit de son histoire, que dans la Conven- 
tion quelques hommes éclairés s'émeuvent et font prendre 
l'arrêté suivant, le troisième jour du second mois de 
l'an II ; 

((].]] est défendu d'enlever, de détruire, mutiler ni 
altérer en aucune manière, sous prétexte de faire dispa- 
raître les signes de féodalité ou de royauté, dans les biblio- 
thèques, les collections, cabinets, musées publics ou par- 

1. Journal de Perlet. Frimaire an n. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 360 

tîculiers, non plus que chez les artistes, ouvriers, libraires 
ou marchands, les livres imprimés ou manuscrits, les gra- 
vures, les dessins, les tableaux, bas-reliefs, statues, mé- 
dailles, vases, antiquités, cartes géographiques, plans, 
reliefs, modèles, instruments et autres objets qui intéres- 
sent les arts, l'histoire et l'instruction. 

« III. Les propriétaires de meubles ou ustensiles d'un 
usage journalier sont tenus d'en faire disparaître tous les 
signes proscrits sous peine de confiscation. 

« Les objets de ce genre qui sont en vente sont excep- 
tés, sans que la vente en puisse être retardée. 

« IV. Les objets indiqués dans les articles 1 et 3 qui 
auraient été enlevés chez quelques citoyens, par une fausse 
application de la loi du 18 du premier mois de l'an ii, se- 
ront restitués dans le plus court délai, sauf à poursuivre 
ensuite les propriétaires, s'ils ne se conforment pas sur-le- 
cbamp au présent décret. 

(( V. Les meubles, ustensiles et pièces d'orfèvrerie dépo- 
sés dans les monts-de-piété ou lombards, chez les notaires, 
mis en séquestre ou sous le scellé , ne seront soumis à la 
recherche ordonnée par le présent décret que lorsqu'ils 
seront remis dans les mains du propriétaire. 

« VI. Dans le cas de réimpression des livres, gravures, 
cartes géographiques, des bibliothèques publiques et par- 
ticulières, il est défendu aux imprimeurs et éditeurs de 
réimprimer les privilèges du roi ou des dédicaces à des 
princes, seigneurs et altesses, non plus que les vignettes, 
culs-de-Iampe, frontispices, fleurons ou ornements qui 
rappelleraient les signes proscrits. 

« VII. Les fabricants de papier ne pourront se servir 
désormais de formes fleurdelisées ou armoriées ; les im- 

21. 



370 LA SOCIETE FRANÇAISE 

primeurs, relieurs, g^raveurs, sculpteurs, peintres, dessina- 
teurs, ne pourront employer comme ornement aucun de 
ces mûmes sip^nes. 

« VIII. Dans les bibliothèques nationales, les livres 
reliés porteront R. F. et les emblèmes de la liberté et de 
l'égalité. 

(( IX. Le comité d'instruction publique et le comité des 
monnaies nommeront chacun un nîembre pour examiner 
les médailles des rois de France déposées dans la biblio- 
thèque Nationale et dans les autres dépôts publics de 
Paris, afin de séparer et de conserver celles qui inté- 
ressent les arts et l'histoire, et livrer toutes les autres au 
creuset*. » 

Cet arrêté, tout en suspendant la dévastation et le pil- 
lage dans les archives publiques, ne réprime pas les des- 
tructions de la peur. Les possesseurs tremblants, les mar- 
chands eux-mêmes, deviennent les premiers dévastateurs 
et les premiers brûleurs des objets compromettants. Les 
souvenirs qui demandent grâce, les portraits oii revivaient 
les ancêtres et la famille qui n'est plus,* douces figures qui 
souriaient gravement à la génération présente, ces livres 
qui étaient tout vôtres par le blason apposé, ces gravures 
où Gravelot, Eisen, Moreau faisaient chanter les grâces 
d'un ûge d'or de boudoir, ces lettres qui auraient raconté 
à l'anecdote l'histoire du dix-huitième siècle, — au feu! 
vite au feu! EtnVt-on pnsfait un motif d'accusation contre 
la Duharry d'avoir complété une collection de gravures 
contre-révolutionnaires*? La destruction est si générale, et 
tant de gens anéantissent ces ornements d'intérieur, qui 



1. Journal dp la Soriêlé populaire des Arts, par Di'tournelle. 

2. Journal de Perlel. An ii. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 371 

peuvent être mortels, que Meyer venant à Paris en 1797 se 
plaint que les quais, autrefois si peuplés d'estampes, ont 
leurs étalages nus^ 

i . Fragments sur Paris ^ par Meyer, vol. I. 



372 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 



XIV. 



L'amour et la révolution. — La femme. — Les femmes de la Halle. 



Les femmes de la révolution manquent d'une grâce et 
de ce quelque chose de leur sexe qui est le charme même 
des actrices de l'histoire : elles ne sont pas femmes; elles 
sont de cette mascula proies dont parle le poëte. 

Elles donnent à croire qu'elles ont un rôle ou une mis- 
sion plutôt qu'un sentiment, en ce bouleversement de la 
France ; et elles portent en elles une résolution grande et 
tendue, une pensée fixée ou une action délibérée qui prend 
toute l'ame, l'apaise, l'emplit, et n'y laisse place aucune 
au tumulte des passions et des enivrements. Elles dé- 
daignent d'être Françaises, et, comme des statues de 
marbre, elles portent sur leur front serein les vertus de 
la vieille Rome ; si bien que, comme elles ont marché sans 
pâlir ni faiblir juscju'au bout, leur mort même intéresse 
plus qu'elle n'attendrit, et que ces tôles cueillies jeunes et 
fraîches par les bourreaux hâtés, ont plutôt la couronne 
que l'auréole et attirent mieux l'étude qu'elles n'attachent 
le souvenir. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 373 

Celle-ci s'est appris à elle-même la raison, avant d'écou- 
ler les rêves d'adolescence ; et c'est Plularque qui lui a été 
son catéchisme. Madame Roland est un parti. — Charlotte 
Corday est Brutus; et elle a dépouillé si complètement 
son caractère de jeune fille, qu'en sa dernière lettre à Bar- 
baroux elle tourne en une ironie presque rieuse l'effarou- j • 
chement de sa pudeur. — Olympe de Goujçes, qui a voulu 
défendre Louis XVI, est un fou héroïque comme un Males- 
herbes. 

Toutes, elles défendent l'apitoiement à la postérité : 
elles veulent être pleurées en hommes. Femmes, elles 
abdiquent leur sourire, leur enchantement, leur faiblesse : 
elles ont vécu sans aimer. 

Derrière eux, les hommes qui ont paru sur la scène de 
la révolution n'ont pas laissé de ces grandes amours que 
l'histoire recueille et pour lesquelles elle semble adoucir 
son burin d'airain. A leur vie, comme à leur mort, ils 
n'ont pas associé la femme. S'ils n'apparaissent pas vierges, 
ils marchent célibataires. Les voix du gynécée ne parlent 
pas en ces voix du forum ; et ils agissent, et ils passent, 
ces hommes puissants, seuls. 

A peine Desmoulins a-t-il Lucile à côté de lui, pauvre 
grisette, égarée et perdue en cette épopée sanglante, figure 
petite, mais aimable, qui sourit, pleure et meurt, Lu- 
cile, qui est un peu une Manon de Rétif, un peu la Juliette 
de Shakespeare. — Danton, à la constitution duquel le 
plaisir allait mieux que les amourettes, et pour qui le 
plaisir devait être une orgie, Danlon marié n'entretient 
point la postérité de la femme qui le pleure, silencieuse. 
— Cet autre a pris femme devant le soleil, comme Jean- 
Jacques, pour avoir ménagère : Marie Evrard balaye, ne 
dérange pas la copie pour le journal et se couche. Il est 



374 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

(les hommes auxquels Dieu ne donne de l'amour que l'ac- 
couplemonl. — Barrere est le galantin de la Terreur^ Il 
dit des riens aux suppliantes, aux quémandeuses qui em- 
plissent son antichambre, sourit, promet, badine avec les 
larmes ou les œillades, et joue avec Tamour comme un 
chat avec un livre. — Robespierre était « chaste par tem- 
pérament, libertin par imagination*. » Les regards des 
femmes étaient un des chatouillements de sa tyrannie. Il 
se défiait de leur influence mystérieuse, et il essayait de la 
capter. Il se plaisait à les attirer ; avec elles il adoucissait 
sa voix naturellement aigre et criarde, et il gracieusait son 
accent artésien. Il n'allait pas aux libertés, il jouait aux 
coquetteries; la froideur de sa constitution garait son 
ambition des dangers de ce jeu. Et cet homme au profil 
sec, au teint bilieux^, les mains crispées par une contrac- 
tion de nerfs, aux yeux clignants et garnis de conserves*, 
cet homme sans charme jetait dans l'âme de certaines 
femmes et de certaines illuminées une impression, un sen- 
timent qui était une dévotion plutôt qu'un amour'*. 

Ce n'est point à dire que tout ce temps soit déshérité. 
Si les grands personnages du drame se gardent tout entiers 
et ne donnent ou ne laissent prendre rien d'eux-mêmes, 
bien des cœurs, — en ces mauvais jours, — marchent 
deux à deux, appuyés, et ainsi mieux affermis dans « ces 
orages de crimes. )) — La révolution a fait les cœurs sé- 
rieux ; l'amour n'est plus badinage. Les Gupidons roses de 
Boucher lisent à présent les Tristes d'Ovide. Le romanesque 

1 . Causes secrètes de la révolution du 9 thermidor, par Vilate. 1793. 

2. Décade philosophique, vol. II. 

3. Merlin de Thionville, représentant du peuple, à ses coUègues, 
A. Mémoires de Barrère, vol. I. 

T). Décade philosophique. An ii, vol. II. 









PENDANT LA RÉVOLUTION. 375 

succède au libertin , le roman anglais au papillotage fran- 
çais. Cela commence à être « une passion » qu'une attache, 
et un dévouement qu'une intrigue. L'amour quitte le dix- 
lîuitième siècle et se tourne vers le dix-neuvième : c'était 
une comédie libre, et c'est presque déjà un drame noir! 
et le passe-temps est devenu une grande affaire dans la 
Vie. La Terreur mûrit et fait graves toutes les affections de 
Vhomme ; et l'amour qui passait joyeux désapprend le rire 
et se fait prêt aux regrets, voyant passer à coté de lui un 
amour vêtu de deuil et les lèvres sur une mèche de che- 
veux. 

L'amour, c'est alors une entière oblation du moi pour 
l'être aimé; c'est une (ête chère qu'une femme sauve avec 
l'enjeu de la sienne. L'amour, c'est la veuve le Jay cachant 
un an le comte Doulcet de Pontécoulant, c'est la marchande 
de livres qui recèle Gorsas^ L'amour, c'est la fille du 
Palais-Égalité se retrouvant à elle quelque chose qu'elle 
croyait avoir vendu : un élan, une surprise de sentiment, 
une folie de sacrifice; la fille qui pousse l'émigré, pour le- 
quel elle tremble, dans l'alcôve, hier vénal, aujourd'hui 
ennobli par le tendre courage d'une courtisane et le salut 
d'un homme-. L'amour, c'est la maîtresse de ce beau pri- 
sonnier de vingt-cinq ans, pris d'une fièvre ardente, — 
Sombreuil le fils, — qui dépouille les habits de son sexe, 
prend ceux de son amant et passe trois nuits au chevet de 
son lit ; pauvre infortunée ! qui ne savait pas le soigner 
pour Sanson î L'amour, c'est le portrait qui efface l'absence, 
où s'arrêtent les yeux mouillés du détenu. « Ces messieurs, 
> — disait l'administrateur Pergot, des hôtes de Saint-La- 



1 . Journal de Perhf. Ortobro 1793. 
'2. Nouvelle police dévoilée. An v. 



370 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

zare, — se consolent avec des portraits d'être privés des 
originaux, et ne s'aperçoivent plus qu'ils sont en prison*. » 
L'amour, c'est le médaillon d'or de Baussancourt passant 
au tribunal révolutionnaire, l'image de la princesse Lau- 
baumiska pendue au cou. 

Entendez là-bas, passé la Manche, à Thôpital Saint-Luc ' 
la pauvre folle d'octobre qui chantonne tristement et dou- j 
cément les paroles d'une romance française : • 

Il a vu couler le sang i 

De cette garde fidèle... 

I 
Elle est touchante, la pauvre Louise, en longue robe noire 
serrée à la taille d'un large ruban bleu. Elle porte autour 
de son bras une bandoulière, la bandoulière d'un garde 
du corps du roi de France. Sur la carte d'Europe, qu'elle 
a dans sa cellule, la France est toute barbouillée de rouge. 
Et Louise répote aux visiteurs, de sa voix égarée et trem- 
blante : (( La France du bon Louis XVI était toute blanche, 
aujourd'hui elle est toute rouge... Le sang! le sang! ah 
oui, le sang! Tiens, voilà sa bandoulière, regarde son sang, 
son beau sang! » — Et elle pleure, et elle rit. Puis, tout 
bas, la Nina ajoute : « Lorsque les tigres et les ours se 
seront détruits, ils ne feront jamais de petits, n'est-ce pas, 
mon ami?... Ah ! je m'échapperai d'ici, je sais.mon che- 
min, et pondant la nuit... Oh! je sais bien où il est, mon 
ami ; oui, à la porte de noire bonne reine; oui, oui, mon 
ami, tout son sang y est encore * ! » 

Les morts, los victimes, l'amour de la révolution les , 
suit parfois jusque dans la mort. Il est des jeunes filles du | 

1. A'^ionie de saint Lazare, par Dusaulclioy. 

2, Mes atnis, voilô pourquoi tout va si mal. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 377 

peuple, des coiffeuses, des marchandes de modes, des 
Marie-Madeleine Virolle, des Mélanie Hénouf qui, serrant 
dans leur cœur le souvenir et le regret dont elles meurent, 
déclarent sans pâlir, sans faiblir, à l'accusateur public 
« avoir fait le sacrifice d'une existence odieuse et bénir 
d'avance la main qui les en délivrera. » La passion en de 
telles âmes semble un Adam Lux allant à la guillotine 
les yeux hauts comme au rendez-vous suprême des éter- 
nelles amours*. 

Et s'il n'est toujours accroupi sur une tombe, l'amour 
de la révolution, pleurant sur quelque relique ensanglan- 
tée, il est bien souvent assis aux portes des prisons. 11 sup- 
plie les geôliers avec ses larmes et de l'or. 11 passe de 
longs jours assis contre cette corde tendue autour du 
Luxembourg, limite fatale que ne peuvent franchir les 
baisers* I II court les hommes en place, les dictateurs de 
la guillotine, qui d'un G rouge marquent leurs victimes 
sur la liste des accusés. Il embrasse leurs genoux, il s'hu- 
milie, il implore. « Écréme mon pot, » — lui dit un 
Diogène de la Commune; il obéit et il supplie encore. Il 
assiège les quelcjucs miséricordieux, les Manuel, assez 
braves pour arracher ce qu'ils peuvent de têtes à Fouquier 
ou au peuple. Il est des femmes qui de leurs robes tirent 
un pistolet dont elles menacent de se tuer, si, à mi-che- 
min du dévouement, le protecteur apitoyé recule devant 
la délivrance entreprise. Arrêtés, les amants font jurer à 
leurs maîtresses de leur dire si elles apprennent qu'ils 
doivent mourir. Les maîtresses écrivent alors de ces lettres 



1. Bulletin du Tribunal criminel révolutionnaire , 4* partie, n"» 71 
et 72. 

2. Almanach des bizarreries humaines, par Bailleul. An v. 



37K LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

héroïques : (c Mon ami, préparez -vous à la mort. Vous 
tites condamné, et demain... Je m'arrache Tâme. Mais 
vous savez ce que je vous ai promis*. » 

Quel chroniqueur attendri dirait dignement, avec une 
émotion douloureuse et charmée, avec la modestie du res- 
pect et la compassion décente, ces repas libres de Tamour, 
ces derniers festins des tendresses, les amours des pri- 
sons? — Jeunes captives accordant, d'un regard qu'elles 
laissent tomber, la lyre et le cœur des poètes! délires! 
ô bonheurs, qui n'ont pas de lendeniain I toute la vie qu'on 
se promet à deux heures du tribunal ! La coupe des joies 
humaines qu'on se hâte de finir avant que ne sonne l'heure 
funèbre ! Roses du matin des jours, dont on presse le par- 
fum en ces instants comptés! Baiser suspendu par l'appel 
des bourreaux! Bouches qui se cherchent encore dans le 
rouge panier! — Dans le préau de la Conciergerie, dans 
le guichet de la Conciergerie, ce ne sont que femmes et 
maris, amants et maîtresses, qui se dépêchent d'aimer; 
ce ne sont que gaies caresses, que mots à l'oreille , que 
mains pressées! A travers les grilles', ce ne sont que 
douces causeries , charmants épanchements, lèvres qui se 
tendent et qui se confessent à d'autres lèvres tendues'! 
— Dans les prisons qu'on appelle muscadines, aux prisons 
joyeuses et tout enverdurées de jardins, de vergers, de 
berceaux, l'amour fait son nid, et les cœurs s'enlacent.— 
Au Luxembourg, les Anglaises enfermées se laissent si 
bien distraire, qu'un beau jour Marino, l'administrateur 
de la police, jette au cercle assemblé de cyniques paroles 
sur les heureux passe-temps que Paris prête à la prison. 



1 . Mon Agonie de trente-huit heures, par Journiac de Saint-Méard. 

2. Almanach des bizarreries. — 3. Almanach des prisons. An m. 



PENDANT LA RÉVOLCTIOxN. 379 

— Ici, que de rêves, que de désirs formés par les prison- 
niers pour ces reines de la prison, Nathalie de La Borde, 
>ophie de Magni aux yeux si doux, la jeune et langoureuse 
Sarbantane, la lutine Agiaé de Bail, la paresseuse Saint- 
Haon , la brune et belle Desmarest de Beauraîns, la der- 
nière veuve du dernier Buffon qui songe aux plaisirs 
passés^. — Hélas I pauvre marquise de Charri, où est le 
temps où le député de Paris, Osselin, vous chantait sa 
romance, dont Plantade avait fait la musique? 

cr Te bien aimer, ô ma chère Zélie... n 

^ous pleurez, et lui tremble*. — Séchez vos larmes, ma- 
dame de Charri ; chantez encore, Osselin ! laissez-vous per- 
suader aux exemples d'amour. A Thospice de l'Évéché, 
écoutez ces doux serments : c'est un charmant cavalier, un 
victorieux célèbre, un galant abbé, Tabbé de La Trimouille, 
qu'une princesse polonaise aime, et dont elle est aimée. 
Les voilà surpris, condamnés tous deux ' ; et tous deux se 
sourient l'un à l'autre, et se disent en leur dernier regard 
ce que Philippeaux écrivait à sa femme en sa dernière 
lettre : « Il est un autre séjour où les âmes aimantes 
doivent se rencontrer*. » 

La Femme , la Bastille prise , avait senti en elle une 
émotion et une fébrilité. Elle s'était engouée de la liberté. 
Comme on s'engoue d'une espérance, et elle s^était mise 
îk aimer cette fée naissante, pour l'avenir qu'elle lui pro- 
^Tiettait, pour les grâces et les sourires futurs qu'elle lui 

1. Troisième tableau des prisons sous le règne de Robespierre, 

2. Almanach des bizarreries humaines, par Baillenl. An v. 

3. Almanach des bizarreries, — 4. Almanach des prisons. An m. 



:m) LA SOCIÉTK FRANÇAISK 

rêvait. Dans la liberté, la femme caressait, enivrée et char- 
mée, ses illusions en éveil. Quand la liberté fut grandie et 
se formula, la femme revint à elle-même, humiliée qu'un 
mot l'eût jouée. On eut beau lui dire : « Quand le pa- 
triotisme est enchâssé dans une belle créature, elle en 
retire un nouvel éclat; elle en est, morbleu ! plus aimable, 
plus tendre, plus parfaite, plus divine. Enfin, une laide 
devient belle lorsqu'elle est patriote*, » la femme n'écou- 
tait pas ; elle cherchait sa cour : les madrigaliers étaient 
tous aux assemblées primaires, à la section, au club; elle 
redemanda sa royauté : on lui répondit de la rue que la 
galanterie n'était plus française. — La femme protesta en 
boudant; « et tout en assortissant les couleurs de la co- 
carde nationale , elle soupira après les nœuds ou le filet 
qu'elle tressait jadis, en minaudant, sur son sofa*.» —Les 
têtes sanglantes promenées « jusque dans les jardins des 
plaisirs » n'étaient pas un spectacle propre à rallier It 
femme. Elle s'évanouit; et quand elle reprit connaissance, 
la femme, — à qui Dieu a donné un cœur privilégié, par- 
tial pour les vaincus, toujours penché du côté des faibles, 
et revendiquant la cause des opprimés, comme la sienne 
propre — la femme était conquise au parti des victimes. 
— L'uniforme galant des miliciens nationaux manqua la 
distraire; les revues aux Champs-Elysées, les fêtes au 
Champ de Mars lui donnèrent cet étourdissement qui lui 
est un plaisir; mais ce fut sur la cassette de sa parure que 
le mari prit les dépenses de son équipement, et ses belles 
épaulettes^. — Son salon désert, elle se jeta au spectacle; 
mais elle n'y trouva que spectateurs populaciers, indignes 



1. Lettres b... patriotiques. — 2. Bévolulions de Paris, n" 83. 
3. Révolutions de Paris, n" 83. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. M 

d'être le public de sa nouvelle robe ou de son dernier 
bonnet. 

La République vint : allait-elle, la femme, être une par- 
tie dans rÉtat? Âllaît-elle, comme dans les républiques 
antiques, toucher aux fonctions publiques? Âllait-elle être 
comptée dans l'organisation de cette société où elle n'a 
pas d'existence politique, et que pourtant elle mène et 
conduit par la domination du foyer? Âllait-elle avoir droit 
au développement de ses facultés, « non -seulement dans 
l'enceinte de la maison particulière, mais encore dans le 
cercle agrandi de la société générale? » Allait-elle être mise 
enfin en possession de ce legs, comme dit Théremin, qui 
ne lui a point été remis dans l'héritage commun de la 
liberté*? — La République ne prit nul souci de tout cela; 
la femme avait le divorce : sa part était faite ; elle fut faite 
citoyenne : ses droits étaient satisfaits. — La femme jugea 
le lot petit : elle se trouvait d'ailleurs trop au dépourvu 
de vertus lacédémoniennes pour n'être pas l'ennemie de 
ce gouvernement masculin, ou mieux sauvage, qui retour- 
nait droit aux navets de Fabius. — La guillotine assise, 
la femme se vengea : elle proclama son droit à y monter; 
et, comme dit Maria Williams, elle se permit de mourir^. 

Mais la femme du peuple, — qui est l'homme du 

ménage dans le peuple, — la femme du peuple se jeta à 

^ la révolution, ardente, furieuse. Occasion leur était venue 

de se venger, à toutes ces femelles besoigneuses « trimant 

la galère , tirant le diable par la queue, ayant ben de la 

1 . Delà condition des femmes dans une république, par G. Thére- 
min, 1799. 

'2. Souvenirs de la Révolution, 



382 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE \ 

peine ; et niaugré tout ça, regardées moins que des zéros 
en chiftres^ » Les poissardes, à qui la monarchie per- 
mettait le franc -parler, et qui étaient la députation du | 
peuple aux fêtes de la royauté ; les poissardes qui avaient I 
le coin de la reine aux représentations gratuites du dix- i 
huitième siècle, qui souhaitaient la bonne année au roi, 
qui apportaient leur bouquet aux naissances royales , les | 
poissardes furent ingrates comme la popularité. Elles pas- I 
sèrent à la révolution armes et langues. Elles furent delà ' 
révolution, les vestales terribles, les bacchantes saoules 
du nouveau dieu Liber. Elles précipitèrent les émeutes, 
elles entraînèrent les hommes, elles firent marcher les 
milices nationales, elles se mirent entre les troupes royales 
et les hordes patriotiques, elles lancèrent Tattaque, elles 
paralysèrent la défense. Les hommes tuaient; elles massa- 
crèrent. Et le lendemain d'octobre, les furies des halles, 
les reines de Hongrie, les Audu, les Agnès Lefevre, les 
Geneviève Dogan, les Denise Lefèvre, les Petit, les Marie- 
Louise Bouju, couraient les rues de Paris avec un tambour 
de la garde soldée ; elles faisaient halte à chaque carre- 
four; le tambour battait Tappel, « et Tune de ces ci- 
toyennes annonçait au public à très-haute voix, qu'elles 
venaient d'apporter à Paris les têtes de deux gardes du 
corps , et qu'on pouvait les aller voir au Palais-Royal ^ » 
Les poissardes, la révolution les honorait comme ses 
amazones; elle leur donnait la médaille patriotique; elle 
les faisait placer à sa droite dans toutes ses fêtes. Les pois- 
sardes devenaient un ordre révolutionnaire : la Halle pri- 
mait le Tiers. Aux prestations du serment civique , elles 

1 . Cahier des plaintes et doléances des dames de a Halle et du 
marchés de Paris, rédigé au grand salon des Porcherons. Août 17ÎJ9. 

2. Journal de la Cour. Octobre 1789. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 383 

occupaient les premières loges des théâtres ; et entre les 
deux pièces, elles descendaient sur la scène danser une 
danse nationale, dans le tumulte et le brouhaha des ap- 
plaudissements. — Alors il ne suffit plus aux femmes du 
peuple d'être bourreaux, d'être héroïnes, médaillées et 
flagelleuses ; elles veulent aussi un rôle les jours où les 
piques se reposent; et comme cette Téroigne, THérodiade 
impitoyable, qui se révèle éloquente et législatrice au club 
des Jacobins, elles veulent conseiller l'État, gourmander 
les ralentissements du civisme , pousser à coups de mo- 
tions le char de la révolution. Elles emplissent les rues, 
elles inondent le jardin des Tuileries; u elles rugissent 
comme des lionnes privées de leur progéniture, » et sur 
la terrasse des Feuillants, le café Hotlot devient un repaire 
de mégères et de ménades, toutes puantes d'eau-de-vie, 
vomissant des philippiques cyniques. Une matrone de 
Paris, la femme Lallemant, préside à ce troupeau hurlant, 
et elle glapit plus haut que toutes les autres, et elle jette 
aux députés modérés de plus grosses et de plus odieuses 
injures. 

Villette avait demandé, en 1790, que toute tille ou 
femme majeure fût admise aux assemblées primaires. — 
Les femmes révolutionnaires ne tardent pas à former des 
clubs, la Société des Femmes républicaines et révolution- 
naires, la Société des Amies de la Constitution, et elles com- 
posent la moitié du club Fraternel , qui se tient au-dessus 
du club des Amis de la Constitution. Elles jurent de ne 
jamais prendre un aristocrate pour mari. Elles veulent dé- 
passer les hommes en ardeur civique; et, « considérant 
qu'ils sont assez lâches pour n'avoir point fait sanctionner 
le décret sur la constitution civile du clergé, » elles arrêtent 
solennellement que, si le décret n'est pas sanctionné sous 



384 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

huit jours, u quatre légions de femmes de cœur se met- 
tront en marche pour différentes expéditions. » Elles s*as- 
sureront des ministres, elles feront défense à Bailly d'em- 
ployer la garde nationale, elles forceront les Tuileries à 
une sanction immédiate. « Si un seul des mouchards sa- 
breurs et coupe-jarrets du général osait montrer son nez, 
on lui couperait le sifflet à coups de coutelas, et leur héros 
serait lanterné à côté de son cuistre municipal*. » 

L'apôtre des exécutions populaires, Marat, prit sous sa 
protection ce club féminin, d'un patriotisme si logique, si 
affranchi de préjugés, et si droit marchant au sang. 11 féli- 
cita ces milliers de Jeanne Hachette, les exhortant à faire ' 
du minisire Guigniard un Abeilard*. Marat avait d'ailleurs 
une prédilection marquée pour l'arme des femmes, le poi- 
gnard; et un député girondin raconte qu'un armurier I 
nommé Gémard, chez qui Marat venait souvent dîner, fa- j 
briqua un millier de poignards, destinés aux clubisles 
femelles, au public féminin de la Convention. — Huit mille 
femmes devaient s'enrôler chevalières du Poignard ; mais 
en s'exerçant, elles se blessèrent, Marat lui-môme tomba ' 
sous le poignard d'une femme, et le projet en resta lu*. / 

Quand la Terreur se mit à régulariser sa tyrannie, que | 
les alliés lui devinrent inutiles, partant dangereux, elle prit | 
en suspicion ces auxiliaires mobiles, plutôt étourdies par 
la passion que menées pur l'opinion , et chez qui le cœur 
emporte la tête. M 'étaient-elles pas, ces amazones, vulné- 
rables à l'amour, et n'était-il pas à prévoir et à redouter . 
que, comme leur présidente jacobine, la Rose Lacombe, I 

1. LAini (lu peuple, par Marat. Décembre 1790, 

2. L'Ami du peuple. Décembra [1^0. • 

3. Bevyoenig, député de la Gironde et membre de la commission 
des Douze, à ses conunetlants. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 386 

elles ne s'intéressassent à quelque beau contre-révolution- 
naire emprisonné, et que le parti de Taniant ne devînt le 
parti de la maîtresse ? — Elles avaient beau avoir été les 
porte-drapeaux de la révolution, elles avaient beau être les 
tricoteuses inexorables, et les lécheuses de gaillotine; où 
était la garantie que demain elles ne reviendraient pas à 
leur sexe, que demain elles ne faibliraient pas jusqu'à la 
pitié ? 

D'ailleurs, ces femmes groupées et réunies, ces asso- 
ciations en jupons, n'élait-ce point un pouvoir organisé, 
indisciplinable, capable d'un coup de résolution dans un 
moment de crise? n'allaient-elles pas jusqu'à demander, 
non une émancipation vague et banale, mais le viril exer- 
cice de la justice? Elles pétitionnaient au comité de sûreté 
générale pour qu'il leur fût permis d'aller dans les prisons, 
de faire comparaître les détenus, de les interroger et de 
. les faire relâcher sous vingt-quatre heures s'ils étaient in- 
nocents. Camille Desmoulins avait-il été plus coupable en 
demandant son tribunal de clémence? — La Terreur se 
hâta de désavouer ces complices de la révolution, deve- 
nues suspectes. La Convention nalionale les avait exclues 
. de ses tribunes le 21 mai 1793. Aux Jacobins, Chabot et 
Bazire dénoncèrent la société des Femmes révolutionnaires 
comme une influence usurpatrice. De toutes ses voix, la 
Terreur rappela aux femmes qu'elles étaient faites pour 
l'ombre du ménage et non pour le soleil du forum ; qu'il 
n'y avait point à motionner contre ce décret de la nature; 
que le foyer devait être tout leur théâtre, et que leurs 
seules vertus devaient être leurs vertus de tous les jours. 
Vainement Rose Lacombe protesta, menaça même d'expo- 
ser au grand jour les mystères des jacobins et de la Mon- 
tagne. Le 26 mai, la Convention nationale défendait aux 



384 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

huit jours, « quatre légions de femmes de cœur se rael- 
tront en marche pour difl'érentes expéditions. » Elles s'as- 
sureront des ministres, elles feront défense à Bailly d'em- 
ployer la garde nationale, elles forceront les Tuileries à 
une sanction immédiate. « Si un seul des mouchards sa- 
breurs et coupe-jarrets du général osait montrer son nez, 
on lui couperait le sifflet à coups de coutelas, et leur héros 
serait lanterné à côté de son cuistre municipal*. » 

L'apôtre des exécutions populaires, Marat, prit sous sa 
protection ce club féminin, d'un patriotisme si logique, si 
atfranchi de préjugés, et si droit marchant au sang. II féli- 
cita ces milliers de Jeanne Hachette, les exhortant à faire 
du minisire Guigniard un Abeilard^ Marat avait d'ailleurs 
une prédilection marquée pour l'arme des femmes, le poi- 
gnard; et un député girondin raconte qu'un armurier 
nommé Gémard, chez qui Marat venait souvent dîner, fa- 
briqua un millier de poignards, destinés aux clubisles 
femelles, au public féminin de la Convention. — Huit mille 
femmes (levaient s'enrôler chevalières du Poignard ; mais 
en s'exerçant, elles se blessèrent, xMarat lui-môme tomba 1 
sous le poignard d'une femme, et le projet en resta là*. / 

Quand la Terreur se mit à régulariser sa tyrannie, que ( 
les alliés lui devinrent inutiles, partant dangereux, elle prit i 
en suspicion ces auxiliaires mobiles, plutôt étourdies par 
la passion que menées par l'opinion , et chez qui le coeur 
emporte la tête. M'étaient-elles pas, ces amazones, vulné- 
rables à l'amour, cl n'était-il pas à prévoir et à redouter., 
que, comme leur présidente jacobine, la Rose Lacombe, 

1. LWini du ijeuple, par Marat. Décembre 1700. 
'2. L'Ami du i)euple. Décembre [1\)0. • 

3. BevijoenUj, député de la Gironde et membre de la commission 
des Douze, à ses coniineltanls. 



PENDANT LA KÉVOLtlTlOxN. 385 

îUes ne s'intéressassent à quelque beau contre-révolution- 
naire eniprisonné, et que le parti de Taniant ne devînt le 
parti de la maîtresse ? — Elles avaient beau avoir été les 
porte-drapeaux de la révolution, elles avaient beau être les 
tricoteuses inexorables, et les lécheuses de guillotine; où 
était la garantie que demain elles ne reviendraient pas à 
leur sexe, que demain elles ne faibliraient pas jusqu'à la 
pitié ? 

D'ailleurs, ces femmes groupées et réunies, ces asso- 
ciations en jupons, n'était-ce point un pouvoir organisé , 
indisciplinable, capable d'un coup de résolution dans un 
moment de crise? n'allaient-elles pas jusqu'à demander, 
non une émancipation vague et banale, mais le viril exer- 
cice de la justice? Elles pétitionnaient au comité de sûreté 
générale pour qu'il leur fût permis d'aller dans les prisons, 
de faire comparaître les détenus, de les interroger et de 
les faire relâcher sous vingt-quatre heures s'ils étaient in- 
nocents. Camille Desmoulins avait-il été plus coupable en 
demandant son tribunal de clémence? — La Terreur se 
hâta de désavouer ces complices de la révolution, deve- 
nues suspectes. La Convention nationale les avait exclues 
de ses tribunes le 21 mai 1793. Aux Jacobins, Chabot et 
Bazire dénoncèrent la société des Femmes révolutionnaires 
comme une influence usurpatrice. De toutes ses voix, la 
Terreur rappela aux femmes qu'elles étaient faites pour 
l'ombre du ménage et non pour le soleil du forum ; qu'il 
n'y avait point à motionner contre ce décret de la nature; 
que le foyer devait être tout leur théâtre, et que leurs 
seules vertus devaient être leurs vertus de tous les jours. 
Vainement Rose Lacombe protesta, menaça même d'expo- 
ser au grand jour les mystères des jacobins et de la Mon- 
tagne. Le 26 mai, la Convention nationale défendait aux 

22 



38G LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

femmes d'assister à aucune assemblée politique; et Chau- 
mette renvoyait assez brusquement celles qui se présen- 
taient en bonnets rouges à la Commune, leur disant qu'on 
u n'avait besoin de Jeanne d*Arc que sous Charles VIL » 



PENDANT LA RÉVOLDTION. 387 



XV. 



nstruction. Catéchismes révolutionnaires. — Les tu et les vou». La civilité 
républicaine. — Baptême. Mariage. Enterrement 



Aux bruits du dehors, Tenfance, la jeunesse sï^murenl, 
travers des murs des collèges et des pensions, la révo- 
ion passa. L'écolier s'exerça aux licencc^s pour apprendre 
iberté; il fit des insurrections et des 10 août contre ses 
îtres. Il motionna. Il lut la Pucelle\ Il prit les permis- 
ris refusées, sortit sans autorisation et rentra apnVs le 
ctacle, traitant la discipline de lY'Cole on tyrannie, le 
pect du professeur en préjugé, bravant les férules, ré- 
ssion chancelante et menacée, que Chaumetle fera sup- 
mer « comme un reste de barbarie, u au temps où la 
llotine sera en permanence. 

A Sainte-Barbe, six cents élèves, sur un refus de conpîé, 
'Tochent une lanterne, préparent un grand dhespoîr de 
sse, et proposent au principal de le susperïdre*. La 

1. T^ Consolateur. Février 1792. 

2. Sottises de la semaine, par Séguier frèreîi. 1700, 



388 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

mutinerie, la révolte prennent bientôt un caractère poli- 
tique et révolutionnaire; et pour un jeune disciple du col- 
lège d'IIarcourt qui écrit à l'abbé Royou, et dont la lettre 
est imprimée dans rAmi du Roi^, pour un collège qui reste 
attaché et tenant pour le passé, presque toute la puberté 
des collèges applaudit et s'associe aux niches indécentes 
que se permettent quelques petits audacieux du collège 
Mazarin, sur le dos de l'abbé Maury en visite chez un pro- 
fesseur^. 

Si les écoliers ne portent pas encore le bonnet rouge 
dont Bourdon coiffera ses Enfants de la Patrie, ils em- 
mènent, après avoir fait leur première communion à Notre- 
Dame, leur instituteur au club des Jacobins, et prêtent le 
serment civique. Quand ils reviendront, dans deux ans, 
dans cette salle des Amis de la Liberté et de TÉgalité séant 
aux Jacobins, cette salle sera le sanctuaire où se distri- 
bueront les prix de l'Université, le Temple de Mémoire où 
retentiront leurs noms couronnés, proclamés le soir aa 
Théâtre de la République. — Les maîtres de pension sui- 
vent les événements. M. Rolin, qui tenait depuis trenle 
ans la maison d'éducation de la rue de Sèvres, jaloux de | 
se conformer aux intentions de l'Assemblée nationale, prend | 
un nouveau professeur, « à l'effet d'enseigner à MM. ses 
élèves la nouvelle constitution, qui doit être le principal 
objet de leur instruction, les droits de l'homme et le droit 
public. )) De nouvelles pensions s'établissent, annonçant 
pour but principal l'enseignement et l'étude de la nou- 
velle constitution. « Tous les décrets, — disent les entre- 
preneurs, — émanés de cet auguste sénat, et d'abord la 
déclaration des droits de l'homme et du citoyen, seronl 

1. Chronique de Paris. Janvier 1791. 

2. Faites beau cul, vous n'aurez qu'une claque. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 389 

analysés, motivés, expliqués et mis à la portée des 
élèves. » — « M. Donon, qui succède à son père dans la 
maison d'éducation de la rue du Chaume au Marais, comme 
il ne respecte rien tant que les sa^es et sublimes opéra- 
tions de l'Assemblée nationale, consacrera la majeure par- 
tie de son temps à en expliquer les décrets à ses élèves et 
à leur faire comprendre l'utilité de se conformer à la saine 
raison démontrée par ces décrets *. » 

Les idées nouvelles prennent alors tous les jeunes cer- 
veaux; reconnaissants d'ailleurs à la révolution du temps 
d'arrêt que les émotions civiles apportent d'ordinaire aux 
études et du relâchement qu'elles amènent dans le labeur 
des classes, les patriotes imberbes jouent de jour en jour 
plus sérieusement aux protestations et aux émeutes; ils s'y 
enhardissent, et les professeurs désertent, pendant que 
s'élaborent les projets d'éducation nationale. 

Les hommes d'État de la révolution, les hommes aux 
vues grandes, dont le présent n'accaparait pas le coup 
d'oeil, et qui pensaient par delii le moment et l'à-propos 
du jour, avaient parcouru vite, et avec la promptitude d'une 
réflexion haute, ce vaste domaine de l'instruction que les 
événements leur mettaient aux mains. Ils entrevoyaient 
quelles superbes moissons d'avenir il y avait à semer sur 
le terrain renouvelé de l'enseignement. Ils comprenaient 
la puissance de cette institution de l'homme, de cette doc- 
trine qui le prend à peine pensant pour le rendre apte et 
actif. Ils savaient que si la Force peut bien être le gouver- 
nemer.t du jour, l'Instruction est la puissance sourde, mais 
invincible, qui prédestine les générations grandissantes au 
mode de lois que plus tard elles choisissent. Aussi cher- 

1. Pfttitcj Affichpu. Novembre 1700. 

22, 



300 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

chcTont-ils à mériter de renseip^nemcnt, pour s'attacher les 
intelligences, et à recréer l'éducation française pour don- 
ner à la République la gratitude, les sympathies, la tête, et 
par la tête les bras de ces enfants qui allaient être le dix-neu- 
vième siècle. — Le dix-huitième siècle avait été le règne de 
l'éducation privée. La danse, les saluts, le bel air, quelque 
latin, un peu de musique, un rien de français, voilà quel 
était le bagage des jeunes esprits. — Dans les collèges, où 
n'allaient presque que des enfants du tiers, les Bénédictins, 
les Oratoriens et les Génovéfains donnaient une éducation 
plus propre à former des Santeuils qu'à fournir à la mère 
patrie des capacités originales*. Le latin, en honneur, y 
faisait tort à toutes les autres connaissances, même au 
grec. La langue française, la géographie, les mathéma- 
tiques n'y étaient point enseignées. La philosophie était 
reléguée dans les séminaires avec la théologie. Et pour 
l'histoire, un abrégé, composé par Fabbé le Ragois, en 
apprenait tout juste ce qu'il était bon qu'on en sût. 

Quel champ en friche ouvert à la révolution! Là, en 
ûiisant œuvre de destruction, elle fera œuvre de provi- 
dence. Elle a vu le but, elle y tend. Elle s'élève d'abord 
contre l'exclusivité du latin : quoi qu'elle lui doive, quoi 
qu'elle doive à l'étude de cette langue morte qui faisait 
arriver le Français au rôle de sujet, tout nourri de l'exemple 
des Décius, des Fabius, des Scipion, elle veut, en son plan 
d'éducation , que cet outil d'érudition et de loisir ne soit 
pas mis seul et sans d'autres outils plus usuels aux mains 
de la jeunesse. Elle veut que l'enfant pense avant de 
croire: elle débarrasse l'éducation de toute monasticité, 
comme le voulait La Chalotais ; « le célibataire ne doit 

1. Aux Français, par un citoyen. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. .'^01 

élever que des esclaves, » disait la brochure Aux Français, 
par un citoyen, et elle place au seuil de ses pens^;es nais- 
santes la raison au lieu de la religion. Le dix-buiti^me 
siècle avait formé l'homme pour la société, la révolution 
le forme pour TÉtat. Elle trace une large part aux langues 
vivantes , une large part aux sciences appropriées au com- 
merce, à Fagriculture et aux arts. Elle n'oublie ni l'éduca- 
tion morale, que Chénier appelait V éducation du cœur^, ni 
les sciences philosophiques, dont elle fait la tutelle de la 
raison, ni cette éducation du corps, ces exercices phy- 
siques, que les républiques anciennes ont tenus en si grande 
estime ; et elle base l'éducation nouvelle sur ces éléments 
pratiques préconisés par VÉmile. Elle va vouloir que l'édu- 
cation fasse de l'enfant: « 1° l'homme; 2*» le citoyen; 
'* l'apte à tel ou tel emploi de sa vie dans la société : — 
3iire l'homme par une sociabilité généralisée; — le ci- 
Dyen par des sentiments et des procédés patriotiques; — 
nfin l'apte par une capacité relative aux besoins géné- 
aux de la société, comme aux individuels ou particuliers 
le chacun de ses membres 2. » 

Les États généraux de Van i999 font le rêve suivant : 
( Nos enfants commencent à lire dans des livres de leur 
mys et des choses de leur pays. Nous ne faisons plus con- 
;uiTier à nos enfants dix années d'un temps précieux pour 
apprendre des langues mortes, que la plupart ne savaient 
jamais qu'imparfaitement; nous préférons d'enseigner à 
nos enfants leur langue, celle des peuples avec lesquels 
ils doivent avoir des rapports d'instruction, de commerce, 
d'intérêt général ou particulier. Nous apprenons l'histoire 



1. Journal de Vlnstruction publique, vol. IV. 
'2. Le Vétéran en civisme. 



30? LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

à nos enfants. Nous ne nous dissimulons point quMls r 
sont pas en état de connaître la véritable cause des évén 
nients, de leurs effets, d'apercevoir les rapports morai 
de l'histoire, que les faits historiques ne sont pour les e 
fants que des mots; mais ces mots forment un répertoi 
bien précieux et deviennent aisément des choses, lorsqi 
les jeunes gens ont atteint Tâge de la réflexion. » 

Ces idées, ces désirs, Condorcet les formula dans i 
plan remarquable. Voulant « offrir à tous les individus 
l'espèce humaine les moyens de pourvoir à leurs besoir 
d'assurer leur bien-êlre, de connaître et d'exercer iei 
droits, d'entendre et de remplir leurs devoirs; » voular 
pour ce grand résultat, l'éducation universelle, Condorc 
demande, pour toute collection de maisons renferma 
quatre cents habitants, une école primaire et un inslit 
tour qui expliquera tous les dimanches la constitution, 
déclaration des droits, « non comme des tables descende 
du ciel, qu'il faut adorer, » mais comme les produits de 
raison humaine. Dans les villes de quatre mille âmes, l'ii 
stitution grandit el se complète; l'école secondaire do 
nora quelques notions de mathématiques, d'histoire nati 
relie, de chimie appliquée aux arts, des développemcr 
plus étendus de la morale et de la science sociale. A 
dessus de l'école secondaire , Condorcet projette ce 
quatorze instituts établis dans les départements, con 
dérés comme partie de l'éducation générale et oii l'i 
struction sera absolument complète. Pour peupler tou 
ces écoles primaires, secondaires, tertiaires, neuf lyct 
formeront une pépinière de professeurs, — c'était réci 
normale entrevue; et au sommet de l'instruction \ 
blique, une société nationale des Arts surveillera, d 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 393 

géra , perfectionnera, encouragera les dëcouvertes utiles*. 
Quelques détails du projet de Condorcet soulevèrent 
des objections et des critiques; le projet même, en son 
idée mère, applaudi comme le dessin heureux et simple 
de l'éducation civique, allait aider la Convention à Torga- 
niser. Des écoles primaires sont distribuées sur toute la 
surface de la France ; les disciples, promenés au milieu 
des travaux de la campagne et des champs, reçoivent 
l'éducation physique, morale, intellectuelle. Ils apprennent 
les traits de la révolution les plus propres à les rendre 
dignes de la liberté et de l'égalité, les rudiments et les no- 
tions premières des sciences exactes, l'usage des nombres, 
du compas, du niveau, des poids et mesures, du levier, de 
la poulie, et la mesure du temps*. Cette instruction, ainsi 
universalisée, manque de se briser contre le patois, cette 
dernière barrière et garde des provinces. La Convention 
décrète l'abolition du patois. Dans la France, non plus 
morcelée et divisée en provinces dans l'ordre politique, en 
gouvernements dans l'ordre militaire, en généralités ou 
intendances dans l'ordre administratif, en diocèses dans 
l'ordre ecclésiastique, et dans l'ordre judiciaire en bail- 
liages ou sénéchaussées et en ressorts de parlements, dans 
la France une et indivisible, débarrassée des coutumes 
particulières, ayant mêmes poids, mêmes mesures, même 
justice, même gouvernement, môme loi, uniformisée et 
reliée à elle-même d'un bout à l'autre, il ne faut pas que 
le patois reste debout et vivace comme une survivance de 
la délimitation féodale. Il faut que la France, qui n'a plus 
qu'une voix, n'ait plus qu'une langue. Tout le long .du 



1. Rapport et projet de décret, par M. Condorcet. Avril 1792. 

2. Journal de l'instruction publique, vol. IL 



394 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

Rhin, de TOcéan, des Pyrénées, au midi, au nord, à Touesl, 
à l'est, des instituteurs sont jetés pour tirer une seule 
langue de cette mêlée d'idiomes que Grégoire appelle une 
Tour de Babel ; et cela fut une belle espérance et une belle 
illusion de la révolution, de vouloir le bas-breton, le nor- 
mand, le picard, le rouchi, le flamand, le champenois, le 
messin, le lorrain, le franc-comtois, le bourguignon, le 
bressan, lé lyonnais, le dauphinois, Tauvergnat, le poite- 
vin, le limousin, le provençal, le languedocien, le vilayen, 
le catalan, Titalien, l'allemand, le béarnais, le basque, le 
rouergat, et le gascon parlé sur une surface de soixante 
lieues en tous sens, toutes langues diverses et contraires, 
abîmées et disparaissant dans la langue de Tlsle de France, 
victorieuse aux quatre coins de la République. 

L'éducation était décrétée obligatoire , la révolution 
faisait de l'intelligence de ses nourrissons le patrimoine 
du siècle à venir qu'elle portait en elle. Nul n'était admis 
à dérober son enllmt aux leçons républicaines. La Conven- 
tion ne reconnaissait pas l'éducation privée : elle exigeait 
pour tous l'application des principes de l'éducation pu- 
blique, proclamés par Helvétius. Charlier a demandé que 
les enfants soient conduits h l'école dès l'âge de six ans; et 
la proposition de Charlier a été adoptée. Danton s'écrie : 
(( Tout se rétrécit dans l'éducation domestique; tout s'a- 
grandit dans l'éducation commune. On nous parle des 
affections paternelles. Certes, je suis père aussi; mais 
mon fils n'est pas à moi, il est à la République*. » A la 
famille, l'enfant qui bégaye; h la patrie, l'enfant qui 
épelle; et le décret du 30 frimaire de l'an n frappe d'une 
amende égale au quart de leur contribution les père, 

1. Journal de Perlet. Août 1703. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 395 

aère, tuteur et curateur qui n'enverront pas leur enfant 
►u leur pupille aux écoles; défère le délit aux tribunaux 
le police correctionnelle, punit de Tinterdiction des droits 
iviques pendant dix ans les père, tuteur, curateur des 
eunes gens de vingt ans qui, au sortir du premier degré 
l'instruction, ne se seront pas occupés de Tétude de Tagri- 
ulture, d'une science, d'un art, et étend la même peine 
ux jeunes gens coupables d'oisiveté. « Savez-vous — disait 
;aint-Just — quel est le dernier appui de la monarchie? 
Test la classe qui ne fait rien, qui ne peut se passer de 
axe et de folie , qui , ne pensant à rien , pense mal , qui 
>romène l'ennui, la fureur des jouissances et le dégoût de 
i vie commune. » 

Mais pour mieux populariser l'enseignement, pour le 
escendre à la portée du peuple, ne manque-t-il pas ces 
vres élémentaires, ces traités sans ambition qui s'abaissent 
ux intelligences peu actives ou dormantes, et leur donnent 
e précises notions, courtes et commodes à la mémoire? 
- Diderot avait réclamé de ces livrets d'éducation, de ces 
aroissiens de campagne de la raison, humbles et précieux 
istructeurs^ Le comité d'instruction publique de la Con- 
ention appelait de ses vœux l'établissement d'une com- 
mission d'éducation nationale pour les livres élémentaires, 
emblable à celle déjà établie en Pologne. Appel était fait 
toutes les bonnes volontés républicaines pour la rédac- 
ion de ces A B G patriotiques, de ces catéchismes de ci- 
isme dont l'exorde était invariablement la déclaration des 
roits, l'acte constitutionnel, et bientôt la prière à l'Être 
uprême. Mille petits livres d'éducation nationale se murent 



1. Journal de l'Instruction publique, par Thiûbault ot Borelly, 
ol. 1, 



:m LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

alors à courir le monde des enfants, sollicitant ces pensées 
vierges, ambitieux de s'emparer des premières impressions 
et des premiers sentiments, et de jeter en ces cervelles 
toutes tendres, et qu'un ancien disait de cire, les premières 
attaches aux nouvelles institutions. Les petits livres ne dé- 
daignent pas IVnfant, si petit qu'il soit; ils parlent à des 
marmots de trois ou quatre ans, comme s*ils voulaient faire 
précéder de l'initiation patriotique la venue de Tintelligence. 
A peine l'enfant sait-il ses lettres, à peine assemble-t-il des 
syllabes de trois lettres, qu'il trouve au verso de la page 
des lettres et des syllabes de l'Alphabet républicain : LK 
PFX-PLE FRAN-ÇAIS COiN-VAIN-CU..., et ainsi tous les Droits 
de l'homme. L'enfant sait-il à peu près lire? on lui met entre 
les mains le Catéchisme de la constitution française, lùces- 
saire à l'éducation des enfants de l'un et de l'aut^x sexe, par 
le citoyen Richer, dont la première ligne est : « Qu'entend- 
on par le mot citoyen? » — « Cher enfant, — commençait 
un autre, — vous connaissez vos lettres, vous pouvez les 
assembler pour en faire des syllabes et des mots; vous 
avez lu et appris la déclaration des droits de l'homme et 
du citoyen... » Dans cet épellementdu grand pacte social, 
à si peu d'années du b(?rceau, l'instituteur ne se rappelle 
])as bien parfois à (|uel interlocuteur il a affaire. 11 lui fait 
répondre parfois des maximes de tragédie. Ainsi le Calé- 
chismc rcpablicain, par le citoven Lachabeaussière , de* ' i 
V mande à l'enfant : « Qui es-tu? » et il veut que l'enfant j 
réponde : ] 

« llommo libre et pensant, né pour haïr les rois, 1 

rs'aimcr que mos égaux, et servir ma piitric, ' 
Wvvo (le mon tr.ivail, ou de mon industrie, 

Abliorrcr r('s«.'Iavai;e, et me soumcllre aux lois. » ^ 

Souvent rinslilutcur de l'enfance, dans le zèle de sa haine 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 397 

pour les institutions du passé, noie son petit auditeur en 
pleine métaphysique et abstraite philosophie. Ainsi, dans 
le Livre indispensable aux enfants de la liberté, une mère 
dit au jeune Fanfan : « Il faut que tu saches que l'homme 
étant le plus bel ouvrage sorti des mains de TÈtre Suprême, 
il doit acquérir dès ses premiers ans la connaissance de 
lui-même. » Et Tapprenti citoyen en béguin ouvre de 
grands yeux. « La raison, — continue la mère, — est pour 
rame ce que le soleil est pour le corps; elle le vivifie; elle 
éclaire, elle dirige, elle nous guide dans les sentiers de la 
vertu. » Le Catéchisme élémentaire de morale propre à V édu- 
cation de Vun et de Vautre sexe veut faire de Tenfant qui va 
encore culotte fendue un homme d'expérience et de bon 
conseil. — « Jeune citoyen, — lui dit-il, — qui connais les 
droits de Thomme et du citoyen et l'acte constitutionnel 
dis-moi quelles sont les précautions qu'une femme doit 
prendre lorsqu'elle s'aperçoit qu'elle est enceinte ? » et de 
la conception jusqu'au tombeau, en ce précieux livre, le 
petit citoyen trouve de quoi faire réponse à tous les évé- 
nements et accidents de ce bas monde, s'il n'aime mieux 
lire toute l'histoire de France en la dizaine de pages qui 
suit, et apprendre que Louis XVI, aussi imbécile que Clau- 
dius, mené par une Messaline, Marie-Antoinette d'Autriche, 
laissa passer la plus grande partie de l'argent de la France 
dans les pays étrangers. Les Éléments d'instruction répu- 
blicaine par la citoyenne Desmarets, de Corbeil, font à 
l'enfant ces demandes et lui prescrivent ces réponses : 
« D. Qui es-tu? — R. Je suis un enfant de la patrie. — 
D. Quelles sont tes richesses?— R. La liberté et l'égalité. 
— D. Qu'apportes-tu dans la société? — R. Un cœur pour 
aimer mon pays et des bras pour le défendre. » Dans 
V Éducation nationale on Principes de morale, c'est un Vol- 

23 



398 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

taire jacobin qui prêche, et à la demande qu'il fait à Téco- 
lier « d'entrer dans quelques détails des maux qu'a produits 
la religion catholique , » il dicte cette réponse émue : 
a L'abrégé de ces déplorables détails va faire frémir... n 
C'est le même langage dans la Philosophie des sans-culottes 
ou Essai d'un livre élémentaire pour servir à Vèducation 
des e^ifants. Ce ne sont que pamphlets et déclamations 
contre le catholicisme, commentés au club des Enfants 
rouges, présidé par Tallien. Dans V Intérieur d'un ménage 
républicain, opéra-comique joué sur le théâtre de l'Opéra 
National de la rue Favart, l'on voit clairement la révolution 
de l'éducation sous ce côté ; une mère y dit à la gouver- 
nante de ses enfants : « Tu trouveras un peu de change- 
ment dans l'éducation de mes enfants ; mon mari- et moi, 
nous avons résolu de laisser reposer quelque temps les 
livres de religion. » La gouvernante intercède pour quel- 
ques-uns. « Justement, — reprend la mère, une mère qui 
a lu sans doute ce que Mercier a dit avant d'autres : U 
Catéchisme abêtit l'enfance, — justement, ce sont ces sortes 
de livres que je ne me soucie plus que mon fils lise à 
présent... 

Les livres saints remplis d'obscurités 

Troublent la raison de l'enfance 

En lui disant qu'il est des vérités 

Au-dessus de l'intelligenco *. » 

Mais parmi tous ces petits livres ^ un petit livre montre 
mieux que tous les autres le mode de sollicitations tentées 
sur l'intelligence de l'enfance, en même temps qu'il retrace 
avec des traits frappants l'ébranlement et la fièvre ardente 

1. L'Intérieur (Vun ménage républicain, opéra-comique en un acte 
et en vaudevilles. Théâtre comique de l'Opéra National de la rue Favart. 
15 nivôse an n. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 399 

que les leçons incessantes des parents et de la révolution 
jettent en ces esprits à peine éveillés, les lançant aux pas- 
sions viriles avant qu'ils en aient Tâge et la capacité. Ce 
petit livre est un morceau de Plutarque destiné à être 
l'exemple des petits républicains ; il s'appelle : la Vie et 
la mort républicaines du petit Émilien, par le citoyen Fré- 
ville. A dix-huit mois, l'esprit de charité républicaine parle 
déjà si fort chez le jeune Émilien, qu'il veut donner à 
manger aux figures chinoises peintes sur le paravent qui 
entoure son lit, disant : Manze nanan. Conduit à Versailles, 
le petit Émilien voit le dauphin jouant avec Moufflet, son 
petit chien. Il veut faire sa partie dans le jeu du dauphin, 
lorsque a un vil esclave du troupeau royal » le fait retirer 
avec sa mère. Le jeune Émilien, chez qui cette humiliation 
prépare les sentiments civiques, demande alors à sa mère 
si le roi « fait tata? » Éclairé sur ce détail, il profite de 
l'égalité de tous les hommes devant la garde -robe pour 
ne plus appeler le roi que M. Capet; et dès lors il ne par- 
court plus les médaillons des rois de France qu'en donnant 
de grands coups de son petit poing sur Clovis, Clotaire, 
Childebert, Charles IX, que sa mère lui a dit avoir été 
tyrans, criant à chacun : Messan, messan. Le petit Émilien 
est attaqué de la poitrine ; il est bien souffrant déjà quand 
arrive le 20 brumaire, jour de la première fête de la Rai- 
son. Il se lève mourant, et soutenu et porté à demi par 
(( son petit camarade Chéri , » il se mêle au cortège et 
chante : « Allons, enfants de la patrie. » 11 rentre, la fièvre 
le prend, la médecine le condamne; ses parents pleurent 
au pied de son lit; lui, il s'informe des affaires publiques, 
des nouvelles de nos armées, et surtout du procès de Bailly 
qu'on vient de condamner. — « Ne vient- il pas d'aller à 
la guillotine? » demande à sa mère le petit agonisant. — 
« Oui, mon ami. » — « Oh ! il l'a bien mérité! » — Et le 



400 LA SOClÉTli; FRANÇAISE 

petit Émilien meurt quelques minutes après avoir dit: 
(( Ce (jui me fait le plus de peine, c'est de quitter maman 
et de ne pouvoir être utile à la République. » — Alors, les 
petits Émiliens qui ne mouraient pas prononçaient à la 
Commune de pareils discours : « Au lieu d'aller collec- 
tivement à la messe, nous irons à rexercice; au lieu 
d'apprendre l'Évangile, nous apprendrons les Droits de 
rhomme. Notre catéchisme sera la constitution, nos con- 
fessionnaux seront des guérites ; et au lieu d'y accuser nos 
fautes, nous y veillerons sur celles des autres*. » 

(( Toute notre étiquette sî machinale, toute notre civi- 
lité si suspecte et si minutieuse, toute notre galanterie si 
lourde et si fausse, toutes nos protestations de respect, 
d'humilité, d'obéissance et de servitude, doivent être effa- 
cées de notre langue, » — avait dit, dès les débuts de la 
liberté, la Chronique de Paris^. « Les pratiques et les for- 
mules de politesse furent imaginées par la crainte et par la 
servitude; c'est une superstition qui doit être emportée 
par le vent de la liberté et de l'égalité , » opinaient les 
Annales patriotiques^. Le philosophe patriote Sanial, de 
Tournon en Vivarais, est d'avis, en 1790, « que nous 
n'ôlions jamais le chapeau que quand nous aurons trop 
chaud à la tête, ou que nous voudrons parler à une assem- 
blée, ce qui annoncera que nous aurons une motion à 
faire; que nous perdions l'habitude des inclinations, qui 
ne sont autre chose que des plis de l'esclavage restés dans 
les reins des Français ; que ces phrases : J'ai, f aurai, fai 

i. Journal de Perlet. Frimaii'e an ii. 
2. Chronique de Paris. Janvier 1790. 
'i. Annales palrioliques. Janvier 1792. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 401 

eu Vhonneur, vous 7ne ferez l'honneur, soient bannies du 
style épîstolaire ou de conversation, et que la finale des 
lettres ainsi que des adieux vocaux, qui se termine ordi- 
nairement par la très-plate et très -insignifiante parole : 
Votre très 'humble et très -obéissant serviteur, se termine 
simplement par un bonjour, un bonsoir, ou bien par les 
mots : Je suis votre concitoyen, votre frère, votre ami, votre 
camarade, votre égal^. » Vers ce temps, le sapeur Âudouin, 
rédacteur dix Journal universel ou Révolutions des royaumes, 
émet cette opinion, « qu'il ne faut pas qu'on baise la main 
d'une femme, et qu'en se baissant on perd cette attitude 
fière et mâle que doit avoir tout bon patriote*. » En 1791, 
la société des Nomiphiles demande la suppression du titre 
de Monsieur et de Madame ^. 

La République venue, une civilité républicaine est en 
honneur qui donne des principes tout neufs de politesse 
et d'élégance. Le citoyen Ghalier, dans son traité présenté 
à la Convention, pose ces prémisses : « Autrefois la politesse 
et la fausseté semblaient n'être qu'une même chose. La 
politesse du républicain est celle de la nature. » Suit une 
théorie de la démarche civique où il est dit qu'une « dé- 
marche ferme, bien prononcée, est l'image de la liberté. » 
Venant à parler des soins du corps : « Une propreté affec- 
tée, — dit Chalier, — devient ridicule. C'est ce que les 
sans-culottes ont appelé ingénieusement la propreté mus- 
cadine. » 11 désire que les jeunes citoyens ne recherchent 
pas une parure affectée, « cette espèce de magie dont se 
servaient nos tyrans pour nous en imposer et nous éblouir, » 
et il déclare que le superflu des vêtements chez des répu- 



1 . Annales patiiotiques. Juillet 1790. 

2. Sabbats jacobites. 1791. — 3. La Feuille ûu jour. MKn il^. 



W2 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

blicains est un vol fait à TÉtat*. — Du code de la nouvelle 
civilité prêchée par Chalier et par tous les républicains, 
le tutoiement est le premier article. Il couronne « la ruine 
de la routine de Torgueil de la vieille et rude méthode de 
l'impertinence et de la tyrannie. » Le 8 novembre 1793, 
le tutoiement est ordonné à toutes les administrations ; et 
bientôt un poëte vient faire hommage à la Convention 
d'un poëme sur l'impropriété du mot vous, quand on parle 
à une seule personne. Le tutoiement n'est -il pas « une 
mode à la romaine qui vaut bien nos minauderies fran- 
çaises*? )) C'est une manière et un ton qui semble être à 
la République celui du cœur; et cela « assure davantage 
les bases de la parfaite égalité qui doit régner entre des 
républicains, des frères. » — a N'est-ce pas par un orgueil 
ridicule que l'homme riche et puissant, se regardant 
comme équivalent à lui seul à plusieurs moindres que lui 
en moyens, a imaginé d'engager ses prétendus inférieurs 
à lui donner cette dénomination de vous? » — La France 
est tombée en tutoiement. Le domestique tutoie le maître, 
l'ouvrier le patron; et le fils tutoie le père, — irrespect 
gardé par notre siècle. — « 11 n'y a pas de vous dans la 
République et tous les citoyens sont des toi^^ » voilà le 
succinct catéchisme d'urbanité prêché au peuple dans la 
comédie de Dorvigny, La Parfaite égalité ou les Tu et les toi» 

La naissance, le mariage, la mort de l'individu soumis 
à la toute-puissante consécration de la religion d'État de 

1. Véritable civilité républicaine à Vusage des jeunes citoyens des 
deux sexes. 

2. Lettres b patriotiques, n° 17. 

3. La Parfaite égalité ou les Tu et les Toi, com. en trois actes en 
prose, par le cit. Dorvigny. Théâtre national. 3 nivôse, an ii. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 403 

la France, entourés de son cérémonial, allèrent peu à peu 
s'écartant de l'Église. Sous la République , le catholique *" 
fait citoyen, la naissance , le mariage , la mort, a^anohis 
du sacrement, devinrent des événements purement stati- 
stiques, constatés plutôt que consacrés par le pouvoir mu- 
nicipal. — Avant de disparaître, le bapieme était entré 
en conciliation avec la révolution ; et sur Jcs fonts baptis- 
maux, le parrain sur la tête de Tenfant ondoyé qui naissait 
à la vie catholique, et en son nom, prononçait le serment '"* 
civique qui l'engageait à la nation, ù la loi et au roi ', ser- 
ment par provision qui fut bientôt t\\^é, et sans rannexion 
duquel au dossier d'une affaire, un procureur au Châtelet, 
M. Cagneux de La Lande, refusait de plaider ^ 

Bientôt les saints sont déchus de leura droits de patro- 
nage. — « Les saints? » dit un petit poète de beaucoup 
d'esprit, Armand Charlemagne : 

« Qu'étaient-ils après tout? olil rien, 
Tout uniment des gens de bien ; 
Et chacun d'eux dans sa manie 
Poussait môme la bonhomie 
Jusqu'à daigner être chrétien ""^î » 

Cubîères se rebaptise-t-il de Michel en Dorât ^ ? Le malin 
de continuer : 

« Chénier s'appellera Voltaire, 
Fauchet l'évèque Massilion , 
D'Églantine sera Molière, 
Et Robespierre Cicéron ^. n 



1. Almanach littéraire, 1791. — 2. L'ObsereateuK Juin 1700* 

3. Petites Affiches. JuHlet 1792. 

4. Les États généraux du Pamassf^. 

5. Petites Affiches. Juillet 1792. 



40i LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

Bientôt les appellations civiques sont à la mode. Une 
femme, qui se nommait Reine, s'intitule Fratemité-Bonne- 
Nouvellc. Un nommé Leturc, municipal à Montmorency, 
fait baptiser son fils Libre- Pèthion Leturc^; et la section 
du Pont-Neuf dénonce un vicaire de la paroisse Notre-Dame 
qui a refusé d'enregistrer un enfant sous la dénomination 
à' Alexandre-P ont-Neuf^. — Sous la Terreur, le calendrier 
des saints patriotes changeant parfois d'une semaine à 
l'autre de par la guillotine , il eût été trop dangereux de 
prendre un patron contemporain; on dépeupla l'histoire 
romaine et l'histoire grecque pour se baptiser en famille 
et sans prêtres ; et chacun s'affubla, chacun écrasa ses en- 
fants de quelque énorme nom qui, après avoir eu le monde 
pour écho, pesait étonné sur quelque rustre obscur. 

Le mariage, devenu contrat civil, et affiché en ces 
termes à la municipalité, en septembre 1792 : Mariage 
entre M,,, et mademoiselle,,,, lesquels entendent vivre en 
légitime mariage et se 'présentent aujourd'hui à la munici- 
palité de Paris, pour y réitérer la présente promesse, et y 
être autorisés sous les lois de VÈtat^; ce mariage trouva bien- 
tôt la porte de l'église fermée. C'est alors dans la grande 
salle de l'Hôtel de Ville, sous l'estrade, où une statue de 
l'Hymen tient en ses mains de plâtre des couronnes de 
fleurs d'Italie décoloriées, que le mariage est expédié. 
Un officier municipal, en carmagnole et en bonnet rouge, 
lit la loi, et, la loi lue, reçoit à la hâte le oui sacré de 
trente couples assis, qui le lui jettent d'une même voix. 
Dans les propos obscènes et les gestes cyniques de la foule 



i. Le Consolateur, Juin 1792. — Les Sabbats jacobUes, 1792. 

2. Le Journal de Perlet. Décembre 1792. 

3. Annales patriotiques. Septembre 1792. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 405 

qui rit, les trente couples vont signer aux registres S et 
s'en retournent, mariés en un quart d'heure, par cette 
place de Grève, où les heurtent les processions féminines 
dont les bannières disent : Citoyennes y donnez des enfants 
à la patrie, leur bonheur est assuré. 

Quelquefois Chaumette, pour ce mariage que la loi 
du 20 septembre 1792 n'assujettit plus qu'à une publica- 
tion un dimanche avec affiches pendant huit jours, et'j^ 
dont le divorce fait un bail résiliable, Chaumette prend «î» 
la parole et dit à des divorcés : — « Jeunes époux, qu'un ^ 
tendre engagement a déjà unis, c'est sur les autels de la 
liberté que se rallument pour vous les flambeaux de 
l'hymen ; le mariage n'est plus un joug, une chaîne ; il 
n'est plus que ce qu'il doit être : l'accomplissement des 
grands desseins de la nature, l'acquit d'une dette agréable 
que doit tout citoyen à la patrie *. » 

Le mariage en province , la pièce du Mariage civique 
et la Vraie républicaine nous le montrent célébré sur la 
place, au pied de l'autel de la patrie enguirlandé ; et sous 
la statue de la liberté, le contrat de fidélité est passé '. 

Avec cette simplification des formalités, cette abolition 
des sacrements, cette conclusion exp^^ditivc des actes 
de la vie, les funérailles prirent le caractt;re de célérité 
d'un débarras de voirie* Les parents, tout enhaîllonnés 
par prudence et par peur*, hurlant la carmagnole, pour 

1. Réflexions sur le culte, les cérémonies dvihs et les fêtes natto- 
naîes, par L. M. Réveillère-Lcpaux. An vi. 

2. Journal de Perlet, Octohre 17^2, 

3. Le Mariage civique, ou la Ft^iir de la libcrîé, divertiMetncat on 
un acte. 1700. 

4. Essai sur la propagathn th la musique en France, sa conserva- 
tion et ses rapports avec le QoavLrnemciUt pir Lt^clrrc, 17fl(K 

53. 



400 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

faire leur douleur patriote, escortent le long de la rouie 
du Champ du repos bordée de jalons tricolores, à demi 
courant, débandés, se hâtant, le cercueil drapé d'un drap 
mortuaire tricolore*, qu'on va enfouir grand train, — tous 
le bonnet rouge sur la tête , précédés d'un commissaire 
en bonnet rouge, menant le cortège bizarre au pas rapide. 

1, Journal de Perlet, Frimaire an ii. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 407 



XVI. 



La pompe funèbre de Marat. — Marat. — Le bon Dieu et la réyolation. 
Fêtes de la Raison. Fête à l'Être Suprême. 



Dans la nuit du 16 juillet 1793 processionne et s'allonge 
a grande funéraille sortie des Cordeliers; elle emplit, elle 
)at les deux murs de la rue Thionville. Les Halles mènent 
e deuil, et leurs femelles vont agitant les piques, secouant 
es torches fumantes. 

Sur les têtes nues Torage gronde, roule, et de leurs 
;lartés rapides, les éclairs fouettent l'ordonnance funèbre Lm'- 
lu peintre David. Le canon tonne : Marat a touché le Pont- 
^euf. 

Marat est couché sur un lit que portent douze hommes. 
1 est nu jusqu'à la ceinture; le trou du coup de couteau 
L refermé ses lèvres, et sur le cadavre verdissant du César, i^^-^ 
m enfant se penche qui tient d'une main un flambeau, de 
'autre une couronne civique. Autour du putréfié, Tencens 
urne. Et ainsi marchent dans les colères de la nuit lempê- 
ueuse, dans les décharges du canon, tout le long dtî b 
ieine noire, rougie de place en place par les reflets des 
orches balayées au vent, ainsi nifirclient la pompe de 
klarat, le mort, la baignoire de Marat, le biilot où posait 



408 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

rencrier de Marat. Il est promené, l'assassiné populaire, 
par le Pont-Neuf, le quai de la Ferraille, le pont au 
Change, la Maison commune; puis, de là, il revient par 
les rues au Théâtre-Français. 

11 s'arrête aux reposoirs patriotiques; il stationne, il 
fait halte aux musiques de mort. Il remarche, et il fait 
halte encore ; Tencens manque, et pour le remplacer, on 
est allé acheter de la poix-résine chez un épicier. 

11 retourne, il est revenu au banc de gazon des Cor- 
deliers qui l'attend. « corJesu! ô cor Marat! Sacré cœur 
de Jésus I sacré cœur de Marat ! » va venir dire un orateur; 
et pour l'enchâsser, le cœur de Marat, le garde-meuble 
sera requis de fournir ses joyaux les plus précieux. Sur h 
porte de la maison qu'habitait Marat, une main grave : 

Peuple, Marat est mort; Tamant de la patrie, 
Ton ami, ton soutien, l'espoir de l'affligé, 
Est tombé sous les coups d'une horde flétrie; 
Pleure, mais souviens-toi qu'il doit être vengé*... 

pendant que l'imprimeur de la Gazette Nationale compose : 
(( Cette femme, — Charlotte Corday, — qu'on a dite fort 
jolie, ne l'était pas. C'était une virago plus charnue que 
fraîche, avec un maintien hommasse et une stature gar- 
çonnière, sans grâce, malpropre, comme le sont presque 
tous les philosophes et les beaux esprits femelles... Sa 
figure était dure, insolente, érysipélateuse. » 

Le silence des passions ne s'est point encore fait autour 
des hommes de la révolution. Ces hommes revivent tout 



1. Courrier de l'Egalité. JuiUct il [)3. — Département de Paris. 
Extrait (hi procès-verbal de la séance ternie en la salle des électeurs* 
du dimanche Si juillet i79.^. Imprimerie de Ballard. 



PENDANT LA REVOLUTION. 409 

chauds en nous, ils sont les drapeaux des idées qui se dis- 
putent le siècle, et soixante années tombées dans le temps 
l'ont pas valu à ces bustes non refroidis, à ces ancêtres 
îontenif)orains, les impartialités de Thistoire. 

Ces hommes apparus dans la majesté des catastrophes 
empruntent à la scène de la Terreur je ne sais quoi de sur- 
lumaîn qui les sauve d'être mesurés. Ils bénéficient de la 
^illotine, et ils passent géants dans les souvenirs émus, 
îomme ces dieux que les peuples enfants faisaient de 
eurs peurs. Pourtant ouvrez ces tombes, qu'un Alexan- 
Ire semble avoir bâties de sept pieds de long, pour fidre 
iroire à des colosses enfouis ; vous y trouverez des hôtes 
Moyens et ordinaires. Du milieu de ces poussières célé- 
brées, ôlez Danton, qui fait les destinées de la patrie déses- 
pérées pour les faire victorieuses, et jette au monde le défi 
de septembre, ces hommes sont petits. La révolution ne 
leur attribue point sa force, ne les arme pas de sa vail- 
lance, et elle les laisse être ses hérauts médiocres, comme 
si elle voulait montrer que les hommes lui sont peu, 
comme si elle dédaignait de mettre ces esclaves ot ces 
instruments, qu'elle brise à son houre, dans Jfi œnfidftnce 
de ses desseins et la complicité de ses héroïsjTies, Ces 
intelligences superbes semées par Dieu h grands int^rvailes, 
ces architectes qui de leurs mains puissantes <?treîgnejït et 
remanient les mondes qui vont inourir; ces prOcurseui-s 
des faits; ces créateurs qui, de leur cervelle ftSconde» 
font jaillir les programmes des sociétés qui vont renaître, 
où sont-ils? qui sont-ils? Est-ce fîobespjf^rre? ce rhé- 
teur, ce phrasier, ce tacticien de parioiiient, cet homme 
d'État qui prend la queue des événements, ce valet de 
Rousseau, copiant ses discours dajis les livres de son 
naître, y plagiant ses utopies de vertu, longuement déhi^ 



410 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

tées à cette société régénérée qui pille sur les derrières de 
rarmée et fonde les fortunes modernes dans des dilapida- 
tions de goujats! Robespierre I cette vanité qui, dans ses 
infatuations puériles, se plait à ses images partout répé- 
tées, à l'entourage de ses portraits, dessinés, gravés, 
sculptés M Robespierre! ce fanatique misérable: un fana- 
tique personnel ! Robespierre qui n'a que ce piédestal jus- 
qu'ici respecté : l'incorruptibilité ! — Et cependant, qui 
pourra dire si ce contempteur de l'argent, ce contemp- 
teur de la corruption des antichambres, n'a pas été un 
jour accessible à la vénalité des honneurs? Qui pourra 
dire si la conscience révolutionnaire de Robespierre n'a 
pas failli un jour? Ce journal, le Défenseur de la Constitu- 
tion, venu au monde le 1" juin 1792, précédant de vingt 
jours l'invasion des Tuileries, de deux mois l'avénement 
prévu et visible pour tous de la république ; ce journal, 
qu'un autre journaliste annonçait ainsi le !«' mai : « On 
sait que Robespierre va faire un journal intitulé le Défen- 
seur de la Constitution. Le libraire chargé de cette entre- 
prise lui donne 10,000 livres. On est étonné de cette libé- 
ralité quand on connaît le libraire. 11 se pourrait bien faire 
que la liste civile fit les frais de l'entreprise ; et il serait 
réjouissant pour le comité autrichien de compter au 
nombre de ses stipendiés celui que le peuple avait appelé 
V incorruptible, sans que V incorruptible s'en doutât^; » ce 
journal, qui est une diversion habile contre la révolution, 
.en même temps qu'une tentative non dissimulée d'en- 
rayer les hommes et les choses, — qui pourra dire si ce 
journal n'est pas une trahison convenue et la condition 
mise par les Tuileries à la place de gouverneur du dau- 

1. Mémoires de Barbaroux. Beaudouin, 1822. 

2. Journal de Perlet. Mai 1792. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 411 

phin, dans le marchandage de Robespierre? — Que Perlet 

ût été tJXHnpé, que rautorité d'Harmand de la Meuse soit 

suspecte et ne puisse peser dans la balance oii l'on pèse 

rhonneur d'un homme, je le veux ; — mais il reste debout 

Bt sans réponse, ce témoin à charge, ce témoin irrécusable, 

ce premier numéro qui, se cantonnant dans les demi-vic- 

Soires, contre la république du 10 août qui approche et se 

iftte, fatale, au sacre de la révolution, signe le préventif 

équisitoire du royalisme. 

Au premier abord, Marat est un profil qui se dessine 
ftlus grand que celui de Robespierre ; au premier abord, 
làrat conquiert le regard de l'historien. Il vous vient à 
;roîre que ce pétitionneur de têtes, que ce chiffireur dans 
e grand, est un de ces dépopulateurs qui se montrent 
lebout dans l'effroi des peuples, figures gigantesques et 
nonstrueuses qui méritent d'usurper l'attention de la pos- 
.érîté. Il faut que la pensée ait eu le temps d'écarter le 
prestige ordinaire aux bourreaux pour voir juste et vrai 
ians Marat, ne pas l'honorer d'insultes, mais le prendre 
ians sa main, le peser, le trouver léger, et, pour ainsi dire, 
le restituer à Thumanité. Allez de page en page dans le 
journal de cet homme : il ne palpite dans ces feuilles que 
la rancune médiocre du médecin sans pratiques, de l'écri- 
vain sifflé, de l'inventeur méconnu. Cet homme, pour 
conquérir la France, l'Europe, l'avenir, à la révolution, 
n'invente, ne dit, ne veut, qu'une idée, un moyen, une 
mesure : — des hravi giboyant aux passants dans des 
allées de carrefour M Un niais I dont l'étroit cerveau ne 
-comprend pas qu'un peuple ne se laisse massacrer que 
trois jours, mais qu'il se laisse décimer deux ans avec le 

1 . Mémoires de Barharmx, 



W^l LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

coiiloau cruno guillotine et les bouchers d*un tribunal! 
Impuissant qui s'agite et se démène, aveugle, tournant sur 
sa petite envie I un chien d*Érostrate, toujours aboyant 
contre tout ce qui fait des triomphes à la révolution! Cet 
homme, ce rien, quelque chose à la révolution! cet 
homme dont la pensée lâche ne voulait pas la guerre et 
tremblait que le canon ne tuât sa république * I Ce bouffon 
qui, lorsque la Convention décrète un lendemain à la 
France, dont le monde joue déjà le manteau ; lorsque qua- ' 
torze Frances se lèvent à nos frontières, — n'imagine i 
contre l'Europe que son bataillon de gens armés de man- 
chons d'une certaine façon et de poignards d'une certaine I 
forme ^ ! Sans une idée, sans un plan, ce rabâcheur de |' 
dénonciations, ce scribaillon des cancans de Javard', ccj 
Marat, c'est à peine l'agent de police de la Terreur. — 
Marat maître de la révolution au 10 août, — laissez-lui sa 
main, sa tête, sa plume, — la révolution n'aurait pas véco 
trois semaines ! 

Le bon Dieu eut, aux premiers jours de la révolution, 
la popularité d'un Louis XVL C'était, après Louis XVI, le . 
restaurateur de la liberté française. C'était l'ennemi des I 
bastilles, le complice des peuples; et il eut, ce roi du ciel, 
l'encens, les bénédictions, les vivats comme le roi de 
France. La révolution lui rendit ses devoirs. Elle le ména- 
geait, elle l'honorait, elle le remerciait; elle réprimandait l- 
les impatients qui voulaient déjà boucaner jusqu'au Père i 
Éternel *. Ainsi donc le bon Dieu se vit quelque temps ' 

1. L'Ami iJu peuple. Avril 1792. — 2. Id. Novembre 1791. 

3. Anecdotes inédites de la fin du dix-huitième siècle, par Serirvi. 
Paris, 1801. 

4. Lettre du vcrita})te père DucUéne à tous les soldats de Varmée. 



PENDANT LA REVOLUTION. 413 

>si patriotiquement famé en France que quiconque. — 
)ites-moi, — s'exclamait un journal dévoué au bon 
!U, — si le père des humains peut être aristocrate? 
rc-en-ciel qui couronne sa tête majestueuse n'est-il 
1 une assez belle cocarde patriotique et directement aux 
ileurs de la nation^? » Et s'il fût alors descendu sur la 
re, le bon Dieu, il eût été mis aux fêtes du Champ de 
rs en une fort belle place, peut-être même tout de 
te après les vainqueurs de la Bastille ^. On entoure le 
it-sacrement d'un ruban tricolore, <t et comme tout le 
nde est libre aujourd'hui en France, — disent les pay- 
s du Périgord, — il ne faut pas que notre bon Dieu soit 
ifermé ; nous voulons par conséquent que les portes du 
»ernacle restent toujours ouvertes. » 
Puis voilà que le bon Dieu passe modéré ; il est resté le 
xiote de 1789, et les événements ont si vite couru qu'il 
st plus au pas, La révolution lui « fait garder la cham- 
5 » aux Fêtes-Dieu. Le bon Dieu était tout à l'heure le 
1 Dieu de la France ; il a été baptisé le bon Dieu des 
mçais; il est maintenant le bon Dieu suspect. On a fait 
tobre contre Versailles; on fait la constitution civile du 
rgé contre l'Église. — Camille Desmoulins, à la table du 
pfumeur Mailhe, l'hôtelier de la littérature, à cette table 
il s'asseyait entre Mercier et Rétif de la Bretonne, bal- 
tiait : a Est... -ce donc que je ne puis faire un dieu natio- 
I, l'ab... l'abbé, bé... bé Sieyès fait... fait bien une reli- 
m nationale? » Et dans un opuscule inédit. Entretien 
deux philosophes, n'écrit-il pas, en une prose embar- 
isée et pénible qui ne promettait guère le journaliste 



1. Lettres h patriotiques, n" 33. 

2. Journal de la Cour. Juin 1700. 



414 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

vit*, le cordelier alerte, cette demi-apologie de la philoso- 
phie de Sylvain Maréchal : «... On admire cette pensée de 
Labruyère ; Si ma religion est fausse, voilà le piège le mieux 
dresse qu'il soit possible d'imaginer. Ne serait-ce pas à nous 
à nous écrier avec plus de fondement : Si ma religion est 
vraie, son Dieu est bien cruel, lui qui, lorsque je trouvais 
déjà dans mon esprit et dans mon cœur également révoltés 
des dogmes de cette religion tant de raisons de la rejeter, 
au lieu de me mettre du moins dans Timpossibilité de 
n'être pas convaincu de la vérité des miracles dont l'évi- 
dence pouvait seule rendre raisonnable la soumission 
aveugle de ma foi, m'a laissé au contraire tant de raisons 
de révoquer en doute ces faits-là mêmes et a voulu que je 
me traînasse au tombeau dans l'incertitude désolante, si ' 
ma main essuierait dans une autre vie les larmes que i 
j'aurais versées dans celle-ci*. » — Manuel dit chez 
Péthion ; « Le moment est venu de déclouer Jésus-Christ; 
si nous le laissons échapper, ses clous se riveront pour 
longtemps encore^. » Les esprits s'ébranlent peu à peu 
vers le grand néant de l'athéisme. 

Le bon Dieu est surveillé ; la révolution se demande s'il 



est de bonne foi un bon Dieu constitutionnel, s'il ne trahit 1 
pas, s'il n*a pas de correspondance avec les émigrés, s'il ne 
conspire pas. 

Les massacres de l'Abbaye sont le 10 août contre la 
Providence. Louis XVI en prison, la révolution proclame 
la déchéance de Dieu, casse la religion, dépose la foi, I 
traque le clergé insermenté comme une Vendée, et fait | 
déclarera l'autre clergé : « Je suis prêtre; je suis curé, 
c'est-à-dire charlatan, jusqu'ici charlatan de bonne foi; je 

1. Catalogue cV autographes. 13 mars 1843. 

2. Les Grands Saf)bats jacobites. 1792. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 415 

'ai trompé que parce que moi-même j'ai été trompé; 
laintenant que je suis décrassé ^.. » Jésus-Christ est alors 
sans-culotte Jésus, ou le ci-devant soi-disant roi de Nazor 
ft, ou défunt Jésus-Christ, mort à V époque des révolutions 
Judée pour avoir tenté une contre-révolution contradic- 
re à l'autorité de V empereur^; — et bientôt la révolution 
pelle la Raison non au trône, mais au fauteuil civique et 
a présidence du culte national. 

La révolution fait des fêtes le complément de Téduca- 
n civique. Par les fêtes elle s'essaye, d'une main toute 
fère, à délier la servitude des idées. Par les fêtes, du 
lisir et de la surprise des sens, elle tente d'aider la régé- 
ration humaine. Les fêtes, dans les calculs et les inten- 
ns de la révolution, ne sont pas seulement la récréation 
l'instruction nouvelle; elles sont une animation, une ma- 
*ialisation, une vivification de l'institution républicaine, 
s fêtes alors, par le triomphe sur les cœurs émus, sur 
\ yeux ravis, cherchent le triomphe sur la raison même 
>s populations, et elles veulent surprendre et conquérir 
le grande masse d'intelligences par les jeux et les leçons 
mables, visibles, palpables. La révolution traite le peuple 
imme les femmes u disposées à ne céder qu'à ceux qui 
s émeuvent et qui leur plaisent ; » et elle rassemble les 
ductions dans ces décors de la liberté, où si souvent le 
îuple est appelé comme acteur. 

Dès les commencements de la révolution, c'est une 
oagination, un travail, un effort à détourner au profit 
es choses présentes et des choses à venir, les vieilles ado- 
itions, à évoquer le touchant, l'émouvant, le pathétique» 
dée et Taspect des cérémonies civiles des premières 

1 . Journal de VInstruction publiqtie^ vol. IV. 

2. Lettre du diable au pape. 



ilC) LA SOCIÉTÉ FHANÇAISK 

républiques, les grandes parabases des foules ; et dans l 
fêtes de son berceau, la révolution ne néglige rien, n'oubl 
rien, ambitieuse du prestige des théories antiques, hab 
à profiter de la nouveauté du spectacle, de la complic 
de la nature, des émotions fébriles de la musique, i 
contact électrique des multitudes, du mélange des sex( 
de la magie des souvenirs, de l'enthousiasme autour d 
commémorations héroïques, du dramatique, de la mi 
en scène, du contraste de Tenfance et la vieillesse, des ci 
vrements physiques, des sensations morales. Douceme 
ainsi, la révolution mène le culte de Dieu et du roi i 
culte de la chose publique : la République. 

A la Fédération de 1790 succède bien vite la fête ( 
riionneur des frères d'armes morts à Nancy, où tambou 
drapés de noirs, trompettes étouffées par les sourdine 
drapeaux et étendards garnis de crêpes, où le bataille 
dauphin, où le corps des vétérans, où enfants et vieillan 
conduisent le grand deuil. — L'année 1791 a la Translatic 
des cendres de Voltaire, dont le coût de 18,000 livres a] 
prend qu'il était plus dépensé, aux fêtes de ce temp 
d'imagination que d'argent *, sa Fédération, et le 18 se| 
tembre, la fête de la Constitution , toutes fêtes qui , soi 
le crayon de Roland, Moitié, David*, sont comme le 
pompes d'une république grecque que guidait le son d 
trlcjone. Le 15 avril 1792, la fête en l'honneur des sol 
(lats de Châteauvieux, — « ces pauvres Chapeaux-vieux! i 
disait le populaire ^ — se forme , marche, s'aligne sott 
l'épi de blé vert que tiennent en main les ordonnateurs. Li 
fête en l'honneur de Simonneau, maire d'Étampes, a poiif 



1. Lrltres b patriotiques. — 2. Petites Affichas. Juin 1702. 

.'{. Sabbats jacobites. 1702. 



PENDANT LA REVOLUTION. 417 

onnatrice une femme, Olympe de Gouges. Puis c'est la 
ération du H juillet 1792, où les foules ont écrit à la 
ie sur leurs bonnets : Vive Péthion ! — puis la cérémo- 
funèbre des Tuileries en Thonneur de la journée du 
août. Le 2k janvier 1793, ce sont les obsèques de Michel 
pelletier autour du piédestal de la statue abattue de 
uis XIV, obsèques où la société des Jacobins a pour 
name et pour bannière la chemise, la veste, la culotte de 
pelletier, toutes rouges et raidies de sang ; — et bientôt 
sont les fêtes du salpêtre, dont on portait les pains dans 
s peaux de lion *. — Toutes ces fêtes, lugubres ou 
intes, par une consécration allégorique des faits, par une 
nonisation historique des hommes, font les esprits mûrs 
mr une idolâtrie nouvelle. 

Le 10 août 1793 inaugure la religion de la Nature. — 
il milieu des ruines de la Bastille, sur lesquelles les 
;u1pteurs de Palloi ont gravé, ici : La vertu conduisait ici; 
, : Le corrupteur de ma femme m'a 'plonge dans ce cachot ; 
lus loin : Je ne dors plus, se dressait droite, sortant des 
écombres, une colossale statue, de ses doigts de pierre 
ressaut ses mamelles, d*où tombaient, en un bassin, deux 
lets d'eau. La Convention, entourée d*un ruban tricolore 
t tenant à la main des bouquets de fleurs et de fruits, les 
Qembres des assemblées primaires portant une pique et 
me branche d'olivier, les ouvriers, les héroïnes d'octobre 
nontées sur des canons, les élèves de Tinstitution des 
iveugles sur un plateau roulant, les enfants trouvés dans 
« blanches bercelonnettes ^, s'unissent tous à la voix du 
t*ésident de la Convention, tête nue devant la statue, 



1. Journal de la Société républicaine des Arts. 

2. Mémoires de Barbaroux. 



418 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

disant : « Nature, reçois Texpression de rattachemer 
nel des Français pour tes lois... » Son hymne à la 
terminée, le président saisit une coupe, fait une lit 
passe la coupe à un envoyé de département, qui à so 
la vide et la repasse dans rhosannah de la foule. L< 
de la Raison, Tagenouillenient de l'esprit humain ( 
une créature, attendaient, pour oser être, Tessai de 
déification de la Nature; et le 20 brumaire de Tan n 
célébrait les Lupercales. — Hébert et Ghaumette i 
taient à la France une religion sans base, une religio 
n'étant fille d'aucune foi, ne procédant d'aucune r 
tion, était la négation absolue de, toutes lesreligio 
religion de la Raison. Hébert, Ghaumette voyaient e 
invention le coup de grâce de la religion catholique 
voyaient aussi le germe et le moyen d'une théocn 
profit des dominateurs révolutionnaires, engageant l 
pie à ce serment : (( Je jure de n'avoir d'autre religic 
celle de la Nature, d'autre temple que celui de la R 
d'autres autels que ceux de la Patrie, d'autres prêtn 
nos législateurs, d'autre culte que celui de la Liber 
l'Égalité, de la Fraternité *. » 

Alors, dans Notre-Dame, la grande basilique, ! 
tabernacle du maître-autel est hissée « non une 
morte, mais une image vivante de la Divinité, un 
d'œuvre de la nature, » comme l'a dit le compère 
mette ^. — Dieu est la Maillard, l'ex-danseuse du t 
des comédiens du bois de Boulogne, l'humaine 
ture des soupers du duc de Soubise à Pantin. Elle < 
en bonnet rouge, draperies écourtées, pique en 
« entourée de toutes les jolies damnées de l'Opéra, 

1. Le Père Duchéne, par Hébert. — 2. /d. 



FENDANT LA RÉVOLUTION. 419 

ur tour excommunient la calotte en chantant mieux que 
» ai^es des hymnes patriotiques *. » Dans la cathédrale, 
*gue mugissant, les tambours roulant, les fanfares son- 
nt^ le clair éclat des trompettes, les cris, les refrains 
scèfies, les vociférations s'éteignent et meurent dans la 
»iare énorme de l'énorme carmagnole, claquant de ses 
k>ts les tombes épiscopales! C'est le sabbat qui s'est 
blîé au soleil : l'eau-de-vie emplit les ciboires courant ^f -^ 

lèvres enflammées, et avec les fumées des brûle- ^f^u^v 
éules, montent vers la voûte étonnée les empuantisse- 5uwO 
niUi des maquereaux grillés sur les patènes I — Et quand (dUh. * 
it est bu, quand le vin et l'eau-de-vie manquent, il se 
é bors la cathédrale, par la place et les ruelles, une plé- 
è mîtrée, crossée, caparaçonnée, promenant. Fête des 
us de la fin d'un monde, le blasphème de ses déguise- 
ents de marchand de vin en marchand de vin, et surJes 
»niptoirs faisant emplir les calices bosselés; puis, aux €^.Mx 
.rrefours, entourant de sa ronde chancelante le feu de 
ie des reliques *I 

Elles sont Dieu, la femme du libraire Momoro et l'ao- 
ice Candeille, — Momoro, peut-être à Saint-Eustache où 
Pâque est préparée sur l'autel» tout chargé d'andouilles, 
3 jambons; où les attablés ont pour entremets le décor 
Ivain et champêtre du fond de l'église, et les praticables y 
•aquant sous le pas des satyres ivres> poursuivant les 
mmes! — Candeille, peut-être à Saint^Gervais, transfop^ 
é en marché aux poissons^ où la Halle descendue, éven- v!/.. „ 
ire au ventre, poing aux hancheSi célèbre lés joies pois* 
rdes I — A Notre-Dame, les hommes de la Halle ont 
levé Maillard, et l'ont triomphalement portée à la Con- 

K Le Père Duchéne. — 2. Lé Nœiveau Pàrii, Vol. IV; 



420 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE ! 

veniion. Le président l'a fait asseoir à ses côtés « et lui a 
donné raccolade au nom de tout le peuple français, b 
Convention a décrété que le peuple de Paris et ses autori- 
tés avaient bien mérité de la patrie en donnant ce grand 
exemple à l'univers. » Et la déesse a été reconduite à son 
temple par la Convention pour la fête du soir, où les cha- . 
pelles masquées de tapisseries laissent entrevoir un coin 
des tableaux de Téniers. 

Quelques jours après, le 25 brumaire, était présentée à 
la Convention nationale, qui l'honorait de l'insertion au 
Bulletin et de la mention honorable, une pétition qui 
disait : « L'homme s'éclaire, et détruisant d'une main les 
frivoles jouets d'une religion fausse, il élève de l'autre un 
autel à la plus chère divinité de son cœur... Ce n'est plus , 
auprès du temple de la Raison que nous pouvons révérer, 
encore des Sulpice ou des Paul, des Madeleine ou des Ca- 
therine. Que l'emblème d'une vertu morale soit placé dans | 
chaque église sur le même autel, où des vœux inutiles 
s'adressaient à des fantômes, que la Piété filiale, la Gran- 
deur d'âme, le Courage, l'Égalité , la Bonne foi, l'Amour 
conjugal, la Bienfaisance, que toutes ces vertus, dis-je, 
érigées chacune dans un de nos anciens temples, devien- 
nent maintenant les seuls objets de nos hommages... Alors | 
la prospérité générale, résultat certain du bonheur de 
l'individu, s'étendra aux régions les plus éloignées de. 
l'univers, et partout l'hydre épouvantable de la supersli-l 
tion ultramontaine, poursuivie par les flambeaux réunis de | 
la Raison et de la Vertu, n'ayant plus d'autres asiles que • 
les repaires dégoûtants de l'aristocratie expirante, ira périr' 
près d'elle du désespoir de sentir enfin triompher la Philo- 1 
Sophie sur la terre. » — Cette pétition était signée : Sade' 
1. ladites Affiches. Jiruniaire un if. 



PENDANT LA UÉVOLUTION. 421 

Malgré Fadhésion de l'auteur de Justine aux fêtes de 
à Raison, ces fêtes scandalisèrent. Elles firent comme les 
>ersécutions : elles ranimèrent la foi catholique; et ce ré- 
»ultat fut si général et si saisissable, que la Convention 
iésavoua, avec la guillotine, Hébert et Chaumette, qui 
l'avaient été que ses instruments, et comme ses ambassa- 
Jeurs près des pensées du peuple. L*Opéra survécut à la 
•eligion qu'il avait représentée; seulement, de dieu, il 
passa comparse; et il continua, au second rang, à être(r'^-''' 
mêlé à toutes les fêtes, et à y représenter le Plaisir, la 
Danse et le Chant, sans un bien grand sentiment de pu- 
leur. — A la fête de Barra et de Viala, le 23 messidor 
an u, au milieu des mères des citoyens morts pour la 
patrie qui portent l'urne de Barra, au milieu de ces enfants 
le onze à treize ans qui reçoivent l'urne de Viala, TOpéra 
Bgure : « les danseuses d'un pas joyeux répandent des 
Deurs sur les urnes et en font disparaître les cyprès; les 
danseurs, par des attitudes martiales qu'accompagne la 
musique, célèbrent la gloire des deux héros. » — L'Opéra 
se glisse même à la fête de la translation des cendres de 
Rousseau au Panthéon. Il se glisse entre ces groupes de 
botanistes, de mères vêtues à l'antique ; entre ces groupes 
d'habitants de Franciade, de Groslay, de Montmorency, 
i'Ennenonville ; entre ces groupes de Genevois, l'Opéra 
se glisse à côté du Contrat social, « ce phare des législa- 
teurs. » 

La Convention avait retiré son aveu au culte de la 
Raison. Un de ses membres avait reconnu « que le fanar 
tisme est une maladie chronique qui ne doit se traiter 
qu'avec beaucoup d'intelligence et de douceur; que les 
remèdes violents ne peuvent qu'irriter cette maladie, et 
peuvent occasionner des convulsions terribles. » — La ré- 

24 



422 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

volution comprenait qu'une nation n'est pas assise qui 
pose sur la négation de toute foi, sur Tapostolat du néant; 
elle comprenait encore qu'il lui fallait une complicité plus 
haute et plus vénérable que celle de l'humanité; et que 
ses fils et ses représentants ne pouvaient mener les peuples 
qu'en les disciplinant à un semblant de croyance, et qu'en 
compromettant une espèce de Dieu. 

Ce fut Robespierre qui se chargea de venger le Tout- 
Puissant d'Hébert, et de restituer l'immortalité de l'âme à 
l'humanité. Il logea au ciel désert l'Être Suprême, vague 
Jéhovah, sans attributions, sans foudre, sans forme, un 
Hermès roulant au-dessus des mondes, un dégagement de 
philosophie, une abstraction, quelqu'un à demi désigné, 
et dont le nom même n'est que la collective appellation ' 
des dieux sauvages : le Grand Être, disent les forêts de | 
l'Amérique. — La Religion — qui remplaçait la Raison — | 
c'était le culte des idées morales, divinités inférieures, 
métaphysiques vassales de VÊtre Suprême. La nouvelle 
religion comptait trente-six fêtes: la fête à l'Être Suprême; 
au Genre humain; au Peuple français; aux Bienfaiteurs de 
l'humanité; aux Martyrs de la liberté; à la Liberté et à ( 
l'Égalité; à la République; à la Liberté du mondé; à i 
l'Amour de la patrie; à la Haine des tyrans et des trsdtres; ! 
à la Vérité; à la Justice; à la Pudeur; à la Gloire et à l'Ira- I 
mortaHté; à l'Amitié; à la Frugalité; au Courage; à la 1 
Bonne Foi ; à l'Héroïsme ; au Désintéressement ; au Stoî- . 
cisme ; à l'Amour; à la Foi conjugale ; à l'Amour paternel; ' 
à la Tendresse maternelle; à la Piété filiale; à l'Enfance; à I 
la Jeunesse; à TAge viril ^ à la Vieillesse ; au Malheur; à | 
TAgriculture ; à l'Industrie; à nos Aïeux; à la Postérité: \ 
au Bonheur. 

Toutes les têtes et toutes les plumes travaillent à la 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 4^ 

itui^ie de ces fêtes décadaires. Merlin de Tbionville s*oc- 
upe du grand rôle que doit y jouer la musique. Mathieu 
le roise songe aux honneurs qui doivent y entourer le 
iiariage, et se rappelant le principe qui avait, lors de la 
Ste de Châteauvieux, fait inscrire sur une tribune : Respect 
wc femmes enceintes, V espoir de la patrie, il propose do ne 
tonner la parole dans les fêtes nationales qu'aux mariés ou 
ux veufs. Le représentant Opoix fait imprimer, par ordre 
le la Convention, le programme de la fête à la Pudeur, oh 
I s'exprime ainsi dans le préambule : « Sous nos tyrans 
ouronnés on voyait ces roses, — ces roses ^ ce sont les 
sunes filles, — qui auraient été Thonneur du parterre, et 
ue le zéphyr aurait longtemps caressées sans les ternir, 
tre décolorées en naissant et moissonnées sans retour par 
3S mains avides, dévorantes, et dévastatrices des satyres, 
les satyres étaient les satrapes. » La fête du métaphorique 
)poix est une idylle de Florian, qui se joue entre des 
eunes filles vêtues de blanc, le front demi-voilé, avec une 
ouronne de roses sur la tête, mêlées à des miliciens natio- 
laux. 

Robespierre, de son côté, rédige le programme de la 
ête à rÊtre Suprême. 

Le tambour bat, appelant à leurs sections hommes^ 
bmmes, jeunes filles vêtues de blanc, fies couronnes de 
pampres sur la tête, des roses à la main. Aux fenêtres, aux 
x>rtes, dans les rues où le défilé passe, des guirlandes de 
leurs, des rameaux de chêne '. Les aectîons, arrivées au 
(ardin National, dansent sous les arbres antiques, témoins 
:< des tristes réjouissances ordonnées par les despotes, 
orsqu*il naissait un petit monstre de leur race» >^ Les 

1. Décade philosophique, an ii, vol. 1. , 



iji LA SOCIKTÉ FKANÇAISK 

trompettes sonnent : sur la vaste estrade au-devant du 
palais, la Convention monte et paraît ^ « Français répu- 
blicains — dit au peuple le président de la Convention, 
Maximilien Robespierre — n'est-ce pas l'Être Suprême qui, 
dès le commencement des temps, décréta la république?» 
— Au discours, Thymne de Gossec succède. Les artistes 
de rinstitut national entonnent les strophes de Dé- 
sorgues : 

Ton temple est sur les monts, dans les airs, sur les ondes ; 
Tu n*as point de passé, tu n'as point d'avenir, 
Et sans les occuper, tu remplis tous les mondes, 
Qui ne peuvent te contenir! 

Robespierre met, d'une torche, le feu au monstre de 
l'athéisme : la Sagesse apparaît, d'une main montrant le 
ciel, de l'autre tenant une couronne d'étoiles. Les fanfares 
de Bruni retentissent. La Convention s'ébranle ; le peuple 
raccompagne, rangé sur deux lignes, les hommes à droite, 
les femmes à gauche ; et le député d'Arras l'entraîne à sa 
suite, marchant dans les vivats populaires, comme un vic- 
torieux précédant les rois vaincus. 

Il va ; et pendant que roulent, dans la poussière de son 
pas, la Convention domptée, le char qui porte la Liberté à 
l'ombre d'un arbre, les taureaux aux cornes d'or, et le 
peuple, Maximilien voit déjà élevé aux lieux où il passe 
le majestueux décor d'une dictature en marche. Il voit, 
comme s'ils étaient déjà réalisés, ces embellissements des 
Tuileries qu'il a fait décréter le 25 floréal à son Comité de 
salut public pour les pompes futures. Sur cette terrasse 
des Feuillants que la fête longe, Robespierre voit déjà la 

1. Délail (le la vrrilahle marche à observer pour la fête de l'Etrr 

Supn'me. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 425 

palestre qu'on établira pour les jeux de corps de la jeu- 
nesse, et les portiques ornés de tableaux inspirateurs des 
généreuses passions; au bas de la terrasse du bord de 
l'eau, un bassin où la Seine montera pour rafraîchir les 
jeunes athlètes. Dans les carrés entre les arbres, il voit 
déjà des exèdres, jardins d'Académus où les péripatéticiens 
de l'égalité s'entretiendront de la patrie à sauver. Au mi- 
lieu des orangers apportés de Versailles, de Meudon, de 
Saint-Cloud, ce ne seront que groupes, bas-reliefs, racon- 
tant la révolution. A ce nouveau jardin, un palais régénéré ! 
L'architecte Hubert le promet à Robespierre fermé par un 
stylobate circulaire. La déclaration des droits et la consti- 
tution y seront écrites en lettres d'or. La nuit, elles seront 
éclairées par les étoiles flamboyantes attachées aux socles 
des Vertus républicaines. Sur le dôme du Capitole français, 
une statue de bronze, la Liberté, debout, tiendra le dra- 
peau tricolore d'une main, la déclaration des droits de 
l'autre. Sur la place de la Révolution, le président de la 
Convention ralentit sa marche obéie. Il songe à l'arc triom- 
phal qui réunira les deux colonnades du Garde-Meuble, 
laissant voir là-bas la ci-devant église de la Madeleine, 
temple de la Révolution ; — à l'arc triomphal qui lui fera 
face, en tête du pont; — aux deux fontaines qui lanceront, 
aux côtés de la statue de la Liberté, leurs eaux jaillis- 
santes; — aux Champs-Elysées agrandis, aux chevaux de 
Marly qui se dresseront à l'entrée , cabrés , mais bridés * I 
Jusqu'au Champ de la Réunion, Maximilien Robespierre 
emporte en sa tête l'image et la vue rêvées de ces arcs 
magnifiques, où les ovations passeront sans se courber. — 



1 . Arrêté du Comité de Salut public • ii, 

V embellissement du Jardin National et de ses 'c 



420 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

Au sommet de la montagne dressée au Champ de la Réu- 
nion, les représentants sont montés; les citoyens, les 
citoyennes de tout âge Tenvahissent et la couvrent. Ils 
lèvent tous les bras, acclament TÈtre Suprême *. 

Le ciel est bleu, sans un nuage. Quand ce beau soleil 
reviendra, ce sera le soleil de thermidor. 

1. Décade philosophique, vol. I. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 427 



XVII. 



guillotine. Sanson. — La justice révolutionnaire, — Les fournées, 
le préjugé vaincu. 



Air : PaHs est au roi. 

Monsieur Guillolin 
Ce grand médecin , 

Que l'amour du prochain 
Occupe sans fin , 
Un papier en main, 
S*avance soudain , 

Prend la parole enfin , 
Et d'un air bénin : 



Air lift f'AfH(mi'rn:r fif quinzf rtJU* 

En râvant à la sourdine 
J'ai fait une macliineT 
Tralalala, lalala, lala, Lilal^Jala, Idlâlai 
Qui met les têles à bas, 



i2S LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

A m : Quand la mer rouge apparut. 

C'est un coup que l'on roçoit, 

A\ant qu'on s'en doute, 
A peine on s'en aperçoit, 

Car on n'y voit goutte. 
Un certain ressort caché, 
Tout à coup étant lâché. 

Fait tomber, ber, ber, 

Fait sauter, ter, ter. 
Fait tomber. 
Fait sauter, 

Fait voler la tête, 

C'est bien plus honnête ^ 

Ainsi la chanson parodiait ce mol du discours du dé- 
putéGuillotin à l'Assemblée nationale, le l^Mécembre 1789 : 
(( Avec ma machine, je vous fais sauter la tête d'un coup 
d'œil, et vous ne souffrez point. » — Un roman satirique 
travestissait en ces termes la proposition « de punir par le 
même genre de peine les délits du même genre, » et de 
substituer à la main du bourreau une pièce mécanique, qui 
tranchât rapidement, sûrement, la tête du coupable : « Mes 
chers frères en patrie — c'est Guillotin qui parle, — il 
m'est tant mort de patients entre les mains, que je puis 
me vanter d'être un des hommes les plus experts sur les 
moyens de partir de ce monde... Je suis parvenu à inven- 
ter, avec mon machiniste, la ravissante machine que vous 
voyez... Sous l'estrade est un jeu de serinette monté pour 
(les airs fort joyeux, comme celui-ci : Ma commère, quand 
je danse; ou cet autre : Adieu donc, dame française; ow 
bien celui-là: Bonsoir la compagnie, bonsoir, bonsoir la 

1. Prospectus d'un nouveau journal. 



PENDANT LA UÉVOLUTION. 420 

compagnie. Arrivé ici, l*acteur se placera entre les deux 
colonnes, on le priera d'appuyer l'oreille sur ce stylobate 
sous le prétexte qu'il entendra beaucoup mieux les sons 
ravissants que rendra le jeu de serinette ; et la tête sera si 
subtilement tranchée, qu'elle-même, encore longtemps 
après avoir été séparée, doutera qu'elle le soit. 11 faudra 
pour l'en convaincre les applaudissements dont retentira 
nécessairement la place publique *. » 

Les Actes des Apôtres n'avaient manqué si belle occasion 
de plaisanter la Mirabelle^ comme ils baptisaient parfois, 
du nom de Mirabeau, le nouveau tranche-tête *. Ils avaient 
chanté aussi en des couplets sur l'air du Menuet d*Exaudet 
(( l'inimitable machine du médecin Guillotin, dite de son 
nom Guillotine ^, w et ils se gardaient d'oublier dans leurs 
caricatures du Manège, au milieu de la salle, M. Guillotin 
expliquant sa machine nationale dont le modèle est sur le 
poêle, et M. Barnave lui faisant des observations, « et lui 
avouant qu'il craint que le sang ne coule pas assez abon- 
damment. )) 

Pendant que la mode passait en Angleterre de couper 
le cou aux poulets avec de petites guillotines *, un salon 
girondin de Paris, riant, et se moquant, jouait à la guillo- £^*jl 
tine avec un écran levé et tombiint. Dans l'extrêmement 
bonne compagnie, le souper finissant, au dessert, une 
petite guillotine en bois d'acajou tHaît apporlée sur la 
table. De jolies mains installaient sous le couteau de pe- 
tites poupées, dont la tête figurait quelque ennemi» un dos 
Lameth, ou M. de Robespierre, ou Bailly, ou LafayeLti^, Lu 



1. Annquin Bredouille. 

2. Actes des Apôtres, n© X. — 3. ItL 
4. Journal de la Cour. Août 4790. 



WO LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

poupée décapitée, il en sortait quelque chose de rouge où 
toutes les dames trempaient leurs mouchoirs : la poupée 
était un flacon, et le sang une liqueur ambrée *. — C'était 
le temps où Louis XVI et sa cour faisaient des gorges 
chaudes de M. Marat s*évadant par une cheminée * : dans 
son insouciance, la société riait de ce qui allait être son 
épouvante. 

Le 21 janvier 1790, l'Assemblée nationale décrète : Dans 
tous les cas où la loi prononcera la peine de mort contre 
un accusé , le supplice sera le même : le criminel sera 
décapité. L'exécuteur Sanson adresse aux administrateurs 
du département de Paris un Mémoire sur la ncUure des 
différents inconvénients que présente l'exécution de la tête 
tranchée avec Vépée, mémoire terminé ainsi : « Il est indis- 
pensable de trouver un moyen qui puisse fixer le con- 
damné au point que l'exécution ne puisse devenir dou- 
teuse, et par ces moyens éviter les longueurs et en fixer la 
certitude. » Une gravure de juin 1791 représente la ma- 
chine proposée à V Assemblée nationale pour le supplice (ks 
criminels, par M. Guillotin, Dans cette représentation de 
la guillotine, le patient est à genoux. Elle porte au bas: 
(( Les exécutions se feront hors la ville, dans un endroit 
destiné à cet effet. La machine sera environnée de bar- 
rières pour empêcher le peuple d'approcher. L'intérieur 
de ces barrières sera gardé par des soldats portant les 
armes basses, et le signal de la mort sera donné au bour- 
reau par le confesseur dans Tinstant de l'absolution. Le 
bourreau détournera les yeux, coupera, d'un coup de 
sabre, la corde, après laquelle sera suspendu un mouton 



1. Annales patriotiques. Septembre 1792. 

2. Journal de fa Cour, Janvier 1790. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 431 

armé d'une hache. — Nota. Une semblable machine a servi 
au supplice de Titus Manlius, Romain ^. » 

Duport Dutertre, ministre de la justice, écrit au prési- 
dent de l'Assemblée législative, le 3 mars 1792 : u II résulte 
des observations qui m'ont été faites par les exécuteurs, 
que, sans des précautions du genre de celles qui ont fixé 
l'attention de l'Assemblée constituante, le supplice de la 
décollation sera horrible pour les spectateurs : ou il dé- 
montrera que ceux-ci sont atroces s'ils en supportent le 
spectacle ; ou l'exécuteur, effrayé lui-même, sera exposé à 
toutes les suites de la colère du peuple devenu cruel et 
injuste à son égard par humanité, » et l'Assemblée adopte 
le mécanisme indiqué par le docteur Louis. Le 5 avril 1792, 
le procureur général syndic Rœderer écrit au ministre des 
contributions publiques, en lui envoyant le devis dressé 
par le sieur Guidon, charpentier, chargé de la fourniture 
des bois de justice, pour la construction de la machine 
destinée à l'exécution du supplice de la décapitation, devis 
montant au prix exorbitant de 5,660 livres : « Un des mo- 
tifs sur lesquels le sieur Guidon fonde ses demandes est 
la diflSculté de trouver des ouvriers pour des travaux dont 
le préjugé les éloigne. Ce préjugé existe en effet, mais il 
s*est présenté des ouvriers qui ont offert d'exécuter la ma* 
chine à un prix bien inférieur au sien, en demandant seu- 
lement qu'on les dispensât de signer un devis, et témoi- 
gnant le désir de n'être pas connus du public. » — On 
s'adressa alors à un certain Schmidt, fabricant de clavecins, 
que le commissaire du roi près le tribunal criminel du 
Bas-Rhin, Laquiante, avait chargé, dès le mois de février^ 
de faire le modèle d'un nouveau mode de décollation; te 

1. Cabinet des Estampes, Histoire de France; 



432 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

prix (le la machine à décapiter, exécutée par Schmidt, fut 
de 960 livres. L'estimation qu'en fit faire Rœderer par un 
architecte montait seulement à 305 livres 7 sous k deniers 
sans y comprendre le sac de peau , et à 329 livres 7 sous 
Zi deniers en l'y comprenant. Le 17 avril, l'expérience de la 
machine à décollation était faite sur cinq cadavres à Bicêtre. 
a Le poids seul de la hache — dit un des témoins de l'essai, 
Cabanis, — sans le secours du mouton de 30 livres qui s'y 
adapte, tranchait les têtes avec la vitesse du regard; et les 
os étaient coupés net. » Le 25 avril 1792, la guillotine dé- 
butait en public : un coupable de viol, nommé Pelletier, 
l'inaugura. — Vinrent les améliorations : la hache, d'abord 
façonnée en croissant, reçut une disposition oblique, et les 
rainures de bois où elle glissait, se renflant par le sang, 
furent garnies de cuivre ^ 

L'Allemagne du seizième siècle avait eu son tranchoir, 
figuré dans trois gravures, l'une de Pentz, l'autre d'Alde- 
grever, l'autre de Lucas de Cranach ; l'Italie avait eu sa 
mannaia; l'Ecosse, son maiden : la révolution française 
avait sa guillotine. 

L'homme qui allait, cinquante, soixante fois en un 
jour, lâcher le bouton de la nouvelle machine , s'appelait 
Charles-Henri Sanson. 11 était l'aîné des dix enfants de 
Charles-Jean-Baptiste Sanson, nommé, en 1726, exécuteur 
des arrêts et sentences criminelles de la ville, prévôté et j 
vicomte de Paris; le petit-fils de Charles Sanson, exécu- 
teur, l'arrière petit-fils de Charles Sanson, exécuteur, suc- 
cesseur de Carlier, vers 1685. C'était quasiment une no- | 
blesse, qu'une succession, en la même charge, de trois . 
générations. Charles-Henri Sanson se plaisait à la société ; il ' 

1 . Revue rétrospective, vol. VL 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 433 

étalait une fort belle argenterie à ces fameux soupers a où 
tant d'honorables chevaliers de Saint-Louis assistaient phi- 
losophiquement *. » La qualification de bourrean lui sem- 
blait injurieuse, et ses susceptibilités s'en offensaient. 11 
rappelait « qu'il avait Thonneur d'être au rang des officiers 
de Sa Majesté, et qu'il faisait tous ses efforts pour en mé- 
riter le titre. » — « Tout le monde — ajoutait-il — n'est 
pas destiné à être du même état. Le hasard m'a procuré 
celui-ci, je tâche de l'honorer, et crois par ce moyen être 
à l'abri d'un pareil sobriquet qui ne devient plus pour moi 
qu'une insulte *. » Charles-Henri Sanson , l'abbé Maury 
ayant contesté, le 23 décembre 1789, les droits de citoyen 
actif aux exécuteurs, les réclamait auprès de l'assemblée 
nationale. Le Procureur général de la Lanterne, et Gorsas, 
ayant imprimé qu'il prêtait sa maison de la rue SaintrJean 
à des presses d'où sortaient des libelles incendiaires, et à 
des conventicules aristocratiques, Charles-Henri Sanson 
répondait qu'au contraire les presses de sa maison impri* 
maient le Furet Parisien et autres productions civiques ', 
et, sur les plaidoiries de M« Mathon de la Varenne, le décla- 
rant un citoyen connu par son patriotisme, il faisait con- 
damner par le tribunal de police de la ville de Paris Des- 
moulins à 100 livres d'amende applicables aux pauvres du 
district Saint-Laurent*, et le rédacteur du Courrier de 
Paris à 20 livres de dommages-intérôts, et à TafRche du 
jugement à 200 exemplaires. EL Gorsas^ condamné, jetait 
l'ironie à la face de l'exécuteur ; « Jû me rétracte, ô 
Charles-Henri Sanson, bourreau de Paris, mon conci- 

i. Dictionnaire national et aiHtC{ioiiqu&^ par M. de rÈpïtUète, à 
Politicopolis. 

2. L'Observateur, Novembre 178y, — *.L La Ftwet parisim. 
4. L'Observateur. Février 1790, 



43i LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

toyenî!! Viens, Charles-Henri Sanson; viens, parais dans 
une de nos assemblées primaires, tu es èligible ! )) De^ 
moulins. Corsas, raillez! vos têtes lui sont promises! 
Les dieux vont avoir soif ^ ; et déjà le 6 août 1792, Sanson 
écrit au procureur général du département, lui demandant 
le payement de ses mémoires de dépenses et frais : « Le 
service et le nombre des tribunaux criminels me forcent 
d'avoir un nombre de personnes en état de remplir les 
ordres que je reçois. Moi, personnellement, ne pouvant 
être partout. Il me faut du monde sûre. Car le public veut 
encore de la décense. C'est moi qui paye cela. Pour avoir 
du monde comme il le faut pour cette ouvrage, ils veulent 
des gages doubles des autres années entérieures. Encore 
viennent-ils de me prévenir, samdi dernier, que sy je ne 
les augmentais pas d*un cart au moin , ils ne pouvaient 
plus faire ce service. Les circonstances actuelles mon for- 
cés de promettre... J'ai quatorze personnes tous les jours 
à nourrire, dont huits sont à gages, trois chevaux, trois 
chartiers, les accessoirs... » * 

Collenot d'Angremonl inaugure, le 26 août 1792, la 
guillotine révolutionnaire, établie au ci-devant Carrousel, 
en expiation du 10 août. — Encore quelques mois, et voilà 
la guillotine premier ministre de la république I Ni repos 
ni chômage: voilà qu'elle est la colère de la loi, Tépée 
de la révolution, un Jourdain coupe-tête infatigable et tou- 
jours travaillant! Elle voyage de la place de la Révolution 
au champ de Mars, du champ de Mars à la barrière Ren- 
versée, ci-devant barrière du Trône, de la barrière Renver- 
sée à la place Antoine, en face l'emplacement de la Bastille, 
de la place Antoine à la place de Grève. — Voilà qu'un 

1 . Le vieux Cordelier. Pluviôse an ii. 

2. Revue rétrospective. Vol. II. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 435 

général de Tamiée révolutionnaire fait graver la guillotine 
sor son cachet. Voilà que les femmes de Tours accrochent 
de petites guillotines d'or à leurs oreilles. Voilà que le 
bourreau n'est plus le bourreau , voilà qu'il est le vengeur 
du peuple. Voilà que dans les provinces les représentants 
en mission le font asseoir à leur droite , aux festins de 
leurs proconsulats. Voilà qu'ils lui font ouvrir le bal, en 
ces fêtes que les villes épouvantées leur donnent, où la 
peur requiert à la danse les vierges pales. Voilà que la 
guillotine se fait fameuse , que son nom fatigue les éclios 
du monde, et que tout au loin, aux rives du Bosphore, 
dans les Échelles, à ConstanLinople, un républicain fran- 
çais, Tex-marquis Descorcbes, chante, avec ses amis : 

« La guillotine Ih-baa 

Fait toujours merveille, 
Le tranchant ne mollit pas. 

La loi friippc! et veille ; 
Mais quand viendra-t-elle ici 
Travailler en raccourci , 
Cette guillotine, ô gué^ 

Cette guillotine^ ? » 

Il y avait eu, dès le principe,^ des adversaires de la 
guillotine. L'abbé Maury se montra opposé à la décapita- 
tion. 11 craignait « que ce genre de supplice n'accoutumât 
le. peuple à l'effusion du sanj^*. u Verninacde Saint-Maur 
écrivit aux rédacteurs du Modérateur une lettre dont les 
appréhensions semblent un pressentiment. Jl reprochait à 
la décollation de ne point porter assc2 de honte avec elle : 
<( Cette peine, réservée chez nous i la haute noblesse, a 

1» Catalogue de lettres autographes. Novembre 1S44. 

2i Du gouvernement et des infcurs, [lar Sénat de Meilban* LondfC!=^i 

1788; 



i:U) LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

pris un certain air de qualité et un dehors de bonne com- 
pagnie qui la rend presque honorable. Au lieu d'élever la 
roture à l'orgueil du billot, il faut faire descendre la 
noblesse à la modestie de la potence. — Une autre raison 
doit faire préférer ce dernier supplice, c'est qu'il n'en 
résulte pas d'effusion du sang. L'habitude de voir du sang 
rend l'œil féroce et le cœur dur. — Mon troisième motif 
naît du moyen d'exécution lui-même. La nouveauté de 
cette machine savamment homicide, son admirable jeu, 
ne manqueraient pas d'attirer sur la place publique l'hor- 
rible curiosité du peuple : distrait de la leçon sanglante qui 
se donnerait sous ses yeux, le peuple battrait des mains 
au coup de théâtre; que dis-je? il en viendrait peut-être à 
ce point d'immoralité qu'il désirerait la fréquence de ces 
terribles représentations*. » 

Après la terreur, lorsque la guillotine lasse se reposa, 
il s'éleva entre quelques médecins physiologistes une 
grande querelle scientifique. Ceux-ci voulaient que la 
décollation par la guillotine fût un atroce supplice, pro- 
longé par une sorte de survie et par une sensation 
demeurant dans la tête après sa séparation du corps : ils 
s'appelaient Sœmmering et J.-J. Sue; — ceux-là soute- 
naient que la guillotine était le plus doux des moyens 
mortifères, que la douleur pouvait être dite nulle, par la 
brièveté de sa durée, que la vie était brusquement, com- 
plètement tranchée, et que nul sentiment n'était vraisem- 
blable ni possible après la décollation : ils s'appelaient 
Georges Wedekind, Le Pelletier, Sédillot lejeune, Gastellier. 

Sue disait la décollation « un des plus affreux supplices 
par la durée. » L'homme guillotiné, il attribuait a un reste 

1. Le Modérateur. DCccnibic 1789. 



PENDANT LA HÉVOLUTION. 437 

d'excitement à son cerveau qui, par le pouvoir extrême 
de rhabitude, croit toujours être en corrélation avec les 
membres sur lesquels il agissait, ou qui agissaient sur 
lui. » 11 rapportait de curieuses expériences faites par lui : 
la tête d'un coq décollé en une seconde, conservant ses 
mouvements une minute, son corps trois, son cœur bat- 
tant quatre; un lapin décollé, son corps conservant ses 
mouvements une minute et demie, son cœur battant 
quatre; un vieux coq décollé, agitant ses ailes après la 
décollation, ses mouvements ayant le cachet d'une dou- :»' 
leur très-prononcée dans les diverses parties de son corps, 
sa faculté vitale durant trois minutes; la tête d'un papillon 
séparée de son corps, prolongeant son mouvement quatre 
minutes, le papillon amputé continuant à butiner vingt r 
minutes, et marquant des mouvements paraissant volon^ 
taires encore plus de quinze minutes; les têtes de vipères 
coupées faisant des blessures mortfiîks; et la lete du f^rf- 
volant, après quarante-huit heures de sdparîition du corps, 
se ranimant en quelques secondes, exposée au soleil, 
entrant ses cornes d'une demi-ligne dans Tépiderme d'un 
doigt offert. « Enfin, — disait Sue, — d'aprts les expé- 
riences faites sur des membres d'hommes vivants et sur 
lesquels on a employé divers moyens d*irritaLion de Gai- 
vani, il paraît prouvé que la sensibilité peut durer un 
quart d'heure, et un peu plus dans les différentes parties 
de la tête, vu que la tête, k c^use de son épaisseur et de 
sa forme, ne perd pas sitôt de sa chaleur, w Selon Sue, 
l'asphyxie apporte un état de colla psus ou d'affaissement 
ôtant tout sentiment de douleur II attribuait un effet tout 
contraire aux moyens meurtrière qui conlondent, coupent 
ou brisent. « Plus l'action, diiiaii-îl, a de célérité et de pré- 
cision, plus ceux qui y sont exposés conservent longtemps 



iiJH LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

la conscience de Tafifreux tourment qu'ils éprouvent : la 
douleur locale à la vérité est moins longue, mais le juge- 
ment du supplice a plus de durée, puisque alors l'impres- 
sion de la douleur avertit avec la rapidité de Téclair le 
centre de la pensée de ce qui se passe. L'action meurtrière 
prolongée partage l'affection de Tâme entre la douleur 
qu'elle éprouve et le jugement qu'elle en doit porter. » 
Arguant des différents mouvements des paupières, des 
yeux, des lèvres, des convulsions même dans les mâchoires 
remarquées dans les têtes, quand les bourreaux les tenaient 
suspendues. Sue avançait qu'après la décollation la pensée, 
bien loin d'être éteinte, vit tout entière. « Je suis presque 
sûr, — disait-il en terminant, — qu'à travers tous ces 
désordres nerveux, vasculeux et musculaires, la puissance 
pensante entend, voit, sent et juge la séparation de tout 
son être, en un mot, la personnalité, le moi vivant. » 

Sédillot repoussa toute idée d'arrière-douleur. Il répon- 
dit aux expériences de Sue en objectant la différence de la 
structure de l'homme et de celle des animaux, reconnue 
par Sœmmering lui-même en ces termes : a Je ne citerai 
pas les expériences sur les animaux, parce que dans les 
animaux les rapports du cerveau et de la tête diffèrent 
trop du rapport qu'on a observé dans l'homme entre ces 
mômes parties. » — « Comment soutenir, disait Sédillot, 
que l'homme physique et l'homme moral ne sont pas 
anéantis en même temps? Comment attribuer la faculté de 
penser comme celle de sentir au cerveau, après cette sec- 
tion du col qui entraîne celle des carotides , des jugu- 
laires et des vertébrales, tous vaisseaux qui portent et rap- 
portent le sang du cœur à la tête, et de la tête au cœur?» 
Comment penser que cette conscience des sentiments qui 
cesse dans lo simple sommeil, dans le simple évanouisse- 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 439 

ment, que cette perception de la douleur qui est invaria- 
blement le résultat des fonctions vitales dans leur état 
d'intégrité parfaite survivent à Tanéantissement de toutes 
les fonctions vitales : action du cerveau et des nerfs, cir- 
culation du sang, respiration? — Et Gastellier venait 
appuyer les arguments logiques de Sédillot, et reprochait 
à Sue de confondre la sensibilité morale et la douleur avec 
rirritabilité automatique des fibres. 

Dans la guillotine, la science vit un plan horizontal à 
quelques pieds du sol sur lequel on a élevé deux perpendir 
culaires séparées par un triangle rectangle tombant à travers 
rni cercle sur une sphère restée plus tard isolée par une 
sécante. 

Une salle vaste, éclairée d'une grande fenêtre sur 
chaque côté; au fond, sur un papier moucheté, trois 
bustes au mur : Brutus, Marat, Lepelletier; deux quinquets S^'^ 
à hauteur d'appui; au-dessous du Brutus, le président 
devant une table, l'accusateur public à sa gauche, trois 
juges à sa droite, tous cinq en chapeaux à plumes ; au« 
dessous du président, le greffier; du côté de Taccusateur 
public, deux grandes fables parallèles, soutenues par des 
sphinx ailés portant des carafes et des verres; aux deux 
tables, les jurés; en face, une autre table pareille où se 
tient le. défenseur; derrière le défenseur, des gradins à six 
échelons pour les accusés; et en huut, un fauteuil pour 
l'accusé principal; dans l'hémicycle, do deux degrés plus 
bas que la salle, les huissiers assis sur des bancs; et fai- 
sant face au président, le public : c'est le tribunal cri- 
minel révolutionnaire établi au Palais, à Paris, par la Loi 
du 10 mars 1793, pour juger sans appel les conspirateurs, 
et séant salle de la Liberté ou de l'É^jnUttK 



4<0 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

O manteau de la justice dont ils cachent à moitié leurs 
carmagnoles de septembre! Ces hommes légalisent l'assas- 
sinat; ils tuent avec des textes. Ils jouent le tribunal, et ils 
sont les entremetteurs de la guillotine! Ils permettent la 
défense, et ils ont pris d'avance la mesure des têtes! Ils se 
disent la hache de la société, et ils sont les proscripteurs 
de la France ! — Ci-devant girondins, hébertistes, danto- 
nistes, vous parlez encore à ces juges, que ces juges ont 
déjà fait signe aux charrettes ! De soixante, de quatre-vingts 
lieues amenées en chariots découverts, des victimes sont 
versées, toutes mouillées de pluie, toutes gelées de froid, 
dans ces antichambres de la mort. — L'escalier qui des- 
cend à cette justice se nomme l'escalier des Parques. — 
Cette justice distribue à l'accusé un acte d'accusation dont 
la marge porte : Tête à guillotiner sans rémission. Celte 
justice, quand elle craint des désespoirs d'éloquence, fait 
lever quelque Antonelle du banc des jurés : « Je déclare 
que la conscience des jurés est suflSsamment éclairée. » 
Cette justice, quand l'accusé se débat et ne veut pas 
mourir, lui dit : « Vous insultez le tribunal. Hors des 
débats! » — Cette justice, Danton la persifle d'un ricane- 
ment de lion. « Allons! point de délibération I nous avons 
assez vécu pour nous endormir dans le sein de la gloire! » 
Cette justice, qui est la toilette de la mort, Girey-Dupré la 
soufflette : il monte au tribunal chemise ouverte, col nu, 
prêt au couteau ^ De cette justice, le vieux Magon tire en 
un mot des vengeances immortelles; il dit : a Je suis 
riche, » — et dédaigne d'ajouter un mot*. Ces hommes 
ont bouleversé la conscience humaine : le crime c'est 
vertu! la vertu c'est crime! le mot c'est acte, l'intention 

1. Mémoires sur les prisons. Vol. I. 
'2. Mémoires de Marmontel. Vol. IF. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 4il 

complot, la suspicion preuve, l'apitoiement forfait, l'asile 
forfait^ le rang forfait, la naissance forfait! — L*âge? — 
Qu'importe I — Le sexe? — Le sang qui coule n'a pas de 
sexe! — Point de grâce : au fond de la salle, ces hommes 
regardent souvent, et toujours ils voient un spectateur qui 
prend des notes. Ce spectateur, que ces hommes regardent 
pour se roidir impitoyables, ce spectateur, c'est l'œil du 
Comité de salut public ouvert sur eux ; ce qu'il écrit, c'est 
le rapport chaque jour adressé au Comité sur les séances, 
la salle, le tribunal, le président, l'accusateur, les juges, 
les jurés ^. Ces hommes se sentent dans la droite terrible 
de la révolution, et ils tuent; ils tuent, pour qu'à eux du 
moins la Terreur pardonne de vivre. 

Pour leurs parodies épouvantables, ces hommes ont 
créé un parler. — La tribune politique est tombée en une 
monotone rhétorique, langue misérable et petite, sentant 
l'huile, où rien de la révolution n'éclate en élans inat- 
tendus, où rien ne vit du monstrueux et du désordonné 
de ces temps, parole morte de ces jours de feu : ces 
hommes de la voix de la justice font une déclamation. 
Ils drapent leurs massacres journaliers sous une pompe 
d'injures, une amplification pédante, sous les périodes 
redondantes, les épithètes outrées, le fracas des méta- 
phores enflées et des vulgarités cicéroniennes. — « Encore, 
— disait M. de Malesherbes de ces réquisitoires d'assas- 
sins, — si cela du moins avait le sens commun*! » 

En ce temps-là, les jurés feu de file régalés à la buvette ^' 
de la Conciergerie, Antoine Fouquier-Tinville écrivait dans 
la nuit à l'exécuteur des jugements criminels Tordre du 
lendemain, le nombre des charrettes du lendemain. 

1. Mémoires de Sénart, 4824. Beaudouin. 

2. Mémoires de Riouffe» 



4V2 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

Le lendemain Sanson arrivait à quatre heures, les char- 
rettes roulaient dans la cour de la prison, les huissiers du 
tribunal appelaient, les appelés étaient comptés, les char- 
rettes étaient pleines, les chevaux étaient fouettés. 

Et les charrettes tombaient lourdes dans Tornière 
d*hier, et la faisaient plus creuse pour l'ornière du jour 
suivant; et lentement, charroyant ces agonies prolongées, 
elles gagnaient le Pont-Neuf, et lentement la rue de la 
Monnaie, et lentement la rue Honoré; et là, où le pavé de 
la rue montait, au coin de la rue Honoré et de la rue Flo- 
rentin, la promenade se ralentissait encore; et longtemps, 
des salons d'Héron, les rires et les insultes tombaient sur 
les charrettes embourbées ^ 

A l'heure où le soleil allait laisser la ville aux ténèbres, 
à l'heure des firmaments rouges, dans le cliquetis de la 
ferraille et le galop des chevaux, débouchait sur la place 
de la Révolution la grande hécatombe. 

Sur cette place, autour de la guillotine debout, autour 
de la Liberté de plâtre, déjà bronzée par la vapeur du 
sang, des milliers de têtes coiffées de rouge ondulaient 
comme un champ de coquelicots. Toutes ces têtes regar- 
daient ; des grappes d'hommes accrochés au socle de la 
statue de Louis XV regardaient; des Tuileries et des 
Champs-Elysées le Plaisir regardait ; toutes grandes ou- 
vertes, les fenêtres du Garde-Meuble regardaient. 

Les charrettes se vidaient, et ceux qui en descendaient 
gravissaient l'escalier; ils étaient sanglés, bouclés, bas- 
culés... Le couteau tombait ; et chaque fois que le couteau 
tombait, le balayeur Jacot mettait en branle ses grandes "' 
jambes, et grimaçant sur son piédestal humide, la bouche 



1. Dénonciation de quelques scélérats ^ par Santerre. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 443 

ndue, de son balai rougi jetait à la foule des goutte- 
Ites d'un sang tout chaud. La foule, clamante, agitait en 
air cannes et chapeaux. 

Sous la guillotine, les petits gâteaux étaient criés *, les 
lochettes des marchands de tisane tintaient, le vol travail- 
ûi ^, dans les chemises rouges la mode se taillait des Cc^v 
;hâles. 

La noblesse passait, et elle ne daignait pas entendre 
lu'on rinjuriait. 

Les parlements passaient, portant la statue brisée de 
la Loi. 

Le poète passait, désespéré que la Postérité lui vînt au 
milieu de son œuvre, et jetant à la foule ses manuscrits 
ébauchés, et criant qu'on lui volait Tavenir. 

La science passait, pleurant de ne pas léguer les décou- 
vertes entrevues. 

L'éloquence passait, emportant, en son gosier sonore, 
tes foudres muettes. 

Il y avait des hommes qui passaient, et qui étaient 
Pensifs; d'autres hommes qui répondaient aux engueule- 
nents de la foule; d'autres hommes qui causaient entre 
ux et riaient. 

Il y avait des hommes qui semblaient « friands d'une 
i belle mort, » et qui regardaient le ciel, comme s'ils y 
étaient attendus par la Liberté, et qui chantaient au pied 
le l'échafaud \ 

Il y avait des hommes qui saluaient à droite et à gauche 
ivant de mourir. 

1. Le Nouveau Paris, par Mercier. Voï. Ul, 

2. Coup d^œil sur Paris, suivi de La nuit du i au 3 septembre, 
\n III de la République. 

3. Mémoires de Riouffe. 



ii4 LA SOCIETK FUA]NÇAISK 

Il y avait d'autros hommes qui demandaient à mounr ^ 
les derniers, pour mourir mieux convaincus que rhomme -1 
n*est que matière; d'autres encore qui s'agenouillaient sur :^ 
la première marche de Téchafaud. 

Et quelquefois une charrette suivait où rien ne remuait, 
où un mort était jeté qui avait fait banqueroute au bour- • 
reau. 

II y avait des femmes qui mouraient mieux que des 
hommes. II y avait des femmes qui égayaient leurs com- 
pagnons pendant la route ^ II y avait des femmes qui leur 
cédaient leur tour à l'arrivée *. 

II y en avait qui étaient toutes belles, toutes glorieuses 
de jeunesse, qui tournaient en leur bouche un bouton de 
rose, et le jetaient à une larme mal essuyée. , 

Il y en avait qui se serraient contre leurs vieux . 
pères, pour s'abriter de leur vieillesse et de leurs longues I 
vertus ^. 

II y avait des femmes qui avaient quatre-vingts ans. Et 
il y en avait de paralytiques que les aides étaient forcés 
d'aider à mourir, et qu'on portait à bras sur la plate-forme 
de l'échafaud *. 

Il y avait, dans ces femmes, toutes sortes de femmes, 
séparées par leur vie, rapprochées et voisines par leur 
mort : des femmes dont le nom était né avec la France, 
des brelandières anonymes , d'autres qui avaient tué, 
d'autres qui avaient aimé ; des comédiennes qui avaient ' 
conspiré, des prostituées qui avaient crié : Vive le roi! i 

Et les hommes qui avaient promis d'approvisionner la 

1 . Bulletin du Tribunal criminel révolutionnaire, 2* partie, d» 76. 
'2. Histoire secrète de la Révolution française, par François Pages. 
1707. — 3. Mémoires de liiouffe. 

i Ationie de saint Lazare, par Dusaulchoy. 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 445 

îllotine envoyaient vers les villes qui sont dans les plaines, 
•s les villes qui sont sur les montagnes, vers les villes du 
rd, vers les villes du midi, chercher de quoi lui mettre 
is son couteau. Et ils envoyaient dans la ci-devanl Bre- 
[ne, et ils envoyaient à Coulommiers, et ils envoyaient à 
)yes en Champagne, et ils envoyaient à Glamecy, et ils 
croyaient à Dijon, et ils envoyaient à Verdun, et ils en- 
yaient dans la Moselle, et ils envoyaient à Angers, et ils 
voyaient à Sedan, et ils envoyaient trois fois à Toulouse, 
partout là ils demandaient des têtes, et de partout là 
i leur en envoyait *. 

Tous les jours un peu de la France était mené sur la 
ace pour saluer la statue. 

Tous les jours l'amour de la vie allait sYteignant dans 
s hommes *. 

Et Dieu promenait par la place fumante les âmes de 
îux qui ont dit : L'homme e^t bon. Et il lassait la vue de 
is âmes, de ces foules applaudissant chaque Fois que le 
mg les éclaboussait, chaque fois qu'un homme avait 
5cu, chaque fois qu'une femme était morte, chaque fois 
lie le bourreau n'avait pas écouté l'enfance qui le sup- 
liait : « Monsieur le bourreau, je ne vous ai rien fait; ne 
le tuez pas! » 

Et Dieu montrait longuement à ces âmes les conteiUe- 
lents de ces foules; et comme elles mettaient la joie de 
ur cœur à regarder ; et comme elles trouvaient longues 
s deux minutes qui séparaient chacune des trente, qaa- 
inte, cinquante tombées de couteau ; et comme les mères 
menaient leurs petits, et comme cites leur disaient ; 

i. Bidlelin du Tribunal crimintl révtAuUonaaît^. Pasbini, 
2. Mémoires de Riouffe, 



446 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE 

« Vois-tu bien? » et comme les pères les prenaient sur 
leurs épaules pour qu'ils fussent mieux; et comme les 
meilleures de ceux qui étaient là étaient ceux qui n'étaient 
que lâches. 

La terre ne pouvait boire tout le sang de la guillotine. 
Ceux qui revenaient de la place de la Révolution traînaient 
par la ville deux semelles sanglantes *. Un architecte des- *^ 
sinait au compas le plan d'un aqueduc qui devait mener 
le sang à la rivière *. Le procureur général syndic écrivait ' 
au citoyen Guidon : « Je vous fais passer, citoyen, copie ; 
d'une lettre du citoyen Chaumette, procureur de la com- 
mune, par laquelle vous verrez que l'on s'y plaint qu'après 
les exécutions publiques des jugements criminels le sang 
des suppliciés demeure sur la place où il a été versé, que 
des chiens viennent s'en abreuver... ^ » i 

Et la nuit venue, quelques-uns de ceux qui avaient vu ' 
ces choses, de ceux qui par mégarde avaient heurté des | 
yeux les charrettes, retrouvaient et revoyaient dans les 1 
troubles du sommeil ce qui s'était fait. En leur rêve, pou^ ] 
suivi de souvenir, il leur semblait, comme à Fouquier-Tin- j 
ville au sortir du tribunal, voir la Seine couler du sang. De i 
rouges visions les assaillaient, toutes réelles et toutes pleines 
d'épouvantement ; et ils en étaient venus, ces hommes, 
à mettre entre eux et le cauchemar des nuits une corde 
qui les protégeât du somnambulisme de leur terreur *. 

Un de ces hommes qui dormait ainsi, gardé par une 
corde tendue d'un chevet de son lit à l'autre , par une de / 

1. Almanachdes gens de bien. 1795. 1 

2. Mémoires de Riouffe. -^ Ls Nouveau Pafis. Voh II. 

3. Hevue rétrospective. Vol. VI. 
U Mémoires dé Morelléti Vol. IL 



PENDANT LA RÉVOLUTION. 447 

ces nuits de silence, où ne montaient de la ville morte que 
le bruit des crosses de fusil contre les portes, et les 
derniers baisers des pères aux enfants endormis embrassés, 
éveillés orphelins ; au temps de messidor de Tan II, un de 
ces hommes, éperdu de fièvre, se jeta de son lit à sa table 
de travail. Une nuit, et l'autre, et l'autre encore, il laissa 
sa lampe aller jusqu'au matin. C'était un abbé dont la 
plume écrivait ainsi fiévreuse. Et quoi? — Ce philologue, 
ce délicat, cette intelligence toute nourrie de goût, cet 
esprit de bonne famille, il écrivait le Préjugé vaincu, ou 
Nouveau moyen de subsistance pour la nation, proposé au 
comité de salut public. Il proposait — cet homme qui tenait 
là dans sa mansarde au faubourg Saint-Honoré, dans son 
secrétaire fermé à triple tour, et qui gardait comme reli- 
ques, risquant sa tête pour les garder, les papiers, les 
archives, l'acte de naissance de l'Académie firançaise^; il 
proposait, ce malicieux de tradition et de routine distin- 
guée, ce moqueur dont Voltaire avait bien voulu prendre 
en parrainage deux ou trois moqueries; ce vieillard boule- 
versé par le spectacle des temps, et allant au plus extrême 
d'une ironie à la Swift, il proposait aux patriotes qui font 
une boucherie de leurs semblables de manger la chair 
de leurs victimes. Pour railler en l'an II, il avait trouvé 
« tous les mots sans énergie, toutes les expressions ternes, 
tous les moyens de style sans effet ; » et il apportait tout 
cru et saignant le festin de Thyeste, cet ami de l'abbé 
Delille et de l'abbé Barthélémy, cet académicien I Et .sui- 
vant et divisant par chapitres son épigramme anthropo- 
phage^ poussant à bout cette imagination monstrueuse 
qui semble bercée en un cabanon de Bicêtre, il proposait 

1. Mélanges de Mofellet. Voh U 



4iH LA SOCIÉTÉ FRAiNÇAISE. 

rétablissement d'une « boucherie nationale sur 
du grand artiste et du grand patriote David. » Il i 
(( une loi qui obligeât les citoyens à s'y pourvoir ; 
une fois chaque semaine sous peine d'être emp 
déportés, égorgés comme suspects. » Il demanda 
Morellet, que n dans toute fête patriotique il y eîj 
de ce genre qui serait la vraie communion des ] 
l'eucharistie des Jacobins* I » 

I. Mémoires de Morellet. Vol. II. 



FIN. 



TABLE. 



f. La conversation en 17Sfl, Les salons, — Lq mp, — Le jen. 1 

II. La maison du roi, — La Bastille. — Mort d& BordiiT, — Ja^ 

Salon de peinture, — Charly IX ou l'École des Jf&w. — 

La tragédie; nationale, . . . * 5^ 

III. Le pain. — La lanternt?* — La milice nationale* — Les doni* 

patriotiques. — Les toilettes patriotique;^. — Les armni- 
ries. — La livri^t;. — Les paysans* * . . . , 5H 

IV. Madame et monsieur Bailly. — La fiL^â^^ration. — Le mobi- 

lier. — Les coulisses du Théitro-FrançaU . 85 

V. Les duels. — L*(5 migration. VÊmtgrette. Lne stène Inédite 

du Mariante dfi Figaro. — Petite guerre de la jeuneaee, — 

Le commerce des comestibles ,...,.. 101 

VI. Maury. Griigoîre. L'évCque dWutun. L'abbiï Fauchet.— Sor- 

tie des couvent»* — La résistance. Le ujysiicismc, — Le 
serment. — La Journée dtt Vatican ou h }1arioge du 
Pape. — Mariogi.' des prêtres 13ïî 

VII. Mort de Miral>eau, et justitl<^atLon de la danacuâe Coulon. — 

Décret snr la liberté des liiétltres. DL'crei sur la propri(^t4Î 
des auteurs vivants. Le Tliéiktre Français de la rue dti Ilï- 
chelieu. Trontc-cinq théâtres à Paris. Le public aristocrate 
et le public jacobin 

VIII. Pariséide, Ann* Quin b redonniez etc, — Cbau^rort et l'Aca- 

démie. — M. Grox-Louis et la fuite à Varonnes ► Les 

cafés. — La patrio eo danger 

eri 



i:,0 TABLE. 

IX. Suppression des entrées. — Ruine du commerce. — Disette 
d'argent. — Le Vaudeville. — Prostitution. Les Porno- 
graphes. Arrêtés de la Commune. — Immoralité .... 204 

3f. Journaux. — Pamphlets. — Caricatures 237 

XI. Le 10 août. Massacre de Suleau.— Destruction des emblèmes 

royaux. — Le calendrier. — Le roi et la reine au Temple. 

— Ce qu'on imprime. — La séance du 17 janvier 4793. — 
Méot. — Les émigrés 265 

XII. Le 21 janvier 1793. La tête ou l'oreille de cochon, — Allons, 

ça va, — Le théâtre complice de la terreur. Buzot, roi du 
Calvados, Les Émigrés aitx terres australes. Le jugement 
dernier des rois, La folie de George, etc. L'Opéra sans- 
culottisé. Corneille, Racine, Molière, Piron révolutionnés. 
La chaste Suzanne, L'Ami des lois, Paméla, — Les prisons. 
La Comédie-Française aux Madelonettes 288 

XIII. Suppression de l'Académie de peinture. L*art en 1793. David. 

— Retour social à la nature. — Les soupers fraternels. — 
Vandalisme 329 

XIV. L'amour et la révolution. — La femme. — Les femmes de 

la Halle 372 

XV. Instruction. Catéchismes révolutionnaires. — Les tu et les 

vous, La civilité républicaine.— Baptême. Mariage. Enter- 
rement 387 

XVI. La pompe funèbre de Marat. — Marat. — Le bon Dieu et 

la révolution. Fêtes de la Raison. Fête de l'Être suprême. 407 
xvii. La guillotine. Sanson. — La justice révolutionnaire. — Les 

fournées. — Le préjugé vaincu 427 



FIN DE LA TABLE. 



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1 




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