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in 2010 with funding from
University of Ottawa
Iittp://www.archive.org/details/journalhistoriqu03barb
I
JOURNAL
DE
E. J. F. BARBIER
A PARIS
DE L'IMPRIMERIE DE CRAPELET
RUE un VAUGIRARD, 9
M. DCCC. Ll
HF
JOURNAL HISTORIQUE
ET ANECDOTIQUE
DU RÈGNE DE LOUIS XV
PAR E. J. F. BARBIER
AVOCAT AI' PARLEMENT DE PARIS
PUBLIÉ
POUR LA SOCIÉTÉ DE L'HISTOIRE DE FRANCE
d'après le manuscrit inédit de la bibliothèque nationale
PAR A. DE LA VILLEGILLE
IU.CKÎ.Ti.lKL DU COMITÉ FOUR LA PUBLICATION DES MONUMENTS ÉCRITS DB l'HISTOIHL DE F&i^NCE
TOME TROISIÈME
%t^
A PARIS
CHEZ JULES RENOUARD ET O^
LIBRAIRES DE LÀ SOCIÉTÉ DE L*HIST01RE DE FRANOB
RUE DE TOURNON , N" 6
M. DCCC. Ll
.•»t
•^^?
EXTRAIT DU REGLEMENT.
Art. 14. Le Conseil désigne les ouvrages à publier, et choisit
les personnes les plus capables d'en préparer et d'en suivre la
publication.
Il nomme, pour chaque ouvrage à publier, un Commissaire
responsable , chargé d'en surveiller l'exécution.
Le nom de l'Éditeur sera placé à la tète de chaque volume.
Aucun volume ne pourra paraître sous le nom de la Société sans
l'autorisation du Conseil , et s'il n'est accompagné d'une déclara-
tion du Commissaire responsable, portant que le travail lui a paru
mériter d'être publié.
Le Commissaire responsable soussigné déclare que ÏÊdition
préparéepar M. A. de La Villegille du Jocrnal histo-
rique ET ANECDOTIQUE DU RÈGNE DE LoUlS XV, par
E. J. F. Barbier , lui a paru digne d'élre publiée par la So-
ciété DE l'Histoire de France. *» •
Signé RAVENEL.
Fait à Paris, le 14 avril 1851.
Certifié,
Le Sectéi;>ire de la Société de i'Histoire de France ,
J. DESNOYERS.
JOURNAL
DE
E. J. F. BARBIER
ANNÉE 1747.
Jani^ier. — Dans le courant de Tannée dernière
on a imaginé, à Paris, des joujoux qu'on appelle
des Pantins. C'était d'abord pour faire jouer les en-
fants ; mais ils ont servi ensuite à amuser tout le
public.
Ce sont de petites figures faites de carton dont les
membres séparés , c'est-à-dire taillés séparément,
sont attachés par des fils pour pouvoir jouer et remuer.
Il y a un fil derrière qui répond aux différents mem-
bres , et qui , faisant remuer les bras , les jambes et la
îête de la figure, la font danser. Ces petites figures
représentent arlequin , scaramouclie , mitron , ber-
ger, bergère, etc., et sont peintes , en conséquence^
de toutes sortes de façons. Il y en a eu de peintes par
de bons peintres, entre autres par M. Boucher, un des
plus fameux de l'Académie, et qui se vendaient cher'.
" La duchesse de Chartres paya un de ces pantins quinze cents livres.
III 1
2 JOURNAL [JANV. 1747]
Il y en avait aussi qui étaient de figures et de postures
lascives.
Ce sont donc ces fadaises qui ont occupé et amusé
tout Paris, de manière qu'on ne peut aller dans aucune
maison sans en trouver de pendues à toutes les chemi-
nées. On en fait présent à toutes les femmes et filles, et
la fureur en est au point qu'au commencement de
cette année toutes les boutiques en sont remplies pour
les étrennes. Cette invention n'est pas nouvelle :
elle est seulement renouvelée , comme bien d'autres
choses ; il y a vingt ans que cela était de même à la
mode.
11 y a une chanson de caractère consacrée pour cette
petite figure.
Que Pantin serait content
S'il avait l'art de vous plaire !
Que Pantin serait content
S'il vous plaisait en dansant !
Cest un garçon complaisant ,
Gaillard et divertissant ,
Et qui, pour vous satisfaire,
Se met tout en mouvement.
Que Pantin, etc.
Sur cet air de pantin, chacun a fait des chansons de
toute espèce.
Cette sottise a passé de Paris dans les provinces. Il
n'y avait point de maisons de bon air où il n'y eût des
pantins de Paris. Les plus communes de ces bagatelles
se vendaient d'abord vingt-quatre sols.
Comme cela est parvenu à un certain excès parce
que tout le monde en a, petits et grands, cela tombe
[JANV. 1747] DE E. J. F. BARBIER. 3
de même et cela devient insipide. 11 n'en sera plus
question. Il a été important, pour rendre justice au goût
de la nation , de rendre compte de ce fait et de garder
un échantillon de pantin et de pantine. Ces deux pe-
tites figures ont coûté trois livres , et elles n'ont été
achetées que lorsque le dégoût en était déjà venu '.
— On parle de changement dans le ministère. On
assure que M. d'Argenson n'a plus les affaires étran-
gères, et que ce département est donné par le roi à
M. le marquis de Puisieux , maréchal de camp, con-
seiller d'État et d'épée , et ministre plénipotentiaire aux
conférences de Breda^ Mais on dit que M. de Puisieux,
qui vient d'un chancelier Brulart de Sillery ^, ne veut
pas de la charge de secrétaire d'État , parce que, étant
maréchal de camp , il prétend faire son chemin dans
le militaire et posséder l'ordre du Saint-Esprit, en cas
que le roi lui accorde, en qualité de chevalier; au lieu
que tous les secrétaires d'État ne peuvent avoir le cor-
don bleu que par des charges dans l'ordre*. Il n'aurait,
en ce cas , que le titre de ministre pour les affaires
étrangères, sans avoir la charge de secrétaire d'État,
dont les quatre places ont été créées pour la première
fois en charge par Henri II, en 1 547. Ce n'était aupa-
ravant que de simples secrétaires du roi qui, par
' Les deux flgures dont parle ici Barbier ne se trouvent plus jointes
au manuscrit.
* Ces conférences avaient été ouvertes au mois de septembre précé-
dent ; la France , l'Angleterre et la Hollande y avaient envoyé des pléni-
potentiaires pour traiter de la paix.
' Nicolas Brulart, seigneur de Puisieux, de Sillery, etc., président au
parlement de Paris , avait été garde des sceaux en 1 604 , et chancelier de
France en 1607. Il mourut en 1624.
* Voir t. I,p. 203.
4 JOURNAL [JANV. 1747]
crédit, étaient auprès du roi pour faire les fonctions
de secrétaires des commandements et pour signer tous
les ordres et expéditions. Cette délicatesse de M. le
marquis de Puisieux ne doit pas faire plaisir aux se-
crétaires d'État, qu'il fait regarder par là , en quelque
façon , comme bourgeois. Voilà ce que l'on dit; il s'a-
git de savoir si cela a quelque fondement.
— On parle beaucoup de paix, et on est persuadé
que toutes les puissances la soubaitent- La difficulté
est de se tirer des Anglais, qui ont à nous le cap Breton,
port de grande conséquence. Ils tiennent actuellement
si bien la mer, qu'il ne vient rien ici des îles de la
Martinique. Le sucre qui était à quatorze sous la livre,
coûte vingt-sept sous , le café est augmenté aussi de
moitié , point de morue pour ce carême que par la
voie des Hollandais, l'argent rare, en sorte que tout
est arrêté.
— Il est dit simplement dans la Gazette , que le
marquis d'Argenson, ministre et secrétaire d'Etat des
affaires étrangères, a donné sa démission , sans aucun
éloge, comme cela se fait ordinairement, et sans qu'il
soit parlé d'aucune pension extraordinaire. Cela prouve
bien qu'il a été renvoyé. Le roi a nommé à sa place
M. le marquis de Puisieux , ainsi tout ce que l'on avait
dit dans Paris est sans fondement.
— Voici quatre vers que l'on a faits pour mettre au-
dessous d'un portrait de M. le marécbal de Saxe *.
Rome eut dans Fabius un guerrier politique ;
Dans Annibal, Carthage eut un clief liéroique;
La France plus heureuse a, dans ce fier Saxon ,
La tête du premier et le bras du second.
' Ces vers passent pour être le premier essai poétique de d'Alenibert.
[FÉv. 1747] DE E. J. F. BARBIER. 6
Février. — ■ Jeudi, 9, jour du mariage de M. le Dau-
phin , le corps de Ville de Paris a donné pour fête au
peuple de Paris, cinq chars peints et dorés qui depuis
dix heures du matin jusqu'au soir, ont fait le tour des
différents quartiers de Paris.
Le premier, représentait le dieu Mars avec des guer-
riers; le second, était rempli de musiciens ; le troi-
sième, représentait un vaisseau, qui sont les armes
de la ville ; le quatrième , Bacchus sur un tonneau ; et
le cinquième , la déesse Cérès. Ils étaient tous attelés
de huit chevaux assez bien ornés , avec des gens à pied
qui les conduisaient.Tous les habillements, dans chaque
char, étaient de différentes couleurs et en galons d or
ou d'argent. Le tout faisait un coup d'œil assez réjouis-
sant et assez magnifique, quoique tout en clinquant;
mais les figures, dans les chars, étaient très-mal exécu-
tées. Dans certaines places, ceux qui étaient dans les
chars jetaient au peuple des morceaux de cervelas,
du pain , des biscuits et des oranges. Il y avait dans ces
places des tonneaux de vin pour le peuple, et le soir
toute la ville a été illuminée.
— ■ On croirait d'après la relation de la Gazette, que
ces chars étaient un spectacle magnifique? Mensonge
de la Gazette : c'était très-peu de chose dans l'exécu-
tion. M. de Bernage, prévôt des marchands, n'est pas
heureux dans ses divertissements publics. Cette fête
est bien mesquine pour un mariage du Dauphin. On
sait, il est vrai, que la ville est endettée et qu'elle
évite les dépenses. Quoi qu'il en soit , on a fait, dès le
soir même , les couplets suivants :
Monsieur le prévôt des marchands ,
Ma loi vous vous moquez des gens.
6 JOURNAL [fév. 1747]
Votre Cérès, au teint livide ,
Garde pour elle ses gâteaux;
Bacclius n'a que des tonneaux vides ;
Mars mutilé tombe en morceaux ';
Le peuple , animal ignorant ,
N'aperçoit ici que clinquant;
Moi j'admire votre sagesse :
Cet or qui paraît faux à tous ,
En dépit d'eux, par votre adresse,
Devient un or très-pur pour vous.
On dit que le prévôt des marchands a deux sous
pour livre de toutes les dépenses qui se font dans ces
sortes de fêtes.
— Il y a eu , le vendredi 1 0, un très-grand concours
de masques de Paris , au bal dans les appartements de
Versailles^. Au retour, sur les huit heures du matin,
il y avait, dit-on, une file de carrosses depuis Versailles
jusqu'à Paris. Tous les appartements et la galerie
étaient magnifiquement éclairés; mais on n'a pas été
content des buffets. Il n'y avait que du vin, des brio-
ches, du pain, quantité d'oranges et des paquets de
sucreries, et point de pâtés de truites, de saumon et de
poisson au bleu , comme à l'autre mariage. Il y avait
eu aussi alors des gens qui s'étaient attablés sur les
buffets, et qui avaient bu et mangé toute la nuit. On
n'a pas plus mal fait de retrancher une pareille dé-
pense.
— ' Il paraît que l'avis général sur madame la Dau-
phine, est qu'elle est gaie, de bonne humeur, plus
jolie qu'autrement, et qu'elle s'accorde parfaitement
' Les saccades du char ébranlèrent tellement la tète de la figure du dieu
Mars, qu'elle sauta de dessus les épaules au tiers de la promenade des
chars.
• A l'occasion du mariage du Dauphin.
[fév. 1747] DE E. J. F. BARBIER. 7
avec le caractère de madame Adélaïde \ Tous les mer-
credis du carême, il y aura des représentations de bal-
lets, à Versailles, par TOpéra.
— Voici une autre affaire ; le parlement, c'est-à-dire
la grand'chambre , par arrêt du 7 janvier, sur le ré-
quisitoire des gens du roi , a supprimé un mandement
imprimé-, de l'évêque d'Amiens, qui tendait à refuser
les sacrements à ceux qui n'étaient pas entièrement
soumis à la bulle Unigenitus. Enhardi peut-être par
cet arrêt, fauteur inconnu des Nouvelles ecclésiastiques
que les jansénistes continuent toujours de distribuer
en secret, malgré les défenses, a parlé très-vivement
et avec beaucoup de mépris de la constitution, dans
les deux premières feuilles de cette année. Cela a excitt
le ministère public qui a dénoncé ces deux feuilles
à la cour; sur les conclusions de messieurs les gens du
roi , elles ont été condamnées à être brûlées par la
main du bourreau, et elles l'ont été en effet.
Mais dans le réquisitoire, M. d'Ormesson, avocat gé-
néral, a dit, en parlant de la constitution, que la sou»
mission lui était due comme étant « un jugement de l'É-
glise universelle en matière de doctrine », et que cette
constitution était devenue une loi de l'Église et de l'État.
Le réquisitoire des gens du roi est transcrit tout au long
avec l'arrêt dans les registres du parlement. Messieurs
des chambres des enquêtes ont été instruits de ces
faits et ont trouvé mauvais que, sans leur participation,
la grand'chambre admît dans ses registres et autorisât
' Marie- Adélaïde , née le â3 mars \ 732 , troisième fille de Louis XV.
* ^vis donné par monseigneur l'évêque d Amiens , aux curés de son dio-
cèse , au sujet de ceux qui n'étant pas soumis à la bulle Unigenitus , deman-
dent les sacremens. (Amiens), 1746 , in-4*' de 7 pages.
8 JOURNAL [FÉv. 1747]
des qualifications sur la constitution que tout le par-
lement en corps ne lui a jamais données. Ils ont pro-
fité de l'assemblée du parlement pour une réception
de conseiller ; ils se sont plaints et ont demandé une
assemblée de chambres. Elle s'est tenue vendredi, 17.
Il était question de savoir si on rayerait des registres
le discours de M. d'Ormesson. Il y a eu de grands dé-
bats et les chambres sont restées assemblées jusqu'à
quatre heures après-midi.
Il y a eu plusieurs avis, entre autres soixante-dix
voix contre soixante-douze, pour mander les gens du
roi et pour leur faire une réprimande. On dit qu'un
président des requêtes du palais, en opinaiït pour ne
pas prendre ce parti, a représenté que tout le par-
quet était fort jeune, qu'il fallait seulement réparer la
sottise qu'ils avaient faite : le terme est un peu dur.
Enfin on a pris le parti le plus doux par l'airété qui
suit, peut-être en considération de M. le chancelier,
oncle de M. d'Ormesson, que l'on a dit auteur de son
discours.
ARRÊTÉ DE LA COUR DU 1 7 FÉVRIER.
(( La cour, pour prévenir l'abus que l'on pourrait
faire de certaines expressions portées dans le réquisi-
toire des gens du roi du 1" février, a arrêté, en se con-
formant aux intentions du roi données à entendre par
sa lettre aux évêques, du 22 juillet 1731, etc., qu'elle
continuera, à l'avenir, à veiller plus exactement que
jamais, à empêcher tout ce qui pourrait occasionner un
schisme, et à ce qu'il ne soit donné à la bulle CJnige-
nitiLs aucune qualification qui puisse donner atteinte ,
directement ni indirectement, aux modifications por-
[fév. 1747] DE E. J. F. BARBIER. 9
tées dans l'arrêt du 15 février 1714 , lesquelles modi-
fications ont été tant de fois solennellement et mani-
festement approuvées par ledit seigneur roi ; desquelles
modifications sa fidélité inviolable ne lui permet pas
de s'écarter, et qu'elle persiste dans les maximes
portées dans les arrêts et arrêtés de la cour. »
— Cet arrêt est fort sage et fort modéré; mais s'il
est triste pour les gens du roi d'y avoir donné lieu, il
est encore plus mortifiant pour la grand' chambre. Ce
sont les enquêtes qui lui reprochent et lui font con-
naître son inattention, et qui lui en font faire un aveu
et une rétractation solennelle.
— Mardi, 21, M. le comte de Maurepas a écrit à
M. de Maupeou , premier président du parlement, une
simple lettre personnellement , par laquelle il lui
transmet l'ordre du roi de faire assembler le parle-
ment, le lendemain matin, pour lui faire savoir que
Sa Majesté donne ordre à M. le premier président, à
MM. de Novion et Mole , présidents à mortier, à
deux conseillers de grand'chambre , MM. Coste de
Champeron et Pajot, et au plus ancien conseiller de
chacune des chambres des enquêtes et requêtes du
palais de se rendre , le mercredi 22 , à Versailles , à
midi et demi. En conséquence , assemblée des cham-
bres le mercredi, et, sur les dix heures, les personnes
désignées sont parties, au nombre de douze, dans les
trois carrosses des trois présidents.
Première mortification pour le parlement qui n'est
jamais mandé que par une lettre de cachet en forme ;
cependant il a fallu obéir.
Arrivés à Versailles, ils seront rendus dans une salle
au rez-de-chaussée, dans la cour de marbre, où ils ont
10 JOURNAL [fév. 1747]
trouvé les portes ouvertes et un suisse qui les atten-
dait , mais qui que ce soit pour les recevoir.
Seconde injure à la cour, parce que quand le parle-
ment se rend auprès du roi par députation , le grand
maître ou le maître des cérémonies les reçoit dans
une salle. Le secrétaire d'Etat vient ensuite les trouver,
leur dire que le roi les attend et les conduire près de
lui.
Cette réception a excité du murmure dans cette
salle. M. le premier président a envoyé son gentil-
homme ^ à M. le comte de Maurepas, lui dire qu'ils
étaient arrivés et lui demander s'il ne viendrait pas les
trouver. M. de Maurepas a répondu qu'il n'avait point
d'ordre pour cela et qu'ils n'avaient qu'à monter à
l'appartement du roi. Toute la bande robine s'est mise
en marche , a monté et a gagné la chambre du roi qui
était ouverte et où il n'y avait personne. Là, nouveaux
murmures. M. le premier président est entré seul dans
le cabinet du roi où était 3L le chancelier, à qui il
s'est plaint de la manière dont ils étaient reçus. Le chan-
celier lui a répondu que c'étaient les ordres du roi :
qu'ils ne venaient point comme députés du parlement,
mais comme particuliers mandés singu/aù'm^ en propre
terme latin. Sur cela, le premier président est sorti
rendre compte à la compagnie de la distinction qu'on
faisait des mandés et des députés. Un moment après
l'huissier du cabinet en a ouvert la porte, a fait sortir
tous ceux qui y étaient, à l'exception du chancelier et
des ministres, et a fait entrer le parlement.
' On appelait gentilhomme une personne attachée par honneur au ser-
vice d'un prince ou d'un grand seigneur, et qui n'avait point d'emploi
particulier ni servile.
[FÉv. 1747] DE E. J. F. BARBIER. 11
Le roi leur a dit lui-même :
(( Je suis très-mécontent du dernier arrêté de mon
parlement. Je Fai cassé et annulé par un arrêt de mon
conseil, el je veux qu'il soit regardé comme nul et non
avenu : je vous ordonne d'en faire mention sur vos
registres. Je vous défends de me faire aucune repré-
sentation à ce sujet, sous peine de désobéissance. »
M. le premier président a répondu :
(( Sire, nous sommes pénétrés de la plus vive dou-
leur d'avoir eu le malheur de déplaire à Votre Majesté;
mais notre douleur, quelque grande qu'elle soit, ne
peut ni étouffer notre voix, ni nous empêcher de
sentir la façon dont nous avons été mandés et celle
dont nous avons été reçus. La place qu'il a plu à
Votre Majesté de me confier, m'autorise à la supplier
de vouloir bien conserver la compagnie dans ses
anciens usages , et de lui permettre de représenter à
Votre Majesté, les motifs de notre conduite qui ne
se départira jamais du zèle le plus vif, de l'attachement
le plus respectueux et de la pleine obéissance qui est
due à vos ordres et à votre volonté. »
Le roi a répondu :
« Je jugerai de vos sentiments par vos actions. »
— Après ce compliment la compagnie s'est retirée.
M. le premier président, en sortant avec le chancelier
lui a demandé la copie du discours du roi, laquelle lui
a été envoyée sur-le-champ. La compagnie est remontée
en carrosse et est revenue dîner à Paris, à quatre
heures, chez le premier président, à l'exception de
M. de Novion , parent du duc de Gèvres, qui est resté
à Versailles pour voir le ballet, et qui aurait tout aussi
bien fait de s'en revenir. Jeudi matin, 23, le parle-
12 JOURNAL [mars 1747]
ment s'est assemblé pour entendre les intentions du
roi, et il a été arrêté qu'on en ferait mention dans les
registres sans faire à ce sujet aucunes remontrances.
Comme ceci était grave et sérieux, il n'y a point eu de
débats. A neuf heures, tout était fini.
Il y avait, au palais, un concours de monde étonnant
par curiosité de ce qui arriverait, et, dans la matinée,
il a été vendu, dans la grande salle, plus de deux cents
arrêts du conseil. A midi il n'y en avait plus.
Mars. — 11 y a tous les linidis , à Versailles , la
comédie du roi, où le roi joue, ainsi que Mesdames
de France, des dames de la cour, les princes, des sei-
gneurs et madame la marquise de Pompadour pour
qui elle se fait, parce qu'elle joue et déclame parfai-
tement bien. Elle a effectivement tous les talents pos-
sibles, du chant, des instruments, et est très-capable
d'amuser le roi. Dans les premières représentations, le
roi n'avait invité à y venir que M. le maréchal de Saxe
et M. le vicomte de Saint-Florentin, secrétaire d'État,
qui est très-aimé du roi et de la marquise, et qui est
presque toujours des petits soupers; mais depuis il y
est entré plusieurs personnes de la cour.
— Catherine Opalinska, reine de Pologne et du-
chesse de Lorraine, est morte à Lunéviile, âgée de
près de soixante-sept ans \ Le roi, la reine et toute
la cour en ont pris un très-grand deuil le 25 de ce
mois, le roi en violet, tous les appartements tendus,
et tout drapé. Le deuil sera de six mois. Le roi a
même déclaré qu'on porterait ce deuil à l'armée ^,
' Elle était née le 3 novembre 1680.
' Le deuil était peu observé parmi les troupes françaises. Cependant
[MARS 1747] DE E. J. F. BARBIER. 13
c'est-à-dire, veste, culotte et bas noirs, avec les habits
à brevet pour les officiers généraux, et habits d'or-
donnance * pour les brigadiers et colonels. Toute la
ville a pris pareillement le grand deuil en pleureuses et
habits sans boutons, et toutes les personnes attachées
à la cour ou gens titrés comme ducs, maréchaux de
France et ambassadeurs, drapent et mettent les domes-
tiques en noir. Les dames de la cour et celles de la ville
du bon air sont en habit de laine pour trois mois,
point de diamants pendant six semaines jusqu'à
l'effilé ^
Ce deuil , qui arrive deux mois après celui de ma-
dame la Dauphine, ruine totalement le commerce des
marchands de soie qui étaient déjà chargés des habits de
printemps et des taffetas de couleur. Le petit deuil, en
blanc, ne sera que pour la mi-aoïit.
— ' Le 28 ou 29 de ce mois , les princes , les ambas-
sadeurs et ministres, à la tête desquels était le nonce du
pape, et tous les gens de cour en grand manteau de
deuil , ont complimenté le roi et la famille royale sur
la mort de la reine de Pologne, les hommes le matin et
les dames l'après-midi. Cela se fait en passant de suite
dans l'appartement, soit du roi qui est accompagné
les officiers des gardes françaises et suisses portaient un liabit noir tant
que durait le grand deuil d'un roi.
' On appelait habit ou justaucorps à brevet , un vêtement d'une certaine
couleur, brodé d'une manière particulière , que quelques seigneurs avaient
droit de porter, par brevet du roi, et qui les faisait admettre chez ce
dernier à des heures privilégiées. U'/tabit d'ordonnance était l'habillement
uniforme qui avaitété prescrit aux officiers généraux et autres , par le.»»
ordonnances de 1717 et IIAA.
* Linge effilé par le bout, en forme de frange, qui ne se portait que
dans la seconde période des grands deuils.
14 JOURNAL [mai 1747]
de M. le Dauphin et des princes du sang , soit de la
reine qui est accompagnée des princesses. M. le chan-
celier, à la tête des conseillers d'État et des maîtres des
requêtes, a fait la même cérémonie en robe, et non pas
en manteau long, comme ils avaient prétendu au
dernier deuil de madame la Dauphine.
Avril. — Les officiers partent de tous côtés pour
l'armée. Quant à M. le prince de Conti, il a vendu tous
ses équipages et ne servira point. Son titre de général
lui sera inutile : il fera sa campagne dans sa maison de
rile-Adam.
— -Dimanche, 16, M. Tron, ambassadeur ordinaire
de la république de Venise, a fait son entrée publique
à Paris. Comme ses carrosses et sa livrée étaient faits
avant le deuil, il s'en est servi. Ses carrosses et sa livrée
étaient très-magnifiques. Tout le reste, les carrosses du
roi, de la reine, de madame la Dauphine et de tous les
princes, étaient drapés, avec des armes, et les domes-
tiques en noir. On croyait que le carrosse du roi serait
en violet avec des clous bronzés en couleur d'eau, ce
qui m'a donné la curiosité d'y aller ; mais il était drapé
de noir. On dit que les carrosses du roi et de la reine en
violet n'étaient pas faits. L'ambassadeur, le maréchal
prince d'Isenghen, qui le conduisait, et l'introducteur
des ambassadeurs étaient en noir. On avait quitté les
grandes pleureuses la veille.
Mai. — Après le départ du roi ^ madame de Pom-
padour s'est retirée au château de Choisy oi^i les gens
de la cour qui doivent aller lui tenir compagnie, en
hommes et en femmes, sont, dit-on, nommés.
' Il était parti le 29 mai pour aller se mettre à la tète de l'armée de
Flandre.
[MAI 1747] DE E. J. F. BARBIER. 15
— 'Sur la mort de M. Méliaiid, ancien conseiller
d'État, le roi a donné cette place à M. de Marville,
lieutenant général de police; mais , en même temps , il
lui a ôté sa charge et l'a donnée à M. Berryer, maître
des requêtes, intendant de Poitiers. On dit que c'est un
tour que lui a joué M. le comte de Maurepas, pour se
venger de ce que M. de Marville voulait parfois
prendre le train de travailler directement avec le roi.
Lui, et le nouveau contrôleur général ^, ont fait donner
cette place, qui est très-belle, à M. Berryer, M. de
Marville faisait fort bien sa charge ; il était seulement
trop vif et trop prompt , ce qu'on prenait quelquefois
pour de la brutalité et ce qui a été une raison pour le
desservir auprès du roi. Il est jeune et devient un par-
ticulier. Il a renvoyé bien des chevaux et des domes-
tiques, n'étant pas riche.
— M. de Marville a eu, depuis un an, deux ou trois
scènes de brutalité , avec des gens d'un certain rang,
qui l'ont perdu, entre autres celle avec M. de Visé, ca-
pitaine aux gardes , à qui il dit que lui et les officiers
de son régiment, n'étaient bons que pour soutenir des
crocs et des p ; sur quoi M. de Visé lui donna un
soufflet, après quoi M. le duc de Biron, colonel des
gardes françaises, alla à Versailles, et M. de Marville
eut tort.
— M. Berryer, notre lieutenant de police, est neveu
de M. Berryer de La Perrière, mort, il y a quelques
années , doyen des maîtres des requêtes , âgé de quatre
vingt-onze ans. C'était un homme peu estimé, fils
d'un nommé Berryer, secrétaire et l'âme damnée de
' M. Machault d'Arnouville. Voir t. TI, p. 472.
16 JOURNAL [juin 1747]
M. Colbeit, contrôleur général, avec lequel il avait
fait une fortune considérable.
Juin. — • Il est arrivé une triste aventure dans nos
troupes en Flandre. Depuis que le roi est à Bruxelles,
il y avait dans la ville d'Alost, en garnison ou en can-
tonnement, un détachement de plus de deux cents
gardes du corps , tirés des quatre compagnies à l'ex-
ception de celle d'Harcourt. Les plus jeunes, au nom-
bre d'une quarantaine, ont imaginé un jeu qu'ils
appelaient la chasse du cerf. Un d'eux faisait le cerf,
et les autres couraient après. Mais cette chasse ne se
faisait que la nuit, au moyen de quoi ils faisaient un
tapage effroyable dans la ville , se saisissaient des
filles et commettaient des désordres, d'autant qu'il y
avait toujours du vin sur jeu. La garnison ayant eu
ordre de M. de Montesson, lieutenant général qui
commandait dans Alost, d'y mettre ordre, en a ar-
rêté deux, que leurs camarades ont enlevés de force.
M. de Montesson et les officiers des gardes du corps
ayant voulu eux-mêmes arrêter ce désordre, on dit
qu'ils ont été maltraités , du moins en paroles , par
les simples gardes du corps , ce qui est devenu une
affaire grave par rapport à la discipline militaire. Le
roi a été indigné. Cette affaire a été pour ainsi dire
assoupie, et on en savait diversement des nouvelles
par les lettres particulières. Il est vrai cependant ,
qu'on a tenu un conseil de guerre où l'on dit que
M. le maréchal de Noailles, capitaine des gardes,
avait été d'avis à la mort. Mais le jugement du roi
n'est tombé que sur une douzaine, dont les plus
coupables ont été condamnés à .vingt-cinq ans de
prison , d'autres à dix ans et quelques-uns à un an
[juillet 1747] DE E. J. F. BARBIER. 17
seulement '. Y a-t-il eu en cela de la politique par
rapport aux troupes , ou les choses étaient-elles aussi
graves qu'on le disait d'abord? c'est ce qui n'a jamais
été bien éclairci , car ce fait n'a été rapporté dans
aucune des Gazettes, même étrangères.
— Mardi, 27, madame la Dauphine est venue à
Paris entendre la messe à Notre-Dame, et elle a été
après faire sa prière à Sainte-Geneviève. Elle est venue
ensuite dîner aux Tuileries, et, après son diner et son
jeu, sur les sept heures du soir, elle est descendue
pour se promener dans le jardin des Tuileries. On
n'y avait laissé entrer, en hommes et en femmes , que
ceux qui étaient en noir, à cause du deuil. 11 y avait
une affluence de monde très-considérable , qui formait
le plus beau et le plus singulier spectacle qu'on puisse
imaginer.
Juillet. — Le 2 de ce mois, il y a eu une action très-
considérable en Flandre ^ La victoire a été complète
de notre côté, par le gain du champ de bataille, mais
nous y avons perdu beaucoup de monde et des officiers
de distinction. Le comte Ligonnier, général en chef
anglais, a été fait prisonnier dans la déroute par un
seul carabinier. Il se croyait être avec des troupes
anglaises, habillées à peu près comme nos carabiniers.
Il a offert sa bourse et son diamant, ce qui allait au
' Le jugement frappa onze gardes. L'un, le sieur Guillot, fils d'un
exempt de police, fut condamné à être renfermé au château de Ham
pendant vingt-cinq ans. Les autres furent envoyés dans diverses citadelles,
savoir : deux pour quinze ans, deux pour six ans, et les six derniers pour
quatre ans. Ils furent , en outre , cassés , dépouillés de toutes les marques
d'officier et dégradés de noblesse. Ce jugement reçut son exécution à la
tête de la brigade , le 18 juin.
* La bataille de Laufeld.
III 2
18 JOURNAL [juillet 1747]
moins à douze mille livres ; mais le carabinier a eu la
générosité de refuser, et Ta amené au roi. Le général
ayant certifié le fait du carabinier, le roi a donné sur-
le-champ cinquante louis à ce dernier et l'a récom-
pensé ensuite d'une pension et d'une compagnie \
La cour et la ville n'ont point été contentes de cette
action , dont le fruit n'est qu'un champ de bataille et
qui coûte plus de six mille hommes. On dit même, à
Paris, que cette bataille a été donnée contre l'avis du
maréchal de Saxe, et que c'est M. d'Argenson, ministre
de la guerre, qui, par jalousie contre le maréchal, a
déterminé le roi à faire attaquer, comptant sur un
échec qui discréditerait le maréchal.
— On vient d'apprendre une mauvaise nouvelle
d'Italie. M. le comte de Belle-Isle, frère du maréchal,
a entrepris , le 19, l'attaque des retranchements
d'Exilés. L'affaire était des plus téméraires et les gre-
nadiers eux-mêmes en ont représenté la folie. M. de
Belle-Isle, pour encourager les troupes, a été planter
un drapeau sur le retranchement; les officiers princi-
paux l'ont suivi pour mener leurs soldats, mais M. de
Belle-Isle a été tué d'un coup de fusil, ainsi que nom-
bre d'officiers de distinction, et nous avons été repous-
sés avec une perte considérable. On dit que des mous-
quetaires sortant de table, et étant gris, n'auraient pas
tenté une pareille entreprise.
Cette action montre bien le mépris que tout homme
sensé doit avoir pour le public en général. Jusqu'ici
' Ce militaire se nommait Aude. La pension qui lui fut accordée était
de deux cents livres; mais, s'il faut en croire Mercier {Nouveau tableau de
Paris, tome IV, p. 47), le payement s'en fit, dans la suite, avec beaucoup
d'inexactitude.
[AOUT 1747] DE E. J. F. BARBIER. 19
on avait déifié le chevalier ou comte de Belle-Isle.
C'était, disait-on, un homme supérieur en tout, soit
pour la guerre, soit pour le cabinet, au maréchal^ son
frère. C'était un homme d'un esprit profond et d'une
prudence consommée. Son frère était un homme en-
treprenant, trop vif, qui ne faisait rien et ne pouvait
rien faire que par les sages conseils du chevalier. Ces
discours étaient généraux dans Paris, dans le grand
monde comme dans le bourgeois. Cependant le che-
valier de Belle-Isle n'avait jamais rien fait. Mais c'était
une prévention du public, sans examen et sans connais-
sance de cause , comme cela arrive presque toujours.
L'événement à justifié les idées du public par le coup
le plus étourdi et le plus imprudent en fait de guerre
qu'un général puisse faire. Heureusement sa mort le
sauve de la honte qui lui serait restée d'une action
aussi téméraire.
Août. — Chose singulière. Le prince Henri Stuart,
cadet du prince Edouard, surnommé le Prétendant, a
été nommé cardinal parle pape; il s'appelle le cardinal
d'York. Cela paraît avoir fait beaucoup de peine au
duc de Bouillon et à tous ceux attachés aux Stuarls,
d'autant qu'un cardinal, dans celte maison, paraît un
obstacle éternel à toute espérance pour le prince
Edouard de remettre le pied en Angleterre. Par ce
moyen, il ne reste plus qu'un prince de la maison de
Stuart, dont même il n'est plus question, le prince
Edouard, qui a passé l'été au village de Saint-Ouen
dans la maison que le comte d'Évreux lui a prêtée.
— Le siège de Berg-op-Zoom^ continue toujours, avec
' La tranchée avait été ouverte le 13 juillet.
20 JOURNAL [ocT. 1747]
beaucoup de difficultés et assez de pertes de notre
part. Nous avons perdu M. de Lorme , un de nos an-
ciens ingénieurs en chef et des plus habiles. 11 a été
presque enseveli sous les ruines d'une mine qui a joué,
et tué ensuite d'un coup de fusil. 11 avait soixante-
douze ans et avait fait trente-huit sièges. 11 était retiré
à Metz, mais M. de Lowendal l'avait demandé. Il a
été extrêmement regretté du roi et de tout le monde.
Septembre. — Le pillage a été si considérable à
Berg-op-Zoom', qu'on dit qu'un régiment a eu pour
sa part cinquante mille écus, et que plusieurs grena-
diers ont eu pour eux seuls quatorze ou quinze mille
livres. Et l'on entend que tous les effets pillés ont été
vendus à grand marché, tant vaisselle d'argent que bi-
joux, équipages et toutes sortes d'effets. Il y à des juifs
qui suivent l'armée, et qui, dans ces occasions, Ibnt
de gros gains , car les officiers ne sont pas en argent
pour acheter du soldat.
— J'avais deux parents à l'assaut de Berg-op-Zoom :
M. Barbier de Plichancourt, capitaine dans le régiment
de Custines, auparavant Noailles, et M. de Courbuis-
son , brigadier des armées du roi et lieutenant-colo-
nel du régiment d'Eu, qui s'est fort distingué dans
cette attaque ^
Octobre. — Hier, 30, on a publié un petit édit en-
registré au parlement, d'un droit de quatre sous pour
' \iç comte de Lowendal avait pris cette ville d'assaut le 19 septem-
bre. Il reçut, à cette occasion , le bâton de maiéchal et cinquante mille
livres de pension sur le trésor royal.
"^ M. de Courhuisson est cilé avec éloge dans la lettre que le comte de
Lowendal écrivit au maréchal de Saxe le lendemain de la prise de Berg-
op-Zoom. Voir \ Histoire de Maurice , comte de Saxe, etc. , par le baron
d'Espagnac, Paris, 1775, 2 vol. in-12.
[nov. 1747] DE E. J. F. BARBIER. 21
livre de tous les droits imposés par d'autres édits de
1730 et de 1743. Cela fait un impôt nouveau sur tout
ce qui entre à Paris, et va faire augmenter les denrées
qui sont déjà très-chères : ce qui, avec raison, ne plaît
pas au public, d autant que c'est uniquement pour
subvenir aux dépenses de la présente guerre. Cette
imposition est pour neuf ans, à commencer du 1" de
ce mois. Ledit n'est pas très-clair, mais la perception
en sera réelle.
— Le roi, par arrêt du conseil du 2 de ce mois, a
établi une loterie royale composée de soixante mille
billets de cinq cents livres chacun , qui sera tirée en
douze tirages, pendant douze ans. Celte loterie, qui
est l'œuvre du sieur Paris de Montmartel, garde du tré-
sor royal, ne devait être ouverte que le 1 ^"^ novembre ;
mais elle est si avantageuse au public qu'elle s'est pres-
que remplie dans ce mois par simples soumissions. On
ne pouvait pas approcher du bureau , au trésor royal ;
on a même été obligé d'y mettre des gardes pour em-
pêcher la confusion. Cela doit faire faire réflexion aux
puissances belligérantes sur le prétendu épuisement de
la France.
Novembre. — Le roi a nommé trois nouveaux ma-
réchaux de France: M. le comte de La Mothe-Houdan-
court , parce qu'il est chevalier d'honneur de la reine;
M. le comte de Laval-Montmorency, à cause de son
nom, et M, le comte deClermont-Tonnerre. Celui-ci a
bien servi.
— Malgré les bonnes récoltes , le pain a augmenté
de deux sous six deniers la livre , et toutes les denrées
en conséquence. Si nous avions une fois la guerre tout
à fait déclarée avec la Hollande, qui nous apporte en-
22 JOURNAL [ja^v. 1748]
çore les provisions par mer, on vivrait très-difficile-
ment à Paris.
Décembre. — On sait à présent le motif de la loterie
du mois d'octobre dernier. C'est pour acquitter le
sieur Paris de Montmartel qui est le banquier de la
cour, comme était Samuel Bernard, des grands en-
gagements qu'il avait contractés par des emprunts
pour l'État. Cela est si vrai qu'on recevait à la caisse,
pour soumission, tous les billets du sieur de Montmar-
tel , même ceux qui avaient plus de deux mois d'é-
chéance. Les porteurs de billets pour des sommes con-
sidérables , voyant l'empressement du public pour
cette loterie, ont cru faire un profit en s'assurant d'un
grand nombre de billets pour les revendre , faire de
l'argent comptant , et profiter d'un ou deux mois d'in-
térêts. Mais cette ardeur s'est ralentie quand les bu-
reaux ont été ouverts pour délivrer des billets. La lo-
terie n'est point remplie ; elle le sera sans doute , mais
sans aller au bureau. On trouve sur la place des billets
à cinq livres de perte. Peut-être sera-t-elle plus grande
après le premier tirage, au mois de mars, que l'on aura
un an à attendre jusqu'au deuxième tirage , ce qui pa-
raîtra long aux porteurs de billets.
ANNEE 1748.
Janvier. — ^Le roi a fait une promotion de cheva-
liers de l'Ordre du Saint-Esprit, où se trouve compris
le marquis de Puisieux , secrétaire d'Etat des affaires
étrangères. M. de Puisieux est cordon bleu en qualité
de chevalier, comme homme d'épée, étant lieutenant
[JANV. 1748] DE E. J. F. BARBIER. 23
général, et non point par charge dans l'Ordre comme
sont les autres secrétaires d'État. C'est pourquoi, en ac-
ceptant cette charge , il n'a pas voulu du département
des provinces qui y était attaché et qui a été donné à
à M. le vicomte de Saint-Florentin , secrétaire d'Etat.
— Le roi, la leine et toute la famille royale passent
le mois de janvier au château de Marly pour ne revenir
à Versailles que la veille de la Purification. Marly est
un séjour délicieux au printemps; la cour y passe
au contraire assez volontiers le temps de l'hiver le
plus mauvais, et c'est le château le moins propre à
habiter dans cette saison.
— M. le maréchal comte de Saxe est arrivé ici pour
passer son quartier d'hiver. Il est en bonne santé et il
vit comme autrefois. Avant d'arriver, il avait fait louer
une maison particulière rue du Battoir, contre Saint-
André, que l'on a accommodée et meublée magnifi-
quement par l'entremise d'un fameux fripier, pour y
loger deux jeunes p qu'il a trouvées à son arrivée.
Encore dit-on qu'il en a une troisième, et il en mène
plein une grande gondole à six chevaux quand il va
passer deux ou trois jours à sa maison* des Pipes, par
delà Créteil. Cela le réjouit, et il est certain que ce prince
peut vivre comme il lui plaît, sans qu'on ait rien à lui
reprocher, quand il est tranquille sur le pavé de Paris.
Il a été à l'Opéra, à l'amphithéâtre et aux premières
' Le château de Piples , dont le maréchal de Saxe avait fait l'acquisi-
tion en 1745, et dont il affectionnait beaucoup le séjour. Ce magnifique
château , situé dans la commune de Boissy-Saint-Léger , à dix-huit kilo-
mètres de Paris, et qui a appartenu, au commencement de ce siècle, à
M. Boulay de la Meurthe , est aujourd'hui la propriété de M. Worms de
Romilly.
24 JOURNAL [janv, 1748]
loges, en particulier; il rit et parle à tout le monde,
sans songer qu'il est un héros redoutable à toute
l'Europe.
. — Voltaire, fameux poète, gentilhomme ordinaire
du roi et historiographe de Louis XV, ayant le défaut
des beaux esprits et gens à talents, d'abuser de la fami-
liarité des princes, s'est avisé de faire les vers suivants
pour madame la Dauphine :
Souvent la i)lus belie princesse, elc. •
Ces vers sont fort beaux. Us contiennent même peut-
être du vrai, en général; mais en même temps que
Voltaire fait l'éloge de madame la Dauphine, il fait de
la royauté un portrait ennuyé , oisif, insipide , dont
l'application tombe sur le roi. 11 faut être bien insolent
et avoir bien peu de solidité de jugement pour lâcher
une pareille pièce.
— Autres vers de Voltaire. Madame la marquise de
Pompadour est non-seulement jeune et belle, mais elle
a tous les talents imaginables. Elle joue la comédie par-
faitement bien, ce qui fait qu'à Versailles, le roi. Mes-
dames, madame de Pompadour, des dames et des sei-
gneurs de la cour représentent souvent des comédies.
Ce plaisir est aussi fort à la mode à Paris, dans plusieurs
maisons particuhères. A Versailles, ce sont mesdemoi-
selles Gaussin et Dangeville, deux fameuses comé-
' Ces stances sont imprimées dans toutes les éditions des Œuvres de
Voltaire. Elles n'étaient point adressées à la Dauphine , mais bien à la
princesse de Suède, Ulrique de Prusse , sœur du grand Frédéric. Voltaire
lui-même déclare qu'il les avait composées plus d'un an auparavant « pour
une princesse très-aimable qui avait sa cour à quelque quatre cents lieues. »
Lettre de Voltaire au président Hénaidt, février 1748.
[JANV. 1748] DE E. J. F. BARBIER. 26
diennes, qui sont femmes de chambre des petits appar-
tements pour habiller et ajuster les princesses et dames
de la cour qui jouent, et pour diriger un peu le spec-
tacle. Aucune femme de chambre de ces dames n'y
entre.
C'est au sujet de ces représentations que Voltaire a
voulu s'égayer pour complimenter madame de Pom-
padour.
Ainsi donc vous réunissez
Tous les arts, tous les goûts, tous les talents de plaire,
Pompadour; vous embellissez
La cour, le Parnasse et Cythère.
Charme de tous les cœurs, trésor d'un seul mortel,
Qu'un sort si beau soit éternel !
Que vos jours précieux soient comptés par des fêtes !
Que de nouveaux succès marquent ceux de Louis' !
Soyez tous deux sans ennemis.
Et gardez tous deux vos conquêtes.
Ces vers, présentés au roi et à la cour favorite, ont
d'abord paru charmants. Tout y brille pour madame
de Pompadour. La réflexion a ensuite fait apercevoir
bien de la liberté et peu de décence. Roy, autre fameux
poète, mauvais de caractère, y a fait une réponse très-
sage :
Dis-moi, stoïque téméraire,
• Pourquoi tes vers audacieux
Osent dévoiler à nos yeux
0-' Ce qui devrait être un mystère ?
Les amours des rois et des dieux
Ne sont pas faits pour le vulgaire ;
• Ce vers et le précédent offrent une légère variante avec ceux qui
sont imprimés dans les OEuvres de Voltaire , édition Beuchot , tome XIV ,
Poésies mêlées.
26 JOURNAL [féy. 1748]
Lorsqu'on veut dans leur sanctuaire
Porter des regards curieux ,
Respecter leur goût , et se taire ,
Est ce qu'on peut faire de mieux.
Après ces vers, Voltaire n'a pas été exilé publique-
ment, mais on lui a apparemment fait entendre qu'il
ferait sagement de s'éloigner de la cour\ Il est certain
qu'il est parti pour la Lorraine et qu'il est actuellement
à la cour du roi Stanislas. On a prétexté un voyage
qu'il devait faire avec madame la marquise du Châ-
telet, grande géomètre et sa grande amie.
FeWier. — Le roi a nommé M. le comte de Saint-
Séverin d'Arragon son ministre plénipotentiaire au
congrès d'Aix-la-Chapelle ^ Sa livrée est déjà faite et
ses équipages partiront incessamment. Il est Napolitain.
C'est un homme sage, bon négociateur, de quarante-
cinq ans, bien fait et d'une maison illustre. Il ne partira
guère , ainsi que les autres plénipotentiaires , qu'à la
fin de mars.
— Le père Pichon , jésuite, a fait imprimer, en 1 745,
avec l'approbation de ses supérieurs et même de quel-
ques évéques, un livre sur la fréquente communion^,
' Ces bruits d'exil arrivèrent jusqu'à Voltaire qui écrivait de Lunéville
à d'Argental (14 février 1748) : « Je ne peux donc pas sortir de Paris
sans être exilé?.... » Mais on donnait, comme motif de cette prétendue
disgrâce , les stances crues adressées à la Dauphine , et non les vers à la
louange de madame de Fompadour.
* Ce congrès avait pour objet de reprendre les négociations pour la
paix , suspendues par la rupture des conférences de Bréda , au mois de
juin précédent.
' L'esprit de Jésus- Christ et de l'Église sur la fréquente communion. Paris,
Guérin, 1743, in-12, xv et 536 pages. Réimprimé à Liège, chez
Charles Colette, 1747, in-8° de 446 ou 438 pages, suivant que le volume
[FÉv. 1748] DE E. J. F. BARBIER. 2T
totalement opposé à celui de M. Ainauld\ Ce livre a
été imprimé et vendu sans qu'on y ait fait attention.
M. de Rastignac, archevêque de Tours, étant à Paris,
y a fait imprimer un mandement pour son diocèse,
daté du 15 décembre 1747% par lequel il condamne
ce livre et en défend la lecture; mais, en même temps,
il fait l'éloge de la morale et de la société des jésuites et
condamne la morale outrée des jansénistes sur la com-
munion^ Cela a excité divers évêques à publier, à leur
tour, des mandements qui ont élé suivis d'une lettre
du père Pichon, du 24 janvier dernier, à monseigneur
de Beaumont, archevêque de Paris, par laquelle il
désavoue, rétracte et condamne lui-même son ou-
vrage, suppliant même M. l'archevêque de rendre sa
rétractation publique. En sorte que M. l'archevêque
et ses prédécesseurs qui n'avaient rien dit sur un ou-
vrage reconnu mauvais , imprimé et vendu à Paris ,
s'est contenté d'écrire une lettre aux curés de Paris
pour empêcher la lecture de ce livre et pour leur faire
part de la rétractation louable du père Pichon. Le car-
contient ou ne contient pas diverses approbations des archevêques et évê-
ques de Basle , Besançon , Cologne et Marseille , toutes pièces que ne ren-
ferme pas l'édition de Paris.
' De la fréquente Communion , par Antoine Arnauld. Paris, 1643, in-4°.
Cet ouvrage a été réimprimé plusieurs fois.
* Mandement de monseigneur l'archevêque de Tours , au sujet dun livre
intitulé : L'Esprit de Jésus-Christ et de l'Eglise sur la fréquente Commu-
nion , par le père Pichon , de la Compagnie de Jésus , imprimé à Paris
chez Hippolyte-Louis ^«eVira. Paris , Desprez et Cavelier, 1747, in-4* de
8 pages.
* Les jansénistes ne permettaient l'approche des sacrements que rare-
ment, lorsqu'on se trouvait dans certaines dispositions particulières; les
jésuites, au contraire, recommandaient de s'en approcher fréquemment.
28 JOURNAL [mars 1748]
dinal de Tencin , archevêque de Lyon , en a fait de
même dans son diocèse. Mais le résultat de la plupart
de ces mandements est de condamner seulement
certaines propositions outrées et , en même temps ,
d'approuver, en général, la fréquentation des sa-
crements pour l'opposer à la morale rigide des jan-
sénistes. Il se pourrait qu'il y eût ici une sourde
politique pour faire condamner à Rome le livre de
M. Arnauld.
Mars. — La nuit du dimanche 3, au lundi 4, il
est arrivé un malheur épouvantable sur le chemin de
Versailles. Il fait plus froid, à présent, qu'il n'a fait
de l'hiver. Il gèle depuis trois ou quatre jours, et
la nuit de dimanche , la neige tombait à gros flocons ,
de manière que la terre était couverte. Il est d'usage,
ici , que les seigneurs vont plus la nuit que le jour :
rien ne les arrête et c'est le bon air. M. le comte de
Coigny , fils du maréchal, lieutenant général, co-
lonel général des dragons, cordon bleu, gouverneur
du château de Choisy et favori du roi, soupait chez
Mademoiselle, dont il a toujours été ami* et qui a beau-
coup contribué à son avancement. Il fut d'une gaieté
charmante à ce souper, et, comme il était d'une par-
tie de chasse avec le roi, le lundi matin, il monta
dans sa chaise de poste , accompagné d'un coureur ,
entre une heure et deux après minuit , pour aller cou-
cher à Versailles. Mademoiselle lui représenta qu'il
était fou de se mettre en chemin par le temps qu'il
faisait , qu'il ferait mieux de coucher à Paris et d'en
partir à sept heures du matin. Son postillon lui dit,
• Voir t. II, p. 104.
[mars 1748] DE E. J. F. BARBIER. 29
dans la cour, qu'il était gelé et aveuglé par la neige,
qu'il ne verrait pas son chemin. « Vous avez toujours
peur, vous autres, dit-il; marchons. » Vis-à-vis le vil-
lage d'Auteuil il y a des fossés sur la droite du chemin.
Le postillon ne voyait ni ne sentait le pavé et la chaise
averse dans le fossé. On dit que M. de Coigny a cassé
une glace avec sa léte et qu'elle lui a coupé la gorge;
d'autres qu'il s'est donné un coup au derrière de la
tête dans un endroit mortel; bref, il est mort sur-le-
champ. Le coureur, quoique blessé, est venu à Paris
porter cette nouvelle à l'hôtel, pour le faire enlever.
La chaise est restée dans le fossé et a été vue , le ma-
tin, par tous les passants.
Le roi a demandé, lundi matin, si Coigny était à
Versailles. On lui a dit qu'il avait versé la nuit, en ve-
nant. Il a demandé s'il était blessé, et en lui a répondu
tristement qu'il l'était très-dangereusement. Le roi
a entendu qu'il était mort , s'est retiré dans son cabi-
net et a contremandé la chasse ainsi que la comédie
que Ton devait jouer le soir à Versailles.
Cette triste nouvelle a fait beaucoup de bruit à Pa-
ris, lundi. C'était un bon officier, très-estimé. 11 laisse
trois garçons ' dont l'aîné a onze ans et est aux Jésuites.
Tout le monde a couru pour consoler sa femme et le
maréchal de Coigny son père.
— Le mardi, la nouvelle a changé. On a dit que
c'était un duel et qu'on était convenu de renverser une
chaise dans un fossé. On a nommé le prince de Dom-
bes, le comte d'Eu, le duc de Luxembourg et M. de
' Jean- Antoine-François , comte de Coigny , né en 1702, avait épousé,
au mois de novembre 1729, Marie-Thérèse -Josephe-Corantine Nevet.dont
il eut trois fils. L'aîné, Marie-Francois-Henri , était né le 28 mars 1737.
30 JOURNAL [mars 1748]
Fitzjames. Il y a le duc et le comte*; mais le bruit gé-
néral est que c'est le comte, appelé autrement milord
Edouard. L'on dit qu'il a eu cinq coups d'épée, et que
M. de Coigny en a reçu un dans la gorge dont il est
mort sur-le-champ.
On dit que la querelle vient d'un souper où M. de
Coigny parlait de toutes les belles et bonnes qualités
du roi. M. de Fitzjames en convint , et dit qu'il n'avait
à lui reprocher que la disgrâce de M. l'évêque de Sois-
sons, son frère, par rapport à ce qu'il a fait à Metz,
lors de la maladie du roi^ M. de Coigny releva cette
prétendue injustice et s'anima peut-être trop sur l'im-
pertinence, reconnue par tout le monde, de M. l'évêque
de Soissons. Quoi qu'il en soit, rien n'est encore moins
décidé que cette nouvelle. Les deux familles ont grand
intérêt de cacher le duel , s'il a eu. lieu. On a prétendu
que M. de Fitzjames était mort de ses blessures , trois
jours après. Dans la Gazette de France de samedi , 9, il
est dit simplement que M . Franquetot, comte de Coigny,
mourut le 4, âgé de quarante-six ans, sans dire où, ni
à Paris, ni à Versailles, ce qui se met ordinairement.
Si dans la Gazette prochaine il y a la mort de M. de
Fitzjames, l'affaire ne sera presque plus douteuse.
' Charles , né en 1712 , d'abord comte et ensuite duc de Fitzjames, en
1 737 , lorsque son frère François embrassa l'état ecclésiastique , et
Edouard, né en 1715, appelé le comte de Fitzjames. Leur père , Jacques
Fitzjames, duc de Berwick , maréchal de France, tué au siège de Philis-
bourg , en 1 736 , était fils naturel de Jacques II , roi d'Angleterre. Le duc
et le comte de Fitzjames, tous les deux maréchaux de camp du même
jour (2 mai 1744 ), furent également compris dans la même promotion, de
lieutenants généraux , en 1748; le duc de Fitzjames devint maréchal de
France en 1775.
» Voir t. II. p. 405 et 423.
[MABS 1748] DE E. J. F. BARBIER. 31
. — Dans la Gazette du 1 6 , il n'est pas dit un mot du
comte de Fitzjames, en sorte que voilà une affaire
assoupie et bientôt oubliée; les uns croyant, par des
circonstances , qu'il y a eu duel , les autres ne le croyant
pas. Mademoiselle a été très-chagrine de la mort du
comte de Coigny. ,
' — 'Avant cette affaire, M. de Fitzjames, évéque de
Soissons , qui ne vient plus en cour et qui n'y serait pas
bienvenu, a donné sa démission de sa charge de pre-
mier aumônier du roi*.
— Le prince Edouard, dit le Prétendant, est à Paris,
allant aux spectacles avec un équipage ordinaire et
quatre laquais, comme ferait un étranger, sans autre
distinction. Il peut s'attendre à être la victime de tout
ceci, aux propositions du Congrès.
— Par édit , enregistré au parlement le 21 de ce
mois, il y a divers impôts : 1° un sou sur la livre de
suif, ce qui augmente la chandelle de plus d'un sou
par livre et fait beaucoup crier, à cause que cela re-
garde les pauvres et les ouvriers; 2" deux sous par
livre de poudre à poudrer; 3° cinq sous par livre de
bougie à brûler, qui valait déjà deux livres douze
sous; 4° une augmentation d'un quart en sus sur tout
le papier en général , et sur le papier marqué , tant
pour les procédures que pour les notaires, ce qui doit
faire un objet considérable dans le royaume : joint à
cela , que la taxe des quatre sous pour livre , établie
' François, duc de Fitzjames, né en 1709 , renonça à ses dignités en
embrassant la carrière ecclésiastique, en 1737. Il avait été sacré évèque
de Soissons en 1739, et nommé premier aumônier du roi en 1742. Il se
démit de cet emploi le 6 mars 1748, deux jours après la mort du duc
de Coigny.
32 JOURNAL [avril 1748]
l'année dernière sur tous les droits du roi , fait une
augmentation d'un cinquième sur tous les impôts. Au
moyen de tous ces impôts nouveaux, établis en diffé-
rents temps depuis la guerre, généralement tout ce qui
est nécessaire à la vie, nourriture, bois, chandelle,
entretien, est hors de prix.
— Augmentation dans la cour de Versailles ; ma-
dame Victoire, quatrième dame de France, âgée de
quinze ans , a été retirée de l'abbaye de Fontevrault.
On dit que c'est la règle quand les princesses ont
quinze ans. Madame la maréchale de Duras, et autres
dames , ont été la rechercher. Elles ont trouvé en che-
min un détachement de la maison, et, le 24 de ce
mois, le roi et M. le Dauphin ont été au-devant d'elle,
la recevoir à l'étang du Plessis-Piquet^; de là, ils l'ont
conduite à Versailles. Cette princesse est assez grande,
formée, assez puissante, plus jolie qu'autrement,
les yeux beaux , plus brune que blanche , et fort en-
jouée.
— Le duc de Biron , colonel du régiment des gardes
françaises, a vendu, ces jours-ci, tous ses équipages de
guerre, mulets, fourgons et autres choses. Il va, cet été,
prendre les eaux pour ses blessures. D'autres disent
qu'il est un peu disgracié, quoique très-brave et ami du
roi, pour avoir voulu parler contre le maréchal de Saxe.
Cela est juste, car avec toute leur bravoure, ces mes-
sieurs seraient fort embarrassés de commander aussi
avantageusement.
Ai'ril. — On raconte ici, publiquement, que M. le
maréchal de Lowendal, qui commande le siège à la
' Près du village de ce nom, à deux kilomètres à l'ouest de Sceaux.
[avril 1748] DE E. J. F. BARBIER. 33
droite de la Meuse ^, avait donné ordre, par écrit, à
M. deLaiitrec, lieutenant général, de poster des gre-
nadiers ventre à terre en un certain endroit , parce
que les ennemis ne pouvaient faire de sortie que de ce
côté. La sortie faite, les grenadiers les prendraient en
flanc et les envelopperaient, etc. M. de Lautrec a effec-
tivement fait marcher ses grenadiers, mais il a pré-
tendu qu'étant plus ancien lieutenant général que
M. de Lowendal, il pouvait se dispenser de suivre
ses ordres à la lettre , et faire un peu à sa tête. 11 a donc
fait placer ses grenadiers d'une autre façon. Les enne-
mis ont fait une sortie considérable, la nuit, et comme
M. de Lautrec n'était point où il devait être, ils nous
ont repoussés, tué du monde et des travailleurs et
comblé plus de soixante toises d'ouvrage. M. le comte
de Lautrec ayant rendu compte de l'action à M. le ma-
réchal de Lowendal , celui-ci , avec bien des politesses,
lui a dit qu'il ne pouvait se dispenser d'en écrire en
cour. On assure que si M. de Lautrec avait suivi ses
ordres, il ne serait pas rentré un des ennemis dans la
ville. Le bruit a couru que M. de Lautrec avait reçu
ordre de revenir à Paris ; on a dit ensuite qu'il avait
été envoyé à la Bastille , mais le fait n'est pas bien dé-
cidé. Tout le monde convient que s'il a eu des ordres
par écrit, que ce ne soit pas une faute de science mi-
litaire, mais pure désobéissance, par jalousie contre
les maréchaux de Saxe et de Lowendal , il faut de né-
cessité faire un exemple.
— Madame, fille de monseigneur le Daiîpliin et de
' La villf de Maestricht avait été investie par les troupes du maréchal
de Saxe et celles du maréchal de Lowendal, et la tranchée avait été
ouverte simultanément sur les deux rives, le 15 avril.
III 3
34 JOURNAL [mai 1748]
sa première femme, est morte à Versailles, le 28 de ce
mois, d'une convulsion de dents qu'on a prise même,
dit-on, pour un autre accident. Elle a été transportée
au palais des Tuileries, et le mardi 30, elle a été con-
duite à Saint-Denis avec un cortège magnifique : son
cœur a ensuite été porté au Val-de-Grâce. On a fait ap-
paremment cette pompe bien plus belle que pour ma-
dame la Daupbine , sa mère , pour satisfaire 1 Espagne.
Il n'y a , à cet âge, ni prière, ni deuil \
Mai. — Il est arrivé dimancbe , 5 de ce mois , un
courrier d'Aix-la-Cbapelle quia causé une grande joie
dans Paris. C'est le secrétaire d'ambassade de M. le
comte de Saint-Séverin d'Aragon, qui a annoncé que
la paix était faite. Tout le monde a couru chez ses
amis, aux spectacles, aux promenades, quoiqu'il ne
fit pas bien beau, pour apprendre les détails. Ce que
j'ai appris de plus positif, chez un ministre d'État et
ensuite dans le monde, c'est que ce secrétaire a ap-
porté à signer au roi les piéliminaires de la paix.
— Je suis enfin parvenu à avoir le livre des Mœurs^,
que l'arrêt du 6 mai ^, a rendu très-cher et très-rare. Il
faut dire que peu de personnes avaient songé à ce
livre, au lieu qu'il n'y a personne, à présent, dans un
certain monde , hommes ou femmes se piquant un
peu de quelque sorte d'esprit, qui n'ait voulu le voir.
Chacun se demande : « Avez-vous lu les Mœurs ! Un
seul exemplaire passe rapidement dans cinquante
* Elle n'avait que vingt mois. Voir t. II , p 'i92.
2 Les Mœurs (S. L.), 1748 , in-12.
* Arrest de la cour de parlement qui ordonne au'' un livre intitulé : les
Mœurs, sera lacéré et brûlé par l'exécuteur de la Imute justice. Paris,
Simon, 1748, 4 pages in-4"'.
[JDIN 1748] DE E. J. F. BARBIER. 35
mains. Le goût et la curiosité redoublent toujours pour
les choses défendues.
L'auteur de ce livre, suivant le bruit général, est
le sieur Toussaint, avocat au parlement, actuellement
sur le tableau, homme de trente-cinq ans environ, qui
ne s'est point caclié d'abord, et qui même, en dédiant
son livre à une femme, a mis au bas de la lettre son
nom défiguré en grec, Panage; pan signifie tout, et
agios, saint. Deux choses ont pu , tout autant que le
prétexte d'irréligion, déterminer la condamnation de
ce livre. L'une, plusieurs portraits désavantageux de
gens en place qui s'y sont reconnus; l'autre une décla-
mation contre la magistrature *.
Juin. — M. le chevalier d'Orléans*, fils légitimé de
M. le duc d'Orléans , régent , et de madame la com-
tesse d'Argenton décédée il y a trois ou quatre mois,
est mort , au Temple , à l'âge de quarante-six ans. Il
était fort aimable, et avait été extrêmement débauché;
mais, depuis deux ans , il s'était jeté dans une dévo-
tion si austère, qu'elle l'a plus épuisé que ses débauches.
11 était grand prieur de France et général des galères.
On dit qu'à force de faire des aumônes, il laisse beau-
coup de dettes : cela est assez bien entendu.
— On dit qu'on réunit la place de général des ga-
lères à la charge de gi and amiral ; on ne sait si c'est
pour en supprimer les appointements au profit de
l'État , ou pour en gratifier le duc de Penthièvre ,
' Barbier consacre onze pages de son Journal à l'analyse du livre des
Mœurs. Il termine en disant que cet ouvrage , « quoique rempli des plus
beaux sentiments de vertu et de probité, est très-dangereux , et n'est re-
cevable dans aucun pays. »
« Voir t. II. p. 149.
36 JOURNAL [août 1748]
amiral. A l'égard de la place de grand prieur, qui vaut
plus de soixante mille livres de rente et un palais
pour logement , il y a bien des prétendants. Madame
la duchesse de Modène l'a demandée pour M. le che-
valier de Modène \ son fils, qui est né à Paris et qui
a déjà une bonne abbaye. Cela lui ferait ici un bon
établissement. Mais on dit que M. le prince de Conti ^
l'obtiendra. Il se fera chevalier de Malte, avec dispense
apparemment de faire ses vœux jusqu'à ce que M. le
comte de La Marche , son fils , soit marié et ail des
enfants. Il n'est pas liche et il doit, et l'on dit, qu en
conséquence, il pourrait vendre l'hôtel de Conti.
Juillet. — Le prince souverain de Wurtemberg
est venu ici, sans doute pour remercier le roi dont le
conseil a déclaré bâtards deux contendants qui se
prétendaient comtes de Montbéliard, et voulaient en
avoir la souveraineté. Ce prince de Wurtemberg reste
quelque temps à Paris, avec sa cour. L'on donne, dans
ce mois-ci, par extraordinaire, un bal à l'Opéra, appa-
remment pour lui, par ordre du roi.
Août. — On parle toujours , dans la Gazette, du
traité définitif de paix, prêt à signer; mais cela n'est
' Benoît-Philippe-Armand d'Est, né le 30 septembre 1736. Il était abbé
commendataire de l'abbaye d'Anchin , qui valait cinquante mille livres.
' Louis-François, voir tome I, p. 391. Ce fut lui, en effet, qui fut
nommé grand prieur. Son fils, Louis-François-Joseph, comte de La Mar-
che, né le!" septembre 1734, se maria seulement en 1759, avec For-
tuné-Marie d'Est.
* Charles- Auguste- Eugène, etc., né le 11 février 1728. 11 avait suc-
cédé, en 1737 , à Charles- Alexan Jre , son père. La possession de la prin-
cipauté de Montbéliard avait été l'objet de nombreuses contestations
depuis 1 723 , époque de la mort du duc Evrard-Louis , qui ne laissa point
de postérité légitime. Voir le Dictionnaire de Moréri , article IVirtemberg.
[OCT. 1748] DE E. J. F. BARBIER. 37
point encore fait. Par rapport à nous, les passages sont
libres avec l'Angleterre, et il arrive ici, tous les jours,
une grande quantité d'Anglais et d'Anglaises. Cela
fait aussi des diminutions sur les marchandises. Le
sucre qui , n'arrivant que difficilement de la Marti-
nique, coûtait vingt-six sous la livre, n'en coûte plus
que quinze à seize, à Paris.
— Le prince Edouard a fait afficher, à Aix-la-Cha-
pelle , à la porte de tous les ministres , une protesta-
tion imprimée, contre tout ce qui se ferait dans ce
congrès de contraire à ses droits et à ses prétentions
sur les royaumes d'Angleterre. Il ne veut pas absolu-
ment retourner à Rome , à cause du cardinal d'York ,
son frère, qui est à présent prêtre. On dit que le pape
consent qu'il se retire à Avignon; d'autres disent qu'on
lui destine la ville de Fribourg, chez les Suisses, pour
sa retraite; mais que le roi d'Angleterre s'y oppose.
Cependant il faut bien que ce prince puisse se retirer
en quelque endroit de l'Europe. Quoiqu'il en soit, en
attendant sa destination , il est ici tranquille en appa-
rence, et va tous les jours à l'Opéra et à la Comédie.
Septembre. — Le loi, pendant les mois d'août et de
septembre, a fait différents voyages à sa maison de
Choisy et à Crécy, chez madame la marquise de Pom-
padour, qui règne toujours. On lui bâtit même actuel-
lement une superbe maison de campagne sur les
hauteurs de Sèvres, du côté de Meudon, endroit char-
mant pour la belle vue.
Octobre. — M. du Fort \ fermier général et direc-
teur général des postes, est mort ces jours-ci. Sa place
* Grimod du Fort, seigneur d'Orçay, né en 1693. Il avait épouse , au
mois de février précédent , Marie- Antoinette de Caulaincourt
38 JOURNAL [oct. 1748]
de fermier général est donnée à M. Camuset, notaire,
qui, par le crédit de feu madame la duchesse de
Châteauroux, avait obtenu un bon du roi * qui a bien
voulu tenir sa promesse. La place pour les postes a été
donnée à M, du Parc, qui était un des secrétaires de
M. le cardinal de Fleury. Il ne travaillera pas , cepen-
dant, avec le roi. C'est M. le comte d'Argenson, comme
directeur général des postes, qui s'est réservé ce tra-
vail. Ce M. du Fort, fort riche, avait épousé, il n'y a
pas longtemps, une jeune personne de condition, pa-
rente de M. le comte d'Argenson , minisire de la guerre.
— Un greffier criminel duChâtelet, nommé Marot,
prétendant descendre de Clément Marot, poète connu,
anobli par François T"", ce qu'il n'a pu cependant
justifier, a été accusé d'avoir tiré du greffe quelques
effets qu'il avait donnés à une cordonnière qui était sa
maîtresse. Ces effets paraissent, par la sentence, être
très-peu de chose , comme cuillers et fourchettes
argentées, et autres bagatelles volées et abandonnées
dans le dépôt du greffe depuis longtemps. Comme
aussi d'avoir emporté , chez lui, quelques minutes de
procédures criminelles, pour travailler dessus, à ce
qu'il dit. Il a d'abord été arrêté, en vertu d'une lettre de
cachet, ce qui a tellement intimidé un nommé Brussel,
autre greffier criminel, homme fort doux et bien hon-
nête homme, qu'il s'est déterminé à aller se noyer.
Pour Marot, il s'est bien défendu. On a dit, au Châtelet,
que cela n'avait rien de grave , et, en effet, il n'a été
' L'auteur de la Chronique du règne de Louis XV, rapporte, à la date
du 17 décembre 1742, que « le roi a accordé un bon à madame de La
Touruelle pour la première place de fermier général qui vaquera. » Revue
rétrospective , 1" série, tome V, p. 79.
[Nov. 1748] DE E. J. F. BARBIER. 39
condamné, par la sentence, qu'à être blâmé. Mais sur
l'appel au parlement, il a été condamné à êtr mar-
qué , à faire amende honorable, la torche au poing, et
à neuf années de galères : il faut bien qu'on y ait
trouvé quelque fait plus grave. Cependant, comme il
a des parents officiers du roi, on lui a accordé un sursis
pour pouvoir obtenir une commutation de peine en
une prison perpétuelle à Bicêtre. A l'occasion de
son appel, il a répandu un mémoire imprimé pour sa
justification, signé du sieur Châtelain, avocat, qui
contient une forte déclamation contre M. Nègre, lieu-
tenant criminel , comme auteur de son accusation , en
haine et par vengeance de ce que, dans des affaires
criminelles, il n'avait pas voulu se prêter à des préva-
rications. Le mémoire a été supprimé par l'arrêt, mais
cela ne suffit pas pour justifier le lieutenant criminel
dans le public. On parlait déjà de M. Nègre comme
ayant même eu quelque affaire avec le parlement, ce
qui doit faire faire des réflexions sur les hommes. Le
sieur Nègre est fils d'un procureur au parlement,
homme de fortune et très-riche, par lui et par sa
femme. Il devrait se trouver très-heureux et très-
honoré de remplir une place assez vilaine par ses
fonctions, mais belle et importante dans la société,
délicate sur l'intérêt, et se faire respecter, par une
probité et un désintéressement au-dessus même du
soupçon. L'intérêt l'emporte, et fait oublier son pre-
mier état ainsi que son devoir.
Novembre. — On continue de dire, ici, que M. le
maréchal de Saxe et M. le maréchal de LowendaP ne
' Ils étaient revenus tous les deux à Paris , à la suite du traité d'Aix-
la-Chapelle , qui avait été signé le 18 octobre.
40 JOURNAL [Nov. 1748]
se sont point oubliés dans cette guerre, et qu'ils
sont l'un et l'autre bien riches. M. le maréchal de
Saxe a acheté la terre de La Giange, contre Grosbois,
qui appartenait à M. Gaudion, garde du trésor royal,
laquelle ne rapporte que sept cents livres de revenu ,
et qu'il a payée deux cent mille livres , argent comp-
tant. M. de Lowendal, de son côté, a acheté une
très-belle terre de plus de cinq cent mille livres.
— Pendant tout le voyage de Fontainebleau \ M. le
comte d'Argenson , ministre de la guerre, a été très-
incommodé d'un accès de goutte qui lui avait pris à
Paris , de manière qu'on ne lui parlait pas et qu'il ne
pouvait pas aller travailler avec le roi. Les gens malins
croient que c'est un reste de vieille maladie. Quoi qu'il
en soit, un ministre favori, qui a de l'esprit et de
l'ambition, fait de bien mauvais sang parce que, en
cour, il faut toujours paraître.
— On parle fort, à Paris, du prince Edouard, et
cette nouvelle-ci est tout au long dans la Gazette de
Hollande. On dit que lors de son départ de Rome pour
passer en Angleterre, le roi lui a écrit une lettre signée
de lui, par laquelle il lui promettait, en cas qu'il ne
réussit pas dans son entreprise, de lui donner asile
dans son royaume tant qu'il voudrait. Tout le monde
sait et respecte l'intrépidité et la bravoure avec la-
quelle ce prince a conduit son entreprise, et de quelle
utilité elle a été pour la France, par la diversion qu'elle
a causée. L'on dit cependant que le premier article
secret des préliminaires de paix du 30 avril, est que
• Le roi et toute la cour étaient partis pour Fontainebleau le 6 octobre,
et en étaient revenus le 18 novembre.
[Nov. 1748] DE E. J. F. BARBIER. 41
le roi sera obligé de faire sortir ce prince de France.
Le traité définitif étant signé, il s'agit de l'exécuter.
On dit donc que le roi a envoyé à ce prince, M. de
Puisieux, ministre des affaires étrangères, lui faire
le compliment de la part du roi , pour sa retraite hors
du royaume. Qu'il a fait à ce ministre une réponse
peu satisfaisante, par le refus de quitter Paris. Que
depuis, le roi lui a envoyé M. le duc de Gèvres,
comme gouverneur de Paris, à qui le prince a répondu
que sans la considération particulière qu'il avait pour
lui, il ne le laisserait pas sortir comme il était entré.
Qu'il ne partirait pas de Paris où tous les autres étran-
gers avaient la liberté de demeurer , et que si on lui
envoyait répéter la même chose par telle personne que
ce fut, il avait deux pistolets sur lui, l'un pour la per-
sonne chargée de l'ordre, l'autre pour lui-même.
Surcelte nouvellepub]ique,lespolitiques raisonnent,
et cela en plein parterre d'Opéra. On sent bien que le
roi d'Angleterre voudrait obliger le prétendant à se
retirer à Rome ou sur les terres du pape pour le rendre
toujours odieux à la nation anglaise. Les uns croient
que ce compliment, de la part du roi, et la réponse du
prince sont concertés pour montrer l'impossibilité où
est le roi d'user de violence contre lui. D'autres pré-
tendent qu'il serait avantageux pour ce prince qu'on
fît ici quelque coup d'État et de violence pour l'enle-
ver de Paris, parce que plus il aura à se plaindre de la
France , plus il deviendra cher aux Anglais en géné-
ral, qui nous haïssent et nous haïront toujours. Quoi
qu'il en soit, il est peu à cramdre à Paris pour le roi
d'Angleterre, tant qu'il dépensera son revenu à tenir
une maison et à soutenir dix ou douze Anglais qui sont
42 JOURNAl. [Nov. 1748]
à sa charge; tant qu'il i^assera son temps à être tous
les jours aux spectacles, comme il fait, ou à la prome-
nade l'été, ou à avoir quelque maîtresse.
— Le 26 de ce mois, on a exécuté, au Châtelet,
l'arrêt du parlement, du 24 octobre, contre Marot,
uniquement pour l'amende honorable, par ordre de
la cour. On lui a sauvé la marque et les galères, que
l'on change apparemment en une prison. On a trouvé
mauvais, dans Paris, que Ton ait fait crier l'arrêt pen-
dant deux jours de suite pour rendre d'autant plus
publique sa condamnation, que bien des gens ignorent,
et qui n'a pas dû être exécutée entièrement. On attri-
bue cela au lieutenant criminel, qui est intime ami de
M. de Fresnes, conseiller d'Etat, fils du chancelier
d'Aguesseau.
— Jeudi, 28, le roi, pour faire plaisir à M. le ma-
réchal de Saxe, fit la revue de son régiment de uhlans
qu'il avait fait venir à Saint-Denis- Cette revue n'a
point été faite dans la plaine des Sablons , du côté de
Neuilly, à l'ordinaire, mais dans un terrain qui est à
gauche de l'Étoile des Champs-Elysées , entre les der-
rières de Chaillot et de Passy et les murs du bois de
Boulogne, au milieu de terres labourées et ensemen-
cées , et de vignes qui ont été entièrement endom-
magées. Je ne crois pas que les propriétaires en reti-
rent grande indemnité.
On avait envoyé, le matin, les régiments des gardes
françaises et suisses, par gros détachements de chaque
compagnie , sans drapeaux , pour faire et garder une
enceinte très-étendue en carré , et pour empêcher
les carrosses, et même les gens de pied, d'entrer dans
ce carré dans lequel il ne devait y avoir que les car-
\>
[Nov. 1748] DE E. J. F. BARBIER. 43
rosses de la cour, des princes et des princesses, des
ministres et des ambassadeurs. Je ne crois pas qu'on y
ait laissé entrer les carrosses des ducs et des gens de cour.
Pour empêcher même la trop grande affluence du
public, à une heure après midi il y avait du guet posté
qui arrêtait les fiacres à la grille des Champs-Elysées,
à la barrière Saint-Honoré et à la montagne de Passy.
Les bourgeois étaient obligés de descendre à pied dans
la crotte, ce qui en a fait revenir une partie, surtout
parmi les femmes, et c'était le plus sage. Malgré cela
il y avait un nombre infini de carrosses bouigeois et
de remise , mais ils restaient derrière et le long de la
ligne dans laquelle il n'entrait que ceux des personnes
amies de M. le duc de Biron, colonel des gardes fran-
çaises, ou du colonel des gardes suisses.
Tous les soldats qui formaient la ligne et l'enceinte
avaient la baïonnette au bout du fusil, et, comme il y
a toujours des gens du peuple ou autres téméraires et
indiscrets qui veulent passer en courant, ils étaient très-
embarrassés pour courir après. 11 y a eu plusieurs per-
sonnes blessées, entre autres un homme comme il
faut qui , au lieu d'un coup de bourrade, a attrapé un
coup de baïonnette, et qu'on a remis dans son carrosse
beaucoup plus mal qu'il n'était venu. On a dit depuis
qu'il en était mort.
Après que madame la Dauphine, Mesdames, et toute
la cour ont été arrivées, le roi, qui était dans son
château de la Muette, est venu achevai, accompagné
de sa coui' et de seigneurs aussi à cheval , et , entre
autres, du maréchal de Saxe , qui était habillé en co-
lonel de uhlans.
Cette troupe est composée de mille hommes à che-
44 JOURNAL [nov. 1748]
val, savoir de compagnies de uhlans et de compagnies
de dragons'. Chaque uhlan a un pistolet et une pique
avec une banderole de couleur au bout, en sorte qu'il
y a la compagnie blanche, jaune , etc. Les dragons ont
un petit fusil et des pistolets, et il y a une compagnie
de nègres qui ont des banderoles blanches et des che-
vaux blancs. On dit que c'est la compagnie de uhlans
du colonel.
Ces uhlans ont non-seulement passé en revue devant
le roi, mais ils ont fait tous leurs exercices et de pe-
tits combats par escadrons contre escadrons. Ils
avaient aussi leur artillerie consistant en de petits ca-
nons longs, dans des boîtes de sapin , qui se tirent avec
la main , comme des fusils, qui portent quatre livres
de balles , et que l'on conduit dans de petits chariots.
On les avait placés sur les buttes et hauteurs qui se
trouvent dans ce terrain.
On dit que cette troupe est bien montée ; que les
dragons ont beaucoup de vitesse avec de petits che-
vaux, et que cela était fort curieux pour ceux qui ont
pu le voir, ce qui était difficile à cause de la grandeur
de l'enceinte. Cela a duré depuis deux heures et demie
jusqu'à près de cinq, et les femmes qui étaient descen-
' Ce régiment, formé en 1743, était divisé en six brigades, composées
chacune de quatre-vingts uhlans et de quatre-vingts dragons. L'uniforme
des premiers était simarre et culotte verte , bottes à la hongroise , casque
de similor garni d'un turban croisé de cuir de roussi, la queue du casque
garnie de crins de la couleur de la brigade. Leur lance avait trois mètres
de long. Les dragons portaient uu uniforme analogue à celui des troupes
régulières , seulement leurs chevaux étaient plus petits et plus légers que
ceux des autres dragons. Après la mort du maréchal de Saxe, les uhlans
furent réformés ; on conserva cependant les dragons , dont on fit un ré-
giment en faveur du comte de Frise.
[DEC. 1745] DE E. J. F. BARBIER. 45
dues de carrosses ou qui avaient été obligées de venir à
pied, ont été régalées d'une pluie raisonnable qui a pris
sur les quatre heures. Le régiment des gardes françaises
murmurait et était très-mécontent de l'emploi qu'il
avait, ne servant, pour ainsi dire, que d'archers pour
garder les avenues et faire faire place.
Ce régiment de uhlans est retourné à Saint-Denis.
Il en est parti le surlendemain pour se rendre à Cham-
bord où il a son quartier d'hiver , ce qui cause jalou-
sie des princes qui n'ont point ainsi leurs régiments
dans leur gouvernement. Mais la raison en est simple.
Nul risque à donner ce régiment à M. le comte de Saxe,
à Chambord , au lieu qu'il pourrait y avoir grand in-
convénient à donner aux princes du sang des régiments
dont ils seraient maîtres, dans leurs gouvernements.
Autre sujet de jalousie. Ce régiment qui, je crois ,
est plus curieux qu'utile , doit coûter cher au roi, d'au-
tant que les uhlans ont été annoncés comme étant sur
le pied de gentilshommes. On dit que le roi donne di-
rectement la paye à M. le maréchal de Saxe, qui se
charge, lui, de leurdécompte etde les monter, sur quoi
il n'est pas douteux qu'il gagne considérablement, et
cela suffit pour faire crier.
Décembre. — On dit que le prince Edouard a pour
maîtresse la princesse de Talmonl^ cousine de la reine,
qui a cependant près de quarante ans, et que c'est ce
qui le retient ici.
' Marie Jablonowski, fille de Jean , comte de Jablonowski, grand
enseigne de la couronne de Pologne. Elle avait épousé, en 1730, Anne-
Charles-Frédéric, prince de Talmont. Les princes de Talmont étaient une
branche de la maison de La Trémoille.
46 JOURNAL [déc. 1748]
— Histoire de Paris. M. Le Riche de La Poupelinière *
est un fermier général très-opulent, qui a acheté à
vie, du petit-fils de Samuel Bernard, la maison et sei-
gneurie de Passy. H a épousé, il y a plusieurs années,
mademoiselle Deshayes, dont la mère était fille de
Dancourt % comédien et auteur, et qui avait monté
elle-même sur le théâtre. Madame de La Poupelinière,
jolie, dans une maison riche, a vécu comme les petites-
maîtresses de Paris. Entre autres galanteries, elle avait,
depuis trois ou quatre ans, M. le duc de Richelieu,
qui vient d'être nommé maréchal de France, et qui
est à Gênes depuis plus d'un an. Cette intrigue avait
un peu brouillé le ménage. Il y a eu des scènes, et le
mari avait maltraité sa femme qui, du reste, a plus de
trente-cinq ans. Pour donner un air de mystère à cette
affaire et se voir commodément, M. le duc de Riche-
lieu a fait louer une maison peu considérable, joignant
celle de M. de La Poupelinière qui demeure rue de
Richelieu, vis-à-vis de la Bibliothèque du roi, et voici
ce qu'on a fait pendant quelques campagnes du mari.
On a percé le mur mitoyen dans une cheminée de
l'appartement de madame de La Poupelinière, et on a
accommodé la plaque avec des gonds bien effacés,
de manière qu'elle s'ouvrait avec un secret par l'autre
maison, du côté de laquelle l'ouverture et cette plaque
étaient cachées dans une armoire apparente, en glace.
Madame de La Poupelinière avait coutume, le soir, de
' Ce nom est écrit tantôt La Popelinière, tantôt La Poplinière. Nous
avons adopté l'orthographe donnée par V Almanach royal.
* Connue au théâtre sous le nom de Mlmi Dancourt. Elle avait dé-
huté en 1699, n'étant âgée que de treize ans, et se retira en 1728. Elle
avait épousé le fils d'un lieutenant général d'artillerie nommé Deshayes.
[DEC. 1748] DE E. J. F. BARBIER. 47
fermer ses verroux , sous prétexte de craindre les vo-
leurs, et, de cette façon, l'on passait de la maison voisine
dans ledit appartement. Cela a duré ainsi du temps
sans être su.
Madame de La Poupelinière avait une femme de
chambre dans le secret, qui est sortie pour quelque
raison, et à qui sa maîtresse a promis six cents francs
de pension. L'absence de M. le maréchal de Richelieu,
qui même, de Gênes, a passé en Languedoc pour y
tenir les États, a ralenti madame de La Poupelinière
qui, imprudemment, a refusé de payer la pension à sa
femme de chambre. Cette fille, pour se vengei', a écrit
une belle lettre à M. de La Poupelinière sur la conduite
de sa femme, et l'a instruit, particulièrement, du secret
de la plaque de cheminée.
Le 28 du mois dernier, jour de la revue , madame
de La Poupelinière y a été comme les autres; mais
son mari lui a dit qu'il avait affaire et ne pouvait pas
l'accompagner. Après son départ , il a envoyé cher-
cher deux notaires , un maçon , peut-être aussi un
commissaire , a fait travailler à la cheminée et dresser
un procès-verbal de l'état de la plaque. Défense à sa
porte de laisser entrer qui que ce soit, même sa
femme.
Un laquais de madame, qui ne l'avait pas suivie,
ayant vu du mouvement dans la maison , a couru vite
l'avertir de ce qui se passait. Elle a attendu la fin de
la revue, et a prié M. le maréchal de Saxe et M. le ma-
réchal de Lowendal de la ramener à son mari. Us l'ont
fait, mais sans succès : il a été inexorable; point de
rentrée dans la maison. H lui a offert , devant les deux
maréchaux , huit mille livres de pension avec quatre
48 JOURNAL [déc. 1748]
mille livres de rente viagère qu'elle a, et tous ses
diamants, pour se retirer où elle voudrait. Les deux
maréchaux Font conduite chez madame Deshayes, sa
mère, qui est une femme d'esprit, et qui ne lui a pas
conseillé d'accepter la proposition*.
Aucuns ont blâmé le mari d'avoir fait cet éclat pour
se déshonorer; d'autres disent que la conduite de sa
femme est publique depuis longtemps; qu'il n'apprend
rien de nouveau. Qu'il a tenté plusieurs fois de se sé-
parer d'avec elle et de s'en débarrasser ; mais qu'elle
n'a jamais voulu y consentir, et qu'il a j.rofité de cette
aventure pour le faire et y être autorisé. On ne sait
point encore ce que cela deviendra. Les uns préten-
dent qu'elle va plaider contre son mari, en disant que
c'est lui qui a fait faire cette machine pour la perdre,
ce qui paraîtrait pourtant difficile à cause de la loca-
tion de la maison voisine par quelque particulier sus-
pect. D'autres disent qu'elle veut vingt mille livres de
pension, comme plusieurs autres maris le font à leurs
femmes, car c'est tout commun à présent que ces sé-
parations de maris et femmes par transactions. En at-
tendant on a fait bien des vers sur cette aventure.
On a dit aussi que La Poupelinière était bien heu-
reux d'être fermier général , parce qu'on l'aurait fait
payer aux barrières comme hcte a cornes.
— • Autre histoire. M. le comte d'Egmont, colonel
de dragons, de l'ancienne maison des comtes d'Eg-
' Madame de La Poupelinière prit uu appartement rue Ventadour, et
y mourut peu de temps après, d'un cancer au sein, délaissée et dans un
€tat voisin de la gêne. Richelieu ne l'abandonna cependant pas entière-
ment , et l'on dit même qu'il lui assura une pension qu'il lui fit exacte-
ment payer jusqu'à sa mort.
[DEC. 1748] DE E. J. F. BARBIER. 49
mont, ducs de Gueldre, de Berg et de Juliers^ a
épousé la fille du duc de Villars. Il est jeune et bien
fait, et elle est jeune aussi. Depuis son mariage, il lui
a donné deux ou trois fois la y ; ils ont même eu
un fils qui en est mort. Dimanche dernier, 1^*^ de
ce mois, il voulut aller coucher avec sa femme,
laquelle s'y refusa tout net, ne voulant pas s'exposer
à une pareille aventure. M. le comte d'Egmont a pris
la peine de mettre sa femme hors de son hôtel , à mi-
nuit. On ne blâme point celle-ci".
— Événement d'État. Hier, mardi, 40 décembre,
on a commandé vingt-cinq hommes par compagnie
du régiment des gardes françaises, avec poudre et
plomb, sans tambour. Ce jour-là, le prince Edouard
avait la première loge à l'Opéra, à son ordinaire. Il y
est arrivé sur les cinq heures, avec deux seigneurs an-
glais, et aussitôt qu'il a été descendu de carrosse pour
entrer dans le cul-de-sac de l'Opéra, M. de Vaudreuil,
major du régiment des gardes, lui a dit qu'il était
chargé de l'ordre du roi pour l'arrêter. Dans le mo-
ment même, six sergents aux gardes qui étaient en
habits bourgeois, l'ont saisi par les deux bras et les
deux jambes, l'ont enlevé de terre, et lui ont jeté et
passé sur-le-champ un cordon de soie qui lui a em-
' Guy-Félix Pignatelli, comte d'Egmont, né le 5 novembre 1720,
s'était marié, le 5 février 1744, avec Amable-Angélique de Villars, née
le 18 mars 1723. Il ne descendait de la maison d'Egmont que par les
femmes , son grand-père , Nicolas Pignatelli , duc de Bi.'accia , ayant
épousé Marie-Claiie- Angélique , sœur de François-Procope , dernier duc
d'Egmont, mort sans postérité en 1707.
* A la mort du comte d'Egmont (3 juillet 1753) , elle s'est faite reli-
gieuse du Calvaire , où elle est morte en odeur de sainteté ( Note de Bar-
bier d' Increville ) .
TU 4
\
50 JOURNAL [DEC. 1748]
brassé et serré les deux bras : on lui a dit après que
cela avait été crainte de quelque violence sur lui-même
et pour sa conservation. H s'est, dit-on, un peu trouvé
mal. On l'a fait passer ainsi par la porte du fond du
cul-de-sac qui ouvre sur la cour des cuisines* du Pa-
lais-Royal, et on Fa mis dans un carrosse de remise,
après lui avoir ôté son épée et deux pistolets qu'il
avait, dit-on, dans ses poches. M. de Vaudreuil est
monté avec lui et l'a conduit de suite au château de
Vincennes, escorté par des soldats aux gardes, la
baïonnette au bout du fusil, et par du guet à cheval
qui attendait dans la place des Victoires. Il y avait là
neuf hommes à cheval, en redingotes, qui portaient
des flambeaux. Les ordres avaient été donnés de façon
à exécuter sûrement cet enlèvement. Nombre de sol-
dats aux gardes étaient répandus autour du Palais-
Royal ; des corps de garde avaient été placés à la porte
Saint-Antoine ; le guet à cheval a conduit le prince le
long du faubourg, et il y avait des soldats aux gardes
de distance en distance, le long des allées de Vin-
cennes.
A l'égard des deux seigneurs de sa cour, on les a
fait entrer dans le corps de garde du cul-de-sac de
l'Opéra. Ensuite on les a mis dans des fiacres et on
les a conduits à la Bastille.
Pendant ce temps , l'hôtel du prince Edouard , au
faubourg de la Madeleine-Saint-Honoré, où il demeu-
rait, a été investi par des soldats aux gardes. M. Ber-
ryer, lieutenant général de police, y est arrivé et a mis
le scellé partout , et il est resté un capitaine , avec un
' Où se trouve aujourd'hui la Cour des Fontaines.
[DEC. 1748] DE E. J. F. BARBIER. 51
détachement, pour garder la maison. A mesure qu'il
arrivait soit des officiers du prince, soit des Anglais
de sa cour qui ne savaient point cet événement, ou qui.
l'ayant appris dans Paris, venaient à l'hôtel sur cettb
nouvelle , on les arrêtait et on les conduisait à la
Bastille.
Cette nouvelle s'est répandue sur-le-champ dans
l'Opéra , oii le monde était alors arrivé , par ceux qui
y voulaient entrer dans le moment et qui ont été
arrêtés dans la rue; cela a fait le sujet de bien des
raisonnements , non-seulement dans le spectacle, mais
aussi dans tout Paris , d'autant qu'on aimait et res-
pectait généralement ce prince malheureux.
— On a dit, depuis, que M. deVaudreuil n'avait point
arrêté le prince au nom du roi de France, mais au
nom du roi son père. Il est vrai qu'on a fait distribuer,
dans Paris , des copies d'une lettre écrite de Rome par
le chevalier de Saint-George au prince Edouard , son
fils, par laquelle il lui ordonne d'obéir au roi de
France , de sortir de son royaume et de se prêter aux
circonstances du temps. Mais il est certain que l'arres-
tation a été faite au nom du roi de France , et cela ne
peut pas être autrement.
Tout ceci est d'autant plus triste pour le prince, que
s'il n'a pas grand appui dans ce bas monde, il devrait
en avoir dans l'autre. Jacques second, son grand-père,
est mort en odeur de sainteté , et sa mère, Clémentine
Sobieska est déjà reconnue à Rome pour bienheu-
reuse , en attendant qu'elle soit canonisée.
— Hier, vendredi , 13, il y avait soixante mousque-
taires, gris et noirs, commandés pour se tenir prêts à
marcher pour l'escorte du prince. Ce fait est certain,
52 JOURNAL [déc. 1748]
mais le départ n'a pas eu lieu. Le piince Edouard est
toujours à Viiicenries avec une garde du régiment
des gardes. Il est dans le donjon et non dans les ap-
partements. M. le marquis du Cbâtelet, gouverneur
de Vincennes , qui même est de ses amis , mange
avec lui.
— Dimanche, 15, le prince Edouard est parti de
Vincennes à huit heures du matin , avec cinq chaises
de poste et des gens à lui, à cheval. Il n'est accompa-
gné que de M. de Pérussy, officier des mousquetaires
gris et lieutenant général, qui va plus par honneur
qu'autrement. Dans les autres chaises de poste, sont
ses principaux officiers et gentilshommes , et on a at-
tendu au 1 5, pour ordonner une quantité suffisante
de chevaux de poste sur la route. Il a pris la route
de Montargis, et l'on dit que M. de Pérussy l'accom-
pagne jusqu'au pont de Beauvoisin; mais on ne sait
pas encore s'il se retire en Suisse ou en Italie \
— Depuis dix jours que le prince est parti , on n'a
aucune nouvelle de son voyage, et il n'est question,
dans la Gazette de Hollande . que de son arres-
tation, sans aucun commentaire. On avait défendu
de parler de lui, dans les cafés de Paris, parce que
l'on se donnait la liberté de blâmer le roi sur. ce
qu'il a fait.
— On dit madame la Dauphine grosse, pourquoi,
pendant six semaines, elle ne sortira point de son
appartement, où elle reçoit chaque soir toute la cour.
On la conduit d'un endroit à l'autre dans un fau-
' Le prince Edouard se retira d'abord à Fribourg , et ensuite à Rome ,
où 11 prit le nom de comte d'Albany. Il y mourut en 1788 , adonné au
vice honteux de l'ivrognerie qui déshonora ses dernières années.
[DEC. 1748] DE E. J. F. BARBIER. 53
teuil roulant. Cela est assez de conséquence pour
prendre ces mesures, d'autant qu'on attribue à des
vivacités de jeunesse si elle ne l'a point encore été
avec succès.
— Madame de La Poupelinière est toujours chez sa
mère. Elle n'est point encore d'accord avec son mari
sur la pension qu'il lui fera. Mais ce qu'il y a de plus
impertinent, c'est que le dernier jour de ce mois,
veille du jour de l'an , et jour renommé pour l'afHuence
de monde au Palais \ pour les étrennes , on avait étalé
publiquement , dans les boutiques , de petites chemi-
minées en carton avec une plaque qui s'ouvrait, der-
rière laquelle on voyait un homme et une femme qui
se quittaient ; la femme rentrait chez elle. Cela m'a
paru indécent, et si la police a été instruite de ces
petits bijoux il aurait été plus sage de les défendre.
M. de La Poupelinière n'effacera pas sitôt l'histoire de
la cheminée.
— M. Cfébillon , auteur connu par ses belles tragé-
dies , d'Electre, Rhadamiste et Zénobie , Atrée et
Thieste, âgé de soixante-quinze ans, a donné et fait
représenter, le 20 de ce mois , la fameuse tragédie de
Catilina, qu'il promettait depuis plus de vingt ans.
Elle avait été annoncée comme devant avoir sept
actes , mais elle n'en a cependant que cinq.
La chronique ancienne , était que le véritable auteur
de ces belles tragédies était un père chartreux *, qui
' Les galeries du Palais de Justice ont été occupées, jusque dans ces
dernières années, par des marchands de touîe espèce. On donnait même
quelquefois à l'ensemble de ses galeries, à cause de leur destination , le
nom de Palais-marchand .
» Voir t. II, p. 89, note 4.
54 JOURNAL [déc. 1748]
avait fait les trois premiers actes de Catilina et qui
était mort, il v a déjà plusieurs amiées, ce qui faisait
croire que cette pièce ne paraîtrait pas.
Toutes les loges ont été louées , un mois avant , pour
les trois premières représentations. Jamais assemblée
n'a été plus brillante. A l'exception delà famille royale,
tous les princes et princesses y étaient. Cette tragédie
est fort belle en soi. Les deux derniers actes, ne sont
pas, en effet, de la force des ai^tres pour le style. C'est
l'histoire simple de la conjuration sans aucune intrigue.
Aussi on dit que les gens d'affaires ne continueront pas
d'y aller, parce qu'il n'y a point à'intérét.
— On prépare , à la place de Grève ou de l'hôtel
de ville, un grand feu d'artifice. On y construit aussi
une charpente étonnante dans l'étendue de ce qui
descend à la rivière , pour faire , dit-on , une salle de
l'invention de M. deBernage, prévôt des marchands,
de quoi on n'a pas grande idée jusqu'ici. On y travaille
à force , le feu et la publication de la paix devant se
faire le 25 janvier.
— Madame la marquise de Pompadour est toujours
en grande faveur, et elle a tous les talents pour s'y
maintenir; on croît même qu'on la verra duchesse
incessamment.
On a dressé un théâtre dans les petits appartements
du roi, pour représenter des opéras ou plutôt des
ballets; théâtre qu'on enlève et qu'on remet en deux
jours. C'est M. le duc de La Vallière qui a la direction
de ces divertissements. Madame la marquise de Pom-
padour y joue avec des dames de la cour. Elle n'a
pas une grande voix, mais très-agréable, beaucoup de
goût et joue dans la grande perfection. Llle danse de
[DEC. 1748] DE E. J. F. BARBIER. 55
même. Il y a plusieurs seigneurs qui dansent aussi à
merveille. On y a joint des acteurs de l'Opéra et de
la Comédie italienne, en sorte que cela compose,
dit-on, le spectacle le plus charmant. Comme le lieu
est petit il y a, au plus, quarante ou cinquante places
à donnei" pour les spectateurs qui sont, après les
princes et princesses, les favoris de la cour '.
Les petits appartements, les voyages de Choisy et
tous les bâtiments que le roi fait faire de côté et d'autre,
forment des dépenses très-considérables sans qu'il en
reste aucun monument.
— -On compte à présent à madame de Pompadour
cinquante mille écus de rente. Elle a pris pour inten-
dant de toutes ses affaires, depuis un mois , M. Collin.
C'était un procureur au Châtelet, garçon fort aimable,
âgé de quarante ans , qui , par hasard , était depuis
longtemps procureur des père et mère de madame de
Pompadour, c'est-à-dire de M. et madame Poisson. Il
était extrêmement employé et considéré dans Paris.
Comme madame de Pompadour a beaucoup de con-
fiance en lui, elle lui a demandé le sacrifice de son état
avec toutes les grâces possibles, en lui disant qu'elle
s'était adressée, à elle-même, toutes les objections
qu'il pouvait lui faire, c'est-à-dire sur l'incertitude de
la durée de la faveur où elle est. M. Collin était déjà
connu directement du roi pour des affaires particu-
lières de la marquise qui s'étaient traitées à Crécy, ou
dans les petits appartements, en sa présence. Collin a
' On trouve à la Bibliothèque de l'Arsenal , parmi les manuscrits pro-
venant de la bibliothèque du duc de La Vallièrc , de curieux détails sur
ces représentations. Il en a été donné un extrait dans le Magasin pitto-
resque , tome X (année 1842) , page 107.
56 JOURNAL [déc. 1748]
de l'esprit, parle bien et est aimable de figure. Il n'a
pas laissé que d'être embarrassé et de balancer s^il
quitterait un état sûr et qui ne pouvait qu'augmenter.
Mais, d'un autre côté , la manière dont cela lui a été
proposé, la parole de l'indemniser, l'idée d'une fortune
brillante si cela continue, l'ont déterminé à accepter,
et il a vendu sa charge. On verra ce que cela deviendra,
car il faut convenir que le crédit est au plus haut
degré, quoique ménagé avec esprit et prudence, et que
c'est à présent la porte pour toutes les grâces.
— Voici ce qui a été fait à l'occasion de la paix ;
HISTOIRE DE FRAJVCE DEPUIS 1740 JUSQu'a PRÉSENT '.
Tel qui prétendit ne rien prendre,
Prit deux étrangers pour tout prendre :
Prit un étranger pour tout rendre ,
Prit le prétendant pour le rendre.
Il faut l'explication de cette énigme.
Le roi a déclaré, au commencement de la guerre,
qu'il ne voulait rien pour lui.
Les deux étrangers dont il s'est servi pour prendre la
Flandre, les Pays-Bas et une partie de la Hollande,
sont les maréchaux de Saxe et de Lowendal.
Il a envoyé à Aix-la-Chapelle^ en qualité de ministre
plénipotentiaire, M. le comte de Saint-Sé vérin, Napo-
litain, qui a rendu tout ce qu'on avait pris.
Enfin , après s'être servi du prince Edouard pour
faire la diversion d'Angleterre, il l'a fait ensuite ar-
rêter pour le rendre , et le mettre hots du royaume.
Voilà, en quatre vers, l'abrégé de la guerre.
' La guerre avait commencé en 1740.
[DEC. 1748] DE E. i. F. BARBIER. 57
— Le public est ici fort singulier. On aurait beau-
coup crié si le roi, par hauteur, avait continué la
guerre encore deux ans par rapport à l'article du
prince Edouard, et l'on a paru fort mécontent du
procédé que l'on a tenu à son égard : de façon
que cela a donné lieu à des vers très-hardis , tels que
ceux-ci :
Peuple jadis si fier, aujourd'hui si servile , elc. '
— On n'a plus parlé de la mort de M. le comte de
Coigny* sur le grand chemin de Versailles, mais on
ne doute point qu'il n'ait été tué en duel par M. le
comte de Fitzjames qui, quoique blessé, peut-être
après s'être fait sucer , partit dans la nuit même pour
la Flandre, d'où il écrivit sur-le-champ aux uns et
aux autres. Ce duel a été au sujet du discours qu'au-
rait tenu M. le comte de Coigny sur le compte de
M. l'évêque de Soissons, frère du comte de Fitzjames,
' Cette pièce de vers et les autres qu'a recueillies Barbier , out été
imprimées plusieurs fois, et notamment parmi les pièces justificatives
du second volume de la Vie privée de Louis XV (Londres, 1781),
k vol. in-12.
Le régiment des gardes françaises, dont la conduite n'avait pas été
exempte de reproches pendant la guerre (voir t. II , p 368 et 430) ,
ne devait pas non plus être épargné dans cette circonstance. Voici quel-
ques-uns des vers qui furent dirigés contre lui :
Cet essaim de héros
Vient , dit-on , d'arrêter le fils du prétendant.
Il a pris un Anglais ; ah .' Dieu , quelle victoire .'
Muses , gravez Lien vite au temple de mémoire ,
Ce rare événement.
Va , déesse aux cent voix , va l'apprendre à la terre ,
Car c'est le seul Anglais qu'il ait pris dans la (guerre.
• Voir ci-dessus, p. 29.
58 JOURiNAL [janv. 1749]
où il avait même été question de bâtardise, parce que
le maréchal de Berwick , leur père , était bâtard du
roi d'Angleterre.
ANNÉE 1749.
Jans^ier. — M. de Lamoignon de Blancmesnil, pre-
mier président de la "cour des aides , marie son fils
unique, M. de Lamoignon de Malesherbes', conseiller
au parlement , avec mademoiselle Grimod de La Rey-
nière, fille du fermier général intéressé dans les postes
de France, à qui on donne en mariage cinq cent mille
livres, argent comptant, deux cent mille livres assurées,
et plusieurs années de nourriture et logement. M. Gri-
mod de La Reynière a quatre enfants , ce qui fait voir
la richesse de ces financiers. 11 a marié sa fille d'un
premier lit à M. Moreau deBeaumont, maître des re-
quêtes , et intendant de Poitiers , fils de M. Moreau de
Nassigny , président des requêtes du palais , et neveu
de M. Moreau de Sécheîles, intendant de l'armée de
Flandre et des Pays-Bas dans la dernière guerre.
— Madame la Dauphine a eu le malheur de faire une
fausse couche à la fin de ce mois- M. le Dauphin s'étant
trouvé mal une nuit, d'une indigestion, cela a saisi la
princesse, et il a fallu la saigner; mais on dit qu'elle l'a
été une seconde fois depuis , et que , douze heures
après, elle a fait la fausse couche. On lui a dit, pour
la consoler, que ce n'était qu'un faux germe, mais mal-
• Chrétien-Guillaume, ué le 6 décembre 1721, qui s'acquit dans la
suite une si honorable célébrité par son courageux dévouement, lors du
procès de Louis XVI , et qui périt sur l'échafaud, le 22 avril 1794..
[JANV. 1749] DE E. J. F. BARBIER. 59
heureusement il n'est que trop vrai que c'était un
garçon. Le roi a été extrêmement touché , et tout le
public est fort alarmé. On rejette la faute sur les méde-
cins de la cour : peut-être ce bruit se répand-il de la
part des chirurgiens. Il est certain, du reste, qu'on a
fait venir MM. Puzos et Bourgeois, fameux accoucheurs
de Paris, pour consulter avec M. Jard, accoucheur de
madame la Dauphine, ce qui fait toujours tort, dans le
public, aux médecins de la cour. Il est certain aussi
que la princesse n'a provoqué cet accident par aucun
mouvement indiscret, ce qui fait craindre que cène
soit une disposition naturelle. Comme c'est la seconde
fausse couche, cela a donné plus d'inquiétude , d'au-
tant plus que M. le Dauphin est fort puissant, qu'il ne
prend point d'exercice et mange beaucoup, et que, par
ce moyen, nous n'aurons point de princes.
— A propos de médecins et de chirurgiens, ils sont
toujours fort animés les uns contre les autres ^, ce qui
ne contribue pas au soulagement du public dans les
maladies. Leur procès n'est point encore jugé au con-
seil. On voudrait peut-être, parla difficulté de faire un
règlement, qu'ils s'accommodassent entre eux, mais
il n'y a pas d'apparence. Depuis plus d'un an , on ne
reçoit point de chirurgiens à Saint-Côme , parce que
les médecins prétendent présider ces réceptions : cela
peut avoir des suites fâcheuses.
— Depuis le mois de novembre, il n'y a encore eu ni
neige ni gelée, ce qui a fait dire, dans le public, comme
nouvelle venant de l'Observatoire, qu'il n'y aurait pas
* Voir t. II, p. 365. — Un règlement du conseil du roi, du i juillet
1750, mit fin à ces contestations en fixant les droits respectifs des doc-
teurs en médecine et des maîtres en chirurgie.
60 JOURNAL [FÉv. 1749]
d'hiver parce que la terre avait fait un mouvement ex-
traordinaire qui nous avait rapprochés du soleil de
quelques degrés ; conte que messieurs de l'Observa-
toire désavouent très-fort. Il a fait de très-grands froids
dans le nord et il nous en viendra peut-être ici un
peu tard; mais, en récompense, depuis un mois, il fait
un temps détestable; de très-grands vents et des pluies
continuelles.
— On dit que la pubhcation de la paix sera pour le
13 février. La rivière est déjà très-grosse; si les pluies
continuent, il pourrait bien arriver que la salle et le
plancher que M. le prévôt des marchands a fait faire
au niveau delà place de Grève, dans la partie du côté
de la rivière où est ordinairement le charbon , et oi^i
l'on met les canons lors des feux de joie^, ne soient
pas praticables. La rivière est déjà très-avancée au-
dessous de la salle. Celle-ci, dont on ne devine pas
encore absolument la destination, coûte, à ce que Ton
dit , vingt mille livres par la charpente (|ui la soutient.
Février. - — Son altesse royale madame la duchesse
d'Orléans, veuve de M. le duc d'Orléans régent, est
morte le 1^"^ de ce mois, à onze heures du soir, âgée de
près de soixante et onze ans^ Cette princesse reçut les
sacrements le 27 janvier, pour la seconde fois, en grande
* La place de Grève était loin d'avoir l'étendue de la place actuelle de
l'Hôtel de Ville. Le quai Peletier faisait un retour sur cette place, jusqu'au
delà de la rue de la Tannerie , et le mur du quai ne reprenait une di-
rection parallèle à la rivière que presque en face l'ancien pavillon sud de
l'hôtel de vUle. Au-dessous de ce mur le terrain descendait en pente vers
la Seine , et formait le port au charbon , où l'on plaçait les canons dont
parle Barbier. On voit ces derniers représentés sur une Vue de Vhôiel
de ville, etc., par Rigaud.
' Elle était née le 9 mai 1C77.
[FÉv. 1749] DE E. J. F. BARBIER. 61
cérémonie. Tous les princes de la maison d'Orléans
allèrent à Saint-Eustache et vinrent à pied au Palais-
Royal, en suivant le saint sacrement. Cela a donné
lieu à une dispute entre les aumôniers qui voulaient
lui administrer les sacrements, et M. le curé de Saint-
Eustacbe qui a fait décider la chose en sa faveur, at-
tendu que la duchesse d'Orléans n'avait que de sim-
ples aumôniers, c'est-à-dire point de premier aumônier
qui fût évêque.
Celte princesse, après avoir donné sa bénédiction
à M. le duc d'Orléans, son fils, et à M. le duc de
Chartres, son petit-fils, les a fait embrasser pour les ré-
concilier; mais on dit que cette réconcihation n'a été
sérieuse de part ni d'autre. Le duc d'Orléans, qui vit
retiré à Sainte-Geneviève, dans une extrême dévotion,
est mécontent de ce que le duc de Chartres, son fils, et
madame la duchesse de Chartres, fréquentent souvent
les spectacles , fassent de grandes dépenses à Saint-
Cloud et y jouent souvent des comédies. On peut dire
à cela , que le fils fait ce qu'un grand prince de son
âge doit faire, et que le père ne remplit pas, aux saints
de Sainte-Geneviève, la place du premier prince du
sang. On dit que le lendemain M. le duc do Chartres se
rendit à l'appartement de M. le duc d'Orléans , qui
résidait alors au Palais-Royal , pour lui témoigner sa
joie de son raccommodement et le prier qu'il fût du-
rable ; mais son père le reçut très-mal , en lui disant
qu'il ne l'avait fait que pour contenter sa mère.
— Madame la ducViesse d'Orléans a demandé, par son
testament, à être enterrée au couvent de la Madeleine
de Traisnel, faubourg Saint- Antoine, où elle avait un
appartement et où madame d'Orléans, abbesse de
62 JOURNAL [fév. 1749]
Chelles, sa fille, a déjà été enterrée. Elle a demandé
aussi beaucoup de simplicité dans sa pompe funèbre ,
ce qui a été exécuté. A peine Ta-t-on vue, pour le pu-
blic, dans son lit de parade ; les cours souveraines n'ont
point été lui jeter d'eau bénite: point de tentures dans
les cours du Palais-Royal. Jeudi, 6, sur les cinq heures
du soir, on l'a portée à la Madeleine de Traisnel. Le
cortège était simple; point de pauvres; une centaine
de domestiques avec des flamlDcaux , les gardes de la
duchesse, ses suisses, pages, gentilshommes et offi-
ciers à cheval. Son corps dans un carrosse de deuil,
deux autres carrosses noirs pour les prêtres et les pre-
miers officiers , deux autres carrosses ordinaires pour
ses femmes. Ni son fils ni aucun prince ne suivaient le
convoi en carrosse. Je n'en sais pas la raison.
On dit que la princesse a fait des legs considérables,
soit pour les pauvres de Saint-Eustache , sa paroisse,
soit pour les gens et domestiques de sa maison , et
qu'elle a donné considérablement à la princesse de
Modène, duchesse de Penthièvre^, sa petite-fille, entre
autres sa maison de Bagnolet *, à condition de payer
tous les ans la taille pour la paroisse.
— 'Comme le peuple ne témoignait pas une grande
joie delà paix présente, par rapport aux impôts, le roi,
par un édit du 4, qui n'a été publié que le 10,asupprimé
les droits imposés , en 1745 et 17A8, sur le cuivre, la
chandelle, la cire, la poudre, le papier et les cartes, qui
• Marie-Thérèse-Félicité d'Est. Voir t. 11, p. 377.
* Ce château , à environ quatre kilomètres à l'e«st de Paris , avait été
acheté par le B.égent. 11 continua à être possédé par ses descendants, et
fut vendu , vers 1 780 , par Louis-Philippe d'Orléans , aïeul du roi Louis-
Phihppe.
[FÉv. 1749] DE E. J. F. BARBIER. 63
étaient effectivement des droits fort à charge au
peuple! — Une taxe qui pèse bien plus sur le public
et sur le peuple particulièrement, est celle sur le bois,
qui subsiste toujours. Lavoiedebois neuf coûte, dans
le chantier, vingt livres dix sous, et celle de bois flotté
dix-neuf livres deux sous.
— Aujourd'hui , 1 2, qui est le mercredi gras , a eu
lieu la publication de la paix. La onzième publication,
qui est à la place Maubert , s'est faite à quatre heures.
Cette marche était assez belle et a duré vingt-cinq mi-
nutes à passer. M. de Bernage, prévôt des marchands,
et M. Berryer, lieutenant de police, étaient montés sur
de très-beaux chevaux, couverts de housses de velours
cramoisi, très-longues, brodées en or. Ils avaient cha-
cun six laquais habillés de neuf, en grande livrée. La
troupe du guet à cheval était magnifique. Cela compo-
sait une marche de près de huit cents personnes , et
cela méritait d'être vu. Ceux qui ont couru aux diffé-
rentes places , ont remarqué qu'après la publication
faite par le roi d'armes , quelque aicher entonnait
l'antienne Vwe le Roi ! ce qui n'était pas suivi d'un cri
général. Le peuple n'est pas bien content de cette paix
dont il avait cependant grand besoin; on dit que, dans
les halles, les harangères, en se querellant, se disent :
« Tu es bête comme la paix. )> Ce peuple a son raison-
nement. L'aventure du pauvre prince Edouard lui a
déplu ; il sait d'ailleurs que nous ne gagnons ni ne
gardons aucune ville.
Quoique la seconde publication se fasse au palais ,
dans la cour du mai', au pied du grand escalier, le
' La cour actuelle du Palais de Justice. On la nommait ainsi parce que
64 JOURNAL [fév. 1749]
parlement n'a point vaqué. On dit qu'autrefois on fai-
sait enregistrer les traités de paix au parlement, et que
depuis que cela ne se pratique plus, cette cour ne
prend aucune part à la cérémonie de la publication.
Il n'y avait rien eu d'ordonné pour la fermeture des
boutiques; elles étaient ouvertes à l'ordinaire. Il n'y
avait point, non plus, assez d'ordre dans les rues : on
dit qu'en plusieurs endroits , le passage s'est trouvé
embarrassé de charrettes et de carrosses.
: — Jeudi gras, 13, on a chanté un Te Deum, l'après-
midi. Il n'y a jamais eu une si grande affluence de
monde à Notre-Dame; on s'y étouffait. Le soir, sur les
huit heures , on a tiré un fort beau feu d'artifice dans
la place de Grève, vis-à-vis l'hôtel de ville. Quoique
le prévôt des marchands eût agrandi la grève par la
salle qu'il avait fait construire au niveau du parapet,
jusqu'à la rivière, il y avait tant de monde, et la place
est si petite par elle-même qu'il y eu une douzaine de
personnes, femmes et hommes, qui ont été étouffées.
On les a portées à la morgue et l'on a porté aussi, dit-
on, à l'Hôtel-Dieu, un grand nombre de gens blessés.
Cependant il y avait eu beaucoup d'ordre pour l'arri-
vée des carrosses dont le monde descendait à l'hôtel
de ville. Ils n'entraient en file qu'un à un par le quai
Peletier, passaient par la rue du Mouton et tournaient
du côté du cimetière Saint-Jean. J'ai vu le quai de la
Tournelle et le pont pleins de carrosses remplis de
monde pour voir le feu, de manière que le passage
du quai de la Tournelle était bouché, et l'on ne voyait
la basoche, c'est-à-dire la juridiction des procureurs au parlement, y plan-
tait tous les ans un mai. C'était un arbre de seize à dix-sept mètres de
haut , portant des cartouches aux armes de la basoche.
I
[fév. 1749] DE E. J. F. BARBIER. 65
de là que le feu d'artifice en grande fusée. Toutes les
rues ont été assez bien illuminées par des lampions ou
chandelles sur les fenêtres.
Dans tous les quartiers de la ville, en plusieurs en-
droits, il y avait des amphithéâtres assez grands , re-
vêtus et couverts de décorations peintes, sur lesquels
ily avait de la symphonie et d'où Ton a distribué au peu-
ple des cervelas, des quartiers de dindon, du pain et
du vin. Le peuple dansait dans ces endroits, et il a ainsi
couru jusqu'à plus de minuit.
L'illumination de l'Hôtel de Ville n'était pas, au
reste, plus belle qu'à l'ordinaire. Le peuple dansait
dans la salle du côté de l'eau ; mais, sur le minuit, il s'y
est passé des indécences. Le bon bourgeois, les hon-
nêtes gens se promenaient et entraient dans cette salle,
où l'on dit qu'une troupe de laquais ou jeunes gens,
qui dansaient en rond , entraînaient les femmes et fil-
les et les lutinaient, ce à quoi il fallait mettre ordre.
Quoiqu'on dise, en général, que ces sortes de fêtes
ne soient que pour le peuple ou, du moins, pour le pe-
tit bourgeois, depuis dix heures du soir jusqu'à deux
heures, il y a eu, dans la Grève, une file continuelle de
carrosses qui venaient voir l'illumination et les danses.
Enfin, voilà donc la paix faite, publiée et exécutée pour
les divertissemenls. Ce jour, les boutiques ont été fer-
mées avec défense de travailler sous peine de grosses
amendes.
— On appelle à présent Madame Infante ^, qui est
toujours en cour, madame la duchesse de Parme.
' Louise-Elisabeth de France , femme de l'infant don Philippe ( voir
t. II, p. 217) qui venait d'être reconnu duc de Parme par le traité d'Aix-
III 5
66 JOURNAL [mars 1749]
— Madame la Daupbiue se iétal)lit de jour en jour;
il ne s'agit plus que de travailler plus efficacement et
plus heureusement. On ne parle plus de la faute ni de
la cause de la fausse couche.
— Le 25, le matin, les cours souveraines et l'Hôtel
de Ville ont été à Versailles complimenter le roi sur
la paix, et, l'après-midi, le grand conseil, l'Université
et l'Académie française. Les femmes de la halle, mar-
chandes de poisson, se sont mises sur le pied d'aller à
Versailles dans les grandes occasions. Elles ne sont
point dans les Gazettes, mais elles y sont allées aussi et
elles ont été régalées à dîner, au grand commun, par
M. de Livry, premier maître d'hôtel. Je le sais par un
conseiller de la cour des aides dont la compagnie est
pareillement régalée à dîner par M. de Livry, et qui les
a vues. Pour le parlement, il revient toujours dîner à
Paris, et la chambre des comptes a ordinairement quel-
ques maîtres d'hôtel, parmi les maîtres des comptes ,
qui donnent à dînera la compagnie. Je ne sais point ce
qui se passe pour les autres qui vont le matin.
Mars. — Il y a eu plusieurs ordonnances pour la
réforme des troupes qui est plus forte qu'on ne l'a ja-
mais faite dans ce pays-ci. On a supprimé entièrement
au moins douze régiments, et on a beaucoup diminué
tousles autres. Cela met sur le pavé un grand nombrede
jeunes gens qui servaient depuis quelques années dans
les troupes en qualité de sous-lieutenants, lieutenants et
même capitaines, et qui sont embarrassés, après avoir
été officiers, de prendre aucun autre état: qui n'ont plus
la-Chapelle. Cette princesse était arrivée à Versailles, avec sa fiDe, au mois
de décembre précédent, et y demeura jusqu'au 20 novembre 1749.
[MARS 1749] DE E. J. F. BARBIER. 67
ni paye, ni qualité, et qui se trouvent sans bien. Cela doit
apprendre aux jeunes gens de familles bourgeoises qui
sont à portée de choisir différentes professions pour
gagner leur vie, à ne pas se livrer si imprudemment au
métier militaire qui les flatte par le brillant et la fainéan-
tise , et dans lequel on obtient aisément des places en
temps de guerre. Il n'y a pas le même inconvénient
pour les soldats, qui peuvent plus aisément retourner
dans leur village reprendre leur premierétat et travailler
aux terres qui deviennent incultes pendant la guerre.
Le roi donne un mois d'apppointements à tous les of-
ficiers réformés pour s'en retourner chez eux. On ra-
conte, dans Paris, deux histoires à cet égard : l'une d'un
lieutenant qui, n'ayant que trente-trois livres pour re-
tourner dans son pays qui était fort éloigné, et n'ayant
d'autre habit que celui d'ordonnance, s'est mis à ven-
dre du fromage dans la ville où était son régiment.
Sur le reproche qui lui a été fait par ses anciens cama-
rades, et sur les réprimandes du commandant de la
place, il a répondu tout simplement qu'il ne faisait rien
contre l'honneur, qu'il aimait mieux faire ce petit com-
merce que de demander l'aumône en chemin ; qu'il
n'avait point envie de voler, et que quand il aurait
gagné quelque chose pour sa route, il partirait pour
son pays.
L'autre histoire est celle d'un lieutenant bien bâti
qui, ayant fait quelque action d'éclat, avait été honoré
de la croix de Saint-Louis. Ne sachant où donner de la
tête, il a caché sa croix et s'est adressé à un capitaine
aux gardes françaises qui l'a reçu comme soldat. Étant
en détachement pour monter la garde à Versailles, il
a payé bouteille à son sergent et l'a prié de le poster
68 JOURNAL [mars 1749]
dans l'endroit le plus apparent pour voir passer le roi
et toute la cour, attendu qu'il n'avait jamais vu celle-
ci. Ainsi posté, lorsqu'il entendit les tambours, parce
que le roi allait sortir, il mit sa croix de Saint-Louis
sur sa casaque. M. le duc de Chartres fut le premier
qui s'en aperçut ; il en fut suipris, attendu que cela ne
doit pas être^, et il en parla au roi. On fit demander
au soldat de quel droit il portait la croix ; il rendit
compte de son aventure, de ce qui lui avait valu la
croix et de son état présent. On dit qu'il a eu une
pension de six cents livres.
Cette réforme est faite comme si on était sûr de n'a-
voir point de guerre pendant dix ans. Il y a apparence
que le maréchal comte de Saxe a travaillé à tous ces
arrangements. Ce qu'on a mieux fait, c'est d'avoir con-
servé quarante-deux compagnies de grenadiers, tant
des régiments supprimés que des bataillons réformés,
qui ne composent qu'un seul corps sous le nom de gre-
nadiers royaux ^ Ils seront commandés par des lieute-
nants , capitaines et colonels réformés , et , par-dessus
cela, par deux officiers qui ne sont pas encore nommés :
cela formera un corps redoutable.
— Les colonels réformés qui avaient acheté leurs ré-
giments ont deux mille livres de pension et les autres
mille livres.
— On montre, à la foire Saint-Germain, un animal
rare et curieux que l'on n'avait jamais vu en France :
c'est un rhinocéros. 11 a été amené des Indes, à grands
' La croix de Sainl-Louis n'était donnée qu'aux officiers , et lorsqu'ils
avaient au moins dix années de service en cette qualité , sauf les actions
d'éclat. Il fallait, en outre, qu'ils professassent la religion catholique.
' Ordonnance du 13 février 1749.
[mars 1749] DE E. J. F. BARBIER. 69
frais, par le capitaine d'un vaisseau hollandais qui l'a eu
fort jeune. Cet animal, qui est une femelle, est doux,
fort gros, noir, extraordinaire pour la peau, qui est par
écailles et fort dure. Il y a peu de personnes qui ne le
voient par curiosité, et le capitaine doit gagner beau-
coup. Les places sont à trois livres, une livre seize sous,
et douze sous. On dit que le roi voulait acheter cet ani-
mal, mais que le capitaine en voulait cent mille écus.
Depuis qu'il l'a débarqué, il l'a montré dans plusieurs
endroits, et il est arrivé d'abord à Versailles où toute
la cour l'a vu. On le conduit par terre dans une espèce
de caisse montée sur quatre roues et tirée par six ou
huit chevaux. Cet animal mange par jour cinquante
livres de foin, quinze livres de pain et boit quinze
seaux d'eau. Je l'ai vu manger aussi des pelures d'o-
ranges qu'on lui jetait dans un très-grand gosier. Il
n'a, à ce qu'on dit, que onze ans et doit encore grossir
beaucoup.
— Il est aii'ivé, il y a quelques jours, une singulière
aventure. Vendredi, 7 , on faisait, dans les charniers
de Saint-Eustache , le catéchisme pour la première
communion d'une quaianlaine de filles qui sont des
enfants du peuple des halles. Il y en a eu plusieurs qui
se sont trouvées incommodées, mal de tête, vomisse-
ments, convulsions. Le dimanche, 9, pareil catéchisme,
et il y en a eu encoie plusieurs qui se sont trouvées at-
taquées des mêmes symptômes. Cela a paru extraordi-
naire. On avait remarqué une pauvre femme qui avait
approché de ces filles, et qui avait tiré de sa poche et
secoué un mouchoir. Les petites filles non malades
ont dit qu'on avait déjà vu cette même femme le ven-
dredi; que c'était une sorcière et une empoisonneuse,
70 JOURNAL [MAiis 1749]
et l'alarme a été jetée dans le quartier. Le curé de Saint-
Eustache a gardé chez lui plusieurs de ces filles, et on
a envoyé chercher des médecins qui les ont visitées.
Cela s'estrépandu dans Paris ; de façon que le lundi, 1 0,
une pauvre femme montant les marches de la paroisse
Saint-Sauveur, une petite fille cria que c'était la sor-
cière et l'empoisonneuse de Saint-Eustache. Sur le
champ, elle a été entourée de deux cents femmes et
hommes. Heureusement pour elle, la garde est venue,
et on l'a menée chez un commissaire. C'était la femme
d'un porteur d'eau, qui était même un peu saoule et qui
ne savait ce qu'on lui voulait. Le commissaire aurait
voulu la renvoyer, mais il y avait mille âmes à sa porte
qui auraient brûlé sa maison . Il a fallu envoyer la femme
au Châtelet pour la sauver de la fureur du peuple. Elle
en est sortie le lendemain.
Cette aventure , qui ne s'était passée jusqu'ici que
parmi le peuple, a fait bientôt la nouvelle dans toutes
les maisons de Paris, sur un ton plus sérieux. Il a été
question d'une empoisonneuse qui était venue à ce
catéchisme des filles, pour faire l'essai de quelque poi-
son subtil en secouant son mouchoir. C'était quelque
femme de la cour qui était l'auteur d'une pareille ten-
tative, et on promenait les conversations au plus grave
et au plus foit. Il semblait déjà que le roi, madame de
Pompadour et autres de la cour étaient en danger.
A force défaire du bruit, cetle nouvelle s'est un peu
ralentie, comme cela arrive toujours dans les nouvelles
de Paris. Bien des gens, cependant, n'en sont pas en-
core revenus; mais il se trouve qu'on a fait des caves
dans l'église Saint-Eustache, qu'on a remué des terres
et qu'on les a placées sous les charniers. On ajoute
[avril 1749] DE E, J. F. BARBIER. 71
même qu'on en avait retiré des cercueils de plomb an-
ciens pour vendre le plomb, qu'on avait mis aussi
sous les charniers. Rien n'est plus dangereux que les
effets de pareille terre et du plomb qui a été enterré
longtemps. Il est certain que les médecins qui ont vu
les jeunes filles, n'ont aperçu aucune marque de poison .
C'est ainsi qu'est tombé ce grand événement qui aura
été écrit de Paris dans les provinces avec les circon-
stances les plus graves.
Avril. — M. Bosc, depuis longtemps procureur géné-
ral de la cour des aides et chancelier de l'Ordre de Saint-
Lazare, qui avait été poussé par M. Bontemps, premier
valet de chambre et favori de Louis XIV, à qui il s'était
allié par quelque mariage, a vendu sa charge trois cent
soixante mille livres, dont soixante mille livres de pot-
de-vin, à M. Terray*, maître des requêtes. Ce jeune
homme, qui a beaucoup de mérite, a préféré cette
charge à celle de maître de requêtes, où il travaillait
avec réputation, ayant beaucoup d'esprit, mais trop
de probité et de bonne foi pour faire son chemin du
côté du conseil. Il est neveu de M. Terray, médecin
du Palais-Royal, c'est-à-dire de la maison d'Orléans,
qui a gagné beaucoup de bien dans le système ,
dont on ne connaît point la famille, et qui n'est pas
même de la faculté de Paris. Son neveu a été poussé
par lui. Cette vente servira à arranger les affaires de
M. Bosc.
— Il y a quelque apparence que, pendant la semaine
sainte, madame de Pompadour s'est retirée à quelque
' Pierre Terray de Rossière , né en 1 7 1 4 , frère aîné de l'abbé Terray
qui devint plus tard contrôleur général des finances. Il avait épousé
en 1743, Renée-Félicité, fille de Jean Le Nain, intendant de Languedoc.
72 JOURNAL [avril 1749]
maison de campagne. Sur cela, on a fait courir le bruit,
dans Paris, que M. le duc de Richelieu, depuis son
retour de Gènes, avait voulu mettre le roi dans la dé-
votion pour lui faire quitter madame de Pompadour
que le duc n'aime point. D'autres ont dit qu on vou-
lait profiter de cette absence pour donner une autre
maîtresse au roi. On. a même jeté les yeux sur la
comtesse de Forcalquier^, qui est une des plus jolies
femmes de la cour, sur la marquise d Estrade et en-
core sur d'autres. Il faut convenir que le peuple est
bien sot et bien amateur de nouveautés, sans savoir
pourquoi; car il n'y a aucune apparence à ces bruits
de Paris.
— Le roi a été passer huit jours à Choisy où il y a
eu, le 15, un grand conseil de finances pour l'arran-
gement des affaires. On dit qu'il devait y être question
du dixième^ que le roi voudrait faire cesser, comme il
a promis depuis deux ans, par la déclaration pour l'im-
position des deux sous pour livre du dixième ', qu'il
cesserait à compter de la publication de la paix.
Cela a fait même une affaire dans le parlement de
Bordeaux qui a jugé, dans une cause entre particuliers,
que cette déclaration serait exécutée selon sa forme et
teneur; en conséquence, défense à un débiteur de re-
tenir le dixième sur un autre à compter de la publica-
tion de la paix. 11 y a eu aussi des écrits imprimés
' On avait déjà parlé d'elle pour être opposée à madame de Mailly ,
en 1741 . Voir tome II, page 309.
* Etahli par la déclaration du roi du 29 août 1741 , enregistrée au par-
lement le 7 septembre suivant. Voir tome II, page 308.
* Edit du roy qui ordonne la levée pendant dix années des deux sols pour U-
fs 2 7 sus du dixième, à compter du l" janvier 1747, etc. Donné à Versailles
au mois de décembre 1746. (Rappelle In déclaration du 29 août 1741.)
\
[aveil 1749] DE E. J. F. BARBIER. 73
anonymes en vovés aux chambres du parlement à Paris,
où Ton marquait que le parlement n'avait aucun mou-
vement à faire sur la suppression du dixième, puisque
cela étai t expressément ordonné, non-seulement par l'é-
dit qui l'avait imposé, mais parla dernière déclaration.
Les gens sensés pensent, néanmoins, que, pour ac-
quitter les dettes de l'Etat, il n'est pas possible de l'é-
teindre sitôt. Il est certain qu'on en a fait payer trois
mois cette année dans les provinces; mais il n'y en a
point encore d'avertissement pour Paris : cela a été
suspendu jusqu'à présent. On dit qu'on le supprimera
pour le mois d'octobre prochain, mais qu'au lieu du
dixième on payera le vingtième du revenu des biens
pendant douze ans, ce qui serait pis, paice que, d'ici
à douze ans, il y aura certainement guerre, et quel
impôt mettra-t-on alors?
— L'on tire exactement les deux dernières loteries
royales, dont les fonds sont mangés il y a longtemps ,
et les billets gagnent et se négocient sur la place ; comme
aussi les actions de la compagnie des Indes, qui ne
rapportent que soixante-dix livres par an, sont, sur la
place, à près de seize cents livres. Le public emploie
aussi beaucoup d'argent aux cargaisons d'un grand
nombre de vaisseaux que l'on charge, dans tous les
ports , pour les îles. Les dépenses sont si fortes et le
luxe à un tel point, que chacun ne sait comment se
retourner pour gagner.
— Le bail général des fermes doit se renouveler au
mois d'octobre prochain. 11 est étonnant le nombre de
gens qui font des fonds, comme ils peuvent, et qui re-
muent toutes les protections de la cour, à commencer
par la reine jusqu'aux seigneurs et dames, pour entrer
74 JOURNAL [avril 1749]
dans les sous-fermes que l'on regarde comme une voie
pour faire fortune. C'est aussi une voie aux femmes
de la cour pour vendre un peu leur protection. Ces
projets empêchent la circulation d'argent ; mais comme
les quatre cinquièmes des prétendants n'auront rien ,
il faudra bien qu'ils fassent usage de leur argent d'un
autre côté.
— Voici un événement de conséquence dans le mi-
nistère , auquel personne ne s'attendait. Jeudi, 1 4, à
huit heures du matin, M. d'Argenson a porté à M. le
comte de Maurepas une lettre du roi, écrite de sa main,
par laquelle il lui mande qu'il a disposé de toutes ses
places et lui ordonne de partir pour Bourges. Ce dé-
placement et cet exil ont fort surpris la cour et la ville.
Il y a trente-six ans que M. le comte de Maurepas est
secrétaire d'État de la marine, du temps de Louis XIV,
ce qui fit dire alors que le roi de France était fort ex-
traordinaire : qu'il avait une maîtresse de soixante-
douze ans et un ministre de dix-sept ou dix-huit.
M. de Maurepas a été élevé à la cour, avec le roi
dont il a toujours été fort aimé. Il a beaucoup d'es-
prit, et il faut que le roi, qui est naturellement bon, ait
eu de fortes raisons pour faire une pareille chose; mais
peu de gens savent ces causes secrètes. On a d'abord
dit, dans Paris, que le roi et madame de Pompadour
avaient été piqués des vilaines chansons qu'on a faites
sur eux*; que M. Berryer a dit à madame de Pompa-
' Entre autres, la chanson que l'on attribue à M. de Maurepas lui-même,
et dont un des couplets commence par ces vers :
Une petite bourgeoise ,
Eleve'e à la grivoise,
Mesurant tout à sa toise,
Fait de la cour ua taudis, etc.
[AVRIL 1749] DE E. J. F. BARBIER. 76
dour qu'il n'avait la police que sur Paris, qu'il n'en
avait pu découvrir les auteurs ; mais qu'il n'avait pas
la police de la cour d'où cela partait plus vraisembla-
blement, comme cela est certain. On croit, de là, qu'on
soupçonnait M. deMaiirepas de connaître les auteurs de
tous ces méchants vers, qui étaient des seigneurs de la
cour. Quoique cela puisse être, il n'y a pas d'appa-
rence que cela seul soit la cause de ce changement. Il
est plus à croire qu'il s'agit de quelques prévarications
dans la marine. On dit que le maréchal duc de Riche-
lieu, ennemi de tout temps de M. de Maurepas, a
rapporté de Gènes des papiers et des instructions suf-
fisants pour le perdre, et qu'il ne l'a pas épargné.
— Il est vrai aussi que M. de Maurepas ne faisait
point sa cour à madame de Pompadour, et qu'elle n'a-
vait pas lieu de l'airaer. Il est haut et en possession
d'un grand crédit depuis longtemps, et un homme de
ce caractère croit peut-être qu'on ne peut pas se pas-
ser de lui ou, du moins, que personne n'est en état de
lui nuire. Quoi qu'il en soit, le voilà exilé et ses places
sont distribuées.
M. le comte d'àrgenson a le département de Paris,
qui est le poste d'honneur à cause de la grande police
de Paris qu'il fera en se jouant, ayant été élevé par
M. d'Argenson, son père, et deux fois lieutenant de
police. Ce département embrasse toutes les cours sou-
veraines, les académies, les jardins du roi, l'Opéra, etc.
Il y a, de plus, les haras de France, ce qui vaut, dit-on,
quarante mille livres de rente.
M. le comte de Saint-Florentin a la maison du roi,
qui est d'un grand détail, qui regarde toutes les trou-
pes de la maison , tous les officiers , la chapelle , tous
76 JOURNAL [avril 1749]
les trésoriers de la maison. On n'a fait q«e lui rendre
ce qui lui appartenait, car le marquis de La Vrillière ,
son père, avait ce département, et, comme il était
trop jeune quand il fut reçu secrétaire d'État', on le
donna à M. de Maurepas qui, apparemment, malgré
la parenté ^, avait été bien aise de garder toujours ce
département. M. de Saint-Florentin a aussi le dépar-
tement de la généralité de Paris, qu'avait M. de Mau-
repas.
Pour la marine, qui est le poste le plus important,
on l'a donnée à M. Rouillé, conseiller d'État, qui a été
intendant des finances ou du commerce, et qui est ac-
tuellement à la tête de la compagnie des Indes comme
commissaire du roi. C'est un de MM. Kouillé et Pajot
qui avaient autrefois les postes. C'est un fort honnêle
homme et grand travailleur. Il avait refusé et avait
grande raison. 11 a, dit-on, cent quatre-vingt mille li-
vres de rente, il a soixante et un ans , est infirme et il
ne sait actuellement par où s'y prendre. Il faut qu'il
demande avis à chaque pas à M. de Saint-Florentin qui
se trouve, à présent, le doyen des secrétaires d'Étal et
le plus jeune. Le roi a obligé M. Rouillé d'accepter, en
sorte qu'il a la place de secrétaire d'État, et apparem-
ment celle de ministre pour entrer au conseil. C'est
une grande illustration pour cette famille.
— Ce grand événement doitun peu consolerM. Chau-
velin, ancien garde des sceaux, qui est toujours dans
sa terre de Gros-Bois et en bonne santé. Il a été long-
temps exilé à Bourges, et un de ses plus grands enne-
' Au mois de septembre 1725. Il n'avait alors que vingt ans.
* Il était son beau-frère; voir tome II, page 187.
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[AVBiL 1749] DE E. J. F. BARBIER. 77
mis et qui s'est le plus opposé à son retour, était M. de
Maurepas.
— M. de Maurepas est parti de Paris samedi, 26.
M. le cardinal de La Rochefoucault, dont il a l'honneur
d'être parent et ami, et qui est archevêque de Bourges,
a demandé au roi la permission de l'y conduire et de
l'y accompagner aussi quelque temps. Madame la
comtesse de Maurepas est partie lundi, 28. Quelle tris-
tesse pour ces gens-là, accoutumés au fracas de la cour,
aux plaisirs de Paris, lui surtout qui avait une petite
maison dans un faubourg, où il faisait souvent des petits
soupers avec filles et seigneurs, de se trouver trans-
plantés à Bourges, où il n'y a à voir que M. l'Inten-
dant et où il faut faire et se contenter de nouvelles
connaissances telles qu'elles se trouvent, pour ne pas
s'ennuyer absolument.
— Ce n'est pas tout : M. l'abbé de Vauréal, évêque
de Rennes*, qui, pendant la guerre, a été notre am-
bassadeur en Espagne, et qui est rappelé pour être rem-
placé par M. de Vaugrenant, a eu ordre, dit-on, de se
rendre tout de suite à son évêché sans venir en cour,
ce qui est extraordinaire pour un ambassadeur, qui
vient ordinairement rendre compte de sa mission. On
se doute que c'est apparemment quelque plainte de
la part de l'Espagne.
— M. de Rastignac, archevêque de Tours, est aussi
renvoyé à son archevêché. On dit que c'est pour un
mandement qu'il a fait au sujet du livre du père Pi-
chon, jésuite, sur la fréquente communion".
' Voir tome II, page 20b.
'^ Voir ci-dessus, page 27.
78 JOURNAL [avril 1749]
— Dans la Gazette de France, il y a seulement que
M. le comte de Maurepas a donné au roi la démission
de ses emplois, et qu'il est parti le 26 pour Bourges.
— M. de Maurepas avait dit au roi en conversation,
peut-être dans le temps de la prise du Cap-Breton'
sur nous, et des bruits que cela faisait répandre, qu'il
avait bien des ennemis, et que si Sa Majesté était mé-
contente de ses services, il la priait de le lui annoncer
elle-même.
Le mercredi soir, 23 avril, à minuit, le roi écrivit
trois lettres dans ses petits appartements. L'une à
M. d'Argenson, à qui tout le paquet était adressé, l'au-
tre à M. le comte de Saint-Florentin, et la troisième à
M. le comte de Maurepas. A cinq heures du matin,
on porta ces lettres chez M. d'Argenson avec ordre de
l'éveiller. Dans la lettre qui lui était adressée, le roi
l'instruisait de sa commission. MM. de Saint-Florentin
et de Maurepas étaient à Paris, et ce dernier était d'un
souper de noce de M. le comte de Laval-Montmorency
qui avait épousé mademoiselle de Maupeou , nièce de
M. le président. Pendant le souper, il avait été de fort
bonne humeur.
M. le comte d'Argenson vint d'abord, à sept heures
du matin, chez M. de Saint-Florentin, qui n'était pas à
son hôtel. On lui dit qu'il était chez le baigneur. Il fal-
lait pourtant lui parler ; on alla l'avertir où il était ,
et il vint recevoir la lettre dans laquelle le roi lui
mandait : « Les services de M. de Maurepas ne me
' L'ile du Cap -Breton, ou ile Royale, dans le golfe de Saint-Laurent,
dont les Anglais s'étalent emparés en 1745. On avait imputé la perte de
cette île à M. de Maurepas, pour n'avoir pas envoyé assez promptement
à Louisbourg les secours dont le commandant de cette ville avait besoin.
[AVRIL 1749] DE E. J. F. BARBIER. 79
conviennent plus ; je lui demande sa démission et je
vous donne ordre de la retirer. Je donne le de'parte-
ment de Paris à M. d'Argenson et à vous celui de ma
maison. »
M. d'Argenson alla tout de suite chez M. de Maurepas,
qu'il fallut absolument réveiller, et lui remit sa lettre
qui porte : « Je vous ai promis de vous avertir quand
vos services ne me conviendraient plus, je vous tiens
parole. Vous remettrez la démission de vos emplois à
M. de Saint-Florenlin, et, dans deux fois vingt-quatre
heures, vous partirez pour Bourges, attendu que Pont-
chartrain* serait trop près de moi. Signé Lovis. »
M. de Saint-Florenlin suivit de près M. d'Argenson,
se rendit chez M. de Maurepas et on exécuta la démis-
sion. M. de Saint-Florentin ne s'attendait pas plus que
M. de Maurepas à cette nouvelle, et il en fut extrême-
ment touché par la liaison de sang et d'amitié qui
était entre eux. Voilà comment cela s'est passé. Tout
le monde a été fort surpris de cette nouvelle, et une
grande partie de la cour, amis ou parents, ont été très-
touclîés. On dit même que la reine a pleuré. On rai-
sonne fort, dans le public, sur la cause de ce change-
ment et de l'exil de M. de Maurepas, à qui le roi n'a
pas permis de se justifier. On dit bien qu'il y avait de
la négligence de sa part, qu'il s'en rapportait trop à ses
commis, mais on ne croit pas qu'il y ait de la malver-
sation, par la raison qu'on n'a point mis le scellé sur
ses papiers, ce qui est conséquent. On croit absolument
que les vers et les chansons dont le roi a été piqué, et
* Le château de Pontchartrain est situé sur la route de Dreux, à environ
trente-Luit kilomètres de Paris et , par conséquent, à vingt kilomètres de
Versailles.
80 JOURNAL [MAI 1749]
que l'on dit avoir été chantés devant lui, à des sou-
pers, en sont la cause. On dit que depuis, on a fait en-
core de nouvelles chansons dans lesquelles on tire sur
les appas ^ de madame la Marquise , ce qui est encore
plus grave que sur la naissance. Il faut avouer que cela
est bien imprudent et bien insolent. Il suffit que le
roi soit attaché à une femme telle qu'elle soit, pour
qu'elle devienne respectable h tous ses sujets.
Mai. — • Le roi, pendant un voyage de Marly, a
envoyé au parlement deux édits qui font du bruit,
l'un pour l'imposition du vingtième denier sur tous
les biens, au lieu du dixième, sans limitation de temps,
et un autre pour un emprunt de trente-six millions.
Ces édits déconcertent fort le public. Le parlement
n'a point enregistré, et il s'est assemblé plusieurs fois
pour nommer des commissaires et faire des remon-
trances. On regarde cet impôt comme à perpétuité , et
c'est ce qui effraye. Mais qu'attend-on des remontran-
ces? Le roi est le maître; qu'il consente à limiter le
temps de cet impôt à douze ans, dans le temps il le
continuera s'il en a besoin. Au fond, il faut considérer
' Barbier veut, sans doute, parler ici du quatrain attribué à M. de
Maurepas et qui fut le motif de sa disgrâce :
La niarr]uise a beaur-oup d'appas, etc.
Déjà, dans la chanson dont il a été parlé ci-dessus, le couplet suivant avait
dû vivement blesser madame dePompadour.
La contenance éventée,
La peaujaune et truiléo,
Et chaque «lent tachetée :
Les yeus fades, le cou long.
Sans esprit, sans caractère ,
L'âme vile et mercenaire,
Le propos d'une commèir.
Tout est bas dans la Poisson.
[mai 1749] DE E. J. F. BARBIER. 81
que les biens, comme maisons et biens de campagne,
rapportent un tiers de plus depuis le système de 1720;
tandis que toutes les rentes anciennes, dont le fonds a
servi au soutien et à l'augmentation de l'État, sont
diminuées ou retranchées de moitié, à la vérité, sans
réparations.
— M. le maréchal de Belle-Isle a été reçu duc et pair,
au parlement, au commencement de ce mois\ H était
accompagné de tous les officiers généraux qui ont servi
sous lui, et il y avait grand nombre de ducs et pairs,
et M. le comte de Charolais, à sa réception. Ainsi, voilà
le petit-fils du grand Fouquet, à qui M. Colbert vou-
lait faire couper la tête, bien plus illustré pour l'avenir
que les descendants de ce même M. Colbert* !
— 11 y a eu de grands débats, au parlement, sur Tédit
du vingtième denier. On dit que M. Thomé, conseiller
de grand'chambre, M. de La Fautrière et même M. Gil-
bert, président à mortier, ont parlé très-vivement, sur-
tout les deux premiers; jusqu'à dire que le roi faisait
bien des dépenses que l'on pourrait retrancher, et qu'il
était triste que le public, qui s'attendait à jouir des
fruits delà paix, non-seulement ne fût pas déchargé des
impôts mis pendant la guerre sur le bois et sur les en-
trées, des quatre sous pour livre, et autres, mais fût en-
core sujet à l'imposition violente du vingtième. On dit
que le premier- président, voyant que cela s'échauffait,
prit la parole : il annonça qu'il s'était donné des mou-
vements en cour pour arrêter cet édit,et qu'il pourrait,
du moins, obtenir du roi d'y fixer un terme de douze
' Le comté de Belle- Isle avait été érigé en duché en 1742, et en pairie
le 9 juin 1748.
* I^es membres de cette famille n'avaient que le titre de marquis.
m 6
82 JOURNAL [mai 1749J
ans. Là-dessus, quelqu'un lui demanda de quoi il s'était
mêlé et qui lui avait donné ce pouvoir.
— Le parlement a été, le 17, à Versailles, chercher
la réponse aux remontrances qu'il avait données. Le
roi a répondu qu'il n'avait été touché d'aucun des mo-
tifs qui y avaient été employés; qu'ils n'avaient qu'à
s'assembler pour finir cela incessamment et qu'on lui
en rendît réponse lundi , 1 9, à Choisy. Ce jour-là, l'é-
dit pour l'imposition du vingtième, à commencer de ce
jour, sans limitation de temps , a été enregistré par le
parlement, du très-exprès commandement du roi, ainsi
que ledit pour création de dix-huit cent mille livres,
au capital de trente-six millions, que le roi emprunte.
De cette façon, le roi, en temps de paix, touchera
des sommes considérables : 1 " le dixième pendant l'an-
née 1749 ; 2" tous les nouveaux droits, les quatre sous
pour livres, etc. ; 3° le dixième du dixième qui a été im-
posé pour douze ans; 4" le vingtième qui sera considé-
rable et qui renferme l'industrie, qu'on n'a point ôtée.
— On dit que dans les différents conseils de finances
qui ont été tenus pour l'arrangement des dettes de
l'État, M. le contrôleur général de Machault n'a rien
pris sur lui : qu'il a présenté un état de la recelte , des
dépenses et des dettes, et qu'il a soumis tous les mémoi-
res et projets qu'on lui avait proposés, pour que le
conseil choisît le plus convenable. L'avis a été pour le
vingtième. Après quoi il a été dit à M. le premier prési-
dent que si sa compagnie avait quelque chose de moins
onéreux à présenter au roi, qu'on les écouterait.
— ^M. Bourgeois de Boynes , maître des requêtes,
fils du sieur Bourgeois, caissier de la banque en 1719
et 1720, temps de Law et du système, homme de for-
ï
[JUIN 1749] DE E. J. F. BARBIER. 83
tune et qui a été à portée de gagner beaucoup sur les
actions et les billets de banque, qu'on a eu peine à re-
cevoir maître de requêtes, mais qui est homme d'es-
prit et de travail, épouse mademoiselle Parât de Mon-
geron, fille du receveur général des finances, aussi
homme de fortune et très-riche.
Juin. — Le parlement a enregistré un édit pour la
suppression des prévôtés et autres juridictions royales
dans les villes que l'on réunit aux bailliages, pour ôter
un degré de juridiction. On ferait encore mieux de
supprimer toutes les justices des seigneurs dont les of-
ficiers sont des paysans. Car tous ces degrés de justice
mangent en frais les gens de la campagne; mais cela n'ar-
rivera pas, parce que tous les gros seigneurs qui ont des
terres sont jaloux de leur qualité de hauts justiciers.
Dans d'autres pays, on travaille à abréger les pro-
cédures : on aurait besoin ici de pareil arrangement.
— Le roi fait continuellement des voyages à Marly ,
à Rambouillet, à Crécy, chez madame la Marquise. On
la nomme ainsi, sans dire la marquise de Pompadour.
— Madame la Dauphine doit partir avec toute sa
maison, à la fin de ce mois, pour aller aux eaux de
Forges , afin de rétablir le dérangement que pour-
raient avoir causé ses fausses couches; car enfin nous
avons bien besoin d'un prince!
— M. Coffin, principal du collège de Beauvais^ depuis
quarante ans, est mort, le 20 de ce mois, âgé de
soixante-douze ans. C'était un très-grand janséniste, des
' Charles Coffin, ancien recteur de l'Académie de Paris et élève du cé-
lèbre Rollin. Le collège de Dormans ou deBeauvais était situé rue Saint.
Jean de Beauvais, et avait été fondé, en 1 370, par Jean de Dormans, évêque
de Beauvais, cardinal et chancelier de France.
84 JOURNAL [jui^ 1749]
plus accrédités, liomme savant et d'esprit, de manière
que le collège de Beauvais était fort en vogue, et que la
plupart des gens de robe, un peu entichés dejansénisme,
V mettaient leurs enfants. A ce métier, le bonhomme
Coffîn,qui n'avait rien, a gagné environ quatre cent mille
livres de bien. Il a été question de le confesser, et l'on
se doutait bien qu'il n'aurait pas plus de respect pour
la constitution Utùgenitus à la mort que de son vivant.
Un bon père Carme, qui avait été son confesseur pen-
dant trente ans, n'a pas voulu le confesser, parce que,
pour lui donner l'absolution, il fallait exiger de lui une
soumission à la Bulle ^ et il craignait quelque punition.
Ceux de ses amis, gens notés, qui l'auraient bien con-
fessé, n'ont plus les pouvoirs qu'on leur a ôtés. Il a été
question de lui donner les sacrements. Le curé de
Saint-Etienne \ sa paroisse, les a refusés faute de
billet de confession ^. Cela a fait du bruit dans Paris.
M. Cofïîn, son neveu, qu'il a fait conseiller au Châte-
telet et qu'il avait marié, depuis deux mois, avec une
fille de madame Etienne, libraire, a été se plaindre
chez M. le premier président, lequel l'a renvoyé à
M. l'archevêque* qui a opposé le défaut de preuve de
confession. A force d'aller et venir, M. le principal est
mort sans confession ni sacrements. Il est regardé dans
' Pierre-François-Joachim Bouëttin, curé de Saiiit-Elienne-du-Mont
depuis 17i4, dit le frère Bouëttin parce qu'il était chanoine de l'abbaye
de Sainte-Geneviève.
* Ces billets devaient constater que le porteur s'était réellement confessé
à un prêtre constituticnnaire, c'est-à-dire qui avait accepté la bulle Unige-
nitits. Ils avaient été dirigés, dans l'origine, contre les protestants et em-
ployés, ensuite contre les appelants de la Constitution, l^'archevéque venait
d'en ordonner la stricte exécution.
^ Christophe de Beaumont.
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[juin 1749] DE E. J. V. BARBIER. 85
Paris, par un très-grand nombre de gens, comme un
saint, et par les piélats et le jiarti contraire presque
comme un hérétique. On doutait même de la suite
pour la sépulture en terre sainte, et, ce qu'il y a de
plus plaisant, c'est qu'il a fait quantité d'hymnes', tant
bonnes que mauvaises, qui sont toutes dans le bréviaire
de Paris et que Ton chante tous les jours à l'église. Ce-
pendant, il a été enterié dimanche, 22 , le soir, parce
que le curé de Saint-Etienne, père de Sainte-Geneviève,
bon moliniste, n'a pas voulu, dit-on, dire une messe
surson corps. On l'a présenté à Saint-Etienne et on l'a
ramené à la chapelle de Saint-Jean de Beauvais, où il
a été enterré en grande pompe. Il y avait, à ce qu'on
dit, quatre mille personnes de toutes soi ies d'états ,
docteurs de Sorbonne, gens de l'Université, et quantité
de magistrats du parlement et autres qui avaient été
élevés par lui.
Quoi qu'il en soit, saint ou hérétique, son neveu le
conseiller est son légataire universel et profitera égale-
ment du bien qu'il a acquis dans les deux qualités.
— Cette affaire de jansénisme n'est pas près de tom-
ber'. M. l'archevêque, qui paraissait dans le commen-
cement ne vouloir se mêler de rien, lâche tous les
jours des lettres de cachet pour éloigner des ecclésias-
tiques et ôte des pouvoirs à d'autres, de concert avec
l'évêque de Mirepoix\ Mais comme il y a de la res-
' On a publié un Recueil des œuvres de M. Coffin, Paris, J. Th. Hérissant ,
1755, 2 vol. in-12.
"^ Le refus de sacrements fait au professeur Coffin fut, en effet, l'origine
de la lutte acharnée qui s'engagea entre la magistrature et le clergé à l'oc-
casion des billets de confession, et qui causa tant de troubles en France
pendant le dernier tiers du règne de Louis XV.
* Boyer. Voir tome II . page 351 .
86 JOURNAL [jiJiN 1749]
source dans ce parti janséniste qui a de l'argent, les ec-
clésiastiques et autres gens qui n'ont point d'autres
ressources, se renouvellent toujours dans cette so-
ciété. Aussi celle-ci ne finira pas de sitôt, parce que
ces gens-là y entraînent du public, hommes et femmes,
qui prennent parti de bonne foi et sans intérêt.
— Presque tout ce mois-ci, il a fait froid de façon que
l'on a été obligé de refaire du feu dans toutes les mai-
sons. Heureusement que cela n'a pas fait grand dom-
mage pour les biens de la terre.
— Le roi, le 3 de ce mois, a fait la revue des deux
compagnies de mousquetaires seulement dans le bois
de Boulogne, au rond de Mortemart. Les portes du bois
étaient fermées pour le peuple à pied et pour les fiacres. Il
y avait, malgré cela, une grande quantité de carosses,
quoiqu'il eût plu toute l'après-midi. Le roi, en faisant
la revue et passant dans les rangs à cheval, a été bien
mouillé ainsi que M. le Dauphin et toute sa suite.
Mesdames de France, madame Infante de Parme * et
plusieurs dames de la cour ont passé dans les rangs,
en carrosses à huit chevaux.
Après la revue, le roi, à cheval et en redingote, a
été souper et coucher au château de la Muette, et le
vendredi , 4 , il est parti à quatre heures de l'après-
midi pour Compiègne. La reine et Mesdames sont par-
ties deux jours après.
' Marle-Élisabeth-Louise- Antoinette, née le 31 décembre 1741, fille de
Louise-Elisabeth de France et de l'infant don Philippe, duc de Parme.
Bien que ces noms soient les seuls que contiennent V J Imanacli royal, VAl-
manach généalogique, etc., les auteurs du Mercure de France ainsi que le
Journal litslorique du règne de Louis XV ^ désignent constamment cette prin-
cesse sous le nom d'infante Isabelle.
[juillet 1749] DE E. J. F. BARBIER. 87
Juillet. — Aventure extraordinaire. M. d'Hilaire,
ayant servi dix-huit ans dans les troupes, même en qua-
lité de capitaine, et ayant ou quitté ou été réformé
depuis la paix, s'est avisé de vouloir se décorer de la
croix de Saint-Louis qui ne lui avait point été donnée.
Il a commencé par escroquer une somme de douze
cents livres au commandeur de Malte de Trenche, qui
est de la maison de Grimaldi , à qui il a fait entendre
que pour cette somme, dont il avait besoin pour donner
à un premier commis du bureau ou autre , il se ferait
donner la croix de Saint-Louis. Pour justifier son em-
prunt et aussi, dit-on, pour se marier, il a acheté une
croix de Saint-Louis et l'a portée. Un jour, un officier
de son régiment, qui était son ancien et qui n'avait pas
pu obtenir la croix, l'ayant rencontré, en alla porter ses
plaintes à M. d'Argenson, qui lui répondit que cela
n'était pas et qui fit vérifier le fait sur les registres. On
a approfondi l'affaire, et l'homme a été arrêté et con-
duit en prison.
Il y a eu, à ce sujet, un grand conseil de guerre, à
l'hôtel des Invalides, composé de onze lieutenants gé-
néraux et de quelques maréchaux de camp, où prési-
dait M. le maréchal duc de Beile-Isle. Le sieur d'Hilaire
a été condamné à avoir la croix arrachée, par un ma-
jor des invalides , à la tête de la garde doublée ; en
dix ans de prison ; déclaré incapable de servir dans les
troupes du roi, même en qualité de soldat, et défense
à lui, après les dix années, d'approcher du roi et de la
cour de trente lieues. Ce jugement-là est sévère, mais
aussi le cas est grave.
— Autre aventure. Le sieur La Hure, maître tailleur, à
Paris, après vingt-cinq ans de mariage avec une femme
88 JOURNAL [juillet 1749]
qui a aujourd'hui cinquante ans, vient de former sa
demande en nullité et cassation de son mariage, sur
le fondement d'impuissance de sa femme. Il prétend
que celle-ci est mal conformée et demande qu'elle soit
■visitée. Cette affaire se plaide à l'officialité, et il y a des
mémoires de part et d'autre. On le soutient non re-
cevable dans sa demande par le laps de vingt-cinq
années de mariage. 11 prétend, de son côté, que depuis
vingt-cinq ans il n'a point de femme, et que c'est par
pudeur qu'il n'a point intenté d'action. Il fait assez
entendre que, jusqu'ici, il a pu se pourvoir d'un autre
côté, mais qu'à présent, par piété et par religion, il ne
veut plus mener la même conduite et qu'il veut se ma-
rier légitimement.
Cette affaire sera jugée incessamment en l'officialité.
M. l'official a pris deux avocats en matière bénéficiale,
M. deLaverdy et un autre, pour juger avec lui. Pendant
les plaidoiries, il n'entre que des gens en robe.
— On arrête tous les jours, pour trois cas différents,
une grande quantité de personnes, ecclésiastiques,
gens de lettres et autres, que l'on met à la Bastille ou
au For-l'Évêque.
1" On dit qu'il a paru, il y a trois semaines, des vers
épouvantables contre le roi, on prétend même une
histoire de sa vie, et on fait des recherches très-vives
pour tâcher d'en découvrir les auteurs de main en
main. On dit qu'un jeune homme qui avait une copie
de ces vers, ayant été pris, a déclaré que M. Sigorgne,
professeur de philosophie au Plessis \ les lui avait dic-
' Voir tome I",page 230, note 3. Ce collège avait été fondé, vers 1322,
par Geoffroi du Plessis Balisson, notaire apostolique et secrétaire de
[juillet 1749] DE E. J. F. BARBIER. 89
tés par cœur, et l'on a arrêté ce professeur. Ainsi de
plusieurs autres qu'on interroge. On ajoute que le
bourreau est entré à la Bastille, et l'on compte que
c'est pour le sieur Sigorgne , qui était un homme
dangereux. En effet, on ne parle plus de lui'.
On a arrêté aussi M. Diderot, homme d'esprit et de
belles-lettres, que l'on soupçonne être l'auteur d'une
brochure qui a paru sous le titre de Thérèse philoso-
phe^ et qui contient l'histoire du père Girard et la de-
moiselle La Cadière^, qui a fait tant de bruit ^ Dans ce
livre, qui est charmant et très-bien écrit, il y a des
conversations sur la religion naturelle qui sont de la
dernière force et très-dangereuses. On accuse aussi
M. Diderot d'autres livres de cette espèce, comme les
Pensées philosophiques'' . A l'égard de ces écrits, qui
Philippe le Long. Il fut réuni à la Sorbonne en \ 647, et prit alors le nom
du Plessis-Sorbonne.
' Cette supposition était complètement erronée. Pierre Sigorgne, né en
1719, docteur de la maison et société de Sorbonne, devint grand vicaire
du diocèse de Mâcon et mourut dans cette ville en 1809, honoré du titre
de correspondant de l'Institut que lui avaient mérité ses travaux en phy-
sique, en astronomie, etc. Par un contraste assez bizarre avec le motif qui
avait motivé sa détention à la Bastille, il prononça, à Provins, en 1774,
une Oraison funèbre de Louis XT^.
^ Sous les noms de D. Dirrag et de mademoiselle Eradice, leur ana-
gramme. Cet ouvrage n'est point de Diderot, mais d'un sieur Montigny,
commissaire des guerres, qui resta huit mois à la Bastille à cette occa-
sion . La cause de l'emprisonnement de Diderot fut sa Lettre sur les aveu-
gles à V usage de ceux qui voient , Londres, 1749, in-12. MM. Dupré de
Saint-Maur et Réaumur, qui s'y trouvèrent attaqués, portèrent plainte et
firent mettre l'auteur au donjon de Vincennes.
' Voir tome I", pages 357 et 368.
* Pensées philosophiques, La Haye, 1746, in-12. Cet ouvrage fut con-
damné au feu par arrêt du parlement du 7 juillet de la même année. Il
fut imprimé, dans la suite, sous le titre de : Étrennes aux esprits forts,
90 JOURNAL [JUILLET 1749J
n'ont d'autre crime que l'esprit et la police sur les
mœurs, comme cela n'est lu que par peu de personnes,
le crédit et la protection peuvent sauver ces sortes de
gens ; mais pour les auteurs des vers outrageants con-
tre le roi, il ne devrait point y avoir de pardon, et
l'on devrait les punir sévèrement. Cela est, à tous
égards, épouvantable.
2° On arrête des jeunes gens pour débauche entre
eux ou avec gens plus âgés.
3° On poursuit vivement les jansénistes déclarés.
M. l'évéque de Mirepoix , qui a la confiance du roi , et
M. l'archevêque de Paris voudraient bien détruire
celte secte. Mais ils auront bien de la peine , et les
vexations ne feront qu'augmenter et fortifier ce parti.
— M. Coffin , conseiller au Châtelet, a fait impri-
mer, et distribuer dans tout Paris, deux consultations *
signées de quarante et un avocats , des 2 et 1 6 de ce
mois , sur un mémoire donné en son nom , pour sa-
voir s'il n'était pas en droit de demander, contre le
curé de Saint-Étienne-du-Mont, la réparation du refus
des sacrements fait à M. Coffm, son oncle, sous pré-
texte qu'on ne rapportait pas un certificat de confes-
sion , et à quel tribunal il pouvait s'adresser. La con-
sultation décide qu'il est bien fondé , et qu'il doit
s'adresser au parlement comme protecteur et conser-
Londres, 1757, m-12. Enfin, Naigeon le publia de nouveau, en 1770,
dans le Recueil philosophique, avec une addition de Diderot qui renferme
soixante-dix pensées nouvelles.
' La première, du 2 juillet, ayant pour titre : Mémoire à consulter,
était signée deGuillet de Blaru, Visinieret de vingt-six autres avocats. La
seconde, du 16, portait les signatures de treize avocats, en tête desquels
figurait Prévost.
[JUILLET 1749] DE E. J. F. BARBIER. 91
valeur des droits des citoyens et des sujets du roi.
L'on y établit que cette nécessité d'un certificat de
confession , par rapport à un homme connu , est ab-
solument contraire au rituel de Paris et à toutes les
règles. M. Coffm , dans son mémoire, rend compte
de la conversation qu'il a eue avec M. l'archevêque
de Paris, d'où il résulte que le refus des sacrements
doit être fait à ceux dont on a quelque soupçon sur
la soumission à la Constitution comme doctrine uni-
verselle de l'Église.
— On dit que ce M. Coffm n'est nullement jansé-
niste outré ; il doit même être ennuyé d'en avoir trop
entendu parler. Mais plusieurs de messieurs du parle-
ment , gens du parti , l'ont forcé de faire cette démarche
sous prétexte de venger la mémoire de son oncle. Ils
lui avaient fait dresser une requête pour la présenter à
la cour; mais on a craint de le trop compromettre , et
on a pris le parti du mémoire à consulter qui serait
dénoncé par plusieurs de Messieurs, à une assemblée.
On voit la malignité de ce mémoire, pour rendre ces
faits publics et pour indisposer sur la conduite de l'ar-
chevêque, par la consultation des quarante et un avo-
cats. Il eût été plus prudent à M. Coffm de se conten-
ter de la réputation de son oncle et de son legs uni-
versel, plutôt que d'attacher le grelot dans une matière
aussi intéressante et qui peut avoir des suites.
— Mardi, 22, il y avait assemblée de chambres pour
la réception d'un conseiller au parlement. Plusieurs
conseillers, au nombre de vingt ou vingt-cinq, se sont
levés pour parler de ce mémoire et pour envoyer cher-
cher les gens du roi afin de le leur remettre. Mais le pre-
mier président, qui ne s'attendait pas à cela, a eu la pré-
92 JOURNAL [jdillet 1749]
senced'espritd'arrêtercette vivacité, en disantqu'il était
trop tard, et il a fait remettre rassemblée des chambres,
pour cela, à mardi, 29. Pendant ce délai, il aura le
temps d'instruire la cour de ce qui s'est passé pour
prendre un parti. Nous verrons ce qui arrivera de
cette affaire.
— Je ne sais si j'ai marqué ci-dessus que M. de Cau-
martin , marquis de Saint-Ange , maître des requêtes ,
fils de M. de Caumartin , conseiller d'État , décédé il
y a près d'un an, neveu, à la mode de Bretagne, de
M. le vicomte d'Argenson , ministre, et neveu , par sa
mère, de M. Gilbert, conseiller d'État, ci-devant avo-
cat général , a épousé , il y a un mois , la fille de
M. Moufle de La Tliuilerie, qui était trésorier de la ma-
rine, et qui a fait une espèce de banqueroute par ses
folles dépenses. Elle a, du chef de sa mère, sept à
huit cent mille livres de bien. M. de Caumartin , qui
n'est pas si riche , et qui est d'une ancienne maison de
robe, a été obligé, pour se soutenir, de faire ce ma-
riage.
— Le roi a mandé, à Compiègne, le premier prési-
dent et les gens du roi , auxquels il a dit : « L'objet de
la délibération de mon parlement , dont vous m'avez
rendu compte, est si important, et il intéresse tellement
le bien commun de tout mon royaume , que l'on doit
se reposer sur moi d'y pourvoir. C'est sur quoi je
prendrai les mesures les plus convenables à mon res-
pect pour la religion, et à l'attention que je donne à
maintenir la tranquillité publique. Je vous charge donc
et vous ordonne de dire, de ma part, à mon parle-
ment , qu'il suspende toutes poursuites sur la matière
dont il s'agit , et qu'il attende que je lui fasse savoir
[AOUT 1749] DE E. J. F. BARBIER. 93
mes intentions sur ce sujet pour s'y conformer avec
le respect et la soumission qui me sont dus. »
— ■ Mardi, 29 , le parlement s'est assemblé ; le pre-
mier président a rendu compte de la réponse du roi,
qui a été enregistrée. Le parlement s'est séparé, et on
compte que cela n'aura aucune suite : c'est le plus
sage.
— La Hure , taiileui', a perdu sa cause et a été dé-
claré non recevable par jugement de l'officialité , ap-
paremment sur le laps de vingt-cinq années de mariage.
Cela a paru extraordinaire , d'autant que c'est autori-
ser cet homme , qui n'a guère plus de quarante-cinq
ans , à vivre dans le désordre.
Août. — Arrêt du conseil , du 1 ^"^ de ce mois , qui
supprime quatre consultations ^ sui" le mémoire à
consulter, comme renfermant des questions et des
propositions dangereuses et capables de troubler la
tranquillité publique. Point de règlement, par consé-
quent, sur cette matière, au moyen de quoi les évé-
ques seront libres d'agir chacun à leur fantaisie, dans
leurs diocèses, pour faire refuser les sacrements, ce qui
pourrait produire un schisme dangereux.
— Le roi est revenu de Compiègne ^, et, aussitôt son
retour, il n'est question que de petits voyages à la
Muette, à Choisy, à Rambouillet, chez madame la
comtesse de Toulouse, et à Crécy, chez madame la
' Les consultations mentionnées plus haut (page 90) , et deux autres
qui portaient la date du 19 juillet. L'une de celles-ci, ayant aussi pour
titre Mémoire à consulter, portait la signature de Pothouin et de huit
autres avocats; la seconde n'était signée que de quatre avocats seulement.
L'arrêt est imprimé dans les Nouvelles ecclésiastiques du 1 8 septembre 1 749 ,
* Il y était depuis le 4 juillet. Voir ci-dessus, page 86.
94 JOURNAL [août 1749]
marquise de Pompadour. Le seul inconvénient de
tous ces voyages , sont les affaires qui remplissent les
portefeuilles des ministres et qui ne finissent pas. Peut-
être y a-t-il un coup de politique à engager le roi dans
tous ces voyages qui se succèdent , pour lui faire sen-
tir la nécessité d'un premier ministre, ou, au moins,
de quelqu'un qui, sans en avoir le titre, en fasse les
fonctions et en ait le crédit. M. d'Argenson, qui a
toute la confiance du roi , serait bien capable d'avoir
ces vues , d'autant que l'on dit qu'il ne vise point à la
place de chancelier de France. Celle-ci peut, en effet,
devenir vacante tous les jours par la mort de M. d'A-
guessean, qui a plus de quatre-vingts ans, et c'est,
sans difficulté , la plus grande place du royaume ; mais
elle est si belle et si grave que le chancelier n'approche
du roi que pour les conseils. Il ne marche qu'avec
dignité et ne mange jamais avec le roi parce qu'il est
de robe. Il n'est pas non plus des parties de voyage ni
des petits appartements ; au lieu que la place de mi-
nistre est bien plus propre à la faveur et à la familia-
rité.
— 'M. de Bernage, prévôt des marchands, qui est
cousin de M. le comte d'Argenson , est continué dans
cette place pour trois ans, ce qui sera d'autant plus
avantageux que , suivant les projets, la Ville fera faire
des ouvrages considérables , dont les marchés pro-
duisent toujours au prévôt des marchands. On dit
qu'il a, de droit, le sou pour livre.
— Le 1G, jour de Saint-Roch, lendemain de la
Vierge, on a procédé, comme tous les ans, à l'élec-
tion de deux nouveaux échevins. Cette élection n'est
que pour la forme : on sait, plus de quatre ans de-
[AOUT 1749] DE E. J. F. BARBIER. 95
vaut, qui seront les échevins nommés, dont l'un est
officier de la Ville, conseiller ou quartinier, et l'autre
un bouigeois.
On mande, pour cet effet, quatre notables de cha-
cun des seize quartiers de Paris, qui vont signer un
premier procès-verbal chez le quartinier de leur quar-
tier'. On donne à chacun une livre de bougie, et,
par le procès-verbal, il leur est enjoint, par le quarti-
nier, d'attendre le jour de Saint-Roch, et de se tenir
prêts, chez eux, jusqu'à midi sonné. Le matin de ce
jour-là, on les tire au sort à l'Hôtel de Ville, et il y en
a deux de brûlés des quatre. C'est encore de forme ,
car les amis des échevins et des quartiniers sont con-
servés. Ensuite, un huissier de la Ville, dans un car-
rosse , va prendre les deux notables dans chaque quar-
tier, ce qui fait trente-deux, lesquels se rendent à
l'Hôtel de Ville.
Quand tout est assemblé, on nomme quatre scru-
tateurs pour recevoir les billets ou bulletins cachetés ,
que le quartinier donne à ses notables, où est le nom
de celui qui est désigné pour être échevin, et celui
des deux qui a le plus de voix est le premier échevin.
' On donnait le nom de Quartinier à un officier royal et municipal pré-
])osé à l'un des quartiers de la ville de Paris pour y faire exécuter les
oi'donnances et mandements du bureau de la Ville, et y exercer certaines
fonctions de police. Ces places étaient, dans l'origine, des commissions à
vie. Par édit du mois de juillet 1681, il fut créé seize offices de quarti-
niers, auxquels le roi attribua le titre de ses conseillers, répondant aux
seize quartiers entre lesquels la ville se trouvait alors partagée. Plus tard,
en 1702, lors de la nouvelle division en vingt quartiers, il fut aussi créé
quatre nouveaux offices de quartiniers ; mais les anciens en obtinrent la
réunion à leur compagnie l'année suivante. En conséquence, il continua
à n'y avoir que seize quartiniers en titre, qui eurent chacun leur quar-
tier suivant l'ancienne division .
96 JOURNAL [aodt 1749]
Ordinairement, c'est un officier de Ville : les qiiarti-
niers s'arrangent , pour cela , avec le prévôt des mar-
chands. Le premier scrutateur est toujours un magis-
trat , jeune homme , qu'on appelle le scrutateur royal.
C'est lui qui porte la parole devant le roi, en lui pré-
sentant les échevins ; le second est un conseiller de
Ville, le troisième un quartinier et le quatrième un
des plus notables des mandés.
Il y a ensuite un discours du prévôt des marchands
et un du procureur du roi. Les quatre scrutateurs
prêtent serment sur le crucifix, entre les mains du
prévôt des marchands, et ensuite le scrutateur royal
prend le crucifix et reçoit le serment de tous les no-
tables mandés qui donnent leur bulletin. Quand l'élec-
tion est faite, on ôte ses robes et l'on se met à une
grande table longue , d'environ cent couverts , où il
y a toujours un magnifique dîner, et chacun des con-
viés a devant lui une belle corbeille de confitures
sèches qu'il emporte.
Le lendemain, 1 7, on se rend à l'Hôtel de Ville à huit
heures , où l'on déjeune. Le prévôt des marchands ,
les deux anciens échevins, le procureur du roi, des
conseillers et quartiniers , avec les deux nouveaux
échevins , montent dans des carrosses de la Ville à
quatre et à six chevaux. Le scrutateur royal mène les
trois autres scrutateurs dans son carrosse , et tout cela
part pour Versailles, en grand cortège, à huit ou dix
carrosses , accompagnés d'officiers et gardes de la Ville
achevai. Cela arrive à Versailles pour l'heure que le
roi a indiquée pour cette cérémonie. Ils se rendent
d'abord dans une grande salle par bas, que l'on dit
être la salle des ambassadeurs. Ils vont rendre visite
[AOUT 1749] DE E. J. F. BARBIER. 97
au gouverneur de Paris, qui est logé dans le château,
et ils reviennent dans leur salle , où le grand maître
des cérémonies vient les prendre et les conduire , avec
le gouverneur de Paris à leur lêtC;, au cabinet du roi.
Le roi est au fond , assis dans un fauteuil , son cha-
peau sur la tête , entouré de ses ministres, cardinaux,
évêques et seigneurs. On avance vers lui avec de
grandes révérences, puis toute cette bande, prévôt
des marchands et autres, se mettent un genou en terre.
Le scrutateur royal, à genoux, fait un discours au roi,
lui remet un double du procès-verbal d'élection, et
lui présente les deux nouveaux échevins , lesquels
prêtent serment entre les mains du roi sur la formule
qui est lue par le secrétaire d'État de Paris*; après
quoi cette bande se lève. Le roi ne dit mot et reste
couvert. On se retire à reculons jusqu'à la porte ; on
fait de profondes révérences , et l'on sort.
On va de même chez la reine , laquelle est assise
dans un fauteuil, avec toutes les mêmes cérémo-
nies , à l'exception du discours du scrutateur royal
et du serment. C'est le prévôt des marchands qui lui
fait un petit compliment , à genoux , et l'on sort en
reculant.
On va de là chez M. le Dauphin qui est assis dans
un fauteuil, couvert, mais qui ôte son chapeau. Le
prévôt des marchands lui fait un petit discours d'une
phrase , auquel il répond une politesse. Toute la bande
reste debout, et, après une profonde révérence, se
retourne pour s'en aller.
• C'était, à cette époque, le comte d'Argenson qui avait Paris et toute
l'Ile de France, etc., sous sa direction, comme étant chargé du départe-
ment de la maison du roi, etc.
m 7
98 JOURNAL [août 1749]
De même chez madame la Dauphine. Ensuite chez
Mesdames de Fiance , qui reçoivent la présentation
debout. Il n'y a plus de grand maître des cérémonies,
et elles répondent chacune un remerciment au com-
pliment du prévôt des marchands.
Comme cette cérémonie est longue , quand on
est sorti du château, on va, dans des chaises à por-
teur, à l'hôtel de M. le gouverneur de Paris, dans
Versailles, où il n'est pas, mais où il fait préparer un
rafraîchissement de langues, biscuits et fruits. En-
suite , dans les chaises à porteur, le prévôt des mar-
chands et toute la Ville, ce qui fait environ vingt
personnes , vont rendre visite dans le château à tous
les ministres et à tous ceux qui composent le conseil
royal. Après quoi la Ville remonte dans ses carrosses
et revient à l'hôtel de ville , où il y a un bon dîner-
souper, et les quatre scrutateurs ont encore un pré-
sent de bougies ou de sucre pour les remercier de
leur peine.
— Dans la Gazette du 23 , on a déclaré que le roi
a déterminé la place où il permet à la Ville de lui faire
ériger une statue , entre la rue de Seine , le carrefour
Bussy, la rue des Grands-Augustins et le quai. Ce n'est
pas dire, cependant, qu'on prendra absolument tout ce
terrain , car il faudrait abattre le collège des Quatre-
Nations, etc., ce qui ferait un furieux fracas dans ce
quartier, mais seulement que la place est désignée
dans cet espace de terrain. Cela est si vrai que, comme
M. le prince de Conti est reçu grand prieur de France
et qu'il a pris possession du Temple , qui est le grand
prieuré, et qui est un très-beau palais, le roi lui fait
vendre l'hôtel de Conti à la Ville , pour bâtir un hôtel
il
[aodt 1749] DE E. J. F. BARBIER. 99
de ville magnifique \ On n'en sait pas positivement
le prix, mais on dit seize ou dix -huit cent mille livres,
dont moitié pour M. le prince de Conti, pour payer
ses dettes , et l'autre moitié à madame la duchesse
de Chartres, sa sœur.
— Le 26, messieurs les ducs de Biron*, colonel du
régiment des gardes, et de Gramont', ont été reçus
ducs et pairs au parlement. Tous les sergents aux
gardes étaient en habit dans la grand'chambre , et il
y avait M. le comte de Charolais ainsi que dix ou
douze ducs et pairs.
— Autre nouvelle à quoi on ne s'attendait pas.
Mercredi, 27, M. le prévôt des marchands, les quatre
échevins et le procureur du roi , allèrent , à cinq
heures du matin, au magasin de l'Opéra, mettre le
scellé chez le sieur Tréfontaine% directeur de l'Opéra,
qui y a son logement ; chez le sieur Berthelin de Neu-
ville , caissier, et ensuite au théâtre. Le roi a donné
la direction de l'Opéra à messieurs de Ville , toujours
sous la dépendance du secrétaire d'État de Paris.
On a fait des procès-verbaux de tout.
— Vendredi, 29, le prévôt des marchands et les
* L'hôtel de Confi fut effectivement acheté par la Ville, en 1751, mais
on ne donna pas suite au projet d'y construire un nouvel hôtel de ville.
On renonça également à y étahlir la comédie française, comme cela avait
été proposé. L'hôtel de Conti resta sans destination jusqu'en 1758, que le
garde-meuble delà couronne y fut transféré. Enfin, en 1768, cet hôtel
fut démoli, et on éleva, sur son emplacement, l'hôtel des monnaies actuel.
' Louis-Antoine, né en 1701, pair par démission de son frère Jean-
Louis, abbé de Moissac.
* Antoine-Antonin, né le 19 avril 1722.
^ Les sieurs Tréfontaine et Saint-Germain avaient été chargés de la ré-
gie de l'Opéra en 1747, après la mort du sieur Berger qui en avait eu le
privilège en 1744.
100 JOURNAL [sept. 1749]
quatre éclievins assistèrent à la représentation de
l'Opéra, dans le second balcon du côté du roi'. Au banc
de derrière étaient le procureur du roi, le greffier et
le receveur. M. le duc de Gèvres était dans une petite
loge du théâtre avec M. d'Argenson, secrétaire d'État.
Le public paraît content de ce changement. L'Opéra
a beaucoup de dettes ^ et de pensions qu'on ne payait
point. Les acteurs étaient mal payés, aussi bien que
les fournisseurs, de tout ce qui est nécessaire pour ce
spectacle. Les directeuis , qui ne cheiclient qu à ga-
gner, ménageaient sur tout, et ce spectacle aurait sans
doute manqué à la fin. Au lieu que la Ville ayant cette
direction , tout sera en règle , et l'on travaillera à
mettre ce spectacle, qui doit être le plus beau de l'Eu-
rope 5 à sa perfection , même à bâtir une salle de
spectacle , car il est honteux , pour une ville comme
Paris , que la salle de l'Opéra y soit plus petite et
moins ornée qu'aucune de celles des villes de l'Eu-
rope. Ce qu'il y aura de plus difficile pour le corps
de Ville, sera la police et la manutention des acteurs
et actrices , qui sont un genre de peuple très-embar-
rassant à mener.
Septembre. — On continue de travaillei' à force au
château de Bel-Air, au-dessus de Sèvres et au-dessous
de Meudon. Cela ne sera qu'une très-petile maison
de plaisance, ayant une très -belle vue et dans une très-
belle situation. Ce bâtiment, que l'on disait être pour
' On croyait que cesecond balcon serait affecté à la Ville; mais, par la
suite, ces messieurs ont pris une petite loge aux troisièmes, de celles qui
sont louées à l'année. [Note de Barbier.)
* A la mort du directeur Berger, les dettes de l'Opéra se montaient i\
quatre ou cinq cent mille livres.
[sept. 1749] DE E. J. F. BARBIER. 101
madame la marquise de Pompadour, a fait un peu
crier les gens qui trouvent à redire à tout. Mais on a
bien payé les teires et on paye bien les ouvriers. Cette
dépense ne fait pas grand tort à l'Etat.
— -Mercredi, 10, le roi part de Versailles pour al-
ler passer quelques jours à Crécy*, chez madame la
Marquise. Il va de là, avec nombre de favoris, à Na-
varre , chez le duc de Bouillon , et ensuite au Havre
pour voir la mer. C'est un voyage de treize à quatorze
jours, qui est une complaisance du roi pour madame la
Marquise qui n'a jamais vu la mer ^ Cela est très-natu-
rel et ne peut être critiqué que par les gens de mauvaise
humeur. M. le comte de Saint-Florentin , secrétaire
d'État, est du voyage comme n'ayant jamais vu la mer.
— On a beaucoup parlé d'un dessein de faire payer
aux ecclésiastiques le vingtième de leurs biens et de
leurs revenus, ce qui avait plusieurs bons objets. Le
premier, de connaître, au vrai, en quoi consistent les
revenus ecclésiastiques, qui font une partie trop consi-
dérable des biens du royaume. Le second, de les faire
contribuer, comme les autres sujets , aux charges de
l'État, ce qui serait juste : d'autant que, par leurs dif-
férents dons gratuits, pour lesquels même ils font des
emprunts, ils payent peu de chose en comparaison
des autres. Le troisième, de soulager le bas clergé qui
' Nous saisirons cette occasion pour rectifier la note de la page 490 du
tome II qui , développant l'assertion de Barbier, place en Brie le mar-
quisat de Crécy, tandis que le château acheté par madame de Pompadour
était celui de Crécy-Couvé, sur la rivière de Biaise, à 11 kilomètres au
sud-ouest de Dreux, et ix 92 kilomètres de Paris. Cette terre de Crécy
devint plus tard, en 1757, la propriété du duc de Penthiévre.
' On dit que cette prétendue complaisance n'est qu'un prétexte pour
voir l'état de la marine [Note de Barbier).
III r
102 JOURNAL [SEPT. 1749]
est opprimé par les évéques. Les curés de tout le
royaume, et tous les petits bénéficiers, sont accablés de
décimes par la répartition qui se fait dans chaque dio-
cèse, au lieu qu'ils ne payeraient , par l'imposition du
vingtième, qu'à proportion de leur revenu effectif.
— On a parlé aussi d'un édit pour ne plus recevoir
de novices dans les communautés qu'à vingt-six ans
pour les hommes , et à vingt-deux ans pour les filles ,
ce qui est conforme aux anciennes ordonnances, et
diminuerait bien le nombre des religieux et religieuses
qui s'engagent par mécontentement , paresse ou autre
raison, mais sans connaissance de cause, à quinze ou
seize ans. C'était un coup de politique, attendu la di-
minution de l'espèce dans le royaume par les guerres,
et, de plus , par le luxe qui empêche presque tous les
gens sensés de se marier, par la dépense d'un ménage,
dans toutes sortes de conditions. On n'entend plus
parler, non plus, de cet édit.
— Il paraît, cependant, qu'on n'a pas absolument
abandonné le projet de réforme sur les ecclésiastiques.
Un nouvel édit du mois d'août*, enregistré au parle-
ment le 2 de ce mois , défend toutes nouvelles fonda-
tions de chapitres, collèges, séminaires, de toutes
maisons ou communautés religieuses, et de tout corps
ecclésiastique, à peine de nullité, sinon par per-
mission expresse, en vertu de lettres patentes; dé-
clare nuls tous les établissements faits avant l'année
1666, qui n'ont point été autorisés par des lettres
patentes ; défend à tous les gens de mainmorte
d'acquérir, posséder ni recevoir, à l'avenir, aucuns
fonds de terre , maisons , rentes foncières même con-
Cet édit est l'un des plus importants du règne de Louis XV.
[SEPT. 1749] DE E. J. F. BARBIER. 103
stituées sur particuliers, sans lettres patentes, etc., etc*
Le motif de cet édit, est la conservation des biens dans
les familles et l'intérêt des seigneurs dans la mou-
vance desquels pourraient être les biens donnés aux
gens de mainmorte ou acquis par eux.
— Jeudi , 28 , madame Victoire , quatrième fille du
roi, revenue depuis quelque temps de Fontevrault, a
fait une espèce d'entrée à Paris , qu'elle n'avait jamais
vu. Elle est venue à Notre-Dame, entendre la messe.
Ses trois sœurs , madame Infante , ducbesse de Parme ,
madame Henriette et madame Adélaïde, étaient du
voyage qui leur a fait une partie de plaisir. Mais,
comme elles sont déjà venues à Paris , les honneurs
étaient pour madame Victoire.
Cette jeune princesse, qui a seize ans, est venue la
première, seule, dans un carrosse du roi, avec ses
dames. M. le duc de Gèvres, avec le prévôt des mar-
chands et la Ville , a été la recevoir au bout du quai
des Tuileries , lui a fait un compliment et lui a pré-
senté les clefs de la ville. Quoique les terres de M. le
duc de Gèvres soient saisies réellement, ce sei-
gneur avait un train magnifique, à son ordinaire:
quatre ou cinq carrosses à six chevaux, des pages ,
ses gardes , et plus de soixante personnes de livrée.
La princesse est venue ainsi à Notre-Dame, où il y
avait des gardes du corps et des Cent-Suisses. Le canon
a tiré. M. l'archevêque, à la tête du clergé, en habits
pontificaux , en crosse et en mitre , avec la croix , a
été la recevoir au bas de la nef, et l'a conduite dans
le chœur, pour faire sa prière, ensuite dans la cha-
pelle de la Vierge pour y entendre une messe en mu-
sique, sans violons cependant. Pendant celle cérémo-
104 JOURNAL [sept. 1749]
nie, les trois autres princesses sont arrivées ; mais l'ar-
chevêque n'a point été les recevoir. Après la messe,
elles sont toutes sorties , en ordre de naissance. Elles
sont remontées, toutes les quatre, dans un même car-
rosse et ont été faire une prière à Sainte-Geneviève.
De là, elles sont venues au palais des Tuileries, où
elles ont diné avec toutes leurs dames. Il y avait une
table de vingt-cinq couverts.
Elles se sont promenées ensuite dans le jardin des
Tuileries où il y avait une grande affluence de monde
pour les voir. Au soleil, elles étaient comme d'autres
soleils. Elles étaient toutes les quatre, en effet, ma-
gnifiquement vêtues et toutes chargées de diamants
et pierreries à la tête , sur l'estomac , les épaules et
sur leurs robes. Madame Victoire est la plusjoHe des
quatre; elle est fort grasse et très- formée pour son
âge.
Après avoir fait plusieurs tours dans le jardin , elles
sont montées en carrosses, sur les six heures; elles
ont fait le tour des places des Victoires et de Ven-
dôme , après quoi elles ont passé par le Petit-Cours,
qui était ouvert *. 11 y avait, dans toute la longueur,
deux files de carrosses bourgeois ou de remises - ran-
gés pour les voir. Mais il était tard ; elles n'avaient
point de flambeaux , et on n'a vu passer que cinq
carrosses à huit chevaux avec des gardes et la suite.
— La maison du roi ne l'a pas suivi dans son
voyage , et il n'avait point les officiers de la bouche ,
mais ceux qui lui préparent à manger à Choisy. Ce
' Le Cours-la-Reine (voir tome II, page 399, note 3). Habituellement les
princes du sang avaient seuls le privilège de s'y promener en voiture.
' Les fiacres n'y entraient pas. [Note de Barbier.)
[ocT. 1749] DE E. J. F. BARBIER. 105
sont des cuisiniers et officiers de Paris qui sont choi-
sis par le gouverneur de ce château, et à qui on donne
cent écus au plus par an, pour se trouver à tous les
voyages ; ce que Ton trouve mal par deux raisons. La
première , que ces extraordinaires coûtent infiniment,
n'y ayant point d'ordre , ni maîtres d'hôtels , ni con-
trôleurs , ni pourvoyeurs ordinaires , et, par consé-
quent, bien du pillage. La seconde, qu'il n'est pas
trop séant que la personne du roi mange autrement
que par les officiers en charge de sa maison ; mais cela
est plus commode ou moins embarrassant. D'ailleurs,
les cuisiniers ayant charge ne sont pas trop habiles ;
les autres, pour les extraordinaires , sont les plus fins
de Paris.
Octobre. — Le roi est parti pour Fontainebleau avec
toute sa cour, à l'exception de madame la Dauphine
qui est restée à Versailles avec M. le Dauphin , parce
que si elle était devenue grosse, il aurait fallu qu'elle
fût restée à Fontainebleau pour ne pas risquer le mou-
vement du voyage.
— Pendant le séjour de Fontainebleau , il a été
question du bail des fermes générales qui est à cent
un millions et quelques cent mille livres ; elles étaient
auparavant à quatre-vingt-quinze millions. L'augmen-
tation est pour se rembourser, par les fermiers géné-
raux, de trente millions qu'ils ont prêtés au roi, à
raison de cinq millions par an pendant chacune des
six années du bail, et des intérêts à proportion.
Les sous-fermes ont aussi causé de grands mou-
vements par le nombre considérable de prétendants ,
car tout le monde veut faire fortune , et l'on compte
que c'est là la porte la plus sûre. Toutes les puissances
106 JOURNAL [DEC. 1749]
de la cour se sont intéressées pour leurs créatures , et
surtout pour en tirer des pots-de-vin ; mais beaucoup
d'appelés et peu d'élus. Le contrôleur général est
roide , et cette liste s'est faite secrètement et en con-
naissance de cause. Les sous-fermes ont été adjugées
à l'enchère par les différentes compagnies, et elles ont
aussi augmenté. On dit que le contrôleur général
s'est informé, par des faux frères, du véritable profit,
tant dans les fermes générales que dans les sous-
fermes. On ne cherche qu'à augmenter le revenu du
roi. Dieu veuille que cela soit employé utilement et
pour le bien de l'État.
— Le sieur Collin, qui a quitté sa charge de procu-
reur pour se livrer aux affaires de madame de Pom-
padour*, a eu quatre ou cinq sous d'intérêt dans les
sous-fermes, dont madame de Pompadour a fait les
fonds. Voilà un commencement de fortune fort hon-
nête. Il est logé dans le château à Versailles , et a tous
les agréments possibles.
Décembre. — M. le comte de Charolais fait encore
des siennes. Il a quitté madame de Courchamp,
femme du maître des requêtes et mère du conseiller
au parlement, qu'il avait enlevée et qu'il tenait enfer-
mée depuis nombre d'années , comme une esclave ,
dans une petite maison, au bas de Montmartre ^ Ce
prince a pris du goût pour une madame Breton, veuve
d'un homme d'affaires, jolie femme de vingt-deux ans,
riche et petite maîtresse de Paris. Son mari avait été at-
taché à la maison de Condé par des fermes , et M. Mé-
nage, son père, homme d'affaires très-riche, tient aussi
' Voir ci-dessus, page bb.
* Voir tome II, page 301 .
[DEC. 1749] DE E. J. F. BARBIER. 107
à ferme des biens de M. le comte de Charolais. Ce
prince a fait une réception marquée à madame Breton,
aux dernières fêtes de Chantilly, à la prise de posses-
sion de M. le prince deCondé, et, depuis ce temps, il
la suit partout, aux promenades publiques et aux spec-
tacles , et il voudrait avoir accès chez elle. Le petit
amour-propre de la jeune veuve a été flatté de laisser
entrevoir cela au public, en se montrant partout, sans
néanmoins aucun dessein, parce que Tesclavage connu
de madame de Courchamp n'est pas un appât sédui-
sant pour donner envie à qui que ce soit de lui succéder.
La famille, qui s'est aperçue de cette poursuite, en
a craint les conséquences , et le père a retiré sa fille
dans sa maison. Cette femme tient aujourd'hui à quel-
qu'un. M. Ménage est frère de madame de Villemur, de-
puis peu veuve du garde du trésor royal et une des
plus riches veuves de Paris. Il est, parla, oncle de ma-
dame la comtesse de Saint-Séverin d'Aragon, femme
du ministre d'État, et d'un grand seigneur; grand-oncle
de madame la marquise de Chazeron , fille du marquis
d'Yvetot et de mademoiselle de Villemur, aujourd'hui
madame de Saint-Séverin : le maïquis de Chazeron est
lieutenant général et cordon bleu ; sans compter des
receveurs généraux des finances, des conseillers au
parlement et autres per.sonnes faisant figure.
Le père gardant sa fille chez lui, M. le comte de
Charolais a été trouver M. le contrôleur général pour
le prier de rayer M. Ménage de toutes les sous-fermes
où il était. Ce ministre lui a répondu, avec bien du res-
pect, qu'il n'en était pas le maître; que M. Ménage était
grand travailleur, que c'était un homme utile au roi.
M. le comte de Charolais a fait dire alors à M. Ménage
108 JOURNAL [DEC. 1749]
qu'il se tînt chez lui un tel jour, et qu'il avait à lui par-
ler. Il l'a fait demander à sa porte , l'a fait descendre
dans la rue, le prince n'étant accompagné de qui que
ce soit, et lui a dit que s'il songeait à entrer dans quel-
que sous-ferme et qu'il n'amenât pas sa fille à un
bal chez le prince de Condé, il aurait affaire à lui.
M. Ménage n'a su que lui répondre. Il a été saisi de
crainte de quelque insulte et de quelques coups de
bâton. On a mis la jeune veuve dans un couvent, pour
être plus en sûreté, et on a cherché à la marier. Enfin
elle vient d'épouser M. le marquis de Monchi*, fils de
madame de Monchi, dame d'honneur de feu madame
la duchesse deBerri, qui a épousé, en secondes noces,
un lieutenant général^, gouverneur d'Aire en Flandre.
M. de Monchi est parent de la maison de Noailles, de
celle de La Force; c'est un homme de condition. Ils
sont partis de Paris pour aller se marier dans le gou-
vernement du beau-père, et doivent revenir le 20 de
ce mois. Elle sera présentée en cour et au roi, comme
femme de qualité, dans le mois de janvier.
— On a dit pour bon mot , que madame Breton
était allée prendre \e petit- lait eu Flandre, parce que
le marquis de Monchi est, dit-on, petit et laid. On
s'étonne fort de ce mariage et de l'embarras où peut
tomber le marquis de Monchi après les bruits qui se
* Charles -Germain de Bournel , baron de Monchi, de Thiem—
bronne, etc., mestre de camp de cavalerie, fils de Jean-Charles de Bour-
nel, lieutenant général, maître de la garde-robe du duc de Berri , et de
Catherine , nommée dame d'atour de la duchesse de Berri, en 1717. Il
mourut le 1"^ mars 1732, à l'âge de trente ans, laissant un fils de son
union avec madame Le Breton.
* N. Ceberet, nommé gouverneur d'Aire en 1742, et qui mourut dans
cette ville le 2S avril 1736, âgé de quatre-vingt-quatre ans.
[DEC. 1749] DE E. J. F. BARBIER. 100
sont lépaudus, et en cas que les poursuites du prince
continuent \
— Depuis un mois, on enlève du monde dans Paris,
filles et garçons. Cela se fait à la chute du jour. Un
exempt déguisé et trois ou quatre hommes se saisis-
sent principalement de filles, comme servantes ou filles
qui rôdent dans les rues. Ils ont un fiacre à quelques
pas d'eux où on les met. On les mène cependant chez
le commissaire qui a les ordres de la police, et on les
conduit à la prison de Saint-Martin ^ ou à l'hôpital
Saint-Louis que l'on a apparemment préparé. Ce bruit
s'est répandu dans tous les quartiers et a mis l'alarme,
en sorte que les servantes n'osent plus trop sortir seu-
les. On dit même qu'on a pris ainsi quelques filles
d'artisans et de bourgeois; mais je ne crois pas trop
cela ; ou, du moins, l'exempt peut avoir dépassé ses
ordres, ce qui serait contre le droit des gens.
il est vrai que la giande recrue s'est faite par des
visites de nuit des commissaires dans tous les quar-
tiers. On a enlevé beaucoup de p dans les mauvais
lieux; de filles qui viennent à Paris pour servir, chez
des femmes qui logent, et des domestiques sans con-
dition ou gens sans aveu, dans de petites auberges. On
a pris aussi les pauvres dans les rues ou dans les mai-
sons des faubourgs où ils se retirent ainsi que dans les
hôpitaux . Cela s'entend des jeunes et qui se portent bien .
L'objet de ces recrues, que l'on fait apparemment
de même sur les grands chemins pour les vagabonds,
' On serait porté à croire que le prince conserva, au moins, de la ran-
cune contre M. Ménage, car celui-ci, qui se remaria lui-même avec une
demoiselle de Moulins, en 1750, fut exilé l'année suivante à Pau.
^ Cette prison, située rue Saint-Martin au coin de la rue du Verlbois.
était plus spécialement alors affectée à la détention des filles débauchées.
110 JOURNAL [DEC. 1749]
et dans les autres villes du royaume, est pour envoyer
au pays de Mississipi, pour peupler. On engage aussi
volontairement toutes sortes d'ouvriers à qui on fait
un bon parti.
— On à voulu dire , dans Paris, que tout ce monde
que l'on prend était pour envoyer à l'île de Tabago ',
que le roi donnait à M. le maréchal de Saxe pour la pos-
séder en souveraineté; mais c'est un conte du peuple.
On avait déjà envoyé du monde pour peupler le Mis-
sissipi, en 1720^ et même, à l'occasion de ces enlève-
ments, il y eut une émeute dans le quartier Saint-Martin
des Champs, où le peuple assomma tous les archers.
— On a fait, au sujet de ces enlèvements, une his-
toire singulière. On a pris un homme qui demandait
l'aumône ; il a demandé à être conduit chez un com-
missaire à qui il a déclaré qu'il n'était point mendiant
de profession, qu'il était depuis quinze ans le domes-
tique d'un officier, chevalier de Saint-Louis, qui avait
mangé son bien au service du roi et qui avait été ré-
formé dans la dernière réforme : que cet officier et le
domestique ayant vendu tout ce qu'ils avaient à me-
sure, pour vivre, et n'ayant plus de quoi avoir du pain,
il n'avait pas voulu abandonner son maître et lui avait
offert de demander l'aumône dans les rues, ce que
l'officier ne pouvait pas faire, pour subsister. Le com-
missaire, pénétré de ce récit, se fit conduire chez l'of-
' Ile des Antilles, au nord de la Trinité. Le maréchal de Saxe l'avait,
en effet, obtenu de Louis XV; mais l'Angleterre et la Hollande s'oppo-
sèrent à ce qu'il y fit un établissement.
® Duclos, Mémoires secrets, etc., tome II, page 166. — Des enlèvements
du même genre avaient également été l'occasion de troubles, en 1663. Le
parlement, par un arrêt du 18 avril, fit défense d'entreprendre sur la li-
berté des sujets du roi, etc.Félibien, Histoire de Paris, tome II, page 14:87.
[nÉc. 1749] DE E. J. F. BARBIER. 111
ficier pour savoir la vérité. Le tout était vrai : l'ofificier
était sur un grabat, avec de la paille; il lui dit que son
laquais, la veille, lui avait apporté, de son aumône,
quatre sous qui était tout ce qu'il avait : que sans son
secours il serait mort de faim. Le commissaire alla
rendre compte de ce fait à M. Berryer (|ui a été en ren-
dre compte au roi. On a été tellement touché de l'at-
tachement et du zèle de ce domestique , chose très-
rare, qu'on dit que le roi a donné une pension à l'of-
ficier, réversible, après sa mort, au domestique.
— Autre histoire. Pendant le voyage de Fontaine-
bleau du mois dernier^, madame laDauphine est restée
à Versailles pour éviter le mouvement du retour en
cas quelle devînt grosse. M. le Dauphin et elle étant
un jour à rire et à badiner dans leur appartement, en
présence de leurs officiers, M. le Dauphin lui dit que
puisqu'elle ne faisait point d'enfants il voulait en choi-
sir un pour en prendre soin, et qu'il voulait prendre
une fille, La princesse dit qu'elle en ferait autant, mais
qu'elle choisirait un garçon. En faisant celte conver-
sation , le Dauphin se promenait dans ses apparte-
ments qui sont par bas du château, et il vit, au-dessous
de ses fenêtres, une femme qui faisait prendre l'air,
dans le jardin , à cinq enfants de quatre à cinq ans.
C'était la femme d'un petit menuisier de Versailles,
soit qu'elle fût mère de tous ces enfants, soit qu'elle
les eût pour les sevrer. M. le Dauphin dit en riant :
« Il n'est pas besoin d'aller plus loin : voici mon affaire
toute trouvée, » et il désigna une petite, du nombre
des enfants, qu'il donna ordre de lui amener. Cet ordre
fut exécuté, et on introduisit cette petite fille qui était
' Le roi n'était revenu de Fontainebleau que le 16 novembre.
112 JOURNAL [DEC. 1749]
très-crottée et très-sale. On la regarda bien, elle était
assez gentille et M, le Dauphin donna ordre à sa nour-
rice, qui est première femme de chambre de madame
la Dauphine, de la faire décrasser. Il ajouta : « Je lui fe-
rai faire ime généalogie ; ce n'est pas la première enfant
dans la pauvreté qui ait une extraction : j'en aurai soin
et ne l'aura pas qui voudra. » Il s'agissait de lui donner
un nom, et il Ta nomma mademoiselle de Tourneville.
Tout cela a été exécuté. La petite fille a été bien
décrassée et bien habillée, et, après être restée quel-
ques jours à Versailles , elle a été menée au couvent
des Ursulines , à Saint-Germain-en-Laye , pour y être
élevée et y avoir toutes sortes de maîtres. M. le Dau-
phin et madame la Dauphine ont envoyé et envoient
exactement à Saint-Germain savoir de ses nouvelles.
Toutes les dames et seigneurs de leur cour vont aussi
voir mademoiselle de Tourneville, en rendent compte
et en parlent, pour faire plaisir au prince.
— ■ Au surplus toutes choses sont dans le même état
à la fin de cette année. M. de Maurepas est en bonne
santé, mais il est toujours dans la ville de Bourges, où,
en faisant bonne mine, il doit s'ennuyer cruellement.
On est persuadé qu'il ne reviendra jamais en place et
en cour*. On ne parle plus de lui, et on s'accoutume à
s'en passer : on sait que le roi ne revient pas. On voit
l'exemple de M. le duc de La Rochefoucault ", qui est
toujours relégué dans sa terre de Liancourt, aussi bien
quele ducde Cliâlillon^, qui est toujours dans ses terres.
' On sait qu'il ne sortit, en effet, de sa disgrâce qu'à l'avéuement de
Louis XVI au trône.
* Voir tome II, page 42 i.
* Voir tome II, page 413.
[jiNV. 1750] DE E. J. F. BARBIER. H3
ANNÉE 1750.
Janvier'. — Histoire singulière ! Le jour de Saint-
Etienne dernier, fête de Noël et de la paroisse Saint-
Etienne du Mont , pendant la messe , se présente une
fille de dix-sept à dix-huit ans , assez jolie , ou , pour
mieux dire, ni laide ni jolie, passablement habillée
d'une grisette ' de soie avec coiffe et manteiet, et
chaussée en souliers blancs qui n'étaient nullement
crottés , fait intéressant. Elle s'avance dans l'église et
se trouve par hasard , ou autrement , à côté de deux
lingères de la paroisse, filles très-dévotes. Cette jeune
fille ne se met point à genoux; mais elle demande
naïvement à une de ses voisines quel est et que fait
cet homme rouge qu'elle voit. Or, cet homme rouge
était le prêtre. On lui dit que c'est le prêtre qui
dit la messe. Elle demande ce que c'est que la
messe. Cette réponse devint un cas sérieux : les dé-
votes l'entourèrent et la questionnèrent. Elle leur dit
qu'elle avait été enfermée toute sa vie dans une mai-
son ; qu'elle en avait trouvé, par hasard, la porte ou-
verte, qu'elle s'était évadée ; qu'après avoir marché,
elle avait vu bien du monde dans cet endroit, et
qu'elle y était entrée.
Ces lingères trouvant cette aventure singulière, con-
duisirent cette fille chez les sœurs de la charité de la
paroisse. On avertit ensuite le curé et même un com-
missaire , qui vinrent interroger cette fille. Celle-ci
leur répondit qu'elle ne pourrait pas reconnaître la
* HaLits de petite étoffe grise, appelés ainsi du nom de l'étoffe.
III 8
114 JOURNAL " [JANV 1750]
maison d'où elle était sortie, ni le chemin qu'elle avait
fait; qu'elle était dans cette maison avec son papa, sa
grande sœur et une bonne ; que son papa ne la lais-
sait point sortir de sa chambre; qu'il la maltraitait
quelquefois; qu'elle ne voyait de sa chambre que des
arbres ; qu'elle n'avait jamais vu ni parlé à aucun
homme ; que de sa fenêtre elle voyait seulement un
jardinier ; que son papa n'avait qu'un lit pour lui et
sa grande sœur ; qu'elle avait entendu dire à son père
qu'il tuerait sa grande sœur et qu'il l'épouserait après ;
qu'elle se ressouvenait être venue dans un coche , à
l'âge de quatre ans, et avoir été conduite dans cette
maison. Sur ce qu'on lui demanda en lui montrant
une montre et une épée , si elle savait ce que c'était ,
elle dit que oui , parce que son papa en avait beau-
coup dans sa chambre ; qu'il ne sortait guère dans la
journée; qu'il était quelquefois en noir et d'autres fois
en habit galonné ; qu'elle ne savait pas écrire; qu'elle
chantait des chansons et qu'elle lisait des romans avec
sa grande sœur. Toutes ces réponses ont été faites à
différents temps, sur toutes les questions qu'on lui
faisait, parce que cette nouvelle s'étant répandue dans
les quartiers , plusieurs dames et hommes de la pa-
roisse ont eu la curiosité d'aller voir et de faire causer
cette fille, chez les sœurs de la charité.
Comme ses souliers blancs étaient très-nets , on
soupçonnait qu'elle devait venir du faubourg Saint-
Marceau ; que ce prétendu papa était quelque fameux
voleur caché qui ne laissait sortir personne de sa mai-
son ; qui couchait avec la grande sœur, et qui devait en
faire autant avec celle-ci qui ne savait point le nom
de son papa. Cela a donné lieu à bien des recherches.
[JANV. 1750] DE E. J. F. BARBIER. 115
Enfin , cette aventure a duré huit jours. Le lieute-
nant général de police ne s'en est point mêlé, parce
qu'on dit que cela avait été porté d'abord à M. le
procureur général : le curé de Saint-Etienne en ren-
dait compte seulement au lieutenant général de police.
Mais, pendant huit jours, la maison des sœurs de la
charité n'a pas désempli de monde de toute espèce.
Cela a fait une histoire dans tout Paris ; les hommes
et les femmes de condition y venaient, jusqu'aux
princesses du sang : madame la comtesse de Charo-
lais et mademoiselle de Sens. Chacun lui faisait des
questions sur ce qu'on pouvait imaginer ; elle y ré-
pondait avec la même ingénuité et présence d'esprit ,
et on lui faisait des charités , de manière qu'elle reçut
plus de mille livres dans cette huitaine.
Enfin, cette fille s'étant familiarisée dans cette mai-
son des sœurs de la charité , elle montait et descen-
dait librement. Il y avait un porteur d'eau dans celte
maison avec qui elle avait fait connaissance, et qu'elle
avait gagné. Elle avait trouvé le moyen d'écrire. On
a découvert une lettre qu'elle avait donnée à ce porteur
d'eau, adressée à son véritable père, à qui elle envoyait
quelque argent, et à qui elle mandait que, si cela con-
tinuait, elle serait en état de le secourir. On a su , par
là, qu'elle était fille d'un nommé Le Mire, un pauvre ou-
vrier du côté du palais. On dit même qu'elle était coif-
feuse; qu'elle avait été dans une boutique, contre le
palais, et qu'un jeune homme, qui était venu là par cu-
riosité , l'avait reconnue. On a reconnu la supercherie
et la fourberie de cette jeune personne , qui espérait
peut-être que M. le duc d'Orléans lui ferait une pen-
sion ; mais il n'en a pas été question. Car il n'y a pas de
116 JOURNAL [JANV. 1760]
contes qu'elle n'ait fait, jusqu'à dire que, la veille, elle
avait vu une grande femme blanche qui lui avait con-
seillé de sortir de la maison où elle était et qu'elle en
trouverait le moyen ; en sorte que cela mettait du
merveilleux dans l'histoire.
Cette aventure , dont presque tout Paris a été la
dupe et qui a donné lieu à bien des discours , a fini
par faire mettre cette fille dans les prisons de Saint-
Martin \ Il a été quelque temps incertain si on ne la
mettrait pas à l'HôpitaPpour avoir ainsi trompé tout
le public ; mais enfin , grâce à des recommandations
des personnes qui l'avaient vue, mademoiselle l.e Mire
a été envoyée dans la maison des filles pénitentes de
la ville de Saumur, où le roi paye apparemment sa
pension. La hardiesse et la présence d'esprit de cette
fille sont fort singulières.
— La grossesse de madame la Dauphine, qui garde
la chambre depuis très-longtemps , se confirme tou-
jours. Elle doit être grosse à présent de deux mois, ce
qui cause une très-grande joie à la cour et à la ville.
Si c'était un garçon qui vînt à bien , quelles réjouis-
sances dans ce pays-ci !
— On a débité, cette année, un almanach généalo-
gique des maisons souveraines et des principales mai-
sons de France ^, fait par l'abbé Lenglet , homme de
lettres et de réputation , avec approbation d'un cen-
' Cette prison, qui dépendait du prieuré de Saint-Martin des Champs,
était située à l'angle de la rue Saint-Martin et de la rue du Vertbois. Il en
subsiste encore une tour où est luie fontaine.
* La Salpêtrière. Voir tome II, page 82, note i.
^ Calendrier hhtoi'îqiie pour Tannée 1750, ou l'on trouve la généalogie de
tous les princes de l'Europe. Paris, 1750, in-12.
[JANV. 1750] DE E. J. F. BARBIER. 117
seur de la chancellerie et permission pour l'impres-
sion.
Par arrêt du conseil*, cet almanacli a été supprimé,
et l'abbé Lenglet et le libraire-imprimeur ont été mis
à la Bastille. L'imprimeur n'y est resté que huit jours ;
l'abbé Lenglet y est encore. Il aurait été plus naturel
et plus juste d'y faire mettre le censeur, qui est l'abbé
Sallier, homme très-distingué. Cela a été fait sur les
plaintes et pour satisfaire l'ambassadeur d'Angleterre.
C'est à l'occasion de l'article sur la maison des
Stuarts. L'abbé Lenglet ne s'est pas contenté de rap-
peler la très-grande ancienneté de cette maison ; il
dit que le royaume d'Angleterre appartient à cette
maison de droit , et qu'il a été usurpé par les princes
de la maison de Brunswick-Hano\re ; c'est-à-dire par
le père du roi régnant actuellement. Il dit encore que
le prince Edouard a donné des preuves d'une grande
bravoure et d'une grande fermeté, et qu'il a toutes
les qualités requises pour faire un grand roi. Tout
ceci est connu de tout le monde ; mais il ajoute en-
suite, par réflexion de lui-même, que les Anglais ne
seront jamais heureux et tranquilles qu'ils n'aient re-
mis sur le trône leurs véritables et légitimes souve-
rains. Or, cette réflexion et cette espèce de conseil
qu'il donne aux Anglais est naïf et trop hasardé , sur-
tout le lendemain, pour ainsi dire, d'un traité de
paix avec l'Angleterre.
— A propos de cela , je suis étonné que l'ambassa-
deur d'Angleterre ne se soit pas plaint de la manière
• Arrêt du conseil d'Etat du roi, du 3 janvier, qui ordonne la sup-
pression du Calendrier fiistorique et du Calendrier des princes et de la no-^
blesse pour l'année 1 750.
118 JOURNAL [JANV. 1750]
dont on s'explique, dans le détail des États de l'Eu-
rope , dans notre petit aimanach , appelé Collombat ',
et surtout dans \ Aimanach royal de Paris. L'article
de la Grande-Bretagne est court. Il y a uniquement .
Georges-Auguste, roi d'Angleterre, i'ojez Électeur de
Hanovre ; Jacques Stuart, chevalier de Saint-Georges,
fils de Jacques second , roi d'Angleterre ; Charles-
Edouard, etc., fils aine du chevalier de Saint-Georges,
et Henri-Benoit, etc., second fils du chevalier de
Saint-Georges, cardinal en 1747. Voilà tout l'article
d'Angleterre, et c'est à l'article de Hanovre, qu'après
Georges-Auguste , duc de Brunswick , électeur de Ha-
novre et roi d'Angleterre , on nomme toute sa famille,
en sorte qu'il paraîtrait, à l'article de la Grande-Bre-
tagne, qu'on ne parlerait du roi d'Angleterre que comme
d'un simple usufruitier, et ensuite des princes de la mai-
son de Stuart comme ayant droit à la couronne. Cepen-
dant, il y a apparence que, dans le dernier traité de paix,
la France a été obligée de reconnaître le roi d'Angleterre
et tous ses enfants pour légitimes souverains de la
Grande-Bretagne , auquel cas toute la famille royale
devrait être placée à cet article. Il y a, sur cela, quelque
raison de politique, car \ Aimanach rojal^ pour ce qui
regarde les puissances étrangères , doit être examiné
par le ministre des affaires étrangères l
' Ainsi appelé du nom du libraire qui en était éditeur. Son véritable
titre était : Le Calendrier de la cour, etc., avec la naissance des rois, reines,
princes et princesses, imprimé pour la famille royale et la maison de Sa Majesté.
Paris, J. F. Collombat, 17b0, petit in-12, avec pri^lége
* Cette rédaction ne subit aucune modification jusqu'à la mort de
Georges-Auguste ; c'est seulement après l'avènement de son petit-fils Geor_
ges-Guillaume-Frédéric, proclamé roi le 26 octobre 1760, sous le nom de
Georges III, qu'on trouve àînnsV Aimanach royal de 1761, l'indication
[JANV. 1750] DE E. J. F. BARBIER. 119
— A regard du pauvre prince Edouard, qui fait
l'admiralion et la curiosité de toute l'Europe , il n'en
est plus parlé dans aucune Gazette; ii n'est ni à Rome
ni à Avignon, et l'on ignore absolument où il peut
être. Quelque incognito qu'il garde, ce silence et ce
secret, pour un prince de cette importance, sont fort
singuliers.
— ïl est mort, ces jours-ci, à soixante ans environ,
un homme rare et extraordinaire dans son état ,
M. Potier, procureur au Châtelet, dont l'étude,
comme procureur, était ordinaire ; mais c'était un
homme d'un si bon sens et si consommé dans toutes
les affaires de famille, comme partages, comptes, etc.,
qu'il avait place, avec les avocats, dans tous les plus
grands conseils de Paris , princes , ducs et autres
grands seigneurs , comme consultant. Il n'arrivait
rien, dans les grandes maisons, qu'on ne consultât
M. Potier : c'était l'homme à la mode. Il laisse un
fils unique et quatre cent mille livres de bien , à ce
qu'on dit.
Si Collin, qui s'est attaché à madame la marquise
de Pompadour, pour être à la tête de toutes ses af-
faires, et qui a un logement dans le château de Ver-
sailles et dans l'appartement ou logement de madame
la Marquise, n'avait pas quitté sa charge de procu-
reur au Châtelet , il aurait pu espérer de remplacer
en partie et, peu à peu, M. Potier, quoique moins ha-
bile que lui. Mais madame de Pompadour lui ayant fait
avoir un intérêt considérable dans plusieurs sous-fer-
des membres de la maison de Hanovre à V article Angleterre. Jacques Stuart
et ses fils viennent ensuite immédiatement après ceux-ci.
120 JOURNAL [fév. 1750]
mes, sa fortune sera plus rapide et plus grande qu'avec
les conseils de Paris et moins pénible.
Février. — Le prince de Condé est entièrement ré-
tabli de sa petite vérole. C'est une tête chère.
— On tient les États dans la province de Langue-
doc, où est M. le maréchal duc de Richelieu , com-
mandant de la province. Il y a grands débats pour le
vingtième denier que M. le contrôleur général vou-
drait faire lever en nature dans tout le royaume. Les
pays d'États n'ont payé le dixième que par abonne-
ment, et ils prétendent se maintenir dans leurs droits.
Le contrôleur général paraît vouloir persister dans
son projet, et il est entier.
— A l'égard du clergé, on s'attend à de grands
débats dans l'assemblée qui se tiendra ici dans quel-
que temps. M. le cardinal de La Rochefoucaull est
nommé par le roi pour y présider. Il a demandé au
roi la grâce de travailler à ce sujet avec lui directe-
ment, et de ne point passer par ses ministres; ce qui
lui a été accordé. Le clergé ne veut point donner de
déclaration des biens qu'il possède.
— ' M. de Monthulé, conseiller au parlement, fils de
M. de Monthulé, conseiller de grand'chambre et chef
du conseil de madame la princesse de Conti, a épousé,
ces jours gras, la fille de M. Haudry , fermier général,
avec quatre cent mille livres de dot. Mais ce M. Hau-
dry, qui est parvenu par son grand travail, a un frère
boulanger dans le faubourg Saint-Antoine, lequel a
nombre d'enfants. C'est se jeter avec un oncle et des
cousins germains bien bas pour un peu plus d'argent. Le
marié est arrière-petit-fils d'un procureur au parlement,
dont j'ai vu le fils conseiller aux requêtes du palais.
[FÉv. 1750] DE E. J. F. BARBIER. 121
— Mademoiselle de Moras dont il a été tant parlé ',
qui a été enlevée par M. de Courbon à l'âge de quatorze
ans, et mariée avec lui par un prêtre qui avait été ga-
gné, vient de se marier ces jours gras.
M. de Courbon s'est enfui et a été condamné à mort.
Mademoiselle de Moras a été déshéritée par sa mère ,
dont on prétendait que M. de Courbon était l'amant. Le
testament de madame de Moras a été confirmé, assez in-
justement parce qu'une fille subornée à quatorze ans
n'a point de consentement et n'est pas bien coupable.
M. de Courbon est mort et elle est restée comme veuve :
elle est aussi restée dans un couvent jusqu'à sa majorité.
Elle a deux frères, l'un maître des requêtes et l'autre
conseiller au parlement, fort riches. Nonobstant l'exhé-
rédation de sa mère, elle a, dit-on, trente mille livres
de rente; mais, avec toutes ses histoires, elle aurait eu
peine à trouver un parti sortable pour le bien.
Mademoiselle de Moras, à l'insu de toute sa famille,
comme maîtresse de ses droits, a épousé M. le cheva-
lier de Beauchamp, qui était chevalier de Malte et qui
est de la maison de Choiseul. Ce chevalier n'avait que
trois cents livres de rente. Il avait gagné, en Italie, trente
mille livres au jeu ; il en a sacrifié quinze cents pour
venir faire figure à Paris. 11 a fait connaissance de ma-
demoiselle de Moras, il lui a plu et l'a épousée. On
dit qu'elle lui a donné dix mille livres de rente par le
contrat de mariage, en cas de mort sans enfants. Ses
frères sont piqués de ce mariage.
— 11 a fait, ce mois-ci, un temps humide et chaud
qui cause bien des maladies. S'il vient de la gelée au
• Voir tome II, pages 175 et 223.
122 JOURNAL [mars 1750]
mois de mars, elle pourra faire du tort aux biens de la
terre.
Mars.— 'hes Etats de Languedoc ont été rompus
par ordre du roi, c'est-à-dire que les vingt-deux évê-
ques qui sont les barons de la province et qui sont les
maîtres dans les Etats , ont eu ordre de se retirer dans
leurs diocèses. L'archevêque de Narbonne \ qui prési-
dait, s'élant trouvé fort incommodé, l'archevêque de
Toulouse^ a pris sa place. L'archevêque d'Albi^, neveu
du cardinal de La Rochefoucault, a été le premier opi-
nant et a fait un discours assez fort pour maintenir les
droits de la province et pour faire, à ce sujet, des re-
présentations au roi. M. le maréchal de Richelieu s'est
tiré en homme de cour, en soutenant cependant les vo-
lontés du roi, et M. Le Nain, qui était intendant de
Poitiers et qui a été nommé à l'intendance de Langue-
doc*, a eu besoin de tout son esprit et de sa douceur
pour jouer un rôle fort difficile, car c'est lui qui est
chargé de l'exécution des ordres du roi. Il sortait
d'une longue maladie, à Paris, dont on ne l'a tiré
qu'en lui coupant le bras droit. Quoi qu'il en soit, les
ordres du roi sont exécutés. Ce ne sont point les États
qui lèvent l'imposition du vingtième, comme cela s'est
toujours fait pour tous les impôts, ce sont des com-
mis préposés par le contrôleur général, etc.
' Jean-Louis cleBerton Grillon, nommé à cet archevêché en 1739.
' Charles Antoine de La Roche Aymon. Il avait été pourvu de cet ar-
chevêché en 1740.
' Dominique de La Rochefoucault Saint-Elpis, sacré le "29 juin 1747.
* Jean Le Nain, maître des requêtes, nommé intendant de Poitiers en
1731 , y avait été remplacé, en 1743, par M. Berryer et nommé à l'inten-
dance de Languedoc. Il portait le titre de baron d'Asfeld, à cause de son
mariage avec Thècle-Félicité Bidal, baronne d'Asfeld, nièce du maréchal
de ce nom. Voir tome II, page 64.
[mai 1750] DE E. J. F. BARBIER. 123
Avril. ' — Il s'est ici renouvelé des bruits pour des
changements de gens en place. On a dit que M. le
chancelier d'Aguesseau donnait sa démission de cette
place en faveur de M. de Machault, contrôleur géné-
ral, qui lui donnait six cent mille livres en argent et lui
faisait quarante mille livres de rente. On donnait les
sceaux à M. deMaupeou, premier président, etc. ; mais
tous ces changements se font à Paris, et il n'en est nul-
lement question : quelque indisposition du chancelier
a donné lieu à ces bruits.
— L'ambassadeur de Venise ^ a fait son entrée à Paris
le 26. Comme il faisait beau, il a vu dans sa roule un
furieux concours de peuple et de carrosses.
Mai. — Le roi devait faire un voyage de huit jours
à Crécy, terre de madame la marquise de Pompa-
dour, avec les seigneurs de sa cour qui y ont des petits
appartements. On disait même qu'il s'y tiendrait des
conseils; mais ce voyage n'a pas eu lieu, parce qu'il y
avait de la petite vérole et des maladies à Crécy et aux
environs. Le roi a été passer quatre jours à Choisy. Il fait
aussi des voyages et séjours de deux à trois jours à
Trianon, dans le parc de Versailles, où l'on a fait de
petits appartements que l'on a meublés à la nouvelle
mode. Trianon était abandonné auparavant et n'était
fait, même, que pour quelques fêtes, ou pour faire col-
lation après la promenade , pour Mesdames. Mais à
présent cela fait maison de campagne. On les multi-
plie autant qu'on peut afin de diversifier les objets et
les voyages, attendu que le roi a une grande disposi-
tion à s'ennuyer partout, et c'est le grand art de ma-
dame de Pompadour de chercher à le dissiper.
' Le chevalier Morosini.
124 JOURNAL [mai 1750]
— -Depuis huit jours, on dit que des exempts de
la police déguisés rôdent dans différents quartiers
de Paris et enlèvent des enfants, filles et garçons, de-
puis cinq ou six ans jusqu'à dix ans et plus, et les met-
tent dans des carrosses de fiacre qu'ils ont tout prêts.
Ce sont des petits enfants d'artisans et autres qu'on
laisse aller dans le voisinage, qu'on envoie à l'église
ou chercher quelque chose. Comme ces exempts sont
en habits bourgeois et qu'ils tournent dans difféients
quartiers, cela n'a pas fait d'abord grand bruit. Mais,
aujourd'hui samedi matin , 16 de ce mois, on a pris
un enfant dans le quartier de la rue de Fourcy et du
port aux Veaux*, rue des Nonaindières. L'enfant qu'on
jetait dans un fiacre a crié. Quelque commère est sur-
venue et a crié aussi; le peuple est sorti des boutiques
et, dans Paris, en plein jour, sur les dix ou onze heures du
matin, l'assemblée devient bientôt considérable. Cette
sorte d'enlèvement, qui blesse la nature et le droit des
gens, a révolté le peuple avec raison. Comme on ne sait
jamais au juste les choses qui se passent, les uns disent
qu'on voulait enlever l'enfant d'un artisan des bras de
sa mère qui le conduisait; d'autres qu'on en avait déjà
mis plusieurs dans le fiacre, et que le peuple voulant
les tirer du fiacre avec violence, il y en aurait eu deux
d'étouffés. Quoiqu'il en soit, le peuple, les gens du
* On donnait ce nom à la portion du quai des Ormes qui commence
au bout du Pont-Marie et au coin de la rue des Nonaindières, et qui se
termine à la rue Geoffroy-l'Asnier, depuis qu'on y avait transféré le mar-
ché aux Veaux, en 1646. Ce marché se tenait auparavant dans une rue
qui porte encore aujourd'hui le nom de rue de la Ficille Place aux Veaux.
Il demeura sur le quai des Ormes jusqu'en 1774, qu'il fut établi dans une
halle construite à cet effet , près du quai de la Tournelle , et qui subsiste
encore.
[mai 1750] DE E. J. F. BARBIER. 125
port, les laquais se sont assemblés en fureur. Les
exempts et archers ont voulu fuir, quelques-uns sont
entrés dans des maisons-, on les a poursuivis, maltrai-
tés et estropiés. Celle émeute est devenue plus géné-
rale par la poursuite des archers, et elle s'est répandue
dans tout le quartier Saint-Antoine, jusqu'à la portée
Cela s'est ensuite dissipé.
La nouvelle s'est ensuite bientôt répandue dans toute
la ville, ce qui a occasionné les discours du peuple, car
il s'est débité que l'objet de ces enlèvements d'enfants
était qu'il y avait un prince ladre pour la guérison du-
quel il fallait un bain ou des bains de sang humain, et
que n'y en ayant point de plus pur que celui des enfants,
on en prenait pour les saigner des quatre membres et
pour les sacrifier, ce qui révolte encore plus le peuple.
On ne sait sur quoi sont fondés de pareils contes; on
a proposé ce remède-là du temps de Constantin, empe-
reur qui ne voulut pas s'en servir; mais ici nous
n'avons aucun prince ladre, et, quand il y en aurait, on
n'emploierait jamais une pareille cruauté pour remède^
Le plus vraisemblable, est qu'on a besoin de petits en-
fants pour envoyer à Mississipi; mais, malgré cela, il
n'est pas à présumer qu'il y ait aucun ordre du ministre
pour enlever ici des enfants à leurs père et mère. On
peut avoir dit à quelques exempts que s'ils trouvaient
des petits enfants sans père ni mère ou abandonnés,
ils pourraient s'en saisir ; qu'on leur ait promis une ré-
' La porte Saint-Antoiue, près de la Bastille, à l'entrée de la rue du fau-
bourg Saint-Antoine.
* C'était une opinion généralement admise dans le peuple, que les ma-
lades attaqués de la lèpre ne pouvaient se guérir qu'en prenant un bain Je
sang d' innocents .
126 JOURNAL [mai 1750]
compense et qu'ils aient abusé de cet ordre comme ils
ont déjà fait quand il a été question de prendre tous
les vagabonds et gens sans aveu , dont il était avanta-
geux de purger Paris \ D'ailleurs, on ne conçoit rien à
ce projet : s'il est vrai qu'on ait besoin de jeunes en-
fants des deux sexes pour des établissements dans l'A-
mérique, il y en a une assez grande quantité tant dans
lesenfants trouvés du faubourg Saint-Antoine, que dans
tous les autres hôpitaux, pour remplir cette idée. Ces
enfants appartiennent au roi et à l'État : on peut en
disposer sans blesser personne.
Si la police agissait prudemment, ce serait de faire
mettre, du moins, quelques-uns de ces exempts pendant
plusieurs jours de suite au carcan pour apaiser le
peuple et lui donner satisfaction.
— On a fait ici des carrosses superbes pour l'entrée du
duc de Nivernais, ambassadeur de France dans la ville
de Rome. Ces carrosses ont été placés dans une grande
loge de planches que l'on a construite dans la cour
du Carrousel, vis-à-vis le Louvre, pour les laisser voir
au public. 11 y a trois carrosses ; mais surtout les deux
premiers sont de la dernière magnificence. Ils sont
d'abord d'une grandeur considérable ; la caisse par-
faitement sculptée et dorée, aussi bien que les roues ;
les panneaux d'une très-belle peinture; les mains de
ressort et boucles de soupente travaillées au mieux et
dorées en or moulu. L'un, en dedans, est garni d'un
velours cramoisi tout relevé en bosses d'or et d'une
très-belle broderie avec les galons et les franges ;
l'autre est tout en bleu et or, caisse et train, velours
• En 1720. Voir Duclos, Mémoires secrets, t. II, p. 106.
[MAI 1750] DE E. J. F. BARBIER. 127
bleu, tout brodé d'or. On dit qu'on n'en a point vu
d'aussi grand goût. Aussi a-t-on mené les deux beaux
carrosses, bien couverts, à Choisy, dans le dernier
voyage du roi, pour les lui faire voir, et on doit les
embarquer incessamment pour les envoyer à Rome.
— Le printemps s'est passé cette année dans le mois
de février et une partie de mars, qu'il a fait un si beau
temps et si doux , que tout le monde était aux prome-
nades. Le mois de mai est froid et venteux , d'un vent
du nord ; malgré l'envie générale de prendre l'air, il
faut revenir au coin du feu.
— Le bruit de l'enlèvement des enfants continue et
cause une fermentation dans le peuple. Bien des gens
ont peine à croire ce fait et s'imaginent que c'est quel-
que homme qu'on a voulu prendre pour dette et qui
ce sera avisé de crier qu'on lui avait pris son enfant ,
ce qui aura occasionné tout le tumulte ; mais le fait
est pourtant très-constant. L'établissement des vers
à soie et d'une manufacture de cire verte * à la Nou-
velle-France, en Amérique, est certain. Le mémoire
pour faire connaître l'avantage de ces établissements,
a été annoncé dans le Mercure de cette année ^ L'An-
gleterre fait actuellement de grands préparatifs pour
un pareil établissement dans quelque autre partie de
l'Amérique que l'on nomme la Nouvelle-Ecosse. Cela
s'est proposé ouvertement, en vertu d'un acte du par-
lement , pour recevoir et enregistrer ceux qui vou-
' Sorte de cire que fournissent les fruits du Ceroxylon (mjrica cerifera),
arbrisseau de l'Amérique septentrionale.
^ Mémoire présenté à M. Rouillé^ secrétaire d'Etat de la marine, par M. Ja-
han, natif de Tours et habitant de la Louisiane, pour l'établissement des vers
à soie dans cette colonie. Mercure de France, février, 1750, p. 56.
128 JOURNAL [mai 1750]
ciraient s'y établir, etc. Mais ici, comme la politique
est plus cachée, on a apparemment voulu peupler
plus secrètement notre Mississipi, et, pour cet effet,
indépendamment de ce qu'on peut prendre d'enfants
dans les hôpitaux , on a donné des ordres secrets d'en-
lever tous les petits vagabonds libertins qui jouent
dans les carrefours et sur les ports. Comme il y a ef-
fectivement nombre d'enfants de cette espèce , on a
promis une certaine récompense aux exempts, ar-
chers, mouches, qui savent rôder dans Paris, pour
chaque enfant des deux sexes, afin de peupler dans la
suite. On les conduit à l'hôpital Saint-Louis, hors la
ville*, où, faute de police , on les fait mourir de faim.
Tous ces exempts, archers et agents de cette es-
pèce, qui sont des coquins par état, pour gagner la
rétribution promise que l'on dit être de quinze livres
et même plus par chaque enfant, ont cherché à attra-
per par finesse , caresse et autrement, toutes sortes
d'enfants, garçons et filles, dans la ville, indistincte-
ment , même en présence de leur père ou mère , dans
les rues ou au sortir des églises. Cela paraît certain
par tous les rapports que j'en ai entendu faire. On a
même battu la caisse pour des enfants perdus , en
sorte que depuis deux mois il faut qu'on en ait enlevé
un grand nombre , de façon ou d'autre , sans que le
peuple s'en soit aperçu et en ait deviné la cause. Mais
enfin cela s'est répandu ; le peuple sest animé , et
l'on dit qu'avant le tumulte du quartier Saint-Antoine,
il y en avait déjà eu dans le faubourg Saint-Marcel.
' Les boulevards formaient alors les limites de Paris, sur la rive droite
de la Seine, de l'Arsenal à la porte Saint-Honoré.
[mai 1750] DE E. J. F. BARBIE K. 129
Ceci n'a cependant point empêché ces espions de la
police de continuer leurs captures, et les officiers de
police n'y ont point mis ordre. Ce qui est de plus
mal, c'est qu'on dit que, dans le commencement, pour
retirer et ravoir un enfant de bourgeois, il en coûtait
de l'argent, comme cent livres , et qu'on disait que
c'était pour en payer d'autres.
Vendredi, 22 de ce mois, il y a eu une émeule
considérable dans quatre différents quartiers de Paris.
Le premier tapage du matin a été dans le cloître de
Saint-Jean de Latran \ mais sans grand fracas. Le
second, à la porte Saint-Denis, qui a été plus tumul-
tueux : il y a eu quelques archers maltraités. Cette
émotion est venue jusque dans la rue de Cléry, oii
demeure le commissaire Desnoyers, et oii, apparem-
ment, un des gens de la police s'était réfugié. Sa mai-
son a été saccagée par le peuple , à coups de pierres.
Le troisième , à la place de la Croix-B,ouge, faubourg
Saint-Germain. On dit qu'on a voulu prendre le fils
d'un cocher qui était à une porte . deux hommes l'ont
attiré et emmené. L'enfant a crié ; le père a couru après
avec des domestiques de la maison. Ils ont appelé le
peuple à leur secours, et, ensuite, la livrée qui y 'est
venue. Ln des archers s'est réfugié dans la boutique
d'un gros rôtisseur qu'il connaissait : on ne sait même
s'il ne demeurait pas dans la maison. On a voulu en-
trer pour le suivre; un garçon rôtisseur s'y est opposé
' Saint-Jean de Latran était une comûiandtTie qui appartenait à l'Or-
dre de Malte. Sonenolos ou cour, qui avait ses issues sur la place Cambrai
et la rue Saint-Jean de Beauvais , était un lieu de frantliise où une foule
d'artisans de toute espèce venaient habiter, parce qu'ils pouvaient y tra-
vailler sans être inquiétés par les jurés des métiers de la ville.
ni 9
130 JOURNAL [MAI 1750]
et a pris une broche. Cela a animé tellement le peuple
qui s'était amassé en grand nombre, qu'on a pillé et
saccagé la maison du rôtisseur, depuis la cave jus-
qu'au grenier. On a jeté dans la rue toute la batterie
de cuisine , la viande , la vaisselle d'argent , les meu-
bles ; on a enfoncé deux pièces de vin ; on a cassé
toutes les vitres. On dit qu'il y a eu deux hommes de
tués dans les caves. Le guet y est venu et n'a rien osé
tenter pour faire cesser ce tumulte, qui a duré jusqu'à
dix heures du soir. Le peuple arrêtait les carrosses qui
passaient avec des flambeaux pour en avoir et s'é-
clairer; ils en ont pris même chez un épicier. On dit
que ce rôtisseur perdra considérablement, d'autant
plus que, dans ces émeutes, il se mêle quantité de vo-
leurs qui sont charmés de l'occasion pour piller im-
punément, et qui sont même capables d'exciter l'é-
meute. Il paraît, cependant, qu'on a rapporté à ce
rôtisseur quelques pièces de sa vaisselle qui avaient été
jetées dans la rue.
Le même soir, on dit qu'on a voulu prendre et
qu'on a pris un écolier des Quatre-Nations \ sur le quai
des Morfondus ^, rue Harlay. Les écoliers ont suivi et
' Par son testament, en date du 6 mars 1661 , le cardinal Mazarin avait
fondé un collège et une académie pour l'instruction des enfants des gen-
tilshommes ou des principaux bourgeois des provinces nouvellement réu-
nies à la France, c'est-à-dire : 1° de Pignerol et de son territoire, et de
l'Etat ecclésiastique, en Italie; 2" d'Alsace et pays d'Allemagne contigus;
3° de Flandre, d'Artois, de Hainaut, etc.; 4° de Roussillon, etc. Ce
collège, pour lequel on construisit le palais qu'occupe aujourd'hui l'Insti-
tut de France, devait porter le nom de collège Mazarin , mais il fut plus
souvent désigné sous celui de Collège des quatre Nations , à cause de sa
destination spéciale.
* Nom que l'on donnait autrefois au quai de l'Horloge, à cause de sa
situation exposée au vent du nord.
[mai 1750] DE E. J. F. BARBIER. 131
ont fait attrouper un peuple infini. Un des archers, dé-
guisé, s'est sauvé dans la maison du commissaire de
La Fosse, rue de la Calandre, près le palais. Le peu-
ple a tendu les chaînes * de cette petite rue, pour em-
pêcher apparemment le guet à cheval d'y entrer.
Toutes les boutiques ont été fermées, ainsi que dans
le faubourg Saint-Germain et à la porte Saint-Denis,
le long de la rue et aux environs, car c'est la première
chose que fait le bourgeois. Tout le quartier du palais
était rempli d'un peuple innombrable ; la maison du
commissaire a été assiégée ; on a cassé toutes les vitres
du haut en bas. Du guet à pied, qui était entré dans
la maison, a tiré quelques coups de feu par les fenêtres,
ce qui n'a fait qu'animer. Ils avaient préparé du bois
devant la maison pour y mettre le feu. Cela a duré
jusqu'à près de onze heures du soir. Ils couraient pour
enfoncer la porte d'un fourbisseur pour avoir des
armes : le guet à cheval qui est survenu a pourtant un
peu dissipé le tumulte, sans tirer, et en agissant le
plus prudemment. 11 y a eu quelques archers de tués
pour les apaiser, car, ce jour-là, on en a porté deux à
la Morgue du Châtelet, où il y a eu, le jour et le len-
demain, un peuple considéiable pour les aller voir.
Le commissaire de La Fosse avait été saigné le matin
par précaution. Il a été obligé de se sauver avec sa
femme et ses enfants par dessus les toits , aussi bien
que la mouche de police. Plusieurs maisons à côté
' Les rues de Paris étaient autrefois fermées par de fortes chaînes de
fer scellées, par un bout,àrune des murailles et s'attachant, parleur autre
extrémité, à un long crochet en fer fixé dans le mur opposé. On tendait
ces chaînes dans les moments d'alarmes, et elles jouèrent un grand rôle
durant la Fronde. On en voyait encore plusieurs sous Louis XVI, «u
moment où la révolution commença.
132 JOURNAL [mai 1750]
de la sienne ont aussi été endommagées par contre-
coup.
Le plus grand malheur, c'est que dans leur fureur
ils ont très-maltraité des particuliers qu'ils ont pris
pour des exempts ; entre autres, un ingénieur qui était
avec im bijoutier du roi, et qui avait un habit d'or-
donnance singulier, que je sais avoir été saigné pour
la onzième fois; mais je ne sais pas ce qui en est
arrivé.
Dans les autres rues de Paris, on était par pelotons,
aux portes et à chaque coin de rue, à ne parler que
de ces malheurs.
— Samedi, 23, la sédition a été plus forte. L'affaire
a commencé à la butte Saint-Roch, où l'on dit qu'on
a voulu prendre un enfant. La populace y est accourue
et s'est assemblée en très-grand nombre. Un espion
de la police, mouche d'un exempt *, que l'on a re-
connu, s'est sauvé chez le commissaire de La Vergée,
vis-à-vis Saint-Roch, rue Saint-Honoré, laquelle a été
bientôt inondée de peuple. Les boutiques et les mai-
sons ont été fermées jusqu'à la rue delà Ferronnerie.
Ce peuple a trouvé des bâtiments et des moellons
qu'il a cassés pour avoir des pierres. Il a demandé
qu'on lui livrât cet espion, qui se nomme Parisien, et
qui était un très-grand coquin de l'aveu de tout le
monde. Le commissaire a dit qu'il ne l'avait pas. Un
archer du guet, qui était à la porte, soit de l'ordre du
commissaire ou non , a tiré un coup de fusil dans le
ventre d'un homme; cela a mis le peuple en fureur. A
' « Entre les sergents il ■> en a un qui fait la mouche, qui suit tous les
pas de celui qu'ils veulent prendre, etc. w Dictionnaire de Trévoux.
[MAI 1750] DE E. J. V. BARBIER. 133
coups de pierres, ils ont brisé et enfoncé une grande et
forte porte cochèredu commissaire; ils ont cassé toutes
les vitres de la maison ; ils ont menacé de mettre le feu
à la maison; ils ont même, dit-on, été chercher des
armes. La fureur du peuple était si grande, que le
commissaire et les escouades du guet à pied ont été
obligés de leur promettre cette mouche pour les
apaiser. En effet, on a livré le pauvre Parisien au peu-
ple qui, en vme minute, l'a assommé, et ils l'ont traîné
par les pieds, la tête dans le ruisseau, à la maison de
M. Berryer, lieutenant général de police, qui demeure
un peu plus haut que Saint-Roch, après les Jacobins.
Ils ont voulu l'attacher à la porte. On a cassé toutes
les vitres du devant de la maison de M. Berryer, avec
imprécations épouvantables contre lui, menaçant de
lui en faire autant si on pouvait le trouver. Sa porte
était fermée ',eton a été obligé d'y envoyer plusieurs
brigades du guet à cheval et à pied pour seulement
garder la maison de M. Berryer qui, dès le commen-
cement de ce tapage, était sorti de sa maison par une
porte qui donne dans les Jacobins ".
Beaucoup de gens ont trouvé le parti du commissaire
bien dur d'avoir ainsi sacrifié un homme, quoiqu'il
eût crainte du feu et d'être saccagé lui-même; d'au-
' Le peuple est entré clans la cour de M. Berryer ; son suisse a ouvert
la porte et a parlé au peuple fort éloquemment. [Note de Barbier.)
* Il est vraisemblable que Barbier a voulu dire les Feuillants, car M. Ber-
ryer demeurait auprès de l'hAtel de Noailles , sur l'emplacement duquel
la rue d'Alger a été ouverte. Il était dès lors difficile qu'il eût une porte
donnant sur les Jacobins qui se trouvaient de l'autre côté de la rue. D'ail-
leurs, Barbier lui-même dit, un peu plus loin, que M. Berryer demeurait
vis-àrvis M. de Savalette , et la maison qu'occupait ce dernier porte au-
jourd'hui le n" 350.
134 JOURNAL [mai 1750]
tant que l'on dit qu'il y avait une douzaine d'archers
du guet dans la cour qui pouvaient le protéger. Mais
d'autres disent qu'il a livré Parisien au guet pour le
faire sortir dans la rue, et que le guet, ne se trouvant
pas en force, l'a livré au peuple. On dit encore que
Parisien a demandé à se confesser et que le peuple n'a
pas voulu y entendre \
Cette sédition a duré jusqu'au soir, et comme, indé-
pendamment de la maison du lieutenant général de po-
lice, il y a, vis-à-vis, la demeure M. de Savalette, garde
du trésor royal en exercice , et qu'on a appréhendé
quelque pillage, on a commandé, le soir, des détache-
ments des soldats aux gardes françaises et suisses qui
se sont portés, à tout événement, dans la place Ven-
dôme.
Sur les neuf heures du soir, le commandant du
guet ^ à cheval est venu à la porte de M. Berryer avec
des détachements. Il a, dit-on, parlé très-prudemment
au peuple, le rassurant sur ses craintes et lui pro-
mettant justice. Il était pâle comme un noyé. Cepen-
dant, il les a un peu apaisés et l'on paraît fort content
de sa conduite. Il est venu par le bas avec son monde,
quatre à quatre. Quand il a été près de Saint-Roch, il
se sont rangés huit de front, ce qui tenait la rue, et
alors ils ont pris le grand galop, Fépée à la main,
jusqu'à la maison de M. Berryer. Cela a fait un écart
pour éviter d'être écrasé, qui a dissipé tout le peuple.
Il n'y avait plus personne à dix heures du soir.
On dit que, dans l'après-midi, M. le premier prési-
* Barbier dit un peu plus loin que ce fut un nommé Labbé et non
Parisien, qui fut ainsi massacré.
" Il se nommait Duval.
[mai 1750] DE E. J. F. BARBIER. 135
dent du parlement et M. le procureur général ont en-
voyé chercher M. le lieutenant général de police, et
que celui-ci a été de suite à Versailles. On dit aussi que,
sur cette nouvelle, il s'était détaché plus de deux mille
personnes sur le grand chemin, le long du Cours, pour
attendre M. Berryer à son retour ; apparemment qu'il
a été informé de cette marche.
— Aujourd'hui dimanche, 24, tout est assez tran-
quille. La rue Saint-Honoré, du côté de Saint-Roch, a
été seulement remplie de monde allant et "venant, à ne
pouvoir passer , pour aller voir les vitres cassées des mai-
sons du commissaire et de IM. Berryer. Il y avait quelques
escouades du guet à pied pour garder sa porte, et
quelques soldats aux gardes cachés dans la maison;
mais il n'y en avait plus dans la place Vendôme, et,
pour prévenir tout accident de la part de cette popu-
lace animée, surtout ce soir, en revenant des guin-
guettes avec du vin dans la tête, on a commandé trente
hommes par compagnie des soldats aux gardes fran-
çaises et suisses , pour être sous les armes à leurs dif-
férents corps de garde, prêts à marcher au premier
coup de tambour, et on a commandé tout le guet tant
à pied qu'à cheval, ce qui s'exécutera, je crois, encore
quelques jours, quoique, suivant les apparences, il y
ait des ordres bien précis de ne plus s'amuser à aucun
enfant.
Il y a eu, dans ces différentes émotions, quinze ou
vingt personnes tuées, ou d'archers ou du peuple,
sans compter ceux qui ont été bien blessés.
Cet événement est d'autant plus singulier que le
peuple de Paris, en général, est doux et assez tran-
quille, et l'on convient que, depuis quarante ans, on
136 JOURNAL [mai 1750]
n'a point vu dépareille sédition. Même dans les années
du pain cher, les émotions qu'il y a eu ont été dissi-
pées en peu de temps et plus aisément. Apparemment
que ce fait d'enlèvement de leurs enfants leur a été
plus sensible et les a plus irrités.
— 11 s'agit de savoir, à présent, ce que l'on fera, car
on dit qu'on a arrêté quelques particuliers dans la rue
Saint-Honoré, et, entre autres, un laquais de M. Bouret,
fermier général, homme de confiance du contrôleur
général. On fera quelque exemple, parce que, d'un
côté, il est à craindre de faire naître une sédition plus
générale, et que, d'un autre côté, il est dangereux de
laisser cela tout à fait impuni et de laisser connaître au
peuple sa force et qu'il peut êlre redoutable ; car, dans
tout ceci, il a toujours eu le dessus et l'on a été obligé
de le ménager.
Pour M, Berryer, lieutenant général de police, il
n'est pas possible qu'il reste en place. 11 était, dès au-
paravant, détesté du peuple pour ses duretés et la
grande quantité d'amendes qu'il impose sans miséri-
corde. On dit même qu'on a fait des feux de joie dans
son intendance * quand il en est sorti. Mais quand il
ne serait pas coupable au fond, il n'osera plus se mon-
trer de longtemps , et ses ordonnances seront mépri-
sées. D'ailleurs, on sent bien que cette manœuvre pour
avoir des enfants, vient, dans sa source, de M. d'Ar-
genson, ministre et secrétaire d'Etat de Paris. 11 fau-
dra que le ministre en rejette la faute sur quelqu'un
pour se disculper, et M. Berryer sera la victime de
cette infâme politique. On dit, cependant, qu'on ne
' L"intendance de Poitiers. Voir ci-dessus, p. 15.
[mai 1750] DE E. J. F. BARBIER. 137
doit pas sitôt le faire sortir de sa place, pour ne pas
donner an peuple cette satisfaction, et le mettre dans
le cas de ne plus craindre et respecter, selon sa fan-
taisie,.ceux qui occuperaient cette place.
' — Lundi, 25, la grand'chambre du parlement étant
en place, comme à l'ordinaire, le lieutenant général
de police et le procureur du roi du Châtelet se sont
rendus au parquet, et ont demandé à entrer pour rendre
compte de ce qui s'était passé dans ces différentes
émeutes, pendant les vacations du parlement, depuis
le samedi de la Pentecôte jusqu'à la Trinité. Ils ont
déclaré à la cour que les bruits d'enlèvements d'en-
fants étaient sans fondement : qu'il n'y avait eu aucune
ordonnance de police ni aucun ordre particulier donné
à cet effet, que cela venait de gens malintentionnés,
pour troubler la tranquillité publique; sur quoi, après
un discours des gens du roi, la cour a rendu un arrêt
par lequel elle a commis M. Severt, conseiller de
grand'cbambre, pour informer, etc. Cet arrêt a été
expédié et imprimé ^ tout de suite, et, à onze heures
du matin, il était affiché à tous les coins des rues,
pour tranquilliser le peuple. Il était concerté de la
veille, car ordinairement le lieutenant de police ne
vient point d'office au parlement ; il n'y vient que
mandé par la cour ; mais on n'a pas voulu perdre de
temps.
— Bien des gens croient encore que les bruits d'enlè-
vements sont faux, parce qu'aucun de ceux qui raison-
nent ainsi n'en ont vu enlever. Ce n'est pas une rai-
' Arrest de la Cour du Parlement du 2o mai 1750. — Imp. de P. -G.
Simon, 4 p. in-'i".
138 JOURNAL [mai 1750]
son : il faudrait, pour cela, s'être trouvé à point nommé
dans ces rues. Mais il faut observer que de tout temps
on prend les petits libertins et fainéants qui jouent
sur les portes et dans les carrefours, sans que le peu-
ple s'en plaigne et se révolte; et que les gens de la
police préposés pour ces captures, à qui on donne une
rétribution par personne, abusent de leurs ordres pour
arrêter du monde.
Il y a ici un fait : tous les tumultes qui sont arrivés
ont commencé à un endroit et pour une cause. Le
peuple ne s'est assemblé, multiplié et répandu qu'en
poursuivant ceux que l'on accusait d'avoir pris ou
voulu prendre des enfants. Ces gens poursuivis se sont
tous réfugiés cbez des commissaires, comme un lieu
d'asile pour la police , et tous ces gens , soit ceux qui
qui n'ont pas pu s'échapper et qui ont été assommés
ou maltraités, soit ceux qui se sont réfugiés dans des
maisons, et surtout chez des commissaires, se sont
trouvés être des archers, mouches, espions. Pourquoi
se trouvaient-ils là? Il est donc vrai que c'était à des-
sein de surprendre les enfants \
— Cela est arrivé de même en 1720. Après la sup-
pression de la rue Quincampoix, qui avait effective-
' Il est cependant vrai qu'il y a eu des personnes prises pour des
exempts qui n'en étaient pas, et qui ont été très-maltraitées : qui auraient
même été assommées si elles n'avaient pas été reconnues par quelqu'un.
Dans l'affaire de la porte Saint-Denis, un maître à danser , qui demeurait
rue Poissonnière, et, dans celle de la rue de Cléry, le comte de Maurienne,
machiniste du roi qui, après avoir été conduit chez le commissaire Des-
noyers, a été conduit à neuf heures du soir par plusieurs escouades du guet
à l'Hôtel-Dieu, pour y être plus en sûreté que chez lui. Il avait été
saigné chez le commissaire, où l'on a dressé un procès-verbal. [Noie de
Barbier ) .
[MAI 1750] DE E. J. F. BARBIER. 139
ment attiré un nombre infini de fainéants, vagabonds
et gens sans aveu, pour ce vilain commerce de papier,
il y eut, au mois de mars, une déclaration du roi pour
arrêter toutes sortes de gens et pour les envoyer aux
colonies. Il tut fait, pour cet effet , trois bandes d'ar-
chers qui marchaient publiquement dans les rues avec
un sergent à leur tête. Ils avaient cent sous par per-
sonne qu'ils arrêtaient : le dessein et l'exécution se
faisaient ouvertement. Cela s'exécuta pendant près de
deux mois, à la vue du peuple qui ne remua pas. A la fin,
ces vagabonds se dissipèrent. Ces archers n'ayant plus
de proie, commencèrent à prendre indistinctement
des bourgeois et du peuple; cela fit du bruit; les arti-
sans empêchèrent leurs enfants de sortir. Au commen-
cement du mois de mai, ces archers s'avisèrent d'aller
dans le faubourg Saint-Antoine et voulurent arrêter
quelqu'un. Tout le peuple sortit, s'ameuta, armé de
bûches et d'autres instruments : on tomba sur ces
archers qui portaient des pistolets et tirèrent. On les
assomma, et on en porta douze à l'Hôtel-Dieu pour
être trépanés.
Il y eut alors une seconde déclaration du roi qui
ordonna l'exécution de la première , pour n'avoir pas
le démenti, et qui, en même temps, mit un ordre pour
ne point troubler le peuple mal à propos , et ordonna
que tous les artisans porteraient sur eux un certificat
des maîtres et bourgeois chez qui ils travaillaient. Mais
quinze jours après on supprima les bandes d'archers ;
il ne fut plus question de rien , et il n'y eut aucune
information ni punition de la révolte du faubourg
Saint- Antoine. M. le comte d'Argenson, aujourd'hui
ministre, était alors lieutenant général de police.
140 JOURNAL [MAI 1750]
Aujourd'hui , qu'on avait besoin d'enfants vaga-
bonds . libertins , presque abandonnés de père et mère
hois d'état de les nourrir, comme il y en a beaucoup,
on n'a pas voulu suivre la même route. On a cru
qu'une déclaration du roi, que des archers, cause-
raient de l'alarme ; on a pris le parti de la surprise et
d'agir secrètement. L'avidité des gens de police pré-
posés pour cela a tout gâté , et causé les désastres
qui sont arrivés.
— Il y a apparence que cela dure depuis long-
temps*, et qu'on a enlevé beaucoup d'enfants, indé-
pendamment de ce qu'on en a pris dans les hôpitaux.
Il y en a , dit-on , beaucoup à cet âge qui ont la gale
et qu'on ne peut emmener. On m'a dit qu'une lettre
de Marseille avait été reçue, il y a plus de quinze jours,
par un particulier à qui un homme écrivait : <( Mandez-
moi si l'on sait à Paris ce que l'on veut faire de tous
les enfants qui arrivent ici. On en a amené plus de
deux mille , et on en attend encore. »
— On dit que le roi n'a été informé de toutes ces
émotions populaires que samedi , 23 , jour du tapage
de la rue Saint-Honoré , parce qu'il a été question de
faire marcher le régiment des gardes, et que cela
pouvait devenir grave. Comment aura-t-il pris ce
silence ?
— ^ Il y a eu aussi , dit-on , des émotions pour pa-
reille cause , dans cette huitaine , à Vincennes , à Ba-
' Je sais, de bonne part, qu'il y a près de trois mois, sur le Mont-Par-
nasse, derrière les Chartreux , où les écoliers vont se promener et jouer,
on en prit trois ou quatre, entre autres le fils d'un bourrelier, et que
les père et mère de cet enfant, s'étant donné bien du mouvement, un
exempt leur fit rendre en donnant vingt écus. [IVote de Barbier.)
[juin 1750] DE E. J. F. BARBIER. I4l
gnolet, à Vitry et à Sainl-Cloud, où les archers ou
espions ont été très-mallrailés.
— On ne sait absolument point dans quelle partie
de l'Europe habile le prince Edouard. On dit qu'il
a parcouru tout le Nord. C'est un homme extraordi-
naire et infatigable : il fait vingt lieues à pied , avec
deux hommes de confiance.
Juin. — L'impôt des quatre sous pour livre que
l'on prend sur tous les droits devait unir. Le roi en a
ordonné la continuation pour six ans. Cet impôt est
des plus extraordinaires. Un homme n'est qu'à vingt
livres de capitation, et il en paye, par ce moyen, vingt-
quatre ; ainsi du dixième passé , du vingtième pré-
sent et de tous les droits sur toutes les denrées. C'est
un cinquième en sus, qui est un objet considérable.
Le parlement a voulu s'opposer à cette continuation
en temps de paix. 11 a fait des remontrances, que les
gens du roi ont portées à Versailles, dimanche, 7; ils
demandaient, en même temps, la suppression du droit
de centième denier, nouvellement établi. La réponse
du roi n'a pas été satisfaisante : les droits subsistent
toujours.
Cela a fait une petite altercation dans le parlement.
Messieurs des enquêtes prétendaient que les remon-
trances , avant d'être portées , devaient être lues à
toutes les chambres assemblées ; mais , comme les
commissaires nommés pour les dresser sont pris tant
dans la grand'chambre que dans les enquêtes , il a été
décidé, à la pluralité des voix, qu'elles ne seraient lues
qu'à la grand'chambre, qui a toujours exclusivement
l'exercice d'autorité et de supériorité.
— Lundi, 8, le roi est parti pour Compiègne pour
142 JOURNAL [juiit 1750]
un voyage de six semaines, jusqu'aux couches, à peu
près, de madame la Dauphine. La reine et Mesdames
sont aussi du voyage, ainsi que le conseil, les mi-
nistres et tous les bureaux, à l'ordinaire. Il ne reste
à Versailles que M. le Dauphin , madame la Dauphine
et leur cour.
Le roi était venu dimanche coucher à la Muette ,
dans le bois de Boulogne, d'où il est parti lundi, à
quatre heures du matin , pour chasser dans la forêt,
en arrivant. Il a cinq relais ; il y a dix-huit lieues : il
lui faut six heures.
Ordinairement, il vient par les remparts de Paris
pour gagner la porte Saint-Denis, et messieurs de
Ville l'attendent sur son passage. Cette fois-ci , il est
sorti du bois de Boulogne par la porte Maillot , pour
traverser la plaine et gagner Saint-Denis à travers les
terres *. Gela a fait tenir des discours ; les uns ont dit
qu'il n'avait pas passé par Paris par crainte , à cause
des dernières émotions populaires ; les autres qu'il
avait voulu marquer du mépris au peuple à cause de
la sédition. Le premier motif est plus vraisemblable.
— M. Severt et M. Roland , son adjoint, conseillers
' En raison du motif qui avait déterminé ce changement à l'itinéraire
habituel, la route que suivit Louis XV, à sa sortie de la porte Maillot,
prit le nom de Chemin de la Révolte, sous lequel on désigne encore quel-
quefois la roule départementale n" H , qui conduit du bois de Boulogne
à Saint-Denis. Mais c'est à tort que l'auteur de la Vie privée de Louis XV
tome II, page 354, avance que : « l'on construisit à la hâte un chemin
de la route de Versailles à Saint-Denis . » Cette route existait depuis long-
temps. Elle est indiquée sous le nom de route ou chemin de Versailles à
Saint-Denis par oii passent les convois, sur le Plan de Paris et de ses environs,
de Roussel (1730). Enfin, on la retrouve dans le bois de Boulogne, où une
allée sinueuse qui se rend de la porte de Boulogne au carrefour d'Arme-
Qon ville a conservé le nom de route de Saint-Denis.
[juin 1750] DE E. J. F. BARBIER. 143
de grand'chambre , continuent toujours à force les
informations. Ils ont quitté les procès particuliers dont
ils étaient chargés, et ne travaillent qu'à cela. On a
entendu un très-grand nombre de témoins. On a ar-
rêté beaucoup de bourgeois, du peuple , qui ont excité
le tumulte, et en même temps plusieurs exempts, mou-
ches ou gens de police. On commence à dire que les
exempts avaient des ordres , et qu'ils les ont montrés
par écrit, pour arrêter des enfants vagabonds; mais
non pas pour en prendre et les rendre pour de l'ar-
gent. Comment condamnera-t-on ces exempts ? Com-
ment, d'un autre côté, condamner les séditieux sur
l'enlèvement d'enfants ? Il est curieux de voir l'effet
de ces informations. Je pense assez que cela n'aura
pas grande suite.
— 'On a arrêté, dit-on, un serrurier chez lequel
s'était d'abord réfugié le nommé Labbé , mouche de
police, qui s'était enfermé dans une chambre au haut
de la maison. Le serrurier, intimidé par le peuple, a
ouvert la chambre avec un rossignol pour le faire sor-
tir et le livrer. Labbé s'est pourtant sauvé des mains
du peuple cette fois, car c'est lui qui s'est retiré chez le
commissaire vis-à-vis Saint-Roch, et qui, enfin, a été
assommé par le peuple, et non pas le nommé Pari-
sien, comme on avait dit\
— On a crié dans les rues, avec grand bruit , un
arrêt du parlement confirmant une sentence du Châ-
telet qui a condamné au fouet et au fer chaud, une
femme qui avait dépouillé un enfant dans une allée.
Le tout pour amuser le peuple sur l'aventure des en-
fants à laquelle ceci n'a aucun rapport.
' Voir ci-dessus, page 13i.
144 JOURNAL [jum 1750]
— On a aussi distribué un jugement de M. l'inten-
dant d'Orléans, comme commissaire du roi, qui a
condamné au fouet et aux galères un homme qui a
dit avoir eu ordre d'enlever des enfants. Mais cela ne
prouve pas qu'il n'en eût pas l'ordre. On a bien fait de
le punir pour s'être vanté de cet ordre , surtout dans
la circonstance, pour apaiser le peuple.
— Cette frayeur d'enlèvement aurait gagné dans
les provinces. On dit qu'à Toulouse on a presque as-
sommé des hommes qui vendaient des poupées ,
comptant que c'était un prétexte pour prendre des
enfants, et l'on convient, à présent, que tous ceux
qui ont été tués ou bien maltraités dans les tumultes
de Paris, l'ont été par méprise et par soupçon; car
l'on dit que , par les informations, il ne s'est présenté
personne qui se soit plaint que, dans cette histoire
des tapages, on leur ait enlevé des enfants. Les véri-
tables enlèvements s'étaient faits depuis longtemps,
avant que la méfiance et la frayeur fussent dans le
peuple.
— Depuis que le clergé est assemblé , il s'est ré-
pandu un livre dans le public, en forme de Lettres;
avec un texte Ne repugiiate ^ etc.\ imprimé à Londres,
qui a pour objet de répondie à des remontrances du
clergé faites, il y a déjà quelque temps, et de faire voir
que le clergé n'a aucun droit ni aucun privilège pour
être exempt de donner la déclaration de ses biens
et de payer le vingtième , ainsi que les autres sujets
du roi.
' Lettres : Ne repugnaie vestro hono. Londres (Paris), 1750, in-8°
et in-lâ. Ainsi appelées d'un passage de Sénèque qui leur sert d'épi-
graphe.
[Jco 1750] DE E. J. F. BARBIER. 145
Par arrêt du conseil du i"*^ juin, qui a été bien affi-
ché au coin des rues, le roi a ordonné la suppression
de ce livre comme contenant des déclamations con-
traires à l'honneur du clergé de France, qu'il vou-
drait faire passer pour le corps le moins utile à la so-
ciété. Voilà tout ce qu'on en a relevé; ce qui n'a été
fait que pour satisfaire le clergé sur un livre qui n'a
point de nom d'auteur et qui est imprimé sans per-
mission ; mais, dans le fond, pour prévenir, contre le
clergé, le public qui ne lit point ces sortes de livres.
On dit publiquement que ce livre a été composé de
l'ordre de M. le contrôleur général , et que M. le
chancelier n'ayant pas voulu donner la permission de
l'imprimer, il ne la pas moins été , et même par une
seconde édition depuis l'arrêt du conseil \ Il ne s'est
pas même vendu aussi cher que le sont ordinairement
les livres défendus.
Au reste , c'est un traité des plus savants sur l'éta-
blissement de la monarchie , sur l'ancien état du
clergé en France , sur son agrandissement et ses usur-
pations. C'est un livre très-curieux, qui traite à fond
de l'antiquité pour arriver à la preuve de son objet et
pour prévenir le public, ou, pour mieux dire, le dés-
abuser de ses préventions à cause du crédit du clergé.
Ce coup , en rendant ce dernier égal à tous les autres
' Cet ouvrage, généralement regardé comme un travail profond et érudit,
fut, en effet, composé à l'instigation de M. de Machault, contrôleur géné-
ral, par un avocat nommé Bargeton, dont il a déjà été question comme
ayant été compromis dans l'affaire de la conspiration Cellamare. (Voir
tome I", page 19.) Bargeton mourut à l'âge de soixante-quinze ans, avant
la publication de son livre, dont la seconde édition, qui parut la même
année , sous la rubrique d'Amsterdam , contient l'arrêt du conseil qui
en ordonne la suppression.
m 10
146 JOURNAL [juin 17501
corps de l'État , et en prouvant qu'il possède le tiers
des biens du royaume, tend à faire connaître que ceci
est pour le soulagement public.
Si l'on voulait tirer parti de toutes les recherches
qui sont dans ce livre , on serait en état de réformer
bien des abus sur les justices , les fiefs et sur ce qu'on
appelle noblesse.
— On dit qu'il y a bien du mouvement et de la fer-
mentation à Compiègne dans le ministère, et l'on
parle d'une grande cabale contre M. d'Argenson, mi-
nistre de la guerre et de Paris. Ce ministre est néan-
moins dans un grand crédit auprès du roi et de ma-
dame de Pompadour, par son esprit et sa légèreté.
On dit qu'il a le talent , plus que personne , de parler
hardiment et au mieux , même de ce qu'il ne sait pas,
qui en est un très-grand, surtout devant gens qui ne
sont pas profonds en connaissances.
On lui reproche de ne s'occuper que de manèges
de cour, et beaucoup de négligence dans les affaires ;
qu'on ne peut pas parvenir à avoir des signatures, et,
par une conséquence nécessaire , trop de confiance et
de détail à ses premiers commis pour les lettres et les
affaires. On dit que M. le maréchal de Saxe lui avait
écrit une grande lettre circonstanciée sur la différence
de nos exercices militaires avec ceux des étrangers ;
sur la supériorité des derniers, et sur la manière de ré-
former les nôtres, ce qui devenait une affaire de secret :
que , néanmoins , il s'est répandu beaucoup de copies
de cette lettre dans le public , ce dont le maréchal
s'est plaint , et ce qui ne peut être arrivé que par l'in-
fidélité de quelque commis. On lui reproche aussi le
peu d'ordre dans ce dernier projet des enlèvements
[JUIN 1750] DE E. J. F. BARBIER. 147
d'enfants, dont les suites auraient pu être fâcheuses.
Voilà bien ce qui se répand dans Paris ; mais il y a
bien des choses de la politique secrète qu'on ignore
ici !
— M. le chancelier d'Aguesseau est toujours in-
commodé : il a une rétention d'urine et plus de quatre-
vingts ans. il n'a point été à Compiègne ^ ; le roi l'a
dispensé du voyage, et le conseil des parties ' se tient
ici, ainsi que le sceau. Les conseils se tiennent à Com-
piègne sans lui. Il y a sûrement bien des mouvements
secrets pour cette grande place dont la vacance est
prochaine , suivant les apparences.
— On dit qu'un homme attaché à monseigneur le
Dauphin dès son enfance , nommé Petigny , on ne sait
s'il n'est pas un des valets de chambre , lui demanda
la permission de faire un petit voyage en Berri pour
y voir toute sa famille. Bourges est bien en Berri.
Notre homme étant à Bourges a été faire une petite
visite à M. le comte de Maurepas, qui y est toujours
en exil. Au sortir de sa visite, en tournant la rue, il
a été arrêté et conduit prisonnier au château de Sau-
mur. Cette aventure fait du bruit. On dit qu'il avait
porté à M. de Maurepas une lettre de M. le Dauphin ,
lequel on dit avoir été très-fâché , ainsi que la reine ,
de sa disgrâce. Cela marque l'attention du ministère
sur ce qui se passe ; qu'on était instruit du voyage de
ce particulier ; qu'on a eu quelque soupçon par rap-
port à M. le Dauphin, et qu'on a prévu ce qui est ar-
rivé par des ordres à l'intendant de Moulins, qui ont
' Voir ci-dessus, page 14.2.
* Le conseil d'Etat ou simplement le Conseil, était aussi désigné soua le
nom de Conseil privé et de Conseil des parties.
148 JOURNAL [jcillet 1750]
prévenu le voyageur. Ou dit aussi que dans le voyage
de M. le Dauphin à Compiègne, le roi ne lui a parlé
de rien, ni lui au roi; de cette façon, notre homme
pourra rester quelque temps à Saumur.
— Madame la duchesse de Penthièvre est accou-
chée lundi, 22 de ce mois, d'un garçon. Voilà trois
princes dans la maison de Toulouse'.
— On a condamné, après une assez longue prison,
un pauvre cabarelier de Charenton à la question or-
dinaire et extraordinaire, qu'il a soufferte, pour vol
sur le grand chemin, dont il était innocent, suivant la
déclaration du véritable voleur, qui a été pris et qui
a été rompu. Ce qui fait voir la délicatesse des fonc-
tions de juge dans les affaires criminelles.
Juillet. — Aujourd'hui lundi, 6, on a brûlé en place
de Grève, publiquement, à cinq heures du soir, deux
ouvriers , savoir : un garçon menuisier et un charcu-
tier, âgés de dix-huit et vingt-cinq ans , que le guet a
trouvés en flagrant délit , dans les rues, le soir, com-
mettant le crime de s ; il y avait apparemment
un peu de vin sous jeu pour pousser l'effronterie à ce
point. J'ai appris, à cette occasion, que devant les
escouades du guet à pied , marche un homme vêtu de
gris qui remarque ce qui se passe dans les rues, sans
être suspect, et qui, ensuite, fait approcher l'escouade.
C'est ainsi que nos deux hommes ont été découverts.
Comme il s'est passé quelque temps sans faire l'exécu-
* N. de Bourbon, prince de Lamballe, né le 6 septembre 1747.
N. de Bourbon, duc de Château-Vilain, né le 17 novembre 1748.
N. de Bourbon, comte de Guingamp, né le 22 juin 1730.
Un fils aîné du duc de Penthièvre, le duc de Rambouillet, né le 2 jan-
vier 1746, était mort le 13 novembre précédent.
[JUILLET 1750] DK E. J^ F. BARBIER. 149
tioii , après le jugement , on a cru que la peine avait
été commuée à cause de l'indécence de ces sortes
d'exemples , qui apprennent à bien de la jeunesse ce
qu'elle ne sait pas. Mais on dit que c'est une contes-
tation entre le lieutenant criminel du Châtelet et le
rapporteur, pour savoir à qui assisterait à cette exé-
cution , d'autant que le rapporteur n'était plus de la
colonne du criminel'; mais M. le chancelier a décidé
que le rapporteur irait, quoique n'étant plus du crimi-
nel. Bref, l'exécution a été faite pour faire un exem-
ple , d'autant que l'on dit que ce crime devient très-
commun et qu'il y a beaucoup de gens à Bicétre pour
ce fait. Et comme ces deux ouvriers n'avaient point de
relations avec des personnes de distinction , soit de la
cour, soit de la ville, et qu'ils n'ont apparemment
déclaré personne, cet exemple s'est fait sans aucune
conséquence pour les suites. Le feu était composé de
sept voies de petit bois , de deux cents de fagots et de
paille. Ils ont été attachés à deux poteaux et étranglés
auparavant, quoiqu'ils soient étouffés sur-le-champ par
une chemise de soufre. On n'a point crié le jugement
pour s'épargner apparemment le nom et la qualifica-
tion du crime. On avait crié celui du sieur Des-
chauffour, en 1 726 ^
— Il y a eu samedi ,11 de ce mois, une autre exé-
cution dans Paris , moins terrible et plus divertis-
sante. La nommée Jeanne Moyon , m publique,
a eu le fouet et la fleur de lis % et a été conduite de-
" Voir la note de la p. 163, tome I".
* Condamné pareillement à être brûlé, pour un crime semblable.
• Arrest di la Cour du Parlement, contre la nommée Jeanne Moyon, veuve
Jean Lesur, et autres, accusées de prostitution publique , du 7 juillet 1730.
Paris, imp. d« P. G. Simon, 4 p. in-4".
160 JOURNAL [joiLLET 1750]
puis le Grand-Châtelet jusqu'à la porte Saint-Michel,
où s'est faite l'exécution du fer chaud, sur un âne,
avec un chapeau de paille, la tête tournée vers la
queue, avec un écriteau : M publique. Elle
n'a point été fouettée dans les différents marchés ,
mais seulement en sortant du Grand-Châtelet , d'où
elle a été conduite à la porte Saint-Michel , qui était
son quartier, par le Pont-Neuf, la rue de la Comédie
et les Fossés-de-Monsieur-le-Prince. On dit que dans
la marche, elle avait le visage couvert d'un mouchoir,
ainsi que ses complices qui l'accompagnaient , ce qui
se souffre par grâce. Après avoir eu la fleur de lis à
la porte Saint-Michel , elle a été mise dans un fiacre
pour être conduite hors de Paris, à cause du bannisse-
ment. Ordinairement, ces sortes de femmes sortent de
Paris par une porte, y rentrent par une autre, chan-
gent de quartier et continuent leur commerce. Cette
exécution a beaucoup diverti le peuple.
Cette femme n'a point été condamnée pour tenir
un lieu public de débauche. C'est pour avoir enlevé
et voulu débaucher une petite fille de dix ans V
— Madame la duchesse de Chartres est accouchée
d'une princesse ^ la nuit du jeudi au vendredi 1 0 de
ce mois. M. le duc d'Orléans avait été, il y a trois
semaines , chez M. Joly de Fleury père, ancien procu-
reur général , lui dire (|u'il ne reconnaîtrait pas plus
* Barbier consacre plus d'une page au récit de cette affaire, dont les
détails n'offrent aucun intérêt particulier.
"^ Louise-Marie-Thérèse-Batliilde, dite Mademoiselle, qui épousa, ea
1770, Louis-Henri-Joseph, duc de Bourbon, et fut mère de l'infortuné
duc d'Enghien , fusillé à Viacennes, en 1804. Elle mourut subitement à
Paris, le 10 janvier 1822, au milieu d'une procession à laquelle elle as-
«istait à Sainte-Geneviève..
[JUILLET 1750] DE E. J. F. BARBIER. 151
cette grossesse que la première , où madame la du-
chesse de Chartres est accouchée du prince de Mont-
pensier \ et cela , sur un cérémonial qui n'a pas été
observé. Il prétend que madame la duchesse de
Chartres étant première princesse du sang, le chan-
celier de France doit assister à ses couches comme
commissaire du roi : les gens dévots connaissent mieux
leurs droits que les autres ! . . . . M. le procureur général
en a rendu compte à la cour, sur quoi il a été nommé
commissaire du roi pour remplacer et représenter
M. le chancelier, qui ne peut pas y vaquer à cause
de ses infirmités et même de ses occupations.
En conséquence , plus de huit jours avant les cou-
ches, et apparemment aux premières douleurs, M. l'an-
cien procureur général s'est transporté et s'est établi à
Saint-Cloud , où il est resté jusqu'aux couches. On
lui servait une table de douze couverts où il y avait
toujours trois ou quatre dames de la cour de madame
de Chartres. M. Joly de Fleury a soixante-quatorze ou
soixante-quinze ans ; mais , outre la supériorité de gé-
nie qui lui est connue de tout le monde, il a été ga-
lant toute sa vie et a fort aimé les filles. Il a l'esprit
très-enjoué et il a fait les plaisirs de la cour de Saint-
Cloud. En sorte qu'il s'y est amusé et a beaucoup
amusé, et madame de Chartres et toute sa cour.
On croit qu'il pourrait bien avoir la même fonction
aux couches de madame la Dauphine. Il est cepen-
dant à présumer que le chancelier ne cédera sa place,
en pareille occasion, qu'en cas de nécessité.
' Louls-Philippe»Joseph d'Orléans, né le 13 avril 1746, père du roi
Louis-Philippe.
152 JOURNAL [juillet 1750]
Par la naissance de cette jeune princesse, mademoi-
selle de Charolais doit perdre le litre de Mademoi-
selle attaché à la première princesse du sang , fille,
lequel est accompagné d'une pension.
— Le bruit se répand encore que M. de Maupeou,
premier président du parlement, veut se démettre de sa
place, qu'il n'est pas en état de soutenir parce qu'il doit
beaucoup. Il n'est pas ricbe par lui-même, et il a pris
un grand état de maison, surtout pour la table, tant
à Paris qu'à sa terre de Bruyères \ à neuf lieues de
Paris, pendant les vacances. Il avait des vues sur la
place de chancelier. On dit qu'il voudrait s'accom-
moder avec M. le président Mole qui se chargerait de
payer le brevet de retenue dû à M. le premier prési-
dent Le Peletier ^, et lui donnerait, pour pot-de-vin de
sa démission, deux cent mille livres qui lui serviraient
à payer ses dettes ; le tout en faisant agréer cet arran-
gement par le roi.
— On dit aussi que M. de Puisieux , qui est assez
infirme, voudrait se démettre des affaires étrangères,
et qu'on ne laisse pas de parler sourdement , en cour,
de M. Chauvelin qui, malgré son exil, a conservé toute
sa tête et tout son génie. H n'a plus pour ennemi, en
cour, M. le comte de Maurepas.
— Il y a , à Compiègne , un camp de douze mille
hommespour amuser le roi et sa cour, ce qui fait qu'on
ne sait pas bien l'époque de son retour qui était fixé
au 20 de ce mois ^
• Château situé dans une belle plaine, près de la rive droite de l'Oise,
à i kilom. N.-E. de Beaumont.
' Il était de deux cent mille livres. Voir tome II, p. 371.
■" Le roi et la cour revinrent effectivement à cette époque.
[aolt 1750] DE E. J. F. BAKBIER. 153
— Le parlement a arrêté un sursis de quinze jours
au jugement criminel de la dernière émeute populaire
à l'occasion de l'enlèvement des enfants. Il y a, dit-on,
plus de qLiar:tnte personnes dans les prisons : le pro-
cès est presque instruit. Les exempts de police qui
sont impliqués dans cette affaire ont, dit-on, rapporté
et représenté leurs ordres pour prendre des enfants
vagabonds ; mais non pas pour en tirer de l'argent en
les rendant aux pères et mères. Le sursis expiré, on
verra ce que cela deviendra.
— On ne parle plus de tous les bruits de querelle
et de changement dans le ministère qu'on faisait courir
dans Paris pendant le voyage de Compiègne. Le clergé
continue ses assemblées, mais il ne transpire rien de
ses résolutions.
Joût. — Depuis quelques jours, le parlement, c'est-
à-dire la grand'chambre et la Tournelle assemblées,
a repris le travail de l'émotion populaire. Aujourd'hui,
samedi 1 "", on a fait monter les prisonniers pour être
interrogés sur la sellette : il y a dix-neuf ou vingt ac-
cusés. Cela a fait assez de bruit dans Paris, d'autant
que tous ces prisonniers, exempts de police ou autres,
sont gens du peuple. Il y avait des archers à toutes les
issues de la grand'chambre, pour empêcher l'affluence
de ceux qui étaient intéressés et qui étaient à crier et
à pleurer. Les régiments des gardes françaises et
suisses étaient commandés. On a vu des escouades de
guet à cheval. On disait qu'il devait y avoir trois ou
quatrepersonnespendues; ily avait aussi trois exempts,
mais on ne parlait pas de mort à leur égard. Cette
affaire intrigue, non-seulement le petit peuple, mais
les honnêtes -gens. On convient que ces séditieux sont
154 JOURNAL [aoct 1750]
criminels, que c'est fort à craindre dans le peuple,
qu'il faut faire des exemples , qu'il ne faut pas laisser
connaître au peuple sa force et que le ministère le
craint ; mais on sent, en même temps, que la cause de
ces tumultes diminue beaucoup du crime et n'a point
de rapport au roi.
Le parlement est resté assemblé à travailler jusqu'à
cinq heures du soir, et il n'y a point eu d'exécution.
On avait toujours fait prudemment d'avoir main-forte,
crainte que le bruit de l'exécution n'occasionnât quel-
que assemblée populaire.
— Lundi, 3, toutes les chambres du parlement se
sont assemblées pour entendre la réponse du roi *,
qui n'a, dit-on, accordé que la suppression du centième
denier, pour les immeubles fictifs, pour le 1" janvier
prochain. La taxe de quatre sous pour livre, qui est
considérable , aura son effet encore pendant six ans.
— Au surplus, il n'y a eu aucune grâce pour les sédi-
tieux qui ont été pris ^; le jugement était rendu dès le
samedi. Aujourd'hui lundi, 3, l'arrêt, qui condamne
trois de ces particuliers à être pendus, a été affiché
aux coins des rues, même crié par quelques colpor-
teurs, et il a été exécuté en place de Grève, où tout le
monde était. Le régiment des gardes était commandé,
ou du moins par détachements qui étaient postés dans
les marchés, surtout aux environs de la Grève, et qui,
en cas de besoin, auraient barré toutes les rues pour
empêcher la communication du peuple.
' Les députés du parlement avaient été la veille, à Versailles, recevoir
la réponse du roi aux remontrances qu'ils y avaient portées le 7 juin pré-
cédent. Voir ci-dessus, p. 141.
* On avait espéré que la Dauphine solliciterait leur grâce.
[AOCT1750] DE E. J. F. BARBIER. 155
Cette expédition a été faite sur les cinq heures
après midi. Le charbonnier, qui est un homme très-
bien fait, est cehii qui, ayant été frappé par un archer
dans une bagarre, avait cassé la jambe à l'archer.
Urbain, le brocanteur, était un jeune homme qui avait
été chercher de la paille pour mettre le feu à la maison
du commissaire de La Fosse, rue de la Calandre ', et
frappé à la porte d'un fourl)isseur, sur le Pont-Saint-
Michel, pour avoir des armes : on croyait même qu'il
serait brûlé, après être pendu, comme incendiaire. Il
n'avait que dix-sept ans ; c'était le fils de gens de mé-
tier dans l'Abbaye Saint-Germain. Lorsque le char-
bonnier fut monté à l'échelle, tout le peuple, dans la
place, a crié grâce, ce qui a fait arrêter le bourreau
qui a fait descendre quelques échelons au patient. Cela
a causé un mouvement d'espérance aux deux autres ;
mais il n'y avait point de grâce. Le guet, en ce mo-
ment, tant à cheval qu'à pied, la baïonnette au bout
du fusil, a fait un grand rond dans la place et fait re-
culer le peuple, dont il y en a eu même plusieurs
blessés et renversés les uns sur les autres, et l'exécu-
tion a été faite. Le peuple, qui était dans la Grève, a
eu si peur de se trouver environné de soldats aux gar-
des , qu'il s'enfuyait avec confusion et crainte le long
du quai Le Peletier et de la Ferraille ^ jusque par delà
le Pont-Neuf, ce qui fait voir qu'avec un peu d'ordre,
le peuple de Paris est facile à réduire. La garde dans
Paris a continué la nuit, et tout a été tranquille. Telle
' Voy. ci-dessus, p. 131.
* Nom vulgairement donné au quai de la Mégisserie, en raison de»
marchands de vieux fers qui étalaient autrefois leurs marchandises le long
du parapet.
156 JOURNAL [août 1750]
est la fin de cette malheureuse affaire qui a causé la
mort et des blessures à plusieurs personnes, des mai-
sons pillées et ravagées, et qui aurait pu être prévenue
par un peu de soin de la part des magistrats de
police.
Mais il est vrai de dire que cet événement, qui a fait
l'histoire du jour et la conversation de tout Paris, y
avait mis une certaine consternation. On plaignait ces
malheureux, quoiqu'on sentit bien la nécessité d'un
exemple, parce que tout le monde est convaincu que
dans le fait on a pris grand nombre d'enfants, et que
les gens de police avaient des ordres pour le faire, sans
que ces ordres ni la volonté du prince aient été mani-
festés à cet égard, et qu'il est très-naturel au peuple
de s'opposer à l'enlèvement de ses enfants ou de ceux
de ses voisins. Il est certain que ces exécutions ne dés-
honoreront point la famille de ceux qui ont été
pendus.
— Cequ'ily a de plus singulier, c'est que, trois jours
après l'exécution, le corps des charbonniers de Paris
a fait dire des messes de Requiem et un service dans
l'église des Carmes de la place Maubert, pour le repos
de l'âme du charbonnier qui a été pendu. On dit qu'ils
n'étaient que trois à la fois à ces messes ; peut-être leur
avait-il été défendu par la police, qui avait été instruite
de ce service, de s'y rassembler tous en corps.
— M. le prince de Soubise, petit-fils et petit-neveu du
prince de Rohan et du cardinal de Rohan, morts il n'y
pas longtemps, a une petite maison charmante à Saint-
Ouen ', sur le bord de la rivière. Le roi s'y est arrêté
' Village situé sur la rive droite de la Seine, entre Clichy et Saint-
[AOtJtl750] DE E. J. F. BARBIEH. 167
en revenant de Compiègne. Le prince de Soubise fai-
sait travailler et accommoder les appartements, que
l'on dit être du meilleur goût pour les peintures en
vernis et les meubles sans dorures. Le roi dit au prince
qu'il y viendrait souper un jour quand le tout serait
achevé. C'est une faveur, quoique coûteuse, que les
courtisans ne négligent point. Lundi, 10 de ce mois,
le roi est venu coucher à la Muette ; mardi, 1 1 , il a été
chasser dans la plaine de Saint-Denis pour souper après
à Saint-Ouen.
Le prince avait fait préparer une illumination du
plus grand goût dans le jardin, avec des lustres et des
lampions dont ious les arbres étaient garnis, et un feu
d'artifice magnifique dans une île que l'on voit du
salon. L'ile était entourée de grands ifs de fer-bianc,
tout en lampions. Le feu a été fort bien exécuté, tant
pour les boîtes que pour l'artifice qui était recherché
et extraordinaire ; car, à présent, l'artifice est varié et
les feux qui en soilent sont de différentes couleurs.
Mais il s'est élevé un vent indiscret qui a soufflé la
plus grande partie de l'illumination, tant du jardin
que de l'île, dans la rivière. Quelque nombre d'hommes
qu'on ait placés à chaque if pour rallumera mesure les
lampions, il n'a pas été possible de les tenir allumés.
Voilà les inconvénients qui sont au-dessus du pouvoir
et de la dépense des hommes.
Les appartetnents étaient ornés et éclairés avec la
dernière magnificence. Le souper du roi a été sur le
même ton. A ce souper il n'y avait que trois femmes :
Denis. La maison du prince de Rohan fut achetée par M. Necker, peu
de temps avant la révolution , et elle est devenue plus tard, la propriété
de M. Ternaux, qui avait établi une filature dans ses dépendances.
158 JOURNAL [août 1750]
madame la marquise de Pompadour, la marquise
d'Estrade et la comtesse de Clermont. Les hommes
qui avaient quelques connaissances dans la mai-
son sont entrés pour voir le souper du roi ; mais
il était défendu de laisser entrer aucune femme ni
fille. C'était une galanterie politique du prince de
Soubise pour madame la Marquise, il aurait pu venir
à ce souper de très-jolies femmes de Paris qui , peut-
être, auraient attiré les regards du roi.
Le duc de Gèvres, gouverneur de Paris et premier
gentilhomme de la chambre , a une grande maison et
de grands jardins à Saint-Ouen , sur la rivière ^
Comme il est grand en tout et extrêmement gracieux
pour le public, il n'était point dans sa maison, et il
ne lui aurait pas même convenu d'y être ; peut-être
était-il d'ailleurs du souper; mais il avait donné ordre
que sa maison fut ouverte pour le public. Il y avait
même trois salles pour les personnes plus distinguées ,
lesquelles étaient éclairées, et il y avait des officiers
de sa maison pour avoir soin de tout.
Mademoiselle de Charolais, qui était à sa maison
de Madrid , en est partie le soir avec quelques femmes
de sa cour, a fait mettre de quoi faire son souper dans
son carrosse, a fait partir un de ses cuisiniers, et est
ainsi descendue dans la maison de M. le duc de
Gèvres. Les officiers lui ont livré les cuisines et ou-
' C'était le château seigneurial de Saint-Ouen, que mademoiselle de la
Seiglière avait apporté en dot, en épousant le duc de Gèvres. Ce château
devint ensuite la propriété de madame de Pompadour ; mais l'anecdote
rapportée par Barbier, relève une erreur commise par les divers histo-
riens des environs de Paris, qui placent en 1745, l'époque où le duc de
Gèvres fit la vente de ce château à la favorite.
[AOCT1750] DE E. J. F. BARBIER. 159
vert les appartements, qui ont été éclairés. Ce n'est
pas tout : madame la duchesse de Modène y est aussi
venue et M. le duc et madame la duchesse de Pen-
thièvre. Je ne crois pas que cette curiosité ait été bien
convenable pour des princesses du sang. Ps 'osant pas
et ne pouvant pas se trouver avec le roi, il fallait, ce
semble , laisser faire cette fête sans elles , ou du moins
ne la voir que dans leurs carrosses , de l'autre côté
de la rivière. La maison du duc de Gèvres n'était
bonne que pour des femmes distinguées , soit de cour,
soit de Paris, comme dans la maison de M. Cas-
tanier d'Auriac, maître des requêtes, qui a acheté
celle de M. le comte d'Evreux à Saint-Ouen , qui est
encore une maison charmante.
A l'égard du public de Paris, malgré le vent, il y
avait dans Saint-Ouen une affluence très-grande de
monde et un concours considérable de carrosses , de
manière qu'on dit qu'il y en a eu sept ou huit de bri-
sés et de renversés au retour. Tous les petits maîtres
et petites maîtresses d'épée , de robe et de finances ,
ne manquent point ces sortes de fêtes. C'est une oc-
casion de courir, ce qui est du bel air.
Au reste , cette fête et cet honneur doivent coûter,
à ce que l'on dit, environ deux cent mille livres à
M. le prince de Soubise , parce qu'il y avait des tables
pour tous les officiers des gardes du corps et la suite
du roi; pour tous les gardes, les pages, etc. Ce qui
est toujours très-nombreux et entraîne un grand dégât.
Il ne faudrait pas beaucoup de fêtes de cette espèce
pour incommoder et déranger les affaires du seigneur
prince de Soubise.
— Il y a eu des mariages ces jours-ci à Paris. M. le
160 JOURNAL [aodt 1750]
marquis de La Salle ', lieutenant général des armées
du loi, homme de trente-cinq ans, qui est de la cour et
des plaisirs particuliers du roi , a épousé mademoiselle
de Clermont de Chaste, fille du second lit de M. de Cler-
mont, comte de Roussillon, qui est d'une ancienne
maison , et de mademoiselle de Butler, irlandaise , et
de grande maison d'Irlande, dont les père et mère
avaient suivi en France le roi Jacques Stuart. Une
sœur de mademoiselle Butler avait épousé M. de
La Guillaumie, conseiller au parlement. Elles n'avaient
point de bien, etle vieux comte de Roussillon avait épou-
sé par inclination la cadette, qui était belle et bien faite.
M. Le Prêtre, neveu du receveur général, à qui son
oncle a assuré sa charge en mariage , a épousé made-
moiselle Grimaudet, fille du commissaire général des
gardes ftançaises. Ce sont gens riches et de fortune.
Comme c^est l'usage d'aller à l'Opéra le premier ven-
dredi après le mariage , surtout pour les gens de con-
séquence, ces gens-ci y étaient, avec bien des dia-
mants, à la première loge du côté de la reine, loge
consacrée ordinairement pour les gens titrés et de
condition. Mais tel est aujourd'hui le luxe et l'imper-
tinence : il suffit d'être riche pour jouer à la grande !
— Le lundi , 17 de ce mois, s'est faite à l'hôtel de
ville la cérémonie pour l'élection ^ du prévôt des mar-
chands et de deux échevins. Gela se fait ordinairement
le jour de Saint-Roch , lendemain de la Notre-Dame ;
' Le mariage de Marie-Louis Caillebot , marqms de La Salle, sous-
lieutenant des gendarmes de la garde du roi, avec Marie-Charlotte de
Clermont, etc., se fit le 4 août.
* Voir ci-dessus, p. 94 et suivantes, le compte rendu d'une élection
précédente.
[AOUT 1750] DE E. J. F. BARBIER. 161
mais quand le jour de Saint-Roch est un dimanche ,
cela se remet au lundi.
J'avais été appelé, comme notable, pour procédera
l'élection, et, comme je n'avais point été brûlé, j'ai
assisté à la cérémonie et au diner de la Ville. Cette
cérémonie est longue ; comme un huissier de la Ville
va chercher, dans les carrosses de la Ville, les trente-
deux notables mandés , on n'est guère rassemblé
qu'à plus de midi et demi. Il y avait , dans les man-
dés, M. de Blair, conseiller de grand'chambre ; plu-
sieurs magistrats de différentes juridictions ; M. Moreau,
procureur du roi au Châtelet ; des curés de Paris et
autres notables ; ce qui est bien la preuve que les ma-
gistrats de cour souveraine ne sont autres que no-
tables bourgeois. Quoiqu'ils aient la noblesse, cela
ne fait que de la noblesse bourgeoise, ainsi que celle
des échevins et secrétaires du roi.
M. le piévôt des marchands et les quatre échevins
en place sont assis en haut de la grande salle, sur un
banc. Le procureur du roi de la Ville est dans un fau-
teuil, vis-à-vis une table, et le greffier de la Ville dans
un fauteuil , vis-à-vis de lui.
A la droite du prévôt des marchands sont, sur un
banc, en longueur, les conseillers de Ville, officiers de
cour souveraine ; ensuite les conseillers de Ville bour-
geois; et, après les quartiniers, sur un banc, à gauche,
tous les mandés.
Le prévôt des marchands a fait un discours adressé
aux notables sur l'élection qui était à faire, sur l'hon-
neur qu'il avait eu à remplir sa place pendant plusieurs
prévôtés, sur réloge des échevins dans leurs fonc-
tions, x\n peu sur le roi, sur l'espérance des couches
m 11
l
162 JOURNAL [aoot 1750]
de madame la Daupliine. Il a lu son discours , qu'il
tenait à la main , et qui a duré près d'une demi-heure.
Le premier et le second échevin ont fait chacun
un discours moins long, et le procureur du roi de
même, sur les lègles , les usages de la Ville et les fonc-
tions et droits de la juridiction. Après cela, on a lu les
ordonnances de la Ville et la lettre de cachet du roi,
qui était de l'année passée, pour continuer M. de
Bernage, prévôt des marchands, pour deux années,
jusqu'à la Notre-Dame 1752; ce qui a fait aussi la
matière d'un remercîment dans le discours du prévôt
des marchands et d'un éloge dans les autres.
On appelle ensuite ceux qui doivent être présents,
pour savoir s'ils y sont.
Le prévôt des marchands et les quatre échevins
quittent leurs places et passent derrière le banc qui
est occupé par quatre scrutateurs, dont le premier est
le scrutateur royal : c'est, cette année, M. Feydeau de
Brou, avocat du roi au Châtelet, et fils du con-
seiller d'État. Ce scrutateur royal tient un crucifix
pour recevoir le serment de bien fidèlement procéder
à l'élection, ce que le scrutateur demande à chacun en
particulier; à quoi on répond : « Oui, monsieur. »
Le scrutateur après lui tient un sac de velours cra-
moisi où chacun jette son billet. M. le prévôt des mar-
chands va le premier au serment, à genoux sur un car-
reau de velours, la main sur le crucifix, et donne son
billet , puis les quatre échevins et tous les conseillers
de Ville. Ensuite, on appelle, par ordre de réception,
chaque quart inier et les deux mandés. C'est le greffier,
debout, qui fait cet appel, et chacun fait la même
cérémonie. On met son billet dans le sac : sur ce billet
[aoct 1750] DE E. i. F. BARBIER. Id3
est écrit M. de Bernage, prévôt des marchands, et
pour échevins, M. un tel et M. un tel. C'est le quar-
tinier qui, avant toutes les cérémonies, donne un
pareil billet à ses deux mandés. Ces billets préparés
sont arrangés de façon que la pluralité des voix se
trouve tomber sur ceux qui sont désignés pour être
échevins. L'on voit, par là, que toute cette grande et
longue cérémonie d'élection n'est que de forme et de
nom, et, dans le fait, c'est le plus simple et le plus con-
venable ; car, si l'élection se faisait sérieusement ,
comme dans l'origine, cela causerait bien de l'abus et
de la prévarication : de la part des mandés qui, dans le
temps oii nous sommes, vendraient leurs suffrages, et
de la part du quartinier qui a le choix de mander dans
les notables de son quartier.
il y a tous les ans pour nouveaux échevins, un
officier de Ville, soit conseiller ou quartinier alternati-
vement, et un bourgeois, comme marchand , notaire,
avocat ou autre. Les échevins de cette année sont
M. Gaucherel, quartinier de Ville, gros et riche mar-
chand d'étoffes de soie, à la Couronne d'or, rue des
Bourdonnais, qui est une belle et ancienne maison *
bien bâtie, que l'on dit avoir été une maison de cam-
pagne de Philippe le Bel, roi de France, laquelle était
alors dans les bois; l'autre est M. Bontems, notaire.
Toute la façon du scrutin finie, M. le prévôt des
marchands et les quatre échevins sortent de la
" L'hôtel de La Trémoille, autrement dit la Maison des Carneaux, dé-
molie vers 18i2. Gaucherel devait être le successeur de Gauthier et
t>Qpré, marchands de soieries qui mirent à cette maison l'enseigne de la
Couronne d'or. Voir la Notice sur l'hôtel de La Trémoille, par M. Troche,
Mém. de la Soc. des Ant. de France, tome VI, nouvelle série, page 207.
164 JOURNAL [août 1750]
salle et se retirent dans leur bureau pour dresser le
procès-verbal de Télection que l'on envoie sur-le-champ
au roi. Pendant qu'on dresse ce procès- verbal, tous les
officiers de Ville et mandés vont et viennent dans
l'hôtel de ville, boivent un coup s'ils le veulent, et l'on
met le grand couvert dans cette même grande salle,
où il y a encore nomJDre de gens derrière les bancs,
que l'on a fait entrer par amis, pour voir toute la céré-
monie ci-dessus et pour voir aussi le coup d'œil du
repas. Tout cela dure de façon que nous ne sommes
qu'à trois heures et demie.
C'est une grande table longue, d'un bout de la salle
à l'autre, contenant quarante-huit couverts, à peu
près, de chaque côté. Il y a au milieu, tout du long,
vingt et un ou vingt-deux plateaux contenant chacun
quatre corbeilles de confitures sèches, valant au moins
dix francs chacune, que chacun des assistants emporte
à la fin du repas.
M. le prévôt des marchands est au bout de la table,
en face, au haut de la salle, avec le scrutateur royal.
A droite, sont tous les mandés à qui on fait les hon-
neurs; a gauche, les échevins, officiers de Ville,
conseillers, procureur du roi, greffier et quartiniers;
et au bout, en face, le colonel de la Ville. Derrière
M. le prévôt des marchands, est un buffet en pyramide
garni de vieille vaisselle de vermeil doré qui ne sert à
rien et qui a un air d'antiquité; à côté, sont les trom-
pettes et hautbois de la Ville qui jouent par intervalle.
Chaque service est annoncé par des trompettes et
tambours qui sont dans la cour. Il n'y a rien de bien
extraordinaire pour les mets : c'est une soupe et trois
entrées servies entre quatre personnes, deux de chaque
[aodt 1750] DE E. J. F. BARBIER. 165
côté, et ainsi répété le long de la table; deux plats de
rôt, viande blanche et noire, deux salades, un melon,
des bouteilles de vin et carafes d'eau dans des seaux à la
glace, de même pour l'entremets. Pour le dessert, des
tourtes, compotes et corbeilles dépêches magnifiques;
du vin de Champagne, de Mulleseau*, et vin de Chypre.
On y boit très-modérément et très-décemment. Au
dessert, M. le prévôt des marchands boit, et porte à
toute l'assemblée différentes santés : de M. le gouver-
neur de Paris, Mesdames de France, madame la Dau-
phine, M. le Dauphin, la reine. La dernière est du
roi, à laquelle tout le monde se lève pour sortir de
table, et chacune de ces santés est célébrée par des
fanfares de trompettes et hautbois.
Le coup d'œil de ce service, surtout à cause de ces
corbeilles de taffetas de différentes couleurs, et de con-
fitures sèches, est magnifique et auguste par ce nom-
bre de quatre-vingt-dix personnes à table, qui toutes
ont cliacune leur laquais derrière leur chaise.
On a fait, cette année, pour la première fois, un
changement pour les domestiques, et on a introduit un
usage fort sage. Ci-devant, on donnait avec profusion
des assiettes pleines de toutes les viandes à ses do-
mestiques, avec des bouteilles de vin presque entières.
Ils emportaient les assiettes à chaque service, man-
geaient malproprement ; quelques-uns se soûlaient.
Ils donnaient même à manger à nombre de gens du
peuple qui sont là à regarder, ce qui causait de la
* Il n'existe aucun vignoble en Champagne qui porte ce nom. Bar-
bier veut dire, sans doute, qu'on servit du vin de Champagne et du vin
de Mcursault, vin blanc renommé des environs de Beaune, en Bour-
f^ogne.
166 JOURNAL [août 1750]
confusion, du dégât et du désordre. Cette année, avant
le premier service, un officier des gardes de la Ville a
fait tout le tour de la table et a prié tous les conviés
de ne rien donner aux domestiques, pour manger ni
pour boire, et qu'à la fin du repas on leur distribue-
rait à chacun quarante sous. Quoique cela fasse au
moins cent quatre-vingts francs, la Ville y gagne par
l'ordre qui y était, et les domestiques, surtout les
plus sages , aiment mieux avoir quarante sous de reste.
Chacun s'en va ensuite; les officiers de Ville, prin-
cipalement, ont été rendre visite à M. le prévôt des
marchands sur sa continuation, et aux deux nouveaux
échevins.
— La charpente pourun feu est toute préparée, dans
la place de Grève, pour la nouvelle de l'accouchement
de madame la Dauphine. Si c'est un prince, les fêtes
seront bien plus belles et l'hôtel de ville fera un feu
sur la rivière. C'est à cette occasion que M. le comte
d'Argenson, ministre, a fait continuer, pour deux ans
(qu'il peut même y avoir une seconde grossesse),
pour prévôt des marchands, M. de Bernage, lequel
est son parent , parce qu'il retire un gros profit de
toutes les dépenses que fait la Ville.
— Mercredi, 26, à six heures du matin, madame
la Dauphine a commencé à ressentir des douleurs sé-
rieuses. 11 est parti de Versailles nombre de courriers,
entre autres, de la part de la cour, un pour la Ville,
où se rassemblent aussitôt le prévôt des marchands et
les échevins pour attendre et pour donner les ordres
nécessaires, comme pour faire jeter du sable depuis le
Pont-Neuf, le long du quai de la Ferraille jusqu'à
Vhôtel de ville , pour que le courrier qui doit apporter
fiocT 1750] DE E. J. F. BARBIER. 167
la nouvelle de l'accouchement, et qui vient vite, ne se
casse pas le cou. Il y a eu aussi un courrier à Notre-
Dame pour faire exposer le Saint-Sacrement, et un
pour en donner avis au parlement.
Tous les princes , princesses , ministres et ambassa-
deurs, et gens de cour, d'épée, d'église et de robe,
étaient à Versailles, dans les appartements de la Dau-
phine et dans la galerie, à attendre l'événement. Cette
expectative a duré jusqu'à près de six heures du soir,
que madame la Dauphine est accouchée d'une prin-
cesse seulement *, au grand mécontentement de tout
le monde. Le courrier est parti, le canon des Invalides
a tiré, ainsi que celui de l'hôtel de ville, et on a allumé,
sur les sept heures et demie, l'illumination qui était pré-
parée à la façade de l'hôtel de ville ; mais cela n'a fait
aucun mouvement de joie et de plaisir dans Paris.
Madame la Dauphine a connu, dit-on, au visage des
assistants que c'était une princesse; mais cela ne lui a
fait aucune impression. Le roi, dit-on, pendant le tra-
vail, lui tenait une main et la reine l'autre. Le roi avait
un mot avec le sieur Jarre, accoucheur, pour lui faire
entendre si c'était un prince ou une princesse, ce que
le sieur Jarre ayant fait, le roi est devenu blanc. On
dit aussi que l'accouchée ne peut pas ignorer long-
temps la qualité de l'enfant, parce qu'il est de règle
qu'on lui présente à baiser quelque temps après. Si
c'est un garçon, il a le cordon bleu et il lui est pré-
senté par un seigneur de la cour qui obtient aussi, par
là, dans la suite, le cordon bleu. Si c'est une fille, elle
lui est présentée par une dame de la cour.
• Marie-Zéphirine , morte le 1" septembre 1755-
168 JOURNAL [aodt 1750]
Il est certain que madame ]a Dauphine a dormi
tranquillement sept heures la nuit suivante. La nour-
rice qui a été choisie est la dame Vata , femme de l'in-
tendant de M. le comte de Saint-Florentin : c'est une
femme de bonne santé, qui avait déjà nourri deux de
ses enfants. La fortune du mari, qui est un homme
d'esprit et de mérite, était faite si c'eût été aussi bien
un prince.
La mère, l'enfant, la nourrice , tout est en bonne
santé, et cet heureux accouchement donne l'espérance
d'avoir par la suite des garçons.
— Dimanche, 30, il y a eu bien des fêtes et des cé-
rémonies dans Paris.
V La maison des chanoines de Saint-Maur *,à deux
lieues de Paris, a été réunie à l'église de Saint-Louis
du Louvre. Il y avait, dans l'église de Saint-Maur,
plusieurs reliques , entre autres la châsse contenant
des os de saint Maur, fondateur et instituteur des Bé-
nédictins de la congrégation de Saint-Maur. M. l'ar-
chevêque de Paris a fait rapporter toutes les reliques
dans un carrosse. Pour ne point effaroucher les
paysans, il a nommé des commissaires pour dresser
un bon procès-verbal de toutes ces reliques. M. l'ar-
chevêque a donné la châsse de Saint-Maur à Messieurs
de l'abbaye de Saint-Germain des Prés, et tous les
* Le chapitre de Saint-Maur des Fossés , qui avait succédé à l'abbaye
de ce nom, avait été réuni au chapitre de Saint-Louis du Louvre, le
23 avril 1749. A la suite de cette réunion, confirmée par lettres patentes
du b novemljre 1750, les reliques que renfermait l'église de Saint-Maur
furent apportées à Paris, le 27 janvier 1750, et déposées dans la chapelle
intérieure de l'archevêché jusqu'au mois d'août où l'archevêque en fit
la distribution entre plusieurs églises ou établissements religieux.
[AOUT 1750] DE E. J. F. BARBIER. 169
religieux de cette maison, accompagnés des Prémontrés
de la Croix Rouge \ sont venus en procession avec
grande cérémonie et trompettes, et des ornements
magnifiques, à Notre-Dame, pour prendre cette châsse
et la transporter chez eux.
2" En même temps que cette procession passait d'un
côté dans les rues de Paris, on y trouvait, d'un autre
côté, des calèches et carrosses remplis de masques, et
d'autres masques à cheval, parce que c'est la foire du
Petit-Bezons , au-dessus des Champs-Elysées , qui est
un jour marqué de promenade de Paris, tant pour le
peuple que pour les gens à carrosses ^
3" On a chanté, l'après-midi, un 2e Deum à Notre-
Dame, pour l'accouchement de madame la Dauphine,
où le parlement et les autres cours ont assisté, à lor-
dinaire. Le soir, on a tiré un feu d'artifice devant
l'hôtel de ville qui était bien illuminé, etc., en sorte
que cette journée a été en grand mouvement.
— Autre affaire. Pendant l'assemblée du clergé,
les commissaires du roi, qui sont M. de Saint-Floren-
tin, secrétaire d'État, ayant le clergé dans son dépar-
tement, et M. Feydeau de Brou, conseiller d'État, se
sont rendus, le 1 7 août, aux àugustins ^ pour rendre
compte an clergé des intentions du roi qui leur de-
mande sept millions cinq cent raille livres , payables
' Ce couvent occupait l'extrémité de l'angle formé par les rues de
Sèvres et du Cherche-Midi.
* Voir tome I", page 50.
* A l'assemblée générale du clergé, qui avait été ouverte le 1"^ juin
précédent. Ces réunions se tenaient habituellement dans le couvent des
Grands-Augustins, où .ivaient lieu également les assemblées des membres
de l'Ordre du Saint-Esprit. Voir tome I",,page 57.
170 JOURNAL [lODT 1750]
en cinq ans, et, en même temps, pour lui annoncer une
déclaration que le roi a envoyée à son parlement, par
laquelle il ordonne que tous les archevêques, évêques,
bénéficiers, chapitres, etc., généralement tout ce qu'on
appelle gens de mainmorte, donneront, dans six mois,
déclaration de tous leurs biens et revenus, etc. \
Cette déclaration a été enregistrée au parlement le
21 août, et elle fait la matière et la sollicitude du haut
clergé qui faisait tomber tout le poids des impositions
sur le clergé du second ordre. On sait qu'il y a des
évêques qui payaient très-peu de chose, et qu'il y en
avait d'autres qui gagnaient jusqu'à douze ou quinze
mille livres par an sur la répartition des bénéficiers
de leurs diocèses. Aussi, le roi loue-t-il le zèle et l'at-
tention de certains évêques, en petit nombre à la vé-
rité, qui ont exposé dans l'évêché un tableau de
l'imposition du diocèse et de tous les bénéficiers d'i-
celui en particulier? En sorte que c'est dire tacitement
qu'il y avait, dans les autres diocèses, un grand soup-
çon de fraude et de fiiponnerie.
Le clergé est fort embarrassé. Tout ce qui est pres-
crit par la déclaration du roi n'a rien de nouveau. On
n'a fait que copier généralement, pour le fond et la
forme des déclarations requises, tout ce qui avait été
arrêté par le clergé lui-même dans une assemblée de
1726, et que le clergé avait fait confirmer et autoriser
par des lettres patentes de 1727. Ce qui n'avait point
eu jusqu'ici d'exécution, moins par l'impossibilité de
' Cette déclaration, donnée à Versailles le 17 août 17S0, est imprimée
dans la Suite de la clef ou Journal historique ( Journal de T^erdun) , tome
LXVIII (juillet 1730), page 230.
[SEPT. 1750] DE E. J. F. BARBIER. 171
le faire que parce que le haut clergé a reconnu qu'il
avait fait une sottise dans cet arrangement.
Dans la déclaration du roi, il n'est pas dit un mot
du vingtième sur les biens ecclésiastiques, pour ne
point effaroucher le clergé ; mais celui-ci prévoit bien
que toutes les déclarations particulières étant faites et
vérifiées, la perception du vingtième ou du dixième,
dans les cas pressants, sera aussi facile que sur tous
les autres biens, et c'est ce titre d'imposition égale et
commune à tous que le clergé ne veut point entendre.
Mais, dans le fond, ce privilège prétendu, de même que
tous les autres, ne sont que de pures visions. La taxe
des impositions sur les biens doit être proportionnelle
et répartie également sur tous les sujets du roi et
membres de l'Etat , à proportion des biens que chacun
possède réellement dans le royaume. En Angleterre, les
terres de la noblesse , du clergé et du tiers état payent
également, sans distinction; rien n'est plus juste.
Septembre. — Le clergé continue ses assemblées ,
déterminé à refuser tout arrangement qui pourrait le
rendre contribuable. Il a fait des remontrances au
roi par le cardinal de La Rochefoucault , président
de l'assemblée. On dit que le roi avait été presque
touché de leurs raisons, disant que son dessein n'était
pas de leur ôter leurs privilèges ; mais que le conseil
a déterminé le roi à ne point se relâcher de son projet,
représentant qu'il ne fallait pas reculer, surtout en
faisant attention à la hauteur de la réponse du clergé ,
qui est en très-peu de mots :
172 JOURNAL [sept. 1750]
(( Sire,
(( La justice et la magnanimité de Votre Majesté
nous sont si connues, qu'elles nous autorisent à ré-
pondre que nous ne consentirons jamais que ce qui
a été jusqu'ici le don de notre amour et de notre
respect, devienne le tribut de notre obéissance. »
Cette réponse a été regardée comme insolente pour
des sujets, et c'est réellement l'esprit du corps ; car
les moindres prestolets, tous les écoliers, clercs, sé-
minaristes, pour qui les arrangements que l'on prend
ne peuvent être qu'avantageux, aiment mieux être
écrasés par le haut clergé que de perdre l'idée et le
préjugé d'une indépendance par rapport aux biens
ecclésiastiques. Ils regardent à déshonneur d'être
traités comme les autres sujets.
Sur cette réponse , M. le comte de Saint-Florentin
s'est transporté à l'assemblée le 1 5 de ce mois, avec
une lettre du roi qui ordonne à Messieurs du clergé
de rompre leur assemblée et aux évéques de se reti-
rer, dans huit jours, chacun à leur diocèse.
— Il n'y a pas un évêque à la cour. Les cardinaux
mêmes n'ont point été exceptés.
— Le clergé avait fait imprimer un procès-verbal
de ce qui s'est passé dans leur assemblée, sous pré-
texte d'en envoyer des exemplaires à tous les évéques;
mais il s'en est vendu dans le public, et il y a eu dé-
fense du ministre d'en distribuer, en sorte qu'on n'en
trouve plus.
— La jeune princesse est à sa quatrième nourrice,
ce qui n'est pas avantageux de changer ainsi de lait.
Madame Vata, première nourrice, avait trop de lait:
[oGT. 1750] DE E. J. F. BARBIER. 173
la princesse ne tirait pas assez. On n'a pas voulu per-
mettre à la nourrice de reprendre son enfant pour
quelques jours, et son lait s'est jeté sur une cuisse. Cela
a suffi pour changer cette nourrice , sans prendre la
peine de goûter son lait^ quoique elle soit restée encore
huit jours à Versailles, à nourrir son propre enfant.
Cela n'a pas eu de suites, car j'ai vu, plus d'un mois
après, sa fille de quatre mois qui se portait à merveille
et qui, depuis, n'a été nourrie que par elle.
— J'ai appris, à cette occasion, que tout se fait par
forme à la cour, suivant un piotocole des médecins,
en sorte que c'est un miracle d'élever un prince ou
une princesse. La nourrice n'a d'autres fonctions que
de donner à teter à l'enfant quand on le lui apporte :
elle ne peut pas lui toucher. Il y a des remueuses et
femmes préposées pour cela, mais qui n'ont point d'or-
dres h recevoir de la nourrice. H y a des heures pour
remuer l'enfant, trois ou quatre fois dans la journée.
Quand l'heure sonne, si l'enfant dort on le réveille
pour le remuer. Si après avoir été changé , il fait dans
ses langes, il reste trois ou quatre heures ainsi dans
son ordure. Si une épingle le pique , la nourrice ne
doit pas l'ôter : il faut chercher et attendre une autre
femme. L'enfant crie, dans tous ces cas; il se tour-
mente et s'échauffe, en sorte que c'est une vraie mi-
sère que toutes ces cérémonies.
Octobre. — M. le maréchal de Brancas, des comtes
de Forcalquier , est mort âgé de quatre-vir^ts ans.
M. l'abbé d'Harcourt, duc et pair, commandeur des
ordres du roi, ci-devant doyen du chapitre de Notre-
Dame, est mort aussi, et a été fort regretté. C'était un
des plus beaux hommes et fort aimé dans Paris.
174 JOURNAL [oct. 1750]
— M. l'abbé de Nicolai, chanoine de Notre-Dame,
frère du premier président, qui était désigné pour être
premier aumônier de mademoiselle Henriette , fille
aînée de France, à qui on fait une espèce de maison,
perd cette place. Il était ancien agent du clergé et as-
sistait dans les assemblées. Il a parlé un peu trop haut
sur ces affaires-ci à M. le contrôleur général; il n'en
faut pas davantage pour l'empêcher d'être jamais
évêque ^ C'est M. de Fontenille, évêque de Meaux, qui
aura cette place.
— La cour est très-brillante à Fontainebleau '. Les
deux dernières dames de France qui étaient à Fonte-
vrault, doivent y arriver. Des dames de la cour sont
parties pour les aller retirer de Fontevrault , avec une
suite très-nombreuse.
— M. le maréchal de Saxe est à Chambord, avec
un très-grand nombre de femmes et de seigneurs.
Mademoiselle de Sens, princesse du sang, de la mai-
son de Condé, qui a à présent quarante-cinq ans ', y
est. C'est pour elle que se fait la fête. Le maréchal y
a une troupe de comédiens, grande musique , des
danseuses allemandes , des équipages de chasse consi-
dérables. On dit qu'il vit là, et qu'il représente en
souverain.
— M. le chancelier d'Aguesseau est toujours fort
incommodé. Il n'est point du voyage de Fontaine-
bleau, n'étant pas en état d'y aller. Il y aura bien des
' Il a été cependant notre évêque de Verdun en 1754, ety est mort en dé-
cembre 1769. Il nous a fait beaucoup dehien [note de Barbier cTlncrevillè).
* Elle s'y était rendue le 7 octobre et y resta jusqu'au 17 novembre.
' Elisabeth-Alexandrine, sixième fille de Louis, duc de Bourbon, était
née le 15 septembre 1705.
[ocT. 1750] DE E. J. F. BARBIER. 175
intrigues dans ce voyage pour remplir cette première
charge de l'État.
— Les bâtiments du roi vont toujours leur train.
On travaille à force au château de Bellevue, de ma-
dame la marquise de Pompadour, au-dessus de Sèvres.
Le corps principal du château est petite 11 n'a que
neuf croisées de face, et le roi n'a pas voulu qu'il en
eût davantage ; mais il est extrêmement orné. Il y a,
au dehors, des bustes de marbre attachés dans les
trumeaux, d'une grande beauté. Les boiseries du de-
dans sont sculptées dans la dernière perfection et
peintes d'un très-beau blanc des Carmes \ A tous les
balcons, il y a une tour, qui sont les armes de Pompa-
dour. Le suisse des appartements a une livrée jaune
de Pompadour. Les terrasses viendront jusqu'au che-
min, sur la livière. Les jardins de derrière et les pota^
gers seront charmants, avec de belles eaux qui viennent
de la montagne au-dessus. C'est une situation unique
pour la vue, et on ne croira jamais, quand cela sera fait,
qu'on ait pu faire, dans une montagne aussi escarpée,
un endroit aussi charmant. Tout se fait et se paye au
nom de madame de Pompadour ; mais, quoique cela
ne soit pas grand , on verra aisément, par tous les
autres bâtiments ([ui accompagnent le corps de logis,
que cela n'a pu être que l'ouvrage d'un roi, par les
dépenses excessives du remuage des terres; même que
cela ne saurait convenir à un simple particulier. D'au-
tant plus que cela est trop voisin de Meudon.
— Au château de la Muette, dans le bois de Bou-
' Le blanc des Carmes , préparé avec de la chaux éteinte , de la téré-
benthine, etc., est susceptible de recevoir un très-beau poli par le frot-
tement.
176 JOURNAL [oct. 1750]
logne, on fait aussi de grands travaux. On prend une
fort grande enceinte, dans le bois, pour étendre le po-
tager et faire des bosquets qui formeront une grande
terrasse bâtie en pierres et moellons. Le dessein est
même d'abattre plusieurs bâtiments, faits depuis trois
ans, poui- les remplacer et rebâtir d'une autre façon.
On fera plusieurs percées dans le bois; on abattra tout
ce qui est vis-à-vis le château, duquel on verra en plein
celui de Bellevue.
— A Choisy, on travaille aussi considérablement
pour changer ce qu'on y a fait et pour augmenter.
Les dépenses des bâtiments sont très -considérables
sans que l'on fasse néanmoins aucun monument
respectable; mais, à le bien considérer, ces dépenses
ne font pas grand préjudice à l'État; cela fait vivre et
travailler un grand nombre d'ouvriers qui, d'un autre
côté, répandent leur gain dans tous les villages voisins
pour vivre. Cela fait vendre des pierres et des bois;
c'est une circulation d'argent à un grand nombre de
gens dans le royaume qui revient insensiblement dans
les coffres du roi par les taxes et les impôts sur tout
ce qui se consomme. D'ailleurs, le roi a beaucoup de
princesses qui ne sont pas toutes mariées, à beaucoup
près, et à qui, à un certain âge, il faudra des maisons
de campagne.
— Les deux dames qui arrivèrent à Fontainebleau
le 1 8, s'appellent l'une madame Sophie \ et l'autre ma-
demoiselle Louise ^ Le roi les a embrassées Tune et
' Sopliie-Philippine Elisabeth -Justine , née le \1 septembre 1734,
morte le 3 mars 1782.
* Louise-Marie, née le 15 juillet 1737. Elle prit le voile en 1771, dans
le couvent des Carmélites do Saint-Denis, et mourut le 23 décembre 1787.
[ocT. 1750] DE E. J. F. BARBIER. 177
l'autre, pendant un quart d'heure même, en pleurant
comme un bon père de famille, bourgeois de Paris.
— Histoire de Paris. Le sieur Lhomme, ancien
écbevin*, ci-devant marchand, rue Saint-Denis , dont
le frère y est encore, s'est retiré, dit-on, avec dix-huit
ou vingt mille livres de rente, et a deux fils, dont l'un
est dans le service. Cet homme, quoique âgé de soixante
ans, est un étourdi et un impertinent. Il a une maison
de campagne au village de Carrières , près Charenton,
oii il est fort haï. Dans ce même village, la dame et
la demoiselle Mazarelli ont aussi une maison. C'est
la veuve et la fille du limonadier de la Comédie-ita-
lienne; la fille a dix-huit ou dix-neuf ans et est très-
jolie. Elle a, dit-on, dansé quelque temps sur le Théâtre-
italien, et a été entretenue par un homme de qualité
qui est mort depuis plusieurs mois. On lui donne
même aujourd'hui pour amant un abbé, conseiller de
grand'chambre. Quoi qu'il en soit, elles ont du bien,
vivent, dans leur maison de Carrières, très-sagement
et très-décemment, vont régulièrement à l'office, font
des charités aux malades et aux pauvres , et sont
aimées des habitants.
Le sieur Lhomme, joignant à la fierté ordinaire
d'un marchand riche un caractère étourdi, comptait
faiie trop d'honneur à cette fille d'aller souper avec
elle. Apparemment qu'avant la scène dont il s'agit, il
y avait eu quelques propositions rejetées. On dit même
qu'il lui avait fait plusieurs malhonnêtetés : qu'un jour,
entre autres, elle étant assise dans les champs, le petit
chien du sieur Lhomme alla la caresser ; qu'elle lui
' Guillaume- Joseph Lhomme, conseiller du roi, quartinier, avait été
nommé échevin en 1746.
m 12*
178 JOURNAL [oct. 1750]
donna unegimblelte, et que Lhomme appela son chien,
en disant qu'elle lui donnerait la v
Un soir du mois d'août dernier, la mère Mazarelli
était à Paris, et la fille était restée chez elle avec une
femme de chambre et un laquais. Le sieur Lhomme
avait chez lui une compagnie à souper : ses fils, on dit le
chevalier de Breteuil, colonel, fils du définit ministre
de la guerre, assez mauvais sujet, et le sieur Martel,
notaire de Paris, qui, dit-on, voulait épouser sa fille.
Le sieur Lhomme, après avoir bien bu, forma le projet
d'entrer chez la demoiselle Mazarelli malgré elle. Il
alla d'abord, lui et un autre, à une heure après minuit,
déguisés en femme de chambre et en laquais, cogner,
sonner et faire bien du bruit aux portes. La femme de
chambre réveillée et descendue à une grille du jardin,
ils dirent qu'ils avaient une lettre à remettre en main
propre à la demoiselle. Elle répondit qu'ils n'a-
vaient qu'à la jeter dans le jardin et qu'elle lui
rendrait le matin, à son lever. Nos gens s'en allèrent
en raisonnant trop haut de leur dessein et disant bien
des sottises. La femme de chambre qui les observait,
wrlit pour chercher du secours dans le village et
mena deux hommes qui se levaient pour aller tra-
vailler à la rivière. Elle n'était pas rentrée que Lhomme
revint, accompagné de plusieurs autres, sans déguise-
ment, avec fusils et épées. Ils voulurent forcer la grille
que la femme de chambre et le laquais défendaient :
ils coupèrent les mains à la femme de chambre, lui
donnèrent plusieurs bourrades de fusil, et autant au
laquais, en jurant et disant mille injures. Les cris, le
bruit, le jour qui venait ayant fait accourir du monde,
ils furent obhgés de quitter la partie, en tenant tou-
[ocT. 1750] DE E. J. F. BARBIER. 179
jours les mêmes propos contre ia demoiselle Maza-
relli.
Le lendemain, la mère, qu'on alla apparemment
chercher, rendit plainte au juge de Carrières, laquelle
fut assez mal rédigée ; mais elle la renouvela plus am-
plement, après, devant un commissaire de Paris. Le juge
de Carrières entendit quelques témoins seulement et
décerna un décret d'assigné pour être ouï contre le sieur
Lhomme. Appel, de sa part, du décret, et plainte, par
lui, d'avoir été insulté par les domestiques. Demande
au parlement, de la part de la dame Mazarelli, pour
avoir permission d'informer de nouveau; plainte de
prévarication du juge de Carrières, et pour la procé-
dure être renvoyée et instruite au Châtelet de Paris
(attendu que le parlement ne renvoie que devant des
juges royaux}, sur la plainte de fraction déporte, d'as*
sassinat prémédité et d'un attentat horrible. Nota,
que la femme de chambre surtout était grièvement
blessée et très-mal.
Cette affaire a fait d'abord beaucoup de bruit à Paris.
Tout le monde, d'une voix, criait contre le procédé du
sieur Lhomme. Les uns disaient que ce dernier, à cause
de sa qualité d'échevin, traitait cette affaire de simple
galanterie. D'autres , qu'il offrait pour accommode-
ment une somme assez considérable , soixante ou
quatre-vingt mille livres. Mais il n'était rien de cela :
le procès s'intruisait. Ce qu'il y a de certain, c'est que
madame de Breteuil, la mère, a fait satisfaction appa-
remment, et on a envoyé le sieur de Breteuil, colonel,
à son régiment. Pour le sieur Martel, notaire, il était
parti pour revenir à Paris, après souper, avant la
scène. Dans le Mémoire imprimé, de la dame Maza-
180 JOURNAL [ocT. 1750]
relli , il n'est question que du sieur Lhomme et ses
complices^ sans qu'il y en ait aucun nommé.
Sur cela, on a plaidé ce mois-ci, au criminel, pen-
dant la chambre des vacations, où il a été rendu ar-
rêt qui a décrété le sieur Lhomme de prise de corps,
permis d'informer plus amplement , etc. Depuis cet
arrêt, le sieur [.homme a été rayé du tableau des éche-
vins et a disparu. 11 est à Bruxelles, et la procédure
s'instruit au Châtelet, par contumace. Il s'agit de sa-
voir la fin, ou par jugement ou par accommodement ;
mais tout le public, grand et petit, convient qu'on ne
devrait point avoir égard à la famille du sieur Lhomme,
et qu'il faudrait un exemple aussi sévère que cela le
demande. Tant pis si cela tombe sur un ancien échevin
de soixante ans !
— ■ Monseigneur le Dauphin est entré, pour la pre-
mière fois, au conseil des dépêches à Fontainebleau ; il
a vingt et un ans faits.
— La cour est très-brillante à Fontainebleau, avec
toutes les jeunes princesses ; il y a de grandes parties
de chasse. Madame Sophie, qui a seize ans passés, est
grande, belle piincesse , ressemble au roi et est assez
sérieuse. Madame Louise a treize ans passés, est plus
petite, moins blanche, fort jolie néanmoins, gaie,
de l'esprit; c'est elle qui porte toujours la parole.
— Le comte de Kaunitz , ambassadeur de l'empe-
reur, est arrivé à Paris ; il loge au palais de Bourbon
cju'îl loue, dit-on, vingt-cinq mille livres par an. On y
fait les préparatifs d'une nombreuse maison.
— Les tumultes populaires et les espèces de sédi-
tions qu'il y a eu au sujet de l'enièvement des enfants,
ont fait prendre au ministre des mesures pour la su-
[OCT. 1750] DE E. J. F. BARBIER. 181
reté de Paris. On a mis cent invalides dans le vieux
Louvre, avec une paye de dix à douze sous par jour,
pour la garde du château des Tuileries ; en sorte
qu'outre les portiers ordinaires , il y a une garde et
une sentinelle à toutes les portes et issues, soit des
Tuileries, soit du Louvre : dans le besoin on aurait
sur-le-cbamp cette troupe qui est bonne. On a aussi
augmenté le guet de soixante-cinq ou soixante-dix
hommes. Il y a, depuis longtemps, des corps de garde
du guet à pied dans le jour, en différents quartiers de
Paris. On a établi huit corps de garde nouveaux de
cinq hommes chacun, à pied, et cinq corps de garde
du guet à cheval, de cinq hommes aussi chacun, dans
le jour. Ces nouvelles troupes pour la sûreté pendant
le jour, sont habillées de bleu , mais différemment et
plus simplement que les troupes du guet, soit à pied,
soit à cheval. 11 paraît même que ces troupes font quel-
ques rondes dans la ville.
— ■ Depuis cet établissement, il y a eu une déclara-
tion du roi, du 20 octobre, qui renouvelle et ordonne
l'exécution d'une ancienne déclaration du 18 juillet
1 724, poui les mendiants dont on veut purger les
villes du royaume et les grands chemins ' ; pour con-
duire les hommes et femmes dans les hôpitaux, y
nourrir ceux qui sont invalides et faire une destina-
tion de ceux et celles qui sont en bon état, auxquels il
est enjoint de se retirer dans le lieu de leur nais-
sance, etc. Cet arrangement ressemble assez à conti-
nuer le projet de prendre tous les vagabonds , gens
' Il y avait eu aussi un arrêt du parlement pour obliger les pauvres
à sortir de Paris en 1740, lors de la disette qui se fit sentir cette année-
là. Voir tome II, p. 283,
182 JOURNAL [nov. 1750J
sans aveu , pour envoyer dans les îles. Depuis cette
déclaration, il n'y a point encore de changement dans
les rues et églises de Paris, où l'on voit toujours au-
tant de pauvres. 11 y en a beaucoup , hommes et
femmes, âgés et infirmes. 11 faudrait, en les conduisant
dans les hôpitaux, pourvoir à leur subsistance jusqu'à
leur mort, et, comme l'on dit que les hôpitaux sont
déjà très-chargés, je doute que cela soit exécuté bien
exactement pour les vieux pauvres.
Novembre.— Il n'y a point eu d'évêque à la Saint-
Martin pour la rentrée du parlement, parce qu'il n'y
en a point à Paris. C'était un grand chantre de la
Sainte-Chapelle '.
— L'affaire du clergé est toujours dans la même
situation, et paraît donner de l'inquiétude au public.
Avant la séparation de l'assemblée, le roi a écrit deux
lettres au clergé, et, dans la dernière, il leur a marqué
que son intention n'était pas de les assujettir au ving-
tième, mais qu'il voulait être obéi par rapport aux dé-
clarations de biens, etc. Le clergé, avant de se séparer,
a protesté par un procès-verbal contre la déclaration,
le contenu de la lettre du roi , etc. ^
— ^En même temps que tout le clergé du royaume est
indisposé et dans une espèce de révolte, on veut con-
traindre les pays d'états ^ à donner la déclaration des
biens pour l'impôt du vingtième. Cela commence à
' C'était ordinairement un évèque qui officiait à la messe de rentrée,
dite la messe rouge. Voir, pour l'origine de ce nom, tome I", page 39.
* Voir ci-dessus, page 172.
' On appelait pays d'états, les provinces qui jouissaient du privilège
de régler par des assemblées de députés, les contributions qu'elles payaient
au roi à titre de don gratuit.
[Nov. 1750] DE E. J. F. BARBIER. 183
s'exécuter dans la piovince du Languedoc ; mais il y a
plus de mouvement dans la Bretagne, dont la noblesse
n'est pas facile à manier. On prétend que le contrô-
leur général entreprend tout à la fois des opérations
bien délicates. A. la vérité, c'est dans le commence-
ment d'une paix dont il faut profiter dans l'incerti-
tude de ce qu'elle durera.
— Dans les voyages de Compiègne et de Fontaine-
bleau, le public attend toujours de grands événements
et fait en conséquence des nouvelles. On en publie
beaucoup ici. On parle d'un vice-cbancelier. Plusieurs
personnes sont sur les rangs : M. de Lamoignon de
Blancmesnil , premier président de la cour des Aides,
qui n'est pas riche; M. Gilbert, conseiller d'État,
homme très-habile , très-honnête homme ; mais il a
contre lui un soupçon de jansénisme, qui est une
tache à la cour; M. de Maupeou , premier président
du parlement; M. Joly de Fleury, ancien procureur
général, trop âgé et homme trop délié ; mais princi-
palement M. de Machault, contrôleur général , qui
conserverait sa place, et aurait, sous lui, deux direc-
teurs généraux des finances.
Pour le comte d'Argenson, ministre de la guerre,
on dit qu'il ne veut point être chancelier, mais duc et
pair, ce qui convient mieux à sa naissance.
— On crie toujours beaucoup contre les dépenses
du roi, tant en bâtiments que dans ses extraordinaires
de Choisy, Crécy, la Muette et autres lieux, où il y a
une grande déprédation. On crie, surtout, parce qu'on
n'aôté aucun impôt dans un temps de paix, et que, au
contraire , on veut établir un vingtième général qui
sera considérable. Le roi a encore emprunté, il y a
184 JOURiNAL [nov. 1750]
quelque temps, huit millions des receveurs généraux,
et sept millions des fermiers généraux, à cinq pour
cent, sans en indiquer l'emploi.
On crie fort, pareillement, contre madame la mar-
quise de Pompadour, dont le crédit est extrême. On
ne parvient, dit-on, aux charges et emplois, que par
son canal et avec de l'argent. Cela indispose contre
elle tous les grands de la cour, depuis M. le Dauphin
et madame la Dauphine. Tous les gens de cour sont
obligés de la lui faire. Si cela est, elle est mal conseillée.
Elle devrait se contenter d'amuser et de dissiper le
roi, qui s'ennuie partout, en le faisant changer de de-
meure comme elle fait, mais ne se point mêler à un
certain point des affaires d'État, c'est-à-dii-e pour l'in-
térieur. Elle serait encore assez riche, et du moins
elle ne se ferait pas de puissants ennemis.
— Mercredi, 25, le roi va prendre possession du
château de Bellevue, que l'on a meublé et préparé à
force; jusqu'à vendredi, il y aura, dit-on, illumination
et feu d'artifice. La Marquise a fait présent aux
hommes qui doivent être de la fête, d'un velours sin-
gulier tirant sur le pourpre, pour faire des habits uni-
formes que chacun sera obligé de faire broder en or,
d'une broderie pareille, de valeur de mille à douze
cents livres. On saura le détail de cette fête \
— Mademoiselle de La Roche-sur-Yon , princesse
du sang, de la maison de Conti, est morte le 20 de ce
mois, de la petite vérole, à 1 âge de cinquante-quatre
ans : elle était fort riche. Elle a fait légataire universel
• Il n'en est aucunement parlé dans le Mercure de France. La cour
avait pris le deuil la veille, 24, pour douze jours, à l'occasion de la mort
de mademoiselle de La Roche-sur-Yon.
[SOT. 1750] DE E. J. F. BARBIER. 185
M. le prince de Conti, son neveu, avec substitution au
profit de M. le comte de La Marche, fils du prince de
Conti, son petit-neveu. Elle a fait aussi un legs consi-
dérable à madame la duchesse de Chartres, sa nièce.
Elle laisse, entre autres effets , un grand hôtel sur le
quai des Théatins ' ; la terre de Sénonches , dans le
Perche, qui est un objet de soixante mille livres de
rente, à cause de la forêt , et des forges ; la terre de
Vauréal *, au-dessus de Pontoise, qui rapporte peu et
où elle a dépensé douze cent mille livres pour l'embel-
lir ; enfin un gros mobilier, surtout en pierreries. Cette
princesse était laide, bonne et d'un génie fort borné.
Elle ignorait d'abord sa maladie, mais quand elle l'a
connue , elle a assez mal reçu la visite de M. le curé
de Saint- André, et elle est morte sans cérémonie.
— La grande nouvelle dans Paris est la charge de
chancelier. On ne sait pas encore sur qui tombera le
choix de cette grande place. Il est cependant vrai que
M. d'Aguesseau a donné sa démission, car il est certain
que M. le comte de Saint-Florentin, comme ayant le
département de la maison du roi, a été mercredi, 25 ,
à Bellevue , recevoir les ordres du roi , et qu'aujour-
d'hui vendredi, 27, il a été, à huit heures du matin,
prendre les sceaux chez M. le chancelier d'Aguesseau,
' L'hôtel de La Roche-sur-Yon, qui a été démoli, il y a quelques années,
«ans que de nouvelles constructions se soient encore élevées sur son em-
placement, était situé quai Malaquais, n° il, et non quai des Théatins,
comme le dit Barbier. Cet hôtel, qui a souvent changé de propriétaires,
et qui a pris successivement les noms de ceux auxquels il appartenait, a
longtemps été occupé par le ministère de la police générale.
' Le château de Vauréal, situé sur la rive droite de l'Oise, à cinq kilo-
mètres au-dessous de Pontoise, a donné son nom au village près duquel
il est placé et qui s'appelait Lieux dans l'origine.
186 JOURNAL [nov, 1750]
d'où il est revenu à son hôtel, faubourg Saint-Honoré,
avec M. d'Aguesseau fils aîné, conseiller d'État, les-
quels sont partis à neuf heures avec les sceaux et les
hoquetons pour Versailles, attendre le roi qui doit y
retourner ce soir. Naturellement, si la place de garde
des sceaux avait été destinée pour MM. de Meaupou,
de Blancmesnil ou Gilbert, M. le comte de Saint-Flo-
rentin aurait eu son ordre pour les porter directement
chez celui qui aurait été nommé.
— Aujourd'hui, 30, il n'est point encore question
de chancelier et de garde des sceaux. On avait parlé
de M. Le Berthon, premier président du parlement
de Bordeaux, qui a agi il y a quelque temps avec
beaucoup de prudence dans une famine qu'il y a eu
dans cette grande ville. Mais c'est une raison pour lui
donner une pension et non pas pour le nommer chan-
celier. Cet homme ici n'est connu de personne. Le
bruit général est pour M. Le Peletier, ancien premier
président, qui est à Rosambo, en Bretagne.
— On dit que le roi a fait une réponse très-gracieuse
à M. d'Aguesseau, sur sa démission, et qu'il lui a ac-
cordé cent mille livres de pension, savoir : soixante
mille livres sur le sceau, et quarante mille livres sur le
trésor royal, avec faculté à lui d'en transmettre et faire
passer vingt-cinq mille livres sur la tête de celui de ses
enfants qu'il voudra.
— • M. Chauvelin, ci-devant garde des sceaux, se
porte bien ; il a pris le dessus des chagrins réels qu'il
a essuyés. Il est à Grosbois et à Paris, à son choix. Il
a quatre enfants, un fils de trente ans *, fort mauvais
' CharK's-Loiiis Chauvelin , marquis de Grosbois (voir tonic TT,
[nov. 1750] DE E. J. F. BARBIER. 187
sujet, dont il n'a pu faire quoi que ce soit, ni dans
l'épée ni dans la robe. Il y a sept ou huit jours que
l'on a dit que le marquis Chauvelin avait été écrasé
par son carrosse. Il est réellement mort ; mais la vérité
est qu'il s'est battu, bien à son corps défendant, avec
un capitaine aux gardes, que Ton dit être M. Le Lièvre,
frère de madame la procureuse générale Joly de Fleu-
ry, lequel lui a donné son affaire. Le père a soutenu
cette nouvelle, ici, à Paris, ayant du monde chez lui,
avec une fermeté sans pareille, et ne l'a dit à madame
Chauvelin , sa femme , que le lendemain matin ;
mais elle a été très-mal du chagrin que cela lui a causé.
M. Chauvelin a trois filles ; l'une mariée à M. le
comte de Maulévrier, l'autre à M. le marquis de la
Suze , et la troisième qui est à marier.
— Par un édit donné à Fontainebleau et enregistré
au parlement le 25 novembre, le roi établit une no-
blesse militaire , laquelle s'acquerra par les armes.
Tout officier général, maréchal de camp ou lieutenant
général, devient noble de droit et toute sa postérité,
et jouira de tous les droits et privilèges de la noblesse.
Tout officier inférieur, chevalier de Saint-Louis, qui
aura servi trente ans, dont vingt ans de commission
de capitaine, sera exempt de la taille sa vie durant,
quoique ayant quitté le service : le même droit pour
les capitaines, chevaliers de Saint-Louis, qui quitteront
à cause de leurs blessures. Tout officier qui aura la
croix de Saint-Louis, dont le père et l'aïeul auront
acquis, par leurs services, l'exemption de la taille,
page 13G), « mourut sur la paroisse de Scùnt-Sulpice , » se borne à dire le
Mercura de France, du mois de décembre 1730, page 196.
188 JOURNAL [nov. 1750]
sera noble de droit et sa postérité. Le capitaine qui
sera tué au service sera censé avoir accompli le temps
marqué pour acquérir l'exemption de la taille.
Cet édit est fort bien dressé : on voit qu'il part de
M. le comte d'Argenson , ministre de la guerre ,
homme de qualité et de très-ancienne noblesse mili-
taire, qui était anciennement la seule voie pour l'ac-
quérir. Il paraissait ridicule que le fils d'un lieutenant
général des armées du roi fût imposé à la taille dans
les provinces, ou que le colonel ou capitaine qui avait
passé toute sa vie à la guerre, et qui se retirait âgé,
fut à la merci d'un paysan dans les rôles de taille, ce
qui arrivait tous les jours ; tandis que les enfants d'un
secrétaire du roi et même des magistrats , souvent
d'une naissance fort obscure dans le peuple , ont la
pleine noblesse sans d autre titre que l'argent que
leur père a ordinairement très-mal acquis, et qu'il a
employé à une charge.
— Le deuil, pour les princesses du sang, est ordi-
nairement de onze jours , et il avait été annoncé tel
dans la Gazette de France. Cependant , le roi ne l'a
porté que huit jours, et le public aussi, pour made-
moiselle de La Roche-sur-Yon .
— Le parlement met ordinairement le scellé chez
les princes et princesses du sang. M. de Blair ', con-
seiller de grand'chambre, chef du conseil de made-
moiselle de La Roche-sur-Yon, a fait mettre le scellé
par les officiers du Châtelet, parce qu'il en aurait trop
coûté à appeler le parlement. Le parlement n'a droit
de mettre le scellé que chez le premier prince du sang ;
' M. de Blair a eu un legs de claquante mille livres. [Note de Barhier.)
[DEC. 1750] DE E. J. F. BARBIER. 189
mais pour les autres princes et princesses, cela n'est
plus de droit : il faut qu'il soit requis par une requête
et alors il se transporte pour faire honneur au prince.
Décembre. — La France vient de faire une grande
perte ; M. le maréchal comte de Saxe, maréchal géné-
ral des armées de France, est mort dans le château de
Chambord, le 30 novembre, âgé de cinquante-quatre
ans, après huit jours de maladie : on dit une fluxion
de poitrine, pour avoir entré dans l'eau en chassant,
ou de l'hydropisie qui lui a repris : bref il est
mort. Il avait été nommé duc de Courlande, en 1726,
mais sans en être jamais entré en possession. Le comte
de Saxe, fils naturel du roi de Pologne Auguste, élec-
teur de Saxe \ et frère du roi de Pologne actuel, était
oncle, par conséquent, de madame la Dauphine. Il
avait les ordres de Pologne et de Saxe ; la Gazette de
France^ peu exacte , fait entendre qu'il était cheva-
lier des ordres du roi % mais cela n'est pas^ Elle fait,
au surplus, son éloge tel qu'il le méritait, car c'était
effectivement le plus grand homme de guerre qu'il v
eût en France, et peut-être même, sans trop dire, qu'il
y ait eu.
Comme il était protestant, son corps est resté en
dépôt à Chambord, sur un lit de parade. On a en-
voyé en Saxe pour savoir les intentions du roi de
' Voir tome I", pages 1121 et 30o.
* C'est-à-dire de l'Ordre du Saint-Esprit. On disait chevalier des ordres
du roi, parce que Henri III, en créant l'Ordre du Saint-Esprit, avait or-
donné que les chevaliers de ce nouvel Ordre fussent auparavant reçus
chevaliers de Saint-Michel.
^ La religion du maréchal de Saxe ne lui permettait pas, en effet, d'être
reçu dans l'Ordre du Saint-Esprit, dont les memhres prêtaient serment de
vivre et mourir dans la foi catholique.
100 JOURNAL [déc. 1750]
Pologne , relativement au lieu où on le transportera,
attendu qu'on ne peut pas l'enterrer ici en terre
sainte. On croit qu'on le portera à Strasbourg , où il y
a un cimetière pour les protestants. Il s'était fait na-
turaliser il n'y a pas deux ans \
11 a fait un testaoïent : il fait légataire universel
M. le marquis de Bellegarde, qui a épousé sa sœur *,
une fille naturelle du roi Auguste, Le maréchal avait
de grosses pensions du roi , et était d'ailleurs fort
riche en argent, peut-être en pays étrangers, d'autant
qu'il doit avoir beaucoup amassé dans toutes ses cam-
pagnes.
Il avait à Chambord son régiment de uhlans, qui
coûtait beaucoup au roi, et sur lequel le comte de
Saxe gagnait considérablement. Ce régiment même
tourmentait et pillait un peu trop tous les villages aux
environs de Chambord. Le comte de Saxe, par son
testament, prie le roi de conserver son régiment et le
gouvernement de Chambord à M. le comte de Frise,
son neveu ^ à qui, en ce cas, il lègue tous ses haras,
chevaux et bagages de régiment. Mais il y a toute ap-
parence que le roi cassera ce régiment qui est absolu-
ment inutile.
* Il avait obtenu des lettres de naturalité au mois d'avril 1746.
" Anne Ratouska, femme de Claude-Marie, comte de Bellegarde et
d'Autremont.
* Auguste-Henri, fils de Henri-Frédéric, comte de Frise et de l'Em-
pire, etc., et de la comtesse de Cosel, fille naturelle d'Auguste IF, roi de
Pologne. Le vœu du maréchal de Saxe fut exaucé : le roi donna au
comte de Frise la jouissance du château de Chambord, et le commande-
ment de la portion du régiment de son oncle qui fut conservée (voir ci-
dessus, page 44, note 1 ). En 1755 , à la mort du comte, son régiment
passa sous les ordres du comte de Schomberg et prit successivement les
noms de Volontaires, puis de Dragons de Schomberg.
[DEC. 1750] DE E. J. F. BARBIER. 191
— Les religieux de la Merci et ceux des Mathurius,
destinés à la rédemption des captifs, ont racheté cette
année, à Alger, près de deux cents esclaves français
qu'ils ont ramenés à Paris, suivant la coutume, pour les
montrer processionnellement dans tous les quartiers
de la ville, et retirer des aumônes dans les rues, pour
fouinir soit à renvoyer ceux-ci dans leur pays, soit à
faire de nouveaux fonds pour en racheter d'autres.
Leurs processions doivent commencer le 9 de ce mois
et se continuer pendant quatre jours.
— ■ Après la démission de M. d'Aguesseau, M. de
Fresnes, conseiller d'État, son fils cadet, a fait un état de
réformation dans la maison. On a renvoyé, du 29 no-
vembre au 1*"^ décembre, tous les officiers de cuisine
et d'office, des valets de chambre et laquais. On a ré-
formé aussi l'écurie , en sorte que M. le chancelier
d'Aguesseau reste avec un très-petit train, comme s'il
n'avait pas beaucoup de bien, quoique avec cent mille
livres de pension.
Les domestiques se sont plaints d'être ainsi ren-
voyés du jour au lendemain, sans leur donner le
temps de se retourner. On a regardé cela comme vi-
lainie de la part de M. de Fresnes, qui n'est déjà pas
trop aimé dans le public. Mais il y a peut-être une
raison de politique de sa part. Il se peut faire que
M. d'Aguesseau eût fait, par un testament, des legs
à chacun de ses domestiques en cas qu'il fût à son
service à son décès. Si on avait conservé tous ces
domestiques jusqu'à la fin de l'année, comme cela
était naturel , il était à craindre que M. d'Aguesseau,
dans l'état où il est depuis longtemps, et par la révo-
lution que lui a causée sûrement cette démission, ne
192 JOURNAL [uÉc. 1750]
vînt à mourir dans l'intervalle, et on a voulu éviter
les suites du testament.
— Enfin , l'affaire du chancelier qu'on attendait
avec impatience , a eu son dénoûment, mercredi, 9.
M. Lamoignon de Blancmesnil , premier président
de la cour des aides, depuis deux ou trois ans\ a la
charge de chancelier de France , et M. de Machault,
contrôleur général , a la commission de garde des
sceaux, et sera tous les deux ensemble. La place de
chancelier de France vaut au moins cent mille francs
par an, et celle de garde des sceaux vaut cent vingt
mille livres, plus ou moins, selon qu'il y a d'expédi-
tions au sceau.
On dit que c'est la première fois, et qu il n'y a point
d'exemple qu'on ait divisé ces deux grandes places
dans le cas de mort ou de démission d'un chancelier
qui avait les sceaux. Il arrive souvent d'ôter les sceaux
à un chancelier, auquel cas, arrivant la mort ou la dé-
mission du chancelier, on pouvait en nommer un et
conserver les sceaux à celui qui les avait ; mais ici on
divise en même temps les deux places. Ainsi, on ne
dira plus qu'un « chancelier sans les sceaux est un
apothicaire sans sucre ^ » ce qui avait passé en pro-
verbe. Ce sont toujours deux grandes places en
cour : apparemment qu'on a aussi divisé leurs fonc-
tions.
— Cette division donne lieu à bien des raisonne-
ments : on pense qu'il y a plusieurs édits ou décla-
' Depuis le mois d'avril 1746. Voir tome II, page 487.
* Cela se disait de ceux à qui manquaient les choses le plus nécessaires
a leurs professions, et n'avait plus d'application dès que la garde des
sceaux devenait une charge tout à fait distincte de celle de chancelier.
[DEC. 1750] DE E. J. F. BARBIER. 193
rations concernant soit le clergé, soit d'autres sys-
tèmes nouveaux, à sceller, ce qui fait donner les
sceaux à M. de Machault. On dit plus dans Paris : on
croit que la charge de chancelier n'a été donnée qu'à
condition, par M. de Lamoignon, de donner en même
temps une démission, la date en blanc, pour laisser
le roi le maître de changer de chancelier quand il le
jugera à propos; tandis que jusqu'ici on tenait pour
maxime du royaume qu'on ne pouvait faire sortir
un chancelier de place qu'en lui faisant son procès. On
ne pouvait faire autre chose, dans le cas de méconten-
tement de la cour, que de lui ôter les sceaux. On dit
enfin que c'est à cause de cette condition que M. le
premier président Peletier a refusé, s'il est vrai qu'on
lui ait offert la place.
— Dans la Gazette du 1 2 de ce mois, il n'est parlé
en aucune façon de M. le chancelier d'Aguesseau,
ni d'une démission de sa part. Il est dit simplement
que le roi a donné la charge de chancelier au sieur de
Lamoignon.
— Tout le monde parle de la démission donnée
par M. de Lamoignon, et on le blâme d'avoir accepté
à cette condition. Yoilà la planche faite, et il en sera
de même dans la suite. On changera le chancelier
toutes les fois que la cour sera mécontente de lui, et le
roi ou les ministres seront bien plus les maîtres.
— On continue à parler différemment de la divi-
sion de ces deux places. Les uns disent que c'est
pour réunir les sceaux à la chancellerie, après les
opérations du contrôleur général; d'autres pour don-
ner , dans quelque temps , la charge de chancelier
à M. de Machault, et le récompenser ainsi de ce qu'il
m 13
194 JOURNAL [déc. 1750]
aura fait. Peut-être aussi le système de la cour est-il
de diviser dorénavant ces deux places, dont l'une est
une charge et l'autre une commission \ pour ne pas
réunir tant de pouvoirs sur une même personne, et
pour en gratifier et honorer deux personnes qui au-
ront servi l'Etat dans d'autres places. D'autres pré-
tendent que cette démission anticipée du chancelier
est un conte de Paris '.
— Quoi qu'il en soit, M. le chancelier de Lamoi-
gnon a demandé au roi , le 11 , la grâce de laisser
M. d'Aguesseau le reste de sa vie dans l'hôtel de la
chancellerie, place Vendôme, pour lui éviter, dans
l'état où il est, le chagrin de déménager avec toute
sa famille, d'autant qu'il a une bibliothèque considé-
rable. Par là , M. le chancelier de Lamoignon res-
tant dans son hôtel , au Marais , rue Pavée ^, cela
lui évitera pareillement la peine d'un déménagement
pour meubler riiôtei de la chancellerie qui est très-
vaste \
M. de Lamoignon de Malesherbes, fils du chance-
lier \ reçu en survivance de la charge de premier
président de la cour des aides, a été installé dans cette
place le lundi , 1 4 du mois , après avoir fait lecture
d'une lettre de cachet du roi à cet effet. Après quoi il
' On appelait ainsi les charges non érigées en titre d'office et révocables
à la volonté du roi.
"* Barbier se livre ici à de longues considérations touchant la division
des places de chancelier et de garde des sceaux , et les inconvénients
qu'elle offrirait, entre autres, dans le cas d'une régence.
* Cet hôtel, qui porte aujourd'hui le numéro 24 , forme l'angle de la
rue Pavée et de la rue des Francs-Bourgeois.
* Voir tome I, page 32 , note 1 .
" Voir ci-dessus, p. 58.
[DEC. 1750] DE E. J. F. BARBIER. 195
a donné un dîner à la première chambre, et donnera
successivement à dîner aux deux autres.
C'est un homme de trente ans , très-poli , qui a de
l'esprit , qui s'est plus adonné aux sciences qu'aux
exercices de magistrature, et à qui un peu plus de
temps d'apprentissage aurait pu être utile. Mais il
s'en tirera. Aussi, M. le chancelier, dans sa première
audience du 12, pour recevoir les compliments, di-
sait-il à tous les messieurs de la cour des aides qu'il
leur demandait pour son successeur les mêmes bontés
qu'ils avaient eues pour lui. Il a reçu, en général, tous
ceux qui vinrent lui faire compliment avec une ai-
sance, une présence d'esprit et une politesse infinies.
— Mardi, 22, M. de Beaumont, archevêque de
Paris, a été reçu duc et pair au parlement : son duché
n'est que laïque et non ecclésiastique \ Pour honorer,
apparemment, sa réception, M. le duc de Chartres a
chiosi ce jour-là pour venir prendre séance dans la
grand' chambre pour la première fois. Il y est venu en
pompe, à cinq carrosses remplis de gens de qualité
attachés, par des charges de chambellan, de premier
écuyer, de gentilshommes, tant à M. le duc d'Orléans
qu'à lui. il y avait, derrière son carrosse, vingt-quatre
pages. Le comte de Charolais et le comte de Clermont,
princes du sang, ont assisté à cette cérémonie , ainsi
que nombre de ducs et pairs qui ont été au palais. Le
prince de Conti est indisposé et n'y était pas.
' Les pairs ecclésiastiques , au nombre de six , étaient l'archevêque de
Reims , les évéques de Laon , de Langres , de Beauvais , de Noyon et de
Châlons-sur-Marne. L'archevêché de Paris avait été érigé en duché-pairie
par Louis XIV, en 1674, en faveur de François Harlay de Champvallon
et de ses successeurs, et le titre avait été attaché à la terre de Saint-Cloud
qui dépendait de l'archevêché de Paris.
196 JOURNAL [déc. 1750]
Le soir, à cinq heures, M. rarchevêque de Paris a
donné un grand dîner à cinquante personnes. Les
princes du sang n'y étaient pas, mais plusieurs ducs et
pairs, le premier président, des présidents à mortier et
des conseillers de la grand'chambre. Le repas était
très-magnifique.
— • Un officier aux gardes, chevalier de Malte, s'est
avisé de faire quatre mauvais vers sur le château de
Bellevue, et en même temps contre le roi et madame
la marquise de Pompadour. Ces vers ont d'autant mieux
couru dans Paris que cela est facile à retenir :
Fille d'une sangsue, et sangsue elle-même,
Poisson, d'une arrogance extrême,
Étale en ce château, sans honte et sans effroi,
La substance du peuple et la honte du roi.
En bonne foi, que cela veut-il dire? Ce château n'a
coûté plus qu'un autre que par les travaux qu'il a fallu
faire pour couper la montagne en dessous de Meudon,
ce qui a fait travailler et gagner bien du monde ; car,
du reste, on critique ce château pour être trop petit :
un fermier général en ferait faire un plus grand.
 l'égard de honte, que veut dire le public qui, en
général, doit être toujours regardé comme un sot par
les gens sensés. Est-ce parce que le roi a une mai-
tresse ? mais qui n'en a pas, hors M. le duc d'Orléans
qui est relire à Sainte-Geneviève et qui est méprisé
avec raison !
M. le comte de Charolais tient en chartre privée,
depuis piès de vingt ans, madame de Courchamp,
femme d'un maître des requêtes, laquelle il a enlevée
et tient en captivité malgré elle, et qui aurait été
bien plus heureuse dans sa maison.
[DEC. 1750] DE E. J. F. BARBIER. 197
M. le comte de Clermont, abbé de Saint-Germain
des Prés, a publiquement mademoiselle Le Duc \ qui
était une danseuse de l'Opéra. Elle passe les trois
quarts de l'année à Berny ^, maison de plaisance de
l'abbé, oia elle tient et fait les honneurs de la table.
Elle a une belle maison dans la rue de Richelieu, où
le prince passe quelquefois huit jours. On y fait des
concerts , et les pères de l'abbaye qui ont affaire au
prince viennent l'y trouver le matin , car il ne loge
point au palais abbatial. Cela se passe au vu de tout
le monde et l'on ne dit mot ! De vingt seigneurs
de la cour, il y en a quinze qui ne vivent point avec
leurs femmes et qui ont des maîtresses. Rien n'est
même si commun à Paris , entre particuliers. Il est
donc ridicule que le roi, qui est bien le maître, soit de
pire condition que ses sujets et que tous les rois ses
prédécesseurs ^ Le roi a parfaitement fait la guerre ;
qu'il profite du temps de la paix pour ranger le dedans
de son royaume, pour prévenir les événements d'une
guerre, les desseins et les alliances de ses ennemis.
Qu'il fasse des établissements utiles et glorieux à la na-
tion, comme il y a quelque apparence qu'on y travaille,
et c'est le moyen d'être un grand prince dans l'histoire.
-—L'officier aux gardes a été pris , et il est convenu
d'être l'auteur des vers. Il a été condamné à un an
et un jour de prison au château de Pierre-Encise, et
ensuite relégué dans l'île de Malte, attendu sa qualité de
chevalier de l'Ordre. Ce châtiment doit paraître doux !
' Voir tome II, p. 316.
' Il/idem, p. 315, note A.
* Barbier avait déjà manifesté des principes de morale aussi peu rigi-
des en 1742, à l'occasion du comte de Clermont. Voir t. II , p. 399.
198 JOURNAL [déc. 1760]
— Un autre officier aux gardes, nommé de Gaville,
dont le père était un peu dur pour l'argent, a voulu
faire augmenter sa pension. Il s'est adressé à sa mère
d'abord, un matin qu'elle était encore au lit. La con-
versation s'est échauffée ; un valet de chambre a voulu
raisonner, le fils Ta battu jusqu'à vouloir le tuer. Le
père est venu au bruit; le fils s'est jeté à la gorge de
son père jusqu'au dernier excès. Le père a envoyé
chercher le commissaire Lecomte pour lui rendre
plainte. Celui-ci, après l'avoir reçue , a laissé passer
la première fureur du père, et lui en a prudemment
représenté les suites, si la justice était une fois saisie.
On a jeté la plainte au feu. Le père a obtenu une
lettre de cachet, et l'officier aux gardes , après avoir
été cassé, est exilé et enfermé pour toute sa vie aux
îles Sainte-Marguerite.
— ■ Deux comédiens se sont battus en duel, il y a
huit à dix jours, au sujet d'un rôle : l'un nommé
Ribou \ fils d'un libraire de la rue Saint-Jacques,
et l'autre Roselly ', assez bons acteurs tous les deux.
Roselly, qui savait la supériorité de Ribou dans les
armes, ne voulait pas se battre. Une actrice, nommée
mademoiselle Gautier^, l'a piqué d'honneur. Il s'est
battu , quoique les premiers gentilshommes de la
chambre eussent réglé le différend sur le rôle en ques-
tion, ce qui rend l'affaire bien plus grave pour Ribou.
' Il avait débuté au Théâtre-Français, le 6 novembre 1747, par le rôle
d'Oreste dans Electre.
^ Raissouche Montel ou Montet , dit Roselly, avait débuté en i 742 ,
par le rôle d'Andronic dans la tragédie de ce nom.
' Mademoiselle Gautier, reçue au Théâtre-Français, en 1742, y jouait
les rôles de soubrettes et ceux de caractères avec beaucoup de goût et
d'intelligence.
[DEC. 1750] DE E. J. F. BARBIER. 199
Celui-ci a donné deux coups d'épée à Roselly, qui a
été d'abord mal pansé. U a même voulu paraître dans
les chauffoirs de la comédie pour assoupir la chose :
la gangrène s'est mise dans sa plaie , et il est mort le
lendemain. Les comédiens ont donné vingt-cinq louis
à Ribou, qui est parti pour les pays étrangers.
— Autre histoire entre deux procureurs au parle-
ment, l'un nommé Monfeuillard et l'autre Huet, pour
des papiers que celui-ci ne voulait pas rendre à son
confrère. Après des altercations et querelles réitérées à
ce sujet, la veille des fêtes de Noël, les deux procu-
reurs étant au palais, en robe, Monfeuillard, qui est un
grand homme de quarante-cinq ans, a guetté le sieur
Huet dans les galeries , derrière la grand'chambre ,
qui vont aux chambres des enquêtes. Il avait un nerf
de bœuf dans son manchon *; il est tombé sur Huet
à grands coups sur la tête et sur le visage, et l'a mis
tout en sang, ce qui a fait grand bruit, d'autant que cela
devient assassinat prémédité. Huet a, dit-on, rendu
plainte au heutenant général, bailli du palais *, qui a
permis d'informer. Les fêtes ont tout suspendu. Il
s'agit de ce que cela deviendra. On dit qu'on a vu
Monfeuillard à la messe aux Grands-Augustins, dans
une contenance fort tranquille.
— Il y a eu quelques difficultés au parlement sur
les lettres de M. deMachault, garde des sceaux, en ce
qu'elles contenaient : « Aux mêmes droits, honneurs
' A cette époque, les hommes portaient des manchons aussi bien que
les femmes.
* Le bailliage du palais était une juridiction qui connaissait de toutes
les causes , tant civiles que criminelles , dans l'étendue de son ressort
comprenant les cours, salles et galeries du palais.
200 JOURNAL [déc. 1750]
et prérogatives que le chancelier \ » Messieurs du
parlement, dans celte nouveauté, ont fait attention
qu'ils ne connaissaient qu'un chef de la justice, et
qu'ils n'avaient pas deux supérieurs. Ils ont commu-
niqué ces lettres à M. le chancelier pour en conférer
avec lui. L'on dit que M. de Machault s'en est rap-
porté à tout ce qu'ils arrangeraient à cet égard.
— On a fait des plaisanteries dans le public. On
dit que le chancelier n'aura pas besoin de lunettes,
parce qu'il a été formé à Bellei^ue, bon mot sur le châ-
teau de madame la Marquise.
On dit encore que M. de Machault a étrillé et bridé
le clergé, et qu'il va le seller, à cause des sceaux.
En tout cas, on attend, au mois de janvier prochain,
plusieurs édits et déclarations.
— Le roi est parti de Versailles, aujourd'hui 28,
au soir, pour aller coucher au château de Bellevue
jusqu'à jeudi au soir. Ils y auront du froid de la pre-
mière main. Ils y sont, tant hommes que femmes,
vingt ou vingt-cinq au plus, en comptant \e& poliçons.
C'est ainsi qu'on nomme ceux qui vont y souper et
qui ne restent point à coucher. Comme le logement
n'est pas grand, le roi nomme tour à tour ses favoris
pour être de tout le voyage, et les ministres en sont
les uns après les autres. Cela roule principalement
entre M. le comte d'Argenson et M. le comte de Saint-
Florentin, car le contrôleur général, aujourd'hui
garde des sceaux, ne peut plus manger avec le roi
comme homme de robe ^
' Le droit du chancelier est de présider dans tous les parlements et
tribunaux du royaume. [Noie de Barbier.)
* Voir ci-dessus , p. 94.
[DEC. 1750] DE E. J. F. BARBÎER. 201
— J'ai vu l'habit d'ordonnance de ce château de
M. le comte de Saint-Florentin. C'est un drap très-fin
pourpre, avec une fort belle broderie d'or en bordé
et en boutonnières assez larges, doublé d'un satin
blanc, avec une veste d'un satin gris blanc, travaillé
d'un dessin chenille en pourpre, et un grand bordé
de quatre doigts d'une broderie d'or mat sans fleurs
ni dessin. Les femmes ont des robes de la même
étoffe que ces vestes, tout unies, sans or. Tous les
valets de chambre des seigneurs sont habillés d'un
drap vert avec un bordé et des boutonnières d'or.
Madame la Marquise n'a donné que le drap et l'é-
toffe de la veste , et , apparemment , le dessin de la
broderie qui est uniforme et qui revient, pour l'habit
et la veste , à près de onze cents livres. Les habits des
valets de chambre sont aussi aux dépens des maîtres.
Elle a également donné l'étoffe des robes aux dames.
— Autre histoire dans Paris. Le jeune Coffin , con-
seiller au Châtelet, neveu de M. Coiïîn, dont l'histoire
est ci-devant*, est tombé malade depuis quelque temps,
et cette maladie est devenue si grave, qu'il a été ques-
tion des sacrements. M. le curé de Saint- Etienne du
Mont*, sa paroisse, a été appelé pour le confesser, mais
il a voulu lui faire reconnaître la constitution comme
article de foi et règle de l'Église et de l'État, pour ré-
parer le scandale qu'il avait causé à la mort de son
oncle. M. Coffin a prétendu que lui laïque, n'était point
obligé à cela. Refus des sacrements par M. le curé.
Plainte à M. l'archevêque de Paris. Le curé a soutenu
' Voir ci-dessus, p. 83 et 90.
* Le sieur Bouëttin. Voir ci-dessus, p. 84. uote 1
202 JOURNAL [déc. 1750]
son refus devant deux grands vicaires, dont l'un était
ouvertement pour le curé et l'autre pour la douceur.
M. l'archevêque les a, dit-on, laissé dire et n'a rien
décidé.
Des conseillers du Châtelet instruits de ce fait , en
ont rendu compte à M. le lieutenant civil. Celui-ci a
été voir M. l'archevêque, lequel a promis au magis-
trat d'envoyer, dans la journée , un ecclésiastique
pour confesser le sieur Coffin , et dit qu'il ne fallait
qu'un certificat de confession pour administrer les sa-
crements. Mais l'archevêque n'a pas tenu parole; per-
sonne n'est venu pour confesser, et les fêtes se sont
passées, non pas sans des menées secrètes des deux
parties ; la maladie est devenue plus sérieuse , quoique
le malade n'ait que vingt-huit ans ; cela a fait du bruit
et du scandale et a fait murmurer les officiers du Châ-
telet de Paris.
Ce matin , mardi 29, le parlement étant assemblé
pour les lettres de M. le garde des sceaux, on a vu
arriver au palais, M. d'Argouges, Heutenant civil, à la
tête du Châtelet , pour porter plainte au parlement
sur le refus des sacrements à un conseiller du Châ-
telet. Comme le parlement était encore assemblé
à plus d'une heure, on ne sait pas ce qui aura été
fait.
— Le plus singulier de cette affaire , est que ce
M. Coffin a été fort débauché dans sa jeunesse, et qu'il
est public et notoire, dans le quartier, qu'il meurt de
la V , dont on ne l'a pas, dit-on, traité convena-
blement ou trop tard. En sorte que, en même temps
qu'on lui refuse les sacrements comme grand jansé-
niste qui refuse d^ accepter la constitution , il se tiouve
[DEC. 1750] DE E. J. F. BAKBIER. 203
que ce bon janséniste n'est autre chose qu'un v
et un débauché, qui a couru toutes les catins de Paris.
Cela est fort plaisant.
On dit que dès le commencement du mariage , il y
a eu du bruit dans le ménage pour cette maladie. On
cache et on désavoue cela autant qu'il est possible,
principalement pour l'honneur du jansénisme; on dit
que c'est abcès dans la poitrine.
— Les lettres et provisions du garde des sceaux
ont été enregistrées mardi, 29, en la grand'chambre,
toutes les chambres assemblées. On dit qu'il est de
style , dans ces lettres , d'y employer : « les mêmes
droits et prérogatives que dans celles de chancelier
pour présider à tous les conseils , etc. » Cependant il
y a de la modification dans l'arrêt d'enregistrement :
« sans que tous les droits y énoncés lui donnent le
titre et le droit de chef de la justice, jj n'y ayant que
le chancelier seul.
On dit aussi que quand , outre le chancelier, il y a
un garde des sceaux , dont on présente les lettres , il
est d'usage, avant de les enregistrer, que le parlement
fasse une députation au chancelier pour l'avertir, pour
ainsi dire, du fait, et lui demander son consentement,
ce qui n'est , en ce cas , qu'une politesse de forme.
Cela s'est fait ainsi à M. de Lamoignon qui a ré-
pondu, en remerciant le parlement de son attention,
que le roi ne lui avait pas fait l'honneur de lui confier
la garde de son sceau.
— L'affaire du sieur Coftin est bien plus sérieuse et
pourrait avoir de grandes suites.
M. le lieutenant civil, à la tête du Châtelet en corps,
est donc entré dans la grand'chambre, les chambres
204 JOURNAL [déc. 1750]
assemblées , a rendu compte du fait et a fait, à ce que
l'on dit, un très-beau discours et fort pathétique, sur
un objet aussi intéressant que le refus des sacrements
à un magistrat laïque, à qui il ne convenait pas de de-
mander un certificat de confession sous prétexte de la
constitution.
On dit que M. Coffîn avait fait faire trois réquisitions
par des notaires, à M. le curé de Saint-Étienne pour
venir le confesser, et qu'il avait refusé de se rendre à
la maison du sieur Coffin.
Le parlement , après avoir entendu le discours et
la dénonciation des officiers du Cbâtelet, a délibéré
jusqu'à plus de trois heures. Il a été arrêté que les
chambres demeureraient assemblées pour revenir à
cinq heures précises : que Messieurs iraient dîner dans
l'intervalle, et qu'un huissier de la cour irait avertir le
sieur Bouëttin , curé de Saint-Étienne du Mont , et lui
ordonner de se rendre en la grand' chambre.
On dit que ce curé a d'abord fait refus de se rendre
au parlement, en disant, qu'il n'était pas son justicia-
ble sur le fait dont il s'agissait , et que , sur cette ré-
ponse , on avait envoyé trois huissiers de la cour lui
réitérer de se rendre en la cour, avec ordre de l'y
amener.
Le sieur curé y est venu avant cinq heures.
On l'a fait entrer : le premier président lui a dit que
la cour l'avait mandé pour lui rendre compte de sa
conduite et lui déclarer les motifs qui l'avaient déter-
miné à refuser la confession au sieur Coffin.
Le curé a répondu : « Monseigneur, j'ai rendu
compte à monseigneur l'archevêque , mon supérieur,
des raisons qui m'y ont déterminé selon ma conscience.
[DEC. 1750] DE E. J. F. BARBIER. 205
Si monseigneur l'archevêque m'ordonne d'adminis-
trer les sacrements , j'obéirai sur-le-champ. «
Le premier président lui a répliqué qu'il ne répon-
dait pas catégoriquement à la demande de la cour, qui
lui demandait ses motifs. Le curé a répondu qu'il
n'avait point d'autre réponse à faire, et qu'il atten-
drait, à cet égard, les ordres de son supérieur.
On l'a fait retirer.
Après avoir été aux opinions, on a dit à messieurs
les gens du roi de prendre des conclusions , sur quoi
ils ont demandé à se retirer dans leur parquet pour
en délibérer.
Les gens du roi rentrés, M, d'Ormesson, premier
avocat général , a parlé sur l'indécence du curé dans
ses réponses à la cour, sur l'importance de la matière.
Il a conclu au décret de prise de corps contre le curé,
et , en même temps, qu'il croyait convenable que la
cour se retirât devers le sieur archevêque de Paris ,
pour l'inviter à envoyer un ecclésiastique pour con-
fesser et administrer les sacrements au sieur Cofïîn.
On a été aux opinions, et l'on dit que presque tout
d'une voix, même de la part des conseillers clercs, on
a été d'avis de décréter le sieur Bouéttin , lequel était,
en attendant , dans le parquet des huissiers , à leur
garde; et, sur-le-champ, des huissiers se sont emparés
dudit sieur curé , et l'ont fait descendre dans les pri-
sons de la Conciergerie, même au secret.
A l'égard de 1 archevêque de Paris , la difficulté a
été de savoir qui on enverrait de la part de la cour :
un huissier, un greffier, un secrétaire de la cour, un
de messieurs les conseillers. Enfin , la cour a chargé
messieurs les gens du roi , pour cette fois seulement,
206 JOURNAL [déc. 1750]
et (( sans tirer à conséquence, » attendu que c'était eux
qui avaient ouvert cet avis, de s'y transporter sur
l'heure pour l'inviter à ce que dessus. Et si on ne le
trouvait pas chez lui, il a été décidé de le faire avertir
pour s'y trouver le lendemain 30, à huit heures du
matin ; les chambres restant assemblées.
L'archevêque de Paris ne s'est pas trouvé chez lui.
Les uns disent qu'il avait fait mettre ses chevaux et
s'en était allé à sa maison de campagne de Conflans,
d'où il n'était pas revenu; d'autres, qu'il était au bu-
reau des pauvres. On l'a fait avertir pour demain mer-
credi.
Voilà ce qui s'est passé le mardi, 29, dont sans
doute M. le comte d'Argenson et le roi même,
quoique au château de Bellevue, ont été informés par
des courriers , soit de l'archevêque , soit du premier
président ; assurément ils ne s'attendaient pas à pa-
reille scène au château de Bellevue.
— Tout le monde est curieux de la suite de cet évé-
nement, qui compromet le parlement d'un côté, et
d'un autre l'archevêque de Paris, l'abbaye de Sainte-
Geneviève et les curés de Paris. En voilà un dans les
prisons.
— Toute cette affaire est suscitée par les jansénistes
pour faire un coup d'Etat , car le petit Coffin n'est ,
dans le fond, ni janséniste, ni molinisle. On l'avait
déjà fait agir dans l'affaire de son oncle. Il a deux
tantes, sœurs du défunt Coffin, qui sont véritables jan-
sénistes et dont il attend la succession. Ce n'est pas la
confession qui les embarrasse, car, entre eux, ils se
confessent et s'administrent , dit-on , les sacrements
secrètement , sans s'embarrasser autrement des pou-
[DEC. 1750] DE E. J. F. BARBIER. 207
voirs de l'archevêque , ce qui devient un manque de
discipline et de subordination très-dangereux.
11 y a plus ; on dit que le curé de Saint-Etienne a
été plus d'une fois chez le sieur Cofïin pendant sa ma-
ladie. Mais c'est un cerveau brûlé qui s'obstinait à lui
faire accepter la constitution , sinon , qu'il ne pouvait
pas, en conscience, le confesser. C'était pour se venger
personnellement de ce que le sieur Coffin lui avait sus-
cité à la mort de son oncle. Les jansénistes ont excité
et piqué le lieutenant civil et les conseillers au Châte-
let, sur l'affront qu'on faisait à leur confrère, et ils ont
prévenu pendant les fêtes de Noël messieurs du par-
lement, dont une grande partie est entichée de jansé-
nisme, qui est en horreur à la cour. Le roi regarde un
janséniste, non-seulement comme un hérétique, mais
comme un homme dangereux.
— Mercredi, 30, le parlement s'est assemblé. Les
gens du roi sont partis à huit heures du matin pour se
rendre chez l'archevêque , et n'en sont revenus qu'à
dix heures. On a été étonné que les gens du roi aient
accepté cette commission, d'autant qu'ils ne marchent
que pour aller au roi de la part du parlement.
M. l'archevêque de Paris a fort bien reçu ces mes-
sieurs. Il a marqué bien du respect pour le parlement.
11 leur a dit même que le certificat de confession ne
s'exigeait ordinairement que dans les auberges, pour
les gens que l'on ne connaissait pas , mais non pour
les personnes domiciliées. Cela s'est passé en compli-
ments ; mais il s'agissait de commettre un ecclésiasti-
que pour confesser.
Sur la réponse des gens du roi, le parlement a con-
tinué sa procédure.
208 JOURNAL [déc. 1750]
Le curé de Saint-Etienne a été interrogé. Cet em-
prisonnement l'avait un peu troublé et radouci ; il
avait pleuré en descendant à la Conciergerie. Il a ré-
pondu, plus poliment, qu'il n'avait point eu intention
de manquer de respect à la cour.
Le parlement est resté assemblé jusqu'à dix heures
du soir. Il y a eu arrêt qui a ordonné que le frère
Bouëttin, curé de Saint-Etienne, serait élargi, et qu'il
lui serait fait injonction d'être, à l'avenir, plus circon-
spect envers la cour; qui l'a condamné en trois livres
d'aumône; et, quant au fond de l'affaire, qui regarde
le refus des sacrements , qu'il en serait informé.
Le curé est sorti de prison mercredi, à dix heures du
soir, et s'en est retourné chez lui après avoir eu la pe-
tite réprimande de la cour. Le même jour, à dix heu-
res du soir, M. Rolland, conseiller de grand'chambre,
commis par Tarrét pour informer, s'est transporté chez
le sieur Coffin pour prendre sa déclaration sur ce qui
s'était passé, et il n'en est sorti qu'à deux heures après
minuit. Mais malheureusement, dans ce procès-verbal,
M. Rolland a oublié de faire prêter serment à M. Cof-
fin ^ Jeudi, 31, quand ce procès-verbal a été présenté
à l'assemblée des chambres, on a reconnu cette nullité
et il a fallu recommencer toute la procédure.
— Pendant ce temps-là, le malade avait eu la com-
plaisance de ne point mourir ; mais point de confes-
seur. Le parlement a renvoyé M. Dufranc, greffier et
secrétaire de la cour, auprès de M. l'archevêque pour
mettre ordre à cela. L'archevêque a dit qu'il n'avait
' Suivant les Nouvelles ecclésiastiques , la déposition de M. Coffîn se
serait trouvée nulle par l'omission d'une ligne échappée au greffier.
[DEC. 1750] DE E. J. F. BARBIER. 209
pas d'autre réponse à faire que celle qu'il avait faite à
MM. les gens du roi. Il ne voulait pas, apparemment,
reconnaître les ordres du parlement.
Cependant M. le lieutenant civil allait chez le sieur
Coffin et chez l'archevêque , par voie de conciliation ;
et apparemment de concert entre eux , M. Coffm
a requis le curé de Saint-Paul ' qui est un homme
de conséquence et point suspect, de le venir confes-
ser. L'archevêque a, dit-on, écrit à M. le curé de Saint-
Paul. Quoi qu'il en soit , celui-ci est venu confesser,
dans la journée , M. Coffm, et, le soir, un prêtre de la
paroisse Saint-Etienne lui a apporté les sacrements.
En sorte que l'objet du scandale a été levé. Voilà bien
descérémonies et de l'embarras pour un malade à l'ex-
trémité.
— Le parlement, de son côté, en examinant le fond
de l'affaire, qui regarde la confession, certificat et bil-
let de confesseur, et les sacrements, a pris un tempé-
rament. 11 y a eu arrêté de la cour, par lequel il est
dit, que MM. les gens du roi se transporteront à Ver-
sailles, pour rendre compte au roi de ce qui a été
fait, etc.
— M. le chancelier a, dans son district, la librairie
qui appartient plus volontiers au garde des sceaux qui
scelle tous les privilèges, raison pour laquelle on lui
donne un exemplaire de chaque édition.
M. Maboul, maître des requêtes , qui avait en sous-
ordre le détail de la librairie, s'est démis de cette place
depuis la démission de M. d'Aguesseau , avec qui il
était fort lié. M. le chancelier de Lamoignon a donné
' M. Guéret.
m 14
210 JOURNAL [DEC, 1750]
cette place, qui est gracieuse, pour un homme qui
aime les belles-lettres, à M. de Malesherbes, son fils,
premier président de la cour des aides. J'avais entendu
dire, dans le public, que cette commission valait douze
mille livres par an; mais, dans le vrai, elle ne rapporte
quoi que ce soit que les exemplaires dont les libraires
lui font présent, encore sans y être obligés. Ils n'en
doivent que deux pour la Bibliothèque du roi , et un
pour le garde des sceaux.
— Le roi a accordé aussi à M. le chancelier deux
hoquetons^ à cheval, pour marcher devant son car-
rosse. Ils ne sont dus qu'aux gardes des sceaux, à
cause des sceaux.
— Ce sont les secrétaires du roi qui donnent au garde
des sceaux le tapis de velours violet, brodé en fleurs
de lis d'or, pour tenir les sceaux ; c'est le roi qui donne
la tapisserie de garde des sceaux , et, dans cette occa-
sion, il en donnera une aussi au chancelier.
— On pense, assez volontiers, qu'on avait offert la
place de chancelier à M. le premier président Peletier,
et qu'il l'a refusée étant séparée des sceaux. On n'ap-
prouve pas , en général , qu'un magistrat du nom
de Lamoignon l'ait acceptée. Il n'entre pas en place
avec un applaudissement public. On dit, dans Paris,
qu'il a fait un assez mauvais discours au roi en le
remerciant; qu'il ne savait à quel titre le roi avait
jeté les yeux sur lui pour cette grande place; qu'il
ne connaissait pas la cour ; qu'il n'était point fait à ses
tracasseries et à ses manèges; qu'il était un homme
tout rond et qui allait droit son chemin. Sur quoi le
• Voir t. I, p. 30, note ^.
l
[DEC. 1750] DE E. J. F. BARBIER. 211
roi avait mis son doigt à sa bouche , et les seigneurs
présents leurs mouchoirs pour cacher leur envie de
rire; d'autant plus que, dans le fait, M. de Lamoi-
gnon n'est pas bien grand, assez gros et tout rond.
On sait, d'ailleurs, qu'il est très-dévot et entière-
ment livré aux jésuites. Il a pour ami le père Tain-
turier, qui a prêché trois carêmes devant le roi \
et avec distinction dans Paris : cette intimité avec
les jésuites ne contribue pas peu à faire tenir sur
lui certains discours. On sait, d'un autre côté, qu'il
n'a pas de bien. C'est le tout si de lui personnel-
lement il a dix mille livres de rente : le défaut de ri-
chesses est une mauvaise qualité dans ce temps-ci. On
compte que pour donner un titre d'honneur dans sa
famille, il achèvera de se ruiner par la représentation,
la table et la dépense qu'il faut faire nécessairement
dans cette place. Elle ne rapporte pas tout à fait cent
mille livres par an , qui ne sont pas suffisantes , à
cause de la table ouverte. Le repas qu'il a donné à
Versailles, le premier conseil qu'il a tenu, a coûté six
mille livres. Il y avait cinq tables ; tous les ministres
et plusieurs gens de cour y étaient invités, et il lui
faut toujours, à Versailles et à Paris, une table environ
de vingt couverts. Il a pris tous les officiers de cuisine
de M. d'Aguesseau dont la table seule allait à quatre-
vingt mille livres par an. H y a les dépenses de tous les
voyages de Compiègne, Fontainebleau, Marly; ces dé-
placements coûtent beaucoup. D'ailleurs, il a vis-à-vis
de lui M. de Machault, garde des sceaux , qui est fort
riche et dont la maison est toute montée. On lui compte
• Il a déjà été question de lui. Voir t. 11, p. 39.
212 'JOURNAL [déc. 1750]
cent vingt mille livres de rente de son bien personnel ,
deux cent mille livres par an de son contrôle général,
et cent vingt mille livres de produit des sceaux , ce
qui fait plus de quatre cent raille livres de rente.
On compte, dans le public, que M. de Lamoignon,
qui a près de soixante-dix ans, ne gardera pas long-
temps sa place de chancelier, et que M. de Machault ,
qui n'en a pas cinquante, après l'exécution de tous
ses projets, réunira la chancellerie avec les sceaux.
— On parle de lui', comme d'un homme un peu
dur, mais de beaucoup d'esprit et de grands projets.
On lui fait dire que, d'ici à trois ans, les Parisiens bai-
seront ses pas et qu'on boira le vin de Bourgogne à
six sous^ C'est annoncer de grandes diminutions sur
les droits. Je ne sais si cette politique s'accorderait ai-
sément avec l'intérêt du roi, d'autant que Paris, malgré
la grande cherté de la vie, n'est déjà que trop peuplé.
Il y abonde toujours une grande quantité de gens de
toutes les provinces du royaume et beaucoup d'étran-
gers , ce qui fait, d'un côté, grande consommation de
' M. de Machault.
* Ce prix de six sous aurait fait descendre la valeur du muid de vin ,
contenant environ deux cent quatre-vingts pintes ou bouteilles, à quatre-
vingt-quatre livres. Or, il n'est pas sans intérêt de remarquer qu'à cette
époque chaque muid de vin, arrivant par eau, avait à payer, à son entrée
à Paris, divers droits s'élevant ensemble à la somme de quarante-six livres
un denier, si le vin était destiné à un marchand à pot ou à assiette, et seu-
lement trente-huit livres douze sols cinq deniers s'il était pour la provision
d'un bourgeois. Le même muid de vin arrivant par terre ne pavait, dans
le premier cas, que quarante-deux livres huit sols onze deniers et trente-
cinq livres cinq deniers dans le second. On appelait marchands de vin à
pot ceux qui le vendaient en détail , et marchands à pot et à assiette ,
ceux qui avaient , en outre , l'autorisation de donner à manger auxjcon-
sommateurs , de couvrir la table d'une nappe et d'y servir des assiettes.
[DEC. 1750] DE E. J. F. BARBIER. 21S
toutes choses et un grand produit pour le roi. Que
serait-ce si tout était à bon marché? Il faut que l'étran-
ger paye un peu le plaisir de venir à Paris et qu'il ap-
porte son argent dans le royaume.
— M. le comte de Maurepas est toujours à Bourges,
en assez bonne santé. On ne parle plus de lui, et on
n'y pense plus.
— On disait que M. le comte d'Argenson songeait
à être duc et pair; mais il n'en est pas question, et
bien des gens pensent qu'il est la dupe de n'avoir
pas pu ou voulu avoir la place de chancelier avec les
sceaux.
■ — Le corps du maréchal de Saxe est toujours en
dépôt à Chambord , dans un lit de parade , en atten-
dant la réponse du roi de Pologne \ son frère. Ce ma-
réchal est , dit-on , mort de débauche ^ Il avait à
Chambord trois ou quatre p ; il s'est enfermé
deux jours avec une nommée La Chantilly, et il s'est
excédé. Il lui a pris une petite fièvre; au lieu de ré-
tablir ses forces par de bons bouillons , il s'est traité à
sa fantaisie. On l'a saigné, l'inflammation a suivi, et
malgré la force de son tempérament il a péri en peu
de jours.
On a fait plusieurs vers à sa louange , et voici un
ouvrage difficile sur la mort du maréchal qui avait cin-
quante-cinq ans.
• Voir ci-dessus, p. 189. Le convoi du maréchal de Saxe partit de
Chambord le 8 janvier suivant et arriva le 7 février à Strasbourg ,
où le corps fut déposé dans le temple protestant de Saint-Thomas.
* On lit dans quelques Mémoires du temps que le maréchal mourut à
la suite d'un duel avec le prince de Conti; mais tout s'accorde à démon-
trer la fausseté de cette assertion.
214 JOURNAL [janv. 1751]
Son courage l'a fait admirer de chac 1
Il avait des rivaux , mais il triompha 2
Les combats qu'il gagna sont au nombre de 3
Pour Louis, son grand cœur se serait mis en 4
En amour, c'était peu pour lui d'aller à 5
Nous l'aurions, s'il n'eut fait que le berger Tir 6
Mais pour avoir passé douze...., Hic ja 7
Il a cessé de vivre en décembre le 8
Logeait entre le Pont-Royal et le Pont 9
Pour tant de Te Deum pas un De prof un 10 '
55
ANNÉE 1751.
Janvier. — Il est de fait, dans le quartier, que le pre-
mier jour de Fan , le curé de Saint-Etienne du Mont
est venu voir M. Coffin dans son lit, qu'il lui a de-
mandé son amitié , qu'il lui a dit qu'il ne lui en vou-
lait point de tout ce qui s'était passé et qu'il l'a em-
brassé. Le curé de Saint-Etienne a officié ce jour-là à
sa paroisse où il est bien haï.
— Le roi ne devant le venir du château de Bellevue
à Versailles que le jeudi, au soir, les gens du roi se sont
mis en chemin ^, de bon matin, le vendredi 1^"" janvier.
Ils ont été annoncés, et comme le jour de l'an est un
jour tumultueux à Versailles, où le roi reçoit les visi-
tes de la reine , de toute la famille royale , des prin-
* L'idée exprimée dans ce vers appartient à la reine Marie Leczînska
qui avait dit en apprenant la mort du maréchal : « Il est bien fâcheux
qu'on ne puisse pas dire un De profundis pour un homme qui a fait chan-
ter tant de Te Deum. »
* Pour remplir le message dont ils avaient été chargés par le parle-
ment. Voir ci-dessus, p. 209.
i
[jiNV. 1751] DE E. J. F. BARBIER. 215
ces et princesses du sang, de toute la coui-, de tous les
chevaliers du Saint-Esprit qui même accompagnent le
roi à la messe , on a fait réponse auxdits gens du roi
qu'ils n'auraient audience qu'à cinq heures du soir.
A, ladite heuie, ces messieurs ont été présentés au
roi, à qui M. d'Ormesson, premier avocat général, a
fait son discours suivant sa mission. Le roi leur a ré-
pondu qu'il approuvait fort la démarche de son par-
lement, de lui faire rendre compte de cette affaire,
mais qu'il aurait dû le faire plus tôt , attendu qu'elle
n'était qu'une suite de celle du sieur Coffin, oncle,
dont il s'était réservé la connaissance ; qu'il désap-
prouvait formellement l'emprisonnement du frère
Bouëttin ; qu'au surplus, il saurait pourvoir à la tran-
quillité de ses sujets et à maintenir la subordination
qui était due aux ministres de l'Église.
— Samedi , 2 janvier, le parlement a été assemblé
pour entendre la réponse dudit seigneur roi , dont il
n'a pas été très-content ; et, après avoir bien délibéré
à ce sujet, il a été arrêté qu'on ferait de très-humbles
remontrances au roi. On a nommé des commissaires
et l'assemblée a fini^
— M. CofTm n'est point encore mort ; ou dit cepen-
dant qu'il n'en peut pas revenir. 11 est certain que
pour des gens du commun , ce nom-là , tant pour
l'oncle que pour le neveu, aura fait bien du bruit et
aura place , plus qu'un autre, dans les histoires.
' Sauf quelques points de détail insignifiants , ce récit des faits qui se
rattachent à l'affaire Coffin est entièrement conforme à celui qu'on lit
dans les Nouvelles ecclésiastiques, année 1751 , p. S3 etsuiv. Il n'est pas
sans intérêt d'en faire l'oLservation , car les mêmes Nouvelles ecclésias-
tiques donnent leur version comme une rectification d'une broclmre qui
parut alors sous le titre de Relation circonstanciée , etc.
216 JOTJRNAL [janv. 1751]
C'est ainsi qu'a fini l'année 1750.
— Le roi n'a couché que cinquante-deux nuits à
Versailles, pendant l'année 1 750. Ses voyages, dans ses
différentes petites maisons de campagne, sont déjà ar-
rêtés pendant la présente année, et l'on dit qu'il cou-
chera soixante-trois nuits à Versailles.
— On a fait courir un bruit dans Paris qu'on allait
diminuer les pièces de deux sous, et les réduire à un
sou six deniers , ce qui causait de l'embarras dans les
marchés où la monnaie a plus de cours, et même dans
des payements. Il y a eu arrêt de la cour des monnaies
par lequel il a été permis au procureur général de faire
informer contre ceux qui faisaient courir ce faux
bruit, pour les emprisonner et leur faire leur procès.
— 'Le 10 de ce mois, M. Coffin, dont la confession
a fait tant de bruit, est enfin mort.
Le 1 1 , on l'a porté à Saint-Etienne du Mont, sa
paroisse, avec un grand clergé à la tête duquel était
M. le curé, et il a été rapporté à Saint-Jean de Beau-
vais et enterré dans l'église, avec son oncle. Une
partie des conseillers du Châtelet était en corps à cet
enterrement et précédait le deuil. Il y avait environ
cinq cents personnes à la suite du convoi qui s'est fait
à six heures du soir ; beaucoup de gens en robe et
d'ecclésiastiques, tous bons jansénistes apparemment.
Peut-être que la fin de cette affaire fera tomber les re-
montrances que le parlement devait faire.
— • La cour a pris le deuil, le 10, pour trois se-
maines, pour l'impératrice douairière Brunswick
Wolfenbutel , veuve de l'empereur Charles VI, âgée
de cinquante-neuf ans. Le roi a pris le violet huit
jours, en grand deuil , et le reste en blanc. Mais pen-
[jANV. 1751] DE E. J. F. BARBIER. 217
dant les huit jours, le roi en a passé cinq au château
de Choisy où l'habit uniforme est vert.
— Le parlement a été assemblé le 14, jusqu'à deux
heures , pour les remontrances. On dit que le parle-
ment de Toulouse a envoyé des députés en cour pour
le même sujet, et même qu'il a décrété Tarchevêque de
prise de corps \ On dit aussi que des curés de Paris
ont présenté, de leur côté, un mémoire au roi, pour
soutenir de ne point accorder de confession aux
mourants qu'en cas d'acceptation de la constitution.
Si cela est ainsi , ces partis opposés occasionneront
quelque règlement qui ne plaira pas.
— Nouvelle" qui court dans Paris. On dit que M. le
comte de Langeron, lieutenant général des armées du
roi, a épousé, ces jours-ci, une demoiselle Julie, fille
de chambre de mademoiselle de Sens, princesse du
sang, ce qui surprend tout le monde et fait beaucoup
parler. Mais on pourrait trouver quelque dénoûment
secret à un pareil mariage : voici le fait.
M. le comte de Langeron est âgé de plus de cin-
quante ans, et est un homme très-raisonnable. Depuis
plus de vingt ans, il est attaché à mademoiselle de
Sens. On disait même qu'il était marié secrètement
avec elle ; et l'on dit qu'ils ont trois ou quatre enfants
à qui la princesse ne peut pas donner d'état. Non-seu-
lement il n'y a point mariage, mais quand il y en au-
• Barbier veut parler sans doute du refus de sacrements fait à M. de
Chalvet de Rochemontoix, sous-doyen du parlement de Toulouse, affaire
qui présente, en effet, de nombreux points de conformité avec celle de
M. Coffin ; mais il se trompe en ce qui concerne le décret de prise de
corps contre l'archevêque. Le parlement de Toulouse ne s'immisça en
rien dans cette contestation, et il est même sévèrement jugé à cette occa-
sion dans les Nouvelles ecclésiasliques du 8 mal 1751 (p. "3 et suiv.)
218 JOURNAL [janv, 1751]
rait, étant fait sans le consentement du roi, les enfants
seraient toujours bâtards.
On veut donc faire entendre que pour donner un
état à ces enfants, M. le comte de Langeron, qui est
homme de condition , de concert avec la princesse,
épouse une de ses femmes de chambre et sa confi-
dente, laquelle consentira, au moyen du rang qu'elle
acquerra, à reconnaître, en se mariant, ces enfants
comme étant d'elle et de M. le comte de Langeron.
Ces enfants, par ce moyen, auront un état de gens de
condition et la princesse aura la liberté de leur faire
le bien qu'elle voudra, par un testament.
Ce bruit s'est répandu sur des bans que l'on dit avoir
été publiés tant à la paroisse de Saint-Sulpice, qu'à
celle de la Madeleine Saint-Honoré, sur laquelle de-
meure le père de la fille de chambre, qui a été, dit-on,
soldat aux gardes. On dit, d'un autre côté, que cela
n'est pas possible, parce que, pour un pareil projet ,
M. le comte de Langeron, au lieu d'épouser une fille
de rien , aurait trouvé dans les provinces quelque
demoiselle sans biens, hors d'état même d'avoir des
enfants, qui, pour sortir de la misère et avoir un rang,
aurait accepté la proposition.
On dit, d'ailleurs, que cette femme de chambre
Julie n'a guère plus de vingt-cinq ans , et que l'aîné
des enfants qu'on dit la princesse avoir eu de M. de
Langeron, en a dix-sept ou dix-huit, ce qui ne pour-
rait plus cadrer pour la reconnaissance par cette de-
moiselle Julie. Il y a apparence que cette nouvelle est
fausse ', quoique répandue dans toutes les maisons de
• Barbier avait raison de se refuser à croire à la réalité de ce mariage ,
[JANV. 1751] DE E. J. F. BARBIER. 219
qualité, et qu'elle a été fondée sur quelque équivoque
de nom dans les bans. M. le comte de Langeron con-
tinue de loger toujours à l'hôtel de Sens \ avec la
princesse; il paraît avec elle dans sa loge, à TOpéra,
et enfin, depuis huit jours, on ne parle plus de ma-
riage ^
— ■ Nouvel établissement dans la France qui, suivi
et bien exécuté, doit immortaliser Louis XV, et faire
un honneur infini au ministère de M. le comte d'Ar-
genson. Le roi, par édit du présent mois de janvier,
enregistré au parlement , chambre des comptes et
cour des aides , vient de fonder un hôtel de l'école
royale militaire, à l'instar de l'hôtel royal des Inva-
lides, pour loger, nourrir, entretenir et élever dans
l'art militaire, et instruire dans tous les exercices et
sciences qui y ont rapport , cinq cents gentilshommes
jeunes et sans bien, depuis l'âge de neuf à dix ans, jus-
qu'à dix-huit ou vingt qu'ils sortiront de l'hôtel pour
être placés dans les troupes, suivant les dispositions et
les talents qu'ils auront, avec deux cents livres de pen-
sion pour les aider à se soutenir dans les premiers em-
plois qu'on leur donnera.
puisque ce même Louis-Théodore Andrault , comte de Langeron , cheva-
lier de l'ordre royal et militaire de Saint-Louis, épousa, le 2 août suivant,
Augustine-Marie de Menou , quatrième fille de François-Charles , mar-
quis de Menou , etc.
* Cet hôtel , qu'il ne faut pas confondre avec celui des archevêques de
Sens, formant l'angle des rues du Figuier et de l'Hôtel de Ville (ancien-
nement de la Mortellerie ) , était situé rue de Grenelle Saint-Germain ,
au delà de la rue de Bourgogne. Il fut affecté , sous la Restauration, au
logement des gardes de Monsieur, et plus tard , en 1826, on y transféra
l'école d'application d'état-major qui l'occupe encore
* On n'a plus parlé de cette histoire dans la suite. (Note de Barbier.)
220 JOURNAL [janv. 1751]
Il faudra faire preuve de noblesse de quatre géné-
rations de père, au moins, etc.*
Il s'agit maintenant de l'exécution. Le terrain, pour
bâtir cet hôtel, n'est point encore indiqué ; mais comme
on parle depuis quelque temps de ce projet, on croit
que riiôtel sera bâti à côté et sur le niveau de celui
des Invalides, vers le Gros-Caillou. Cet hôtel ne de-
mandera pas autant d'étendue que celui des Invalides
qui renferme plus de trois mille personnes; mais il
faudra néanmoins qu'il soit grand pour contenir non-
seulement les cinq cents gentilshommes, mais tous les
officiers de l'état-major, les officiers de la maison ,
tous les maîtres de chaque genre d'exercice et de
science, une chapelle, les ecclésiastiques pour la des-
servir, un manège, des chevaux et tous les domestiques
nécessaires. Cela sera considérable.
C'est M. Paris Duverney ^ qui est à la tête de ce
projet et qui en a dirigé le plan. Il est frère de M. Pa-
ris de Montmartel , garde du trésor royal. Il était mu-
nitionnaire général des vivres de toutes les armées
d'Allemagne et de Flandre dans la dernière guerre.
C'est un homme de beaucoup d'esprit et d'un très-
grand détail. On ne sait point si on a obligation de ce
projet à des mémoires du feu maréchal comte de
Saxe, ou aux grandes vues de M. le comte d'Argenson
et de M. de Machault.
— Ce n'est pas tout ; il faudra des fonds considé-
rables pour l'achat du terrain, le bâtiment et l'ameu-
blement de l'hôtel, la subsistance et l'entretien de
" Barbier analyse cet édit dont les dispositions sont trop connues pour
qu'il soit utile de les reproduire ici.
^ Voir t. 1, p. 145.
A
[JANV. 1751] DE E. J. F. BARBIER. 221
tant de monde, le payement de tous les différents
maîtres, les appointements des officiers qui y seront
employés et des pensions de deux cents livres, à me-
sure que les jeunes gens sortiront de l'hôtel.
Le roi, pour premier fonds de cet établissement, a
abandonné et retiré de ses finances l'impôt qui était
en ferme sur les cartes à jouer et qu'il a même aug-
menté par une déclaration du 13 de ce mois, enre-
gistrée le 22 ; de manière que la taxe et l'impôt sur
les cartes à jouer sera dorénavant d'un denier par
chaque carte. Ce droit sera en régie, au profit de l'hô-
tel, à compter du 22 de ce mois. L'on dit qu'un jeu de
cartes entier , composé de cinquante-deux cartes ,
coûtera six sols, deux livres huit sols le sixain \ et
ainsi à proportion tous les autres jeux où il y a moins
de cartes. Ce produit, qui est considérable dans tout
le royaume et qui a lieu dès à présent, servira pour
la construction des bâtiments dont M. Paris Duverney
avance, dit-on, les fonds ; car on compte que l'on
commencera à travailler dès le mois de mars pro-
chain.
— Cet établissement est admirable et plaît beaucoup
à tout le public. On verra deux hôtels voisins, l'un le
berceau et l'autre le tombeau des militaires. Les dif-
férentes provinces du royaume sont remplies d'une
infinité de noblesse pauvre chargée d'enfants que les
père et mère n'ont pas le moyen de faire élever dans
une éducation convenable, encore moins de les faire
entrer au service. Les enfants de cette noblesse pas-
* On doit supposer, d'après le prix du sixain , que Barbier a voulu
dire huit sous le jeu ; mais il y a si.r dans le manuscrit.
222 JOURNAL [tant. 1751]
sent leur jeunesse avec des paysans dans l'ignorance
et dans la rusticité, servent le plus souvent à l'exploi-
tation de leurs biens, et ne diffèrent , au vrai, des pay-
sans que parce qu'ils portent une épée et se disent
gentilshommes. Ce sont des sujets perdus pour l'État.
D'un autre côté, la noblesse riche qui habite Paris,
les grandes villes ou la cour, mettent leurs enfants au
collège , de là à l'académie pour monter à cheval et
faire des armes, ensuite mousquetaires, capitaines
de cavalerie. Les plus en crédit ont, à dix-huit ou
vingt ans, un régiment sans avoir aucune pratique
du militaire. Ils passent leur jeunesse dans le luxe ,
les plaisirs et la débauche auprès des femmes; ils ont
plus de politesse et d'éducation , mais aucune des scien-
ces nécessaires; point de détail : ils ont beaucoup de
valeui- pour se battre, mais sont peu capables de com-
mander. C'est ce qui fait que nous avons si peu de
bons généraux ou même de bons officiers généraux.
Au lieu que de cinq cents gentilshommes enfants qui
se renouvelleroHt au moins tous les dix ans, qu'il en
sorte seulement vingt qui, par des talents supérieurs
et de l'application , excellent soit dans le génie soit
dans les autres parties de la guerre, on sera sûr d'a-
voir de bons généraux, et, dans les autres, au moins
de bons capitaines et commandants de bataillon.
— Le dessein est , dit-on , d'unir par la suite des
abbayes à cet hôtel pour en assurer l'établissement. On
parle déjà de l'abbaye Saint-Germain des Prés, que
M. le comte de Clermont pourrait remettre au roi
qui l'indemniserait par une pension, égale au reve-
nu, pendant sa vie. On dit que ce qui appartient à
l'abbé , est affermé quatre-vingt mille livres par an.
[JANV. 1751] DE E. J. F. BARBIER. 223
— Dans tout ceci, il faut examiner la politique du
ministère. M. de Machault, comme contrôleur géné-
ral, a entrepris un grand ouvrage qui est de faire
payer le vingtième, tant aux pays d'état du royaume
qu'à tout le clergé de France. Les pays d'état ont ré-
sisté et soutenu leurs privilèges , cependant il paraît
qu'ils ont cédé et que le vingtième s'y établit peu à peu
par l'attention des intendants et des seigneurs qui pré-
sident ces états ; mais le plus difficile est le clergé qui
a refusé absolument en rompant l'assemblée, et pro-
testé contre tout ce qui avait été fait. Il n'y a rien de
réglé à cet égard ; le terme de six mois donné par la
déclaration , expire le 1 7 février, et il faudra que la
cour prenne un parti. Ce corps du clergé , quoique
méprisé, a néanmoins du crédit et des ressorts, soit à
la cour, soit dans toutes les provinces, par les ecclé-
siastiques et les moines. 11 est à craindre par ses
prétendues armes spirituelles.
Dans cette position , voulant soumettre ce premier
corps de l'État qui est très-puissant, il fallait s'attirer
le|corps des militaires et le corps de la noblesse du
royaume pour lui opposer. C'est ce qu'on a fait, soit
par la déclaration qui donne la noblesse des armes,
qui est l'ancienne et la véritable, aux officiers et à
leurs descendants après un certain temps de service,
soit par l'établissement de cette école militaire.
— La grande affaire dont on parle à présent est
celle de M. de La Bourdonnais \ chef d'escadre, qui
* Bertrand -François de la Bourdonnais , né à Saint-Malo le 1 1 février
1699. Il avait pris une part active à la conquête de Mahé, en 1724, quoi-
qu'il ne fût que second capitaine sur les bâtiments de la compagnie des
Indes, et de là lui vint le surnom de Mahé, ajouté plus tard à son nom.
224 JOURNAL [fév. 1751]
commandait les vaisseaux du roi et de la compagnie
des Indes, et qui a pris la ville de Madras sur les An-
glais, pour le compte de la compagnie. 11 est depuis
près de trois ans à la Bastille et a, pour partie cachée,
M. Dupleix, gouverneur général des Indes pour la
même compagnie. Les conseillers d'État et commis-
saires du roi pour juger cette affaire à la Bastille ,
pour laquelle il y a eu bien des mémoires répandus
dans Paris, s'assemblent actuellement et doivent la
juger incessamment. Le rapporteur est M. Dufour de
Villeneuve, qui était lieutenant criminel à Clermont,
en Auvergne, et qui s'est fait maître des requêtes il y
a six ans. C'est un homme de beaucoup d'esprit.
Cette affaire qui est immense par les faits, les déposi-
tions de témoins et trente-six interrogatoires de M. de
La Bourdonnais, lui fait beaucoup d'honneur. Il a
passé deux mille heures h. la Bastille pour l'instruction.
Février. Enfin, cette grande affaire a été jugée à la
Bastille par sept ou huit commissaires du roi, mer-
credi 3. M. de La Bourdonnais a été déchargé de
l'accusation \
— M. Le Nain, conseiller d'État, intendant de Lan-
guedoc, y est mort depuis peu. Il y avait d'abord été
adoré ; mais depuis l'assemblée des états où il a été
question d'imposer le clergé et les peuples au ving-
tième, il était regardé d'une autre façon. Il ne pouvait
guère éviter ce changement.
' Mahé de la Bourdonnais , dont la longue détention avait détruit la
santé, ne survécut que peu de temps à la déclaration de son innocence et
mourut le 9 septembre 1753. Son petit-fils, mort en 1840, s'est rendu
célèbre par sa grande habileté au jeu d'échecs qui le fit surnommer le
roi des échecs.
[FÉv. 1751] DE E. J. F. BARBIER. 225
M. Le Nain s'est ruiné dans ses intendances, a man-
gé une partie du bien de sa femme , et ne laisse quoi
que ce soit. Il a un fils, maître des requêtes, qui re-
noncera à la succession, sauf aux créanciers à se tirer
avec perte. Sa place de conseiller d'État a été donnée
à M. Berryer, lieutenant général de police, ce qui fait
croire que ce dernier ne gardera pas longtemps cette
place.
— L'intendance de LanguedoC;, qui est une des plus
belles et qui vaut cinquante mille livres par an, au lieu
que les autres n en valent que dix-huit, a été donnée
à M. Guignard de Saint-Priest , qui était conseiller
au parlement de Grenoble, et qui avait épousé une
nièce de M. le cardinal deTencin, ministre d'État. Ce
M. Guignard s'est fait maître des requêtes en 1745.
Il n'est pas bien riche, mais il avait pour plus de dix-
huit mille livres de bureaux \ par le crédit du cardi-
nal. Au surplus, c'est un homme d'esprit et qui tra-
vaille. Il sera moins à son aise intendant , par les dé-
penses qu'il faut faire, qu'il n'était ici où il vivait en
particulier, d'autant qu'il a plusieurs enfants.
— Les chambres du parlement étant assemblées
vendredi, 5 de ce mois, pour l'arrangement des re-
montrances au sujet de l'affaire du sieur Coffin, les-
quelles remontrances tirent bien en longueur, par
politique apparemment, M. Pasquier, conseiller de la
première chambre des enquêtes, homme de mérite et
fort ami de M. le garde des sceaux, a dénoncé au
parlement le procès-verbal de la dernière assemblée
' C'est-à-dire de places ou emplois. Bureau se disait des lieux où l'on
faisait la recette des impôts , etc.
m 15
226 JOURNAL [fév. 1751]
du clergé qui contient le refus d'exécuter la déclara-
tion du roi du 1 7 août, lequel procès-verbal le clergé
avait eu la témérité, en se séparant , de faire imprimer
et distribuer, et qui a été arrêté par ordre du ministre \
— Samedi , 6, le roi alla passer deux jours à son
château de la Muette, au bois de Boulogne, voir ses
nouveaux ouvrages. L'indisposition de madame la
marquise de Pompadour n'était qu'un petit rhume ^.
Le 10, le roi va passer trois jours au château de
Bellevue de madame la Marquise , où il y aura, le
jeudi, comédie des petits appartements, c'est-à-dire
des seigneurs et dames de la cour.
— Le chancelier de Lamoignon, quoique sans les
sceaux, profite du crédit de sa place pour sa famille.
M. de La Reynière, fermier général, dont M. de
Malesherbes, fils du chancelier, a épousé la fille, a
un fils de quinze à dix-huit ans : le chancelier l'a
présenté au roi qui lui a accordé gracieusement la
survivance de la place de fermier général. 11 est assez
étonnant que M. de La Reynière, fort riche, qui a
marié ses filles à des gens distingués dans la robe, ne
destine pas son fils à être maître des requêtes. Cela
est plus sage, parce que la place de fermier général
est plus lucrative, et si cela prend ce train-là, cette
place deviendra un état et sera moins méprisée qu'elle
n'était.
— M. le chancelier, qui n'avait point de bien, a
marié une de ses filles, presque sans dot, à M. Casta-
nier d'Auriac, maître des requêtes et secrétaire des
' Voir ci-dessus, p. 172.
^ Barbier n'avait rien dit jusque-ià de cette indisposition.
[TÈx. 1751] DE E. J. F. BARBIER. 227
commandements de la reine. Il est fils et neveu de
gens de fortune du Languedoc, qui ont beaucoup gagné
au système et, depuis, sur les vaisseaux. Il y a M. Cas-
tanier, son oncle, directeur de la compagnie des Indes,
qui n'a point d'enfants; M. d'Auriac sera puissam-
ment riche. Le roi vient de lui accorder la place de
conseiller d'État vacante par la mort de M. Turgot,
qui a été ci-devant prévôt des marchands et, avant,
président des requêtes du palais.
— M. d'Aguesseau, chancelier honoraire, est mort
le 9 de ce mois, âgé de quatre-vingt-deux ans et quel-
ques mois. Il avait été avocat général du parlement
à vingt-deux ans, procureur général à trente-huit, et
chancelier de France à quarante-huit, en 1 717. Il a eu
bien des révolutions dans cette charge; on lui a ôté
les sceaux plusieurs fois. C'était un homme très-savant
dans le droit public et d'une mémoire supérieure ;
mais qui n'avait pas l'esprit de politique propre à la
cour. Il a été enterré dans le cimetière de l'église
d'Auteuil, près Paris, où était le corps de madame
d'Ormesson , sa femme.
Il laisse deux fils conseillers d'État. L'aîné est assez
aimé et estimé. Le cadet, M. d'Aguesseau de Fresnes,
qui faisait depuis longtemps le petit chancelier ,
s'est fait haïr de tout le monde : son crédit est bien
tombé.
— Voilà donc, à présent, l'hôtel de la chancellerie
à la disposition de M. le chancelier de Lamoignon, et
il s'agit de le meubler, ce qui est une affaire.
Au surplus je ne vois pas sur quel fondement cet
hôtel parait destiné à M. de Lamoignon. Ce n'est pas
l'hôtel du chanceher , mais de la chancellerie de
228 JOURNAL [fév. 175i]
France, qui est pour les sceaux. Dans \ Almanack
royal de cette année , même , qui fournit le premier
exemple de la séparation des deux places, à l'article
chancellerie de France, il n'est parlé que de M. de
Machault, garde des sceaux, qui en est le chef, et en
suite des officiers de la grande chancellerie. Il n'est
parlé de M. de Lamoignon , chancelier, qu'à l'article
du conseil d'État des parties, comme étant le chef et
le président des conseillers d'Etat et des maîtres dts
requêtes , etc.
— M. le duc de La Trémoille, qui n'a que quatorze
ans, a épousé la fille du duc de Randan, qui est
Durfort. Elle est plus âgée que lui, et elle restera dans
un couvent jusqu'à la consommation. C'est un sei-
gnem- qui a plus de deux cent mille livres de rente en
fonds de terre, et dont on a bien réparé les affaires
pendant sa minorité. C'est le premier duc à la cour,
et, outre cela, il a le rang et les honneurs de prince,
après les princes du sang, par une concession de
Henri IV \
— Mercredi, 17, il y a eu une fête superbe à l'hô-
tel de Soubise. Grand bal et grand souper. 11 y avait,
dit-on, trois cents personnes invitées. Les seigneurs et
les dames y étaient d'une magnificence extraordinaire
en habits et en diamants. M. le duc et madame la
duchesse de Chartres en étaient. Il y avait cinq tables
servies magnifiquement. Le dessert de la principale ,
qui est un grand fer à cheval, était de la dernière ma-
gnificence. Cela faisait une fête royale. Le prince de
Soubise avait choisi douze gendarmes - des mieux
' Voir, .1 ce sujet, t. Il, p. o4 , note 1.
— Les gendarmes de la garde du roi dont le prince de Soubise avait le
[fév. 1751] DE E. i. F. BARBIER. 229
faits pour donner la main aux dames en descendant
de carrosse et les conduire aux appartements.
M, le prince de Condé était assis à table à côté de
mademoiselle de Soubise *, fille du premier lit du
prince qui est déjà à sa troisième femme. Cette prin-
cesse, qui est unique et qui a quinze ans, a, dit-on,
plus de quatre cent mille livres de rente. On dit que
cette fête a pour objet un mariage avec le prince de
Condé qui est du même âge ^
On disait aussi que le roi avec sa cour et ses favoris
devait venir masqué dans la nuit, à cette assemblée.
Il est vrai que le souper finit à une heure après mi-
nuit, qu'on recommença la danse et que le prince de
Soubise fit sortir, avec politesse, des appartements,
quelques hommes particuliers qui étaient entrés par
amis pour voir cette superbe fête.
— La dénonciation faite aux chambres assemblées
par M. Pasquier, contre le clergé, est retirée. On dit
que l'affaire du clergé est arrangée; que le clergé
offre de donner dix millions par an pour son ving-
tième, etc. Il y a eu, dit-on, bien des débals pour
dénommer l'imposition; la cour ne voulait point du
terme de don gratuit. On a cherché les termes de sub-
vention, subsides, aides, et Ton croit qu'elle sera dé-
nommée : « pour le droit de vingtième. » Mais, mal-
commandemen» (voir t. II, p. 74), formaient un corps de deux cent cin-
quante gentilshommes.
' Charlotte-Godefride-Élisabetli, née le 7 octobre 1737, fille de Charles
de Rohan et de Anne-Marie-Louise de La Tour de Bouillon (voir t. II,
p. 74).
* Ce mariage se fit en effet, mais stuleiuent au mois de mai 1753.
comme on le verra plus loin.
230 JOURNAL [mabs 1751]
gré cela, l'on compte que le haul clergé a gagné sa
cause et que le ministère a eu le démenti de l'arran-
gement qu'il voulait faire. La répartition des sommes
que le clergé aura à payer se fera toujours au préju-
dice du second ordre. Si cela est ainsi, voilà un beau
coup manqué et on n'y reviendra pas aisément. On
dit aussi que M. de Machault était malade ces jours-
ci. Peut-être le chagrin y a-t-il eu part.
— Le roi a passé les jours gras au château de Bel-
levue. Son occupation est d'aller à la chasse tous les
jours et de rentrer à la fin de la journée , jouer ap-
paremment et souper. Les ministres y étaient. On y
a joué aussi la comédie par les seigneurs et dames
qui y sont ; cela se réduit à vingt-cinq personnes ou
trente, tout au plus. Le roi est retourné à Versailles ^
mardi gras, après le souper.
— Ce qui est singulier, c'est que pendant les jours
gras il n'y a eu aucune fête ni aucun divertissement à
Versailles. Tout s'est passé fort tristement : il n'y avait
que jeu chez la reine. Cependant la cour de France
devrait être la plus gaie et la plus brillante de l'Eu-
rope , puisqu'il y a madame la Dauphine et cinq
Dames de France, toutes jeunes. Cela a étonné Paris.
On rejette cela sur madame la Marquise qui veut te-
nir le roi en particulier et qui évite tout bal paré ou
masqué où il pourrait venir des minois très-jolis.
Mais , malgré cela , le roi pouvait être à Bellevue en
son particulier et donner l'ordre à madame la Dau-
phine de faire des fêtes et des danses dans son appar-
tement, pour amuser les Dames de France et toute la
cour.
Mars. Le roi ne découchera pas de Versailles pen-
[MARS 1751] DE E. J. F. BARBIER. 231
dant tout le carême. Il ira seulement faire quelque
dîner-souper dans ses maisons de plaisance.
— On compte ici avoir le jubilé de cinquante ans
avant Pâques et après. On dit qu'il durera six se-
maines. Il est certain que le bref du pape à ce sujet
est arrivé, et qu'il est entre les mains d'un secrétaire
d'État. C'était ordinairement le secrétaire d'État des
affaires étrangères qui avait cette besogne, attendu
que cela vient des pays étrangers. Mais M. de Puisieux
a déclaré qu'il n'entendait rien à cela, et ce bref a été
remis à M. le comte de Saint-Florentin, comme ayant
le clergé dans son département. 11 n'attend plus que
les ordres du roi pour lâcher ce bref et écrire , en
conséquence, à l'archevêque de Paris et à tous les
évêques du royaume.
— Tout le monde est fort attentif sur l'événement de
ce jubilé. On dit que madame la marquise de Pompa-
dour en craint les suites, et l'on croit que le roi fera
son jubilé. On disait même qu'on préparait un appar-
tement à l'Assomption ' pour madame la Marquise,
dont la fille , mademoiselle Alexandrine , est dans ce
couvent. Il y a bien des gens à la cour, non-seulement
les gens d'Église, mais femmes et hommes, qui atten-
dent cet événement pour faire culbuter la Marquise
qui, depuis un temps, se fait haïr de tous les grands
par le grand crédit dont elle abuse.
' Couvent occupé par les religieuses de l'Ordre de Saint-Augustin pri-
mitivement connues sous le nom de Haudriettes et ensuite sous celui de
Filles de l'Assomption . Ce couvent était situé rue Saint-Honoré , au coin
de la rue Neuve du Luxembourg. Après la démolition de l'église de la
Madeleine de la Ville-l'Évéque , la paroisse fut transférée dans l'église
de l'Assomption qui est restée église paroissiale du I" arrondissement,
jusqu'à la dédicace de la nouvelle église de la Madeleine.
232 JOURNAL [mars 1751]
Le roi ne peut guère rester à Versailles saos faire
son jubilé. Le préjugé du public est monté de façon à
respecter plus le jubilé que les Pâques qui sont d'obli-
gation. S'il fait son jubilé, il ne peut pas convenable-
ment retourner quinze jours après au cbâteau de
Bellevue. Une absence d'un mois sera dangereuse. Il
V a des amis de cour qui, dès à présent, préparent au
roi une nouvelle maîtresse pour lier la partie après le
jubilé. Mélancolique comme il est, il lui faut un amu-
sement, car s'il craint tout à fait le diable et qu'il
prenne le parti de la retraite, ce ne sera pas amusant
pour les seigneurs. C'est donc cet événement , qui
n'est pas éloigné, qui fait raisonner le public haut
et petit.
— La maladie de M. le garde des sceaux a fait dire
un bon mot. Ordinairement il y a les prières des qua-
rante heures, quand les princes sont malades. On dit
qu'on lui a dit les prières des trente-huit heures^ parce
que le clergé, à son tour, lui a retenu le vingtième.
— ■ Le parlement a obligé M. l'archevêque de don-
ner, par un mandement, la permission de manger des
œufs dans le carême, jusqu'au vendredi qui précède le
dimanche de la Passion, à cause de la cherté du mai-
gre'. Mais, en revanche, pour indemniser l'Hôtel-Dieu
qui ne vend pas les œufs, la viande s'y paye huit sous
et demi la livre ^; encore est-elle mauvaise. Voilà
comme tout enchérit dans ce pays-ci.
' L'usage des œufs, aussi bien que celui de la viande, était défendu
dans le diocèse de Paris, durant tout le carême. Mais lorsqu'il y avait
disette de viandes de carême^ le parlement invitait l'archevêque à lever
cette défense , soit pour les œufs soit pour la chair.
^ Le débit des viandes de toute sorte était interdit aux bouchers, etc.,
[mars 1751] DE E. J. F. BARBIER. 233
— L'affaire du clergé esl, dit-on, plus embrouillée
qu'elle n'était. L'archevêque de Paris est un homme
entêté, peu capable de l'accommoder, et M. le cardi-
nal de La Rochefoucault est à Bourges. On prétend
qu'à cause de cette brouillerie, nous n'aurons peut-être
point ici de jubilé. On croit, du moins, que si on le
publie , ce ne sera que dans le mois de juin , parce
qu'alors le roi sera parti pour Compiègne qui est de
l'évêché de Soissons. Si cela arrive ainsi, personne ne
sera la dupe de ce retardement, et madame la Mar-
quise aura gain de cause. Il est à souhaiter que cela
s'arrange ainsi, car le Français a la sottise de vouloir
toujours du changement, sans savoir pourquoi.
— Le parlement a présenté aussi, le 1 4 de ce mois,
ses très-humbles et très-respectueuses remontrances
au sujet de l'affaire de M. Coffin. Ces remontrances
sont imprimées ^ et se vendent au palais , ce qui n'est
pas ordinaire. Elles sont trop longues , d'un style
guindé, des répétitions et trop d'affectation sur le pou-
voir du parlement, émané cependant du roi, pour
maintenir la discipline , l'autorité royale et les droits
de la couronne. Cette affaire a donné lieu à plusieurs
écrits sur la liberté de la confession et sur la suffisance
de la déclaration faite par le malade , qu'il a été con-
fessé.
Le roi a reçu, à l'ordinaire, ces remontrances pour
pendant le temps du carême. La vente en était exclusivement réservée à
l'Hôtel-Dieu qui ne pouvait lui-même délivrer de viande qu'aux per-
sonnes apportant des certificats de médecins et permissions du péniten-
cier de l'église de Paris ou du curé de leurs paroisses. Une ordonnance
du lieutenant général réglait, en outre, le prix de vente.
' Remontrances du Parlement de Paris , du 4 mars \ 751 (sur le refus
des Sacrements fait à M. Coffin, etc.), in-4°, 1 0 pages, et iu-12, 39 pages.
234 JOURNAL [maus 1751]
les faire examiner dans son conseil. On verra quelle
sera sa réponse. Le roi a une grande aversion pour le
seul nom de janséniste, et M. le chancelier de Lamoi-
gnon est bon moliniste et franc jésuite.
— Pendant qu'on s'entretenait à Paris de l'affaire
très-sérieuse de M. CofPm, il y avait, au Châtelet, une
affaire très-comique , dans laquelle le sieur Pinterel ,
curé de Vanvres, a donné un certificat, et dont les pe-
tits mémoires ont couru et ont amusé tout Paris*.
Il s^agissait de l'âne d'un blanchisseur de Vanvres
qui, étant en chaleur, attaché à la boutique d'un épi-
cier, porte Saint-Jacques, avait cassé son licol pour
suivre une jolie ânesse, sur laquelle était une jardinière
du faubourg Saint-Marcel , et qui , ayant été détourné
dans ses caresses pour l'ânesse par des coups de la-
dite jardinière , avait pris la liberté de lui mordre le
bras, et l'avait toujours suivie jusqu'à sa maison. Le
blanchisseur demandait son âne avec des dédomma-
* Mémoire pour Jacques Feron, blanchisseur^ demandeur et défendeur,
contre Pierre Le Clerc, jardinier-fleuriste , demandeur et défendeur ; signé :
SÉGuiER, avocat du roi; Lalaure, avocat; Letourneux , procureur.
Paris, 1750, imprimerie de Le Breton, 7 pages in--4°. — Mémoire pour
Pierre Le Clerc, jardinier-fleuriste , demandeur, contre Jacques Feron, blan-
chisseur, défendeur, signé : Leclerc; Fossoyeux, rapporteur; Desporg^s,
procureur. Paris, 1751, imprimerie de Le Breton, 6 pages \n-i°. —
Nouveau Mémoire signifié, pour Vasne de Jacques Feron, etc., contre T ânesse
de Pierre Le Clerc, etc., demanderesse et défenderesse (S. 1.), 12 pages in-4'',
avec une vignette en tête. — Lettre d'une asnesse ( à une de ses amies, à
Montargis) , servant de réponse au Mémoire d'un asne. De Paris, le 2 jan-
vier 1751 , sans nom d'imprimeur, 7 pages , in-4°. Ces deux dernières
pièces sont des facéties.
Il parut aussi à cette occasion une estampe gravée , avec une chanson
au bas :
Connaissez-vous l'âne à Feron ?
Jarny c'est un fort bon garçon, elr.
[mars 1751] DE E. J. F. BARBIER. 235
gements de deux mois d'absence. La jardinière deman-
dait des dommages et intérêts et pansements , et la
nourriture de l'âne. Sur quoi le blanchisseur a pro-
duit un certificat de son curé de Vanvres , attestant
que son âne n'était point méchant, qu'il n'avait jamais
blessé personne , et que le curé n'avait point entendu
dire qu'il eût fait de malice dans le pays.
Ce contraste de l'affaire de ces deux curés, de Saint-
Etienne du Mont et de Vanvres , tous deux rehgieux
de Sainte-Geneviève \ a donné lieu à ces six vers :
De deux curés, portant blanches soutanes*,
Le procédé ne se ressemble en rien :
L'ïin met au nombre des profanes
Le magistrat le plus homme de bien ;
L'autre, dans son hameau, trouve, jusques aux ânes,
Tous ses paroissiens gens de bien.
— Samedi, 20, on a jugé en la grand'chambre, sur
les conclusions de M. Joly de Fleury, une affaire très-
grave, mais très-désagréable pour M. de La Hogue ,
curé de Saint-Jean en Grève.
Une femme du peuple , ravaudeuse , nommée Ma-
deleine Baulan de son nom de famille, et mariée à un
nommé Boron, étant au prône de Saint-Jean, le 29 dé-
cembre 1748, a entendu ou cru entendre qu'on y
publiait que M. le curé avait entre les mains un dépôt
de trente mille livres pour restituer à Madeleine Bau-
lan, et que ceux qui pourraient la connaître eussent à
l'avertir de se présenter. Cette femme, après le prône,
' Les religieux de l'abbaye de Sainte-Geneviève étaient seigneurs du
village de Vanvres et en possédaient la cure.
* Les Génovéfains ou chanoines réguliers de Saint- Augustin , portaient
une robe blanche, avec un rochet de toile, et une chape noire.
236 JOURNAL [mars 1751]
conta son histoire, et fut entourée de monde, qui aime
assez les giands événements. Elle alla sur-le-champ à
la sacristie demander au prêtre, sous-vicaire, cjui avait
prôné, à voirie billet publié. Il lui dit qu'il Tavait re-
mis au bedeau; qu'il fallait s'adresser à M. le vicaire
ou à M. le curé. Visite à ce dernier, qui répondit à
cette femme et à son mari, qu'il n'avait aucun dépôt
entre les mains; qu'il ne savait ce que c'était, et
que cela n'avait point été publié. Conférence chez
M. l'archevêque de Paris, entre les parties intéressées
et M. le curé de Saint-Jean, qui persiste à nier le fait
de la publication. M. l'archevêque ne pouvant rien dé-
cider, leur dit qu'ils avaient la voie de la justice.
Cette femme sollicite le prêtre de lui donner un
certificat comme quoi il a publié ce fait; ce prêtre,
après quelques difficultés, lui en donne un, le 3 février
1749, par lequel il certifie qu'il a publié le 29 décem-
bre, un billet dans lequel il était fait mention d'une
somme de trente ou trente-cinq mille livres ; mais qu'il
ne se souvient pas du nom de la personne, ni s'il s'a-
gissait d'une restitution ou d'une aumône. Sur ce cer-
tificat , plainte rendue par celte femme au lieutenant
criminel , sur laquelle permission d'informer par-
devant le commissaire de La Fosse et de publier mo-
nitoires.
Le fait de cette femme était qu'une tante qui était
couturière, qui avait amassé du bien et qui même en
avait gagné au Système, lui avait dit, étant très-malade,
en 1724, qu'elle avait confié à un particulier, homme
de confiance, dont elle avait caché le nom, une somme
de trente mille livres pour remettre à cette nièce après
sa mort ; que ce particulier avait jugé a propos de
[MAR3 1751] DE E. J. F. BARBIER. 237
garder le dépôt, et qu'enfin, pressé par des remords,
après vingt-quatre ans, il l'avait déposé à M. le curé de
Saint-Jean pour le rendre à la personne indiquée.
Information de trente témoins; point de révélation
par les monitoires ; permission de faire une addition
d'information. Appel, par le curé, de toute la procédure
avec demande de trois mille francs de dommages et
intérêts.
Le fait du curé : point de dépôt et point de publi-
cation d'un prétendu dépôt ; que ce jour-là , 29 dé-
cembre, on avait seulement publié un billet envoyé
par M. l'archevêque, pour recommander à la charité
des paroissiens un marchand de Dijon qui avait fait
une perte considérable de soixante mille livres, par le
feu. Du reste, qu'une pareille accusation contre un
curé de Paris, était vision, imposture et calomnie.
Mémoires respectifs.
Madeleine Baulan demandait que la procédure et l'in-
struction d'une affaire aussi grave fussent renvoyées au
Châtelet. Elle articulait que ce particulier, premier dé-
positaire des trente mille livres, avait été trouver deux
marchands connus , pour leur demander avis sur la
manière de restituer cette somme à qui elle apparte-
nait^ et qu'ils l'avaient renvoyé et adressé à M. le curé
de Saint-Jean , comme un homme sûr. Elle disait, de
plus, savoir le nom des personnes qui avaient porté
l'argent chez M. le curé, dans le temps, en 1748. Elle
prétendait faire entendre ces personnes dans la nou-
velle information.
Par l'arrêt , on a reçu le curé de Saint- Jean appe-
lant ; on a déclaré toute la procédure et la permission
d'informer nulles ; on a déchargé le curé de l'accusa-
238 ■ JOURNAL [mars 1751]
tion avec trois mille livres de dommages et intérêts.
Permis à lui de faire imprimer et afficher l'arrêt , et
même on a ordonné la suppression du mémoire fait
contre le curé par M. Martin, jeune, avocat.
Une affaire aussi délicate , quoique la gagnant , fera
toujours beaucoup de tort à M. de LaHogue, qui était
autrefois vicaire de Saint-Eustaclie. Il avait cependant
pour lui une forte preuve, le certificat d'un conseil-
ler au parlement et d'un substitut de M. le procureur
général, marguillier d'honneur, et d'un autre parois-
sien , qui étaient au prône , déclarant qu'ils n'avaient
point entendu pubher ce dépôt, ni de restitution d'une
somme de trente mille livres.
D'un autre côté , quelque réputation d'intérêt
qu'aient en général les ecclésiastiques , il serait bien
dangereux d'exposer un curé de Paris à une pareille
réclamation sur l'imposture de gens de la lie du
peuple. D'ailleurs , il y a eu ici de l'esprit de parti ,
non pas dans l'accusation même , mais dans la pour-
suite. M. de La Hogue est protégé par M. l'archevêque
et il est du parti de la constitution. Cette ravaudeuse
et son mari n'étaient point en état de suivre une pareille
affaire au criminel. Us ont trouvé sûrement des secours
dans la bourse de quelques jansénistes , qui auront
été intérieurement et charitablement charmés de cette
triste aventure, pour le curé de Saint-Jean.
— Les spectacles continuent ordinairement jusqu'au
dimanche de la Passion, qui sera le 28, et la foire
Saint- Germain, danseurs de cordes et autres spectacles
dans la foire, Opéra comique quand il y en a , ont la
permission d'ouvrir et de jouer pendant toute la se-
maine de la Passion, jusqu'au dimanche des Rameaux.
[MARS 1751] DE E. J. F. BARBIER. 239
Celte année , tous les spectacles , Opéra , Comédie et
foire , finiront mercredi , 24, veille de la Vierge *, à
cause du jubilé qui commencera, dit-on, vendredi, 26.
Sur les affiches des spectacles , il est bien dit que mer-
credi sera la clôture ; mais par rapport au commence-
ment et à l'ouverture du jubilé , il n'y a encore eu ni
publication au prône , ni mandement de M. l'arche-
vêque.
— Depuis un mois, au moins, il a beaucoup neigé
dans ce pays-ci, fait des vents très-violents et des pluies
continuelles. La fonte des neiges et les grandes pluies
ont fait déborder ici la rivière de Seine. On va en ba-
teau dans la rue de Bièvre et jusqu'à la fontaine de la
place Maubert^; sur le quai des Augustins, vis-à-vis la
rue Gît-le-Cœui-, sur le quai du Louvre vis-à-vis les
deux premiers guichets ^ Tout le chemin de Versailles,
le Cours et les Champs-Elysées , sont remplis d'eau. Il
y a une ordonnance affichée pour obliger ceux qui
demeurent sur les Pont-Notre-Dame, Pont-au-Change,
Pont-Saint-Michel , de déménager crainte que la vio-
lence de l'eau n'endommage les ponts. Cependant il
est certain que l'eau est encore de trois pieds moins
haute qu'en l'année 1740*. Tel est l'état de la rivière
le 22 de ce mois.
Les grandes eaux et les grands vents ont fait périr
plusieurs bateaux de blé, d'avoine et devin. Des mar-
chandises , pour la consommation de Paris, sont arré-
' La fête de l'Annonciation.
* Située au milieu de la place de ce nom.
* Dans la Grève , on entrait en bateau dans l'hôtel de ville ( Note de
Barbier.)
* Voirt, II, p. 278.
240 JOURNAL [mars 1751]
lées, ce qui est fort préjudiciable au milieu du carême.
Point de poisson ; les légumes , par conséquent , ren-
chéris ; les marais inondés , et , avec cela , défense de
manger des œufs vendredi prochain , 25 de ce mois.
Les grands vents ont cassé et jeté à bas beaucoup d'ar-
bres en plusieurs endroits.
— Les eaux ont commencé à se retirer le 25 de ce
mois.
— Il y a eu bien de la variation pour la fin des
spectacles. Mercredi, 24, les comédiens ont affiché la
clôture des théâtres français et italiens. Le 25, était le
jour de la Vierge , qu'il n'y en a point; cependant le
26 et le 27, les spectacles ont joué. On dit que le man-
dement de M. l'archevêque de Paris n'était point en-
core imprimé. Cette incertitude , en matière aussi
grave, a paru ridicule , d'autant qu'on n'affiche point
une clôture et on ne recommence point les spectacles
sans un ordre de la pohce. Enfin, dimanche, 28, on
a publié, aux prônes de toutes les paroisses , le bref
de notre saint-père le pape et le mandement de
M. Tarchevêque de Paris pour le jubilé qui a com-
mencé lundi , 29, par une messe du Saint-Esprit. Il
durera six mois à Paris et dans le diocèse, jusqu'au
27 septembre, qu'il sera clos par un Te Deiim à Notre-
Dame. On sera obligé de faire pendant quinze jours
consécutifs ou interrompus , des stations dans quatre
églises par jour, ce qui fera soixante stations. Toutes
les églises feront cinq stations chacune à Notre-Dame
et à trois autres églises , ce qui remplira les soixante
stations, et les processions et cérémonies publiques ne
dureront que deux mois.
— Dès le 29, il y a eu un grand concours de monde à
[MARS 1751] DE E. J. F. BARBIER. 241
Notre-Dame qui est une station générale et même sta-
tion de nécessité, chaque jour des quinze stations , ce
qui fait murmurer contre M. Tarchevèque pour les
gens de travail qui demeurent aux extrémités et fau-
bourgs de Paris. Ainsi il n'y a plus à raisonner sur le
jubilé.
— Madame la comtesse de Mailly, ci-devant maî-
tresse du roi, a pensé mourir d'une fluxion de poitrine;
mais on la croit réchappée. Comme elle est dans la
haute dévotion, sous la direction du père Renaut, de
l'Oratoire, fameux prédicateur, elle était regrettée assez
généralement, d'autant plus que c'est une bonne
femme qui n'a jamais fait mal à personne dans le temps
de son crédit.
— Cette pauvre comtesse est morte à quarante et
un ans, le 30 de ce mois. Le père Boyer^, de l'Ora-
toire, ancien prédicateur, était mort aussi d'une fluxion
de poitrine huit ou dix jours auparavant*, ce qui
avait d'autant plus frappé madame de Mailly, qu'il
était, ainsi que le père Renaut, dans son intimité. Après
les exercices de piété , ces gens-là ne se quittaient
point, mangeaient très-souvent ensemble et faisaient,
dit-on, très-bonne chère, ce qui faisait même plai-
santer quelquefois.
Madame de Mailly a été enterrée, suivant ses der-
nières volontés, dans le cimetière des Innocents, où
l'on enterre les pauvres gens par charité. Elle voulait
même être enterrée dans la fosse commune, mais on
' Ce père Boyer ne doit pas être confondu avec Pierre Boyer, égale-
ment oratorien , auteur de la Fie d'un parfait ecclésiastique (le diacre
Paris) et de divers écrits en faveur du jansénisme , qui fut successivement
emprisonné au mont Saint-Michel et à Vincennes, où il mourut en 1755-
III 16
242 JOURNAL [avril 1751]
lui en a fait une particulière. N'y a-t-il pas un peu
d'ostentation dans cette grande humilité ?
ÉPITAPHE DE MADAME DE MAILLT.
Détester l'injustice aujourd'hui si commune ;
M nvers les malheureux partager sa fortune ;
S arquer tous ses instants d'édifiants dehors ;
>-ller aux hôpitaux ensevelir les morts.
«1 oindre mille vertus à ce pénible office :
t^ oin du monde, à Dieu seul, s'oflfrir en sacrifice,
^ ui consacrer ses jours , saintement les finir,
i-Hci gît cet objet d'éternel souvenir.
Celte dame laisse sûrement plus de dettes que de
biens. Son mobilier suffira peut-être pour les payer.
Le roi lui faisait vingt-cinq ou trente mille livres de
pension. On lui rend la justice d'avoir aimé le roi
pour lui-même, et de n'avoir jamais rien demandé ni
songé à sa fortune. Ce qui fait faire un parallèle avec
celle qui est aujourd'hui en place.
— La moi't de madame de Mailly doit avoir frappé
le roi. Les trois sœurs de ce nom qui ont été si bien
à sa cour, madame la duchesse de Châteauroux, ma-
dame de Vintimille et madame de Mailly sont toutes
trois mortes jeunes, puisque celle-ci était l'ainée. Elle
laisse encore deux sœurs, madame la duchesse de Lau-
raguais et madame la marquise de Flavacourt, qui
n'ont point été de la cour particulière du roi \
Avril. — M. le chancelier de Lamoignon vient d'avoir
deux déboires et petits chagrins. Il en faut toujours
dans cette vie.
' Si l'on en croit les Mémoires du temps, madame de Flavacourt méri-
terait seule cette louange, et Barbier oublie ce que lui-même avait dit de
madame de Lauraguais (voir t. II, p. 405 et 407).
[avril 1751] DE E. J. F. BARBIER. 243
La présentation de ses lettres de chancelier devait
se faire au parlement par M. de Reverseaux, avocat;
à la cour des aides par M. Boudet; au grand conseil
par M. du \ audier, et à la chambre des comptes par
M. Simon. On avait choisi ce qu'il y a de plus en cré-
dit et en réputation dans les avocats plaidants. Ses
lettres ont déjà été enregistrées au parlement et au
grand conseil ; le reste devait se faire après les fêtes
de Pâques ; M. Simon avait son discours tout prêt pour
la chambre des comptes.
Le parlement, attentif à ses droits de supériorité, a
observé qu'un pareil enregistrement ou présentation
de lettres du chancelier à la chambre des comptes,
dans une audience , n'était point d'usage ; que la
chambre des comptes n'était point une juridiction
contentieuse ; qu'il n'y avait point de chambre de
plaidoyer et que, par conséquent, les lettres ne de-
vaient point être ainsi présentées par un avocat au
parlement avec un discours public; que cette nou-
veauté avait été imaginée par M. de Nicolaï, premier
président de la chambre des comptes , neveu de
M. de Lamoignon, qui voulait se faire un droit d'au-
dience et de chambre de plaidoyer ; d'autant que dans
la présentation des lettres, l'avocat fait non-seulement
un discours, mais prend des conclusions. Les gens du
roi parlent et concluent pareillement, les juges se lè-
vent, vont aux opinions, et prononcent l'enregistre-
ment. Ainsi c'est un jugement à l'ordinaire.
Sur ces réflexions , le parlement a défendu à
M. Simon, de présenter les lettres à la chambre des
comptes. M. Simon a été obligé de rengainer son
compliment, comme l'on dit, et de faire ses excuses à
244 JOURNAL [avril 1751]
M. le chancelier. On ne sait pas comment M. de La-
moignon et M. de Nicolai feront à présent pour cette
cérémonie. Cela fait une petite mortification encore
plus réelle pour M. de Nicolai qui est très-haut, que
pour M. le chancelier.
— Voici la seconde affaire : M. le chancelier avait
épousé mademoiselle Roujault , fille du maître des
requêtes et de mademoiselle de Menou, fille d'un an-
cien fermier général, qui a apporté beaucoup de
biens dans la maison. Cette madame Roujault est
âgée et vit encore.
M. Roujault , président de la quatrième chambre
des enquêtes du parlement, beau-père de M. le chan-
celier , est vieux garçon , et tout ce bien retom-
bera aux enfants de M. le chancelier. M. le président
Roujault cherche, depuis quatre ans, à vendre sa
charge un prix raisonnable, d'autant qu'elles sont di-
minuées. Elles rapportent peu et engagent à dé-
pense.
Le président Roujault a trouvé un acheteur ,
M. Frécot de Lanty, conseiller au grand conseil, à qui
il a vendu sa charge deux cent mille livres, dit-on,
quarante mille francs plus que la dernière vendue , à
condition de l'agrément et des provisions scellées, ce
qui n'était pas difficile par M. le chancelier. Cela a été
fait; mais quand il a été question de la réception au
parlement, cela a fait plus de difficultés.
Ce M. Frécot de Lanty est un homme d'esprit,
estimé dans le grand conseil. Il a hérité de cent mille
livres de rente du sieur Frécot , son père, qui était
agent de change et secrétaire du roi, mais qui a été
un grand agioteur, un usurier en très-mauvaise repu-
I
[avril 1751] DE E. J. F. BARBIER. 245
tation, et qui, de plus, avait été laquais. M. le chancelier
et M. le président Roujault, vendeur, ont remué
leurs amis pour le faire recevoir. On dit même que
M. le premier président et les présidents à mortier,
s'étaient laissé fléchir par le crédit; mais tous les
conseillers au parlement, principalement ceux de la
quatrième chambre des enquêtes, s'y sont opposés
absolument, et il a été refusé en pleine assemblée de
chambres.
Une pareille aventure est capable de faire mourir
de chagrin M. Frécot de Lanty qui, de là, va être
méprisé au grand conseil, et c'est le prix d'une grande
ambition et d'une grande imprudence. Il devait se
contenter d'être conseiller au grand conseil, qui est
toujours une belle place dans Paris quand on a plus
de cent mille livres de rente, et songer à élever son
fils plus haut, en cas qu'il en ait un : mais les hommes
ne se rendent pas justice.
Ce refus est encore un désagrément pour M. le
chancelier.
— On dit que M. de Lamoignon est indisposé
contre Simon, sur le refus de présenter ses lettres à la
chambre des comptes. Ce serait, en tous cas, sans
raison, M. Simon , par son état, ne pouvant se dis-
penser de déférer aux intentions du parlement.
— Mardi, 6, les lettres de M. le chancelier ont été
néanmoins présentées à la chambre des comptes par
un jeune avocat, et enregistrées. C'est apparemment
un jeune homme qui n'a pas dessein de suivre la pro-
fession au palais, ni de se faire mettre sur le tableau ;
qui songe, peut-être, à une charge à la chambre des
comptes ou à quelque emploi par le crédit de M. le
246 JOURNAL [avril 1751]
chancelier. Comment le parlement prendra-t-il cette
entreprise et cette nouveauté * ?
— M. l'archevêque a eu tort dinsulter les Pari-
siens, dans son mandement, en leur reprochant « un
grand débordement de mœurs : » ce sont ses termes.
On n'a jamais vu tant de dévotion que depuis l'ouver-
ture du jubilé. Il y a tous les jours à Notre-Dame, pour
les stations, un concours étonnant de carrosses, des
princesses, de toute la cour et des principaux de la
villes, tant en hommes qu'en femmes. Si l'intérieur
n'est pas bien sincère, du moins les dehors de la reli-
gion sont remplis pour donner l'exemple au peuple.
Il semble qu'il y ait une affectation de tous les gens
de qualité , dans ce jubilé , par rapport à la circon-
stance où se trouve le maître.
— • M. l'archevêque de Paris a fait plus d'une étour-
derie dans son mandement pour le jubilé. 11 ne dit
point, dans ce mandement, qu'il en a conféré avec
les vénérables doyen et chanoines du chapitre de
Notre-Dame, et il ordonne que le jubilé soit annoncé
le 29 mars, à sept heures du matin, par le son des
cloches de toutes les églises stationales; qu'il com-
mence par le Feni Creator et une messe solennelle
dans l'église métropolitaine, et dans toutes les églises
stationales.
M. l'archevêque n'entendant point sonner à Notre-
Dame comme ailleurs, a envoyé chercher le maître
sonneur- qui, après bien des respects, lui a répondu
que non-seulement il n'avait point d'ordre de son-
ner, mais qu'il avait ordre du chapitre de ne point
* Il y a eu des protestations. [Note de Barbier.)
[avril 1751] DE E. J. F. BARBIER. 247
le faire. L'archevêque a fait prier quelqu'un du cha-
pitre de passer chez lui, et on lui a dit et fait en-
tendre que cVst le chapitre et non pas l'archevêque
qui est maître des cloches et du chœur de l'église mé-
tropolitaine , en sorte qu'on ne sonnerait pas et qu'il
n'y aurait pas même de messe du Saint-Esprit. Pour
concilier ces choses, on dit que M. l'archevêque a été
obligé de passer un acte en forme, par lequel il a re-
connu tous les droits du chapitre, et que c'était par
omission qu'il n'en avait pas conféré avec le chapitre.
Après quoi, on a sonné.
— Dans le dernier jubilé \ il n'y a point eu de
processions, seulement de simples stations pendant
quinze jours ou trois semaines. Mais dans toutes les oc-
casions où il y a eu des processions générales, à Notre-
Dame et à Sainte-Geneviève, comme pour la conva-
lescence du roi ^ ou pour les biens de la terre ', il est
d'usage, dans le mandement, d'indiquer des jours à
chaque église, pour aller en procession j c'est ce que
M. l'archevêque n'a point fait dans son mandement,
quoiqu'il ait ordonné cinq processions à toutes les
églises, pour faire quatre stations à chaque jour, et à
commencer, chaque fois , par visiter l'église Notre-
Dame. Faute de cet ordre, les deux fêtes de Pâques,
1 2 et 1 3 de ce mois, plusieurs paroisses de Paris ont
voulu se débarrasser les premières de ces processions
' Au mois d'avril 1729. Voir t. I, p. 289. Ce jubilé aurait dû avoir
lieu en 1726, mais il avait été relardé par le refus que faisait alors le
cardinal de Noailles, archevêque de Paris, d'accepter la Constitution.
* En 1744.
" Comme cela avait eu lieu , par exemple , eu 1725. Voir t. I, p. 221
et suiv.
248 JOURNAL [avril 1751]
et faciliter, dans les fêtes, an peuple et aux gens de
travail, le moyen de remplir les stations. Au moyen
de ce , l'après-midi, après l'office, on s'est mis en
marche. Il a fallu que toutes commençassent par
Notre-Dame, pour aller ensuite à Sainte-Geneviève.
11 y a eu une confusion épouvantable à Notre-Dame
et dans tous ces quartiers-là. Il s'y est trouvé, un des
deux jours, jusqu'à quinze processions de paroisses à
la fois, avec une suite de peuple étonnante. Les unes
entraient, les autres sortaient; on s'étouffait réelle-
ment, et il y a eu plusieurs personnes blessées dans le
chœur de Notre-Dame. A Sainte-Geneviève, les ban-
nières précédaient de fort loin le clergé de la pa-
roisse. Par la multitude du peuple qui les suivait,
elles se sont mêlées et confondues; on ne reconnais-
sait plus sa paroisse. Il y a eu aussi des batteries et des
querelle^ pour le pas et pour entrer dans les églises
pour les stations. Chaque paroisse était escortée de
plusieurs suisses de la garde du roi; Saint-Germain
l'Auxerrois en avait jusqu'à quarante pour mettre
l'ordre dans la marche ; mais cela était impossible.
Ce désordre était d'autant plus grand que, les deux
jours, il y a eu une pluie continuelle : on ne voyait en
l'air que des parapluies. Cela était au point qu'au re-
tour de Sainte-Geneviève, la bannière et une partie
de la procession de Saint-Germain l'Auxerrois, ont fait
une station à Saint-André des Arts, tandis que le curé
et une partie des prêtres et des paroissiens en faisaient
une à Saint-Séverin : ils s'étaient perdus et séparés.
Or, ce grand tumulte a beaucoup fait crier dans Paris
contre M. l'archevêque. Tous les honnêtes bourgeois
prenaient le parti de ne plus aller ù leurs processions
[avril 1751] DE E. J. F. BARBIER. 249
et de faire leurs stations séparément. Mais on dit que
sur les remontrances qui ont été faites à M. l'arche-
vêque à ce sujet, il y a eu, depuis, un airang^ement
pour les jours de chaque procession. Quoi qu'il en
soit, c'a été un spectacle très-divertissant pour ceux
qui étaient tranquilles à leurs fenêtres dans le quartier
de Notre-Dame, que cette confusion et la multitude
innombrable de peuple; car aux paroisses de Saint-
Etienne du Mont, et surtout de Sainte-Marguerite du
faubourg Saint-Antoine , la marche, avec foule de
monde, tenait une demi-heure.
— Malgré toutes ces bonnes prières, il a plu conti-
nuellement dans ce pays-ci, depuis près de deux mois.
On ne peut pas faire les mais*. Les marchandises ont
peine à venir, d'autant que la rivière recommence à
déborder comme auparavant. 11 faut passer en bateau
au premier guichet du Louvre, et il ne s'en faut que
de deux pieds que l'eau ne soit aussi haute et aussi
grosse qu'elle a été il y a quinze jours ou trois se-
maines. Cependant nous sommes au 17 avril. Cela
serait bien honteux pour le jubilé s'il fallait, cette
année, découvrir la châsse de Sainte-Geneviève pour
les biens de la terre.
— Les pluies continuent toujours abondamment
et les processions du jubilé ne laissent pas que de
marcher, en sorte que les prêtres et le peuple qui y
assiste en grand nombre, sont mouillés jusques aux
os, ce qui est divertissant à voir promener dans les
rues.
• Les menus grains, tels que les orges, les avoines, etc., que l'on sème
au mois cîe mars, d'ouest venu le nom de marsèche sous lequel l'orge est
connue dans diverses parti* s de la France.
250 JOURNAL [avril 1751]
— Les affaires de ce monde sont curieuses. On ne
parlait presque plus du procès criminel de la demoi-
selle Mazarelli avec le sieur Lhomme^, ancien échevin,
qui s'était, dit-on, retiré à Bruxelles, comme ayant été
décrété. Ce sieur Lhomme s'est rendu depuis quelques
jours en prison, et on a continué l'instruction. Il se
trouve que, dans le récolement^, deux témoins ont
non-seulement rétracté leur déposition , mais ont
déclaré qu'ils ne l'avaient faite telle qu'elle était
contre M. Lhomme , que parce qu'ils avaient été
gagnés par argent par la demoiselle Mazarelli ; sur
quoi le sieur Lhomme a formé contre elle, une accusa-
tion en subornation de témoins. En conséquence, le
sieur Lhomme est sorti de prison; son décret a été
converti en décret d'ajournement personnel, et, sur
les conclusions du procureur du roi du Châtelet, le
lieutenant criminel seul a décrété de prise de corps la
demoiselle Mazarelli qui a été arrêtée ces jours-ci, en
sortant de la Comédie Italienne, très-parée et très-
brillante. Il y avait deux commissaires, deux exempts
et plus de vingt archers, pour rendre la chose plus
éclatante. On l'a conduite d'abord à sa maison de
Carrières, où on a mis les scellés, et on l'a conduite
ensuite en prison, au secret.
Le public qui, généralement, était porté pour la de-
moiselle Mazarelli, parce que l'on connaît M. Lhomme
pour un fou et un suffisant, ne sait plus que penser
de cette affaire. Il paraît fort extraordinaire que cette
fille ait corrompu deux témoins et il pourrait être que
' Voir ci-dessus, page 177.
* Lecture faite aux témoins, entendus dans une affaire criminelle , de
leur déposition afin de voir s'ils y persistent.
[mai 1751] DE E. J. F. BARBIER. 251
ce fût M. Lhomme lui-même, qui l'eût fait. Quoi
qu'il en soit, la demoiselle Mazarelli est à la Con-
ciergerie , et celte affaire est évoquée à la Tournelle et
devient grave. L'on dit même que la demoiselle Ma-
zarelli prend à partie le lieutenant criminel , le
procureur du roi et le procureur au Châtelet de
M. Lhomme. On craint qu'il n'y ait eu malversation
de la part de ces magistrats qui ne sont pas absolu-
ment bien famés dans le public. Actuellement même,
et indépendamment de cette affaire-ci, la compagnie
des conseillers au Châtelet est en procès au parlement
contre le lieutenant criminel et le procureur du roi
(M. Nègre et M. Moreau), pour des prévarications
dans l'instruction des procès criminels. Cela ne nuira
pas à mademoiselle Mazarelli, qui a son crédit parti-
culier; mais nos conseillers travailleront pour elle s'ils
peuvent découvrir quelques sujets de plaintes contre
ces premiers magistrats.
Les deux témoins qui se sont rétractés au récole-
ment n'ont pas senti apparemment toutes les suites de
leur déclaration. De quelque façon que cela tourne,
ils se déclarent faux témoins , corrompus par argent ;
ils devraient être punis. On trouve étrange aussi que
sur cette déclaration , et sans autres preuves, on ait
ainsi décrété et arrêté la demoiselle Mazarelli.
De quelque façon que cela finisse , la fille et
M. Lhomme ont été mal conseillés de ne s'être pas
accommodés.
Mai. — Lundi , 3 , le roi a fait la revue , dans la
plaine des Sablons , de ses régiments des gardes fran-
çaises et suisses ;, qui ont fait, devant Sa Majesté,
l'exercice nouveau à la prussienne. Comme c'était le
252 JOURNAL [mai 1751]
premier beau jour depuis longtemps , il y avait un
grand monde, tant dans la plaine que dans le bois de
Boulogne, le roi venant toujours à cette revue du
château de la Muette. M. le Dauphin et Mesdames de
France y étaient aussi.
■ — M. Orry de Fulvy, intendant des finances, frère
de M. Orry, dernier contrôleur général, est mort âgé
seulement de quarante-huit ans. Comme il a fait tou-
jours une très-grande dépense , il laisse une veuve et
des enfants avec très-peu de bien.
— Le roi fait , le 9 de ce mois , un voyage de
Marly avec toute la cour jusqu'au 23 ; après quoi il
prendra , dit-on , le deuil pour le roi de Suède ^ Il a
été auparavant, cette semaine, passer trois jours au
château de Bellevue oii il y a eu comédie et ballet par
les dames et seigneurs de la cour.
— Mademoiselle Mazarelli a été élargie le 4 ou le 5
de ce mois , son décret converti en décret d'assigné
pour être ouï.
Cette affaire a été plaidée sur l'appel de made-
moiselle Mazarelli, en la Tournelle, où il y avait un
monde surprenant , le 1 2 de ce mois. Le parlement
a cassé toute la procédure faite au Châtelet. L'empri-
sonnement a été déclaré nul. On a ordonné que les
commissaires lèveraient les scellés dans les vingt-quatre
heures ; sinon , permis à la demoiselle Mazarelli et à sa
mère de les briser. On a enjoint au lieutenant criminel
d'être plus exact à observer les ordonnances et règle-
ments qui ordonnent d'interroger les prisonniers dans
' Frédéric , roi de Suède , landgrave de Hesse-Cassel , né le 28 avril
1676, était mort le 3 avril précédent.
[MAI 1751] DE E. J. F. BARBIER. 253
les vingt-quatre heures. On a ordonné que l'instruction
sur la subornation de témoins se ferait à la requête de
M. le procureur général et que la procédure serait re-
commencée aux frais de M. le lieutenant criminel.
Cette décision est désagréable pour le lieutenant cri-
minel'. C'est un soufflet dont les conseillers au Châte-
let sont bien contents. Si cette affaire se poursuit vive-
ment à la requête de M. le procureur général, comme
cela pourra arriver parce que mademoiselle Mazarelli a
du crédit^, cela pourrait mal tourner pour M. Lhomme,
qui est un étourdi. Les deux témoins qui ont avoué
avoir été subornés, sont toujours en prison. Si on
allait les mettre à la question ? Tout le monde est quasi
persuadé que la subornation vient de M. Lbomme^
— Il parait certain que M. le cardinal de Tencin a
remercié de sa place de ministre d'État *. On n'en sait
pas bien la raison. Les uns disent que c'est à cause de
l'affaire du clergé dont il était obligé de prendre le
parti dans le conseil; d'autres disent qu'il veut mettre
' Le lieutenant criminel est malade depuis longtemps et voudrait se
défaire de sa charge. [Note de Barèier.)
'Claire-Marie Mazarelli, née à Paris, en 1731, que Bachaumont, dans
ses Mémoires secrets, qualifie de « fameuse courtisane,» épousa dans la suite
le marquis de La Vieuville de Saint-Chamond. Elle avait été pendant
quelque temps, la maîtresse de Moncrif, et cette liaison lui ayant donné
le goût de la littérature, elle s'essaya dans divers genres de compositions.
On a d'elle : Portrait de lU"' *** (le sien), inséré dans le Mercure de France
du mois de mars 1751 ; les Éloges de Sullj et de Descartes; le conte de
Camcdris; la comédie des semants sans le savoir , jouée au Théâtre- Fran-
çais , en 1771, etc. Madame de Saint-Chamond mourut à Paris vers
1804.
' Barbier fait connaître , au mois de juillet 1752 , l'issue définitive de
cette affaire.
* Il se retira en effet dans son archevêché de Lyon, au mois de juillet
suivant.
254 JOURNAL [mai 1751]
lin intervalle entre la vie et la mort. Il n'a cependant,
suivant Talmanach, que soixante et onze ans. Il y a
toute apparence qu'il a eu quelque désagrément qui le
fait retirer.
On parlait, pour le remplacer dans le conseil d'État,
du maréchal duc de Richelieu ou du maréchal duc
de Belle-Isle. L'un et l'autre ont beaucoup d'esprit,
mais le maréchal de Richelieu a moins de solidité et
moins de connaissances et de travail que le maré-
chal de Belle-lsle, et il faut quelqu'un de prudent et
d'un bon jugement. D'autres disent que ce ne sera ni
l'un ni l'autre, et qu'on ne veut plus, dans le conseil,
de maréchaux de France. On parlait de M. le comte
de Saint-Florentin, qui est le plus ancien des secré-
taires d'État, et qui a, depuis longtemps, la pension
de ministre, qui est de vingt mille livres par an. Ce-
pendant, comme un véritable conseil d'État doit em-
brasser toutes les parties du gouvernement, il semble-
rait qu'il devrait y avoir des gens d'épée qui eussent
été ambassadeurs et généraux d'armée, etc.
On dit aussi que M. le maréchal de Noailles, qui est
fort âgé et qui est ministre d'État , demande à se reti-
rer du conseil, d'autant qu'il a un chancre à la bouche
et une mentonnière, et qu'il ne peut guère paraître
en cet état.
Il n'y a encore rien de décidé sur ces objets.
— Le roi a envoyé deux édits à enregister au par-
lement : l'un pour faire trente millions de contrats à
trois pour cent d'intérêt , remboursables tous les ans
par voie de loterie sur les postes; l'autre, pour créer
deux millions de rentes viagères suivant les différents
âges; le tout pour employer à rembourser les four-
[MAI 1751] DE E. J. F. BARBIER. 255
nisseurs de la dernière guerre , emploi qui a déjà été
l'objet et le motif de l'établissement du -vingtième * et
d'un emprunt de trente millions sur la caisse des
amortissements.
Le parlement s'est assemblé pour examiner ces édits.
Il a paru extroardinaire qu'après trois ans de paix on
soit réduit à faire des emprunts assez considérables ,
vu le dixième qui a duré un an depuis la paix et le
vingtième qui y a succédé. Le tout sans aucune dimi-
nution des impôts qui sont considérables sur toutes les
choses de la vie et de l'entretien. Tout le monde parle
des dépenses extraordinaires que fait le roi qui , à la
vérité , est pillé par tous les seigneurs qui l'environ-
nent, surtout dans tous ses voyages à ses différents
châteaux, lesquels sont fréquents. On dit qu'actuelle-
ment on mange Tannée 1752 des revenus du roi.
Toutes ces considérations ont frappé le parlement; il
a été arrêté de faire au roi de très-humbles remon-
trances.
— Vendredi, 21 , les députés du parlement ont été à
Marly pour porter les remontrances. Le roi les a reçus
très-gracieusement ; leur a dit qu'il était toujours
charmé de voir son parlement; qu'il écouterait même
avec plaisir leurs remontrances, qu'ils ne faisaient que
dans de bonnes vues et dans son intérêt; mais qu'il
était dans des circonstances qu'ils ignoraient où il avait
besoin de ce secours , et qu'il voulait que cela fût en-
registré au plus tôt.
— Samedi , 22 , on a rendu compte aux chambres de
la réponse du roi et il a été arrêté qu'on ferait d'itéra-
' Voir ci-dessus, p. 80 et suiv.
256 JOURNAL [mai 1751]
tives remontrances. Ceux qui seront de ia seconde dé-
putation ne seront pas si bien reçus.
— Voici un arrêt du conseil, du 21 de ce mois, qui
supprime plusieurs écrits comme imprimés sans pri-
vilège ni permission , ce qui est contraire aux ordon-
nances et à la police de la librairie. Tous ces écrits
énoncés et détaillés dans l'arrêt ^ ont été faits pour et
contre le clergé, sans nom de libraire; il y en a même
quelques-uns nommés qui ne sont point de l'affaire
du vingtième. Dans le nombre de ces écrits, est un
Extrait des Procès-verbaux du Clergé. Il y a eu deux
extraits imprimés : l'un, Y Extrait de V assemblée du
Clergé de 1750 ', dont on ne parle point dans l'arrêt
du conseil; l'autre , dont il y est parlé, est un extrait
d'anciens procès-verbaux , imprimés sans nom d'im-
primeur, qui sont du temps de la Ligue et qui con-
tiennent , entre autres , une protestation du clergé
contre les impositions du 22 février 1577. Cette pro-
testation est si forte et si odieuse qu'aucun historien ne
l'a rapportée. C'est ce qui a fort choqué le ministère.
— L'arrêté du parlement du samedi 22 , pour les
itératives remontrances, porte que ledit seigneur roi
sera très-humblement supplié de faire examiner dans
son conseil , s'il n'y a pas quelques dépenses particu-
lières qu'on puisse retrancher pour réserver les secours
extraordinaires qu'il demande , pour des temps où l'on
en aurait un besoin plus pressant , d'autant plus que
' Arrest du conseil d'Etat du roy, qui supprime différents écrits imprimés
sans privilège ni permission, du 21 mai 1751. Paris, de l'imprimerie
royale, 1751 , 3 pages in-i". — Cet arrêt est aussi imprimé daus le Mercure
de France du mois d'août 1751, p. 178.
• Voir ci-dessus, p. 172.
[mai 1751] DE E. J. F. BARBIER. 257
le vingtième paraissait suffisant pour acquitter les dettes
présentes. Cette remontrance a paru forte; on ne sait
comment elle sera reçue.
— Voici comment les hommes se retrouvent. C'est
le chancelier qui reçoit les députés du parlement, qui
souvent leur rend compte de la réponse du roi, et
qui en confère auparavant avec lui. 11 se trouve au-
jourd'hui que le chancelier est un peu brouillé avec le
parlement, soit à cause de l'enregistrement de ses
lettres à la chambre des comptes, soit à cause du refus
d'admettre M. Frécot de Lanty ^
Le roi , en partant de Marly, le 24, devait aller tout
de suite au château de Crecy, chez madame la Mar-
quise. Mais ce voyage n'a pas lieu , soit à cause que le
roi a été un peu indisposé à Marly pour quelque in-
digestion, pour quoi il a pris des eaux *, soit sur ce que
l'on dit que madame la Marquise avait été saignée.
— Jeudi, 27, les députés du parlement ont été à
Versailles porter les itératives remontrances. Le roi
leur a ditqu'il comptait que les édits étaient enregistrés,
qu'il n'avait point de compte à rendre et qu'il voulait
être obéi. Le 28, il a été rendu compte aux chambres
assemblées de cette réponse. On a délibéré , et il v a
eu bien des débats. Il a été arrêté qu'on ferait encore,
dans le jour, de troisièmes représentations au roi , et
que les chambres resteraient assemblées ; au moyen
de quoi le parlement n'a point été , comme à l'ordi-
naire, tenir la séance au Châtelet, pour les prisonniers*.
* Voir ci-dessus, p. 244.
* Nom générique donné aux diverses préparations pharmaceutiques
dont la destination spéciale est indiquée par des noms particuliers.
' Le parlement allait cinq fois par an tenir séance au Châtelet , la-
III 17
258 JOURNAL [mai 1751]
Cette résistance du parlement paraît forte. On dit
qu'ils veulent des lettres de jussion , ce qui donnerait
un discrédit aux effets, c'est-à-dire à ces contrats pour
trente millions , à trois pour cent , et aux rentes via-
gères, que Ton n'acquerrait peut-être pas si volon-
tiers. D'autres disent qu'on veut forcer le roi à venir
tenir un lit de justice, cérémonie qu'il n'aime pas, lors
duquel lit de justice on peut lui représenter bien des
choses. Enfin , il y a des gens qui prétendent qu'il y
a, à la cour, un gros parti secret, tant contre madame
la Marquise que contre le contrôleur général garde des
sceaux, lequel excite, sous main, le parlement à tenir
bon. Je crois que le chancelier, quoique fort honnête
homme, ne serait pas fâché que la brigue déplaçât le
garde des sceaux pour avoir sa place et cinquante
mille écus de revenu de plus qu'il n'a, et dont il aurait
grand besoin pour se soutenir dans sa place de chan-
celier.
— Le roi n'a voulu , dit-on , pour la députation ,
que deux présidents : le premier président et un autre.
Vendredi , le parlement a renvoyé deux fois le pre-
mier président à Versailles. Il n'en est revenu , la se-
conde fois, qu'à onze heures du soir.
Samedi, 29, on a rendu compte aux chambres
assemblées de ce qui avait été dit par le roi. On a dé-
libéré, et enfin les édits ont été enregistrés : « De l'ex-
près commandement du roi. » On dit que l'enregis-
trement n'a passé qu'à douze voix. Mais il y a un
voir : le mardi de la semaine sainte , le vendredi avant la Pentecôte , la
veille de l'Assomption , la veille de Saint-Simon Saint- Jude et l'avant-veille
de Noël. La Pentecôte tombant, en 1 751 , le 30 mai, c'était le vendredi 28,
que le parlement eût dû se transporter au Châtelet.
[mai 1751] DE E. J. F. BARBIER. 259
arrêté secret pour insérer dans les registres que le roi
sera très-instamment supplié d'examiner et de mettre
ordre à ses dépenses, parce que l'on est persuadé que
dans les bâtiments que le roi fait faire de tous côtés, où
l'on fait et défait sans cesse, il y a beaucoup de fripon-
nerie de la part de ceux qui sont à la tête ; de même
dans les dépenses des menus qui regardent la chambre,
et dans celles des extraordinaires pour les voyages.
Le roi avait chargé M. le premier président de venir
samedi lui rendre compte de l'enregistrement. Le par-
lement a chargé aussi le premier président de porter
au roi l'arrêté secret, et d'insister vivement pour qu'il
y eût attention. Afin de savoir ce qu'avait dit le roi,
les chambres sont restées assemblées, et comme alors
il n'y a aucune fonction , le roi avait permis , malgré
cela , de tenir samedi matin la séance des prisonniers
au Châtelet. Après l'enregistrement , pendant que le
premier président allait à Versailles, un président à
mortier et des conseillers ont été au Châtelet tenir la
séance.
— Ainsi, après ces fêtes, on publiera les deux édits,
et l'on pense qu'il y a déjà , chez les notaires , des
soumissions pour les deux millions de rentes viagères.
C'est ce qui a fait dire au roi qu'il s'étonnait d'au-
tant plus de la résistance du parlement qu'il n'exigeait
rien de ses sujets, et que ce qu'il demandait était vo-
lontaire.
— On a publié l'édit enregistré le 29 mai'. L'en-
• Edit du Roy portant création de deux millions de livres de rentes via-
gères sur l'Hdtel de Fille de Paris; et de neuf cens mille livres de rentes hé-
re'dilaires sur la ferme générale des postes , donné à Marly, au mois de mai
1751. Paris, de l'imprimerie royale, 1751 , 7 pages in-4°. Il est dit, dan*
260 JOURNAL [mai 1751]
registrement qui est au bas de Tédit, peut être regardé
comme un peu libellé. C'est instruire tout le public
que le roi mange au delà de ses revenus, par ses dé-
penses courantes, et que, pour les satisfaire, il a besoin,
non-seulement de continuer les impôts sur les en-
trées, etc. , mais encore d'emprunter.
— Lundi , 31 , le roi a fait la revue , dans la
plaine de Montesson \ entre Chatou et le Pecq , de
quatre compagnies de gardes du corps , gendarmes ,
chevau-légers , mousquetaires et grenadiers à cheval.
Cette revue ne s'était pas faite depuis onze ans, et elle
se faisait ordinairement à Marly, au Trou d'Enfer^. La
reine et toutes les princesses ont assisté à cette revue ,
et il y a eu un très-grand concours de carrosses de
Paris. Depuis six heures du matin jusqu'à deux heures,
le chemin de Neuilly était en files.
M. le prince de Soubise et M. le duc de Chaulnes se
sont distingués par les rafraîchissements qu'ils ont fait
l'enregistrement, que : «le roi sera très-humblement supplié, dès ce jour et
en toutes occasions , de vouloir bien accorder un terme préfîx , pour la
suppression du vingtième , etc.» En conséquence, le premier prési-
dent se rendit , le 18 juin suivant, à Versailles, pour supplier de nou-
veau le roi de retrancher quelques dépenses. Le discours de M. de
Maupeou , mentionné dans la Dibl'wthique historique de Lelong et Fe-
vret de Fontette, sous le n" 33 342 (Ms.), est rapporté par Barbier dans
son Journal (t. V du manuscrit, p. 445 et suiv.), ainsi que la réponse faite
par le chancelier, au nom du roi, et l'arrêté du parlement qui ordonne
de faire registre de ces deux discours. Ces discours ne contenant aucun
fait , et ne reproduisant que des arguments déjà connus , il n'a pas paru
utile de les insérer ici.
' Village situé à douze kilomètres de Paris , au nord de la forêt du
Vésinet.
* Ferme de la commune de Noisy-le-Sec , située dans une plaine au
milieu de la forêt de Marly, à l'ouest de la route de Versailles à Saint-
Germain, et qui était peu distante du château de Marly.
[juiif 1751] DE E. J. F. BARBIER. 261
préparer sous des tentes pour leurs troupes de gen-
darmes et de chevau-légers , lesquels ont été très-bien
servis.
Juin. — Depuis quatre mois, de bon compte, il
pleut dans ce pays-ci presque tous les jours , et il fait
un vent froid, de manière qu'il y a encore du feu dans
toutes les maisons d'une certaine façon.
— M. de La Garde, payeur des rentes, fds du
fermier général , homme très-riche , a obtenu du roi
d'être adjoint à la place de son père, en faveur de son
mariage avec mademoiselle de Ligneville*, lille d'une
très-grande condition de Lorraine , nièce de la prin-
cesse de Craon, parente, dit-on, de l'empereur. Sonpère
et sa mère sont en Lorraine auprès du roi Stanislas.
C'est une fille de trente ans, qui était ici dans un cou-
vent et qui n'a aucun bien. Ses père et mère ont treize
ou quatorze enfants ^ Il est dit, dans le contrat de
mariage , qu'elle a apporté en dot l'agrément de la
place de fermier général pour M. de La Garde, son
mari. Cela prouve combien cette place est lucrative.
On peut regarder ce mariage comme une folie de
M. de La Garde , qui aura beaucoup de bien, et qui se
serait bien passé de cette place, ou qui aurait pu l'avoir
à la mort de son père, comme bien d'autres. Il épouse
une fille sans bien, de grande qualité, qui pourra fort
bien le mépriser , et il aura, à sa charge, nombre de
' Nicolas Dédelay de La Garde épousa , le 3 juin , Elisabeth de Ligne-
ville dont la maison était l'une des quatre de l'ancienne chevalerie de
Lorraine. M. de La Garde affectait une grande magnificence; mais il
était au fond d'une avarice sordide qu'il sut , dit-on , inspirer également
à sa femme.
' M. et madame de Ligneville avaient eu jusqu'à viogt^deux eofantf .
262 JOURNAL [jdin 1751]
beaux-frères indigents , qui croiront l'honorer beau-
coup en lui demandant de l'argent.
— Le second fils de M. de La Garde ^ est maître des
requêtes et a épousé une fille de M. Duval, homme
de fortune du Système et dans les affaires, dont il a eu
cent mille écus en mariage. Celui-ci est plus convena-
blement marié.
— M. Helvétius^ fermier général, fils de M. Helvé-
tius , premier médecin de la reine et petit-fils d'un
fameux médecin, a pensé autrement. Il est garçon,
philosophe , homme d'esprit , et a , dit-on , cinquante
à soixante mille livres de rente. Il vient d'abdiquer
et de se démettre de la place de fermier général,
comme métier qui l'ennuyait apparemment , mal-
gré le profit. Cette démission fait entrer en place
M. Bouret, à qui la première place vacante était pro-
mise, car à présent les expectatives de cette place sont
données à trois ou quatre personnes, et il ne sera pas
facile d'en avoir par la suite.
— M. Nègre, lieutenant criminel , a donné la dé-
mission de sa charge. On dit qu'il en a eu l'ordre,
tant pour l'affaire de la demoiselle Mazarelli dont on
' François-Pierre Dedelay de La Garde de Saint- Vrain , dont le ca-
ractère généreux contrastait tout à fait avec celui de son frère, se maria,
le même jour que ce dernier, avec Marie-Marguerite , fille de Duval de
l'Epinois, secrétaire du roi , seigneur de la terre et du marquisat de
Saint- Vrain. Sa femme étant morte quelques années après , û épousa , en
secondes noces, la fille du marquis de Fénelon.
* Claude-Adrien Helvétius , né à Paris en 1715, auteur du livre i3e
l'Esprit, et l'un des plus ardents défenseurs de la philosophie du xviii" siè-
cle. Il épousa, le 7 août 1731, Anne-Catherine de Ligneville , née en
1719, sœur de madame de La Garde, et nièce de madame de Graffigny,
qui, sous l'anagramme du mot Nièce, la peignit, dit-on, dans le person-
nage de Cénie du drame de ce nom.
[juin 1751] DE E. J. F. BARBIER. 263
ne dit rien de nouveau, que pour la mésintelligence
cil il est avec les conseillers au Châtelet. On dit ce-
pendant qu'il se retire avec une pension de la cour
de six mille livres. Cela est assez mal employé : c'est
un homme fort riche par lui-même,, pour un petit
particulier comme lui, et qui est fort honoré d'avoir
la qualité d'ancien lieutenant criminel. On dit que
cette charge sera à l'avenir en commission, avec douze
mille livres d'appointements , pour tâcher de la faire
exercer avec désintéressement.
— M. le comte d'Argenson est attentif à favoriser et
à élever l'état militaire, et il a grande raison. Le roi
vient d'accorder le brevet de capitaine de cavalerie à
tous les gardes du corps , gendarmes , chevau-légers
et mousquetaires qui ont quinze ans de service dans
ces corps, et cela sera ainsi dans la suite.
— On suit toujours l'exécution de l'hôtel de l'École
Militaire. On a ouvert des carrières aux environs de
Paris pour trouver de la pierre. Le terrain est désigné
au niveau de l'hôtel des Invalides , et comme il faut
du temps pour une pareille entreprise , on disait
qu'on commencerait par recevoir des jeunes gens,
tous fils de ceux qui ont été tués dans la dernière
guerre, et qu'on les logerait, en attendant, dans le
château de Vincennes'.
— Le roi est parti vendredi matin , 25 , de la
Muette, pour Compiègne. On a dit qu'il avait passé et
' En attendant , en effet, que les bâtiments de l'École Militaire fussent
en état de recevoir les élèves, on établit ceux-ci provisoirement au château
de Vincennes. Ils s'y installèrent au mois d'octobre 1753, au nombre de
quatre-vingts seulement. Trois ans après, ils prirent possession de l'Ecole
de Paris , au mois de juillet 1756.
264 JOURNAL [juin 1751]
s'était arrêté dans le château d'Arnou ville \ terre près
de Gonesse, sur le grand chemin de Compiègne, qui
appartient à M. de Machault, contrôleur général et
garde des sceaux , et que le roi lui avait fait cette vi-
site pour lui faire un honneur qui a peu d'exemples,
d'autant que ce même jour, vendredi matin, M. de
Machault a tenu le sceau dans son château d'Àrnou-
ville. Or l'on dit que le sceau où est le fauteuil du roi-
ne peut se tenir qu'à l'endroit où est le roi, du moins,
où il est présumé être , comme il se tient à Paris quoi-
que le roi soit à Versailles. Mais il n'est pas vrai que le
roi soit passé à Arnouville. Je le sais d'une personne
qui y était ce jour-là. 11 est vrai seulement que le sceau
s'est tenu le 25 dans ce château. M. le garde des sceaux
a demandé aux officiers du sceau s'il leur était indif-
férent de tenir le sceau à Arnouville qui n'est qu'à
quatre lieues de Paris comme Versailles ; on se doute
bien qu'ils ont consenti. 11 y a eu un pareil exemple
du temps du chancelier Boucherat^ Cela était com-
mode à M. le garde des sceaux qui partait le lende-
main pour Compiègne. Cela fait voir que la remarque
' A seize kilomètres de Paris. Cette terre fut érigée en comté, en 17S7,
en faveur de M. de Machault. Louis XVIII habita ce château pendant
les trois jours qui précédèrent son entrée à Paris, au mois de juillet 1815.
' Le grand sceau ou sceau du roi, qui était entre les mains du chancelier
ou du garde des sceaux , et dont on scellait les édits , les provisions des
offices, etc., et tout ce qui se faisait au conseil d'État , portait l'image du
roi, revêtu de ses habits royaux. Le petit sceau était celui des chancelleries
des parlements ; ces petits sceaux ne portaient pas l'image du roi , mais
seulement les armes de France.
* Louis Boucherai, né en 1616, avait été nommé chancelier et garde
des sceaux le 1" novembre 1685; il mourut, revêtu de cette charge, le
2 septembre 1699.
[JDILLET 1751] DE E. J. F. BARBIER. 265
que le sceau ne peut se tenir qu'où le roi est , n'est
pas véritable.
— On parle fort, dans Paris, d'un accommodement
avec le clergé de France. D'autres disent qu'on parle
bien d'arrangement, mais qu'il n'y a encore rien de
décidé. Il est certain que M. le cardinal de La Roche-
foucault, président de la dernière assemblée du clergé,
est toujours dans son archevêché de Bourges. Quoi
qu'il en soit, on dit communément qu'il y aura
une nouvelle assemblée du clergé au mois de sep-
tembre.
Juillet. — L'on s'ennuie mortellement à Compiègne,
et le roi lui-même, qui est assez disposé à s'ennuyer
partout, et qui n'a pas la facihté de se dissiper en chan-
geant de lieu et de résidence comme il peut faire étant
à Versailles. Il tient ses conseils, travaille avec ses mi-
nistres et chasse tous les jours, plutôt pour aller que
pour s'amuser. La comédie y est jouée par une troupe
de campagne qui est assez mauvaise.
— On commence à travailler pour l'établissement
de l'École Mihtaire. Comme les fonds se font par
M. Paris du Verney, cela s'exécute. Les plans et les
marchés sont faits. M. du Verney fournit lui-même
aux entrepreneurs tous les matériaux et même les
chevaux pour les voitures. On a acheté le château de
Grenelle qui servira de bureau et d'assemblée pour les
directeurs et entrepreneurs. On a fait des écuries très-
considérables dans Vaugirard pour les chevaux et
pour mettre tous les chariots. Cela représente bien
un établissement royal.
— La nouvelle la plus intéressante de Paris , main-
tenant, est une querelle du parlement avec le con-
266 JOURNAL [juillet 1751]
seil ; M. l'archevêque de Paris en est la cause, parce
qu'il veut se rendre maître de l'Hôpital-Général et des
hôpitaux qui en dépendent.
Cette affaire a commencé il y a près de deux ans,
au sujet de la supérieure de l'Hôpital-Général que
M. l'archevêque a voulu ôter de place pour y mettre
une veuve qu'il connaît et qui n'a jamais été de l'hô-
pital, appelée la dame Moysan*. Il proposa la chose
dans une assemblée générale, en disant beaucoup de
louanges de la dame Moysan. M. de Maupeou, M. le
procureur général, les premiers présidents de la
chambre des comptes et de la cour des aides et autres
magistrats , faisant dix voix avec l'archevêque, eurent
la complaisance de donner dans son avis. L'assemblée
était composée de vingt-deux administrateurs. M. Guil-
let de Blaru , ancien avocat au parlement , doué
d'une grande réputation à tous égards, qui est le
doyen des administrateurs du second ordre % fut d'avis
* « Urbine Robin , fille d'un marchand de vin , mariée en premières
noces à un nommé Mérlel , teinturier ; en deuxième noces à Herbert de
Moysan, intéressé dans les mines de charbon de terre. En 1743, elle prit
un petit appartement de deux ou trois pièces qui avait communication
avec un cabaret nommé le Cerceau d'or, rue de Vaugirard , au bout des
murs du Luxembourg , etc. » [Nouvelles ecclésiastiques).
* Lorsque le roi rendit l'édit du mois d'avril 1 656 , portant établisse-
ment de l'Hôpital-Général, il nomma en même temps vingt-six personnes
de différentes conditions comme directeurs ou administrateurs perpétuels
de cet hôpital, et, pour chefs de cette direction, le premier président du
parlement et le procureur général. Plus tard, par une déclaration expresse
du 29 avril 1673 , il ajouta à ces chefs de l'administration du temporel,
l'archevêque de Paris ; puis, en 1690, les premiers présidents de la cham-
bre des comptes et de la cour des aides, le lieutenant général de police et
le prévôt des marchands. 11 y avait en outre de ces chefs et des vingt-six
administrateurs, un receveur et un secrétaire.
[JUILLET 1751] DE E. J. F. BARBIER. 267
contraire et prit la liberté de remontrer le danger
qu'il y aurait dans le changement de la supérieure*
pour l'administration de cette maison. Son avis fut
suivi des onze autres administrateurs qui étaient con-
seillers de cours souveraines, anciens avocats, et autres
particuliers. Cela faisait douze voix contre dix. M. l'ar-
clievéque se leva et dit que la pluralité des voix
ne faisait rien; qu'il fallait écrire ce qui avait été
arrêté.
Les premiers magistrats le souffrirent, les autres
administrateurs se retirèrent, et surtout les avocats qui
ne voulurent plus retourner au bureau. Cela a fait de
la brouillerie qui a duré du temps; mais enfin la dame
Moysan a été mise en place de supérieure, de la main
de l'archevêque. C'est le bruit commun que cette
femme a été m dans le faubourg Saint-Germain,
et les mauvaises langues ne manquent pas de dire
qu'elle n'a pas tout à fait oublié son métier. Ce fait
n'est pas vrai, mais ce n'est pas ordinairement une
vestale qui devient supérieure de l'Hôpital-Général.
Quoi qu'il en soit, cela a causé du désordre dans la
maison de l'hôpital, et l'administration allait très-mal.
Il a fallu que le parlement, qui a la grande direction,
en prît connaissance. On a nommé deux conseillers
de grand'chambre , M. de Montholon et M. Thomé,
pour faire la visite de la maison et se faire rendre
compte. On a trouvé les choses en assez mauvais
ordre. 11 se trouve que l'hôpital, qui a cependant de
gros revenus, doit douze ou quinze cent mille livres.
D'autres disent trois millions cinq cent mille livres. On
' La sœur Michel, qui était depuis trente ans dans l'hôpital.
268 JOURNAL [juillet 1751]
dit même qu'il n'y avait de provision de blé que pour
trois jours, et cet hôpital est chargé, tant pour la
maison principale que pour celles qui en dépendent \
de la nourriture de plus de douze mille personnes.
Les commissaires ayant rendu compte de leur vi-
site au parlement, celui-ci a rendu un arrêt par lequel
il a cassé l'élection de la dame Moysan comme nulle,
et ordonné qu'il serait procédé à une nouvelle élec-
tion.
Il faut dire qu'il y a un certain nombre d'ecclésias-
tiques dans cette maison, à la tête desquels est un
recteur^, tant pour le service divin que pour les sacre-
ments et les instructions des pauvres. Ces prêtres ,
jusqu'ici, avaient été nommés et choisis par tous les
administrateurs en corps. 11 y a eu, tant contre la supé-
rieure déplacée que contie une partie des prêtres ,
quelque soupçon de jansénisme de la part de l'arche-
vêque, car il faut que le jansénisme entre toujours
pour quelque chose dans les événements. Cela a fait
que l'archevêque a voulu être maître de la nomina-
tion et de la déposition des prêtres. Cela lui a servi de
prétexte pour suivre cette affaire en cour, et il a obtenu
une déclaration du roi, au mois de mars dernier, con-
tenant dix-huit articles , pour le règlement de l'admi-
nistration de l'Hôpital-Général. Cette déclaration a
* L'Hôpital-Général (voir, tome I, p. 73, note 2) se composait des
maisons de la Salpêtrière, de la Pitié, de Bicétre, du Saint-Esprit et de
Scipion, auxquelles avaient été joints la maison de Sainte-Pélagie, les deux
hôpitaux des Enfants-Trouvés (du faubourg Saint- Antoine et de la rue
Notre-Dame) et les Enfants-Rouges.
* L'administration spirituelle était placée sous la diiection d'un recteur
et de vingt-deux prêtres, répartis entre les diverses maisons dont se com-
posait l'Hôpital-Général.
[JUILLET 1751] DE E. J. F. BARBIER. 269
été envoyée au parlement pour l'enregistrement. Le
parlement a nommé huit conseillers de grand'-
cliambre et deux de chaque chambre, pour examiner
cette déclaration et les règlements qui y sont établis.
On y a aisément connu le projet de supériorité en fa-
veur de l'archevêque de Paris sur tous les autres chefs,
tandis que, dans l'origine , le premier président et le
procureur général étaient les chefs et les seuls direc-
teurs de l'administration temporelle.
Le travail de MM. les commissaires de la cour a duré
du temps, et ils ont rapporté leur ouvrage aux cham-
bres assemblées le 20 de ce mois. L'assemblée a duré
depuis le matin jusqu'à près de neuf heures du soir, et
la cour a enregistré ladite déclaration aux charges,
restrictions et modifications contenues dans l'arrêt
d'enregistrement. Mais ces restrictions sont si consi-
dérables que des dix-huit articles il n'y en a pas un
qui ne soit changé et rectifié. On ne sait point sur quoi
cela tombe, parce que la déclaration et l'arrêt d'enre-
gistrement ont été imprimés par l'imprimeur du parle-
ment, sans aucun détail des changements. On dit
cependant que le parlement a changé l'article 1 6, qui
nomme douze directeurs, et a rétabli tous les anciens
directeurs, entre autres les anciens avocats. Or, le
roi ne veut point des avocats. M. Arrault, qui n'a
point fait la profession d'avocat, faisait toute l'admi-
nistration de l'intérieur. Il peut être un peu janséniste,
il a eu quelque démêlé avec l'archevêque et l'on croit
qu'il a donné lieu à la brouillerie.
La conduite du parlement n'a pas plu apparemment
à la cour. Le lendemain, mercredi, il y a eu un arrêt
du conseil qui, sans avoir égard aux charges, etc. , posées
•270 JOURNAL [aoct 1751]
par l'arrêt du parlement, ordonne que la déclaration
sera exécutée selon sa forme et teneur, et porte que,
en cas de contestation sur aucun desdits règlements,
le roi s'en réserve la connaissance. Voilà, à ce que
l'on dit, l'arrêt du conseil, car il n'est point imprimé
ou , du moins , on ne le trouve point entre les mains
des colporteurs.
On dit que le parlement a été outré de l'arrêt du
conseil, après toutes les peines qu'il s'est données pour
travailler à ces règlements et les rectifier, et que, piqué
de la préférence que l'on donne ici à l'archevêque de
Paris, il veut en avoir raison.
Par la déclaration du roi, on a nommé pour les di-
recteurs et administrateurs électifs , sept de ceux qui
l'étaient anciennement et cinq nouveaux, de tous les-
quels il n'y a pas un des anciens avocats , qui se sont
retirés dès 1 749, dans le commencement de la dispute.
Voilà oii en est cette affaire , qui fait bruit.
Joût, — -Samedi , 31 juillet, il y a eu une assemblée
générale du bureau de l'Hôpital-Général chez M. l'ar-
chevêque de Paris. Il n'y avait que les administrateurs
nommés et indiqués par la déclaration du roi. M. l'ar-
chevêque a proposé un bail, qui était à faire, d'un
domaine de l'hôpital. M. le premier président a dit
qu'il y avait quelque chose de plus pressé à délibérer,
qui était de mettre sur le registre la déclaration du
roi du 24 mars et l'enregistrement du parlement du
20 juillet, avec les restrictions et modifications y con-
tenues. Sur quoi, M. l'archevêque a répondu que cela
ne se pouvait pas, attendu que l'arrêt du conseil qu'il
avait à la main , ordonnait l'exécution de la déclara-
tion sans avoir égard auxdites restrictions. M. le pre
[AOUT 1751] DE E. J. F. BARBIER. 271
mier président de Maupeou s'est levé, ainsi que M. le
procureur général , en disant que cela étant ils n'a-
vaient plus rien à faire, et ils se sont retirés. M. l'ar-
chevêque a demandé à M. Débonnaire , conseiller au
grand conseil, si nonobstant le départ de ces messieurs
ils ne pouvaient pas toujours délibérer. M. Débonnaire
a répondu qu'il ne croyait pas que cela pût se faire et
qu'il se retirait aussi. L'assemblée a été ainsi rompue ;
je n'ai pu savoir ce qu'avaient dit, à ce sujet, MM. les
premiers présidents de la chambre des comptes et de
la cour des aides.
— Lundi , 2 août , il y a eu assemblée des chambres
au parlement, au sujet de ce bureau tenu samedi. On
a envoyé chercher le greffier du bureau de l'Hôpital-
Général , avec ordre d'apporter son registre. Il n'est
venu qu'à midi et a représenté son registre, sur lequel
il n'y avait rien de nouveau. On a délibéré, et il a été
arrêté qu'il serait tenu une assemblée des administra-
teurs de l'Hôpital-Général, mercredi, 4, à la diligence de
M. le procureur général; que le jeudi, 5, les cham-
bres seraient assemblées pour entendre, par le premier
président , le rapport de ce qui se serait passé à ce
bureau ^
Mardi matin , 3 , il est arrivé au palais un courrier
avec une lettre contenant ordre à M. le premier pré-
sident et à M. le procureur général de se rendre à
Compiègne. Sur cette lettre, M. le premier prési-
dent a mandé les chambres ; on a délibéré , et à midi
' Il fut, en outre , fait défense au sieur Reneux, greffier du bureau de
l'Hôpital, d'inscrire sur ces registres aucunes délibérations qui pourraient
avoir été prises en conséquence de cette conTOcatioa du 31 juillet, regar-
dée comme non avenue.
272 JOURNAL [août 1751]
et demi M. le premier président et M. le procureur
général sont montés en carrosse à six chevaux, pour
se rendre à Compiègne.
— En vertu de l'arrêté du 2 août, M. le procureur
général a convoqué l'assemblée de l'Hôpital et a fait
avertir tous les anciens administrateurs , avocats et
autres. Le parlement même, en l'absence de M. le pre-
mier président et du procureur général, avait chargé
deux des anciens de lui rendre compte de ce qui se
serait passé ; mais ceux qui s'y sont trouvés n'ont
voulu rien en faire. 11 y a eu aussi une assemblée con-
voquée depuis chez M. l'archevêque. Les administra-
teurs, au nombre de dix ou douze, s'y sont trouvés et
ont attendu plus d'une heure dans la chambre destinée
pour cela ; mais ni l'archevêque , ni aucun des chefs
n'ayant paru, tous ces administrateurs se sont retirés.
— M. le premier président et M. le procureur gé-
néral ont eu audience du roi , le mercredi 4 , à Com-
piègne.
Discours du roi :
(( Je vous ai mandés pour vous dire que je suis très-
mécontent des arrêts que mon parlement a rendus à
l'occasion de ma déclaration du 24 mars dernier. Je
défends qu'ils soient exécutés, et je veux que ma dé-
claration le soit purement et simplement. J'ordonne
que l'Hôpital-Général soit régi, à l'avenir, et administré
par les directeurs que j'ai nommés seulement , sans
que, sous quelque prétexte que ce soit, aucuns autres
des anciens directeurs puissent être appelés et admis à
cette administration. »
On dit que M. le premier président a supplié le roi
de lui donner sa réponse par écrit pour en rendre
[AOUT 1751] DE E. J. F. BARBIER. 273
compte à sa compagnie sans en changer les termes.
Ils sont revenus sur-le-champ , en poste , à Paris , où
ils sont arrivés à dix heures du soir.
— Le lendemain matin , jeudi 5 , les chambres ont
été assemblées et on leur a rendu compte du discours
du roi, qui a paru sec et absolu; on a délibéré en
conséquence.
Arrêté du parlement du 5 août.
(( La cour a arrêté qu'il sera fait au roi une députa-
tion en la forme ordinaire* pour exprimer audit sei-
gneur roi, la douleur dont son parlement est pénétré,
de voir que les démarches qu'il fait en toute occasion
pour remplir ses devoirs et maintenir les règles , ont
le malheur de lui déplaire , etc. , etc.»
Cet arrêté fait grand bruit dans Paris , parce qu'il
touche une grande question sur le fait des enregistre-
ments. On trouve mauvais qu'on dépouille le parle-
ment d'une administration qui le regarde essentielle-
ment, d'autant qu'on ne pense pas avantageusement
de l'archevêque , non pas par rapport à ses mœurs ,
on n'en dit rien ; mais sur ses talents , son esprit
et sa grande déférence pour M. Boyer, ancien évêque
de Mirepoix , contre tout homme soupçonné de jan-
sénisme. On doute cependant que le parlement réus-
sisse dans cette affaire.
— Mais le parlement ne s'est pas ici bien conduit,
et il y a une première faute du premier président et du
procureur général. Dans l'origine, en 1749', les
premiers magistrats ont déféré par complaisance
' C'est-à-dire en grande députation composée de trente-deux ou trente-
six personnes tant de la grand'chambre que des enquêtes.
* Voir un peu plus haut, p. 266.
m 18
274 JOURNAL [août 1761]
pour M. Parchevêque , et ils ont violé les règles en
laissant l'archevêque maître de ce qu'il avait entrepris.
Cela vient du caractère de supériorité des magistrats
en chef, qui se croiraient déshonorés de déférer à
l'avis d'avocats et autres administrateurs électifs.
La seconde faute est dans l'enregistrement de la dé-
claration du 24 mars , avec leurs modifications. Ils
devaient simplement refuser d'enregistrer : au lieu de
cela ils ont fait une nouvelle déclaration. L'autorité
du parlement ne va pas jusqu'à faire des lois. Le
roi est le seul législateur dans son royaume. Cela est
embarqué de façon que cela forme affaire intéres-
sante, et pour l'autorité du roi, et pour le droit de
forme d'enregistrement et de publication du par-
lement.
— On ne considère pas trop, à ce qu'il paraît, M. le
chancelier de Lamoignon , car ceci a donné lieu à un
brocard qui court dans Paris. On dit que le roi lui a
demandé ce que c'était que cette députation du par-
lement dans la forme ordinaire , à quoi M. le chan-
celier a répondu qu'il y avait si longtemps qu'il était
sorti du palais qu'il ne s'en souvenait pas, lui qui a été
néanmoins fort longtemps avocat général, et plus de
six ans en place de président à mortier ; qu'alors le
roi a repris : « Eh bien! je vais vous l'apprendre,
monsieur le chancelier; je m'en ressouviens mieux que
vous. Il y a tant de présidents etde conseillers de grand'-
chambre et tant des enquêtes. » Que cela soit vrai ou
non , cela est toujours fort désagréable pour M. de La-
moignon.
— La reine est revenue de Compiègne lundi , 9.
Elle a passé à Neuilly, au lieu d'entrer par la porte
UoDT 1751] DE E. J. F. BARBIER. 275
Maillot dans le bois de Boulogne, pourvoir la maison*
que fait bâtir M. le comte d'Argenson , ministre de la
guerre, et les beaux jardins qu'il a faits d'abord sur la
rivière. La reine a trouvé cela beau. Elle l'a dit même
à Mademoiselle ', princesse du sang , qui l'attendait à
son passage dans le bois de Boulogne , à près de huit
heures du soir, et qui l'a fait arrêter un demi-quart
d'heure pour causer à sa portière.
— Le roi est revenu de Compiègne mardi , 1 0, au
soir, à la Muette. H y a passé le mercredi, 11,3 chassé
l'après-midi , aux perdreaux , à pied , dans la plaine
derrière la Muette et les murs du bois de Boulogne , et
devait aller le soir, après souper, à Versailles. En sorte
que le parlement pourra avoir de ses nouvelles le 1 2
ou le 13.
— ■ Le 2 de ce mois , il y a eu à Paris, entre minuit
et une heure , un orage très-considérable de plusieurs
tonnerres, de pluie violente et d'un très-grand vent.
Heureusement que le grand ouragan , qui venait du
midi , n'a pas été dans sa force sur Paris , où il ne se-
rait guère resté de cheminées. Le grand vent a été
vraisemblablement sur le bois de Boulogne : tout y
est jonché de branches d'arbres rompues ; dans une
' Cette maison, d'une architecture simple et élégante, située sur la rive
gauche de la Seine, près du pont de Neuilly, et appelée autrefois le Châ-
teau , est construite au sommet de plusieurs terrasses d'où l'on découvre
une vue magnifique, et qui descendent en amphithéâtre jusqu'à la ri-
vière. M. Radix de Sainte-Foix, surintendant des finances du comte d'Ar-
tois, en devint ensuite propriétaire, et lui donna son nom. Elle fait au-
jourd'hui partie du domaine de la famille d'Orléans.
°- Mademoiselle de Charolais. Elle continuait à porter le titre de Ma-
demoiselle malgré la naissance de Louise, etc., d'Orléans. Voir ci-dessus,
p. <52.
276 JOURNAL [aoct 1751]
infinité d'endroits , et surtout aux environs de la porte
de Longchamps, on ne trouve que des arbres fracas-
sés, brisés pai' la moitié et renversés par terre. Il y en
a même de déracinés. J'en ai mesuré un de ces der-
niers qui a plus de six pieds de tour. On n'y a jamais
vu un pareil ravage. Cela est si considérable que les
officiers des eaux et forêts y sont venus, le 1 0, pour
marquer tous les arbres cassés et renversés.
— Pour revenir au parlement, il semble^ depuis un
temps, qu'on cherche à l'abaisser, et les autres cours ,
telles que le grand conseil, la chambre des comptes et
la cour des aides en sont flattées. Elles souffraient im-
patiemment cette supériorité que le parlement s'attri-
buait par la qualité de la chambre des pairs de France,
par l'appareil des lits de justice qui s'y tiennent, et par
ce droit d'enregistrement qui lui donnait la liberté de
prendre part , pour ainsi dire , au ministère et aux
affaires d'État, soit en refusant d'enregistrer, soit en
/aisant des remontrances.
Cet affailDlissement se voit par le prix des charges.
Elles sont taxées à cent mille livres. Il fallait, il y a
cinquante ans , consigner cent mille livres au trésor
royal, dix ans avant, pour avoir une charge à son tour.
Il y avait des anciens conseillers de grand'chambre qui
avaient acheté leurs charges plus de cent cinquante
mille livres, il y a environ quatre-vingts ans, dans un
temps oùl'écu était à trois livres, c'est-à-dire le marc
d'argent à vingt-sept livres'. Aujourd'hui les charges
de conseillers au parlement sont à trente-quatre mille
' Exactement à vingt-sept livres treize sols douze vingt-troisièmes. A
l'époque où écrivait Barbier, la valeur du marc d'argent avait été portée
à trente et une livres douze sols trois deniers trois onzièmes, par un arrêt
[AOUT 1751] DE E. J. F. BARBIER. 277
livres, et il y en a plusieurs à vendre. H en coûte huit
mille livres pour la réception; en sorte qu'un père, qui
veut donner à un fils l'établissement le plus honorable
pour un bourgeois qui prend le parti de la robe, le fait
pour quarante-deux mille livres, et il trouve également
un bon mariage.
.l'étais surpris de cette médiocrité de prix , et qu'il
restât des charges à vendre dans ce temps-ci , où l'am-
bition est plus marquée que jamais ; où chacun ne
songe qu'à sortir de son état et à s'élever ; où il y a eu
nombre de fortunes inconnues pendant les dix années
de la dernière guerre, qui mettent des gens de peu de
chose en état d'établir des enfants ou des neveux.
On me répondit que cela provenait : 1° de ce que
le parlement a été barré dans ses arrêtés et, pour ainsi
dire , un peu maltraité de la part du ministère depuis
longtemps, tant dans les affaires du jansénisme qu'au-
tres affaires publiques ; 2° du dérangement de plu-
sieurs jeunes conseillers que l'on a obligés de se dé-
faire de leurs charges pour leur mauvaise conduite ;
3° de ce que ces charges ne lapportent rien et
demandent néanmoins un état : on n'y gagne quel-
que chose qu'après vingt ans de service dans les cham-
bres et après trente ans, au moins, pour venir à la
grand^ chambre. Et même que pour ce gain , qui est
de trois mille livres par an dans les chambres des en-
quêtes et de sept à huit mille livres à la grand'chambreS
du conseil d'Etat du 20 mars J 703 ; elle est aujourd'hui de cinquante-
quatre francs.
' Ce gain de trois mille livres aux enquêtes était fort rare, si jamais il a
eu lieu. Très-certainement, quand j'ai siégea la grand'chambre, ma charge
ue m'a jamais rapporté huit mille livres (Note de Sorbier d'IncrevilU)
278 JOURNAL [août 1751]
il faut beaucoup travailler et avec peine ; 4" de ce que
l'augmentation du luxe et même celle des dépenses
ordinaires de plus d'un grand tiers , par la cherté de
tout;, à cause des droits, ne s'accommodent pas de cet
état infructueux ; ce qui fait que tous les jeunes gens,
qui naturellement n'aiment point le travail , se jettent
dans les emplois et dans la finance. D'autant que le
métier de financier, qui était autrefois méprisé, devient
à présent un état réglé. Les places de fermier général
se donnent en survivance , se promettent d'avance ,
pour les premières vacantes , par des bons du roi , de
manière que voilà plusieurs fermiers généraux qui ont
épousé des filles de grandes maisons. Une fille de la
maison de La Tour du Pin', cette dernière de Lorraine,
mariée à M. de La Garde, et autres. La robe tom-
bera en discrédit par tous les avantages et préroga-
tives que l'on accorde à l'état militaire.
Enfin, la dernière charge de conseiller au Châtelet,
qui était de trente mille livres il y a vingt ans , et que
j'ai vue bien plus chère dans ma jeunesse, a été vendue
cinq mille livres. C'est néanmoins une fort jolie charge
pour des fils de marchands et autres bourgeois de cette
espèce; la réception est de sept mille livres.
Voilà le changement dans les charges qui ne produi-
sent rien , car les charges de la chambre des comptes
se soutiennent bien et sont même augmentées. Une
charge de maître des comptes est de cent cinquante
mille livres; celle d'auditeur des comptes, que j'ai
vue autrefois à quarante mille livres, est de soixante-dix
' Barbier se trompe sans cloute ici et veut parler de mademoiselle de
Ligneville dont il a rapporté le " mariage précédemment. Voir ci-dessus
page 261.
I
[aodt 1751] DE E. J. F. BARBIER. 279
et quatre-vingt mille livres , encore n'y entre pas
qui veut. Le premier président Nicolai est difficile
pour l'agrément, et les fils de maîtres ont la préférence.
La raison est que ces charges, qui forment un éta-
blissement, rapportent au moins le denier de l'argent.
Les charges de la cour des aides se soutiennent un
peu, quoique diminuées. Les charges de président va-
lent environ quatre-vingt mille livres et rapportent
trois mille cinq cents livres par an : celles de conseil-
lers quarante-cinq mille livres et rapportent quatorze
ou quinze cents livres.
Les charges des maîtres des requêtes, qui ne rappor-
tent rien, à la vérité , mais qui, d'un autre côté, sont
les charges à la mode pour être en cour, approcher
des ministres, avoir des bureaux, des intendances de
provinces, et pouvoir parvenir aux grandes places
de conseiller d'État et même plus haut, ne valent pas,
au plus, quatre-vingt mille livres. Je les ai vues à
cent vingt , cent quarante mille livres.
Voilà donc le changement , en général, dans les
charges de robe. Mais je m'étonne , par rapport aux
charges du parlement , qu'étant à si bas prix , le roi
n'en ait pas supprimé plusieurs, dans chaque chambre
des enquêtes principalement, en les remboursant sur
le pied de la dernière vendue, soit pour en diminuer
le nombre, qui est trop grand, soit pour être en état
d'en créer dans une guerre , à une finance bien plus
haute. Peut-être cela paraît-il un trop petit objet , et
aime-t-on mieux les laisser tomber d'elles-mêmes ,
ce qui en diminue le crédit.
— Il y a eu des gens à Paris affectionnés au parle-
ment , et en relation avec quelques-uns de la compa-
280 JOURNAL [août 1751]
gnie , qui ont fait imprimer secrètement l'arrêt du
parlement du 20 juillet dernier* portant enregistre-
ment de la déclaration du 24 mars, avec toutes les
modifications; et un ouvrage in-4°, intitulé : Précis des
motifs des modifications du parlement ', que j'ai eu
bien de la peine à avoir. Messieurs les gens du roi
ont dénoncé ces deux imprimés à la cour, comme
étant sans noms d'auteur et d'imprimeur, et par con-
séquent contre les ordonnances. Dans l'assemblée du
vendredi, 13, ils ont été supprimés par un airét^, le-
quel a été crié et publié dans les rues.
— Lundi, 16, Messieurs du parlement sont partis
par députation, à six heures du malin , au nombre de
trente-six ou trente-huit, dont étaient le premier pré-
sident , tous les présidents à mortier, et des conseil-
lers de grand'chambre, des enquêtes et requêtes.
Ayant été introduits à l'audience, M. le premier pré-
sident a fait un discours ** qui, dit-on, ennuyait le roi.
Réponse du roi : « La soumission est le premier
devoir de mes sujets. C'est à mon parlement à donner
l'exemple de cette loi fondamentale de mon royaume.
Lorsque je lui ai permis de me faire des remontrances
' Extraits des registres de parlement du 20 juillet 1751 . (S. 1. ), -4 pages
in-i°.
* Le titre exact est : Précis des modifications contenues dans l'arresi d'en-
registrement du 20 juillet ITol. Déclaration du 2-4 mars précédent. (S. 1.),
14 pages in-4°. Le sieur Butard, libraire, et la dame Villette, femme d'un
autre libraire, soupçonnés d'avoir eu part à l'impression de ce P/'ccm,
furent conduits à la Bastille.
* Arrest de la cour de parlement, portant suppression de deux imprimés.
Extrait des registres de parlement du 13 août 1751. Paris, P. G. Simon,
4 pages in-i°.
* Il est imprimé dans le n° du 13 novembre 1751 des Nouvelles ecclé-
siastiques , p. 182.
[AOTiT 1751] DE E. J. F. BARBIER. 281
sur les édits et déclarations que je lui envoie pour en-
registrer, je ne lui ai point donné le pouvoir de les
anéantir ou altérer sous prétexte de les modifier. Je
ne refuserai point d'écouter les représentations qui me
seront faites, lorsqu'elles n'auront pour objet effectif
que le bien de mes sujets, l'ordre public et l'indépen-
dance de ma couronne. J'entends que ma déclaration
du 24 mars dernier soit enregistrée purement et sim-
plement. J'enverrai, à cet effet , mes ordres à mon
parlement. »
Le parlement s'est retiré fort mécontent : ils sont
revenus le soir chez le premier président ou, du moins,
tous les présidents à mortier, pour en conférer; d'au-
tant qu'il y avait une grande fermentation et beaucoup
de vivacité dans tous les députés.
— Mardi , 1 7, le roi a envoyé au parlement l'arrêt
du conseil qui casse et annule les modifications , avec
des lettres patentes' portant jussion de procéder à l'en-
registrement pur et simple. Le parlement a nommé
des commissaires pour examiner les lettres patentes et
en rendre compte. C'est la forme ordinaire.
Mercredi, on a plaidé une grande affaire à la grand'-
chambre, pour une substitution de M. Croizal , dans
laquelle M. d'Ormesson, avocat général , a parlé jus-
qu'à midi et demi; en sorte que le parlement, qui
devait s'assembler à onze heures, ne l'a été qu'à trois,
et ces Messieurs ne sont sortis du palais qu'à plus de
huit heures du soir. Apparemment qu'il y a eu de
grands débats.
On dit que M. de Nicolaï , premier président de la
' Elles sont imprimées dans le n" du 13 novembre 17bl des A'ok-
relles ecclésiastiquet , p. 184.
282 JOURNAL [août 1751]
chambre des comptes , qui en veut au parlement sur
les droits de sa chambre % a poussé M. le chancelier
de Lamoignon , son oncle, dans tout ceci. L'arche-
vêque et les jésuites, qui n'aiment point le parlement
pour d'anciennes raisons, auront aussi poussé d'un
autre côté !
— Dimanche , 1 5 , le roi a fait ministres d'Etat
M. le comte de Saint-Florentin , secrétaire d'État , et
M. Rouillé , secrétaire d'État de la marine. La veille ,
samedi, M. le comte de Saint-Florentin avait soupe
avec le roi et madame la Marquise sans qu'on lui eut
parlé de rien. Dimanche matin, après la messe, il alla
faire sa cour au roi, et lorsqu'il voulut s'en aller, le loi
lui dit : « Vous n'avez que faire de sortir, parce que le
conseil d'État va se tenir. » Il n'y a point d'autre for-
malité pour être ministre d'État. Quand il fut question
de prendre place, le roi dit en riant à M. d'Argenson :
(( Descendez d'un rang, » parce que M. le comte de
Saint-Florentin, comme le plus ancien des secrétaires
d'État , est le premier après M. de Machault, qui est
ministre et qui l'était avant d'être garde des sceaux ,
car le chancelier n'est pas du conseil d'État.
Vendredi, 20, les chambres se sont assemblées, au
sujet de la réponse du roi et des lettres de jussion :
« A été arrêté qu'il sera fait de très-humbles et très-
respectueuses remontrances au roi, etc. ~ «
L'on voit, par cet arrêté, combien les esprits sont
' Au sujet de l'opposition qu'il avait faite à la présentation des lettres
du chancelier de Lamoignon. Voir ci-dessus, p. 243.
* Nouvelles ecclésiastiques, année 1751, page 183. Il est dit, dans cet ar-
rêté, que « la vraie fidélité et la vraie obéissance du parlement consistent
à ne jamais consentir à rien qui soit opposé à l'ordre public, aux loi»,
aux maximes du royaume, etc. »
[AOUT 1751] DE E. J. V. BÀKBIER. 283
échauffés ; le coup est hardi. Voici un refus formel d'en-
registrer malgré les ordres donnés verbalement par
le roi et les lettres de jussion.
— Depuis cet arrêté, tout est tranquille. Le parle-
ment a travaillé, à son ordinaire, aux affaires de palais ;
il y a eu aussi des fêtes du côté de la cour ' et il ne
paraît non plus aucun mouvement, peut-être par po-
litique pour laisser le cours aux affaires publiques sur
une fin du parlement*.
— Samedi , 28 , les chambres ont été assemblées
pour lire les remontrances. Dimanche, 29, les gens
du roi ont été demander un jour au roi pour les lui
porter, et il a indiqué le lendemain , lundi , pour les
recevoir par M. le premier président, M. le président
Mole et M. le président Novion seulement.
Lundi, 30, ceux-ci se sont rendus à Choisy , sur
les onze heures du matin , d'autant que le roi y est
sûrement du dimanche au soir. Ils ont été reçus bien
plus doucement qu'on ne s'y attendait. Le roi leur a
dit qu'il voulait bien recevoir les remontrances de son
parlement; qu'il les ferait examiner dans son conseil
et qu'il leur ferait savoir ses intentions.
On dit que c'est pour dimanche prochain , 5 sep-
tembre. Tout le monde augure bien de cette réception
et, en général, on en est fort aise : le public n'est pas
disposé pour l'archevêque. On se flatte qu'il y aura
une nouvelle déclaration sur l'Hôpital-Général. Quel-
* Ces fêtes se bornent, du 20 au 27 août, à deux voyages que le roi lit
à Bellevne, au divertissement de la pèche que madame laDauphine pre-
nait tous les soirs, et à une chasse au daim faite par Mesdames de France ,
dans les bois de Verrières.
* Il entrait en vacances le 7 septembre. Voir tome I, p ol .
284 JOURNAL [sept. 1751]
ques-uns disent que M. Gilbert, conseiller d'État, que
le roi considère fort, avec raison, lui a parlé en parti-
culier sur cette affaire.
Septembre. — Samedi , 4 , le roi est revenu à Ver-
sailles. 11 y avait eu vendredi, 3, un conseil d'Etat
tenu à Choisy sur les dernières remontrances du par-
lement ' que l'on dit être bien faites et très-pathétiques.
On disait même que le roi et M. le Dauphin en avaient
été touchés.
— Les choses ne paraissent pas tourner suivant le
préjugé du public. Le roi a envoyé à son parlement
de nouvelles lettres de jussion^ pour enregistrer la
susdite déclaration du 24 mars dernier, purement et
simplement, sauf, après ledit enregistrement, à avoir
égard aux représentations qui lui seront faites, soit de
la part de son parlement, soit par le bureau de l'Hô-
pilal-Général. Aujourd'hui, 6, le parlement a nommé
des commissaires pbur examiner ces lettres de jussion.
Il n'y a pas de temps à perdre, car le parlement vaque
et ferme de droit le 7, à midi.
— Les lettres patentes pour la chambre des vaca-
tions ont été envoyées et enregistrées à l'ordinaire.
C'est M. le président Mole qui tient cette chambre et
M. le président de Novion en second.
— Le parlement s'est assemblé mardi, 7, sur les onze
heures, et s'est séparé à midi et demi, ils ont été piqués
de l'alternative pour les représentations, et le résultat
' Elles sont imprimées dans les Nouvelles ecclésiastiques du 20 novembre
1751 , p. 18b.
* Elles sont également imprimées dans les Nouvelles ecclésiastiques ,
p. 187, ainsi que la réponse du roi aux trois présidents nommés ci-dessus ,
lorsqu'ils retournèrent à Versailles le 5 septembre.
[SEPT. 1751] DE E. J. F. BARBIER. 285
de l'assemblée et l'arrêté ont été de remettre la délibé-
ration au 24 novembre, après la rentrée du parlement'.
Il y a des gens qui trouvent ce parti fort , après les
deux lettres de jussion et les différents ordres donnés
parle roi lui-même pour être obéi. C'est dire : « Nous
nous en allons , on fera comme on voudra , mais la
déclaration en question restera enregistrée d'ici à
deux mois comme nous l'avons décidé. » On dit que
la plupart des magistrats sont partis dès le jour même
ou le lendemain pour leurs terres. Cependant, il y avait
encore quelques présidents à mortier à Versailles , le
8, jour de la Vierge, apparemment pour employer
toutes les voies de conciliation sans se rebuter, attendu
que ce sont ces présidents qui ont le plus d'accès chez
les ministres^
— • J'ai appris bien des particularités sur l'affaire du
parlement. 11 y a longtemps que le roi est informé de
la mauvaise administration de l'Hôpital-Général, et,
pour parler un peu vrai, de la prévarication de quel-
ques administrateurs. M. l'archevêque de Vintimille
était trop vieux pour le charger de cette besogne ; mais
• Bien que la rentrée du parlement se fit le 12 novembre, lendemain
de la Saint-Martin, l'ouverture des grandes audiences n'avait lieu, à la
grand'chambre, que le premier lundi après la semaine franche de la
Saint-Martin , et les mercuriales n'étaient prononcées que le mercredi
ou le vendredi suivant. La Saint-Martin tombant un jeudi, en 1751, la
semaine franche portait au jeudi suivant, 18 ; par conséquent, l'ouverture
des grandes audiences était rejetée au lundi, 22, et les mercuriales au
mercredi, 24.
* Les détails dans lesquels entre Barbier touchant la lutte engagée par
le parlement contre l'autorité royale , au sujet de l'administration de
l'Hôpital-Général , concordent complètement avec la relation plus cir-
constanciée des mêmes faits , qui se trouve dans les Nouvelles eccle'siasti-
(fues des 12 juin, 6, 13 et 20 novembre 1751, p. 93 et 177-188.
28G JOURNAL [sept. 1751]
quand M. de Bellefonds fut archevêque, le roi lui re-
commanda, entre autres choses, de mettre ordre aux
affaires de l'hôpital. M. de Bellefonds n'ayant été que
deux mois en place , le roi a recommandé la même
chose, et avec vivacité, à M. de Beaumont, présent
archevêque. Celui-ci , le premier président Nicolaï et
M. de Lamoignon, alors premier président de la cour
des aides, firent entendre au roi et lui remontrèrent
les difficultés que M. l'archevêque pourrait trouver
en voulant faire des changements. Le roi lui dit qu'il
pouvait travailler avec assurance, parce qu'il le secon-
derait de toute son autorité royale.
En conséquence, l'archevêque a travaillé. [1 a eu
apparemment des instructions secrètes touchant l'in-
térieur de l'hôpital et la régie des administrateurs. Il y
avait aussi un peu de jansénisme mêlé, c'est pourquoi
l'archevêque a commencé par vouloir déplacer la su-
périeure. Depuis cette affaire, qui s'est passée en 1749,
il a fait faire des dépouillements et des mémoires sur
tous les détails.
11 en résulte : 1°que l'Hôpital-Général devait trois
millions quatre ou cinq cent mille livres ; 2° qu'on
soupçonne que V ancien procureur général Joly de
Fleury a joui pendant du temps de soixante mille livres
de pension sur l'hôpital. Un fait certain, connu person-
nellement de celui qui me l'a dit, c'est que le boucher
fournit à présent l'Hôpital-Général à quarante mille
livres moins par an que par le passé. La fourniture du
fromage de Gruyère coûtait dix mille livres par an ,
l'archevêque l'a pour quatre mille. 11 y a une maison
qui, par ses différents locataires, rapporte quinze cents
livres de loyer : elle n'a jamais été employée dans les
[SEPT. 1751] DE E. J. F. BARBIER. 287
comptes que pour six cents livres. Sans d'autres détails
sur toutes les dépenses d'une pareille maison, si tout
est semblable aux trois articles ci-dessus , il n'est pas
douteux que l'hôpital ne fût bien friponne par les admi-
nistrateurs régisseurs. J'ai entendu dire qu'un homme
eut de la protection auprès du premier président de
Harlay pour avoir une place d'administrateur. M. de
Harlay lui demanda s'il était venu dans son carrosse.
L^autre lui répondit humblement qu'il n'en avait pas
et qu'il n'était pas en état de cela ; un carrosse était
plus rare alors qu'à présent. M. de Harlay lui ré-
pondit : « Allez , vous en aurez bientôt un. » Comme
aussi j'ai entendu dire dans ma jeunesse qu'il suffisait
d'être administrateur des hôpitaux pour s enrichir.
Voilà ce qui a donné lieu à la déclaration du 24
mars. Le loi a dans sa poche tous ces mémoires et
éclaircissements, preuves de la dissipation.
Les administrateurs du second ordre ont donné, des
fonds de l'hôpital, quarante mille livres aux Enfants-
Trouvés, pour le bâtiment de leur hôpital \ sans l'avis
et le consentement des sept chefs de l'administration.
On n'a pas voulu allouer cette somme pour la mettre
sur leur compte; cela a fait grande dispute.
Dans la déclaration du 24 mars, on exclut entière-
ment tous les avocats, parce qu'on dit que, dans les dé-
libérations, ils ne parlaient jamais que par lois, maxi-
mes, ce qui ne finit rien. Je crois que c'est aussi
comme soupçonnés de jansénisme, tels que MM. de
Blaru, Arrault, Visinier et Merlet. Quand il y aura des
' L'hôpital des Enfants-Trouvés de la rue Neuve-Notre-Dame, qui avait
été reconstruit sur l'emplacement de l'église de Sainte-Geneviève des
Ardents , en 1747.
288 JOURNAL [sept. 1751]
affaires , on aura recours à des avocats , soit pour
consulter, soit pour plaider, comme des particuliers.
On n'a voulu aussi que douze administrateurs, quant
à présent, parce qu'étant vingt-deux avec voix déli-
bérative, les administrateurs du second ordre s'assem-
blant plus souvent et étant plus unis , les sept chefs ne
pouvaient jamais avoir aucune part aux délibérations,
étant quinze contre sept.
Quoiqu'on parle fort mal de l'archevêque, on m'a dit
qu'il se réservait de ses revenus quatre-vingt mille livres
par an pour vivre en archevêque de Paris, et qu'il
donnait le surplus à l'Hôpital-Général*.
Quoi qu'il en soit, le roi étant.si fort instruit de tous
ces faits, ayant lui-même excité et provoqué ce travail
et cette réforme de l'hôpital , ceci est son affaire per-
sonnelle et deviendra grave au 24 novembre : car tous
les conseillers et présidents qui sont dans leurs terres
comptent revenir exactement, au plus tard le 23, pour
se trouver au palais. Il y a apparence que les choses
resteront tranquilles et que le roi ne dira rien d'ici là;
mais ils seraient bien attrapés si, au 20 novembre, on
leur ordonnait à tous, par lettres de cachet, de rester
où ils sont pendant tout l'hiver, et si l'on continuait
la chambre des vacations pour faire les fonctions de
parlement '.
— On a fait, au mois de mai dernier, au parlement,
un nouveau règlement pour les avocats, savoir qu'au
• D'après VAlmanach royal , le revenu de rarchevéché de Paris était
de cent quatre-vingt mille livres.
* La chambre des vacations ne durait que jusqu'au 27 octobre , veille
de Saint-Simon Saint-Jude. Depuis ce jour-là jusqu'au 12novembre, tout
cessait au palais.
[SEPT. 1751] • DE E. J. F. BARBIER. 289
lieu de deux années qu'il fallait avoir fréquenté le bar-
reau pour être inscrit sur le tableau, il en faudra quatre
à l'avenir, avec des certificats de six anciens avocats ,
et qu'on n'inscrira sur le tableau que ceux qui feront
réellement la profession d'avocat. On a fait aussi, en
même temps, un nouveau tableau, sur lequel on a re-
tranché plus de cent personnes qui étaient sur l'an-
cien, dont on a épluché la conduite. On a exclu les
gens qui font des affaires de particuliers, qui travail-
lent pour des procureurs, qui ne font point dignement
et avec honneur celte profession. Cela a fait bien du
mouvement au palais. On a fait principalement cette
recherche sur plusieurs avocats au conseil qui , ayant
quitté lors du nouveau règlement du conseiP, s'étaient
réfugiés chez les avocats au parlement et avaient été
inscrits sur le tableau. Comme ce nouveau tableau n'a
été imprimé et rendu public que sur la fin du parle-
ment, cela a rassemblé tous ceux qui ont connu leur
exclusion. Ils ont fait du bruit; ils ont fait opposition
au greffe de la cour, ce qui se verra apîès la Saint-
Martin. 11 est certain qu'on en avait admis un trop
grand nombre, ce qui avilit la profession, y ayant
bien des gens sans bien et sans emploi , et qui , pour
soutenir leur état, sont obligés de faire bien des choses
au-dessous de la profession. Malgré les plaintes, il yen
aurait encore beaucoup à retrancher.
— Lundi, 13, grande joie à Versailles et grande
nouvelle à Paris. Madame la Dauphine est accouchée
la nuit, entre une et deux heures du matin, d'un
prince, duc de Bourgogne -. Les canons des Invalides,
' Au mois de septembre 1738. Voir t. II, p. 202.
Louis-Joseph-Xiivier, duc de Bourgogne, mort en 1761.
m l't)
290 JOURNAL [sept. 1751]
de la Bastille et de la Ville ont annoncé cette nouvelle
sur les trois heures et demie du matin, en réveillant
bien du monde.
On ne s'attendait pas si promptement à cet événe-
ment. Le dimanche, madame la Dauphine avait pris
mémeune légère médecine pour une petite indigestion.
Elle n'a eu aucune douleur de préparation , point de
mouches, comme l'on dit. Le roi était allé souper à
Trianon , dans le parc de Versailles, avec ses fidèles.
La reine avait soupe dans le château, chez madame la
duchesse de Luynes, à son ordinaire, et elle était cou-
chée. Les princes, princesses et ministres , qui étaient
tous à Versailles , étaient aussi couchés ou dans leurs
appartements, très-tranquilles.
Quand madame la Dauphine a senti quelques dou-
leurs', qui n'ont duré que cinq minutes, il n'y avait,
dans son appartement, que M. le Dauphin en robe de
chambre, madame la duchesse de Brancas, sa première
dame, ses femmes de chambre et de veille et madame
Dufour, nourrice de M. le Dauphin, qui est sa première
femme de chambre. M. Jarre , son accoucheur, était
couché près de l'appartement. Le premier soin a été
de l'avertir; mais cela n'a pas été long, madame la
Dauphine est accouchée toute seule. M. Jarre , venu
en robe de chambre et en pantoufles, est arrivé à temps
pour recevoir l'enfant.
Ordinairement , à un pareil accouchement , il faut
qu'il y ait les princes et princesses du sang , le chan-
celier et les ministres, et aussi les vidâmes d'Amiens et
de Chartres, pour être témoins et dresser un procès-
• A une heure et demie après minuit, et à une heure tiente-cinq mi-
nutes la besogne était f.iite. [Note de Barbier.]
[sept 1751] DE E. J. F. BARBIER. 291
verbal ; mais ici il n'y avait personne. M. le Dauphin
a eu la présence d'esprit d'appeler et de faire entrer
tous les gardes du corps, les suisses, et tout ce qui s'est
trouvé là, pour être témoins et voir le duc de Bour-
gogne. Il les a fait entrer en culottes seulement.
En même temps, on a dépéché un homme à Trianon,
où le roi venait de sortir de table. C'était un suisse
qui à peine savait se faire entendre du concierge, qui
a demandé à parler au roi de la part du Dauphin, qu'à
peine voulait-on laisser entrer, et qui a annoncé à Sa
Majesté un duc de Bourgogne. Cela a surpris toute
l'assemblée de joie et d'étonnement. Le roi n'avait là
aucun équipage ; il s'en est trouvé un, dit-on, du prince
de Conti, dans lequel le roi est monté. Des seigneurs
ont monté derrière, d'autres ont couru à pied au châ-
teau. Pendant ce temps-là, on avait fait lever la reine et
on avait averti princes, princesses et ministres dans le
château ; en sorte que dans la demi-heure, tout le monde
a été rassemblé dans l'appartement de la Dauphine.
Il est toujours certain que le procès-verbal sera signé
de tous les gardes du corps, suisses, officiers, domesti-
ques qui sont entrés les piemiers et qui ont été les
vrais et seuls témoins. La naissance du prince n'en est
pas moins solennelle, et il n'y a point ici de soupçon
de supposition d'enfant.
— A Paris, le toscin de la Ville et celui de l'horloge
du palais, sur le quai des Morfondus, ont commencé à
sonner dès le matin et doivent sonner pendant trois
jours et trois nuits. Ces tocsins, dont le son est fort
lugubre, sonnent de même indifféremment dans les
grands événements de joie et de tristesse : à la nais-
sance du Dauphin et des enfants de France; à la mort
29â JOURNAL [sept. 1751]
des rois et des reines ; dans le cas d'un incendie géné-
ral ou d'une sédition.
On a affiché le lundi même et le mardi, une ordon-
nance du prévôt des marchands, pour faire cesser tout
travail sur les ports et pour faire des illuminations à
toutes les maisons de la ville.
Lundi, il y a eu un feu de bois dans la place de l'hô-
tel de ville avec quelque artifice, et le soir les maisons
ont été illuminées , ainsi que l'hôtel de ville. Le mardi ,
les commissaires et gens de police ont été dans les
rues pour faire fermer les boutiques. Le soir, il y a eu
paieillement un feu de fagots dans la place de Grève,
l'hôtel de ville illuminé et les maisons de la ville.
— On avait préparé , secrètement , les décorations ,
charpentes et artifices pour tirer un feu à neuf piliers.
M. le comte d'Argenson , secrétaire d'Etat de Paris,
avait défendu de rien préparer en dehors , dans la
place, dans la crainte que ce ne fût une princesse, au-
quel cas on n'aurait rien fait. Mais les ordres ont été
donnés, et l'on travaille à force dans la Grève pour
dresser le feu. 11 se tirera quand il sera prêt, et le jour
où l'on chantera le Te Deiim à Notre-Dame.
Le lendemain, à midi, M. le gouverneur de Paris* a
jeté de l'argent en pièces de vingt-quatre sous dans la
Grève, où il y a eu quelques gens blessés. On a jeté de
même tous les trois jours.
— 'La grande joie de Versailles y a occasionné, lundi,
un malheur : des fusées qu'on a tirées dans la grande
écurie du roi, il en est entré une, par une lucarne, dans
un grenier à foin , qui a mis le feu. L'incendie a été si
' Le duc de Gèvres.
[SEPT. 1751] DE E. J. F. BARBIER. 293
considérable, qu'indépendamment de la garde qui est
à Versailles, on a détaché de Paris dix hommes par
compagnie du régiment des gardes pour y travailler.
Le feu n'était pas encore éteint mardi, mais on a sauvé
tous les chevaux, qu'on a envoyés dans les écuries , à
Paris. Le feu, dans le foin, se conserve longtemps, et
il a été difficile de tirer tout ce foin. On ne pouvait que
jeter beaucoup d'eau \
— ' Le mercredi , 15, il y a eu de même un feu de
fagots dans la Grève, auquel le gouverneur de Paris, le
prévôt des marchands et les échevins ont mis le feu
avec les cérémonies accoutumées. On fait trois fois le
tour du feu et on donne des flambeaux au gouver-
neur, etc., qui mettent le feu. Comme le lieutenant
général de police a ordonné aussi des illuminations
pendant trois jours, on n'a pas compté lundi, et le
jeudi, 17, il y a encore eu un feu de fagots dans la
Grève, etc. Tout le peuple s'est promené dans les rues,
le soir, jusqu'à une heure et plus, pour voir les diffé-
rentes illuminations aux hôtels et maisons des gouver-
neur de Paris, prévôt des marchands, échevins et
seigneurs. Tous les jours il y a eu aussi un dîner à
l'hôtel de ville. Jeudi, M. le comte d'Argenson et M. le
maréchal de Richelieu y dînèrent : ils n'étaient que
vingt à cette table; mais il y a, après cela, les tables de
tous les officiers de Ville.
Dans la semaine, l'Opéra et les comédies ont repré-
senté gratis pour le peuple de Paris.
— Le premier témoin que M. le Dauphin a pu faire
entrer était le garde du corps qui était en sentinelle
' Le dommage n'est pas si considérable qu'où l'a dit à Paris.
[Note d» Barbier.)
294 JOURNAL [skpt. l?5ij
et qui a eu peine à quitter son poste; mais M. le Dau-
phin a pris la chose sur son compte. Le second témoin
a été un porteur de chaise de madame de Lauraguais,
qui était dans l'antichambre; ils sont entrés les pre-
miers. Le garde du corps a eu, dit-on, dix mille Uvres
et une première compagnie vacante, à son choix : cela
fait une bonne fortune. On dit même que ce garde ne
devait pas être à ce poste et que son camarade l'avait
prié de s'y mettre pour un moment. Cela serait bien
triste pour celui qui aurait été obligé de quitter pour
quelque besoin. Voilà l'étoile des hommes!... Le por-
teur de chaise a eu six cents livres de pension.
— Il est venu trois courriers à l'hôtel de ville ,
comme cela se fait ordinairement, et qui sont arrivés
presqu'en même temps. Le premier est un page de
madame la Dauphine , qui a apporté la nouvelle de la
douleur qui prend pour l'accouchement. Il a eu une
belle tabatière d'or. Le second est un gentilhomme de
M. le duc de Gèvres , qui apporte la nouvelle de la
couche; c'est M. de Fienne. Il a eu une tabatière et
une pension de quinze cents livres : cela est bon. Le troi-
sième est M. le chevalier de Sommery, enseigne des
gardes du corps , qui vient à la Ville de la part du roi :
il a eu une belle tabatière d'or garnie de diamants.
— Dimanche , 19, il y a eu un grand Te Deum en
musique, avec timbales, trompettes et violons, à Notre-
Dame, où le roi, la reine, M. le Dauphin, les cinq clames
de France, tous les princes et princesses du sang, tous
les ministres, gentilshommes de la chambre, seigneurs,
et toutes les dames de la suite de la reine et de Mes-
dames sont venus. Il est rare que l'on puisse voir une
plus belle assemblée. Il y avait plus de vingt évéques,
[SEPT. 1751] DE E. J. F. BARBIER. 295
à qui on a permis apparemment de venir, car il y en
avait peu à Paris, et M. le cardinal de Soubise, comme
grand aumônier. De plus, la Ville, les trois cours sou-
veraines , etc. Quoique le parlement n'ait à présent
que la chambre de vacations, le premier président,
tous les présidents à mortier et grand nombre de con-
seillers y étaient. M. le premier président avait écrit
à tous les conseillers qui n'étaient qu'à dix lieues de
Paris, pour les inviter à venir. Je ne sais comment tout
ce monde pouvait tenir dans le chœur de Notre-Dame.
Le rendez-vous de la cour était à l'Étoile, au-dessus
des Champs-Elysées , pour changer de relais, monter
dans de beaux carrosses et marcher tous ensemble.
Le roi est venu par les Champs-Elysées , le quai des
Tuileries et du Louvre, le Pont-Neuf, le quai des Or-
fèvres et le Marché-Neuf. On a trouvé extraordinaire
qu'il ne soit point entré par la rue Sainl-Honoré, pour
se montrer mieux à la ville de Paris, quoique sa route
ait été garnie d'une grande affluence de peuple.
Le roi était précédé des deux compagnies des mous-
quetaires, des chevau-légers et gendarmes , avec tous
les carrosses de la cour et les gardes du corps. Il y
avait dix-huit carrosses du roi, dont la plupart à huit
chevaux. Le roi avait dans son carrosse M. le Dauphin
et des princes du sang, et la reine était avec Mesdames
de France. Il y avait, outre cela, devant le roi, des of-
ficiers du Vol et autres qui accompagnent le roi. Cela
faisait une très-belle marche , aussi récréative à voir
que son arrivée dans Notre-Dame où j'étais.
Dans le chemin, deux officiers des gardes du corps
qui sont à la portière du carrosse du roi, ont jeté de l'ar-
gent au peuple, en écus de six livres et de trois livres,
296 JOURNAL [sept. 1751]
pièces de vingt-quatre et de douze sous, et même, par-
fois, de demi-louis en pièces d'or, mêlées avec de l'ar-
gent. Cela a fait bien du tumulte, à l'ordinaire, pour
ramasser l'argent ; mais, du reste, le peuple n'a point
crié Vive le roi. Les oiïicirrs même étaient obligés de
dire au peuple de crier : on les a entendus. Le peuple,
en général , n'est pas content de ce que l'on n'ôte au-
cun impôt, d'autant plus, d'ailleurs, que le pain s'est
trouvé augmenter ces jours-ci. Cela ne vient pas, néan-
moins, de la faute du ministère, car il n'y a point de
droits sur les blés, et même il y a grande police à Paris
pour que le pain ne soit point augmenté, dans les temps
de moisson, à proportion des environs de Paris. Le jour
de Saint-Louis le pain était à quatre sous la livre à
Montlhéry, et il n'est pas à beaucoup près si cher à
Paris : le pain blanc à trois sous , le pain mollet à
quatre sous.
Le roi et toute la famille royale sont arrivés à quatre
heures et demie à Notre-Dame. L'archevêque avec son
clergé, c'est-à-dire les chanoines, est venu le recevoir
à la porte de l'église, à l'ordinaire, et ils ont marché en-
semble pour gagner le chœur, le roi précédé de tous
les princes du sang. Le roi marche sur une même ligne
avec l'archevêque, en mitre et crosse, qui lui donne la
droite. Après le roi , tous les seigneurs qui l'accompa-
gnent; ensuite la reine et les cinq dames de France,
l'une après l'autre avec leurs écuyers, les princesses
du sang et toutes les dames de la cour.
Le roi avait un air triste et sérieux : tout le monde
s'en est aperçu. 11 n'aime pas les grandes cérémonies.
Peut-être n'était-il pas content de son peuple, quoique
l'affluence fût très-grande partout , comme à Notre-
\
[SEPT. 1751] DE E. J. F. BARBIER. 297
Dame, qui était plein de monde. Quand le roi descend
de carrosse, à la porte de Notre-Dame, il y a des oise-
liers qui liÀchent une grande quantité d'oiseaux. Tout
le parvis en était rempli : il en est même entré dans
l'église. Je ne sais à propos de quoi cet usage'. •
Le Te Deiim était fort beau et il était six heures
sonnées quand le roi est sorti après avoir fait sa prière
à l'autel de la Vierge , ainsi que la reine et toutes les
princesses , lesquelles , au surplus , étaient très-parées
et chargées de pierreries. Le roi et toute la cour s'en
sont retournés parle même cheaiin à la Muette, où il
devait y avoir un grand souper et deux tables de qua-
rante couverts chacune.
Le soir il y a eu un fort beau feu d'artifice dans la
place de Grève et grande illumination à l'hôtel de ville.
Les rues étaient aussi illuminées d'ordonnance de
police , mais assez simplement '.
— Ces fêtes ne devaient être que les préliminaires
des réjouissances, car il n'y a eu ni vin distribué dans
les carrefours , ni échafauds de musique , comme cela
se fait ordinairement. L'on comptait que dans six se-
' Voir t. I, p. 281. Dans les lettres par lesquelles Charles VI confirme
les oiseleurs dans le privilège d'exercer leur commerce sur le Grand-Pont
(le Pont au Change) , il est dit que c'est en considération de l'ohligation
qui leur est imposée de « bailler et délivrer quatre cents oiseaux , » lors
des sacres des rois de France , et quand les reines font leur première en-
trée à Paris. Jaillot Ç Recherc/ies sur Paris , quartier de la Cité, p. il A)
porte ce nombre à deux cents douzaines.
* Le Mercure de France du mois de novembre 1751, p. 170 et suiv.,
contient une description plus détaillée de ces réjouissances. Il parut aussi,
en janvier 1752 , un second volume du Mercure, composé uniquement
de pièces de vers et de prose ayant pour objet la naissance du duc de
Bourgogne , et de relations des fêtes qui furent données à l'occasion
de cet événement, tant en France qu'à l'étranger.
298 JOURNAL [sept. 1751]
maines, après le rétablissement de madame la Dau-
phine , il y aurait des fêtes magnifiques ; mais cela
a été changé. On dit qu'il a été présenté au roi, par
le prévôt des marchands, plusieurs plans de réjouis-
sances qui n'ont pas été de son goût , et qu'il a pré-
féré quelque chose de plus solide et de plus utile. Pour
cet effet, le roi s'est fait repiésenter la dépense que des
fêtes coûteraient, qui se montait à une somme de quatre
cent mille livres. Il a mieux aimé qu'on employât cette
somme à marier six cents filles dans Paris, à raison de
cinq cents livres chacune , à qui l'on doit donner,
dit-on, une médaille d'or où seront, d'un côté, les armes
de la ville, et, de l'autre, la figure du roi, et un louis
de plus à chacune, pour un petit repas.
Les curés de Paris sont chargés de choisir dans
leurs paroisses de pauvres filles et des garçons qui
sachent gagner leur vie, et l'on doit, dit-on, les
marier tous dans chaque paroisse, à une même messe.
Ce n'est pas tout. On doit observer la même chose
dans toutes les villes du royaume, pour employer la
dépense qu'on y ferait en réjouissances, à propoition,
à marier des filles ; les intendants sont chargés de l'exé-
cution.
On ne sait qui a donné, au roi, ce projet qui,
dans le fond, contribuera à donner des sujets à l'Étal;
au lieu que des fêtes ne durent qu'un jour et causent
souvent bien des désordres. Mais ce projet ne doit pas
trop plaire au prévôt des marchands, qui a un bénéfice
certain sur toutes les dépenses extraordinaires que l'on
fait à l'hôtel de ville en pareille occasion. Le projet est
au surplus très-réel; il a été annoncé samedi, 1 8, dans
la Gazette de France et publié dimanche, 1 9, au prône,
[sept. 1751] DE E. J. F. BARBIER. 299
dans les paroisses de Paris. 11 ne s'agit plus que de
voir comment cela sera exécuté.
— M. le marquis de Puisieux , lieutenant général ,
cordon bleu et ministre des affaiies étrangères^, deman-
dait au roi, depuis longtemps, la permission de se re-
tirer à cause de ses infirmités. Le roi la lui a enfin accor-
dée,àla charge néanmoinsd'assister toujours au conseil;
il lui a donné, en conséquence, à Versailles, l'apparte-
ment qu'avait le cardinal de Tencin. Son éloge est au
long dans la Gazette de France.
— Le roi a nommé à la place de secrétaire d'Etat
des affaires étrangères M. Barberie de Sainl-Contest ,
qui a été intendant de Bourgogne et qui est à présent
ambassadeur du roi auprès des États-Généraux'.
— Le lundi, 20, les gardes du corps ont donné un
très-beau bal à Versailles, dans la grande salle des gar-
des de l'appartement de la reine. 11 a été bal paré depuis
sept heures du soir jusqu'à onze, et ensuite bal masqué
jusqu'à sept heures du matin. Le roi, la reine même,
M. le Dauphin , Mesdames de France et toutes les
dames et seigneurs de la cour y sont venus; il y avait
peu de dames de Paris. Il y avait aussi de grands ra-
fraîchissements. Les gardes du corps en ont fait les
honneurs au mieux ; on en a fait l'éloge dans la Ga-
zette.
— M. le comte d'Argenson , ministre et secrétaire
d'État de la guerre et de Paris , est père temporel des
Capucins comme était M. d'Argenson % garde des
• La république des Provinces-Unies.
' L'église des Capucins du Marais n'ayant été achevée que par la pro-
tection de M. d'Argenson, alors lieutenant général de police, ce fut sans
doute la reconnaissance qui porta les Capucins à décerner le titre de père
300 JOURNAL [sept. 1751]
sceaux , son père. En cette qualité , il donne tous les
ans un grand souper, le jour de Saint-François \ dans
la maison des Capucins de la rue Saint-Honoré. Cette
année, à cause de la naissance de M. le duc de Bour-
gogne, il a changé le jour et a donné une très-grande
fête lundi, 27. 11 y avait un Te Deiim magnifique à
grand chœur, avec cent vingt musiciens. L'église des
Capucins était ornée avec des tapis du garde-meuble du
roi. L'illumination de l'église était superbe : plus de
trente lustres et plus de soixante girandoles, ce qui pou-
vait employer six cents livres de bougie. M. le comte
d'Argenson en faisait les honneurs et il a eu grand
monde: plus de douze cordons bleus. Le président Mole,
qui tient la chambre des vacations ; M. Joly deFleury,
procureur général ; l'intendant de Paris ; le lieutenant
général de police ; le prévôt des marchands et plusieurs
seigneurs, conseillers d'État et maîtres des requêtes;
M. le comte de Saint-Florentin, ministre d'État; les
deux autres étaient indisposés. Ensuite un grand sou-
per dans le réfectoire des Capucins, qui était bien illu-
miné. Deux tables, l'une de trente-neuf couverts, où
étaient les seigneurs ; une autre de vingt-huit, où étaient
les conseillers d État, prévôt des maichands, lieutenant
de police et autres gens de robe. J'ai été étonné de
cette distinction et séparation. Tous les Capucins ont
été bien régalés et ont eu chacun une bouteille de vin
temporel ù leur bienfaiteur. Il paraît , au reste , que ce titre s'accordait
assez facilement, puisque Voltaire lui-même en fut gratifié en 1770, à
l'occasion d'une faveur qu'il avait obtenue du duc de Choiseul pour les
Capucins deson pays. Voir la Correspondance de Voltaire, année 1770.
' Saint François d'Assise , dont la fête se célèbre le 4 octobre. Les Ca-
pucins étaient des religieux de l'Ordre de Saint-François de la plus étroite
observance, réformés des Frères Mineurs dits communément Cordeliers.
[ocT. 1751] DE E. J. F. BARBIER. 301
de Bourgogne, une demi-bouteille de vin de Cham-
pagne et un verre de vin d'Espagne. On compte que
cette fête, qui lui fera grand honneur auprès du roi ,
peut coûter à M. d'Argenson huit ou dix mille hvres.
— Mercredi, 29, il y a eu un Te Deiim chanté dans
les paroisses et toutes les églises stationnâtes pour la fin
du grand jubilé.
Octobre. — Au commencement de ce mois, le roi a
fait un voyage de trois jours à son château de Choisy.
Il a été , depuis , au château de Crécy de madame la
Marquise. On y avait préparé un grand feu d'artifice
en réjouissance de la naissance de M. le duc de Bour-
gogne, ainsi qu'il y en avait eu un déjà au château de
Bellevue. Mais la fête a été interrompue par la nouvelle
de la mort de M. Le Normant, père de M. Le Normant
d'Etiolés et beau-père de madame la Marquise. Étant
chez elle, il ne convenait pas de tirer un feu d'artifice.
Il s'agit de savoir si elle portera le deuil, parce qu'elle
n'est point avec son mari, qu'elle n'en porte plus le
nom et que c'est madame la marquise de Pompadour *.
— Le roi a eu une petite attaque et indisposition de
goutte ou de rhumatisme à Crécy, ce qui l'empêchait
de marcher. Mais l'envie de chasser est si forte, que le
roi s'est fait mener dans les champs , dans son fauteuil
roulant, et qu'il a tué deux cents pièces de gibier.
— ■ Lundi, T, la reine est venue à Paris , aux Car-
mélites de la rue de Grenelle, faubourg Saint-Germain,
donner le voile à madame la marquise de Rupelmonde^,
' Madame la Marquise a pris et porté le deuil comme toute autre per-
sonne pour un beau-père. [Note postérieure de Barbier.]
* Marie-Chrétienne-Cliristine de Gramont , fille du colonel du régi-
ment des gardes françaises, née le 15 avril 1721, mariée le 21 avril 1733
302 JOURNAL [oct. 1751]
veuve, qui est Gramont en son nom et qui était dame
du palais de la reine. Elle n'a que trente-trois ans et
est belle femme.
La reine est arrivée l'après-midi, à trois heures, par
la plaine de Grenelle. Elle avait, dans son carrosse,
M. le Dauphin et quatre de mesdames ses filles, et un
très-grand cortège de carrosses à huit et à six chevaux.
M. le duc de Gèvres et tout le corps de Ville ont été
l'attendre et la recevoir à la barrière de Sèvres, en
grande cérémonie. M, le duc de Gèvres avait un grand
cortège de carrosses, à son ordinaire. M. de Bernage,
prévôt des marchands, a fait à la reine un compliment
d'un quart d'heure à la portière de son carrosse, qu'il
pleuvait à verse, et toute la Ville présente, nu-tête et
sans parapluies.
— M- le comte d'Argenson a eu le crédit d'obtenir
pour M. le marquis de Paulmy, son neveu , ambassa-
deur en Suisse, la survivance de sa charge de secré-
taire d'État au département de la guerre. M. de Paulmy
est fils du marquis de Paulmy d'Argenson , ci-devant
secrétaire d'État des affaires étrangères , qui est l'aîné
de la maison.
M. le comte d'Argenson a tout crédit auprès du roi.
M. de Paulmy, son neveu, a beaucoup d'esprit, mais il
n'a jamais été intendant de province : il est simple-
ment maître des requêtes. A la vérité , M. le comte
d'Argenson n'avait été intendant que de Tours, où l'on
n'apprend pas la guerre. Son neveu sera plus avancé
que lui, car il va l'apprendre sous son oncle. Il est re-
à Yves-Marie de Recourt de Lens et de Lucques, comte de Rupelmonde,
tué le 15 avril 1745 au combat de Paffenhoffen. Elle était devenue dame
du palais par la démission de sa belle-mère, en 1741 .
[OCT. 1751] DE E. J. F. BARBIER. 303:
venu de Suisse , le 2 de ce mois , et a remercié le roi
le 3. M. d'Argenson lui a déjà donné et distribué des
départements sur lesquels les premiers commis travail-
lent avec lui. Il l'enverra, sans doute, faire des tour-
nées dans les villes frontières, ou il y a de grosses gar-
nisons , pour apprendre son métier et connaître les
troupes.
Le dessein de M. le comte d'Argenson est apparem-
ment de se faire duc et pair, ou bien son fils, le mar-
quis de Voyer, qui est maréchal de camp. Au surplus,
ils sont d'assez bonne maison pour cela.
— Le prince d'Orange et de Nassau, slathouder de
la république de Hollande, est mort dans le mois d'oc-
tobre*, à l'âge de quarante-un ans. On n'a point porté
de deuil pour lui. Sa mort a cependant été annoncée
dans la Gazette de France, avec la qualité de sta-
thouder.
— Les Te Deum que toutes les académies, tous
les corps des marchands et des communautés de Paris
ont fait chanter pour la naissance de M. le duc de
Bourgogne, n'ont pas discontinué pendant un temps
considérable. L'Université de Paris, pour faire une pe-
tite promenade, a été chanter son Te Deum dans l'é-
glise des Invalides. M. de Beaumont , archevêque de
Paris, y a célébré la grand'messe. Cela a fait une pro-
cession solennelle depuis les Matliurins, où l'Université
s'assemble, jusqu'aux Invalides; et, comme l'esprit
janséniste règne toujours dans Paris, on a saisi cette
* Guillaume-Charles-Henri Frison de Nassau-Dietz, né le 1 " septembre
1711, mourut le 22 octobre. Il avait été revêtu du stathoudérat en 1747,
et , peu de temps après , cette dignité avait été déclarée héréditaire dao»
sa famille.
304 JOURNAL [oct. 1751]
occasion pour faire des vers sur notre pauvre Uni-
versité :
Vigoureuse, autrefois, et pleine de santé,
Fille aînée de nos rois, dame Université
Livrait mille combats, emportait mille palmes ,
S'attirait mille cœurs par l'éclat de ses charmes;
La risée, aujourd'hui, de ses fiers ennemis,
Le mépris et l'horrenr de ses plus cliers amis ,
Par Ventadour', hélas! par la bulle vaincue,
Perdue , estropiée , honnie et confondue ,
Aux Invalides veut se faire recevoir,
Pour y cacher sa honte avec son désespoir;
Mais comme tous les maux ne sont pas guérissables ,
Elle eût aussi bien fait d'aller aux Incurables.
— Madame la Dauphine , qui aime fort Fontaine-
bleau, y est avec M. le Dauphin, du 25 de ce mois '.
Elle n'est point venue auparavant, comme on le croyait,
à Notre-Dame , parce qu'il n'y a point ici assez de
gardes du corps pour venir à Paris avec un certain
cortège. Elle y viendra, dit-on, après le retour de
Fontainebleau , apparemment avec les dames de France
qui l'accompagneront.
— Tout le public raisonne fort, dans Paris, un peu
à voix basse, d'un événement, aussi triste qu'extraor-
dinaire, arrivé à Versailles un peu avant le voyage
de Fontainebleau, dans l'appartement du jeune duc
de Bourgogne, dans le berceau duquel on a mis un
paquet de papiers, tandis qu'on remuait le jeune
prince. Le lit ou berceau est entre un lit de madame
de Tallard, gouvernante, et celui de la sous-gouver-
* L'abbé de Ventadour, élu recteur eu i 739, et qui fît révoquer l'appel
de la constitution Unigenitus. Voir t. II, p. 2;21 et 230.
* Le roi était à Fontainebleau depuis le 12.
iocT. 1751] DE E. i. F. BARBIER. 305
liante, le tout entouré d'un paravent. Le roi était lui-
même dans la chambre avec sept ou huit personnes
seulement qui l'avaient suivi, comme le maréchal de
Noaillesjle duc d'Âyen et autres.
Madame Sauvé, première femme de chambre du
jeune duc de Bourgogne, avertit madame la duchesse
de Tallard, qui était dans la chambre, qu'il ne fallait pas
remettre le prince dans son berceau, parce qu'elle avait
vu une main y jeter quelque chose. On dit que madame
de Tallard la reprit de ce qu'elle n'avait pas averti
sur-le-champ pour faire fermer la porte, et qu'elle
s'excusa sur ce qu'elle avait eu peur que cela ne fît
trop de bruit ; que madame de Tallard prit apparem-
ment le paquet et le porta au roi ; que le roi fit venir
sur-le-champ M. le comte de Saint-Florentin, qui ayant
la maison du roi est le ministre pour tout ce qui se
passe dans le château, pour ouvrir le paquet.
Personne ne sait et ne peut savoir, à dire vrai, les
particularités de cette affaire, qui s'est passée entre le
roi et le ministre ; mais on a dit, dans Paris, qu'il y avait
trois paquets, un de poudre à canon, un de poudre à
poudrer et un autre de poudre de bois, et des vers
très-forts contre le roi et le gouvernement'. On dit,
en cour, qu'il n'y avait point de vers, mais cela
n'est pas plus sûr. Comme on s'est tourmenté inutile-
ment l'imagination pour expliquer le sens de ces trois
paquets, le public a conclu tout de suite qu'on en
voulait à la vie du jeune prince ; mais cela n'est pas
vraisemblable, non-seulement parce qu'il n'y a per-
sonne assez méchant pour un pareil attentat, mais
' On dit que le roi a souvent trouvé de pareils papiers critiques dans
son cabinet. [Note de Barbier.^
III 20
306 JOURNAL [ocr. 1751]
parce que, s'il y avait le moindre sujet de soupçon, ii
ne serait pas naturel que toute la cour, surtout
M. le Dauphin et madame la Dauphine, fussent partis
aussi tranquillement pour Fontainebleau, et qu'on eût
laissé le jeune prince seul dans Versailles avec une
simple garde de cinquante hommes, madame de Tal-
lard et les femmes qui sont auprès de lui.
La grande difficulté est de savoir qui a été assez
hardi pour mettre un paquet dans ce berceau. Peut-
être est-ce quelqu'un de si haut que madame Sauvé
n'a pas osé faire éclat sur-le-champ, ni même le dé-
clarer à madame de Tallard, et qu'elle se sera con-
tentée de dire qu'elle s'était aperçue du fait sans avoir
distingué la personne; elle ne dit même pas si c'est
un bras d'homme ou de femme.
Quoi qu'il en soit, ce qui est certain, c'est que ma-
dame Sauvé, le jour même ou le lendemain, a été
condjiite de Versailles à la Bastille, et que sa femme
de chambre ' a été conduite au For-l'Evêque et mise
au secret. Ces femmes ont été sans doute interrogées ;
mais on n'en sait et n'en saura pas sitôt davantage
dans le public.
A l'égard de madame Sauvé, cela a fait dire son his-
toire : c'était une marchande de poisson ^, à Paris,
riche, jolie, bien faite et de beaucoup d'esprit, qui était,
• Marie-Charlotte Anquely, femme Mézières. Barbier est dans l'erreur
en disant qu'elle fut mise au For-l'Evèque, ou, du moins, elle y resta alors
peu de temps , car elle figure au nombre des prisonniers de la Bastille.
Comme elle était enceinte au moment de son arrestation , on lui permit
de sortir de prison pour aller faire ses couches chez une sage-femme ,
puis elle fut ramenée à la Bastille.
' Son mari fait encore le commerce de poisson : il achète des étangs.
( Note de Barbier. )
[ocT. 1751] DE E. J. F. BARBîER. 307
dit-on, fort aimée de M. le comte d'Argenson, qui avait
une bonne maison où elle donnait à souper, non-seu-
lement à M. le comte d'Argenson, mais à des seigneurs,
et qui s'était un peu dérangée à ce train-là. C'est une
femme qui a eu plusieurs intrigues. Pour raccommoder
un peu ses affaires, elle avait eu d'abord une place
auprès de Madame, fille de la première Dauphine, et
ensuite celle-ci auprès de M. le duc de Bourgogne,
le tout par le crédit de M. le comte d'Argenson. Cette
madame Sauvé a une fille extrêmement jolie qui est
mariée à un M. Dubois, premier secrétaire de M. le
comte d'Argenson, dont la protection est connue pour
toute la famille.
Il est presque indubitable que madame Sauvé est
très-innocente et qu'on ne peut pas la soupçonner
d'avoir mis elle-même aucun paquet dans le berceau,
quoiqu'on dise, en cour, qu'elle a voulu, par cette ma-
nœuvre, se faire un mérite de son zèle et de son at-
tention. Cependant la voilà perdue. On dit que M. Du-
bois, son gendre, sa fille, et une nièce qu'elle avait aussi
placée en cour, ont eu , en même temps, ordre de quit-
ter Versailles.
On n'en sait rien de plus actuellement; mais cette
histoire, qu'on a voulu cacher dans les commence-
ments, s'est répandue dans Paris de façon qu'elle est
absolument publique et donne lieu à bien des discours \
— Ce qui fait encore plus murmurer, c'est que de-
' Madame Sauvé, entrée à la Bastille le 1 7 octobre 1 751 , ne recouvra
sa liberté que le 6 mars 1757, et avec la condition de s'éloigner de Paris
et de se retirer en province. On peut lire des détails plus circonstanciés
sur cette aventure dans les Mémoires lùstoriques et authentiques sur la Bas-
tille, t. Il, p. 323etsuiv.
308 JOURNAL [mv. 1751]
puis un mois le pain augmente tous les jours de mar-
ché, même dans Paris. Le pain mollet vaut quatre sous
la livre et le pain ordinaire trois sous etunliard. Cela
indispose d'autant plus le peuple et tout le monde,
que la récolte de cette année n'a pas été absolument
mauvaise , et que l'on sait que ^ par la récolte précé-
dente, il doit y avoir dans le royaume du blé pour plus
de deux ans. On ne sait à quoi attribuer cette mau-
vaise administration. Cela fait dire, au peuple même,
qu'il y avait du blé ancien et de provision dans les
magasins publics , que le ministère a fait enchérir le
blé, par la police sur les marchés, pour vendre ce blé ;
après quoi on le laissera diminuer pour remplir les
greniers. Cela est d'autant plus triste que la cherté du
blé fait augmenter foin , paille , avoine et toutes sortes
de marchandises.
Novembre. — La cérémonie des six cents mariages
que le corps de Ville de Paris fait faire pour la nais-
sance de M. le duc de Bourgogne, est remise au 9 de
ce mois. Les curés de Paris, qui sont chargés de
l'exécution, ont eu de la peine à trouver des garçons
natifs de Paris et ayant quelque métier. D'ailleurs , il
a fallu que la ville eût de l'argent comptant.
La Ville a d'abord envoyé à chaque curé, suivant le
nombre de mariages accordés à la paroisse , du drap
pour les habits des garçons, et des étoffes rayées soie,
fil ou coton , pour les robes des filles. Le tout de dif-
férentes couleurs, afin d'éviter un uniforme d'habille-
ment reconnaissabîe dans les rues.
La yille a ensuite délivré aux curés, en argent, une
somme de trois cent soixante-neuf livres pour chaque
mariage , pour le surplus des cinq cents livres , dont
[nov. 1751] DE E. J. F. BARBIER. 309
il y a soixante-neuf livres pour les frais de mariage,
savoir : vingt-quatre livres pour le repas de chaque
mariage, à raison de quatre livres par tête, sur le pied
de six personnes , le gaiçon , la fille et deux personnes
de chaque côté; pour des carrosses; la façon des
habits aux tailleurs et couturières; les souliers , les
bas, chapeaux, gants et bouquets. Le linge, chemises,
garnitures, manchettes, avait aussi été fourni par la
Ville. Ce sont les curés qui se sont chargés de ces petits
détails; d'avoir une salle pour rassembler leurs noces ,
de commander le repas, et de tout le reste.
— Lundi , 8 , les fiançailles se sont faites dans
chaque paroisse dont toutes les cloches ont sonné.
— Mardi, 9, jour destiné pour cette cérémonie nou-
velle et authentique , le canon de la ville a tiré à six
heures du matin. Dans la matinée, on a procédé à la
célébration des mariages dans chaque paroisse, et
chaque curé a fait de son mieux.
Il y avait soixante-six mariages à Saint- Sulpice ,
cinquante à Saint-Paul , autant à Saint-Euslache ;
ainsi à proportion de la grandeur des paroisses; douze
à Saint-Séverin , douze à Saint-Benoît. Tous ces ma-
riages ont été célébrés à la même messe. Les mariés,
qui étaient tous jeunes gens , étaient rangés deux à
deux (.'ans le chœur des églises. Les curés ont dit la
messe et ont fait un discours arrangé, parce que les
églises étaient remplies de monde que la curiosité y
avait amené. Les mariés avançaient deux à deux à
l'autel, pour la cérémonie du mariage. Dans les grandes
paroisses, comme à Saint-Sulpice, plusieurs prêtres
étaient employés à interroger les mariés , parce que
cela aurait été trop long. Dans certaines paroisses, il
310 JOURNAL [^ov. 1751]
n'y avait qu'un poêle sur le premier rang pour tous :
dans d'autres, il y avait douze poêles, comme à Saint-
Benoît, où j'ai vu la cérémonie.
Il y avait à chaque paroisse un député du corps de
Ville , échevin , ancien échevin , conseiller ou quarti-
nier de Ville, qui avait la première place dans le chœur,
dans les hautes stalles , avec un tapis et un carreau de
velours devant lui , et deux archers de Ville.
Saint-Roch a été le plus honoré : M. le duc de
Gèvres , gouverneur de Paris, qui est de cette paroisse,
y a été en grand cortège et a assisté h la messe et à la
célébration; il avait un fauteuil dans le chœur et ses
gentilshommes sur des banquettes. Le prévôt des mar-
chands aura été de même à sa paroisse.
A Saint-Paul, à Saint-Roch, à Saint-Sulpice, il y
avait non-seulement des carrosses de remise , mais
plusieurs carrosses bourgeois que les curés avaient de-
mandés pour conduire les mariés au lieu du lepas ,
après les messes qui ont fini tard.
Les curés , en général, avaient retenu des salles chez
des traiteurs. A Saint-Roch, ils en avaient à l'hôtel des
Ambassadeurs ^ D'autres ont eu aussi des salles d'em-
prunt. Le curé de Saint-Benoit^, qui est fort entendu
pour tous les détails , avait loué un jeu de paume dans
' L'hôtel de Pontchartraiu, situé rue Neuve-des-Petits-Champs, et sur
l'emplacement duquel a été ouvert , en 1825 , le passage Choiseul. Cet
hôtel, construit pour Hugues de Lyonne , secrétaire d'Etat , après avoir
appartenu à Louis-Phclippeaux de Pontchartrain, clianceUer de France ,
avait été acheté par le roi pour y loger les ambassadeurs extraordinaires,
lorsque le duc de Nivernais devint propriétaire de celui qui leur était af-
fecté, rue de Tournon. Voir la note 1, t. II, p. 313.
' Il se nommait Jean Brûlé.
[nov. 1751] DE E. J. F. BARBIEH. 311
la rue Hyacinthe', qu'il avait fait tapisser et orner de
lustres, et qui était tout rempli de femmes et d'hommes
pour voir la fête. Le curé de Saint-Benoit et ses clercs
étaient debout , coupaient les viandes et servaient les
mariés. Toutes ces noces ont été assez bien servies;
ils étaient servis par six , avec deux entrées , du rôti,
tourtes pour l'entremets, du dessert, du vin de liqueur
et du café. Chaque curé , pour faire bien les choses,
y aura mis un peu du sien.
Les députés de la Ville à chaque paroisse, n'ont
point signé sur l'acte de célébration. On a fait atten-
tion qu'il ne fallait point laisser de vestiges, dans ces
actes , que ces mariages avaient été faits par espèce de
charité.
A six heures , plus ou moins , cela a fini , et les ma-
riés ont été reconduits chacun chez eux. Chaque curé
a assisté au repas des mariés , du moins pour être pré-
sent sans être à table, avec quelques-uns de leurs
prêtres, pour maintenir le bon ordre. Il est certain
que tout cela s'est passé avec beaucoup de décence et
beaucoup de dignité.
Après toutes les messes , le gouverneur de Paris, le
prévôt des marchands et tous les députés de la Ville,
sont retournés à l'hôtel de ville , où il y a eu un dî-
ner magnifique, qui a commencé à trois heures et fini
à six. Ils étaient soixante personnes ^ On y a bu à la
* La rue Saint-Hyaciiilhe Saint-Michel.
^ Paris était divisé en cinquante-trois paroisses , en y comprenant les
lieux exceptés de l'ordinaire, c'est-à-dire qui n'étaient pas sous la juridic-
tion de l'archevêque. Il y avait , en outre , treize églises où se faisaient
les fonctions curiales , telles que l'église de l'abbaye Saint-Antoine pour
les habitants et domestiques de l'enclos, celle de l'abbaye Saint-Victor, etc.
312 JOURNAL [nov. 1751]
santé de M. ie duc de Bourgogne, de M. et de madame
la Dauphine, de la reine, et, pour la dernière santé, à
celle du roi, pour laquelle tout le monde s'est levé.
Après ce dîner^ tout ie corps de Ville est descendu
à Saint-Jean, paroisse de l'hôtel de ville, qui était orné
magnifiquement, tapissé en damas cramoisi avec
des galons d'or, et plus de soixante lustres ou giran-
doles; pour terminer cette grande fête, on y a chanté
un grand Te Deiim en musique, qui n'a fini qu'à plus
de huit heures du soir.
Les mariés, qui avaient été un peu honteux et gê-
nés dans toutes ces cérémonies , auront été plus
libres, le soir et le lendemain, pour danser entre eux.
Les curés de Paris, qui sont chargés de la somme
de trois cents livres qui revient à chaque mariage , ne
l'ont point donnée au mari qui aurait pu la dissiper,
11 est réservé à leur prudence de l'employer en tout
ou partie, soit en meubles, pour ceux qui n'en ont
point, soit en outils , marchandises , pour partie de
maîtrises, et à choses nécessaires et utiles pour l'éta-
blissement des mariés.
Cela a fait, le jour et le lendemain, la conversation de
tout Paris comme nouveauté, et il n'en est plus ques-
tion, en attendant autre nouvelle.
— Le roi et la cour sont revenus de Fontainebleau
à Clîoisy, le 1 7 de ce mois. Il y a eu de grands plaisirs
à Fontainebleau, comédie française et italienne, où le
roi a souvent assisté ; des ballets où il y avait des dan-
seurs de l'Opéra; des soupers dans les petits appar-
tements , et beaucoup de grandes chasses dans la
journée.
— Il y a eu une scène, de la |)art de M. le duc de
[Nov. 1751] DE E. J. F. BARBIER. 313
Chartres. Depuis longtemps, milord Melfort ^ était de
la cour de madame la duchesse de Chartres, sans que
M. le duc de Chartres en fût autrement inquiet ; mais
à une comédie, à Fontainebleau, milord Melfort était
entré le premier dans la loge de madame la duchesse
de Chartres. Lorsque la princesse arriva, milord Mel-
fort, qui était assis et répandu sur les bancs, ne se leva
pas et parla quelque temps à la princesse qui était de-
iDout. M. le duc de Chartres , qui était dans une loge
vis-à-vis, avec madame la princesse de Conti, mère
de son épouse , fut scandalisé de cet air de liberté et
du manque de respect en public, dans un spectacle.
11 appela tout haut milord Melfort, qui alla lui parler,
et il lui dit qu'il lui défendait de mettre les pieds chez
lui, et de se trouver où serait madame la duchesse.
Au sortir de la comédie , il rendit compte au roi de
ce qu'il venait de faire. Le prince a agi comme il le
devait.
— Le 20 de ce mois, M. le Dauphin et madame la
Dauphine sont venus entendre la messe à Notre-Dame,
pour remercier Dieu de la naissance de M le duc de
Bourgogne. Le roi avait nommé plusieurs dames pour
accompagner madame la Dauphine , en sorte qu'ils
" Lcuis-Hector, comte de Drumond Melfort, né en i 726 , issu d'une
très-ancienne famille d'Angleterre , et dont le grand-père, partageant la
mauvaise fortune de Jacques II , était venu s'établir en France à la suite
de ce monarque. Le comte de Melfort, fort bel homme, et qui avait eu de
nombreux succès à la cour, avait servi avec distinction sous le maréchal
de Saxe. Il était, en 1731, colonel du régiment Royal-Écossais, et de-
vint plus tard lieutenant général , commandeur de Saint-Louis , etc. II
:i publié plusieurs ouvrages d'art militaire estimés , et entre autres :
Traité sur la camlerie , Paris, 1776 , grand in-folio, avec un volume de
planches formant atlas.
314 JOURNAL [nov. 17Mj
avaient un cortège de huit carrosses à huit et six che-
vaux. 11 y avait, clans le parvis, un détachement des
gardes françaises et suisses. L'archevêque et le clergé
sont venus les recevoir à la porte, avec un compli-
ment, et les ont conduits dans le chœur, où ils ont en-
tendu une messe basse sans musique, et ont fait en-
suite leur prière devant la chapelle de la Vierge. Ils
sont venus de Choisy par la porte Saint-Bernard , le
quai de la Tournelle, la Grève et le Pont-Notre-Dame,
soit pour traverser plus dans la ville, soit pour ne pas
passer sous le Pelit-Châtelet, d'où il aurait fallu déli-
vrer des prisonniers \ Après la messe, ils sont retour-
nés de suite diner à Versailles. Il y avait en tout, dans
la marche, des inspecteurs de police, du guet à che-
val, des pages, plusieurs officiers à cheval, et peut-
être une vingtaine de gardes du loi. La Ville n'a fait
aucune cérémonie.
Le peuple était fort tranquille ; peu de monde dans
le parvis, et on n'a point crié : Fii'e le roil ni i^ive le
dauphin ! Le peuple n'est pas content de la cherté du
pain et des impôts. Tout le public a bien remarqué ce
silence populaire.
— Dimanche, 21, M. le comte d'Argenson s'est
rendu le matin chez le premier président avec quatre
lettres de cachet. Une nommément pour M. le premier
président, deux en blanc pour deux présidents à mor-
' Voir t. II, p. 502. Les prisonniers pour dettes détenus au Petit-Châ-
telet, avaient cependant fait illuminer tout le couronnement du bâtiment
pendant quatre jours de suite, lors de la naissance du duc de Bourgogne,
et ils avaient placé un orcliestre nombreux sur la plate-forme le jour où
le roi était venu à Notre-Dame i' Mercure de France, janvier \ 752, IP vol. ,
p. HO).
[nov. 1751] DE E. J. F. BARBiKn. 315
lier, pour en remplir les noms de ceux qui seraient à
Paris, et la quatrième pour un greffier de la grand-
chambre. Ces lettres ont été remplies de MM. les pré-
sidents Le Peletier de Rosanbo et de Maupeou , le
fils, et de M. Ysabeau , greffier de la grand'chambre.
Elles portaient l'ordre du roi de se rendre dans le
jour à Versailles, pour recevoir les intentions du roi
et pour lui porter le registre des délibérations et ar-
rêtés du parlement. Cela a été exécuté.
Le roi a dit à ces messieurs qu'il les avait mandés
pour leur dire qu'il faisait défense à son parlement de
faire aucune délibération au sujet de la déclaration
du 24 mars touchant l'Hôpital-Général ; qu'il évoquait
à lui cette affaire , et s'en réservait la connaissance par
un arrêt du conseil dont M. le chancelier a fait lecture
à MM. les présidents.
Le roi a demandé ensuite le registre des délibéra-
lions et arrêtés que le greffier a donné à M. le premier
président, lequel les a remis entre les mains du roi.
Les délibérations sur l'affaire de la déclaration du
24 mars n'étaient encore que sur des feuilles volantes,
en cahier, et non dans un registre relié. Le roi les a
prises, les a regardées dessus et dessous, les a chiffonnées
un peu et les a mises dans sa poche. Il a ensuite donné
un papier à M. le premier président , contenant sa dé-
fense à son parlement de s'assembler et délibérer au
sujet de l'afTaire de F Hôpital-Général, et de faire au-
cunes remontrances. Il a ainsi renvoyé les présidents
et le greffier.
Par cette opération le roi s'est évité la peine d'un
lit de justice. Il a entre les mains , et en sa possession ,
les originaux de l'enregistrement du 20 juillet et de
316 JOURNAL [nov. 1751]
tout ce qui a été fait depuis. De cette manière c'est
une affaire toute nouvelle.
— Il y a trois registres au parlement : celui des arrêts ;
un des ordonnances, édits, déclarations, lettres pa-
tentes enregistrées ; et un des délibérations et arrêtés de
la compagnie, qu'on appelle du conseil secret. Ces deux
derniers registres ont été depuis longtemps en simples
cahiers. M. Joly de Fleury, père, procureur général,
s'est déterminé à les faire transcrire sur des registres
en parchemin et a obtenu une certaine somme par an
pour les frais des copistes. Comme cela est fort long,
on n'en est pas encore aux années 1 738 et 1 741 de ces
deux registres. C'est la raison pour laquelle on a porté
au roi les minutes et originaux en feuilles volantes.
— Lundi, 22, la grand'chambre a tenu, à l'ordi-
naire, pour les compliments et les discours qui se font
aux avocats, à la rentrée, tant par le premier président
que par les gens du roi. C'est M. Le Bret , avocat
général , qui a fait le discours % et il n'a point été ques-
tion d'autre chose.
— Mercredi, 24, M. le premier président a tenu le
matin la petite audience jusqu'à neuf heures, à l'ordi-
naire , et s'en est retourné à la buvette. Pendant ce
temps-là, messieurs du parlement sont arrivés dans le
cabinet de la quatrième chambre des enquêtes, qui
rend dans la grand'chambre , où ils sont même restés
du temps sans vouloir se mettre en place pour en-
tendre les mercuriales. M. le premier président les
ayant fait avertir, ils sont entrés en grand nombre;
on dit cent quatre-vingts.
' Il avait pris pour sujet : Sur la gloire propre au barreau.
[Nov. 1751] DE E. J. F. BARBIER. 317
M. d'Ormesson , premier avocat général , a fait le
discours des mercuriales^ à l'ordinaire, après quoi
M. le premier président a pris la parole. Il a rendu
compte à la compagnie des lettres de cachet du di-
manche 21 , et de ce qui s'était passé à Versailles lors
de la remise des minutes des arrêtés et délibérations.
Puis il a lu le petit bulletin qui contenait la défense
faite au parlement de délibérer et de faire aucunes re-
présentations au sujet de cette affaire.
M. le premier président a ensuite demandé l'avis de
M. Pinon , qui était le doyen des conseillers lais , lequel
a dit en peu de mots : « Monsieur, puisque le roi nous
défend de délibérer, et qu'il nous interdit par là nos
fonctions, la compagnie vous déclare qu'elle ne peut
ni n'entend" continuer aucun service. >> Toute la com-
pagnie a approuvé et applaudi par gestes cet avis. Sur
quoi M. le premier président a dit que son silence
exprimait assez l'excès de sa douleur, et qu'ils allaient
faire un grand tort au public. Tout le monde s'est levé
et s'est séparé.
Cette triste nouvelle s'est répandue sur-le-champ
dans Paris. Les avocats qui étaient à l'audience du
Chàtelet se sont retirés , et tous les autres cessent leurs
fonctions.
En sorte que depuis hier, midi, il n'y a plus de
parlement à Paris. Cette misérable affaire devient très-
grave et très-intéressante pour le public.
— On dit que c'est M. le comie de Saint-Séverin
' Il parla contre le défaut des personnes qui ne veulent pas'' être ce
qu elles sont , et qui veulent paraître ce qu'elles ne sont pas.
* Bien des gens ont trouvé cette expression n'entend un peu trop forte
dans une réponse dont le roi doit être instruit. [Note de Barbier.)
318 JOURNAL [nov. 1751]
d'Aragon qui a déterminé le roi, dans le conseil d'Etat,
à faire le coup d'autorité du dimanche 21 de ce mois,
et que M. le contrôleur général et garde des sceaux
n'était point de cet avis. Ceci va tomber aussi sur M. le
chancelier de Lamoignon et sur M. de Beaumont,
archevêque de Paris. Mais enfin voici les grands coups
portés. Plus de tribunaux dans Paris , d'arrêts de dé-
fense ; plus de Tournelle criminelle. Cela cause un
grand désordre.
— Depuis mercredi, 24, les gens du roi vont tous les
jours en robe au parquet , passer une heure de temps
pour la forme, car il n'y a qu'eux en robe dans le palais.
Il n'y a point d'audience à la cour des aides, ni au grand
conseil, ni au Châtelet, du moins pour les avocats; il
n'v en a aucun. Tous les cabinets sont fermés pour les
consultations, conseils des princes et des grands sei-
gneurs, arbitrages, et même pour les commissions du
conseil données à des avocats. Les procureurs mêmes
veulent se dispenser de leurs fonctions.
— On dit que M. le comte de Saint-Séverin , sur le
dernier parti du parlement, était d'avis d'en faire pendre
deux ou trois des plus mutins ; mais que le roi , qui
est extrêmement bon , avait toujours été d'avis pour la
douceur.
— MM. les gens du roi ont été jeudi à l'audience de
M. le comte d'Argenson, où ils ont été une hernie et
plus enfermés avec lui. Mais à quoi aboutissent ces
conversations ?
Samedi, 27, on a crié dans Paris, sur les six heures
du soir, un arrêt du conseil d'État tenu pour les
finances, daté du 25, lendemain de la cessation du
parlement, par lequel le roi, pour soulager les habi-
[Nov. 1751] DE E. J. V. BARBIER. 319
tants de sa bonne ville de Paris de l'augmentation sur-
venue sur le prix du pain , ordonne qu'à commencer
du i" décembre , il sera sursis à la levée et perception
des droits rétablis en 1 743, et des quatre sous pour livre
d'iceux droits, ordonnés par l'édit de septembre 1 7U7\
sur les denrées les plus ordinaiies, savoii- sur les œufs,
beurre, fromages, veaux, volaille, gibier, cochons de
lait , agneaux , chevreaux et porcs ; sur la saline ,
charbon de bois et bois à brûler, jusqu'à ce qu'il en
soit autrement ordonné.
Cette diminution fait un objet sur la dépense , car en
1742, la voie de bois neuf n'était qu'à dix-sept livres
quatre sous trois deniers ; le bois flotté à quinze livres
quinze sous neuf deniers ; et la voie de charbon à quatre
livres six sous. En 1744, à cause des droits rétablis, le
bois neuf était à dix-neuf livres seize sous ; le bois flotté
à dix-huit livres quinze sous ; et le charbon à cinq livres.
En 1 748 , à cause des quatre sous pour livre , le bois
neuf a été à vingt livres dix sous; le bois flotté à dix-
neuf livres deux sous , et le charbon à cinq livres sept
sous six deniers; c'est le prix qui a duré jusqu'à présent.
Au moyen de cet arrêt du conseil, ces marchandises re-
tomberont dès le 1" décembre, qui est dans quatre
jours, au prix qui avait lieu en 1 742. Les marchands de
bois ne vendront pas beaucoup d'ici à ce temps-là ;
mais aussi cela fera débiter après tous les chantiers.
Cet arrêt du conseil , survenu tout à coup , fait bien
raisonner le public; l'on voit bien qi;e l'objet est d'a-
paiser et de tranquilliser le petit peuple qui pourrait
être seul à craindre , d'autant plus qu'il ignore le vé-
' Voir ci-dessus, p. 20.
320 JOURNAL [nov. 1751]
ritable sujet de la querelle du parlement , et qu'il
s'imagine que ce dernier n'est tourmenté par le minis-
tère que parce qu'il a voulu prendre et soutenir les
intérêts du peuple; tandis que, dans le vrai, ce n'est
qu'une affaire purement personnelle et une jalousie de
ce que la déclaration du 24 mars semble donner plus
d'autorité à l'archevêque de Paris pour l'administration
de r Hôpital-Général. Mais le peuple n'en sait pas
davantage.
— Dimanche , 28 , plusieure mousquetaires ont été
commandés pour porter des lettres de cachet à chacun
des présidents et conseillers au parlement. Ils y ont
été entre sept et huit heures du matin , en fiacre , et en
habits ordinaires. Ils ont présenté ces lettres eux-
mêmes à tous ceux qu'ils ont trouvés chez eux. C'étaient
peut-être des officiers pour le premier président et
autres présidents.
Ces lettres à chacun en particulier portaient :
« Mons. * ii/i tely je vous ordonne de vous rendre
lundi, 29 novembre, à mon parlement, dans la cham-
bre où vous êtes ordinairement de service, pour y re-
prendre vos fonctions ordinaires, sous peine de dés-
obéissance. Je prie Dieu, mons. un tel, qu'il vous ait
en sa sainte et digne garde. ^ »
Aux termes de cet ordre , la défense de s'assembler
et de délibérer sur l'affaire en question subsistait ,
puisqu'il était question de se rendre chacun dans sa
chambre pour faire le service ordinaire.
— La lettre de cachet aux conseillers de grand'-
' Monsieur n'était pas tout au long. I^Noie de Barbier.)
- Cette rédaction offre quelques légères variantes avec celle que l'on
trouve clans les Nouvelles ecclésiastiques du \(i janvier 1752, p. 10.
[Nov. 1751] DE E. J. F. BARBIER. 321
chambre portait seulement : « Je vous ordonne de ren-
trer dans mon parlement et d'y reprendre vos fonc-
tions ordinaires, » ce qui est fait en règle, parce que de
droit, et suivant l'origine du parlement et l'établisse-
ment de Philippe de Valois, en 1344, la première
chambre, que nous appelons grand'chambre, et que
l'on a aussi nommée chambre du plaidoyer, avait seule
le nom de parlement. La chambre des enquêtes était
la chambre des procès.
— - Lundi, 29, tous les officiers du parlement ont
satisfait en partie à l'ordre donné. Ils se sont rendus,
sur les huit heures, au palais , chacun dans leur cham-
bre, mais ils ont passé une heure et demie à causer et
se promener seulement, sans se mettre en place, sans
ouvrir d'audience, ni même les greffes pour les expé-
ditions, après quoi ils sont sortis du palais, sur les dix
heures.
A la grand'chambre, il y avait la première cause du
rôle. Il était facile à M. le premier président de faire
avertir les deux avocats pour entamer seulement la
cause, comme d'ouvrir l'audience aux requêtes du
palais : mais le parti était pris de ne rien faire. Le par-
lement aurait même trouvé très-mauvais qu'il y eut
un avocat ou un procureur en robe. Les procureurs
ne vont point, et n'ont point encore osé aller jusqu'ici,
en robe, ni à la cour des aides, ni aux eaux et forêts,
quoique la cour des aides entre tous les jours, à l'ordi-
naire, mais sans audience.
Cette désobéissance paraît portée au dernier point
de la part du parlement. Ils prétendent que le droit
de s'assembler et de délibérer est une de leurs fonc-
tions principales , qui leur appartient par leur institu-
III 21
322 JOURNAL [\ov. 1751]
lion, et qu'ils ont de droit. Quoique la défense du roi
du 21 ne soit pas générale ;, mais limitée seulement au
sujet de l'affaire de l'Hôpital, ils prétendent qu'en pas-
sant au roi le pouvoir de leur interdire, en cette occa-
sion, le droit d'assemblée et de délibération, ce serait,
de leur part , un abandonnement de leur droit et un
prétexte au souverain pour leur faire la même défense
en toute autre occasion. On dit aussi, par cette raison,
qu'ils demandent que le roi leur envoie des lettres
patentes pour les obliger à reprendre leur service,
parce qu'ils ne reconnaissent point les lettres de cachet.
Par ce moyen , s'ils obligeaient le roi à leur envoyer
des lettres patentes, il faudrait, de nécessité, s'assem-
bler pour les examiner et les enregistrer. Ce ne serait
plus au sujet de l'affaire de l'Hôpital , mais ils conser-
veraient le droit de s'assembler et de délibérer. Rien
n'est plus extraordinaire que ces prétentions, conven-
tions et propositions de la part de sujets et de gens
commis uniquement pour rendre la justice au peuple,
au nom du roi.
■ — Il faut considérer qu'indépendamment du parti
janséniste qui a pu faire entamer cette affaire, ceux
qui ne sont point jansénistes, comme tous les jeunes
gens et beaucoup d'autres, ont été aisément en-
traînés à soutenir ces droits , parce que le parle-
ment défend ici son bien. Leurs charges , qui sont
au-dessous de quarante mille livres, diminueraient
bien davantage, ce qui ferait une perte dans leur
fortune.
Au surplus, cette affaire est tellement un effet du
parti janséniste et de la haine qu'il a contre l'arche-
vêque de Paris, qu'on a fait des vers affreux contre lui,
[DEC. 1751] DE E. J. F. BARBIER. 323
avant la rentrée du mercredi 24 , adressés au par-
lement'.
Décembre. — Mercredi, 1"', messieurs du parlement
sont venus, comme lundi, au palais, chacun dans leur
chambre, et il n'y a eu ni audiences, ni greffes, etc.
On craignait, dans Paris, quelque coup d'éclat de la
part de la cour, soit par l'exil , soit par la cassation du
parlement. Les gens désintéressés trouvaient même
que le roi était trop doux de laisser les choses si long-
temps dans cet état. Cependant le ministère a pris le
parti le plus prudent, eu égard à l'intérêt des sujets et
à l'expédition des affaires. D'autant plus que, dans un
parti violent, il n'aurait pas été facile au roi de donner
des juges à ses sujets. Aucun avocat n'aurait voulu ac-
cepter de commission , et il faut convenir que ce sont
ceux qui auraient été les plus propres à expédier les
affaires.
Le roi donc , pour s'accommoder à la délicatesse du
parlement , leur a envoyé des lettres patentes ^, datées
du lundi , 29 novembre , pour les obliger à reprendre
leurs fonctions. Mais il est certain que ces lettres
patentes , qui sont devenues publiques , sont plus hu-
miliantes pour messieurs du parlement que les lettres
closes de cachet qu'il avait envoyées à chacun.
' Suivent quelques vers qui n'offrent qu'un très-médiocre intérêt , et
qui se terminent ainsi :
Couvrez
D'une étemelle ignominie
La Moysan et son souteneur.
* Les Nouvelles ecclésiastiques font remarquer que ces lettres patentes
sont précisément les mêmes que celles qui furent données, en pareille cir-
constance, au mois de mai 1732. Voir t. I, p. 421.
324 JOURNAL [déc. 1751]
1° Ces lettres sont adressées « à nos amés et féaux,
conseillers, les gens tenant notre cour de parlement,
a Paris ; » le roi ne dit pas simplement à notre parle-
ment, mais à Paris, comme il aurait dit à Rouen, à
Bordeaux , etc.
2° Elles sont sèches, et font entendre que les charges
du parlement ne sont proprement que des commis-
sions du roi , comme cela était dans l'origine et pen-
dant bien du temps, pour rendre la justice au nom et
à la décharge du roi. Cela est bien différent des remon-
trances par lesquelles le parlement semblait devoir être
regardé comme une seconde puissance établie, par la
loi du royaume , entre le roi et ses sujets.
— Mercredi , l*"^, les chambres ont député des com-
missaires pour examiner ces lettres patentes. Le parle-
ment était encore au palais à huit heures du soir.
Jeudi , 2, toutes les chambres se sont assemblées en la
grand'chambre, jusqu'à deux heures après midi, et ils
ont rendu arrêt*. Par cet arrêté, et par l'eniegistrement
des lettres patentes, le parlementa eu grande atten-
tion de se conserver le droit de délibérer quand il le
jugera à propos ; mais l'on voit quel est le fruit et le
succès de toutes ces délibérations. Ces lettres patentes
rabaissent fortement les prétentions du parlement, et
l'on peut dire qu'à chaque occasion de querelle, il perd
beaucoup de son crédit et de son lustre. Le parti jan-
séniste, qui presque toujours a été la cause de ces
sortes de décisions , aura fait bien du tort à celte com-
pagnie.
' Cet arrêté est imprimé dans les Nouvelles ecclésiastiques du 16 janvier
1752, p. 11.
[DEC. 1751] DE E. J. F. I'.AHB1ER. 325
— Pendant loutes ces aflfaires, le roi a toujours fait
ses petits voyages de Bellevue et de la Muette. Il faut
convenir qu'en cour ils regardent tous ces mouvements
du parlement comme des jeux et des minuties, et l'on
est convenu aussi, dans le public, que la conduite du
parlement, dans cette affaire, avait été une vraie cacade.
Pour soutenir son projet, il fallait qu'il refusât les lettres
patentes, dans lesquelles le roi ne dit pas un seul mot
de leur prétendu droit de délibérer sur les affaires pu-
]3liques.
— Jeudi , 2 , le parlement a fait avertir les avocats
et procureurs , et le vendredi les affaires ont été comme
à l'ordinaire.
— Lundi soir, 6, il y a eu une révolte et sédition
dans les prisons du For-l'Évêque , où il y avait beau-
coup de prisonniers. Ceux-ci se sont rendus maîtres,
apparemment, des geôliers et des clefs. Ils avaient déjà
ouvert deux portes et guichets , il ne leur en restait
plus qu'un pour pouvoir sortir. On a crié au secours,
on a été chercher des commissaires et la garde, et
comme on ne pouvait pas aisément les contenir, on a
été obligé de tirer sur ceux qui voulaient forcer. Il y
a eu deux femmes tuées et quatre hommes très-dan-
gereusement blessés. Ce spectacle affreux a fait ren-
trer les autres. Cela est triste, mais apparemment qu'on
n'a pas pu faire mieux. Il y a peu de criminels dans
cette prison , ce sont des gens pour dettes. On dit que
le sujet de la révolte a été pour le pain qu'on leur don-
nait mauvais et en moindre quantité. Le pain des pri-
sons s'adjuge au rabais à des boulangers , à tant la livre
et tant par prisonniers. Comme le pain est Irès-ren-
chéri, les boulangers qui font cette fourniture perdent
326 JOURNAL [déc. 1751]
beaucoup, et il peut se faire qu'ils aient donné de
mauvais blé.
— Dimanche, 12, le parlement a été en grande
députation à Versailles \ Ils étaient quarante-deux , y
compris le parquet des gens du roi , procureur géné-
ral et trois avocats généraux. M. de Maupeou, pre-
mier président, a fait un discours relatif à l'arrêté du 2.
La réponse du roi a été courte et sèche \ Il n'a point
été question de rendre les minutes du parlement, ni
de révoquer l'arrêt d'évocation de l'affaire de l'Hôpital-
Général ; les choses sont restées dans le même état où
elles étaient , et le parlement a été obligé de s'en con-
tenter.
Au sortir de l'audience, qui a été après la messe du
roi, M. le chancelier de Lamoignon a donné un dîner
magnifique à toute la députation du parlement ; mais,
comme le chancelier n'est pas aimé, on dit que cela
s'est fait de mauvaise grâce ; qu'il avait dit, quelques
jours auparavant, à M. le premier président qu'il lui
ferait l'honneur de venir dîner chez lui avec tels pré-
sidents et conseillers; que d'autres iraient chez M. le
garde des sceaux et chez M. le comte d'Argenson, parce
qu'on travaillait à la chancellerie et qu'il n'avait pas de
pièce assez grande pour ce dîner ; que M. le premier
président lui avait répondu qu'il était trop uni avec sa
compagnie pour s'en séparer, et qu'après l'audience
ils reviendraient à Paris dîner chez lui, au palais. Sur
' Conformément à l'arrêté du 2 décembre , pour informer le roi que
le parlement reprenait ses fonctions.
*Le discours du premier président et la réponse du roi sont imprimés,
l'un et l'autre, dans les Nouvelles ecclésiastiques du 16 janvier 1752, pli
^U2.
[DEC. 1751] DE E. J. F. BARBIER. 327
quoi M. le cliancelier s'esl arrangé pour faire deux
tables.
En tout cas, un dîner comme celui-là aura coûté
beaucoup , et tout cela ne servira qu'à ruiner plus tôt
M. de Lamoignon.
— Lundi , 13 , le parlement a été assemblé, on leur
a rendu compte de la réponse du roi, chacun est re-
tourné dans sa chambre, et il n'est plus question de rien.
Cela fait bien voir la petitesse de tous ces mouvements
du parlement.
— On avait dit, au retour de Fontainebleau, qu'il
n'y aurait aucune fête à Versailles pour la naissance de
M. le duc de Bourgogne, pour éviter les dépenses; mais
cela est changé. On a travaillé, depuis le commence-
ment de ce mois, à un feu d'artifice qui sera magni-
fique, et au plus grand. Le corps de ce feu est construit
dans le parterre , sur le bassin de Latone , vis-à-vis la
grande galerie. La charpente est considérable; les déco-
rations sont belles. Le corps du feu tient en façade toute
la longueur de la galerie et des deux salons du bout ,
dont le tout a vingt-trois croisées de face. Le corps de
l'édifice du feu est dans la forme de la place des Quatre-
Nations : un gros pavillon au milieu , deux côtés plus
bas, en rond, qui sont terminés par deux pavillons car-
rés. Ce feu doit se tirer le 22. 11 doit y avoir, aupara-
vant, deux ou trois jours d'appartement* et jeu dans la
grande galerie, et ensuite grand concert.
* « On a dit, dans les dernières années, qu'il y avait appartement chez
le roi : c'est une expression inventée pour expliquer, en peu de mots, une
fête ou une réjouissance que le roi donne, à toute la cour, dans ses appar-
tements superbement meuLlés et éclairés, avec musique, Lai, etc. » Dic-
tionnaire de Trévoux.
328 JOURNAL [déc. 1751]
Le roi a fait entendre à tous les seigneuis et dames
de la cour qu'il fallait avoir des habits magnifiques ,
et qu'on ne j)araîtrait point en habit de velours noir
simplement. En conséquence, toute la cour fait une
très-grande dépense. Il y a toujours ainsi quelque oc-
casion pour incommoder les gens de cour. M. le duc
de Chartres et M. le duc de Penthièvre ont les plus
riches habits , dont les boutonnières sont brodées en
diamant. Les autres sont en étoffes d'or de grand prix
ou en velours de toute couleur, brodés d'or, ou garnis
de point d'Espagne d'or.
Les dames de cour sont habillées à proportion avec
des étoffes superbes. Madame la Dauphine et Mes-
dames de France ont des étoffes à plus de deux cents
livres l'aune. Toutes les femmes seront pleines de dia-
mants ; on en loue ou on en emprunte. Il n'y a d'invi-
tées, pour entrer dans les appartements, que les femmes
qui ont été présentées au roi lors de leur mariage.
— Dimanche, 1 9 , il y a eu le premier jour d'appar-
tement dans la grande galerie, et le feu d'artifice était
illuminé en dedans, en transparents. On dit que cela
était d'une grande beauté.
La galerie formait un coup d'œil surprenant, H y a,
tout du long , trois rangées de lustres qui font vingt-
quatre lustres , des girandoles sur des guéridons
dorés, des deux côtés, deux à chaque trumeau de
croisée ou glace ; et, des deux côtés des grandes
portes, de grandes torchères qui sont de grandes gi-
randoles de cristal qui prennent du bas et qui portent
trente-deux bougies dans la longueur. Elles sont faites
d'un grand goût. Il y avait pareillement de ces grandes
torchères des deux côtés des trumeaux où sont les
I
[DEC. 1751] DE E. J. F. BAKBIER. 329
figures. Tout cela allumé devait faire un grand effet
pour les habits et les diamants de la cour qui remplis-
sait cette galerie. Le suiplus des appartements, jusqu'à
la chapelle, était aussi garni de lustres et de giran-
doles.
Après le jeu, sur les dix heures , le roi et la famille
royale ont été au grand couvert. Après le souper, le
roi n'est point revenu dans la galerie , oii l'on a laissé
entrer tous les gens comme il faut qui étaient venus à
Versailles par curiosité.
Lundi, 20, le roi est allé passer trois jours à Trianon.
Le feu n'est point pour le 22 ; il est remis au 30 ou 31
de ce mois, ce qui a dérangé bien des gens qui étaient
allés à Versailles exprès. On ne sait pas trop la cause
de celte remise. Les uns disent que les artificiers n'é-
taient pas prêts; les autres, qu'on attend les frères de
madame la Dauphine, et qu'il y a même des projets de
mariage pour quelques-unes de nos dames de France.
Mais il n'est rien de cela; on n'attend aucun prince.
— Mercredi , 29, le prince Charles de Lorraine ,
grand écuyer de France, est mort âgé de soixanîe-cinq
ou soixante-six ans. Le curé et M. l'archevêque vou-
laient l'engager à voir madame la princesse d'Arma-
gnac, sa femme , fille de M. le maréchal de Noailles,
avec qui il n'a pas vécu^; mais il s'est contenté de
lui écrire une lettre pour se pardonner réciproque-
ment tout le passé, et cela a été trouvé suffisant. M. le
comte de Brionne,filsdu prince de Lambesc, son petit-
neveu , est entré en exercice de la charge de grand
écuyer.
' Voir t. 1, p. 76.
330 JOURNAL [déc. 1751]
— Jeudi, 30, le roi et la reine ont tenu appartement
dans la grande galerie de Versailles, qui était extraor-
dinairement illuminée et où les femmes et seigneurs de
la cour étaient d'une grande magnificence. A six heures
un quart, on a tiré le feu d'artifice. Il y avait des arti-
ficiers français, saxons et italiens, qui avaient chacun
différentes parties d'artifice comme brillants, nappes
de feu et autres effets : le tout ensemble n'a pas été
bien exécuté. Il y avait pour soixante-dix mille livres
d'artifice. A dix heures , on a tiré cinq bombes, que
l'on avait placées par delà la pièce d'eau des Suisses,
dont on attendait un grand effet. Il y avait une bombe
de carton considérable par sa grosseur et pleine d'ar-
tifices de toute espèce. Tout cela a manqué à moitié.
Après quoi le roi a soupe dans l'appartement de la
reine avec la famille royale \
— 11 a paru, le 22 de ce mois, un arrêt du conseil
du mois de novembre, portant règlement pour la per-
ception de l'impôt sur les cartes établi au commence-
ment de cette année et appliqué à l'établissement de
l'École Militaire , le tout pour empêcher les fraudes
qui se font journellement par des gens qui vendent
dans les maisons bourgeoises des cartes recoupées et
raccommodées, à douze sous le sixain qui en coûte
trente-cinq et quarante aux bureaux. Cet arrêt est ri-
goureux ; il prononce des amendes de mille à trois mille
livres et des peines de carcan et de galères pour les
contraventions, et permet des visites des commis dans
les maisons. Quoique cette loi ne soit point enregistrée
au parlement^ elle n'est pas moins générale par tout le
* On trouve une Description plus détaillée de ces fêtes daus le Mercure
de France du mois de mars 1752, p, 207.
[DEC. 1751] DE E. J. F. BARBIER. 331
royaume. Il n'y aurait pas de sûreté de se mellre dans
le cas de la loi, ce qui fait voir que la prétendue au-
torité du parlement est un peu idéale.
— Une affaire criminelle a fini cette année. La
femme d'un huissier au grand conseil , liée de galan-
terie avec une jeune fille ouvrière, un gendarme et un
clerc de procureur, ont voulu éloigner le mari, qui les
incommodait apparemment. On s'est servi d'un exploit
signé de lui, dont on a gratté l'écriture pour y substi-
tuer un engagement pour les îles, et l'on a mis celui-ci
entre les mains d'un racoleur qui engage les hommes.
Le racoleur a arrêté Pinçon chez lui, comme par ordre
du roi, l'a mis dans un four* et l'a fait partir avec six
autres. Pinçon a trouvé le moyen d'écrire à ses con-
frères, huissiers du grand conseil, et à M. d'Évry^, maî-
tre des requêtes, dont il était secrétaire. Il y a eu un
ordre du ministre d'arrêter Pinçon à Orléans, et il est
venu à Paris où il a rendu sa plainte. Cela a fait le
sujet d'une affaire criminelle, sans qu'il eût accusé sa
femme, pour ne pas la perdre. Il y a eu des Mémoi-
res : celui de la femme Pinçon , fait par un jeune
avocat, était une déclamation contre le mari, sur sa
conduite passée , en nommant même les personnes
avec qui il avait eu intrigue, ce qui a indisposé le pu-
blic. Cet avocat a même eu l'imprudence de détermi-
ner la femme Pinçon à appeler de la sentence du lieu-
tenant général de police qui était très-douce pour un
fait aussi grave. Cela a donné lieu au procureur géné-
ral d'en appeler à minima^ et la suite a été un arrêt du
30 décembre qui a été exécuté très-publiquement. La
' Lieux où l'on cachait ceux que l'on enrôlait par force.
* Brunet d'Évry, maître des requêtes honoraire.
332 JOURNAL [janv. 1752}
femme Pinçon et la demoiselle Trumeau ont été
fouettées, manjuées d'un fer et bannies à perpétuité,
ce qui est fort triste, et pour Pinçon, qui sera obligé de
se déftûre de sa charge, et pour ses enfants. Tout cela
est la suite de la débauche et du libertinage.
— Ainsi finit l'année 1751 \
ANNÉE 1752.
Jani^ier. — L'affaire du clergé est accommodée,
non pas à la satisfaction du public , car le clergé a eu
le dessus, et l'autorité du roi, aussi bien que les droits
réels de l'Etat, en souffriront. Il faut convenir que la
gent ecclésiastique a les bras longs et même qu'elle
est à craindre. Cette crainte peut bien être la cause de
l'accommodement. M. de Machault doit être bien fâché
de ce que son projet n'a pas été soutenu vivement.
Il y a eu un arrêt du conseil d'État, le 23 décembre de
l'année dernière, qui n'a point été rendu public. On
n'en voit aucun imprimé. Il a seulement été envoyé à
tous les évêques par M. le comte de Saint-Florentin,
secrétaire d'État, qui a le clergé dans son département,
et les évêques lui en ont accusé réception. On a ce-
pendant eu cet arrêt du conseil par des copies-.
• Barbier reproduit ici , presque littéralement , l'observation relative à
M. de Maurepas, etc., qui termine l'année 1749. Voir ci-dessus,
p. 112.
^ Cet arrêt, par lequel le roi sursoit à la levée de l'imposition annuelle
d'un million cinq cent mille livres demandée au clergé (voir ci-dessus ,
p. 169), a été imprimé sous le titre de : Arrest du conseil d'Elat du Roy,
qui prescrit la manière dont il sera procédé à un nouveau Déparlement général
[tanv. 1752] DE E. J. F. BARBIER. 333
— Il y a , dans le pul3lic, une autre histoire sur le
tapis. Il a été soutenu une thèse en Sorbonne , dans le
mois de décembre dernier*, par un bachelier nommé
l'abbé de Prades% qui est, dit-on , un garçon de beau-
coup d'esprit et de beaucoup d'érudition. Cette thèse
est très-longue, d'une impression très-tine et d'un latin
parfait. Elle a été visée et reçue par le syndic^ de
Sorbonne, approuvée par plusieurs docteurs et sou-
tenue en pleine Sorbonne pendant douze heures. Mais
soit par pique contre le syndic ou autrement , quelques-
uns de la Sorbonne se sont avisés d'examiner de plus
près cette thèse et de faire remarquer qu'elle était per-
nicieuse, dangereuse, et qu'elle contenait plusieurs
propositions qui tendaient au déisme. M. le procureur
général du parlement a envoyé chercher le syndic;
cela s'est répandu , et a fait du bruit dans Paris. On
dit communément que ce n'est pas l'ouvrage de l'abbé
dePrades, mais du sieur Diderot, qui a été, il y a quel-
que temps, enfermé à Vincennes' pour quelque livre
un peu hardi sur la morale, et qui est l'éditeur du
fameux dictionnaire de V Encyclopédie ^, dont il n'a paru
des impositions du clergé de France, etc., 7 pages petit in-S" (S. 1. ni date).
Barbier en a joint à son Journal un exemplaire qu'il dit s'être procuré en
secret.
' Barbier commet ici une erreur. La thèse de l'abbé de Prades avait
été soutenue le 18 novembre.
* Jean-Martin de Prades, né à Castel-Sarrasin, vers 1720, mort archi-
diacre de Glogau, en 1782.
' Le sieur Dugard , chanoine de Notre-Dame, « espèce d'imbécile,
disent les Nouvelles ecclésiastiques, reconnu assez universellement pour
avoir ce qu'on appelle le cerveau timbré. »
* Voir ci-dessus, p. 89.
'^ Encyclopédie , ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des
métiers, par une société de gens de lettres , mis en ordre par Dideror, etc.
334 JOURNAL [janv. 1752]
encore que le premier tome , ce qui fait craindre qu'on
ne l'examine plus scrupuleusement sur les choses qui
peuvent regarder la religion.
— Voici une des propositions de cette thèse qui a le
plus couru dans Paris et le plus effrayé ceux qui sont
instruits de leur catéchisme.
K Ergo omnes morborum curationes a Christo
« peractae , si seorsim sumuntur a prophetiis , qua in
« eas aliquid divini refundunt, sequivoca sunt mira-
« cula, utpote illarum habent vultum et habitum in
{( aliquibus curationes ab Esculapio factae. »
C'est cette comparaison des guérisons faites par
Jésus-Christ avec celles d'Esculape qui a fait crier
non-seulement à l'hérésie , mais à l'athéisme. Il faut
avouer que de pareilles propositions sont trop fines et
trop délicates, et qu'en bonne police on ne devrait
point admettre ces disputes de l'école fondées sur des
distinctions et des interprétations des Écritures.
Quoi qu'il en soit, il y a eu des examinateurs nom-
més en Sorbonne, et cette thèse devait être jugée sa-
medi, 15; mais elle ne l'a pas encore été, et les avis
sont très-partages. On ne parle pas moins que de
chasser l'abbé de Prades de licence et de Sorbonne ; il
demande à être entendu pour se justifier, et on dit
qu'on le lui refuse; quelques docteurs trouvent cela in-
juste. On dit même qu'il y a à présent, en Sorbonne,
peu de docteurs assez habiles pour décider de la doc-
trine de tout le contenu de cette thèse.
— Il y a eu grande assemblée , à la fin de l'année der-
Paris, 1751-1772, 28 vol. in-4°, suivis, plus tard, d'un supplément en
b volumes.
[JÀNV. 1752] DE E. J. F. BARBIER. 335
nière , des directeurs et intéressés à la Compagnie des
Indes , et , par délibération homologuée par arrêt du
conseil de ce mois de janvier, la Compagnie des Indes
emprunte dix-huit millions, à constitution de rente au
denier vingt, pour rembourser douze millions de billets
sur la caisse; mais on dit que le roi a besoin d'argent
et qu'il se sert du nom de la Compagnie des Indes pour
faire ressource , ce qui fait crier contre les dépenses du
roi ou plutôt contre les pilleries qui se commettent
dans tous ses petits voyages. Ceux-ci se renouvellent
continuellement, c'est-à-dire presque trois fois la se-
maine , tantôt à Bellevue , à Crécy et à Trianon , tantôt
à Choisy et à la Muette; et, quoique le roi ne soit pas
à Versailles , on dit que la dépense de sa table y est
toujours comptée sur le même pied que s'il y était ,
tandis qu'il lui en coûte plus du triple dans ses extra-
ordinaires de voyage, ce qui devient un objet consi-
dérable.
— Le roi a déclaré à M. le chancelier de Lamoignon
qu'il entendait qu'on exécutât les ordonnances et qu'on
ne donnât plus de dispense d'âge pour les charges du
parlement de Paris , en sorte qu'il faut avoir à présent
vingt-cinq ans pour être reçu conseiller au parlement.
Cette défense ne regarde ni les autres cours souve-
raines de Paris, ni les autres parlements du royaume.
Le premier exemple de la défense est tombé sur le fils
de M. Thomé, conseiller de grand'chambre , qui est
un homme de mérite. Quoique fondée en règle, cette
défense parait être une petite punition pour messieurs
du parlement. îl n'est pas possible que cela ne fasse
pas diminuer leurs charges, qui sont déjà à un prix
médiocre de trente-quatre à trente-cinq mille livres.
336 JOURNAL [janv. 1752]
On était reçu conseiller au parlement, avec dispense, à
vingt et vingt et un ans; à vingt-cinq, président ou
maître des requêtes; il en faudra trente pour être pré-
sident. (]eux qui voudront passer au conseil aimeront
mieux avoir des dispenses pour avoir une place de con-
seillei- au grand conseil ou à la cour des aides , que
d'attendre cinq ans, après être sortis du droit , à fré-
quenter le barreau comme avocat. Ce n'est plus là la
conduite de ce temps-ci ; des jeunes gens aussi pren-
dront le parti des armes.
— La Sorbonne, après s'être assemblée plusieurs
fois, a condamné le sieur abbé de Prades\ c'est-à-dire
qu'elle l'a exclu et rayé delà licence. L'abbé de Prades
est prêtre: voilà un bomme décbu de son état. Il y
avait eu plusieurs voix pour l'entendre dans sa justi-
fication, avant de le condamner sur les différentes pro-
positions trop bardies qu'on lui reproche dans sa
thèse ; mais le plus grand nombre l'a emporté.
Dans ces assemblées de Sorbonne , les Jacobins et
autres religieux, les Cordeliers surtout, ont été très-
décbaînés contre lui. Il y a, en ceci, de la querelle
personnelle. On disait, dans Paris, que l'abbé de Prades
était chargé de la matière de théologie dans le grand
dictionnaire de XEiicjclopcdie , ce qui n'est point
vrai : c'est M. Mallet, docteur de la maison de Na-
varre, et l'abbé Yvon , autre bel esprit, est chargé,
dans cet ouvrage, de la métaphysique. Mais comme
l'abbé de Prades est fort lié avec l'abbé Yvon et M. Di-
derot, éditeur de V Encyclopédie, lequel est soupçonné
de déisme , on a fait entendre qu'on n'avait mis des
' Le 23 janvier.
[JA.NV. 1752] DE E. J. F. BARBIER. 337
propositions captieuses et hardies sur la religion , dans
la thèse de l'abbé de Prades, que de concert, pour
être autorisé, sur la foi d'une thèse soutenue et reçue
en pleine Sorbonne, à répandre de pareilles opinions
dans ce grand Dictionnaire.
Or, dans le discours préliminaire du Dictionnaire ,
les éditeurs se sont un peu égavés sur le compte de
Scot*, qui a été un grand docteur de l'Ordre de Saint-
François. C'est ce qui a animé les Cordeliers, qui ont
aussi voulu intéresser les Jésuites dans leur parti,
comme il paraît par une petite brochure M'un prétendu
Cordelier, qui répond à ce qui a été dit contre le doc-
teur Scot, avec une petite estampe d'un Cordelier qui
donne le fouet à M. Diderot.
— En perdant ainsi l'abbé de Prades, et en faisant
passer sa thèse pour impie, le dessein de la cabale était
de faire tomber l'entreprise du dictionnaire de VEn-
cjclopédie. On croyait même que le second volume
serait arrêté ; cependant il a été délivré le 22 ou le
23 de ce mois. Ce qu'il y a de singulier, c'est qu'au
mot certitude l'éditeur rapporte le discours prélimi-
naire d'un ouvrage que fait l'abbé de Prades pour les
preuves de la religion chrétienne^, dans lequel il ré-
pond aux objections des pyrrhoniens, des spinosistes
et autres auteurs contre la religion, et il le fait d'une
manière plus forte et d'un style bien plus élégant qu'on
' John Dr.ns Scot , né vers l'année \ 270 , chef d'une grande école de
philosophie qui lutta avec heaucoup d'éclat contre celle de saint Thomas
d'Aquin.
* Réflexions d'un Franciscain ai'ec une lettre préliminaire adressées à Mon-
sieur***^ auteur en partie du Dictionnaire Encyclopédique (s. 1.), 1 752, in-12.
V raiaemblablement le Traité sur la Vérité de la religion , ouvrage de
i'abhé de Prades resté inédit.
!iî 22
338 JOURNAL [fév. 1752]
ne l'a encore liait. En sorte que ce même homme
qui se trouve chassé de la Sorbonne pour sa doctrine,
est, par l'événement, un des plus forts défenseurs
de la religion. Cela fera un contraste singulier dans
le public, qui s'empressera de lire cette dissertation.
Il sera curieux de voir de quelle manière ceci sera
traité et reçu par le gazetier des Nouvelles ecclésias-
tiques, qui n'aime ni la Sorbonne , ni les Cordeliers , ni
les Jésuites ou autres molinistes'.
— La thèse de Tabbé de Prades avait déjà été con-
damnée en Sorbonne, mais elle Fa été plus authen-
tiquement par une censure en forme du 2T janvier,
laquelle a été imprimée et publique.
Février. — Les ennemis de X Encyclopédie ne s'en
sont pas tenus là. On a fait parler M. l'archevêque de
Paris, qui a donné un mandement, le 31 janvier, lequel
se vend et distribue dans Paris. Par ce mandement ,
l'archevêque condamne la thèse en général, avec les
qualifications les plus fortes, et prononce une inter-
diction contre le sieur de Prades. Il détaille les prin-
cipales propositions qui peuvent blesser la religion ,
jusqu'à entrer dans une comparaison des miracles faits
par le dieu Esculape avec ceux de Jésus-Christ. Cer-
tainement, le dieu Esculape ne devait pas s'attendre à
l'honneur de se voir analysé un jour dans un mande-
' Les Nouvelles ecclésiastiques considèrent la thèse impie de l'abbé de
Prades « comme l'effet d'une conspiration de prétendus esprits forts, pro-
fitant de l'ignorance reconnue de la faculté de théologie pour glisser dans
celle-ci leurs monstrueuses erreurs, » et attribuent l'attitude prise par la
Sorbonne, à la crainte de voir le parlement prendre lui-même l'initiative
des poursuites. Quinze pages des Nouvelles de i To2 (de la pa^*; ^^ à la
page 47) sont consacrées aux détails de cette affaire.
[FÉv. 1752] DE E. J. F. BARBIER. 339
ment de l'archevêque de Paris. On y parle des bro-
chures qui se répandent , et même de gros volumes ,
ce qui s'applique à notre dictionnaiie encyclopédique ;
on y dit que l'abbé de Prades est élève de philosophes
matérialistes, ce qui tombe sur le sieur Diderot, etc.
Mais quoi qu'il en soit de la jalousie des Jésuites et
autres pour faire tomber ce Dictionnaire et en arrêter
l'impression, le mandement de M. l'archevêque paraît
très-indécent et très-déplacé, quoique bien écrit,
parce qu'en fait de matières délicates sur la religion il
ne faut pas se mettre si fort à découvert. La thèse de
l'abbé de Prades est, dans le vrai, hasardée et trop
hardie ; mais elle a été condamnée en Sorbonne, ainsi
que son auteur : il en fallait rester là. Cela n'était
connu, dans Paris, que d'une certaine sorte de gens ;
ce livre ài^ Encyclopédie est encore un livre rare, cher,
abstrait, qui ne pourra être lu que des gens d'esprit et
amateurs de science , et le nombre en est petit. A quoi
bon un mandement d'un archevêque, qui donne de
la curiosité à tous les fidèles et qui les instruit des
raisonnements que peuvent faire les philosophes sur
la religion , tandis qu'il ne faut à ce nombre de fidèles
que leur catéchisme, parce qu'ils n'ont ni le temps ni
l'esprit de lire autre chose : cela est imprudent. Ce-
pendant Tanimosité des Jésuites, qui ont suscité tout
cet orage, est au point que ce mandement se crie
dans Paris avec vivacité, se donne à bon marché,
et que les gens des boutiques mêmes en achètent,
ce qui peut faire plus de tort que de JDien à la re-
ligion.
— Il y a eu des mariages de conséquence dont le
bien a été le principe. M. le vicomte de Rohan-Chabot
Mk
340 JOURNAL [fév. 1752]
a épousé mademoiselle de Vervins', lille d'un con-
seiller au parlement, lequel était fils de M. Bon-
nevie, fermier général. M. Bonnevie de Yervins avait
épousé la fille de M. Moreau de Nassigny, président
des requêtes du palais, lequel est fils d'un marchand
de drap, rue Saint-Denis. Il a eu un fils, maître des
requêtes et intendant de province, qu'on nomme Mo-
reau de Beaumont, lequel a épousé une fille de M. de
La Reynière, fermier général.
— M. Parât de Mongeron , receveur général des
finances, d'une très-basse origine, vient de marier sa
fille à M. le chevalier de Breteuil , officier de gen-
darmerie.
— Le 31 de ce mois, M. le prince de Rohan-Sou-
bise^ a été reçu duc et pair au parlement. Il y avait
une vingtaine de ducs et pairs auxquels il a donné un
grand dîner, ainsi qu'à tous les présidents et conseil-
lers de grand'chambre. Il y avait deux tables de cin-
quante couverts. Les autres ducs ne donnent pas
ordinairement ce repas. C'est un prince qui est magni-
fique en tout.
— Le V de ce mois, on a enregistré, au grand
conseil, des lettres patentes qui attribuent à cette juri-
diction toutes les affaires concernant l'administra-
tion de l'Hôpital-Général ; ainsi voilà le parlement
entièrement dépouillé de ce qui regarde cet établis-
sement.
' Louis-François, appelé d'abord le vicomte de Rolian, puis le vicomte
de Chabot , né en 1726, épousa, le 1" février 1752, Marie-Jeanne-
Olvmpe Bonnevie. Il mourut de la petite vérole en 1758.
''■ Le duché-pairie de Rohan-Chabot avait été érigé par lettres du >nois
d'octobre 1714.
[FÉv. 1752] DE E. J. F. BAHBIEU 341
— On saisil toutes les occasions de mortifier le par-
lement. Il y avait, par hasard, à la troisième chambre
des enquêtes, un procès de petit criminel, c'est-à-dire
où, en première instance, il n'y a point eu de peine
afïlictive. Messieurs de la troisième ont trouvé que, dans
l'instruction de ce procès, M. Nègre, Heutenant ca'i-
minel , avait prévariqué en quelque chose. Ce lieute-
nant criminel , qui ne fait plus à présent de fonctions ,
est assez méprisé. On l'a décrété d'un assigné pour
être oui. Il n'a point satisfait au décret, qui a été con-
verti en décret d'ajournement personnel, ensuite en
décret de prise de corps, et la chambre a envoyé, de
fait, chez lui pour l'arrêter. Il s'était caché : sa femme
même a répondu un peu fièrement. Cette affaire a fait
du bruit. M. Nègre a toujours quelques amis; sans
doute le procureur du roi, M. Moreau', qui est fort
ami du chancelier de Lamoignon. On a trouvé que la
troisième chambre des enquêtes n'était pas bien en
règle, parce que la plainte qu'on pouvait faire contre le
lieutenant criminel était étrangère à l'affaire du petit
criminel qui y était portée, et qu'instruire contre ce ma-
gistrat, dépendait de la Tournelle criminelle. Bref, par
un arrêt du conseil, on a cassé toute la procédure, et
le roi a évoqué à lui l'affaire du lieutenant criminel.
— Vendredi, 4, M. le duc d'Orléans, premier prince
du sang, âgé de quarante-six ans seulement, est mort
dans l'abbaye de Sainte-Geneviève où il s'était retiré
depuis la mort de la duchesse d'Orléans, sa femme ^ Il
' Procureur du roi au Châtelet.
''■ Morte en 1726 (voir, t. I, p. 2i4). Louis d'Orléans avait pris un
appartement dans l'abbaye de Sainte-Geneviève, en 1730; mais il ne s'y
était fixé définitivement qu'en 1742.
342 JOURNAL [fév. 1752]
était mal, depuis quelques mois, et sa maladie venait
d'un sang appauvri par les austérités et par le travail,
puisqu'il faisait des traductions des livres saints hé-
breux \ C'était un bon prince, d'un génie médiocre, qui
faisait bien des aumônes et beaucoup de pensions. On
ne sait point encore les détails de son testament. Les
pères de Sainte-Geneviève ne sont pas trop fâchés de
cette mort. Il les gênait, exigeant trop de régularité
pour leurs novices. Ce prince laisse pour héritier de ses
biens et de son apanage, M. le duc de Chartres, qui
s'est très-bien comporté, surtout dans les derniers
temps de la maladie. Tous les princes et princesses du
sang ont assisté à la cérémonie des sacrements, et il a
donné sa bénédiction au duc de Montpensier et à Ma-
demoiselle, ses petits-enfants. On dit qu'il jouissait de
trois millions six cent mille livres de revenu, ce qui
est très-considérable. Il y a bien des gens pension-
naires qui perdent à la mort de ce prince, qui a fini
cette vie avec toute la piété et la tranquillité d'un
homme qu'on pourra un jour canoniser.
— M. le duc d'Orléans avait demandé, dit-on, à
être enterré dans le cimetière de Saint-Etienne du
Mont; mais le roi a voulu qu'il le fut dans l'abbaye
du Val-de-Grâce où a été enterrée madame la du-
chesse d'Orléans, sa femme ^
— Il est d'usage que le roi envoie un prince du
• Indépendamment de ses travaux sur l'Écriture sainte, qui consistent
dans des Traductions littérales, des Pa?'aphrases et des Commentaires sur une
partie de l'Ancien Testament, le duc d'Orléans a laissé plusieurs Traités
et Dissertations sur divers sujets. Aucun de ces ouvrages n'a été imprimé.
* Le duc d'Orléans avait aussi exprimé le désir que son corps fût livre à
l'école royale de chirurgie poiu" servir à l'instruction des élèves.
[fév. 1752] Dli: E. J. V. BARBIEK 343
sang jeter de l'eau bénite de sa part, après quoi toutes
les cours souveraines vont faire la même cérémonie,
et il y a des hérauts d'armes autour du lit de parade ;
mais cela ne s'est pas fait. Je ne sais si c'est à cause
qu'il était dans une maison religieuse ou parce qu'il a
voulu que les choses se fissent avec simplicité. Les
religieux mendiants ont été jeter de l'eau bénite comme
il est d'usage.
Le convoi s'est fait mardi, 8, sur les sept heures du
soir. On a porté le piince au Val-de-Grâce, sans trop
de pompe, dans un carrosse.
— M. le duc de Cliartres est donc premier prince
du sang et s'appelle M. le duc d'Orléans, et M. le duc
de Montpensier s'appelle M. le duc de Chartres. On
croyait que cela faisait quelques difficultés , je ne sais
pas pourquoi; mais le prince ayant été saluer le roi
après la mort de son père, le roi, lorsqu'il sortit, dit
à un officier des gardes du corps de faire prendre les
armes pour M. le duc d'Orléans, ce qui ne voulait
dire autre chose que de prendre les armes pour lui
comme étant devenu le premier prince du sang, et ce
qui est apparemment un droit qui n'appartient pas
aux autres princes du sang.
— M. le duc d'Orléans d'aujourd'hui conserve toute
la maison qu'avait M. son père, laquelle est plus grande
que celle que doit avoir un premier prince du sang,
suivant l'état qui en est à la chambre des comptes et
à la cour des aides, parce que, à la mort de M. le
régent qui avait eu, par grâce, le titre d'altesse royale *
' Il avait été admis, en principe, que le titre d''^ltesse Royale n'apparte-
nait qu'aux princes issus en ligne droite du souverain régnant , et que
les autres seraient seulement appelés ^4 liesses Sérénissimes . Cependant, lors
344 JOURNAL [fév. 1752]
et une maison en conséquence, M. le duc d'Orléans,
son fils, qui était fort haut, avait demandé à conserver
le titre d'rdtesse royale, ce qu'on ne jugea pas à propos
de lui accorder ; mais, pour le consoler de ce refus,
on lui laissa tous les mêmes officiers qu'avait M. le
régent. C'est cette même maison que le roi conserve
aujourd'hui à M. le duc d'Orléans, ce qui est d'autant
plus une gi'âce que c'est le roi qui paye tous les pre-
miers officiers et dames des princes et princesses du
sang. Ce prince a toujours bien fait sa cour et est fort
bien auprès du roi.
— Lundi, 7, M. de Lamoignon de Malesherbes,
premier président de la cour des aides, qui a la direc-
tion de la librairie, a airété le dictionnaire de VEncf-
clopédie, en sorte qu'on ne délivre plus le second
tome aux souscripteurs : j!ai pris les devants. M. de
Malesherbes, qui est un homme d'esprit et de lettres,
aura donné cet ordre aux libraires avec regret. 11
voulait même faire saisir l'ouvrage ; mais les syndics
de la librairie n'ont pas voulu se charger de cette
commission. Tout cet orage contre ce beau Diction-
naire est venu par le canal des Jésuites et par l'ordre
de M. de Mirepoix, qui a un grand crédit ecclésias-
tique sur l'esprit du roi. On croit cependant qu'on
continuera l'impression de ce Dictionnaire, qui n'est
encore qu'à la lettre C , mais avec beaucoup plus de
circonspection de la part des censeurs. Son plus grand
péché est quelque trait piquant contre les Jésuites et
contre la moinaille.
de l'avéïifuient de Charles X au trône, en 1824, ce monarque accorda
le titre à^ Altesse Ro) aie au duc d'Orléans et à ses enfants , ainsi qu'au
duc de Bourbon.
[fév. 1752] DE E. J. F. BARBIER. 345
— Autre plus grande affliction , à Versailles. Ma-
dame Henriette, princesse ainée de France, est tombée
malade il y a quatre ou cinq jours. On disait d'abord,
dans Paris, que c'était la petite vérole ; mais, dans le
vrai, c'est une humeur de gale qu'elle avait de nais-
sance, qu'on a peut-être voulu faire passer et qui s'est
jetée sur la poitrine. Le roi, qui l'aimait beaucoup, y
a passé la nuit du lundi au mardi, 8, jusqu'à quatre
heures du matin ; elle fut fort mauvaise. Le mercredi, 9,
la princesse a été saignée après une grande consul-
tation : on a découvert la châsse de Sainte-Gene-
viève, et enfin aujourd'hui, jeudi gras, 10, la princesse
est morte à midi, en une heure, après six jours de
maladie. Il y a eu ordre aussitôt d'arrêter les spec-
tacles de Paris, jusqu'à l'Opéra-Comique de la foire.
Cette mort touchera infiniment le roi, et, en même
temps, tout le public. On avait même défendu à la
foire de faire voir des bêtes étrangères, des tableaux
changeants et des tours ; à plus forte raison le bal de
l'Opéra, qui est le plus beau ordinairement le jeudi
gras. La princesse avait vingt-quatre ans et demi, au
14 de ce mois\
Aussitôt après la mort, comme la désolation était
dans Versailles, le roi est parti sur-le-champ pour
Trianon, où toute la famille royale l'a suivi. Madame la
Marquise y a été aussi, après en avoir fait demander
la permission au roi. Celui-ci est revenu le vendre-
di, 1 1 , à Versailles. On avait transporté la princesse
à Paris , au palais des Tuileries ; on l'a embaumée
le samedi, et le mardi, 15, on a commencé à la voir
' Elle était née le 14 août 1727 (voir, t. I , j). 238).
346 JOURNAL [fév. 1752]
sur un lit de païade, dans rappartemenl par bas des
Tuileries, à gauche du vestibule. L'appartement est
assez petit. La chapelle ardente, et tout l'appartement,
ainsi que le vestibule et le devant de la porte, dans
le Carrousel, étaient tendus de blanc. On croit que
les spectacles ne recommenceront qu'après le convoi,
ce qui fera de tristes jours gras pour Paris et beau-
coup de libertinage pour la jeunesse qui ne sait
où aller.
— Aujourd'hui, 12, on a crié un arrêt du conseil
du 7, qui supprime les deux premiers tomes du dic-
tionnaire de X Encyclopédie , comme contenant des
maximes contraires à Lautorité royale et à la reli-
gion, etc. Il y a apparence que cet arrêt n'a été donné
que poiir apaiser les criailleries des Jésuites et autres
religieux qui se trouvent blessés dans ces deux tomes.
On croit même qu'on a voulu, par cette suppression,
prévenir le parlement qui aurait peut-être voulu cen-
surer ce Dictionnaire et qui l'aurait fait plus sévère-
ment.
— Le parlement, ne pouvant plus rien faire contre
ce livre, a décrété de prise de corps l'abbé de Prades
au sujet de sa thèse.
— M. Masson de Maisonrouge, fils d'un riche
fermier général , lui receveur général des finances
d'Amiens, a perdu sa femme le 3 décembre 1751 , dont
il a un fils unique âgé de dix-sept ans. Elle était
nièce de M. Durey de Sauroy, trésorier de l'extraordi-
naire des guerres, père de madame la duchesse de
Brissac et de M. Durey d'Harnoncourt, fermier géné-
ral, cousine de M. Durey de Meinières, président des
requêtes du palais. M. de Maisonrouge était depuis
[FÉv. 1752] DE E. J. F. BARBIER. 347
longtemps séparé d'elle et en procès pour séparation.
Il a toujours entretenu des filles, et, en dernier lieu,
mademoiselle Rotisset de Romainville, actrice chan-
tante de l'Opéra, qui n'est ni trop jeune ni trop jolie,
et qui a toujours été dans un libertinage public. Il a
beaucoup dépensé avec elle ; des diamants en quantité ;
une maison qu'il lui a achetée cent cinquante mille li-
vres, rue des Bons-Enfants, en sorte qu'elle est très-riche.
Or ce M. de Maisonrouge, qui a cinquante-un ans, qui
est une bête et un peu bœuf, vient d'épouser, le 3 de
ce mois, par conséquent deux mois après la mort de
sa femme, cette demoiselle de Rorriainville que l'on
dit même être grosse. Il s'est déshonoré entièrement
par ce mariage et fait enrager sa famille. 11 avait un
frère, président des enquêtes; une sœur, mariée à M. le
président de Chevaudon, dont le fils est président des
enquêtes; une nièce, mariée à M. de Puységur, fils du
maréchal de France; une autre, veuve du président
de Martray, cousin germain de madame la marquise
de Fougères , de madame Huart, femme de l'avocat et
de leurs enfants. Tous ces parents sont très-piqués de
ce mariage. On dit que les receveurs généraux veulent
se joindre pour lui faire vendre sa charge ; qu'on
pourra même travailler à faire constater le temps de
la grossesse de la demoiselle de Romainville, à cause
d'une substitution de cinquante mille livres de rente
faite par le père aux enfants du sieur de Maisonrouge,
et réversible à la famille, parce que si l'enfant était
conçu du vivant de la défunte, c'est-à-dire avant le
3 décembre, il serait adultérin et ne pourrait pas être
légitimé par ce mariage-ci.
Les receveurs généraux ont été trouver M. le con-
348 JOURNAL [fév. 1752]
trôleur général pour cet effet; mais M. de Machault
les a regaidés comme ne faisant point un corps, et a
rejeté leur représentation, attendu que ce mariage est
fort indifférent au bien de l'État et au service du roi.
M. le contrôleur général avait été prévenu par M. le
comte d'Argenson, ministre, qui protège fort le sieur
Rotisset, un de ses secrétaires, frère de mademoi-
selle Rotisset de Romainville.
— Du mardi gras, 1 5, que madame Henriette a
été exposée dans la chapelle ardente, la cour a quitté
le deuil de M. le duc d'Orléans* et a pris le grand deuil
pour madame Henriette. Ce deuil est en laine et
en crêpe pour les femmes, et en laine pour les hommes
qui n'ont pourtant point de pleureuses^; il n'y a que
les officiers domestiques de M. et madame laDauphine
qui en portent.
— On ne voit, dans l'histoire de France, de mort de
filles de France d'un âge un peu avancé, que sous les
règnes de Charles lY et de Philippe II. Aussi M. le
marquis de Brézé, grand maître des cérémonies, n'a-t-il
trouvé dans aucun de ses registres l'étiquette du céré-
monial en pareil cas. l^e roi a dit seulement que
l'on fît les choses au mieux; ainsi ce qui a été fait
servira d'étiquette pour l'avenir.
— ■ La défense de tous divertissements a été si exacte,
pendant tous les jours gras, que la police a empêché
le peuple d'être en masque dans les rues, et que l'on
a défendu et fait cesser les violons chez les traiteurs et
dans les cabarets, même pour les noces. Aucun parti-
' Ce deuil avait commencé le H .
^ Bandes de toile qui recouvraient les revers des manches de l'habit ,
et que les hommes portaient autrefois pendant la durée du grand deuil.
[FÉv. 1752] DE E. J. F. BARBIER. 349
culier de nom et d'état un peu distingué dans Paris,
n'a donné d'assemblée.
— Le 10, jour de la mort de madame Henriette,
sur les une heure après midi, madame la Dauphine
alla demander au roi où il voulait aller. Il lui répondit
qu'on n'avait qu'à le mener où l'on voudrait, et que
tout ce qu'elle ferait serait bien fait.
Madame la Dauphine donna des ordres pour aller
à Trianon ; les carrosses étaient tout préparés. Elle ne
quitta point le roi et, quoique très-affligée elle-même,
elle se comporta avec beaucoup d'esprit et de pru-
dence pour consoler le roi. La reine, M, le Dauphin
et toute la cour se rendirent successivement à Trianon,
chacun dans leur appartement, et on ne quittait pas
le roi, les uns après les autres. Madame la Dauphine
eut toute sa présence d'esprit pour donner les ordres
nécessaires pour ce qu'il y avait à faire , dont personne
ne savait l'étiquette.
Le soir, à Trianon , chacun soupa séparément dans
son petit appartement, c'est-à-dire pour manger une
soupe et boire un coup : le roi apparemment avec
madame la Dauphine et M. le Dauphin; la reine
avec madame la duchesse de Luynes^ ; Mesdames de
France de leur côté. Madame la marquise de Pompa-
dour fut la mieux accompagnée ; on lui servit à souper
sur une table de quadrille^ avec M. le duc d'Orléans,
M. le prince de Conti et un autre prince.
A une heure après minuit on songea , à Versailles ,
à transporter la princesse à Paris, aux Tuileries. Elle
' Dame d'honneur de la reine.
* Table servant pour le quadrille , sorte de jeu d'hombre qui se jouait
à quatre personnes.
350 JOURNAL [fév. 1752]
fut mise sur un matelas , dans des draps. Elle était
en manteau de lit*, coiffée en négligé, avec du rouge.
Des gardes du corps la descendirent ainsi dans un
grand carrosse où on la mit dans le fond, placée sur
son séant. Elle était soutenue par un suspensoir sous
les bras, qui était arrêté à un anneau qu'on avait placé
au dossier du carrosse, pour l'empêcher de ballotter, et,
sur le devant du carrosse, étaient deux de ses femmes
de chambre qui étaient très-iïichées de cet emploi.
Madame la duchesse de Beauvilliers , madame la
comtesse d'Estrades ^ et autres dames , étaient dans
un carrosse de suite.
Le roi est revenu le lendemain, avec toute la cour,
à Versailles , où il a continué de vouloir être seul pour
s'abandonner à sa tristesse. 11 a été deux fois à la
chasse ; mais on dit que c'était pour aller, et qu'il ne
voyait ni ne regardait rien. Il est à craindre que cela
ne le rende malade.
Le mercredi des Cendres, 16, M. le Dauphin est
venu de Versailles jeter de l'eau bénite. Il était accom-
pagné de tous les princes du sang qui l'attendaient
dans une pièce qu'on appelle, pour cette cérémonie, la
chambre du dépôt. Le prince était conduit par le
grand maître des cérémonies, précédé des hérauts
d'armes. L'après-midi, les princesses (mesdames Vic-
toire, Sophie et Louise), vinrent aussi accompagnées
de toutes les princesses du sang;, et avec les mêmes
cérémonies. Madame Adélaïde avait demandé au roi
' Espèce de manteau fort court , à manches , dont les femmes et les
malades se servent dans la chambre et au lit.
* La première , dame d'honneur ; la seconde , dame d'atour de la
princesse
[FÉv. 1752] DE E. J. F. BARBIER. 351
la permission de n'y point venir, attendu qu'elle
n'aurait pas la force de supporter ce spectacle par
l'excès de sa douleur; elle est à présent l'aînée des
princesses.
Le nonce du pape et l'ambassadeur de Sardaigne,
l'archevêque de Paris, le parlement, etc. , ont été le
même jour et le lendemain jeter aussi de l'eau bénite.
C'est M. de L'Épine, huissier de la chambre de la
princesse , qui annonce , pour le cérémonial , ceux
qui entrent; c'est un héraut d'armes qui présente,
soit aux ambassadeurs , soit aux premiers prési-
dents , le goupillon , lequel est rendu de main en
main.
— Autour du lit de parade étaient, d'un côté ma-
dame la duchesse de Beauvilliers et autres dames en
grande mante de deuil , et de l'autre des évêques et
prêtres de Saint-Germain l'Auxerrois et des religieux
Feuillants qui disaient des prières : deux hérauts d'ar-
mes au pied du lit de parade.
Madame la duchesse de Beauvilliers était fort atta-
chée à la princesse, qui l'aimait beaucoup. On dit
qu'elle a eu un terrible spectacle, et que quand on
ouvre le corps, c'est elle, comme dame d'honneur, qui
reçoit le cœur dans ses mains.
— Depuis la mort , le roi a toujours été dans une
grande tristesse, ne parlant presque point. On dit
qu'il a soupe seul chez madame la marquise de Pom-
padour, qui a eu besoin de son esprit et de beaucoup
de prudence pour se comporter dans une pareille
circonstance.
Le jeudi, 17, on avait porté le cœur de madame
Henriette à l'abbave du Val-de-Grâce , et le 19 on
352 ' JOURNAL [fév. 1752]
porta son corps à Saint-Denis, à sept heures du soir.
Le convoi était magnifique \
A la tête des pauvres, était à cheval, en grand man-
teau, M. Duvaucel, trésorier des aumônes du roi, ce
qui a paru extraordinaire.
Je sais que pour le transport du cœur au Yal-de-
Grâce et le convoi pour Saint-Denis, il n'a été dis-
tribué que quinze cents flambeaux , dont il y en a même
eu beaucoup de pillés; car on n'a, dit-on, changé de
flambeaux qu'à la barrière Saint-Denis. Tous les of-
ficiers de troupes ne portaient point de flambeaux et
avaient l'épée à la main ^
Tout le drap blanc de tenture était loué. C'étaient
les jurés crieurs qui s'étaient chargés de le fournir.
Depuis la mort jusqu'au service à Saint-Denis, ce
qui fera en tout quarante jours, il y a une table
pour madame la duchesse de Beauvilhers et les of-
ficiers.
On croit, à Paris, que cela coûte une grosse somme,
et n'ira pas à moins de trois cent mille livres, y com-
pris les profits illicites.
— On dit que le parlement est dans une grande
fermentation ; qu'ils ont voulu laisser passer ce grand
événement de tristesse, mais qu'ils vont s'assembler
pour des remontrances. Ils sont piqués des lettres pa-
tentes adressées au grand conseil portant attribution de
toutes les affaires de l'Hôpital-Général. De plus, l'ancien
' On en trouve la description dans la Gazette de France et dans le
Mercure de France du mois d'avril 1752, p. 198.
* Plusieiu-s mousquetaires ont fait des indécences dans la marche. Ils
brûlaient des perruques ou jetaient leurs flambeaux usés et allumés au
milieu de la foule . sur le public. {Note de Barbier.)
[FÉv. 1752] DE E. J. F. BARBIER. 353
curé de Saint-Sulpice * avait établi la communauté de
l'Enfant-Jésus, par delà la barrière de Sèvres, qu'il
avait rempli de filles de condition pour les faire bien
élever. C'est un diminutif de l'abbaye de Saint-Gyr. Il
y avait fait venir quelques bénéfices , mais cet établis-
sement n'était point encore revêtu des formalités né-
cessaires. Le roi vient de le confirmer par des lettres
patentes, lesquelles ont aussi été envoyées au grand
conseil. Ceci chagrine fort Messieurs du parlement,
parce que ces sortes d'établissements ont toujours été
faits par des lettres patentes enregistrées au parlement.
Ils sentent bien qu'on cherche à les abaisser et à les
punir de ce qu'ils ont fait ci-devant.
Le grand conseil, par égard pour le parlement, n'a
point fait imprimer et distribuer au public l'enregistre-
ment de ces lettres patentes.
— Le vicomte de Chabot, qui a épousé cette année
mademoiselle de Vervins, avec quatre-vingt mille livres
de rente, est frère de M. le duc de Rohan-Chabot. 11
était le troisième de la maison et était abbé avec neuf
ou dix mille livres de rente de bénéfices. Le second
est mort. M. le duc de Rohan, pour soutenir cette
maison , a engagé celui-ci à quitter l'état ecclésiastique
et s'est engagé à lui faire dix mille livres de pension
jusqu'à ce qu'il eût des successeurs et une augmenta-
tion de biens de son chef. En sorte qu'avec les bien-
faits du roi, il jouissait d'environ vingt-huit mille livres
de rente , ce qui le fait aujourd'hui , depuis son ma-
riage, un assez gros seigneur. 11 ne portera plus que le
' Languet de Gerg^-. Cette maison, convertie, dans la suite, en hospice
d'orphelins, est occupée aujourd'hui par l'hôpital des Enfants malades.
m 23
364 JOURNAL [fév. 1752]
nom de Chabot seul, sans y ajouter celui de Rohan,
parce que madame la comtesse de Jarnac lui a fait une
substitution considérable pour en jouir après l'extinc-
tion d'un usufruit, à condition de ne porter que le
nom de Chabot, qui est le nom de la maison , ce qu'il
a fait confirmer par lettres patentes.
Je ne sais si, au moyen de ce changement, il jouit
toujours, quoique cadet, des honneurs du Louvre et du
manteau de duc à ses armes, comme avaient les cadets
de la maison de Rohan-ChaboL.
— L'abbé de Prades , que le parlement a décrété de
prise de corps, a pris son parti. Il s'est retiré à Berhn,
chez le roi de Prusse, auprès de Voltaire et de M. de
Maupertuis. Il est quelquefois dangereux d'éloigner les
gens d'esprit'.
— L'acharnement des ennemis de Y Encyclopédie
augmente tous les jours. Le père jésuite qui fait le
Journal de Tré^oux^ a un peu drapé et critiqué les édi-
teurs au sujet du discours préliminaire et de certains
endroits du premier tome. D'Alembert^, le géomètre,
* Ce passage , écrit en marge dans le manuscrit , a dû y être ajouté par
Barbier bien postérieurement , car on sait que l'abbé de Prades, avant de
86 rendre en Prusse, se retira en Hollande. Il y composa une justification
de sa thèse , qui parut sous le titre de : Apologie de M. l'abbé de Prades,
Amsterdam et Berlin, 1752, 3 parties in-8°, dont la dernière est de
Diderot, et renferme une réponse à V Instruction pastorale que l'évéque
d'Auxerre (de Thubières de Caylus) venait de publier contre la thèse.
* Mémoires pour l'histoire des sciences et des beaux-arts , connus sous le
nom de Journal de Trévoux , parce qu'ils s'imprimaient dans cette ville.
C'était alors le père Berthier (Guillaume-François), né à Issoudun, en ITO^,
qui le dirigeait.
* Jean Le Rond d'Alembert, né à Paris, le 16 novembre 1717, fils
naturel de M"" de Tencin et de Destouches , commissaire provincial d'ar-
tillerie. Le discours préliminaire de V Encyclopédie est son œuvre.
[fév. 1752] DE E. i. F. BARBIER. 355
qui est l'un des deux éditeurs , a écrit une lettre au
père journaliste , vive et insolente. C'est un jeune
homme dont l'imprudence ruine les libraires entrepre-
neurs de cet ouvrage , parce que ceci devient irrécon-
ciliable avec les jésuites qui sont soutenus de M. de
Mirepoix, de M. le chancelier, de tout le clergé et
même de M. le comte d'Argenson.
L'arrêt du conseil du 7 février ne fait que supprimer
les deux tomes imprimés de ce dictionnaire, et ne dé-
fend point d'en continuer l'impression pour les autres
tomes. Cela pouvait s'accommoder en mettant des car-
tons au tome 11, dont la plus grande partie n'a pas été
délivrée aux souscripteurs, et en examinant avec plus
d'attention les autres volumes, pour en retrancher ce
qui peut déplaire ; mais cela n'a pas satisfait les en-
nemis parmi lesquels il y a, sous main, beaucoup de
libraires jaloux de la réputation de cet ouvrage. On dit
que le 21 de ce mois, M. de Malesherbes est venu chez
Le Breton, imprimeur, un des associés, porteur d'une
lettre de cachet pour saisir tous les manuscrits origi-
naux de V Encyclopédie et les planches des gravures ,
ce qui marque le dessein d'arrêter toute l'impression.
Le Breton n'avait pas ces manuscrits, même pour le
troisième tome; mais M. Diderot et un des libraires ont
porté et remis tous les manuscrits à M. de Lamoignon
de Malesherbes : Diderot a eu peur d'être une seconde
fois à la Bastille, On ne sait plus ce que cela de-
viendrai
Si cela se poursuit ainsi avec rigueur, les quatre
• On sait que le gouvernement fit lui-même des démarches auprès de
Diderot et de d'Alembert , l'année suivante , pour les engager à reprendre
leurs travaux (voir la Correspondance littéraire, etc., de Grimm).
356 JOURNAL [fév. 1752]
libraires associés qui sont Briasson , David l'aîné, Du-
rand et Le Breton, perdront infiniment, d'autant que
les souscripteurs, et surtout les libraires de province et
des pays étrangers, vont tomber sur eux pour demander
la restitution d'une partie de la souscription et même du
tout. Depuis six ans qu'on travaille à ce grand ouvrage,
il a fallu payer les éditeurs et une partie de ceux qui
ont travaillé à différents objets ; le papier, les planches
gravées et quantité de faux frais. Quoiqu'ils aient reçu
plus de huit mille louis à la livraison du premier vo-
lume, sur le pied de quatre-vingt-seize livres et de
deux mille souscripteurs , cela ne remplit pas les frais
d'une pareille entreprise qui était sur le point d'aller
tout de suite. Le profit aurait été grand sur les neuf
volumes à plus d'un louis. Cela est dommage pour eux
et pour les gens de lettres qui auraient trouvé de
grandes recherches d'érudition de tout genre dans ce
dictionnaire.
— Mardi, 22, était le jour, à Versailles, pour la cé-
rémonie des reWrences ; c'est ainsi que cela se nomme.
Le roi se tient dans son appartement : les princes du
sang, les ambassadeurs, tous les seigneurs et gens
de cour, ou qui veulent le paraître , se présentent les
uns après les autres en grands manteaux de deuil,
rabat et les cheveux en long, épars. Cette cérémonie
est pour faire compliment au roi sur la perte qu'il a
faite. Le roi parle seulement à quelques princes ou
grands seigneurs et ne voit guère les autres , dont il ne
connaît même pas la plus grande partie : mais les gens
de condition et officiers se donnent un air de cour
dans la grande galerie dans cet équipage , et sont vus
des ministres qu'ils peuvent connaître. Car il y a là
[FÉv. 1752] DE E. J. F. BARBIER. 367
nombre d'officiers, chevaliers de Saint-Louis, qui,
dans le vrai, n'y ont que faire '.
— L'évocation et l'attribution de toutes les affaires
de l'Hôpital-Général au grand conseil font du bruit. Il
y a, au parlement, plus de cent quatre-vingts instances
qu'il faut remettre au greffe du grand conseil. 11 en ré-
sultera bien de l'embarras pour les parties intéressées
dans ces instances , qui ne seront pas de sitôt jugées.
Le maréchal duc de Richelieu fait un bruit étonnant,
à ce sujet, à la cour. Il sollicitait, à la grand'chambre,
le jugement de son grand procès, au rapport de M. Se-
vert , conseiller, contre la plus grande partie des pro-
priétaires des maisons autour du Palais-Royal. Il y a
plus de cent parties intéressées, à cause des recours en
garantie par les mutations arrivées depuis cent ans.
M. le procureur général avait déjà donné ses conclu-
sions. Or l'Hôpital-Général est partie et a intérêt dans
cette affaire, ce qui la soumet à l'évocation. On n'a
pas songé à l'en excepter, ou bien on ne l'a point ex-
cepté sciemment, pour tranquilliser tous ces proprié-
taires qui ont tous leur crédit. S'il faut remettre cette
affaire immense entre les mains d'un rapporteur con-
seiller du grand conseil, il lui faudra trois ans, au moins,
pour se mettre au fait.
— Le roi est toujours fort touché de la perte qu'il
a faite : il n'a été coucher qu'une nuit à Choisy. Du
mardi , 22 , il va à la chasse et on tâche de le dissiper.
On dit que les gens d'église, M. de Mirepoix, le père
Perussault, jésuite, son confesseur, et les évêques qui
' Cet usage s'était perpétué, en partie, jusqu'à ces dernières années dans
les réceptions officielles qui avaient lieu aux Tuileries.
358 JOURNAL [mars 1752]
sont à la cour, voudraient profiter de cet événement
pour le faire tourner à la dévotion. S'ils se rendaient
une fois maîtres de son esprit, ce serait bien le plus
grand malheur pour l'Etat, car le despotisme des gens
d'église n'a point de bornes.
Mars. — On n'est pas trop content, dans le public,
d'un changement et d'une dépense que l'on fait au
château de Versailles. Le roi fait abattre le grand esca-
lier de marbre, qui était l'escalier des ambassadeurs,
pour en faire, dit-on, des pièces joignant tant à l'ap-
partement de madame Adélaïde qu'à celui de madame
la marquise de Pompadour. Cet escalier était un mor-
ceau curieux tant pour le marbre que pour les pein-
tures de M. Lebrun. Cela a coûté des sommes considé-
rables et sera détruit sans nécessité : on pillera les
marbres et il en coûtera encore bien de l'argent.
— Depuis quelques jours, il y a, dans Paris, une
troupe de voleurs qu'on nomme les assommeurs . Ils
rôdent deux ou trois ensemble, en redingote, sous
laquelle ils cachent un gros bâton d'environ quatre
pieds , fendu par le bout , et dans la fente duquel il y a
une pierre tranchante qui y est bien attachée. Ils en
donnent un grand coup par derrière, sur la tête, qui
étourdit et fait tomber, et ils volent, ce qui se fait
même entre neuf et dix heures du soir. On en conte
bien plus d'histoires qu'il n'en arrive; mais , de fait, il
en est arrivé plusieurs, entre autres un homme en épée
qui rentrait chez lui à neuf heures et demie dans la rue
Mâcon, au coin de la rue de la Vieille-Bouclerie, qui
est cependant un grand passage. Le voleur, après le
vol, s'est enfui et a laissé son bâton qui est au greffe
du Châtelet. On avait été tranquille tout l'hiver. Ce
[MARS 1752] DE E. J. F. BARBIER. 350
bruit a répandu l'effroi dans Paris ; on n'ose plus sortir
le soir. On a doublé le guet , et on a même répandu
des mouches déguisées en habits brims. On arrête, sur
les neuf heures, les gens qui sont en redingote; on
leur demande qui ils sont et où ils vont. On a ordonné
aux fruitières, cabaretiers et autres, de laisser leurs
boutiques ouvertes jusqu'à dix heures, pour la sûreté.
Cela a donné lieu aussi de publier, dans les rues, une
ancienne déclaration pour le port d'armes. On fait des
visites dans les billards et les endroits suspects ; la po-
lice est bien observée , cependant on n'a encore pu
prendre aucun de ces voleurs ; mais cette police les
écarte.
— ' Le 16 de ce mois, M. le duc d'Orléans était à la
Comédie-Française , et vendredi , \ 7, madame la du-
chesse d'Orléans était à la Comédie-Italienne, et même
annoncée par l'affiche. Cela a paru précipité, M. le
duc d'Orléans père étant mort le 4 février ; mais cepen-
dant il y a les quarante jours passés.
— Depuis le décret de Sorbonne contre la thèse de
l'abbé de Prades, et l'arrêt du parlement qui a décrété
cet abbé de prise de corps , il a été question du prési-
dent, du censeur et du syndic de Sorbonne, qui avaient
approuvé et laissé soutenir la thèse. Le sieur Dugard,
syndic, sans attendre de jugement, s'est démis de ses
fonctions ces jours passés. Après bien des délibérations,
on a condamné , en Sorbonne , le président de la thèse
et un autre docteur à être exclus pendant deux ans de
toute fonction dans la Sorbonne , ou à se présenter
devant l'assemblée, afin d'y recevoir une réprimande ,
une admonition d'être plus circonspect à l'avenir. On
dit qu'ils ont opté pour le dernier parti : 1 " pour ne
360 JOURNAL [mars 1752]
pas perdre environ cent écus par an ; 2° pour être tou-
jours présents. Les uns blâment, les autres approuvent
ce parti.
Ceci a donné lieu à une petite pièce de vers de la
part du sieur Piron, sur ce que c'est le public qui a
commencé à déclamer contre la thèse, à la vérité sans
l'entendre, comme à l'ordinaire, et même sur de
simples relations , et que c'est ce qui a fait agir la
Sorbonne.
Yive le peuple ! il est juge et prophète ;
11 ranime et vieux os, et carcasse ' et squelette.
La défunte Sorbonne enfin pense aujourd'hui ,
Raisonne, entend, décide et parle comme lui.
Puisse de Balaam cette nouvelle ânesse,
De l'antique, bientôt, nous montrer la sagesse ;
De son fougueux prophète éprouver le bâton ,
Ne plus braire, se taire , ou bien parler raison.
— Le livre de \ Encyclopédie est toujours arrêté et
on ne sait pas encore comment se fera la continuation ;
mais je sais cependant qu'on recherche encore à pré-
sent des souscriptions, tant on est cuiieux de ce qui
paraît défendu.
— Le 21 de ce mois, M. le comte de Maillebois ,
lieutenant général, fils du maréchal et qui a épousé la
fille du marquis de Paulmy d'Argenson, ci-devant se-
crétaire d'Élat des affaires étrangères, a été exilé à la
terre de MailIebois% par une lettre de cachet qui lui
fut rendue dans une maison où il soupail; il prit même
' Cette qualification dérisoire avait été donnée à la Sorbonne par l'abbé
Pucelle.
* Près du bourg de ce nom , sur la rivière de Biaise , département de
l'Eure , à 96 kilomètres de Paris , et 20 sud-ouest de Dreux.
[MARS 1752] DE E. J. F. BARBIER. 361
congé de la compagnie, ayant dit les ordres qu'il avait
reçus.
Le comte de Maillebois était de la cour intime du
roi, ami de madame la Marquise, et neveu de M. le
comte d'Argenson, ministre. On a cherché la cause de
cet exil dans un dérangement de conduite et dissipa-
tion de bien ; car, du reste , homme d'esprit et très-
bon officier. Mais on dit que c'est autre chose ; que les
États d'Artois ayant présenté un mémoire de soixante
mille livres pour des fournitures de fourrage pendant la
dernière guerre, dont ils ne pouvaient pas être payés
et avoir raison, ont cherché des puissances à la cour
pour faire agréer ce mémoire moyennant finance, et
que M. le comte de Maillebois s'en est chargé. Il a,
dit-on, reçu quarante mille livres argent comptant et
un billet de soixante mille livres \ et apparemment
qu'il s'était fait fort de la protection de madame la
Marquise. Le mémoire ayant été agréé et soldé, les
Messieurs des États d'Artois ont eu l'indiscrétion d'a-
vancçf qu'ils avaient réussi par la protection de ma-
dairie la Marquise ; celle-ci ayant été informée de ce
discours a approfondi la chose, s'en est plainte et il
n'en a pas fallu davantage pour faire exiler le comte
de Maillebois qui avait seul profité de l'affaire. En tous
cas, voilà ce qui se débite.
— Nouvelle affaire au parlement. Le sieur Le Mère *,
* Il est vraisemblable que la créance était au moins de six cent mille li-
vres , autrement il serait peu explicable que ceux qui en poursuivaient le
remboursement , fissent un sacrifice de cent mille francs pour n'en tou-
cher que soixante mille.
* Ignace Le Mère , prêtre, ex-oratorien, né à Marseille en 1677. Bien
que ce nom soit le plus ordinairement écrit Le Maire, nous avons adopté
362 JOURNAL [mies 1752]
qui était attaché à feu M. le duc d'Orléans, et demeu-
rait dans le carré de Sainte-Geneviève , est tombé
malade ces jours passés. Cet ecclésiastique , qui est
fort âgé, a demandé les sacrements. Le frère Bouéttin,
curé de Saint-Étienne du Mont , qui a déjà eu cette
grande affaire*, informé du fait, a été voir le malade
et lui a demandé, selon la coutume, un billet de con-
fession. Le sieur Le Mère n'a voulu lui donner ni billet
de confession ni lui dire le nom de son confesseur;
mais il a ajouté que s'il voulait avoir la bonté de l'en-
tendre, il se confesserait à lui-même. C'était bien le
mettre au pied du mur. Le frère Bouéttin lui répondit
qu'il s'agissait, avant cela , de savoir s'il reconnais-
sait la constitution Unigenitus. Le malade objecta que
cela ne lui paraissait pas nécessaire. D'autres disent
qu'il répondit qu'il était à Rome lors de la création
de cette bulle, et que, dans ce pays-là, on n'en faisait
pas grand cas ; qu'il lui avait paru depuis qu'on en
avait pensé de même dans ce pays-ci , et qu'ainsi sa
demande était assez insignifiante. Sur cela ou autre
réponse approchante, refus des sacrements de la part
du frère Bouéttin : sommations de la part du sieur
Le Mère les 21 et 22 mars; continuation de refus;
plainte du sieur Le Mère au procureur général; dé-
nonciation au parlement.
Cette affaire n'a point traîné. Le parlement s'est
assemblé jeudi malin , 23 , et a envoyé chercher le
l'orthographe donnée par les Nouvelles ecclésiastiques qui paraissent plus
exactement renseignées. Ces Nouvelles contiennent même une Notice bio-
graphique assez étendue sur le personnage dont il s'agit , dans le numéro
du 17 avril 17b3 , p. 61.
* L'affaire ('ofii 11.
[MARS 1752] DE E. J. F. BARBIER. 363
frère Bouëtlin, qui a répondu qu'il ne lui était pas
possible d'obéir, à cause du service solennel qui se
faisait à Sainte-Geneviève, pour M. le duc d'Orléans.
Le parlement étant resté assemblé jusqu'à trois
heures, a rendu un arrêt qui décrète d'ajournement
personnel le père Bouëttin, pour, par lui, subir inter-
rogatoire à cinq heures de relevée, devant le conseil-
ler rapporteur \ etc. L'arrêt porte aussi que les
chambres seront assemblées à six heures du soir pour
cette affaire, et que l'archevêque de Paris sera invité,
par un secrétaire de la cour, d'y venir prendre sa
place ^
L'invitation a été faite; l'archevêque a répondu
qu'il ne pouvait avoir cet honneur, et qu'il avait des
affaires indispensables. D'autres disent qu'il a ajouté
qu'il savait de quoi il s'agissait, et que le tout avait
été fait par son ordre : cela est vrai.
Le frère Bouëttin qui était occupé encore l'après-
midi, à donner le voile dans un couvent , n'est venu
que sur les six heures, a été interrogé et est convenu
qu'il avait des ordres d'agir ainsi. Il a été plus mo-
déré que dans la dernière affaire. Son interrogatoire a
duré jusqu'à près de neuf heures; il a fallu les conclu-
sions de Messieurs les gens du roi, de manière que
l'arrêt sur le procès-verbal, est daté du jeudi, 23, à
onze heures et demie de relevée, c'est-à-dire après
midi. Ce sera sûrement le seul de cette date sur le re-
gistre. Le parlement est resté ainsi jusqu'à minuit, ce
qui n'était peut-être jamais arrivé, pour terminer et
' L'abbé de Salaberry, conseiller de grand' chambre.
* Comme duc et pair.
364 JOURNAL [mars 1752]
juger, crainte encore de quelque évocation ; d'autant
que le lendemain, vendredi, la cour n'entrait pas, à
cause du service de madame Henriette à Saint-Denis,
et samedi, fête de la Vierge.
Voici le texte de l'arrêt :
(( La cour , sur les faits résultant du procès, fait
défense au frère Bouëttin de récidiver; lui enjoint
d'être plus circonspect à l'avenir dans les fonctions
de son ministère, et d'éviter de donner de pareils
exemples aux autres curés, ses confrères, à peine de
saisie de son temporel, même de punition exemplaire.
Le condamne à trois livres d aumône pour le pain
des prisonniers. Invite l'archevêque de Paris à tenir
la main à ce qu'il ne soit plus commis de pareils abus
dans son diocèse et à faire administrer les sacrements
au sieur Le Mère, dans les vingt-quatre heures. En-
joint au procureur général du roi de certifier à la
cour l'exécution du présent arrêt, lundi prochain, les
chambres assemblées. »
11 faut convenir que si le parlement ne tenait pas
la main avec fermeté à la police à cet égard, on intro-
duirait ici insensiblement une espèce d'inquisition,
sous prétexte de jansénisme , ce qui serait fort à
craindre.
— Mardi, 21, M. le marquis de Brézé , grand
maître des cérémonies, vint au parlement, c'est-à-
dire à la grand'chambre, précédé du roi d'armes et
de quatre hérauts, et suivi d'une vingtaine de jurés
crieurs, avec des sonnettes à leur main, présenter
une lettre de cachet du roi pour inviter le parlement
et lui ordonner, en même temps, d'assister au service
de madame Henriette, à Saint-Denis, le vendredi, 24,
[mars 1752] DE E. J. F. BARBIER. 365
à dix heures du matin. Messieurs de grand'chambre
sont dans les bas sièges : le grand maître des cé-
rémonies est en grand manteau de deuil, qui a une
queue de deux aunes , et en bonnet carré. Il prend
place entre les deux derniers conseillers ; il annonce
la lettre de cachet et la donne au conseiller qui est à
sa droite, lequel l'ouvre et en fait la lecture. Le pre-
mier président répond que la cour exécutera ponc-
tuellement les ordres du roi. Le roi des hérauts d'ar-
mes dit tout haut : « Priez Dieu , âmes chrétiennes,
pour le repos de l'âme de très-haute, très-puissante
et très-excellente princesse, etc., » et dit ensuite :
« Crieurs, faites vos charges. >j Alors tous les crieurs
font sonner leurs sonnettes. Cette cérémonie se re-
commence deux fois. Après quoi le grand maître sa-
lue et va en faire autant à la chambre des comptes et
à la cour des aides.
— Le temps du dépôt de la princesse dans l'église
de Saint-Denis a produit beaucoup d'argent à la ville.
Il y a eu un grand concours de monde , surtout de-
puis mardi, 21, que tout le monde, et les femmes
même, entraient dans l'intérieur de l'abbaye, dont
les bâtiments sont superbes, dans une noble simplicité
pour les escaliers, les dortoirs, le cloître qui n'est pas
encore achevé, non plus que les cours ni l'entrée : on
y travaille toujours. La façade, sur le jardin, a trente-
trois croisées de face, et quand le tout sera fait, cette
maison ne le cédera pas aux plus beaux palais des
souverains. Cela est à sa place, étant la sépulture des
rois de France.
Le catafalque, dans le chœur, était magnifique, et
tous les ornements du chœur très-galants, parce que
366 JOURIXAL [mars 1752]
ce drap blanc mêlé de velours et de satin blanc, cou-
vert de fleurs de lis d'or brodées de gazes d'argent et
d'or, forme différentes nuances qui n'ont pas le lu-
gubre du noir.
Vendredi, 24, s'est fait le service \
— Le dimancbe des Rameaux, le premier président
avec les présidents Mole et Le Peletier de Rosanbo,
ont été mandés à Versailles. Le premier président a
fait un beau discours au roi , très-toucbant ; mais le
roi les a assez mal reçus , leur a dit qu'il était très-
mécontent de la conduite de son parlement, et qu'il
avait cassé leur arrêt. On leur a fait lecture , en effet,
d'un arrêt du conseil, du 25, qui casse les deux arrêts
du parlement, et par lequel le roi évoque, à sa per-
sonne, la connaissance de cette affaire.
Lundi, 27, le premier président a rendu compte de
ce qui avait été fait la veille , à Versailles. Le parle-
ment est resté assemblé jusqu'à six heures et demie,
après midi. Il a été fort embarrassé. D'un côté, point
d'exécution de l'arrêt du 23, point de sacrements au
malade ; de l'autre, un arrêt d'évocation du conseil,
mais que le parlement ne connaît point sans lettres
patentes, et que d'ailleurs il ne voyait pas : ce n'était
que sur le récit du premier président et des deux
autres. Enfin, on a fait entrer les gens du roi et on
leur a dit de prendre des conclusions sur l'état pré-
sent de cette affaire.
Les gens du roi ont demandé à se retirer dans leur
parquet , et , après une grande heure de délibération ,
• Voir, pour les détails de cette cérémonie , le Mercure de France du
mois de mai 1752, p. 201 et suiv.
[MARS 1752] DE E. J. F. BARBIER. 369'
ils sont rentrés en disant qu'ils n'avaient pu se déter-
miner à prendre aucune conclusion dans une affaire
aussi délicate; mais que si la cour le jugeait à propos,
ils iraient encore vers le roi pour lui représenter l'é-
tat du malade et la nécessité de l'administrer. La cour
ayant rendu arrêt en conséquence, les gens du roi
sont donc partis lundi , à six heures du soir, pour
Versailles, et ont eu audience. Le roi les a reçus gra-
cieusement ; leur a dit qu'il était content de la déli-
bération de son parlement, qu'il donnerait des ordres
prompts, attendu l'état pressant du malade. Mardi, 28,
les gens du roi ont rendu compte, à onze heures, de
cette réponse. Le parlement est resté assemblé jus-
qu'à près de deux heures, sans rien décider. On a dit
qu'il ne fallait rien précipiter, et, sur cet avis, on a
remis l'assemblée des chambres au même jour, à six
heures. Les audiences avaient tenu le matin, et le par-
lement avait été, à l'ordinaire, tenir la séance au Châ-
teiet pour les prisonniers *.
— . Le même jour, le matin, le sieur Le Mère ayant
encore fait signifier une nouvelle sommation au frère
Bouëttin , pour lui administrer les sacrements , le vi-
caire de la paroisse s'était transporté chez le malade.
Même interpellation sur la soumission à l'église, par
rapport à la bulle, et même réponse de la part du
sieur Le Mère. De la part de la cour, aucun ordre.
Pendant tous ces mouvements, la gangrène du ma-
lade allait toujours son train; il n'y avait pas de sur-
séance à cet égard, de manière que le sieur Le Mère
est mort le mardi, 28, à une heure et demie après
" Parce que c'était le mardi de la semaine sainte.
368 JOURNAL [mars 1752]
midi, dans le temps que le parlement se séparait pour
aller chacun chercher à dîner.
à six heures du soir, Messieurs du parlement se
sont rendus au palais; l'assemblée a commencé à sept
heures, et on a fait entrer les gens du roi. M. d'Or-
messon, premier avocat général, a rendu compte de
la mort du sieur Le Mère, sans sacrements, et par
conséquent dans l'inexécution de l'arrêt du 23, de la
part de l'archevêque de Paris. Il a fait, dit-on, un
très-beau discours et très-touchant, sur les malheurs
qui pouvaient arriver d'un schisme. Les gens du roi
retirés, il a été question de suivre l'exécution de l'ar-
rêt du 23. On a fait rentrer les gens du roi pour leur
ordonner de prendre des conclusions dans l'in-
stant; ils se sont retirés de nouveau; mais M. d'Or-
messon a fait encore un très-beau discours et ils n'ont
pris aucunes conclusions.
Pendant ce temps-là et dans les intervalles , les
conseillers allaient et venaient dans les différentes
chambres. Quelqu'un d'eux a rapporté qu'on disait
qu'il y avait eu une espèce d'émeute à la maison pres-
bytérale de Saint-Etienne. Le parlement a envoyé
chercher le commissaire du quartier Sainte-Gene-
viève ; il est venu et il s'est trouvé que la nouvelle était
fausse.
On s'est mis ensuite à délibérer sur le parti que
l'on prendrait : il y a eu différents avis, et enfin la
cour a décrété de prise de corps le frère Bouéttin. Il
a fallu rédiger l'arrêt, en faire le vu , l'expédier, ce
qui a conduit jusqu'à minuit; l'on a chargé le sieur
Griveau , huissier du parlement, de cet arrêt, avec
ordre de prendre main-forte, pour se transporter à la
[mars 1752] DE E. J. F. BARBIER. 369
maison presbytérale de Saint-Etienne, prendre et
arrêter ledit frère Bouëttin. Mais, depuis tout ce ta-
page, ledit frère Bouëttin avait bien pensé qu'il ne
serait pas trop en sûreté chez lui. On dit qu'il s'était
retiré, dès le matin, à Conflans , dans la maison de
M. l'archevêque , là ou ailleurs : bref , il n'était point
chez lui à minuit. L'huissier Griveau a fait la procé-
dure ordinaire, signifié l'arrêt, fait une saisie et anno-
tation des meubles , mis le scellé , et diessé du tout
procès-verbal.
On a dit à l'huissier, dans la maison du curé, que
celui-ci pourrait bien être chez le sieur Quillau , li-
braire, rue Galande, dont il était ami. Le sieur Gri-
veau s'y est transporté, a fait perquisition et n'a trouvé
personne; autre longueur de procédure. Enfin, l'huis-
sier est revenu au palais, a présenté son procès-verbal
qu'il a fallu lire, et la cour a rendu arrêt par lequel
elle a remis l'assemblée des chambres au lundi de la
Quasimodo, 10 avril. De cette façon, Messieurs du
parlement sont sortis de la grand'chambre à près de
quatre heures après minuit, bien disposés, si on
avait trouvé le frère Bouëttin, à lui faire son procès
et à le juger tout de suite, sans sortir de place. On
voit, dans tout ceci, que le parlement a été fort piqué
de la manière dont on le ballottait à la cour, et de ce
qu'on laissait mourir les gens sans sacrements. D'un
autre côté, le roi doit être très-piqué de ce qu'au mé-
pris de son arrêt du conseil du 25 , le parlement ait
passé outre.
Quoi qu'il en soit , voilà le frère Bouëttin bien et
dûment décrété de prise de corps ; l'arrêt même exé-
cuté. En cet état, il est interdit et suspendu de toutes
ni 24
370 JOURNAL [mars 1752]
fonctions; il ne peut ni confesser, ni prêcher, ni dire
la messe, ni officier dans sa paroisse pendant la quin-
zaine de Pâques \
— L'objet de toute cette querelle sont les billets de
confession qu'on exige des malades à la mort, avant
d'administrer les sacrements. Or, l'on dit que l'usage
de ces billets a été introduit il y a plus de cent ans,
dans le diocèse de Paris, par rapport aux protestants,
pour empêcher la profanation des sacrements. A me-
sure que le nombre des protestants a diminué et que
le gouvernement n'en a plus eu à craindre, cet usage
s'est perdu insensiblement.
Sous la régence de M. le duc d'Orléans, et du temps
de M. le cardinal de Noailles, qui était janséniste dans
le commencement, le jansénisme a triomphé quel-
que temps : le cardinal a ôté les pouvoirs à tous les
jésuites, à l'exception apparemment du confesseur du
roi. Ils ont cessé de prêcher et de confesser, ce qui
avait donné lieu à une chanson qui a fort couru :
Les dindons d'ignace,
Ne prêcheront plus;
La grâce efficace
A pris le dessus :
Ils sont chus dans la rivière, laire la ,
Ah ! qu'ils sont hien là
Dans ce temps-là, il y avait des molinistes et des
gens, à la cour et à la ville, du parti des jésuites, qui ne
* Malgré la longueur de cet exposé de la nouvelle affaire du curé Bouët-
tin , ce n'est encore qu'un ahrégé , une sorte de résumé des détails
plus que minutieux dans lesquels est entré Barbier dans son Journal ma-
nuscrit. On peut , au reste, consulter pour cette affaire les numéros des
Nouvelles ecclésiastiques des 7, M , 21 et 28 mai 1752.
[AVRIL 1752] DE E. J. F. BARBIER. 371
laissaient pas que de se confesser toujours à eux. Les
jansénistes savaient cela, et, pour obvier à cette fraude,
ils firent renouveler, par M. le cardinal de Noaiiles ,
l'usage des billets de confession. Depuis, le cardinal de
Noaiiles a changé de système; il a rendu les pouvoirs
aux jésuites et il n'a plus été question de billets de
confession. Aujourd'hui que les jésuites et les moli-
nistes ont le dessus, ils se servent des mêmes armes
contre les jansénistes pour faire fleurir la constitution
Unigenitus. Les jansénistes doivent donc s'en prendre
à eux-mêmes de cet usage des billets de confession.
Or, cela ne troublait pas moins le public dans le
temps du cardinal de Noaiiles ; cependant on ne dit
pas que le parlement ait fait alors aucune démarche
pour faire cesser cet usage.
— On dit que le roi avait fait donner ordre au père
Clément, capucin, fameux prédicateur, d'aller confes-
ser le sieur Le Mère ; mais que s'y étant transporté, il
l'avait trouvé mort , et que le roi en avait été fâché.
— Le sieur Le Mère a été enterré le 29 mars. On
dit qu'il y avait dix mille personnes à son enterrement.
Jl y avait même des femmes de magistrats dans l'église
de Saint-Etienne.
Avril. — Il y a eu, pendant les vacances de Pâques,
des assemblées particulières entie les présidents à
mortier, les gens du roi et quelques conseillers, d'au-
tant que ce sont les chambres des enquêtes qui sont
les plus échauffées. Le dimanche de la Quasimodo ,
9 avril, les gens du roi ont été le matin à Versailles,
et le roi a mandé, pour cinq heures du soir, le
premier président et les présidents Mole et de Ro-
sanbo qui sont toujours de ces voyages. On disait
3'72 JOURNAL [avril 1752]
déjà qu'il y avait eu un arrêt du conseil du ven-
dredi, 7, qui cassait l'arrêt du parlement du 28 mars,
et cela s'est trouvé vrai. Les présidents ont eu audience
et le roi leur a dit ' qu'il avait cassé l'arrêt qui dé-
crétait de prise de corps le curé de Saint-Etienne,
comme attentatoire à son autorité ; qu'il défendait
de suivre la procédure, etc. Le premier président a
fait sa réponse ^ au roi, est revenu à Paris, :! dix heu-
res et demie du soir, et a donné ordi e aux huvetiers
de faire avertir tous les conseillers de se trouvei- le
lendemain au palais, à six heures et demie du matin.
Lundi, 10, le parlement s'est donc assemblé et le
premier président a rendu compte des volontés du
roi. Il y a eu de grands débats ; on a arrêté qu'il se-
rait fait au roi de très-humbles lemontrances , et on
a nommé des commissaires pour y travailler. Le par-
lement est resté assemblé jusqu'à plus de trois heures
après midi.
— Tous les matins, les présidents et conseillers vont
au palais pendant une heure environ. Ils vont dans
leurs chambres et quelques-uns dans la grand chambre;
mais tout est arrêté. Il n'y a point d'arrêts de défense,
on ne répond point de requêtes, on ne signifie pas.
Les avocats ne plaident à aucun tribunal, les cabinets
sont fermés; point de consultations, d'arbitrages ni
d'assemblées pour les commissions extraordinaires du
conseil. Cela est devenu uniforme, en sorte que toutes
les fonctions de justice sont suspendues.
— Vendredi, 1 4, les chambres se sont assemblées
' Voir, pour les paroles mêmes du roi, les Nouvelles ecclésiaslitfiies du
7 mai 1752, p 75
« Ibid., p. 76.
[AvniL 1752] DK E. J. F. BARBIER. 373
et on a lu les remontrances. Le même jour, la cour a
envoyé les gens du roi demander un jour pour les
porter à Sa Majesté, et le samedi, 15, le premier pré-
sident, avec les présidents Mole et de Novion, sont
partis à neuf heures du matin pour Versailles, d'où
ils ne sont revenus que le soir. Ces présidents repré-
sentent en ce cas la compagnie. C'est la petite dépu-
tation, et ce qui leur aura été dit par le roi sera censé
dit et ordonné à tout le corps.
— Les remontrances du parlement sont un peu
longues, mais très-belles et très-fortes. On dit qu'elles
ont été faites par M. le premier président et M. Thomé,
conseiller de grand'chambre, qui est versé dans ces
matières. On dit qu'on les aura imprimées \
— Lundi, 17, le premier président et deux prési-
dents sont partis sur les dix heures pour aller chercher
la réponse : le roi a donné celle-ci par écrite Comme
les présidents sont revenus de Versailles, le lundi,
après midi, cette réponse s'est répandue par des co-
pies dans le public, et chacun a raisonné en consé-
' Il y en a eu tout au plus une douzaine d'imprimées, mais en cachette.
Elles ont été mises tout au long dans la Gazette de Hollande , et ensuite
imprimées à Paris , par le canal du parti janséniste [Note postérieure de
Barbier). Peut-être Barbier veut-il parler des Nouvelles ecclésiastiques où
ces remontrances occupent le numéro du 21 mai 1752, p. 81 et sviiv.
Au reste, la Bibliothèejiie historique mentionne, sous le n° 33 Sib, Remon-
trances du Parlement du 15 avril 1752, avec la réponse du roi, ei l'arrêt
de règlement du 18 avril, in-4° de 8 pages et in-12 de 21 pages.
' Nouvelles ecclésiastiques, numéro du 21 mai 1752, p. 84. Le roi y dit,
en substance, qu'il ne veut point ôter au parlement toute connaissance de
ces faits , mais qu'il a évoqué , parce que la procédure ordinaire n'est pas
toujom-s propre à maintenir l'ordre, etc. Enfin , il termine en ordoiniant
de nouveau au parlement de cesser les poursuites et procédures qu'il a
commencées sur cette affaire.
374 JOURNAL [avril 1752]
queiice sur l'effet qu'elle devait produire dans la con-
duite du parlement.
— Mardi, 1 8, à huit heures du malin, le parlement
s'est assemblé. Le premier président a rendu compte
de la réponse du roi, on a délibéré et il y a eu un ar-
rêté portant a qu'il sera fait registre de la réponse du
roi, sans que néanmoins la cour suspende à l'avenir
l'autorité qui lui est confiée, ni cesse de réprimer et
de prévenir le scandale causé par le refus public des
sacrements , à l'occasion de la bulle Unigenitus, etc.
Arrête que les gens du roi seront mandés à l'effet de
prendre sur-le-champ des conclusions sur le règle-
ment que la cour entend faire à ce sujet , comme
aussi le premier piésident sera chargé de représenter
au roi les inconvénients qu'il y aurait à soustraire des
accusés aux poursuites régulières de la justice '. »
Cet arrêt a été répandu sur-le-champ dans la grande
salle du palais par des conseillers qui vont et viennent,
et tout le monde en prenait des copies.
Le parlement est resté assemblé : les gens du roi ont
pris des conclusions sur lesquelles la cour a rendu un
arrêt de règlement ^ par lequel il est fait défense à tous
ecclésiastiques de faire aucuns actes tendant au schisme,
notamment de faire aucun refus public des sacrements
sous prétexte de défaut de représentation d'un billet
de confession , ou de déclaration du noin du confes-
seur, ou d'acceptation de la bulle Unigenitus^ etc.
Le parlement est sorti du palais à piès de quatre
' Cet arrêté est imprimé en entier dans les Nouvelles ecclésiastiques,
année 1752, p. 84.
* On trouve cet arrêt de lèglement dans les Nouvelles ecclésiastiques de
l'année 1752, p. 86.
[avril 1752] DE E. J. F. BARBIER. 375
heures. Ce règlement a été bientôt répandu dans Paris
où il a causé une grande joie. On a travaillé toute la
nuit à l'impression , et le mercredi, 1 9, dès cinq heures
du matin , il a été affiché à tous les coins de rue , et
crié toute la journée dans Paris. On criait seulement :
« Arrêt du parlement, » sans parler ni de constitution
ni d'ecclésiastiques ; cela avait été défendu aux col-
porteurs. Il y avait des femmes qui disaient à haute
voix : « Arrêt du parlement, « et tout bas, en riant :
« cela ne se dit pas, » ou « pas davantage. » Un homme
m'a dit avoir vu, dans trois ou quatre maisons, l'arrêt
du parlement encadré dans un verre avec une bordure
dorée , ce qui marque bien l'esprit de parti.
— On avait parlé d'un arrêt du conseil qui devait
paraître; mais aujourd'hui, 22, il n'a pas paru, et
l'on croit qu'il n'y en aura pas, parce que l'arrêt du
parlement est tout au long dans la Gazette de France^ ^
à l'article Paris, ce qui ne se fait pas sans permission.
— On dit que l'archevêque de Paris , tous les évê-
ques qui sont actuellement dans cette ville, et, en géné-
ral, tous les prêtres et les moines sont furieux. On avait
affiché dix ou douze arrêts dans la seule cour de l'ar-
chevêché , pour narguer l'archevêque. On a dit aussi
que l'archevêque avait fait un mandement qui était
entre les mains de l'imprimeur, mais que M. le comte
d'Argenson était venu lui-même chez ce dernier faire
défense d'imprimer, et qu'il avait été ensuite chez
M. l'archevêque lui défendre aucun mandement à ce
sujet, de la part du roi.
* Du 22 avril, p. 20a.
376 JOURNAL [avril 17ô2]
ARRÊT DU PERROQUET DU QUAI DE LA FERRAILLE.
Un perroquet, dernièrcmenl, ,
Partageant la haine publique
Contre le moine fanatique
Qui met Paris en mouvement ,
Cliantant sur son hàton, criait en vrai lutin :
Fouettez, fouettez, fouettez le frère Bouëttin.
Messieurs du parlement qui, les nuits et les jours,
Avisez aux moyens d'éteindre, pour toujours,
Un schisme qui nous mène aux horreurs de la Ligue ,
Si vous voulez bientôt , sans peine et sans fatigue ,
A tous ces furieux rabattre le caquet,
Faites exécuter l'arrêt du perroquet.
— On dit, dans Paris, que le roi ayant fait appa-
remment semblant d'ignorer ce que portait le règle-
ment du parlement du 18 avril, M. le duc d'Ayen
Noailles, qui est fort familier avec le roi, l'ayant dans
sa poclie, lui avait donné ; et que le roi l'ayant lu lui
avait dit : (( Voilà une bonne épine tirée hors du pied.»
Quelle variation , si cela est vrai !
— Vers sur les quatre B.
Un B.' de porte-mitre,
Un B.* qui l'a portée,
Tous deux , à leur chapitre
Ont joint un autre B.',
Et tous trois ont juré de nous faire enrager
Pour un B."* de curé
Qu'il fallait fustigei-.
— Il est arrivé une sédition à Rouen, au sujet du
coton filé que le roi avait défendu , par un arrêt du
* M. de Beaumont, archevêque de Paris. [Note de Barbier.)
* M. Boyer, ancien évêque de Mirepoix. [Id.)
' M. de Lamoignon de Blancmesnil , chancelier. (A/.)
* Le frère Bouëttin , curé de Saint-Etienne-du-Mont . [Id.]
[MAI 1752] DE E. J. F. BARBIER. 377
conseil, de vendre en détail aux marchands, pour le
porter seulement au marché. Il y a quantité de femmes
et filles qui gagnent leur vie à cette marchandise , et
qui sont obligées, pour vivre, de la vendre à mesure
qu'elles en ont. Un marchand en ayant acheté contre
les nouveaux ordres, on a été pour l'arrêter et le
mettre en prison. Cela a fait une émeute. Les ouvrières
ont entraîné des ouvriers , et le peuple étant ainsi as-
semblé, ils sont entrés de force dans des couvents ou
autres maisons où il y avait des magasins de blé. ils
ont pillé ceux-ci , ainsi que plusieurs bâtiments, sur le
port, chargés de blé pour la provision de Paris; d'au-
tant plus que le pain est, assez cher à Rouen , comme
dans presque toutes les villes de province. Quoiqu'il
vaille trois sous la livre à Paris , c'est l'endroit où il est
à meilleur marché, par les soins que l'on prend pour
l'approvisionnement de cette capitale. Cette émotion
populaire a été violente ; il y a eu quelques personnes
tuées, et on a été obhgé d'y envoyer des troupes.
Mai. — Mardi, 2, on a affiché, dès le matin, et
crié dans Paris, un arrêt du conseil d'État^ au sujet de la
constitution et de ce qui a été fait au parlement le mois
passé. Le but du roi est de mettre fin à toutes les dis-
putes, comme il a déjà tenté de le faire par des décla-
rations en 1 720 et en 1 730 , en sorte qu'il ménage et
les jansénistes et les molinistes : il impose silence aux
deux partis. Cet arrêt du conseil n'a pas été aussi bien
reçu dans Paris que celui du parlement; cependant
il ne casse point cet arrêt , et il n'y est parlé en aucune
façon de ce que le parlement a fait.
' Cet arrêt est imprimé clans la Gazelle de France du 6 mai, [>.
223.
378 JOURNAL [mai 1752]
— Mais ceci n'est point fini. M. l'archevêque de
Paris, mécontent de l'arrêt du conseil, fait jouer un
autre ressort. M. deLaHogue, curé de Saint-Jean-en-
Grève, a été solliciter les curés de Paris pour signer
une requête en leurs noms, à M. l'archevêque, à
l'effet de les autoriser à exiger des billets de confession
pour porter le viatique aux malades, et à tenir registre
desdits billets, comme on a déjà fait dans quelques
paroisses depuis longtemps. Cette requête a été signée,
dit-on, de trente et un curés. Plusieurs autres ont re-
fusé de la signer.
Le parlement a été informé de cette démarche ; il a
fait assigner cinq ou six cuiés , qui n'avaient point si-
gné, pour savoir la vérité du fait, et on a remis l'assem-
blée à jeudi, 4 , dix heures du matin.
A quatre heures du matin, est arrivé un ordre de la
cour à M. le premier président de se rendre à Marly,
sur les onze heures, avec les présidents Mole et de Ro-
sanbo, le procureur général, et M. Thomé , rappor-
teur. Le premier président ayant été, à l'ordinaire, au
palais, pour l'audience, avant sept heures, on a su cet
ordre. Le parlement a appréhendé qu'on ne l'arrêtât
dans la poursuite de cette affaire, d'autant que l'ordre
portait aussi de porter au roi toute la procédure qui
était commencée : il s'est donc assemblé dès huit heures ;
on a lu l'information et on a décrété M. de La Hogue
d'ajournement personnel. Puis enfin , dans la crainte
de ce qui est arrivé à Versailles, il n'y a pas longtemps *,
on a fait promptement mettre en grosse l'information
et le décret afin de ne porter au roi que l'expédition de
' Voir ci-dessus, p. 315.
[MAI 1752] DE E. J. F. BARBIER. 379
la procédure, et de garder les minutes. Après quoi les
présidents, le procureur général et M. Thomé sont
partis pour Marly.
— Il se répand, dans Paris, un fait assez grave sur
le compte de M. l'évêque de Mirepoix qui est la cause
première de toute cette querelle. M. le duc de Niver-
nais , ambassadeur de France à Rome , est depuis peu
de temps de retour à Paris pour quelques affaires. On
dit que le roi lui a demandé de lui dire, au vrai, ce que
l'on pensait à Rome de tout ce qui se passait en France
à ce sujet ; que M. le duc de Nivernais , pour lui obéir,
lui a avoué qu'on se moquait de nous, et qu'il n'y était en
aucune façon question de la constitution Unigenitus ;
il a ajouté que le pape lui avait dit, il y a quelques
mois , avoir envoyé au roi de France un bref particu-
lier, c'est-à-dire , avec lettre personnelle et particulière
du pape au roi touchant toutes ces disputes ; le roi a
été étonné de celte nouvelle, n'ayant vu ni bref ni
lettre du saint-père : il en a parlé à M. l'évêque de
Mirepoix qui avait gardé ce bref par devers lui, sans
en parler au roi , comme chose indifférente. Si cela est
ainsi, M. de Mirepoix mériterait d'être pimi et renvoyé
de la cour.
— Messieurs du parlement ont remis au roi , à midi,
la grosse de l'information. 11 y avait apparemment con-
seil, et ils ont attendu qu'on y eût examiné la procé-
dure. Après quoi le roi a répondu à ces Messieurs, qu'il
a assez mal reçus :
« J'ai examiné l'information que vous m'avez ap-
portée; mon intention n'est pas que cette affaire soit
suivie. J'impose, sur ce, silence à mon procureur géné-
ral , et je défends à mon parlement de continuer cette
380 JOURNAL [mai 1752]
procédure que je veux qui soit regardée comme non
avenue j etc. »
Vendredi, 5, le premier président a rendu compte
de la réponse du roi. 11 a été question de délibérer, et
il y a eu trois avis. Le premier de continuer l'informa-
tion , l'autre de quitter purement et simplement toutes
fonctions, et le troisième de faire une grande députa-
tion au roi pour lui représenter encore ses torts ' et le
danger du schisme. Ce dernier avis, comme plus doux,
a passé, et il a été fait arrêté ^ Le parlement s'est sé-
paré à deux heures, les chambres restant assemblées,
et voilà toutes les affaires de palais cessées et interrom-
pues dans toute la juridiction et par tous les avocats.
Cela cause un grand désordre dans l'expédition des
affaires.
Le même jour, les gens du roi ont été envoyés pour
demander au roi un jour pour recevoir la députation
générale, composée à l'ordinaire de quarante-deux
personnes. Le roi leur a dit qu'il ne recevrait pas la
députation de son parlement, que celui-ci n'eût com-
mencé par reprendre ses fonctions ordinaires.
Le 6 , les gens du roi ayant rendu compte de cette
réponse , ont été de nouveau envoyés vers le roi pour
lui représenter que le parlement , en suspendant ses
travaux ordinaires , n'a point abandonné ses fonc-
tions, etc. Ils n'ont pas trouvé le roi de meilleure
humeur que la veille ; le roi leur a dit : a Tant que la
* Les torts du curé de Saint-Jean-eu-Grève.
* Il est imprimé dans les Nouvelles ecclésiastiques du 2 juillet 1732,
p. 108. Barbier ajoute, en note, que ce discours est à peu près le même que
des remontrances faites au roi Louis XIII , en mars 1626, par le premier
président de Verdim.
[MAI 1752] DE E. J. F. BARBIER. 381
justice ne sera point rendue à mes sujets, je n'enten-
drai rien de mon parlement. »
— Ceci est sérieux. La plus grande partie de Paris
est janséniste ; on hait et l'on méprise l'archevêque ,
qui est un brouillon , et qui a causé tout ce trouble.
La liberté est chère à tous les hommes, et on n'aime
[)oint cette contrainte des billets de confession. On
soufTre impatiemment que le clergé ne paye point les
impôts dont les autres sujets sont chargés. On compte
que la cherté du pain à Paris, et encore plus dans les
provinces, vient de quelque manœuvre sur les blés,
attendu qu'il n'y a point eu de disette. Le parlement
profite des circonstances pour parler avec hardiesse et
s'attribuer un pouvoir que, dans le fond , il n'a ja-
mais eu.
— On dit que l'archevêque de Sens\ grand protec-
teur de la bulle Unigenitus, a dit malicieusement que
M. l'archevêque de Paris était un grand homme ; que
pour lui il avait bien de la peine, depuis plusieurs an-
nées, à ranger une vingtaine de jansénistes qui restaient
dans son diocèse, tandis que M. l'archevêque de Paris
avait eu le secret, en peu de temps, d'en faire naître
cent mille dans le sien : il a raison.
— Lundi, 8, le parlement s'est assemblé à neuf
heures. L'assemblée a été secrète et vive; toutes les
portes fermées et les huissiers en dehors, à chaque
issue, pour empêcher qu'on n'écoute. Défense aux
conseillers de sortir de la grand'chambre et de divul-
guer ce qui se passe, comme cela s'est fait les autres
' Jean-Joseph Languel , ancien évèquc de Soissons, nommé arche-
vêque en J730.
382 JOURNAL [mai 1752]
fois. A- une heure, les conseillers ont quitte pour aller
chacun dans leur chambre manger un morceau et boire
un coup; et, pour rentrer délibérer, ils ont renvoyé
leurs domestiques dîner.
A midi, la cour avait pris un arrêté par lequel elle
mandait les curés de Saint-Séverin , Saint-Cosme, etc.,
à reffet de rendre compte des manœuvres pratiquées
à leur égard pour leur faire signer un écrit' dans leurs
maisons, etc.
Le 9, le parlement s est assemblé avec les mêmes
précautions pour le secret , et ne s'est séparé qu'à une
heure et demie. La grande salle était remplie de monde
de tous états , et il est arrivé ce à quoi personne ne
s'attendait. C est que M. le premier président a fait
avertir les procureurs qu il y aurait à trois heures l'au-
dience de relevée^ à la grand'chambreel audience aux
requêtes du palais, à l'ordinaire, après midi. On savait
cette nouvelle avant de connaître l'arrêté^ par lequel
il est dit que les déclarations des quatre curés seront
déposées au greflb ; qu il en sera porté des expédi-
tions au roi, etc., et que « la cour, pour donner au
roi, dans les circonstances présentes, la preuve la plus
signalée de son profond respect , a sursis à l'exécution
de l'arrêté du 5 , en ce qu'il porte que les chambres
resteront assemblées, etc. »
Cet arrêt est sage ; le parlement obéit au roi en re-
prenant ses fonctions avant la députation , et il n'a pas
même désobéi formellement à la réponse du roi du
" La requête du curé de La Hogue.
* On nommait ainsi les audiences qui se tenaient après midi.
^ 11 est imprimé dans les Nouvelles ecclésiastiques du 9 juillet 1752,
p. m.
[MAI 1752] DE E. J. F. BARBIER. 383
4 mai parce qu'il n'a ni continué l'information, ni dé-
cerné aucun décret ; il n'a fait que mander les curés
pour avoir leur déclaration.
— Le dimanche, 14, la grande députation s'est
rendue à Marly, sur les onze heures. M. le premier pré-
sident a fait un discours au roi, en forme de remon-
trances', relativement au contenu de l'arrêté du 5 mai.
On dit que ce discours est très-beau et très-fort , et que
M. de Maupeou prononce ses discours devant le roi
avec un air de dignité et un air de grandeur qui en
imposent.
Le roi a dit, dans sa réponse : « Je reconnais l'im-
portance des objets qui me sont présentés ; c'est dans
cette vue que je me propose de former incessamment
une commission de prélats et de magistrats de mon
royaume pour discuter des matières aussi intéressantes
pour la religion et le bien de l'État, et, sur leur avis,
prendre les mesures les plus convenables pour faire
cesser entièrement tout trouble et toute division \ »
Le parlement s'est assemblé le lundi, 1.5, et a ar-
rêté « qu'il serait fait registre de la réponse du roi,
sans néanmoins se départir de l'exécution des arrêts
et arrêtés de la cour. »
— Le parlement s'est encore assemblé ce matin, 17,
sur deux dénonciations pour refus de sacrements.
Pendant l'assemblée il est arrivé deux paquets : l'un
adressé à M. Turgot, président à mortier, et l'autre à
' On trouve- le texte de ci; discours, avec la réponse du roi , dans les
Nouvelles ecclésiastiques du 10 juillet 17o2, p. 121 et suiv.
* Ce paragraphe de la réponse du roi, diffère un peu, niais dans la
forme seulement, de celui qui se lit dans les Nouvelles ecclésiasticfues , et
dont la rédaction semble plus correcte.
384 JOURNAL [mai 1752]
M ', conseiller. On a cru, dans le palais, que
c'étaient des ordres de la cour ; point du tout. C'étaient
deux paquets d'estampes ayant, en dessous, l'arrêt du
parlement du 18 avril. Cette estampe, en rond, re-
présente d'un côté la Justice avec une épée, et de l'autre
la France; la Religion est représentée, au milieu, par un
autel qui porte un saint-sacrement avec ces mots : Pro
fide, l'ege, patria, et plus haut : Custos unitads, schisma-
tis ultrix. Petite vignette au commencement de l'im-
primé : le premier président qui présente au roi l'arrêt
du 1 8 avril. J'ai eu celte estampe pour douze sous.
— Le public est écliaufTé ; on dit que dimanche, au
retour du parlement de Maily, à trois heures , il y avait
un monde considérable sur les quais pour les voir
passer, et qu'au passage pour entrer chez M. le pre-
mier président, le monde a claqué des mains.
■ — On dit que les enquêtes sont indisposées contre
M. le premier président qui n'agit plus de si bonne foi.
Lors de la députation du dimanche, 14, tous les dé-
putés étant sortis de la cliambre du roi après sa ré-
ponse , on dit que le roi fit sur-le-champ rappeler
M. le premier président, qui resta sept minutes avec le
roi , seul de sa compagnie. Dans l'assemblée du lundi,
1 5, on demanda à M. le premier président ce qui avait
été le sujet de son entretien avec le roi. Il a répondu
que cela ne regardait pas les affaires présentes, ce
qui a donné du soupçon contre lui ; de manière
que l'on dit que l'on a arrêté la gravure que le
parlement faisait faire de M. de Maupeou -, d'autant
• Le nom est resté en blanc dans le manuscrit.
'^ Sans doute le portrait de M. de Maupeou , in-folio, gravé par Petit ^
d'après .T. Chevalier, et qui parut en 1753.
[mi 1752] DE E. J. F. BARBIER. 385
plus que l'on dit qu'il est encore allé à Versailles
mardi.
Il est difficile de trouver un chef de compagnie qui
ne se laisse pas gagner par la cour. Sa grande poli-
tique est de parler haut en public ; de paraître fort
attaché au vœu général de sa compagnie, et de la
tromper secrètement. Le premier président qui est
journellement et intimement lié avec la grand'chambre
Tentraîne aisément, ou du moins les plus forts tant
dans les ecclésiastiques que dans les conseillers laïcs.
Ce sont des gens qui retirent par an , de leurs
charges, depuis huit jusqu'à quinze mille livres, qu'on
n'aime point à manquer de gagner. Les abbés, d'ail-
leurs, dont cette chambre est composée en partie,
attendent et recherchent des bénéfices.
Les enquêtes se sont encore plaintes qu'on savait
toutes leurs délibérations avant que de se séparer,
soit qu'on pût les entendre opiner, soit que quelqu'un
de la compagnie, moins fidèle, pût donner ou jeter
quelque billet pour en informer. On a fait faire des
serrures nouvelles à toutes les portes des issues de la
grand'chambre. On a fait griller et arrêter toutes les
fenêtres, soit de la quatrième chambre des enquêtes,
qui donne dans la grand'chambre, soit d'un petit
cabinet où Messieurs allaient lâcher de l'eau. En-
fin, on a pris de très-grandes mesures pour le se-
cret, et pour empêcher les infidélités d'aucun de la
compagnie. Cela a été exécuté exactement mer-
credi , 17.
— Le samedi, 13 de ce mois, il y a eu un service
solennel pour M. le duc d'Orléans, dans l'église de
Notre-Dame, où M. l'archevêque a officié. On était
m 25
386 JOURNAL [mai 1752]
incertain s'il y en aurait et si ce serait aux dépens du
roi, à cause de la qualité de premier prince du sang.
Par ce qui est rapporté dans la Gazette de France^
on doit juger que le premier prince du sang n'a pas
ce droit, et que le service a été fait aux dépens de
M. le duc d'Orléans, son fils. Il est dit que le roi lui
ayant permis de faire célébrer ce service pour le prince
son père, le fils a donné ordre, etc. 11 n'y avait à ce
service, pour les révérences, que le duc d'Orléans, le
prince de Conti , son beau-frère , le comte de la
Marche et point de femmes.
— On dit que les évêques ne veulent point de la
commission que le roi s'était proposé d'établir, com-
posée de magistrats et d'évéques, pour donner leur
avis à l'effet, par le roi, de prendre des mesures con-
venables pour mettre ordre aux affaires présentes. Les
évêques prétendent qu'il s'agit ici du spirituel , qu'ils
tiennent , à cet égard , leurs pouvoirs de Dieu seul ,
et qu'ils ne doivent pas conférer à ce sujet avec des
laïques.
— . Pendant les fêtes de la Pentecôte , M. Thomé,
conseiller de grand'chambre , est mort. C'est une
grande perte pour le parlement , tant comme un des
meilleurs juges que comme un grand défenseur des
droits du parlement et du parti janséniste.
— Le 31 de ce mois, on a publié, dans les rues, un
arrêt du conseil, par lequel le roi, de l'avis de M. le
chancelier, a supprimé trois écrits : une Lettre de
M. r archevêque de à M , conseiller au par-
lement j etc.*, et la gravure de la petite estampe avec
• Attribuée à M. Languet, archevêque de Sens.
[juin 1752] DE E. J. F. BARBIER. 387
ces mots Custos unitatis, etc., qui est en tête de l'ar-
rêt du parlement du \ 8 avril dernier. Cette démarche
paraît un peu petite. Il fallait mépriser cela.
Juin. — Le parlement s'est assemblé aujourd'hui, 2,
à dix heures, et s'est encore occupé de plusieurs re-
fus de sacrements. Cette affaire est singulière; mal-
gré la réponse du roi du 14 mai, le parlement va tou-
jours son chemin sur les plaintes et dénonciations qui
lui sont faites, et, en même temps, il parait toujours
remplir ses fonctions et travailler aux affaires. Celles-ci
ne vont néanmoins que d'une certaine façon, car au-
jourd'hui le parlement ne sétant retiré que vers trois
heures, il n'y a eu d'audience de relevée, tant en la
grand'chambre qu'aux requêtes du palais, que pour la
forme. Il paraît que le roi n'est obéi ni par le parle-
ment ni par le clergé. Cela ne l'empêche pas d'aller
toujours son train, car demain, samedi, il y a un voyage
de Crécy, chez madame la marquise de Pompadour,
pour trois ou quatre jours.
■ — On nomme pour la commission qui doit être
établie pour prendre des mesures et donner un avis
au roi pour la tranquillité publique , en prélats, M. le
cardinal de La Rocliefoucault ; M. le cardinal de Sou-
bise; M. l'archevêque de Kouen, qui est de Saulx-
Tavannes ^, et qui a le rang de comte et pair, comme
ayant été évêque de Châlons , et M. l'évêque de
Laon , duc et pair, qui est Rochecliouart-Faudoas '.
En magistrats, M. Joly de Fleury père , ancien pro-
cureur général ; M. Trudaine , conseiller d'État, in-
' Nicolas de Saulx-Tavannes, sacré évèque de Châlons en 1721,
nommé archevêque de Rouen, en 1733.
* Jean-François-Joseph de Rochechouart, sacré en 1741
388 JOURNAL [jviy 1752]
tendant des finances; M. Bidé de la Grandville, con-
seiller d'État, et M. Castanier d'Auriac , conseiller
d'État, gendre de M. le chancelier. Ils ne sont que
huit ; le choix en est bon et il y a là des gens sages et
d'esprit.
— Pendant que le parlement est assemblé ce ma-
lin, 3, on crie à force, dans les rues, un arrêt du par
lement qui a mis tout le monde en mouvement. C'est
un arrêt du 31 mai qui, sur les conclusions de Mes-
sieurs les gens du roi, supprime les Lettres suppri-
mées déjà par l'arrêt du conseil du 30; mais l'arrêt
du parlement ne supprime pas la gravure de l'estampe
faite en son honneur et gloire.
— Aujourd'hui lundi, 12, on a pendu et brûlé en-
suite le nommé François Masson, pour un vol fait, il y
a un an , la nuit , dans l'église des Bernardins \ des
vases sacrés et des ornements. Ce vol a été fait par
l'intérieur de la maison et d'une manière extrême-
ment difficile : cela fit grand bruit dans le temps. Ce
François Masson était brocanteur, homme de trente à
trente-cinq ans, mauvais sujet, fils d'un horloger du
quartier. François Masson n'a, dit-on, rien avoué à la
question ordinaire et extraordinaire; il n'a pas voulu
demander pardon à son amende honorable devant
l'église Notre-Dame , et s'est toujours prétendu in-
nocent. Si cela est, cela serait avantageux à son
' lie collège des Bernardins, religieux de l'Ordre de Clairvaux, ainsi
nommés du nom de leur fondateiu', saint Bernard , était situé près de
Saint-Nicolas-du-Chardonnet. Les rues de Pontoise et de Poissy ont été
ouvertes sur une partie de l'emplacement de ce couvent dont une portion
des anciens bâtiments existe encore , et sert de caserne aux sapeurs-
pompiers.
[JDIN 1752] DE E. J. F. BARBIER. 389
cousin et à un autre complice nommé Hérissât ,
au jugement desquels il a été sursis. Cet Hérisset
a été ci-devant sacristain des Bernardins, et en a été
chassé ; il a épousé ime brodeuse et s'est fait recevoir
brodeur.
Cette exécution a eu lieu dans la place Maubert. Il
faisait une pluie considérable et les ruisseaux tenaient
toute la rue. Malgré cela , il y avait un concours de
peuple prodigieux. Masson n'a rien déclaré à la po-
tence; on ne la jugé que sur ce qu'il avait acheté des
étoffes et quelques ornements, sans savoir ou avoir
voulu dire de qui. Cela est léger, surtout pour un bro-
canteur. Il serait triste qu'il eût été innocent. La mai-
son des Bernardins est un collège rempli souvent de
grands égrillards.
Le lendemain, l'autre Masson, Hérisset et encore
d'autres sont sortis des prisons. Hérisset a présenté
une requête au Châtelet pour avoir permission de
faire publier et afficher le jugement par lequel il a été
déchargé de l'accusation, pour rendre sa justification
publique. Cela a été affiché par tout Paris.
— Il y a eu une consultation faite par M. Pothouin
d'HuilIet,filsdeM. Polhouin, avocat, grand consultant,
et par M. Travers, avocat, pour un juif qui a été in-
struit par un jacobin, qui demande le baptême, et à
qui M. le curé de Saint-Sulpice refuse de le conférer.
Celte consultation est très-savante sur la matière du
baptême. Elle n'a été ni dénoncée, ni supprimée,
comme on l'avait prétendu. On dit simplement que le
clergé avait sollicité une lettre de cachet contre M. Po-
thouin; mais il n'y a encore rien de nouveau.
— La commission des quatre prélats et des quatre
390 JOURNAL [juillet 1752]
magistrats s'est déjà assemblée deux fois. La première
séance a été pour enregistier la commission.
— Les évéques qui sont à Paris, et qui s'assemblent
chez M. l'archevêque, ont donné au roi une requête
par laquelle ils demandent que le parlement soit dé-
claré incompétent pour connaître de ces sortes de ma-
tières; que la commission soit révoquée, et que le roi
permette d'assembler un concile national ou provin-
cial pour décider des questions présentes.
— Le roi est parti, le 30, de la Muette pour Com-
piègne , où toute sa cour s'est rendue. Il est parti la
nuit et devait chasser en arrivant, afin de ne pas perdre
de temps.
Juillet. — J'ai oublié de marquer ci-dessus que
l'affaire de M. Lhomme ^, ancien échevin, a été ju-
gée à la Tournelle , le mois dernier, au rapport de
M. de Montholon, conseiller de grand' chambre ; que
M. Lhomme a été condamné en dix mille livres de
dommages et intérêts envers mademoiselle Mazarelli,
et madame Mazarelli en cent livres de dommages et
intérêts envers un laquais de M. Lhomme qui a été
maltraité ou accusé mal à propos. Il n'y a point eu
d'autre peine contre M. Lhomme, pour ne pas désho-
norer cette famille ; mais cette affaire lui coûte bien de
l'argent depuis qu'elle dure , tant au Châtelet, en dé-
penses secrètes , qu'au parlement , et à ses différents
voyages en pays étrangers , en sorte que cette misé-
rable affaire peut fort l'avoir ruiné. Cela suffit pour
contenir les insolents et les étourdis.
— M. Languet, archevêque de Sens, s'est avisé de
» Voir ci-dessus, p. 177, 250 et 252.
[juiLLEi 1752] DE E. J. F. BARBIER. 391
faire imprimer, dans son diocèse, tousses ouvrages en
latin ^, en deux tomes in-folio, sans permission. H y a
dans ces livres , entre autres , une lettre qu'il a écrite
soit étant évéque de Soissons, soit étant archevêque de
Sens, à M. de Lamoignon de Blancmesnil, lors premier
avocat général, au sujet de pareilles affaires qu'aujour-
d'hui. Cette lettre est cavalière pour M. de Lamoignon
et pour le parlement. On en a donné avis à M. de Ma-
lesherbes , sur des exemplaires envoyés à la chambre
des libraires de Paris , et , par arrêt du conseil du 28
juin dernier, ce livre a été supprimé comme étant im-
primé sans approbation ni permission et n'étant pas
même de nature à en avoir. On ne croit pas que le
livre de Marie Jlacoque^ qui a été tant sifflé, soit dans
ce recueil. Le bon archevêque qui est haut et vif doit
être bien piqué de cette aventure, cette impression
ayant dû lui coûter beaucoup. Le chancelier, quoique
moliniste , a voulu se venger de la lettre. On a donné
cet arrêt pour prévenir une suppression du parlement.
— Le parlement s'est encore assemblé lundi, 10, et
a décrété de prise de corps le vicaire de Saint-Etienne
du Mont et les deux prêtres ^ préposés pour porter les
sacrements, qu'on appelle Porte-Dieu^ sur le refus de
porter les sacrements, tout nouvellement, à un ecclé-
siastique noté pour être bon janséniste. Le malade est
mort sans sacrements, et le vicaire et les deux porte-
Dieu ont pris la fuite, se doutant bien du décret qui
s'ensuivrait.
• Opéra omnia pro defenslone Constitutionis Unigenilus et adversus ab ea
Appellantes, successive édita, etc. Senonis, And. Janot, 1752, 2 vol. in-f".
» Voir t. I, p. 307.
* Le sieur Brunet , vicaire , et les sieurs Fressinet et Meurizet.
o92 JOURNAL [juillet 1752?
Il est singulier que tous les ecclésiastiques jansénistes
qui sont des appelants, et qui n'ont jamais voulu se
soumettre, affectent de se loger sur la paroisse Saint-
Etienne, que l'on sait être la plus soumise aux ordres
de M. l'archevêque ; le parti janséniste secret engage
apparemment ces prêtres âgés et infirmes à se retirer
sur cette paroisse pour donner occasion au trouble et
soutenir, par là, la bonne cause.
Ceci fait aussi une aventure singulière dans cette
paroisse, où il n'y a plus ni curé, ni vicaire, ni porte-
Dieu. Il y a bien encore un premier vicaire, mais qui
ne se mêlait plus de rien dans la paroisse, et même
qu'on voulait ôter, en sorte qu'actuellement un malade
janséniste ou moliniste aurait peine à avoir les sacre-
ments.
— Les jansénistes ont eu la malice d'avoir un vieux
exemplaire d'un ancien mandement de M. de Gondrin',
archevêque de Sens , donné en 1 652, il y a cent ans ,
par lequel il ordonnait des prières publiques dans
toutes les églises , excepté dans l'oratoire des frères de
la Société de Jésus. Les jésuites y sont fort maltraités
sur leur désobéissance , leur mauvaise doctrine , le
trouble et la désunion qu'ils entretiennent entre les
princes chrétiens et la maison royale. C'est apparem-
ment pour faire voir que M. de Gondrin ne pensait pas
sur le compte des pères jésuites comme pense à pré-
sent M. Languet. Au surplus , ces bons pères qui ne
paraissent avoir aucune part dans ces affaires-ci,
n'avaient que faire de cette vieille recherche.
' Louis-Henri de Gondrin, nommé archevêque de Sens, en 1646,
mort en 1674.
[joiLLET 1752] DE E. J. F. BARBIER. 393
— Le vendredi , 21 , le parlement s'est assemblé
pour travailler à des affaires de curés de province. Il y
a si souvent, à présent, des assemblées pour ces sortes
d'affaires, qu'on n'a pas même la curiosité de s'instruire
des faits'. On trouvera ces détails dans la Gazette ec-
clésiastique. On sait seulement qu'on a décrété un
curé- qui a refusé la communion à un paysan qui ne
voulait pas lui payer sa dime des pommes. Cela est ri-
dicule, et on a bien fait.
— Il court, dans Paris, un imprimé qui est une
requête présentée au roi par les sous-fermiers du do-
maine*, pour demander que les billets de confession
' On rencontre cependant dans le Journal de Barbier l'indication d'une
foule de faits de cette nattu-e et , pour éviter une énumération monotone
et d'un médiocre intérêt , nous avons cru devoir faire de nombreuses
coupures dans le manuscrit. Nous avons conservé seulement la mention
des assemlilées les plus importantes, et de ce qui était indispensable pour
mettre à même d'apprécier avec exactitude la disposition générale des
esprits à cette époque. Nous avons dû aussi abréger beaucoup. Le Journal
de Barbier devient une sorte de Journal du Palais, où sont enregistrées
minutieusement les heures d'entrée en séance du parlement , les délibéra-
tions ; qui donne dans lem entier le texte des arrêts, etc. Toutes ces as-
semblées ont le même objet : ce sont des dénonciations de refus de sacre-
ments , d'écrits relatifs à la question qui se débattait entre le parlement et
le clergé, etc. Nous renvoyons, avec l'auteur au. Journal, ceux qui vou-
draient des détails plus circonstanciés sur ces matières, aux Nouvelles ecclé-
siastiques qui rapportent les faits d'une manière identique, ainsi que nous
avons déjà eu lieu de le faire remarquer.
Nous avons pareillement retranché la plus grande partie des apprécia-r
tions personnelles de Barbier, de ses prévisions, de ses suppositions sur
les conséquences probables des résolutions auxquelles s'arrête le parle-
ment. En avançant en âge , Barbier raconte moins , il disserte davantage ,
et souvent d'une façon im peu prolixe.
* Le sieur Lemerre , curé de Roi-Boissy, près Beauvais.
* Requête des sous- fermiers du domaine du Roi pour demander que les
394 JOURNAL [juillet 17521
soient écrits sur du papier timbré et assujétis au con-
trôle. On fait voir, daiTs cette requête , d'abord la né-
cessité des billets de confession et l'utilité et l'avantage
de l'avis des sous-fermiers, tant pour la religion que
pour l'augmentation des finances du roi. C'est une
plaisanterie charmante, écrite avec légèreté de style et
beaucoup d'esprit. L'auteur retourne cette matière de
tous les côtés. Il tourne en ridicule les évêques, même
un peu la confession. Il tape aussi le ministère sur les
impôts mis généralement sur tout. Cela est plus con-
cluant contre l'usage des billets de confession que
toutes les remontrances ampoulées du parlement. Il
est sûr qu'on aura lu cette pièce au roi pour l'amuser,
et qu'elle fera plus d'effet peut-être sur lui que tout ce
qu'on lui a dit jusqu'ici. On en a distribué une grande
quantité, et on la réimprime à force, parce que cela
s'envoie de tous côtés. On m'a dit hier qu'il en était
parti un exemplaire pour Milan. On commence à
tourner en dérision les choses spirituelles et les
plus sérieuses de la religion; mais elles le méritent un
peu. Il serait à souhaiter que sur quelque autre idée
aussi plaisante, on fît une pareille pièce sur le jansé-
nisme et le parlement ; ce serait le vrai moyen de sé-
parer les combattants et de faire finir toutes ces dis-
putes, bien plutôt qu'avec des arrêts du conseil. H y a
trois jours qu'on parle d'un arrêt du parlement qui
supprime cette requête, quoique toute en faveur du
parlement; mais il n'a encore rien paru.
— • Il parait aussi, ces jours-ci, une lettre au roi, im-
hillets de confession soient assujétis au contrôle ( par l'avocat Marchand et
l'abbé Mey), 1752, in-12.
[JUILLET 1752] DE E. J. F. BARBIER. 395
primée', signée de trois archevêques et de seize évê-
qiies qui sont à Paris, et qui s'assemblaient chez l'arche-
vêque de Paris, qui n'est pas pourtant du nombre des
plaignants; elle est datée du 11 juin. Ces prélats de-
mandent la suppression d'un arrêté du 5 mai dernier %
par lequel on accuse et on traite l'archevêque de Paris de
fauteur de schisme. Cette lettre est sage et bien écrite ;
on y fait voir que les magistrats, tous les premiers, ne
sont que les disciples de leur pasteur en matière de
religion, etc.
— Par arrêt du parlement, du 22 juillet, la requête
des sous-fermiers du domaine, toute plaisante qu'elle
est , a été condamnée à être brûlée par le bourreau ,
ce qui a été exécuté le 26.
— Par arrêt du conseil d'État du 25, le roi a supprimé
la lettre écrite au roi par dix-neuf évêques. Ce qu'il y
a de singulier dans l'arrêt, c'est qu'il est dit : « Un écrit
sans titre qui parait être une lettre écrite au roi, etc. »
Or, le roi étant dans son conseil, doit savoir s'il a reçu,
en effet, une lettre signée de dix-neuf évêques. Cette
suppression a beaucoup réjoui les jansénistes.
— Le clergé pousse les choses un peu trop loin.
Samedi, 29, il s'est répandu, au palais et dans Paris,
un écrit imprimé , en latin , adressé à chaque curé
et aux ministres inférieurs de chaque paroisse, dont il
avait été porté un exemplaire à la main, le jeudi 27,
dans la sacristie de chaque paroisse : l'imprimé a été
envoyé samedi dans tous les couvents et églises de re-
ligieux. Par cet écrit, qui est en fort beau latin, dont
' Imprimé d'ime page , sans titre , commençant par ces mots : Ira Dei
ascendit super nos.
' Voir plus haut, page 380.
396 JOURNAL [août 1752]
les paroles sont tirées des saintes Ecritures et des
Pères, on avertit les ecclésiastiques du malheur de ce
temps , de redoubler leurs prières pour apaiser Dieu
sur la France, de s'armer de tout leur courage, etc.
Une pareille pièce est un manifeste et un tocsin pour
animer tous les gens d'Église. On ne manque pas de
dire que c'est M. l'archevêque de Paris qui en est
l'auteur ; mais où en est la preuve.
Samedi le parlement s'est assemblé, et, par arrêt, cet
écrit a été condamné à être brûlé par la main du bour-
reau. 11 l'a été lundi, 31 , après la levée de la grand'-
chambre, et il se trouve qu'on a brûlé des passages de
l'Écriture et des Pères, à la vérité, à cause de l'appli-
cation.
— On parle fort, dans Paris, d'un bref du pape au
sujet des affaires présentes , qui a été apporté et pré-
senté au roi par un nonce extraordinaire qui a appoité,
de la part de Sa Sainteté, les langes bénits pour mon-
seigneur le duc de Bourgogne. On ne sait rien encore
de certain à ce sujet.
— Depuis deux jours, on parle d'un mandement de
M. l'archevêque de Paris. Je sais même que lundi, 31,
la nuit, les syndics des libraires ont eu ordre de faire
des visites chez tous les imprimeurs pour écouter le
bruit des presses, dont on sait le nombre à Paris. On
n'a rien découvert; mais on compte que M. l'arche-
vêque a une presse dans son palais où on ne fait point
de visites. L'ordre avait été donné par M. de Ma-
lesherbes.
Août. — Événement très-triste. Mardi au soir,
1""^ août, M. le Dauphin s'est senti attaqué d'un grand
mal de tête et de la fièvre. Le 2, il a été saigné deux fois,
[AOUT 1752] DE E. J. F. BAftBlER. 397
à sept heures du soir et à onze. Jeudi, 3, le roi est
revenu en poste , en grande diligence , de Compiègne ,
le matin, sur les onze heures, et M. le Dauphin a été
saigné au pied à trois heures après-midi. Les médecins
soupçonnaient la petite vérole qui ne paraissait pas
encore. Le vendredi, 4, la reine est arrivée à cinq
heures du matin , par la difficulté d'avoir des chevaux.
M. le Dauphin a encore été saigné au pied à cinq heures
du matin, et une demi-heure après on lui a donné de
l'émétiquequi a produit évacuation. Sur le midi, en-
viron , la petite vérole a paru , dont l'éruption a été
fort bien. Les prières des quarante heures ont com-
mencé vendredi à Notre-Dame. Madame la Dauphine
n'a pas voulu absolument quitter M. le Dauphin, et elle
est enfermée avec lui. On dit qu'il ne sait pas que c'est
la petite vérole , mais une ébuUition violente. On a
forcé le roi à ne point le voir, mais il est toujours à
Versailles. M. rarchevé(iue a été plusieurs fois a Ver-
sailles; il a été mandé par M. le Dauphin qui a con-
fiance en lui.
Le dimanche, 6, M. le Dauphin a été très-mal et on
n'en savait rien à Paris par les nouvelles publiques.
Lundi matin , il a été mieux. Le bulletin de neuf
heures, à l'hôtel de ville, était très-satisfaisant : l'érup-
tion de la petite vérole cessée, la suppuration com-
mencée et la tête très-libre. Mais tous ces bulletins ne
sont jamais bien fidèles : il faut toujours en rabattre.
La Ville a quatre courriers qui successivement vont
à Versailles jour et nuit , et rapportent des nouvelles
dont le bulletin s'affiche à la porte de l'hôtel de ville,
pour le public. Indépendamment de l'amour que les
Français ont pour leurs princes , cette tête est bien in-
i
398 JOURNAL [août 1752]
téressante pour les particuliers dans la position pré-
sente. Le roi sans enfants*; la reine hors d'état d'en
avoir ; un duc de Bourgogne qui n'a pas encore un an;
en cas d'un malheur dans la personne du roi , la per-
spective d'une régence dont l'établissement n'est jamais
bien tranquille, et encore moins dans la fermentation
oii sont les esprits. Perspective de plus grands troubles
encore, et cela dans toute l'Europe, si le trône n'était
assuré que sur la léte d'un jeune prince. Il faut espérer
que le rétablissement de M. le Dauphin fera évanouir
toutes ces craintes. Sa santé même en sera plus ras-
surée, après cette maladie.
On a continué les prières des quarante heures et l'ex-
position du saint sacrement pour la neuvaine,au moins.
M. le prévôt des marchands et le corps de ville ont
commencé samedi, 5, une neuvaine à Sainte-Geneviève
où ils vont tous les matins. Car on a beau faire, le fond
de la religion reprend toujours le dessus. Dans les ca-
lamités on a recours aux églises et aux prêtres , aussi
il n'est plus question de toutes les disputes; mais après
la guérison il y aura des Te Deum, il faudra de néces-
sité des mandements tant à Paris que dans tous les
diocèses ; cela sera curieux.
-^ — On n'a pas su, à Paris, le danger où a été M. le
Dauphin le jeudi, jour de l'arrivée du roi. La petite
vérole commença à paraître après la première saignée
du pied, sur les sept heures, mais elle parut mal. M. le
Dauphin était comme en léthargie et à l'extrémité.
Il y eut grande consultation. Tout le monde sait qu'on
ne saigne plus quand la petite vérole a paru. Cepen-
' Sans autres enfants mâles.
[AOUT 1752] DE E. J. F. BARBIER. 399
dant M. Dumoulin fui d'avis d'une seconde saignée au
pied. 11 dit qu'il était vrai que M. le Dauphin pouvait
mourir dans la saignée et qu'il n'en répondait pas ;
mais aussi que si on ne le saignait pas il serait mort
dans une heure; que s'il supportait la saignée il pour-
rait en revenir. Cela fut dit sur de bonnes raisons.
Quel embarras ! On demanda l'avis du roi qui dit :
« Si cela est ainsi, qu'on le saigne. )) M. le Dauphin
fut donc saigné au pied, à onze heures du soir, après
quoi l'éruption se fit comme on le souhaitait. La reine
n'arriva qu'après ce moment critique; M. le Dauphin
allait mieux. Elle embrassa Dumoulin devant tout le
monde. M. Dumoulin, qui était transporté de sa réus-
site, et qui est gai avec tout son esprit, quoique fort
âgé, dit tout haut, en riant : «Messieurs, je vous
prends à témoin que la reine me prend de force. »
M. le Dauphin a eu depuis de fâcheux accidents,
car cette maladie a été mauvaise, mais sans faire perdre
l'espérance. On attend le 9 avec impatience, quoique
l'éruption dure encore quelquefois plus longtemps.
— Tout le monde est charmé de madame la Dau-
phine, qui n'a pas quitté un instant. M. le Dauphin
ne prend ni bouillon ni autre chose que de sa main.
Quand on lui représenta d'abord le danger où elle
s'exposait, elle répondit qu'on ne manquerait pas
de Dauphines, mais qu'il n'y avait qu'un Dauphin.
Elle a banni toute cérémonie à son égard, et elle
dit aux médecins et autres qui sont là : « Ne prenez
pas garde à moi; je ne suis plus Dauphine, je ne suis
que garde-malade. » Elle sera à juste titre bien con-
sidérée et bien chérie du roi et de la reine.
M. le duc de Bouillon, grand chambellan, qui est
400 JOURNAL [août 1752]
infiniment attaché au roi et à M. le Dauphin , s'est en-
fermé avec kii du premier jour de la petite vérole, et
a demandé au roi la permission d'envoyer le prince
de Turenne, son fils, à 25 lieues d'ici, pour éviter qu'il
ne vînt dans l'air.
On ditquelundi, 7, le vicaire de la paroisse Saint-
André-des-Arts prêcha pour une prise d'habit au cou-
vent de Sainte-Marie, faubourg Saint-Jacques; qu'à
la fin de son exhortation il se recommanda aux prières
de la sœur et des religieuses , dont il avait tant besoin
dans ces temps-ci, étant exposé aux persécutions d'une
compagnie, en parlant du parlement, qui voulait dis-
poser souverainement des ministres de l'Eglise et de la
religion , sans en avoir, et qui n'avait d'autre regret
que de n'être pas anglais. Ceci est fort contre le par-
lement, pour le faire regarder comme voulant usurper
l'autorité sur la puissance souveraine. On dit qu'il
court des copies de cette exhortation dans Paris.
— Les prières ont cessé à Notre-Dame, le 1 4 de ce
mois. M. le Dauphin est heureusement hors d'affaire
de sa petite vérole qui a été Irès-maligne. Les méde-
cins sont de retour.
— Le roi chassa le 1 6 dans les derrières de la Muette,
contre les allées de Neuilly.
— Le parlement a instruit la contumace contre le
vicaire et les deux porte-Dieu de Saint-Etienne du
Mont décrétés de prise de corps. Le vicaire a été con-
damné en trois mois de bannissement et en l'amende;
un porte-Dieu à être blâmé nu-têteet en l'amende; l'autre
admonesté seulement et en trois livres d'aumône. Ce
dernier n'emporte point infamie. On prend donc le
parti de juger à présent sur les décrets décernés.
[AOUT 1752] DE E. J. F. BARBIER. AXil
— Voici du nouveau. C'est mardi, 22, qu'on a af-
fiché et crié dans les rues l'arrêt du 1 9 qui condamne
le vicaire et les prêtres de Saint-Etienne ; on criait seu-
lement : (( Arrêt du parlement. )) Le même jour, et à la
même heure , on a affiché et crié deux arrêts du conseil
du lundi 21 . Le premier supprime un manuscrit'' dont
il se répand _, est-il dit, des copies dans le public, avec
défense de l'imprimer. Voilà la première fois qu'on a
vu supprimer un manuscrit. Cet arrêt du conseil, qui
a paru le premier, annonçait déjà un changement dans
le ministère. Le manuscrit supprimé est une réponse
à une brochure en faveur de la constitution Uniseni-
tas, et il est dit, dans l'arrêt, que cela a pour but de re-
nouveler les disputes au sujet de la bulle , contre la
disposition expresse de l'arrêt du conseil du 29 avril
dernier. Cela annonçait déjà quelque chose; mais le
second arrêt est plus singulier. Le roi, dans son con-
seil , casse et annule l'airêt du parlement du 1 9, contre
les prêtres de Saint-Etienne, et toute la procédure sur
laquelle il est intervenu. Ce qu'il y a de singulier, c'est
que, dans l'après-midi, on criait en même temps, dans
Paris, l'arrêt du conseil d'Etat cassant et annulant, et
l'arrêt du parlement cassé et annulé, comme produc-
tions de deux puissances presque égales qui se croisent
dans leurs opérations.
— Hier, mardi, on donnait pièce nouvelle à l'Opéra*
' Réponse à une brochure intitulée : Instructions importantes touchant
les contestations au sujet de la bulle Unigenitus.
* // /ocrt/o/-e (le joueur), intermède italien en trois actes, joué parles
sieurs Manelli , Cosimi et la signora Tonelli , italiens , qui donnèrent suc-
cessivement plusieurs représentations à l'Opéra, depuis le 1"" août jusqu'au
7 novembre.
m 26
40-2 JOURNAL [août 1752]
où tout était plein de monde : j'y étais. Ce dernier
arrêt du conseil n'était pas encore bien connu. Moi-
même je n'avais vu que le premier, et on ne parlait
point de tout cela. Il faut dire même que ces affaires
n'affectent pas tout le monde à un certain point, et
surtout les gens de plaisir et de spectacle. Mais ce qu'il
V a d'étonnant, surtout pour les étrangers qui sont à
Paris, c'est qu'aujourd'hui mercredi, 23, au mépris
de l'arrêt du conseil, on crie actuellement h haute voix,
dans les rues, l'arrêt du parlement du 19 contre les
prêtres de Saint-Etienne , comme si de rien n'était. On
a été obligé même d'en faire une réimpression : l'im-
primeur du parlement n'avait plus de quoi en fournir
aux colporteurs.
— Dimanche, 27, il a été chanté un Te Deiim à
Notre-Dame pour la convalescence de M. le Dauphin.
On n'a crié le mandement de M. l'archevêque , et la
lettre du roi, que sur les dix heures du matin. Le man-
dement est très-simple; il ne contient que des remer-
ciements à Dieu d'avoir conservé une tête si chère à
la nation.
Le roi est venu de Versailles avec la reine et toute la
famille royale ; il est arrivé parle Petit-Cours ^ où toute
la maison du roi s'était rendue pour l'attendre. La
marche a commencé vers les cinq heures du soir par
le guet à cheval, les mousquetaires noirs, les mous-
quetaires gris, les chevau-légers, les officiers de la fau-
connerie avec les oiseaux sur le poing et les trompettes
de la chambre du roi. Il y avait vingt ou vingt- deux
carrosses à huit et à six chevaux, grand nombre d'offi-
' Aiilrement dit le Coiiis-la-Reiiie.
[AOUT 1752] DE E. J. F. BARBIER. 403
ciers à cheval et les pages des écuries. Le roi était dans
un carrosse avec les princes du sang, à l'exception du
comte deCharolais; ils étaient six ou sept dans le car-
rosse, lequel était accompagné, aux quatre roues, des
quatre commandants des compagnies rouges et suivi
d'un grand nombre de gardes du corps. Ensuite, le car-
rosse de la reine qui avait à sa gauche madame la
Dauphine et les quatre dames de France. On ne s'at-
tendait pas à voir madame la Dauphine dans cette cé-
rémonie. On dit qu'elle a été trois jours à l'obtenir. 11
a paru même extraordinaire , après si peu de temps
qu'elle est sortie de l'air de la petite vérole, de la voir
enfermée avec mesdames de France.
Cette marche était magnifique. Les princesses et les
dames de cour étaient pleines de diamants, ce qui
faisait un très-bel effet au soleil. Tout le chemin était
garni de monde dans des carrosses et à pied , de même
que Notre-Dame était rempli de monde aussi pour voir
l'entrée dans l'église et la cérémonie. On dit que M. de
Machault avait un très-beau train, qu'il était dans un
carrosse à six chevaux avec un second carrosse de suite
et une vingtaine de domestiques de livrée qui mar-
chaient à pied. Pour cette année, j'ai vu la marche sur
le quai des Tuileries au lieu d'être enfermé à Notre-
Dame.
Le roi n'est revenu de Notre-Dame qu'à sept heures et
demie. Il a vu , sur son passage, tous les hôtels du quai
Malaquais et tous ceux sur le bord de l'eau , jusqu'au
Palais-Bourbon, qui étaient déjà illuminés. Le roi et
la reine ont changé de carrosses dans le rond du Petit-
Cours, et le roi a été souper à Bellevue. Le soir, il
y a eu un feu d'artifice à l'hôtel de ville et grande il-
404 JOURNAL [août 1752]
îiimination, ainsi que dans toutes les rues de la
ville \
— Samedi, 26, il a paru, dans le public, un imprimé
d'une lettre^ écrite au roi par des évéques, delà même
date de la dernière du 1 1 juin , mais différente , bien
plus longue , et comme étant au nom du clergé, sans
désignations d'évéques. Dans la première lettre, les évé-
ques demandaient seulement la suppression de Tar-
1 ôté du 5 mai : dans celle-ci, le clergé paraît aller plus
loin ; il demande au roi de casser et annuler Tarrét du
parlement du 1 8 avriP, qui défend de faire aucun refus
de sacrements, etc. On n'entend point pourquoi cette
lettre, qui paraît datée du 11 juin, n'a pas paru im-
primée jusqu'à présent.
Quoi qu'il en soit, lundi, 28, on a crié et affiché
dans les rues un arrêt du conseil du dimanche , 27 ,
qui supprime cet écrit comme imprimé sans permis-
sion.
Il faut remarquer que dans tous les arrêts du conseil
où il y a : « de l'avis de M. le chancelier, » c'est dans
le cas de suppression d'écrits , attendu qu'il a l'inspec-
tion de la librairie et de l'imprimerie.
— Mais il y a un autre arrêt du conseil du 23 , qui
n'a paru que le 28, qui est plus fort. 11 s'agit d'un curé'
de la ville de Tours qui a refusé les sacrements à un
prêtre janséniste. Décret d'ajournement personnel par
' Voir, pour les détails plus circonstanciés de ces cérémonies , le Mer-
cure de France du mois d'octobre 1752, p. 194 et suiv.
* Cette lettre figure au nombre des pièces justificatives jointes à la f^ie
privée de Louis XV, t. II, n° 5.
' Voir plus haut, p. 374.
* Le sieur Pétard, curé de Saint-Pierre-le-Puellier.
[sept. 1752] DE E. J. F. BARBIER. 4Ô5
le présidial de Tours : on lui a ordonné d'administrer,
il n'a pas obéi , et le présidial l'a décrété de prise de
corps. Le roi, par son arrêt, casse toute cette procé-
dure, pour avoir entrepris de connaître des causes de
ce refus , ordonne que le curé reprendra ses occupa-
lions curiales, etc.
— Le parlement est furieux de l'arrêt du 23. L'on
convient que le roi n'a rien fait encore d'aussi fort en
faveur de la constitution Unigenitus . Le parlement a
envoyé les gens du roi pour demander, attendu les cir-
constances des affaires qui concernent la religion et
l'État, de continuer leur service sans qu'il y eût de
vacances ; mais on compte généralement que cela leur
sera refusé. T^es lettres patentes pour la chambre des
vacations sont déjà enregistrées. C'est M. le président
de Novion qui doit la tenir.
— Un homme d'esprit disait que le parlement , avec
sa haute police, voulait décider du corps de Jésus-
Christ comme d'une affaire de boue et lanternes.
— L'arrêt du conseil du 27 n'avait fait que supprimer
la prétendue lettre écrite au roi, du 11 juin, comme
imprimée sans permission. Or, le parlement a été plus
loin : par arrêt du 30, sur les conclusions du procu-
reur général et sur le rapport de M. l'abbé du Trousset,
conseiller, il a ordonné que cet écrit serait lacéré et
brûlé dans la cour du palais, par l'exécuteur de la
haute justice, comme séditieux, contraire aux lois et
aux maximes du royaume, etc. ; ordonne qu'il sera in-
formé contre ceux qui l'ont composé. On crie et l'on
vend cet arrêt publiquement dans les rues, aujour-
d'hui, 31 .
Septembre. — Vendredi, 1", le parlement s'est as-
406 JOURNAL [sept. 1752]
semblé et a rendu un arrêté ' au préjudice de l'arrêt du
conseil du 23 août. Il est dit, dans cet arrêté , que la
cour « a ordonné qu'attendu la discontinuation de
poursuites par le bailliage de Tours, le procès sera fait et
parfait, en la cour, au curé de Saint-Pierre-le-Puellier ;
qu'à cet effet l'accusé sera amené sous bonne et sûre
garde ès-prisons de la conciergerie du palais, etc. »
Il y a eu des débats pour cet arrêté. Le parlement est
fort échauffé contre l'arrêt du conseil du 23. Les gens
du roi ont même été un peu maltraités par le parle-
ment; c'est une charge assez désagréable dans ces cir-
constances. A la vérité, on a trouvé un peu fort cet
arrêté, qui détruit absolument ce que le roi a ordonné.
Aussi, on a voulu, dans le public, que cet arrêt du
conseil n'ait point été rendu dans le conseil du roi en
connaissance de cause. On prétend que c'est l'ouvrage
de M. le chancelier seul qui en a parlé au roi, et qui
a dressé l'arrêt lui seul. Il faut avouer que tout ce
qui se fait ici contre le parlement s'attribue à M. le
chancelier, en sorte que cela ne contribue pas peu à
faire mal parler de lui.
— On a imprimé, sans permission et sans nom d'im-
primeur, l'arrêté du 1"*^ septembre ; mais le 4, on a crié
un arrêt du parlement du 2 qui supprime cet imprimé,
comme ladite impression faite sans permission et même
contre l'intention de la cour. On l'avait cependant
vendu le samedi toute la journée dans l'enceinte du
palais même, chez un libraire.
— On a crié, tout à la fois, un arrêt du conseil du di-
' Imprimé dans les Nouvelles ecclésiastiques An 15 novembre 1752,
p. 183.
[SEPT. 1752] DE K. J. F. BAUBIEU. 407
manche 3, qui casse l'aiTét de la cour du T' en ce
qu'au préjudice de celui du 23 août, le parlement avait
ordonné que la procédure criminelle, discontinuée au
bailliage de Tours, serait continuée au parlement ; ce
que le roi déclare être un attentat très-répréliensible à
son autorité.
— • Autre arrêt du conseil , du 3 , qui casse et annule
Tarrêt du parlement du 30 août qui a condamné et fait
brûler par le bourreau la prétendue lettre au roi au
nom du clergé, ce que le roi a encore regardé comme
attentatoire à son autorité.
— Ces arrêts, de part et d'autre, se crient tous les
jours et sont affichés aux coins des rues. Tout le public
est assemblé à les lire avec beaucoup plus de disposition
pour les arrêts du parlement que pour ceux du conseil.
— Dimanche, 17, M. le comte de Kaunitz-Rittberg,
ambassadeur de Tempereur et de l'impératrice reine
de Hongrie et de Bohême , a fait son entrée publique à
Paris; elle a été fort belle. Il y avait cinq carrosses ,
belle livrée et riche, quantité de domestiques et huit
pages. 11 a fait une furieuse marche le long de la rue
Saint-Honoré, îe tour de la place Vendôme, a passé
devant le Pont-Tournant des Tuileries^ les quais des
Tuileries et du Louvre, le Pont-Neuf, le quai des
Théatins, la rue de Grenelle, pour gagner le Palais-
Bourbon, près les Invalides, où il demeure. Depuis
Picpus la tournée est grande. Tout son chemin
' Ce pont, construit en iliG, de l'invention de Nicolas Bourgeois, re-
ligieux de l'Ordre des Augustins connu par différents ouvrages de méca-
nique, était établi sur le fossé qui séparait le jardin des Tuileries des ter-
rains qui forment aujourd'hui la place de la Concorde , à l'endroit où se
trouve la grille qui termine la grande allée du jardin.
j»^ ii*— ,--
408 JOURNAL [SEPT. 1752]
était garni de monde et de carrosses; il a vu ce que
c'est que Paris.
— Depuis le 7 de ce mois, il n'y a point eu de dé-
nonciations ni de plaintes de refus de sacrements à la
chambre des vacations ; mais on a toujours continué
de distribuer des imprimés, comme Le Schisme de
Tours *, une Oraison funèbre de la bulle Unigenitus',
qui est une plaisanterie très-fine et en grand style sur
la perte que l'on a faite d'une aussi grande princesse,
et autres, l^a chambre s'est contentée de supprimer ces
écrits par des arrêts. On dit cependant que M. de Ma-
lesherbes , qui est à la tète de la librairie , s'ennuie de
ces impressions furtives, et qu'il a fait avertir les impri-
meurs que l'on soupçonne de ne plus s'y exposer, ce qui
serait très-sage ; car ces ouvrages sont faits par des jan-
sénistes, imprimés, pour ainsi dire, sous la protection
du parlement, puis rendus publics pour avoir ensuite
le plaisir de les supprimer et de les faire plus rechercher.
— ^Dimanche, 24, M. le duc d'Orléans a donné à
Saint-Cloud , pour la convalescence de M. le Dauphin,
la plus superbe fête qu'on ait vue ici depuis longtemps,
et qu'on puisse voir, parce que le lieu est unique pour
une pareille fête; d'ailleurs il faisait le plus beau temps
du monde.
Le parc était plein de monde, et il y avait plus de
* Schisme de Tours, avec les pièces justificatives, brochure de 43 pag.,
in-12, citée avec éloge dans les Nouvelles ecclésiastiques du 1^' octobre 1 752,
p. 157, comme contenant une relation très-exacte de tous les faits relatifs
à l'affaire du curé de Saint-Pierre-le-Puellier.
* Oraison funèbre de Très liante^ Très puissante et Très sainte princesse la
bulle Unigenitus, prononcée dans l'Eglise Métropolitaine de S'**, par
M. l'évèque de M*"*, le 4'' septembre 1752. A La Flèche aux dépens dt
la compagnie, 1752, la-i" de 1 1 pages, à deux coloniies.
[sept. 1752] DE E. J. F. BARBIER. 409
deux mille chaises, que le prince avait fait placer sur la
terrasse , qui étaient gratis pour les bourgeois et les
honnêtes gens. Dans Taprès-midi, on a tiré l'oie; il y
a eu une joute de bateliers sur la rivière, le tout au
bruit de timbales , trompettes et cors de chasse; dans
le parc, il y a\'ait un théâtre dressé pour des danseurs
de corde et sauteurs, pour amuser, et les eaux ont joué
toute la soirée.
A huit heures et demie, on a tiré le feu d'artifice,
dont le corps était placé dans la plaine, sur l'autre
bord de la rivière , vis-à-vis le château. Le feu a été
parfaitement exécuté et l'artifice était supérieur à tout
ce qu'on a fait en ce genre, par la quantité. Il y avait
des bateaux pleins d'artifices pour les dauphins et les
serpenteaux dans l'eau.
Dans la soirée, avant le feu , madame la duchesse
d'Orléans et les dames et seigneurs de sa cour, ma-
gnifiques en habits et en diamants , se sont promenés
dans le parc, pendant une heure, dans dix ou douze
calèches de suite, toutes à la livrée d'Orléans , ce qui
faisait un beau spectacle.
La rivière était ornée d'une petite flotte de trente
petits bateaux peints et garnis de lanternes allumées,
avec un grand bateau au milieu, qui était l'amiral,
avec mâts et cordages garnis pareillement de lanternes,
ce qui était magnifique.
Pendant le feu , on a allumé. Les grandes allées du
parc, le long de la rivière, étaient remplies de grandes
girandoles de bois, sur des piédestaux , sur lesquelles
étaient de grosses terrines. Le pont de Saint-Cloud
était éclairé de même, des deux côtés. Tous les par-
terres , bassins , cascades , étaient bordés de grosses
410 JOURNAL [SEPT. 1752]
terrines. Le grand château était magnifiquement illu-
miné en lampions, et tout cela se voyait de loin.
A dix heures, il y a eu souper. La table était dressée
dans l'orangerie , table longue de deux cent cinquante
couverts. Tous les domestiques servants étaient en li-
vrée d'Orléans. Le milieu de la table , dans la lon-
gueur, était un parterre de sucre charmant, diversifié
et garni de pièces de Saxe. A minuit ou une heure ,
grand bal masqué dans la galerie du château et dans
l'orangerie , qui étaient remplies de lustres et de tor-
chères. On avait distribué quatre mille billets de bal.
Cette fête a du coûter considérablement à M. le duc
d'Orléans; mais elle lui a fait bien de l'honneur auprès
du roi et du public. Il y en aura apparemment une
grande relation dans la Gazette de France^
— Le roi est parti le 26 avec toute la cour, pour
Fontainebleau, pour recevoir madame Infante, du-
chesse de Parme \ Le roi de Pologne, Stanislas, qui
était venu de Lorraine à Versailles dans le mois, s'est
aussi rendu à Fontainebleau pour voir sa petite-fiUe.
On s'imagine que cette princesse est pour du temps en
cette cour, d'autres disent qu'elle s'en retournera au
printemps prochain, qu'elle vient pour se faire gué-
rir de plusieurs maladies, et, entre autres, de cette
gale naturelle et de naissance, dont Madame aînée est
morte. On dit aussi qu'on bâtit à Parme un palais
magnifique, et que, pendant ce temps-là, l'infant duc de
Parme est allé à Naples chez son frère.
' Elle s'y trouve en effet dans le n° du 7 octobre 1752, page 492. Le
Mercure de France du mois de novembre, p. 172, contient aussi lUie des-
cription de cette fête.
"^ Marie-Louise-Élisabetli. Voir t. I", p. 258, et t. II, p. 2iJ7.
[ocT. 17521 DE E. J. F. BARBIER. 411
Octobre. — M. Pierron, substitut de M. le procureur
général, qui tient, à la chambre des vacations, la place
des gens du roi, qui en fait les fonctions et qui est un
garçon de mérite fort répandu dans le monde, a eu
grand soin de dénoncer à la chambre, avec les expli-
cations et qualifications convenables, plusieurs écrits
imprimés sans permission qui ont paru à l'ordinaire.
Il a été rendu plusieurs arrêts portant suppression et
condamnation au feu de tous ces écrits , en sorte que
la chambre des vacations a parfaitement rempli les
intentions du parlement.
— Messieurs du Châtelet , même , depuis la Saint-
Simon qu'il n'y a plus absolument de parlement \ ont
condamné une lettre d'un archevêque en réponse à
celle d'un conseiller-, à être brûlée par la main du
bourreau , comme tendant à introduire et autoriser le
schisme, etc. ^
— Pendant le mois d'octobre, la cour a été fort bril-
lante à Fontainebleau; il y a eu souvent le divertisse-
ment des chasses, et beaucoup de spectacles. Outre les
comédiens ordinaires*, les acteurs et actrices les plus
renommés de l'Opéra y ont été plusieurs fois.
' Voir ci-dessus, p. 288, note 2.
- Seconde lettre en réponse à la lettre d^un conseiller du parlement , du
7 septembre 1752 (par M. Languet, archevêque de Sens), 16 p. in-4°.
" La sentence a été cassée et annulée par un arrêt du conseil du
12 novembre, comme le Châtelet étant incompétent en ces sortes de ma-
tières i^Note postérieure de Barbiery Le texte de cette sentence se trouve
dans les Nouvelles ecclésiastiques du 5 décembre 1752 , p. 193.
* Les comédiens français, qui recevaient du roi une pension de douze
mille livres, ne jouaient ordinairement à la cour que depuis la Saint-Martin
(1 \ novembre), jusqu'au jeudi avant la Passion ; cependant, lorsque le roi
allait à Fontainebleau, une partie de la troupe le suivait dans cette rési-
412 JOURNAL [oct. 1752]
— Le 17, le roi a accordé un brevet d'honneur à
madame la marquise de Pompadour, en conséquence
duquel elle a été présentée par madame la princesse
de Conli, douairière, au roi et à la reine, chez laquelle
elle a eu le tabouret'. Elle a fait mettre le manteau' à
ses armes sur toute sa vaisselle d'argent. Elle n'a pas
le titre et le nom de duchesse , mais elle en a tous les
honneurs. Cela a fait, pendant du temps, la conversa-
tion de Paris.
— Le roi, par un arrêt du conseil du 1 7 de ce mois,
a trouvé le secret d'emprunter vingt-deux millions
cinq cent mille livres en argent , en recevant pareille
somme en contrats sur la ville, faisant le tout quarante-
cinq millions, dont il ne paye pas d'intérêts, rembour-
sables en neuf années en billets au porteur du tréso-
rier général de la caisse des amortissements, qui seront
délivrés aux porteurs et propriétaires desdits contrats
et argent; en sorte qu'en portant un contrat sur la
ville au principal de quatre mille cinq cents livres, et
quatre mille cinq cents livres en argent, on délivrera
pour neuf mille livres de billets décent livres chacun,
dont dix payables en avril i754, et ainsi pour les huit
années suivantes , dont le dernier payement sera en
1762. Le propriétaire du contrat, dont la rente n'est
qu'au denier quarante et qui perd moitié sur la place,
recevra, par là, le remboursement de son capital en
entier. Mais aussi, s'il mange en 1 754 et autres années
dence, et, clans ce cas, chaque acteur recevait un supplément d'appointe-
ment de dix livres par jour.
' Le droit de s'asseoir sur un tabouret, chez la reine , honneur qui
n'était ordinairement accordé qu'aux princesses et aux duchesses.
"^ Les princes et les ducs et pairs avaient seuls le privilège de couvrir
l'écu de leurs armes du manteau.
[^ov. 1752] DE E. J. F. BARBIER. 413
les mille livres qu'il recevra par an, il n'aura plus
rien au bout de neuf ans, ni de son contrat, ni des
quatre mille cinq cents livres d'argent comptant
qu'il avait. Je ne sais pas si cela se remplit; mais,
en tout cas, comme cela est à prendre sur la caisse
des amortissements , qui n'est fondée que sur l'im-
position du vingtième , le parlement doit voir l'inu-
tilité de son arrêté * pour prier ledit seigneur roi de
déclarer le terme de cette imposition, puisque, suivant
cet arrêt, cela doit durer au moins jusqu'en 1762,
indépendamment de ce qui arrivera d'ici à ce temps-là.
— La récolte de cette année a été très abondante ,
tant en vin qu'en blé. Cependant le pain ordinaire
continue jusqu'ici de valoir trois sous la livre et le pain
quatre sous , ce qui étonne fort. On fait pourtant es-
pérer qu'il va diminuer.
Novembre. — M. Le Gendre de Collande, brigadier
des armées du roi, neveu de M. le comte d'Argenson,
ministre de la guerre (étant fils de sa sœur, fille du
garde des sceaux^), est mort ces jours-ci, âgé de vingt-
sept ans. Mais le bruit est qu'il a eu quelque dispute à
un souper avec M. le marquis Le Voyer d'Argenson, fils
du ministre, son cousin germain ; que le lendemain il
a été le trouver; qu'ils se sont battus et qu'il a été tué.
Il est dit dans la Gazette de France qu'il est mort à sa
terie.
— On a trouvé, dit-on, affiché à la porte des Enfants-
Trouvés , dans la sacristie de Saint-Leu et en d'autres
' Barbier veut sans doute parler des protestations du parlement contre
l'imposition du vingtième denier, au mois de mai 1749. Voir ci-dessus,
p. 80.
* Voir t. I", p. 84.
414 JOURNAL [déc. 1752]
endroits, une oraison à Dieu \ pour toucher le cœur
de l'hérétique parlement de Paris, afin qu'il cesse de
nuire à la religion chrétienne , et , au bas « Prévost,
prêtre de Saint-Leu. » Ce M. Prévost est un galant
homme, qui ne se mêle de rien, à qui quelque ennemi
a joué ce tour. Il en a rendu plainte au Châtelet ; on
n'en a pas parlé depuis.
— Il s'est tenu mardi , 21 , un grand conseil à Vei-
sailles, sur les affaires du temps. Les agents du clergé
avaient présenté une requête aiu roi pour demander la
cassation de l'arrêt du parlement du 18 avril dernier,
comme étant une entreprise sur l'autorité spiri-
tuelle , etc. Il y a eu un arrêt du conseil sur requête,
qui casse effectivement l'arrêt du parlement , mais
comme attentatoire à l'autorité du roi , qui s'était ré-
servé la connaissance de cette affaire , etc. On ne sait
pas précisément le dispositif de cet arrêt. Comme il
est sur la requête du clergé , et que ce n'est pas un ar-
rêt émané du mouvement du roi , il ne sera pas im-
primé -. Ce serait au clergé à le rendre public, et il ne
le fera pas, n'en étant pas content. Cet arrêt du con-
seil a été dressé, dit-on, sur les avis de M. Gilbert de
Voisins.
Décembre. — Le 1"% assemblée des chambres, dans
laquelle il a été arrêté de mander M. Moreau, procureur
du roi du Châtelet, pour venir rendre compte à la cour
de sa conduite. Il s'agissait d'une affaire de refus des sa-
crements, fait par le porte-Dieu de Saint-Jean en Grève,
' Elle est imprimée dans les Nouvelles ecclésiastiques, du 23 janvier 1 753,
p. 14.
* Barbier donne une copie de cet arrêt d'après la Gazette de Hollande,
mais il avertit en même temps que cette copie n'est pas exacte.
[DEC. 1752] DE E. J. F. F5AUBIER. 415
lesquels sacrements avaient été portés par le vicaire
qui, pour cela, a été renvoyé et interdit' par M. lar-
chevéque. Il y avait eu des plaintes, procédures et in-
formations faites au Cbâtelet. M. le procureur du roi,
en vertu d'une lettre de cachet à lui adressée, avait
retiré du greffe du Châtelet la minute des informations
qu'il avait portée et remise à M. le chancelier, dont il
est fort ami. Samedi, 2, M. Moreau s'est rendu à l'as-
semblée des chambres et s'est excusé , sans doute, sur
les ordres du roi. Mais M. le premier président lui a
dit , qu'étant conseiller ordinaire du parlement et sub-
stitut de M. le procureur général, il devait être instruit
des règles; qu'il n'était point permis de déplacer ainsi
des minutes du greffe. On lui a enjoint d'être plus cir-
conspect à l'avenir \
— Les chambres se sont assemblées depuis , pour
une autre affaire plus délicate. Par arrêt du 29 juillet,
la cour a condamné à être brûlé , un écrit imprimé
commençant par ces mots : Ira Dei, etc. ^ Il a été or-
donné , en même temps , qu'il serait informé contre
ceux qui ont composé, imprimé et distribué ledit écrit.
Onarepris cette affaire, depuis la rentrée du parlement,
et il a été question de faire publier un monitoire* pour
acquérir de nouvelles preuves par la voie de révélation,
lequel monitoire doit être obtenu à l'officialité. On a rai-
sonné de cela. 11 a été question de savoir si M. l'arche-
* L'abbé Mallomn. Les marguilliers delà paroisse Saint-Jean le dédom-
magèrent en lui faisant une pension de cinq cents livres.
" Voir, pour les détails de cette affaire , les Nouvelles ecclésiastiques, du
16 et 23 janvier et du 27 février 1753, p. 9, 13 et 33.
' Voir ci-dessus, p. 395.
* Lettres d'un juge ecclésiastique pour obliger les fidèles à venir déposer
des faits qui y sont contenus, sous peine d'excommunication.
416 JOURNAL [déc. 1752:
véque permettrait ou non, à son officiai, de délivrer ce
monitoire, parce que l'on croit, dans Paris, que cet écrit
séditieux vient de la part de l'archevêque ou de ses
adhérents. Les partisans de l'archevêque et les moli-
nistes répandent que ce sont quelques jansénistes qui
sont les auteurs de cet écrit , pour rendre plus odieux
le parti de l'archevêque et du clergé en général. C'est
ainsi que ion parle ordinairement dans les affaires de
parti et surtout de religion. Quoi qu'il en soit, par
suite d'un arrêt du 5 décembie, le procureur général,
en qualité de complaignant à Dieu et à l'Église, s'est
pourvu et a donné sa requête, et M. l'official de Paris
a délivré un monitoire, lequel a été affiché, samedi, 9,
dans tout Paris; dimanche, 10, il a été publié pour la
première fois dans toutes les paroisses et le sera jusqu'au
troisième dimanche ; ensuite un quatrième pour le
réaggrave ', après quoi on prononcera l'excommuni-
cation. Ceci fait du bruit et peut avoir de très-grandes
suites, parce qu'il est à craindre que des cerveaux
brûlés et des esprits fanatiques ne fassent quelque
révélation hasardée et inconsidérée. Il est certain que
si on découvrait l'auteur ou l'imprimeur, on ne lui
ferait pas un bon parti.
— Comme notre archevêque de Paris s'appelle Chri-
stophe, on a fait le petit brocard suivant :
Le Christo'ihe détaille et gigantesque et forte,
Porte Dieu toujours avec lui " ;
Mais le Christophe d'aujourd'hui
Ne veut pas le porter, et défend qu'on le porte.
' Après trois publications d'un monitoire et avant l'excommunication,
avait lieu Vaggrave puis le réaggrave , c'est-à-dire une fulminalion solen-
nelle du monitoire, avec menace des dernières censures de l'Eglise.
''■ On sait que ce saint est ordinairement représenté sous la forme d'un
[DEC. 1752] DE E. J. F. BARBIER. 417
— C'est encore ce qui vient d'arriver à Saint-Médard.
Le curé \ qui est un religieux de Sainte -Geneviève,
comme celui de Saint-Etienne du Mont, a refusé de
porter les sacrements à deux sœurs de la communauté
de Sain te -Agathe^, dans le faubourg Saint-Marceau.
C'est une communauté où l'on élève parfaitement bien
les pensionnaires , mais qui , depuis longtemps , est un
peu soupçonnée de jansénisme. L'une des deux sœurs
est morte sans sacrements. On disait même qu'on avait
fait quelques difficultés pour lui donner la sépulture ;
mais l'autre sœur est encore vivante ; la première était
la sœur Thècle, la seconde est la sœur Perpétue.
Ce refus de sacrements a été dénoncé au parlement
le mardi 1 2 , que le parlement a été assemblé depuis
dix heures du malin jusqu'à quatre heures après midi ;
aussi a-t-il fait bien de la besogne.
Sur la dénonciation , arrêt qui ordonne que le curé
et les vicaires seiont mandés sur-le-champ pour venir
rendre compte de leur conduite à ce sujet. Le curé , qui
savait que le parlement devait s'assembler, avait pris la
précaution de se retirer et n'avait pas couché dans son
presbytère. Les deux vicaires sesontrendus auxpiedsde
la cour. Ils ont constaté , par leur déclaration , le refus
de sacrements; mais ils ont rejeté la cause sur le curé
géant portant J. C. sur ses épaules, d'après la signiGcation do son nom
composé des mots XpiTTÔç, Christ, et çÉpw, je porte.
' Pierre Hardy.
^ Les filles de Sainte-Agathe, autrement appelées de la Trappe ou Jllles du
Silence. Ces religieuses, qui suivaient la règle de l'Ordre de Cîteaux, après
avoir éprouvé beaucoup de contrariétés dans leurs divers établissements ,
s'étaient enfin fixées dans la rue de l'Arbalète, où elles avaient fait l'acqui-
sition de deux maisons contiguès, près du jardin de l'Ecole de pharmacie.
III 27
418 JOURNAL [déc, 1752]
et sur M. rarchevêque de Paris, et ont dit qu'ils n'a-
vaient été que spectateurs des faits.
Arrêt qui ordonne qu'il sera informé , dans le jour,
du susdit refus de sacrements, et arrêté qu'un secrétaire
delà course transportera, aussi dans le jour, chez l'ar-
chevêque de Paris pour l'inviter à faire cesser ce scan-
dale et pourvoir à l'état de la malade, par l'adminis-
tration des sacrements.
Le mercredi, 13, le parlement s'est assemblé à huit
heures du matin. Le sieur Ysabeau , greffier de grand'-
chambre et secrétaire de la cour, a rendu compte de
la réponse de M. l'archevêque que l'on dit générale-
ment être en ces termes :
« Le curé de Saint-Médard n'a de règle à suivre ,
dans l'occasion présente , que les lumières de sa con-
science et les ordres que je lui ai donnés. L'adminis-
tration des sacrements est un ministère que je ne tiens
que de Dieu seul. Au surplus, je me ferai un devoir
d'en conférer avec le roi. »
Arrêté qu'il sera fait une seconde invitation à M. l'ar-
chevêque de faire administrer la malade dans le jour.
Réponse de M. l'archevêque qu^il avait déjà déclaré
ses intentions et qu'il ne pouvait ni ne devait changer
de conduite.
Arrêt qui ordonne que l'archevêque de Paris sera
tenu , sous peine de son temporel , de faire cesser le
scandale causé par ce refus de sacrements public,
réitéré et persévérant, etc.
Arrêté que les pairs de France seront convoqués, en
la manière accoutumée, pour se trouver lundi, 1 8, dix
heures du matin, aux chambres assemblées, pour dé-
libérer sur les informations faites , etc. Cet arrêté fait
[DEC. 1752] DE E. J. F. BARBIER. 419
grand bruit dans Paris ; la convocation des pairs est
un coup d'éclat, s'agissant d'attaquer l'archevêque en
personne.
On dit que M. le premier président a écrit deux lettres ,
le soir, de l'aveu de la cour, l'une à M. le comte d'Ar-
genson , pour lui rendre compte de ce qui s'était passé ;
l'autre à M. le chancelier, pour le prier de demander
au roi son heure et sa commodité, attendu que c'est à
lui , premier président , à inviter le roi à venir à son
parlement. A l'égard des pairs, ils doivent être invités
par les secrétaires de la cour, à ce que l'on dit.
— Vendredi, 15, les chambres ont été assemblées
depuis dix heures du matin jusqu'à près d'une heure.
Arrêt qui ordonne la saisie du temporel de M. l'arche-
vêque de Paris, à la requête de M. le procureur gé-
néral. Arrêt qui ordonne aux deux vicaires de Saint-
Médard de donner les sacrements à la sœur Perpétue.
Assemblée des chambres, le même jour, à quatre
heures après midi jusqu'à neuf heures. Le procureur
général a rendu compte de l'exécution de la saisie du
temporel. Arrêt qui décrète de prise de corps les
deux vicaires de Saint-Médard et ordonne à chacun
des prêtres de cette paroisse, par ordre d'ancien-
neté, d'administrer la malade, laquelle, par paren-
thèse, a la complaisance de ne pas mourir pour
voir la fin de ceci. On dit qu'on avait délibéré pour
commettre M. l'abbé Boucher, prêtre, chanoine de
Saint-Honoré , conseiller de grand'chambre , pour
l'administrer ; mais on a mieux aimé commettre les
prêtres de Saint-Médard.
— Les gens du parti moliniste disent que ces deux
sœurs , sainte Thècle et sainte Perpétue , avaient été ,
4-20 JOURNAL [déc. 1752]
pour ainsi dire, exilées de la maison de Sainte-Agathe
pour fait de jansénisme, même avec quelques autres,
et qu'elles y sont revenues. Il est vrai, en général, que
cette maison est janséniste , et cela va lui donner encore
plus de réputation.
— Samedi , 1 6 , le parlement s'est assemblé le matin ,
mais on n'a pas fait graod'chose, parce que M. le pre-
mier président est allé à Versailles faire l'invitation
au roi de venir à l'assemblée des pairs , ce que le roi
ne fera pas apparemment. Cet événement qui paraît
assez intéressant pour le public, ne dérange pas un
petit moment les voyages du roi, et, dans un sens, cela
est grand.
' — Non-seulement les deux vicaires de Saint-Médard ,
mais tous les prêtres de la paroisse se sont retirés et
enfuis hier soir, vendredi, 1 5 ; jusque-là même qu'il y
avait un enterrement à faire, pour lequel on a été
obligé de faire venir des prêtres de Saint-Hippolyte ,
paroisse du même faubourg.
On dit encore que le sacristain a emporté les clefs
de la sacristie où sont tous les ornements dont il est
chargé, en sorte que les marguilliers sont venus se
plaindre ce matin au parquet de MM. les gens du roi,
et savoir comment ils feraient demain dimanche pour
le service et la messe de paroisse. Ceci devient sé-
rieux : une paroisse de Paris sans aucun prêtre et sur-
tout dans un faubourg plein de peuple!...
— On dit que la nuit du jeudi au vendredi, on a
entendu , très-tard , passer nombre de carrosses qui al-
laient à l'archevêché , soit pour engager l'archevêque
à se relâcher, soit pour le consoler, soit pour lui con-
seiller de tenir ferme , ce qu'il paraît disposé à faire ; car
[DEC. 1752] DE E. J. F. 15AUB1EU. 42b
tout le monde croit qu'il agit en tout ceci de très-bonne
foi et par conscience. Comme tout le monde n'est pas
janséniste, à un certain point, Ton dit qu'on lui a
offert plus de trois millions, s'il voulait accepter;
que M. le cardinal de La Rochefoucault , le cardinal
de Soubise et tous les prélats qui sont à Paris, sont
venus l'assurer que cette affaire était commune à tout
le clergé, et qu'ils ont ordonné au sieur Jullien, tré-
sorier général du clergé, de donner à M. l'archevêque
tout l'argent dont il aurait besoin; parce que l'on sait
que M. l'archevêque était déterminé à se retirer dans un
séminaire et à se contenter de deux mille livres par an.
— Samedi, 16, après midi, le parlement s'est as-
semblé pour apprendie de M. le premier président, le
succès de son voyage. Mais il faut qu'il y ait eu de mau-
vaises nouvelles, car ces Messieurs ne sont sortis de la
grand'chambre qu'à cinq heures et demie , et les cham-
bres des enquêtes se sont retirées chacune dans leur
chambre, pour délibérer apparemment. J'ai envoyé à
neuf heures du soir. Il y avait encore M. le premier pré-
sident et quelques autres dans la grand'chambre, et Mes-
sieurs des enquêtes étaient en leur particulier. J'ai en-
voyé une seconde fois au palais, à dix heures; toutes
les cours étaient encore pleines de carrosses; la grande
salle pleine de domestiques ; Messieurs des enquêtes
étaient toujours assemblés, mais on dit qu'il n'y avait
plus personne dans la grand'chambre. Une personne
est venue me voir à dix heures du soir et ra'apprendre
qu'on avait donné un paquet à Versailles à M. le pre-
mier président, avec ordre de ne le décacheter qu'aux
chambres assemblées.
— Le fait est vrai ; le premier président qui, dit-on ,
422 JOURNAL [déc. 1752]
avait même été mandé à la suite d'un conseil qui s'était
tenu à Versailles le vendredi, au retour du roi de Choisy,
attendit le roi dans sa chambre au retour de la messe.
Son dessein était de parler au roi; mais il n'en eut pas
le temps. Le roi, en le voyant, lui dit : a M. le pre-
mier président, je défends à mon parlement de con-
voquer les pairs. Voilà un paquet (qu'il tira de sa po-
che), que vous porterez à votre compagnie et que vous
n'ouvrirez qu'aux chambres assemblées , qui contient
mes ordres. » Puis il lui tourna le dos, et entra dans
son cabinet où il fut suivi de la cour. En sorte que le
premier président resta seul dans la chambre, et vit
bien que l'accueil n'était pas gracieux.
Le premier président de retour à Paris , et au palais,
rendit compte et décacheta le paquet. H trouva une
lettre de cachet et un arrêt du conseil. La lettre de ca-
chet défendait au premier président de présider à au-
cune délibération, et au parlement de délibérer à ce
sujet. On commença à lire le préambule de l'arrêt, dont
les expressions ne parurent pas convenables à la dignité
de l'assemblée. Messieurs des enquêtes se levèrent tous
brusquement et unanimement, sans attendre même
la lecture du dispositif, en disant qu'ils ne con-
naissaient ni lettres de cachet ni arrêt du conseil, et
se retirèrent chacun dans leurs chambres, d'oii l'on
envoya des commissaires reporter à la première cham-
bre des enquêtes, qu'on appelle le cabinet des en-
quêtes, le vœu et la décision de chaque chambre.
Messieurs des enquêtes étaient furieux. Ils ont fait
une querelle personnelle à M. le premier président de
s'être chargé de ce paquet, disant qu'il devait le re-
mettre à M, le chancelier pour l'envoyer chercher par
[DEC. 1752] DE E. J. F. BARBIER. 423
les gens du roi, dont c'est la fonction. Ce procédé au-
rait paru fort extraordinaire dans la personne du pre-
mier président, ayant reçu ce paquet delà main même
du roi. Il faut convenir que les jansénistes ont un
peu tourné la tète au parlement sur la hauteur et l'in-
dépendance.
On a fait encore une querelle au premier président
de ce qu il s'était opposé à ce que M. Boucher, cha-
noine de Saint-Honoré, fut commis pDur aller admi-
nistrer la sœur Perpétue. M. le premier président re-
présenta que si M. Boucher partait au cloître Saint-
Honoré pour celte cérémonie, il serait suivi de quinze
mille âmes en allant à Sainte-Agathe et de quarante
mille en revenant , et qu'il fallait éviter une pareille
confusion qui pourrait avoir des sui:es. C'est ce que
ceux du parti contraire auraient souhaité. D'ailleurs,
Messieurs du chapitre de Saint-Honoré n'auraient
peut-être pas consenti qu'il fit cette démarche.
Enfin, cela a été jusqu'à dire que le premier président
s'entendait avec la cour, et qu'il savait bien ce qu'il y
avait dans le paquet. Jusqu'ici, il parait avoir agi de
bonne foi ; mais , quand cela serait , il ne ferait que
ce que tous les premiers présidents font ordinaire-
ment.
— L'arrêt du conseil porte mainlevée pure et simple
de la saisie du temporel , évocation au roi de l'affaire
de la sœur Perpétue, avec ordre de lui porter les pro-
cédures et informations faites à ce sujet, etc. Cela a
mortifié furieusement les jeunes conseillers , qui se fai-
saient une fête de se trouver de pair avec les pairs de
France.
— On dit que M. l'abbé de Vougny, conseiller de
m 27*
424 JOURNAL [déc. 1752]
grand' chambre, a voulu dénoncer au parlement, ces
jours passés, les plaintes du peuple sur la cherté du
pain, qui est toujours à trois sous malgré la grande
récolte , raison pour laquelle tout le monde est quasi
persuadé qu'il y a de la malversation sur les blés, afin
que le parlement nommât des commissaires povir aller
dans les gros marchés du ressort prendre connaissance
des ordres qui s'y donnent de la part de la police , et
des magasins de blé que l'on y fait. Il y a des magasins
d'ordonnance pour prévenir les cas où il y aurait di-
sette; mais M. de Vougny avança qu'il y avait quatre-
vingts magasins extraordinaires au delà de ceux d'or-
donnance.
On a eu beaucoup de peine à empêcher M. de Vougny
de faire cette dénonciation. Les gens du parti jansé-
niste , pour ne pas embrouiller la besogne , s'y sont
opposés. Ils oni bien plus à cœur la destruction de la
bulle Unigenitus.
— Lundi, 1 &, toutes les chambres se sont rendues
à la grand'chambre, à six heures et demie du matin.
Cette assemblée n'avait point été indiquée , comme à
l'ordinaire, dans l'assemblée de samedi. On n'y a arrêté
autre chose que d'envoyer les gens du roi à Versailles
demander un jour pour une députation du parlement.
Le roi a donné mercredi, 20.
— On a fait courir le bruit , dans Paris , que M. le
duc d'Orléans s'attendait lundi à venir au parlement ;
qu'il avait commandé sa maison pour venir en grand
cortège ; que même les ducs et pairs prenaient fait et
cause dans cette affaire, non pas par rapport à la que-
relle des billets de confession , mais pour les droits et
privilèges de la pairie; qu'un pair une fois attaqué
[DEC. 1752] DE E. J. F. BARBIER. 425
dans sa personne et son honneur ne pouvait être jugé
que par les pairs de France, et que la convocation des
pairs ayant été arrêtée par le parlement, le roi ne
pouvait point évoquer l'affaire , ni empêcher la con-
vocation. On disait même qu'il y avait eu assemblée
de plusieurs ducs chez M. le duc d'Orléans, le di-
manche matin. Il pourrait bien y avoir quelque chose
de vrai dans ces observations par rapport aux droits
des pairs ; mais il n'est pas à présumer que les princes
du sang ni les ducs et pairs aient remué dans cette
occasion.
— La sœur Perpétue se porte mieux. Elle a passé un
acte, par-devant notaire, qu'elle a fait signifier au par-
lement, par lequel, après l'avoir remercié des soins
qu'il a pris pour la faire administrer, elle déclare qu'elle
est en état d'aller faire ses dévotions à sa paroisse.
Cela est assez singulier '.
— Mercredi , 20, le premier président et deux pré-
sidents ont eu audience à Trianon. Ils sont revenus
tard, et le jeudi étant la Saint-Thomas*, on n'a pas su
au juste la réponse du roi.
— Le premier président avait deux objets de repré-
sentations au roi : le premier, que la défense du roi à
son parlement de convoquer les ducs et pairs donnait
atteinte aux droits des princes du sang et des ducs et
pairs ; le second , de faire connaître au roi qu'il était
' La sœur Perpétue était âgée de soixante-dix-neuf ans.
* La fête de saint Thomas, apôtre , était du nombre de celles que l'on
chômait dans le diocèse de Paris. Elle avait été retranchée par le mande-
ment de l'archevêque de Paris du 20 octobre 1666, approuvé par des
lettres patentes du roi enregistrées au parlement ; mais elle fut ensuite ré-
tablie par les statuts synodaux du 6 juillet 1673.
426 JOURNAL [déc. 1752]
d'usage, au parlement, de ne pas reconnaître ses vo-
lontés par un simple arrêt du conseil, etc. *
La réponse du roi a été communiquée à l'assemblée
des chambres du vendredi, 22 ^
Arrêté du parlement*. Cet arrêté est singulier ; malgré
la défense de délibérer, il est fait en délibérant; et
malgré la défense verbale de convoquer les pairs, il est
arrêté qu'ils seront convoqués pour vendredi, 29.
En même temps, le parlement a chargé les gens du
roi d'aller inviter le roi à se trouver à l'assemblée des
pairs, et à donner un jour pour recevoir la dépulation
du parlement.
— Le parlement trouve très- mauvais qu'on le
renvoie à s'expliquer, à l'égard des formes , avec le
chancelier. Le parlement ne le reconnaît point pour
supérieur, quoique le chef de la justice; il prétend
qu'il n'y a point de milieu entre le parlement et le
roi.
— Samedi , 23, le parlement s'est assemblé à huit
heures du matin quoique ce ne fût pas jour de palais ,
* Discours de M. le Premier Président au Roi, du 21 décembre 1752,
3 pages in-4°, sans nom d'imprimeur, ni lieu, ni date. Ce discours se
trouve aussi dans les Nouvelles ecclésiastiques du 27 mars 1753, p. SI.
* Ibidem. Le roi y déclare que la défense qu'il a faite au parlement de
convoquer les pairs a n'a rien qui puisse intéresser les privilèges attachés à
la dignité des pairs, que son intention est de conserver toujours dans
toute leur intégrité. » Quant au second point, concernant la forme suivant
laquelle les ordres du roi devaient être transmis au parlement , il renvoie
à s'en expliquer avec le chancelier.
* Nouvelles ecclésiastiques du 27 mars 1753, p. 52. La cour arrête que les
pairs seront invités à venir prendre leur place en la cour, pour aviser à ce
qui est contenu dans la réponse du roi en ce qui touche l'essence de la
cour et de la pairie ; qu'il sera fait une députation pour faire connaître au
roi les causes dudit arrêté , etc .
[DEC. 1752] DE E. J. F. BARBIER. 427
à cause de Noël , et a arrêté les objets de la députation
que le parlement veut faire au roi.
Le même jour, Messieurs les gens du roi se sont
transportés à Versailles. On dit généralement qu'ils ont
été très-mal reçus du roi, qui leur a répondu qu'il
était très-mécontent de son parlement; qu'il lui
enverrait ses ordres, et qu'il lui défendait de nou-
veau la convocation des pairs , avec les termes , à ce
que l'on dit, «de désobéissance.» Ainsi le roi n'a
donné aucun jour pour la députation et ne veut pas la
recevoir.
Depuis samedi , 23', il n'y a que des fêtes jusqu'au
vendredi 29, et point de palais. On a eu peine même à
savoir la réponse du roi, parce que les conseillers qui
pouvaient la connaître n'ont pas été pressés de la ren-
dre publique.
— Depuis l'acte et déclaration passé devant notaire
par la sœur Perpétue, cette fille a été enlevée, par ordre
du roi , de la maison de Sainte-Agathe et conduite à
l'abbaye de Port-Royal. On trouve cela très-mauvais
dans le parti janséniste. On dit même que le dessein
du ministère est de supprimer cette maison , qui est
une simple communauté sans fondation et sans lettres
patentes d'établissement. Il y a quatorze ou quinze
sœurs qui n'ont point de vœux , et qui ne subsistent
que par leurs pensionnaires et le travail de leurs mains.
On leur a déjà ôté leur église ou chapelle, et elles vont
à l'office à la paroisse de Saint-Médard. Cette dernière
affaire va apparemment décider de leur suppression ,
* L* 24, était un dimanche ; le 2S, jour de Noël; le 26, Saint-Étienne ;
le 27, Sakit-Jean l'ÉvangélistP et le 28, les Saints-Innocents, toutes fêtes
qui étaient de commandement dans le diocèse de Paris.
428 JOURNAL [déc 1752]
qui n'a été suspendue que parce que cette maison a
toujours été protégée par la maison de Noailles.
— Du vendredi, 29. Le parlement s'est assemblé à
huit heures du matin : l'assemblée n'a pas été longue ;
les gens du roi y ont rendu compte de ce qui leur avait
été dit par le roi. Quelque grand projet qu'ils eussent
fait répandre dans Paris*, ils n'ont pas osé aller plus
loin. Il a été mention de l'enlèvement de la sœur
Perpétue, comme de chose faite contre le droit des
gens, et enfin il a été arrêté qu'il serait sursis à la con-
vocation des pairs, que les gens du roi se rendraient
dans le jour auprès du roi pour lui demander un jour
pour la députation, à l'effet de faire de nouvelles re-
présentations , etc.
Il est heureux, pour le public, que le parlement ait
pris ce parti de douceur ; mais , dans le fond , après
le bruit qu'il a fait , il faut avouer que la conduite
d'aujourd'hui est encore une cacade : quand l'on sait
ou doit savoir que le roi est en droit de faire taire et
obéir d'un seul mot, il ne faut pas fatiguer le souverain
ens'opposant à chaque instant à ses volontés, ni se pu-
blier dans Paris comme une puissance établie par sa con-
stitution pour contre-balancer l'autorité souveraine.
— Vendredi, 29, à midi, on a signifié, par lettres de
cachet, un ordre du roi aux dames de Sainte-Agathe
de renvoyer leurs pensionnaires chez leurs parents et
de vider, dans quinzaine, la maison qu'elles occu-
pent. Comme elles sont sans établissement et sans let-
tres patentes , il n'y a rien à dire ; mais cela déplaît
fort au parti janséniste. On faisait là des élèves du parti.
' Les membres du parlement .
[DEC. 1752] DE E. J. F. BARBIER. 429
— Samedi , 30 , les gens du roi ont rendu compte
de leur voyage d'hier à Versailles , et que le roi avait
donné jour pour entendre la députation à mercredi ,
fête de Sainte-Geneviève, 3 janvier 1753. C'est ce
jour-là que tous les premiers magistrats vont à Ver-
sailles faire leur cour au roi pour la nouvelle année.
Ainsi Messieurs les députés du parlement feront d'une
pierre deux coups, comme l'on dit.
— Il y a, dans la maison de Sainte-Agathe, quatorze
sœurs, dont la plupart sont fort âgées; la sœur Perpétue
faisait la quinzième. Il y a trente-deux jeunes pension-
naires, et quarante pensionnaires, femmes ou filles d'un
certain âge, qui s'étaient retirées dans cette maison.
Tous les parents se disposent à retirer leurs filles ou
parentes pour les reprendre ou les mettre ailleurs. Les
sœurs qui n'ont point de vœux, et les autres pension-
naires, se retireront où elles voudront. La maison, qui
leur a été donnée, dit-on, originairement par la famille
de Noailles , a appartenu successivement à chaque su-
périeure. Nous verrons ce que deviendra la maison*,
qui est assez grande, avec des jardins.
— M. Blondel d'Azaincourt, qui a été officier, che-
valier de Saint-Louis et intendant des menus plaisirs
du roi, fils de M. Blondel de Gagny, trésorier général
de la caisse des amortissements , a épousé la fille de
M. de La Haye des Fossés, frère de M. de La Haye',
' Elle fut achetée , en i 7S5, par le sieur de Montchablon qui y établit
une pension de jeunes gens,
* Marin de La Haye, qui mourut en 1753. Il demeurait à l'hôtel Lam-
bert qu'il avait acheté de M. Dupin , et possédait une riche bibliothèque
dont le catalogue a été rédigé pai' le savant libraire Martin, et imprimé
in.8°.
430 JOURNAL [janv. 1753]
ancien fermier général, très-riche, et qui n'a point
d'enfants. C'est M, le garde des sceaux, contrôleur
général, ami, et qui a fait la fortune de M. de Gagny^
qui a fait ce mariage. La fille a eu trois cent mille livres
en mariage.
ANNÉE 1753.
Janvier. — Cette année commence par une grande
gelée et un grand froid. La rivière a d'abord charrié,
et elle est prise entièrement depuis le pont de la Tour-
nelle , en remontant ; le reste , dans la ville , est presque
pris. On a déchargé tous les bateaux. Les ouvriers tra-
vaillent à force à casser la glace pour prévenir la grande
débâcle.
— Malgré la gelée , le parlement s'est rendu à Ver-
sailles , le 3 janvier au matin ; c'est la grande députa-
tion composée de quarante-deux personnes. On dit
que le discours' du premier président est très-fort, sui-
vant le travail des commissaires sur les objets proposés
par le dernier arrêté , auxquels on a joint quelques re-
présentations sur l'enlèvement de la sœur Perpétue.
Le roi a répondu que son parlement était suffisam-
ment instruit, par les ordres qu'il lui avait donnés ver-
balement et par écrit, de l'évocation qu'il avait faite ,
pour ne pas avoir besoin de nouveaux ordres. « Quant
aux ordres particuliers que j'ai jugé à propos de don-
ner ^, a-t-il dit à M. le premier président, je ne croyais
pas , Monsieur, que vous eussiez osé m'en parler. «
' Ce discours et la réponse du roi se trouvent dans le numéro du
3 avril 1753 des Nouvelles ecclésiasticjites, p. 53 et suiv.
* Les ordres relatifs à l'enlèvement de la sœur Perpétue.
[JANV. 1753] DE E. J. F. BARBIER. 431
— Jeudi, 4, arrêté du parlement, les chambres as-
semblées , qu'il sera fait registre de la réponse du roi ,
et que très-humbles et itératives remontrances seront
faites audit seigneur roi , etc.
— Comme la levée du vingtième sur le revenu des
biens-fonds est une taxe que l'on peut regarder im-
posée à perpétuité , le grand projet de M. de Machault
a été d'y assujettir tous les ordres du royaume qui
pouvaient prétendre quelques privilèges à cet égard ,
ou, du moins, qui avaient une possession d'exemption,
tels que les pays d'États et le clergé , et c'est à quoi il
travaille depuis 1 750. On sait l'opposition que le clergé
de France soutient , depuis deux ans , aux déclarations
des revenus que le roi a demandées à tous les bénéfi-
ciers des biens ecclésiastiques. Les pays d'Etats, ac-
coutumés , ainsi que le clergé , à donner des dons gra-
tuits au roi et à en faire l'imposition par eux-mêmes,
ont fait paraître, comme on le pense bien, la même
opposition. On a commencé par les États de Langue-
doc, et il y a eu beaucoup de difficultés ^
Les États de Bretagne dont les peuples sont hauts et
turbulents, à craindre même à cause de l'Angleterre,
ont fait plus de résistance. M. le duc de Chaulnes a tenu
les États au nom du roi, et l'on est parvenu à les ré-
duire aux mêmes conditions des États de Languedoc.
Les États n'ont fini et ne se sont séparés qu'à la fin du
mois de décembre dernier ; mais, comme il y a eu
trop d'obstination de la part de quelques membres de
la noblesse , on a cru qu'il fallait punir et soutenir l'au-
torité royale. On dit que M. l'évêque de Rennes est
• Voir ci-dessus, p. 120 et 122.
432 JOURNAL [jànv. 1753]
exilé dans son diocèse. Cela a surpris, parce que M. de
Vauréal est homme de cour, livré, par conséquent,
aux intérêts du roi. Mais peut-être a-t-il été engagé à
s'opposer à M. le duc de Chaulnes, dans cette conjonc-
ture, par le clergé qui sent bien l'effet de la réduction
des États par rapport à lui. On dit aussi qu'il y a plus
de vingt lettres de cachet; qu'il y a trois des princi-
paux gentilshommes arrêtés et les autres exilés loin de
leur province. Cette politique est juste et nécessaire
pour assurer l'autorité du souverain.
— Autre histoire de politique. Il y a plusieurs années
que la France entretient des troupes françaises dans l'île
de Corse; d'abord sous prétexte de protéger les habi-
tants sur leurs plaintes contre la république de Gênes,
et, en même temps, pour les réduire insensiblement
sous l'obéissance de cette république. Ces troupes sont
commandées par le marquis de Cursay *; dont la con-
duite depuis a paru assez approuvée.
Les habitants de l'île de Corse , qu'un esprit de ré-
volte agile toujours, s'en sont rapportés au roi de
France pour leur accommodement. Il y a plus d'un an
que la cour a envoyé à M. de Cursay un règlement
général qui avait été fait de concert avec la république
de Gênes, pour le faire agréer à ces habitants de Corse.
• Séraphin-Marie Rioult de Douilîy de Cursay, fils d'un lieutenant
général gouverneur du haut Poitou , après avoir été d'abord capitaine de
carabiniers était devenu colonel du régiment d'infanterie de Tournaisis.
Il passa en Corse avec son régiment, y fut nommé maréchal de camp le
25 août 1749, et remplaça dans le commandement des troupes françaises
qui occupaient cette île, M. Chauvelin, promu lieutenant général et en-
voyé extraordinaire auprès de la république de Gênes. Durant son séjour
en Corse , M. de Cursay y établit une Académie des sciences et belles-
lettres.
[JANV. 1753] DE E. J. F. BARBIER. 433
Cependant rien ne finissait. La république a envoyé
des commissaires en Corse pour agir conjointement
avec M. de Cursay. Ces commissaires, étonnés de la
résistance des insulaires, ont examiné de plus près la
conduite de M. de Cursay. Ils ont découvert , à ce que
Ton dit, que M. de Cursay, à qui ce commandement
vaut au moins quatre-vingt mille livres de rente, avait
travaillé lui-même à se perpétuer et avait entretenu
secrètement la division de ce peuple. Les commis-
saires s'en sont plaints et en ont envoyé des preuves
à la cour. C'est M. le comte d'Argenson, ministre de
la guerre, de tout temps ami de la famille de M. de
Cursay, qui lui avait donné cet emploi honorable pour
l'avancer; mais, malgré sa protection, il a fallu satis-
faire la république. La cour a envoyé en Corse un of-
ficier général qui ne devait ouvrir son paquet qu'en
mer, avec ordre de prendre le commandement des
troupes et de prendre de justes mesures pour s'as-
surer de la personne de M. le marquis de Cursay, ce
qui a été exécuté avec secret. Cet officier, avec une es-
corte de grenadiers, a surpris M. de Cursay chez lui,
lui a fait voir ses ordres, s'est emparé de tous ses
papiers, l'a fait conduire sur un vaisseau et, de là, au
château d'Antibes. Les uns disent que M. de Cursay y est
resté pour que son procès soit instruit par des com-
missaires du roi tirés du parlement d'Aix, afin d'être
plus à portée d'avoir les preuves et les témoins. D'au-
tres disent qu'il a été amené ici à la Bastille, et on ne
parle pas moins que de lui faire couper la tête'. Cet
événement mérite d'être suivi, car n'y a-t-il pas aussi
' M. de Cursay avait indispose le gouvernement français par son obsti-
111 28
434 JOURNAL [janv. 1753]
quelque ressort secret de politique caché, par rapport
à ce royaume de Corse?
Quoi qu'il en soit , le marquis de Cursay ne sait
peut-être pas la mort de madame de Cursay, sa mèie,
morte depuis le 1" jour de l'an à soixante-cinq ans,
laquelle a été une très-belle femme , qui n'a pas peu
contribué à la ruine du fameux banquier Hoguers,
très-connu dans l'histoire du temps *.
ation a affirmer qu'il avait amené les Corses à la soumission envers la
république de Gênes, lorsqu'il était constant, au contraire, qu'ils avaient
refusé, dans la consulte de Valle-Rustie, le règlement envoyé par la France.
Pour ce motif, et aussi sur les plaintes du marquis de Grimaldi , commis-
saire général des Génois en Corse, le ministère ordonna l'arrestation de
M. de Cursay et confia l'exécution de cet ordre à M. de Chauvelin. Celui-ci,
à cet effet, envoya secrètement un officier à M. de Courcy, colonel du ré-
giment de Tournaisis , pour qu'il eût à prendre le commandement à la
place de M. de Cursav et à s'assurer de la personne de ce dernier. M. de
Courcy qui se trouvait alors à Corte, se rendit à Bastia dans le plus grand
mystère , y arriva à l'improviste le 9 décembre , au milieu de la nuit, ar-
rêta le général et le fît partir pour la France. M. de Cursay débarqua à Anti-
bes le 30 décembre, et y fut enfermé dans le Fort-Carré, où il subit d'abord
une captivité très-rigoureuse, jusqu'à avoir, dans sa chambre même, des
sentinelles avec la baïonnette au bout du fusil. Mais cette sévérité dura
peu, et le 19 janvier 1753, le prisonnier fut transféré dans la citadelle de
Montpellier. Les charges qui pesaient sur lui s'évanouirent sans doute ,
car, dès l'année suivante, M. de Cursay fut employé en Bretagne; il y com-
manda le camp de Saint-Malo, en 1756, remplaça ensuite le duc de Ran-
dan dans le commandement de la Franche-Comté, de 1757 à 1759, fît en
Allemagne les campagnesde 1760, 1761 , 1762, et mourut lieutenant géné-
ral à Paris, le ''21 mai i'!66.[Ej:trait des Archives du ministère de la guerre.)
* Jeanne-Baptiste-l'iLarie , née en 1690, morte le 3 janvier 1753, était
fîlle de François- Ameline Blondot , contrôleur-commissaire de la marine.
Elle avait épousé, au mois de janvier 1704 , Séraphin Rioult de Douilly,
comte de Cursay, lieutenant général, frère de madame de Pléneuf et oncle,
par conséquent , de madame de Prie. Madame de Cursay, qui mourut de
chagrin, dit-on, en apprenant l'arrestation de son fils, passait pour avoir
eu de nombreux amants, et entre autres un riche banquier suisse, nommé
Hauguers ou Hoguers. Il est fait allusion à celte liaison dans un couplet de
[JANV. 1753] DE E. J. F. BARBIER. 435
— L'on sait que le roi de Prusse , qui veut policer
et illustrer son pays qui tient encore un peu de la
barbarie du Nord, a attiré, de France, deux hommes
illustres; l'un M. de Maupertuis *, grand géomètre, qui
est président de l'Académie des sciences de Berlin,
l'autre M. de Voltaire, auteur connu , l'un des grands
hommes de la république des lettres, qui est auprès du
roi en qualité de chambellan et dans la grande fami-
liarité.
Un auteur hollandais a écrit sur une matière traitée
par Leibnitz , auteur anglais. Le roi de Prusse , qui
aime les belles-lettres et le commerce d'esprit, a fait
secrètement avec Maupertuis , dit-on , une réponse à
l'auteur hollandais, sous un nom emprunté. Voltaire
qui, au milieu de cette cour, ne pouvait guère ignorer
l'action du roi de Prusse , s'est avisé d écrire pour la
défense de l'auteur hollandais^, et a fort maltraité l'au-
l'année 1713, placé dans la bouche de mademoiselle Maugis, danseuse
de l'Opéra, qui avait adopté la même livrée que la galante comtesse :
Pourquoi vous scandalisez-vous ,
Cursay, de ma livrée?
Un duc habille mes laquais.
Un suisse a soin des vôlres.
' Pierre-Louis Moreau de Maupertuis , né à Saint-Malo, le 1 7 juillet
1698, mort à Bâle le 27 juillet 1759.
* Barbier qui fait un auteur anglais de Leibnitz, bien que ce giand génie
soit né à Leipzig , apporte également un peu de confusion dans son récit
des circonstances qui précédèrent le départ de Voltaire de la cour de Ber-
lin. Maupertuis venait de publier son Essai de cosmologie. Kœnig, profes-
seur à la Haye, fit paraître une critique de cet ouvrage , et insinua que
certaines opinions données par Maupertuis comme lui appartenant, étaient
empruntées à Leibnitz ; le roi de Prusse prit parti pour le président de son
Académie et fit rayer Kœnig du tableau des académiciens. A'^oltaire
venant en aide au docteur hollandais, attaqua à son tour Maupertuis
436 JOURNAL [janv. 1753]
tenr inconnu de la réponse. 11 s'est même servi de
mauvaises voies poui- faire imprimer son ouvrage sous
un nom supposé, contre la police du pays. Cela a pi-
qué le roi avec raison. Il en a fait des reproches à
Voltaire , qui a nié hardiment. Le roi, qui n'a pas
voulu souffrir cet indigne procédé, a fait arrêter et in-
terroger les gens nécessaires, pour avoir de quoi con-
vaincre Voltaire. Comme cette aventure se conte ici
différemment , les uns disent que Voltaire a été dis-
gracié et exilé dans les États du roi de Prusse ; les au-
tres disent que le roi s'est contenté de le condamner
à une amende pécuniaire de vingt à vingt-quatre mille
livres, qui est bien la punition la plus sensible pour
Voltaire qui est d'une avarice extrême. En sorte que
cet homme qui est un des premiers génies du siècle ,
qui est très-riche par lui-même, par ses épargnes et
par les tours indignes dont il a attrapé la plupart des
libraires de Paris , pour ses ouvrages , qui jouissait ici
de beaucoup d'honneurs à la cour, parce qu'on a trop
d'indulgence pour le caractère de ces esprits rares, finira
ses jours sans savoir presque où aller et méprisé par
tous les pays.
— Il court un autre bruit, dans Paris, au sujet du
prince Edouard. On dit qu'il a abjuré la religion ca-
tholique pour embrasser la religion protestante et an-
glicane. On dit bien plus, que le roi de Prusse veut
lui donner sa sœur en mariage. H y a toute apparence
que ce sont des bruits sans aucun fondement.
— Le parlement a été assemblé jeudi matin ,11,
avec l'arme du ridicule, en faisant imprimer sa. Diatribe du docteur Âkakia^
médecin du pape.
[JANV. 1753] DE E. J. F. BAKBIER. 437
pour lire les nouvelles et itératives remontrances.
Comme les commissaires y ont répété des représenta-
tions sur les lettres de cachet, à l'occasion de Tenlè-
vement delà sœur Perpétue, M. le premier président a
marqué quelque opposition à rebattre cet objet, attendu
la réponse que le roi lui a faite personnellement. Cela a
donné matière à discussion ; mais il a été décidé, dans
l'assemblée, que cet article resterait dans les remon-
trances.
— Il a paru, l'année passée, un petit traité intitulé :
Apologie du schisme^, tendant à confirmer et à autori-
ser tout ce qui a été fait par le parlement. Le j)ape a
cru devoir condamner cet écrit, sur quoi il a rendu un
bref qui a été affiché dans Rome. Des exemplaires de
ce bref sont parvenus jusqu'ici, et on en a vu quelques-
uns dans Paris, Je ne sais si , en cour, on appréhen-
dait que le parlement fit quelque chose à ce sujet, ce
qui aurait été difficile, attendu que ce n'est qu'une or-
donnance du pape dans ses États, ou si on a voulu
donner une satisfaction au parlement ; mais quel que
soit le motif, le roi, par un arrêt du conseil du 13 jan-
vier, a défendu de vendre aucun exemplaire de ce
bref, sous le prétexte qu'il ne doit se débiter, dans le
royaume, aucun écrit imprimé sans la permission du
roi, ce qui ne s'exécute point à la rigueur. On a vendu
publiquement , dans le palais, le code du roi de Prusse
pour la réformation de la justice dans son royaume ,
et on ne l'a point défendu. Il en est de même d'une
infinité de livres étrangers.
'»"
' Apologie des jugements rendus en France contre le schisme par les tribu-
naux se'culiers .En France, 1752, 2 vol. in-12, et 1753, 3 vol. iji-12.La pre-
mière partie de cet ouvrage est df l'abbé Mey, et la seconde de Maultrot.
438 JOURNAL [janv. 1753]
— Jeudi, 18, on a dénoncé au parlement un refus
de sacrements , dans la ville d'Orléans. La scène se
passe dans le couvent de Saint-Loup. Ce sont des
Bernardines très-jansénistes. Il y a deux ans qu'on leur
a ôté leur confesseur, qui était suspect. On leur en a
donné un autre qui ne leur plaisait pas, et depuis, il
n'y a point eu de confession dans le couvent; en ap-
parence, du moins, car on dit qu'il y a des prêtres tra-
vestis qui vont confesser et administrer les religieuses,
ce qui se fait plus aisément à Orléans qu'ailleurs, la ville,
en général, étant fort entichée de jansénisme.
Il a été enjoint à l'évêque d'Orléans \ de faire ad-
ministrer ladite religieuse', dans une heure après la
signification de l'arrêt.
Aussitôt après l'arrêt, on a apporté à M. le procu-
reur général un arrêt du conseil, par lequel le roi évo-
que cette affaire à son conseil.
Mardi, 23, le parlement s'est assemblé. On a rendu
compte de l'évocation, dont le parlement ne s'est pas
plus embarrassé qu'à l'ordinaire, et il y a eu un arrêt
qui, faute par l'évêque d'Orléans d'avoir satisfait à l'ar-
rêt du 18, le condamne à six mille livres d'amende, etc.
Le même jour, à sept heures du soir, un huissier de
la chaîne^ a signifié à M. Gilbert, greffier en chef du
parlement, frère du conseiller d'Etat , en parlant à sa
personne , un autre arrêt du conseil qui casse l'arrêt
de la cour rendu le matin. M. Gilbert n'a pas manqué
' Nicolas-Joseph de Paris, sacré évêque titulaire d'Europée en 17:24, et
évéque d'Orléans en 1733.
* La sœur Pulchérie.
' On appelait ainsi les huissiers qui étaient attachés au conseil du roi et
qui en exécutaient les arrêts, parce qu'ils portaient une chaîne d'or au poi-
gnet, comme marque de leur charge.
[JANV. 1753] DE E. J. F. BARBIER. 439
d'en donner avis sur-le-champ à M. le premier pré-
sident.
— Aujourd'hui, mercredi, 24, il n'y a point eu
d'audience du matin à la grand'chambre. Le parle-
ment s'est assemblé à neuf heures. M. Gilbert, greffier
en chef, qui est aveugle et qui ne vient plus au palais,
y est venu apporter et présenter aux chambres l'arrêt
qui lui a été signifié- On dit que Messieurs du parle-
ment n'étaient pas de bonne humeur. Ils ont été as-
semblés jusqu'à deux heures après midi. A ce jeu-là,
les affaires du public souffrent beaucoup. Depuis un
mois, il n'y a presque point eu d'audiences de relevée
et on ne travaille point aux enquêtes.
Aussitôt que M. Gilbert a parlé de la signification à
lui faite de l'arrêt du conseil , on lui a demandé s'il y
avait des lettres patentes ; il a répondu que non , sur
quoi on lui a dit que la cour ne connaissait pas cela ;
on n'a pas seulement lu la signification de l'arrêt. Au
surplus , on trouve assez extraordinaire la forme de
cette signification par un huissier de la chaîne au gref-
fier en chef, pour notifier au parlement un arrêt du
conseil et les ordres du roi.
— Ce même jour, mercredi, 24, il est arrivé une
aventure fort extraordinaire. Un abbé' ou homme dé-
guisé en abbé, logeant à \ Hôtel-Royal, rue des Mathu-
rins, a été trouver le sieur Vallat, orfèvre vis-à-vis la
grande poste ^, faisant un gros commerce pour acheter
des galons d'or et d'argent à brûler, fort riche et qui a
un bon carrosse. Cet abbé lui a dit avoir pour trois
' On verra plu» loiii qu'il portait le nom de Labadie.
* L'hôtel des Postes était à cette époque rue des Poulies.
440 JOURNAL [janv. 1753]
mille livres de galons à vendre, et qu'il prît la peine
de venir chez lui les prendre à trois heures après midi.
Le sieur Vallat s'est rendu à l'auberge indiquée, dans
son carrosse , a laissé en bas son laquais avec son ar-
gent, et est monté à la chambre de l'abbé, lequel ayant
fermé la porte sur l'escalier, a demandé à notre orfè-
vre s'il avait son argent. Celui-ci a répondu que oui,
ce qui a fait croire à l'abbé qu'il l'avait sur lui , en or.
En conséquence, l'abbé, muni d'un poignard, lui a dit
qu'il n'avait point de galons à brûler, mais qu'il fallait
lui donner les trois mille livres, et il s'est mis en devoir
de le frapper. Vallat, qui est un homme assez fort, s'est
défendu et a crié. L'abbé qui, outre le poignard, était
aussi muni d'un rasoir, s'est jeté sur lui pour lui cou-
per le cou. Mais le col de mousseline et les efforts du
patient ont empêché tout l'effet du coup ; il n'a eu
qu'une blessure légère à la gorge et les mains ensan-
glantées. Les cris de notre orfèvre ont fait venir les
voisins , qui ont enfoncé la porte. L'abbé s'est sauvé
par la fenêtre, sur les toits. La garde est venue, et on
a investi toutes les maisons. L'abbé, dit-on, s'était ca-
ché derrière une cheminée de la dernière maison, au
coin de la rue de La Harpe; mais il faisait soleil et son
ombre l'a décelé. Un des gardes l'a menacé de lui
tirer des coups de fusil. L'abbé n'a pas eu assez de ré-
solution pour se laisser tomber du haut des toits et il a
été pris. On a mis notre orfèvre dans le lit de Tabbè,
pendant ce temps-là ; le chirurgien a fait son métier et
on lui a donné du bouillon ; le commissaire a procédé,
de son côté, à interroger et à faire un procès-verbal.
On dit que l'abbé a envoyé chercher deux autres
abbés. Cela a duré jusqu'à près de minuit. On a recon-
[JANV. 1753] DE E. J. F. BARBIER. 441
(luit l'orfèvre chez lui, dans son carrosse, et on a con-
duit l'abbé en prison ; son affaire ne sera pas longue.
Il y a eu imprudence à Vallat à monter seul chez un
homme qu'il ne connaissait pas , dans une chambre
garnie, et bien de la témérité à l'abbé d'avoir cru seul
assassiner ou faire assez de peur à un homme en plein
jour.
— ■ Le froid recommence à glace , comme ces jours
passés. Les anciens glaçons sont encore sur les bords,
et la rivière commence à charrier de nouveau. Mais
pendant huit jours il est arrivé bien des bateaux de vin,
de bois, d'avoine et de marchandises.
— Vendredi, 26, le parlement s'est assemblé. 11 a
été arrêté, d'abord, que les gens du roi se rendraient
auprès du roi pour le supplier, de la part du parle-
ment , de faire retirer l'original et la copie de l'arrêt
du conseil signifié à M. Gilbert.
M. le premier président a ensuite supplié la cour de
le dispenser de faire la rédaction des remontrances \
Il a fait, à ce sujet, un très-beau discours pour remer-
cier Messieurs du parlement de leurs bontés et de la
confiance qu'ils avaient eue en lui; il a fait connaître
son zèle pour les sentiments de la cour, et son union
inviola])le avec elle. En conséquence, on a nommé
quatre commissaires pour travailler à la rédaction des
remontrances : M. l'abbé du Trousset d'Héricourt,
M. Boutin, M. Roland de Challerange et M. Revol,
intime ami de M. Gilbert, conseiller d'État.
— Le 23 de ce mois , la mort a été sur les grands.
• Les articles de ces remontrances avaient été airétés clans la séance
fie la veille, 25.
442 JOURNAL [janv. 1753]
Madame la duchesse du Maine, princesse de la maison
de Condé, est morte, âgée de soixante-seize ans passés.
Elle a laissé pour enfants , M. le prince de Dombes et
M. le comte d'Eu.
La fille unique de M. le comte de Saint-Sé vérin
d'Aragon \ ministre d'État , épouse de M. d'Egmont ,
comte de Pignatelli, est morte, à la suite d'une couche,
à l'âge de seize ans. Elle est extrêmement regrettée.
Elle était petite-fille de madame de Villemur, veuve
du garde du trésor royal.
— Samedi, 29, les gens du roi ont été à Versailles
et ont été assez mal reçusc Le roi leur a répondu : « Je
veux être obéi, de quelque manière et en quelque forme
que mes volontés parviennent à mon parlement. La
conduite qu'a tenue mon parlement depuis quelque
temps m'oblige à en user ainsi. »
Le parlement s'est assemblé le mardi, 30, le matin.
Il est outré de la réponse du roi. Le parti était pris ,
même avant l'assemblée , de se séparer, les chambres
restant assemblées , et de cesser toutes fonctions. C'est
pourquoi le parlement a envoyé ordre au Châtelet de
lui envoyer, à huit heures du matin, la procédure et le
jugement de l'abbé Labadie^ qui a voulu assassiner le
sieur Vallat. Cela a été exécuté, et comme ce procès
* Blanche-Alphonsine-Octavie-Marie-Louise-Françoise , née en juillet
1736. Elle avait épousé le 14 décembre 1750, Casimir, marquis d'Egmont,
frère de Guy-Félix, et était , par conséquent, belle-sœur de la comtesse
d'Egmont dont il a été parlé ci-dessus , p. 49. Elle mourut le 20 au lieu
du 23 comme le dit Barbier.
* Il avait appelé de la sentence rendue contre lui au Châtelet ou plutôt
était censé l'avoir fait , car la sentence du prévôt de Paris est aussi du
mardi 30 janvier, et le parlement s'était fait apporter ce jugement à huit
heures du matin !
[jANV. 1753] DE E. J. F. BARBIER. 443
n'était pas difficile et qu'il fallait un exemple , on vou-
lait le juger avant de se séparer; on y a travaillé, en
effet, jusqu'à dix heures et demie. L'abbé a été renvoyé
au Châtelet' ; il y a été appliqué à la question extraor-
dinaire, et il a été rompu le mardi 30, sur les six
heures du soir. On dit que c'était un mauvais sujet,
mais homme de famille de Bordeaux.
— Après ce jugement, les chambres se sont donc
assemblées ; après bien des discussions sur le parti
qu'on prendrait , il a été arrêté qu'on continuerait de
travailler aux remontrances , que les chambres s'as-
sembleraient le G février pour les lire , et on a remis à
ce jour-là à délibérer sur la réponse du roi. Au moyen
de cela, on lira les remontrances dans huit jours : il y
aura peut-être quelque changement à y faire ; les gens
du roi iront demander un jour pour une députation;
cela mènera au moins à quinzaine , pendant lequel
temps on continuera de travailler aux affaires , les es-
prits se radouciront , le roi fera examiner les remon-
trances en son conseil avant de donner une réponse ,
et il y aura peut-être d'ici là quelque arrangement avec
le clergé , car c'est là le but principal.
— Sur un refus de sacrements fait par un curé,
dans la ville de Troyes, le présidia; ' a procédé contre lui,
l'a décrété et l'a apparemment condamné à une amende.
Bref, il a fait vendre les meubles du curé, ce qui a très-
" Arrêt de la cour du parlement qui condamne Jacques-Louis Labadie^
maître es arts en V Université de Bordeaux, à être rompu vif, etc. Paris, P. G.
Simon, 1753, 3 p. in-i".
* Tribunal établi dans les villes importantes, qui jugeait en dernier
ressort les appellations des juges subalternes lorsqu'il ne s'agissait que de
sommes peu considérables.
444 JOURNAL [fév. 1753]
fort fait crier Messieurs les évéques. Par arrêt du con-
seil , le roi a interdit pour trois mois tous les officiers
du présidial de Troyes ; mais les liabitants de cette ville
sont plus punis par la privation de la justice pendant
trois mois, que ces officiers qui se tiendront tran-
quilles.
Février. — Mardi, 6, les chambres se sont assem-
blées , mais il n'a pas été question des remontrances
qui ne sont pas faites. Les objets sont seulement pré-
parés. Il y en a vingt-deux qui sont très-forts, et
dont on a eu des copies dans Paris \ Cela ne devrait
pas être, mais cela est difficile à empêcher; d'autant
qu'après avoir été arrêtés, il a fallu les communiquer
aux trente-huit commissaires nommés pour les remon-
trances, et puis dans chaque chambre.
Les quatre commissaires choisis pour la rédaction
des remontrances sont chargés de faire, chacun en
particulier, le corps des remontrances par amplifica-
tion sur les arrêtés. Ensuite les trente-huit commis-
saires examineront celles qui conviendront le mieux ;
on les communiquera à chaque chambre, puis aux
chambres assemblées pour toucher, changer, rectifier.
Indépendamment des grandes maximes sur l'autorité
du roi, sur les entreprises du clergé, etc., il y sera parlé
en détail des lettres de cachet surprises au roi, au sujet
de la bulle Unigenitus, depuis 1714. Savoir si cela plaira
au roi et aux ministres.
— Comme l'exécution de l'abbé Labadie a été un
peu diligentée, on ne savait où mettre léchafaud , à la
' Ils se trouvent imprimés dans les Nouvelles ecclésiastiques du 24 avril
1753, p, 65.
[FÉv. 1753] DE E. J. F. BARBIER. 445
porte Saint-Michel ou sur le Pont-Saint-Michel , et
enfin on s'est déterminé pour la place de Grève.
Notre patient n'est arrivé qu'aux flambeaux, à plus
de cinq heures, et pendant qu'on achevait l'échafaud,
il est monté à l'hôtel de ville. Là , peut-être aussi de
l'ordre du confesseur, car on dit qu'il est mort en bon
chrétien , il a déclaré au conseiller au Châtelet , rap-
porteur, qu'il ne s'appelait pas Labadie, nom porté
par l'arrêt et qu'il avait pris , et il a conté son histoire.
Il s'appelle Séraphon, et est de Bordeaux. Son père
était un bourgeois ayant quelque bien , mais dérangé.
Trois cavaliers, de la maréchaussée apparemment,
vinrent dans sa maison pour mettre à exécution une
sentence, il y a neuf ou dix ans. Il avait avec lui ses
enfants, trois garçons, dont celui-ci était le cadet. Le
père voulut faire résistance ; un cavaher tira un coup
de pistolet qui ne fit que blesser. Notre patient se jeta
sur son épée , la tira et tua le cavalier ; les deux autres
s'en allèrent.
Le père fut arrêté et a été condamné aux galères, où
il est encore actuellement. Les trois garçons ont été
condamnés , dit-on , à être pendus par effigie.
Tout ce malheur n'est qu'une affaire de rébellion à
la justice; mais Séraphon, père, ruiné, aux galères, les
enfants obligés de s'expatrier sans avoir quoi que ce
soit, Séraphon , le patient, est venu à Paris où il a fallu
vivre d'intrigue , et où il a commis de mauvaises
actions.
Il a fait connaissance, à Paris, d'un jeune abbé Laba-
die, aussi de Bordeaux, de bonne famille, mais mauvais
sujet qui s'est engagé dans les troupes. Cet abbé, en par-
tant , ayant laissé à Séraphon son extrait baptistaire ,
446 JOURNAL [fév. 1753]
ses lettres de tonsure et de maître es arts, Séraphon a
pris, dans Paris, le nom de Labadie. Lorsqu'il a été ar-
rêté après son assassinat, on a trouvé ces papiers et il
s'est dit Labadie, ce qu'il a rétracté avant de monter
sur l'échafaud, et ce que l'on a aussi éclairci après, par
les papiers de sa cassette , où Ton a trouvé plusieurs
lettres de son père Séraphon.
Cette aventure doit inquiéter la famille des Labadie
de Bordeaux. On n'a fait encore aucune démarche
pour justifier ce fait. Peut-être feront-ils aussi bien de
n'en point faire, et de paraître indifférents et étrangers
dans cette malheureuse affaire.
Ce fait a couru dans Paris, mais je le sais d'un con-
seiller au Châtelet.
— ■ Il y a eu un ouragan si violent dans l'électorat
de Hanovre, qu'il a renversé beaucoup d'arbres, et
entre autres le fameux sapin appelé le grand-père par
les gens de pays. Il avait neuf aunes de circonférence*.
— Mardi , 13, le parlement a condamné au feu une
consultation^ attribuée faussement à des canonistes et
avocats de Paris, dont il n'y avait qu'une première
lettre des noms, pour établir l'incompétence des par-
lements dans la matière des sacrements. Le bâtonnier
des avocats, suivi de plusieurs autres, s'est présenté
à l'assemblée pour dénoncer et désavouer cet écrit im-
primé, et a fait un discours pour justifier les sentiments
de l'Ordre sur la compétence du parlement. Le dis-
' Dix mètres quatre-vings centimètres et trois mètres quarante centi-
mètres de diamètre.
* Consultation de plusieurs canonistes et avocats de Paris, sur la compétence
des juges séculiers par rapport au refus de sacrements , etc. 8 p. in-4". Voir
au sujet de cet écrit les Nouvelles ecclésiastiques du 8 mai 1753, p. 75.
[FÉv. 1753] DE E. J. F. BARBIER. 447
cours de M. Doulcet, bâtonnier, s'étant trouvé très-
mauvais, quoique fait de Tavis d'autres anciens, on en
a substitué un autre pour faire imprimer avec l'arrêt,
qui est assez bien et ne contient rien d'outré. M. le
premier président a répondu aux avocats d'une ma-
nière très-satisfaisante et fort pathétique.
— Mercredi , 14,1e parlement s'est encore assemblé
et a ordonné des informations sur un nouveau refus
de sacrements à Orléans ; mais M. le premier prési-
dent était si incommodé de la goutte qu'il ne put pas
y venir. L assemblée était tenue par M. le président
Mole, qui n'est pas trop aimé des conseillers parce qu'il
est un peu haut et fier, ayant d'ailleurs plus de trois
cent mille livres de rente. En sorte que l'assemblée ne
se passa pas, dit-on, aussi décemment qu'à l'ordi-
naire : il y eut plus de trouble et de confusion, au lieu
que M. de Maupeou s'est conduit en tout ceci avec une
grande dignité. M. Mole même, qui aspire à la pre-
mière présidence, n'épouse peut-être pas aussi vive-
ment les vues et les sentiments de la compagnie.
— On travaille toujours à ces belles et grandes re-
montrances ; leur retardement en diminue le prix dans
le public. On a dit, dans Paris, que le sieur Bienfait,
qui tient les marionnettes à la foire Saint-Germain, avait
été arrêté et mis en prison parce que Polichinelle
s'était avisé de badiner sur des remontrances qu il avait
à faire. On dit que le fait n'est pas vrai, et que le sieur
Bienfait n'est point en prison. C'est donc une plai-
santerie qui est une dérision du parlement, ce qui
n'est pas trop convenable.
— Deux soldats aux gardes se sont battus , il y a
quinze jours , pendant la comédie, dont l'un a été tué
448 JOURNAL [fev. 1753]
sur-le-champ. On a dit qu'ils avaient pris querelle sur
les affaires du temps, et que celui qui soutenait le parti
de l'archevêque de Paris avait tué celui qui était pour
le parlement. Autre plaisanterie désagréable , car ces
soldats s'en voulaient depuis longtemps et n'avaient
point été disputer de ces affaires au cabaret.
— M. l'évéque d'Orléans a obtenu du conseil un
arrêt d'évocation , et l'a fait porter à M. le procureur
général, lundi, 19. On l'a mis dans la boîte des signi-
fications qui est sous la porte de M. le procureur gé-
néral, à coté de son portier.
— Mardi, 20, le parlement sest assemblé : M. le
président de Maupeou, fils, qui n'est que le cinquième,
présidait; M. le premier président a la goutte. Le pré-
sident Mole est auprès de sa fille qui a la petite vérole ;
M. le président de Rosanbo est parent de l'évéque
d'Orléans ; M. le président de Novion a aussi la goutte.
M. de Maupeou, fils, est très-vif et a beaucoup d'es-
prit. L'assemblée n'a pas été longue. On n'a pas laissé
parler M. le procureur général de la signification de
l'arrêt d'évocation du conseil, comme s'il n'était point
advenu, pour n'en pas connaître.
Le lendemain , mercredi , le parlement a décrété
d'assigné pour être ouï, M. de Paris, évêque d'Or-
léans, qui est fort âgé et ne se mêle plus de rien. Ceci
devient sérieux; voici un évêque attaqué. Cela sur-
prend d'autant plus que l'on disait partout que les re-
montrances étaient arrêtées, que la commission s'était
rassemblée pour travailler à un accommodement et
qu'il y aurait bientôt une déclaration du roi.
— Affaire bien sérieuse au palais. Jeudi, 22, au soir,
un huissier du conseil a signifié à M. Gilbert, greffier
[FÉv. 1753] DE E. J. F. BARBIER. 449
en chef, un arrêt du conseil qui casse l'arrêt du par-
lement de mercredi. En même temps , on a apporté ,
de la part du roi, à M. le procureur général, des lettres
patentes par lesquelles le roi ordonne qu'il sera sursis
à toutes affaires concernant le refus de sacrements
sous peine de désobéissance, et enjoint au parlement
d'enregistrer lesdites lettres.
V^endredi , 23 , assemblée dti parlement qui s'est ter-
minée à dire qu'il serait fait des remontrances au roi
sur lesdites lettres patentes , lesquelles seront ajoutées
à celles à quoi l'on travaille : jusque-là, les lettres pa-
tentes ne seront point enregistrées. On a remis l'assem-
blée au 27, et la cour a ordonné aux gens du roi de
rendre compte des anciennes affaires. M. de Rosanbo,
qui présidait, a voulu faire entendre que c'était dés-
obéir au roi sur la surséance ordonnée. Là-dessus, il a
été très-maltraité de reproches et de paroles par la
compagnie, et il a été apostrophé sur la conduite de
ses père et aïeul , premiers présidents , qui se sont
démis de leurs charges \ ce qui est très-mortifiant pour
ce jeune président.
On trouve, au fond, que le parlement a agi avec
fermeté. Non-seulement ils n'ont point enregistré les
lettres patentes malgré la menace de désobéissance,
et il y a apparence qu'elles ne peuvent pas 1 être sitôt
s'il faut attendre que les remontrances soient finies ,
mais ils ont ordonné de rendre compte de toutes les
affaires concernant les refus de sacrements comme s'ils
voulaient toujours continuer d'en connaître.
— 'Mardi, 27, M. le président de Rosanbo n'a pas
» Voir t. II, p. 369.
111 29
450 JOURNAL [mahs 1753]
voulu présider comme étant une commission très-em-
barrassante. La cour a remis l'assemblée au 9 mars , pre-
mier vendredi de carême , pour laisser passer les jours
gras.
Mars. — Le 9 , il n'y a rien eu de particulier; il a
été seulement question de remontrances que l'on de-
vait lire aux trente-deux commissaires pour les réduire
et les corriger, parce qu'elles sont trop longues; mais,
le 1 5, un conseiller a demandé à M. de Rosanbo' une
assemblée des chambres qui lui a été accordée.
Il faut observer qu'un arrêt de la cour, du 26 jan-
vier dernier, au sujet d'une rétractation, faite par les
Carmes de Lyon, des propositions contenues dans une
thèse condamnée au feu par arrêt du 25 octobre 1 752,
et de leurs déclarations en conséquence, devait être
enregistré dans toutes les universités et facultés de
théologie du ressort ^ Cependant cet arrêt n'avait point
été registre dans la faculté de Sorbonne, parce que,
après l'arrêt du 26 janvier, la maison de Sorbonne
avait reçu une lettre de cachet du roi qui lui fait dé-
fense de délibérer au sujet de cet arrêt.
Le conseiller qui avait requis l'assemblée ^ a mis cette
affaire en délibération , et a rapporté plusieurs exem-
ples de cas où la faculté de Sorbonne ayant refusé de
registrer les arrêts de la cour, celle-ci les avait fait
registrer elle-même de son autorité. En conséquence,
il a été décidé que M. de Montholon et M. l'abbé d'Hé-
' M. de Rosanbo s'est raccommodé avec le parlement par des pro-
testations de fidélité et en justifiant ses sentiments lors de l'avis qu'il avait
proposé {Note de Barbier).
* Pour les circonstances particulières de cette affaire, voir les Nouvelle*
ecclésiastiques du 22 mai 1753, p. 82 et suiv.
Il n'est pas nommé non pins dans les Nouvelles ecclésiastiquei .
[mars 1753] DE E. J. F. BARBIER. 451
ricourt, conseillers de grand'chambre , avec un sub-
stitut de M. le procureur général, le sieur Ysabeau ,
greffier de la grand'chambre, et deux huissiers , se
transporteraient sur-le-champ dans la maison de Sor-
bonne pour faire enregistrer, en leur présence, ledit
arrêt du 26 janvier.
Cette députation, en conséquence, s'est faite à onze
heures du matin, les chambres restant assemblées. Il y
avait eu, le malin, assemblée en Sorbonne. Messieurs du
parlement s'étant fait annoncer , les syndics de Sorbonne
sont venus les recevoir à leurs carrosses, comme de
coutume, et ils ont pris leurs places de distinction dans
la salle d'assemblée, c'est-à-dire au-dessus du doyen.
Messieurs les conseillers ont rendu compte de leur
mission. Messieurs de Sorbonne se sont excusés sur les
ordres du roi, de n'avoir point enregistré ledit arrêt.
Les députés ont demandé la représentation des re-
gistres pour faire ledit enregistrement. Messieurs de
Sorbonne ont dit ne les pas avoir, parce qu'ils étaient
enfermés dans une armoire à trois clefs et que ceux
qui en étaient dépositaires n'y étaient pas. M. l'abbé
d'Héricourtleur a remontré que, suivant leur usage, ce
ne devait être que ce matin qu'ils devaient avoir mis
sur leur registre leur délibération sur la lettre de cachet
qu'ils avaient reçue. Ils en sont convenus; mais, en
même temps , ils ont dit que les délibérations de deux
ou trois mois se portaient simplement sur un plumitif
ou cahier volant des délibérations, avant de les porter
en forme sur le registre.
Les députés se sont consultés; ils ont demandé la
représentation de ce cahier de délibérations, qui a été
faite, et sur lequel ils ont fait registrer l'arrêt du 26 jan-
452 JOURNAL [mars 1753]
vier. Le sieur Ysabeau , greffier, a dressé un procès-
verbal de tout ce qui s'était dit et fait dans cette dépu-
tation ; les députés sont sortis de Sorbonne à plus de
quatre heures après midi, et sont revenus rendre
compte aux chambres assemblées qui ne se sont sépa-
rées qu'à cinq heures.
Celte démarche est un coup d'autorité du parlement
qui , sans égard à la lettre de cachet , ni à aucune déli-
bération de la faculté de Sorbonne, a fait enregistrer
son arrêt.
— On compte que le mariage de M. le prince de
Condé sera incessamment déclaré avec la fille du pre-
mier lit de M. le prince de Soubise qui a été marié
trois fois : la première avec une fille de la maison
de Bouillon \ la deuxième avec la princesse de Cari-
gnan ^ dont il a une fille , et la troisième avec une prin-
cesse de la maison de Hesse-Rhinfels ^ dont il n'a point
encore d'enfants. Le prince de Condé et le prince de
Soubise sont à présent en grand deuil par la mort de
la princesse de Hesse-Rhinfels'*, leur mère et aïeule
commune , parce que la dernière princesse de Soubise
est sœur de madame la duchesse \ mère du prince de
Condé et de la reine de Sardaigne ^ Ce deuil retarde
le mariage.
' Anne-Marie-Louise. Voir t. II, p. 74. Elle mourut le 17 septembre
1739.
^ Anne-Thérèse, qu'il épousa le 3 novembre 1741 (voir t. II , p. 310),
et qui mourut le 5 avril 1745.
' Anne-Victoire-Marie-Christine ; le mariage s'était fait le 24 décom-
bre 174S.
■• Éléonore-Marie-Anne de Lowenstein, née le 22 mai 1687.
''• Caroline de Hesse-Rhinfels. Voir t. I. p. 286 et suiv.
^ Christine- Jeanne. Voir t. If, p. 298.
[mars 1753] DE E. J. F. BARBIER. 453
— L.es spectacles sont beaucoup fré(iueiités à Paris,
pendant ce carême, savoir : l'Opéra, les Comédies
Française et Italienne et l'Opéra-Comique. L'on joue,
depuis vingt-six représentations, un opéra du sieur de
Mondonville S nommé Titon et V Aurore % qui a un
très-grand applaudissement, surtout pour entendre
chanter le sieur Jéîiotte^ et mademoiselle Fel\ Tout est
toujours plein à quatre heures , comme à la première
représentation.
— Le roi ne découche presque point de Versailles ,
pendant le carême , à cause des seniions où il assiste
régulièrement. Il fait cependant quelques petits voyages
de deux jours, à Choisy.
— On fait des contes de Paris ; on dit que le roi a
trouvé dans son chemin, dans les jardins de Choisy,
une jeune fille de quinze à seize ans extrêmement
jolie, à laquelle il s'est amusé ; qu'elle est logée dans
le Parc-aux-Cerfs ^, et qu'il lui a assuré une pension.
' Jean-Joseph Cassanea de Mondonville, né à Narbonne en 1715, ha-
bile violoniste et compositeur distingué, auteur de plusieurs opéras. Il
s'était fait connaître dès l'âge de vingt ans par des motets qui eurent un
succès prodigieux. Mondonville eut la direction du concert spirituel depuis
1755 jusqu'en 1762.
** Titon et V Aurore^ pastorale héroïque, en trois actes, par l'abbé de La
Marre, musique de Mondonville, avec un prologue dont les paroles sont
de Houdart de La Motte. La première représentation de cet opéra avait
eu lieu le 9 janvier précédent.
' Pierre Jéliotte , Languedocien , l'une des plus remarquables hautes-
contre qui aient paru sur le théâtre de l'Opéra, qu'il quitta en 1755. Il s'est
aussi livré à la composition et a fait la musique de Zélisca, comédie-ballet
de Lanoue.
* Une des meilleures actrices de l'Opéra pour les rôles tendres et lé-
gers.
" Nom que portait le quartier Saint-Louis , à Versailles , parce qu'il
avait été construit sur l'emplaccmenl d'une vaste enceinte où, du temps
454 JOURNAL [mars 1753]
D'autres disent que c'est sur un dessin que tenait un
peintre que le roi a eu envie de voir l'original ; qu'on
lui a amené cette jeune fille, qui est du commun ; que
le roi lui a demandé si elle ne le connaissait pas , si
elle ne l'avait jamais vu; qu'elle a répondu que non,
et enfin qu'après plusieurs questions pareilles, elle a dit
qu'il ressemblait à un écu de six francs.
Toutes ces plaisanteries se font apparemment à cause
de madame la marcjuise de Pompadour, qui n'est pas
aimée généralement, par trop d'avidité de sa pari à se
rendre maîtresse de tous les emplois et des grâces.
D'ailleurs le Français aime le changement jusque dans
les choses qui ne l'intéressent pas personnellement.
Mais quand il serait vrai que le roi pourrait ainsi
s'amuser, pour une passade, à quelque joli minois,
cela ne lui fournirait pas les divertissements et la dis-
sipation que madame la Marquise peut lui procurer
mieux que toute autre au milieu de sa cour, et elle ré-
gnerait toujours.
— Il a été question d'une affaire à Amiens, touchant
l'enregistrement de l'arrêt du parlement du 26 jan-
vier ^ On a signifié l'arrêt aux Dominicains de la ville
d'Amiens , où l'on enseigne la théologie , pour l'enre-
gistrer. On dit que l'évêque d'Amiens^, ayant su cela,
a défendu aux Dominicains de le faire ; que ces pères
de Louis XIII, on tenait des cerfs en dépôt pour la chasse. Madame de
Pompadour possédait dans ce quartier une maison, nommée V Ermitage,
dont elle fit don à Louis XV, et qui devint plus tard une sorte de sérail
pour ce monarque.
• Au sujet de la rétractation des Carmes de Lyon. Voir ci-dessus
p. 450.
* Louis-François-Gabriel d'Orléans de La Motte, sacré en 1734.
[mars 1753] DE E. J. K. BARBIER. 455
s'étant assemblés pour délibérer et craignant plus le
parlement que leur évéque, ont enregistré l'arrêt, at-
tendu que le parlement, sur le fondement de Tauto-
rité royale , a une puissance réelle et coactive dans la
vie présente , et que le clergé et les évéques succes-
seurs des apôtres , malgré le pouvoir qu'ils tiennent de
Dieu, n'ont qu'une puissance isolée et d'autant plus
étrangère et indifférente qu'elle est seulement rela-
tive à la vie future, ce qui ne touche pas de si près.
On dit que l'évéque a écrit alors une seconde lettre
aux Dominicains, par laquelle il leur reproche leur dés-
obéissance et leur dit qu'il ne recevra aux ordres au-
cuns des écoliers qui auront fait chez eux leur théo-
logie. Des copies de ces lettres ont été envoyées ici et
dénoncées au parlement qui a ordonné , mercredi , 28 ,
qu'il serait informé sur les lieux. On dit, au surplus,
que cet évêque d'Amiens est d'une grande régularité
dans les mœurs ; qu'il vit dans son séminaire, avec ses
prêtres, et qu'il donne beaucoup aux pauvres. Cela
est embarrassant pour agir contre un évêque aussi
régulier. Ce M. d'Orléans de La Motte était grand
vicaire de Senez, fort opposé à la doctrine de son
évéque, et employé dans les opérations du concile
d'Embrun; en sorte qu'il doit être très-désagréable au
parti janséniste.
Le parlement a chargé les gens du roi de rendre
compte mardi , 30 , aux chambres assemblées , de l'exé-
cution de cet arrêté.
— Samedi, 31, le parlement a demandé compte,
aux gens du roi, de l'exécution des arrêts delà cour par
rapport aux décrets décernés dont ils avaient eu le
temps de s'instruire. Les gens du roi ont répondu
456 JOURNAL [avril 1753]
qu'ils avaient reçu des ordres précis du roi de ne rien
faire à cet égard , et même de se rendre à Versailles ,
dimanche, 1*" avril, afin de recevoir les ordres du roi;
qu'ils avaient cru être obligés d'y déférer et qu'ils
n'avaient aucun compte à rendra à la cour. Le parle-
ment leur a donné ordre de mettre à exécution l'arrêt
contre le curé de Tours, qui a repris ses fonctions, et
d'envoyer le paquet, pendant l'assemblée, au substitut
de M. le procureur général de Tours.
Avril. — Lundi, 2, un arrêt du conseil du 18 mars
qui casse et annule l'enregistrement fait en Sorbonne,
le 1 5 , a été publié , crié et rendu public dans Paris.
Apparemment que le clergé aura demandé cette satis-
faction, et peut-être le nonce du pape.
— La vivacité du parlement à faire expédier un pa-
quet pour le procureur du roi de Tours a été assez
inutile, car on a signifié au greffier en chef du parle-
ment, le lundi, 2, un arrêt du conseil qui casse tout
ce qui avait été fait par le parlement et qui renvoie
le curé de Tours à ses fonctions; il y a eu de pareils
ordres donnés au curé de Troyes, et aussi à un curé
de Langres , en sorte que l'on voit qu'à l'approche
des fêtes de Pâques, le ministère veut faire reprendre
les fonctions aux ecclésiastiques décrétés, ce que le
parlement ne peut point empêcher parce qu'il n'en-
voie point ses huissiers pour faire exécuter ses ar-
rêts. Ce sont les gens du roi qui en chargent les pro-
cureurs du roi des villes , et ces officiers n'osent pas
passer outre quand ils sont arrêtés par des arrêts du
conseil qu'ils sont obligés de respecter plus que le par-
lement.
Mardi , 3 , le parlement n'a rien voulu délii>érer sur
[avril 1753] DE E. J. F. BARBIEK. 457
ces faits, attendu la proximité des remontrances qu'on
doit présenter au roi ; ils ont seulement pressé les ré-
dacteurs de les finir.
— 'Jeudi, 5, assemblée des chambres où préside à
présent M. Mole. On a lu enfin les remontrances aux-
quelles, depuis mardi, il n'y avait que quelques ex-
pressions à rectifier, car elles avaient été approuvées
définitivement pour le fond : il y a pour trois heures de
lecture. Les gens du roi ont été chargés , par la cour,
d'aller samedi demander au roi un jour pour les pré-
senter à Sa Majesté. On a le temps , jusque-là , d'en
faire deux copies bien écrites, l'une pour le roi , l'autre
pour demeurer au greffe de la cour.
— Samedi, les gens du roi ont été à Versailles. Le
roi a répondu et les a chargés de dire à son parlement
qu'il fallait, avant toutes choses, communiquer à Sa
Majesté l'arrêté du 25 janvier qui avait fixé les arti-
cles et les objets qui étaient le fondement de ces re-
montrances.
Il faut avouer que personne ne s'attendait à cette
réponse. On craignait un refus ou une remise après
les fêtes de Pâques, mais la réponse est maligne. Le
roi suppose ignorer ce dont il s'agit, attendu que c'est
ancien , et vouloir en être instruit. Tandis qu'il y a
deux mois que les vingt-deux articles des remontrances
ont été rendus publics , non-seulement dans Paris ,
mais qu'ils ont été imprimés tout au long dans la
Gazette de Hollande, et sont, par conséquent, connus
depuis longtemps de toute l'Europe.
— Lundi, 9, le parlement s'est assemblé pour en-
tendre cette réponse. La délibération a été fort longue,
et il a été arrêté que les remontrances seraient signées
468 JOURNAL [avril 1753]
sur-le-champ et déposées au greffe pour être transcrites
sur le registre; en sorte qu'étant enregistrées telles
qu'elles sont dans tout leur contenu, elles ne peuvent
plus être divisées, quand même le roi voudrait en sup-
primer et rayer quelques articles. Cette expédition est
vive et hardie.
— Vendredi , 13, les gens du roi ont été à Versailles
demander un jour de la part du parlement'. La ré-
ponse du roi est courte : « Je ne veux point de dépu-
tation ; vous m'apporterez vous-même les objets des
remontrances. »
Cette réponse a fort indisposé le parlement , d'au-
tant que ce n'est pas l'usage que les gens du roi aillent
présenter des remontrances : c'est la même chose de
présenter les objets. Cependant il a été arrêté que les
gens du roi les porteraient, et dimanche, jour des
Rameaux, ils ont présenté au roi l'arrêté du parlement
qui fixe les objets des remontrances. Le roi les a reçus ,
et a dit qu'il les examinerait.
Lundi, 16, sur cette réponse, il a été arrêté que les
gens du roi se rendraient dans le jour même à Ver-
sailles pour demander au roi un jour et le lieu où le
parlement pourrait lui présenter les remontrances.
Ces pauvres gens du roi ne font qu'aller et venir.
Arrivés à Versailles, le roi leur a dit qu'il n'avait pas
d'autre réponse à leur faire que la veille; qu'ils eus-
sent à revenir le mercredi, 2 mai.
— Assemblée du parlement, mardi, qui est le der-
nier jour du palais % et il a été arrêté : « que les gens
' Le roi étant parti pour Choisy, le 9, et n'étant revenu à Versailles que
le jeudi, 12, les gens du roi n'avalent pu remplir plus tôt cette mission.
• Le parlement entrait en vacances le mercredi saint jusqu'au lendemain
[ivaiLl753] DE E. J. F. BAftBIER. 459
du roi veilleront exactement à l'exécution des arrêts
de la cour, et qu'en cas qu'il y arrivât quelque contra-
vention, ils en avertiraient sur-le-champ M. le premier
président qui convoquerait extraordinairement l'as-
semblée des chambres, nonobstant la vacance, pour y
mettre ordre. » Cet arrêté empêchera plusieurs de Mes-
sieurs de s'éloigner trop de Paris, pendant les petites
vacances , pour pouvoir se rendre aux ordres du par-
lement.
— 11 y a des nouvelles de cour. L'affaire galante du
roi avec la petite fille est vraie et continue toujours.
On dit que c'est la fille d'un cordonnier, je ne sais pas
encore son nom. Elle loge dans une maison , à Ver-
sailles, dans le Parc-aux-Cerfs. Le roi y va : on dit
aussi qu'elle vient au château où il y a tant de détours
et de petits escaliers inconnus , qu'elle y peut venir
sans être aperçue. Cependant, comme il n'est pas
possible que le roi fasse quelque chose et le moindre
pas seul , cela est toujours su des personnes intéres-
sées et qui sont dans l'intimité du château.
On ne sait pas par qui a été meublée cette maison
dans le Parc-aux-Cerfs. Je sais qu'on a voulu soutenir
au garde général des meubles de la couronne, que cela
avait été meublé par ses ordres; mais il n'en est rien.
Cela n'aurait pu même se faire assez secrètement par
cette voie. C'est le courtisan qui est dans le secret, ou
de la Quasimodo; mais, en 1753, la rentrée n'eut lieu que le jeudi sui-
vant, parce que le dimanche de la Quasimodo tombant le 29 avril , le
mardi 1" mai, fête des apôtres Saint-Jacques et Saint-Philippe, étant jour
chômé dans le diocèse de Paris, et le mercredi fête de palais, (translation
de Samt-Gatien, Voir t. I, p. 322), « on passe dessus le lundi, » dit
Barbier.
460 JOURNAL [avril 1753]
un premier valet de chambre, qui aura eu ordre de faire
meubler cette maison. On dit même que l'aventure a
été découverte à Versailles , ou du moins soupçonnée,
à l'occasion d'une belle pendule qu'un homme de Paris
apportait au Parc-aux-Cerfs, sans savoir précisément où
il avait aiïiaire , qui s'est adressé à différentes maisons
et à qui on a fait apparemment des questions.
On pense communément que c'est M. le maréchal
duc de Richelieu qui a procuré ce nouvel amusement
au roi , soit qu'il ait fait trouver cette jeune fille à sa
rencontre, soit qu'il lui en ait fait voir le portrait,
parce que le duc de Richelieu , qui a beaucoup d'es-
prit , en veut essentiellement à madame la marquise
de Pompadour.
— Mais il arriva hier, à ce sujet, un coup d'éclat qui
a dû faire bien du mouvement à Versailles , qui fera
faire bien des raisonnements et des commentaires à
Paris, et que j'ai appris sûrement aujourd'hui.
Hier mardi, 24, dernière fête de Pâques^ le roi de-
vait aller souper à Bellevue, chez madame la Marquise,
et y passer quelques jours. Tout était préparé pour
cela, et les ministres qui sont ordinairement de ces
petits voyages , étaient avertis , comme M. de Saint-
Florentin et M. d'Argenson. A quatre heures après
midi, le roi changea d'avis et dit qu'il sentait un peu de
colique; qu'il n'irait point à Bellevue, qu'il irait au
contraire à Trianon. Aussitôt des courriers de tous
côtés de la part du duc de Noailles , qui en est gouver-
neur, pour les cuisiniers extraordinaires et pour les
provisions, car il n'y a rien dans ces maisons où les
officiers de bouche ne vont point. Il fallut envoyer à
Choisy pour avoir delà vaisselle d'argent, et elle n'ar-
jw
[MAI 1753] DE E. J. F. BARBIER. 46>
riva à Trianoii qu'à quatre heures du malin, en sorte
que le roi soupa à Trianon sur de la vaisselle de
faïence. Le roi doit y rester jusqu'à samedi.
Il y a cependant toute apparence que madame la
Marquise aura été de ce voyage, comme à l'ordinaircj
et que ce changement a été tout simple , attendu Tin-
disposition du roi qui est plus convenablement dans
sa maison pour se purger, avoir ses médecins et chirur-
giens, et recevoir les princes et princesses, ses enfants,
que dans une maison étrangère ou tout ce monde ne
va point. Au surplus, l'indisposition ou l'indigestion
n'ont point eu de suite , d'autant que le roi a été à la
chasse le mercredi et le jeudi.
Mai. — Mercredi , 2 , le roi a signé le contrat de
mariage de M. le prince de Condé , prince du sang,
et de mademoiselle de Soubise \ Ce contrat de ma-
riage a été présenté au roi par M. le comte de Saint-
Florentin , secrétaire d'État de la maison du roi. La
minute reste au dépôt du secrétariat, et l'on en donne
une expédition aux notaires : c'est le droit et le privi-
lège des princes du sang. Comme le prince est mineur
et qu'il y a eu un conseil de tutelle autorisé par un
arrêt du parlement, M. de La Michodière ", conseiller
au parlement, chef du conseil du prince, et les avocats
nouuTiés conseils de la tutelle, ont assisté à la signa-
ture du contrat par le roi, et ont aussi signé le contrat.
Le prince et la princesse ont ensuite été fiancés.
Jeudi, 3, les prince et princesse fiancés ont été ma-
riés à midi, dans la chapelle du roi, par le cardinal de
' Voir ci-dessus, p. 229 et 452.
* Claude de La Michodière, conseiller d'honneur à la grand'chambre.
462 JOURNAL [mai 1753]
Soubise, grand aumônier du roi. 11 n'y a point eu ap-
partement dans la grande galerie, comme on l'avait dit;
il y a eu seulement, le soir, banquet royal où madame
la princesse de Condé a eu l'honneur de souper avec
le roi , la reine et toute la famille royale , mais non pas
M. le prince de Condé, parce qu'il faut être altesse
royale , en hommes, pour manger au banquet royal et
avec la reine.
Il y a eu quelque tracasserie pour le cérémonial. Il
est d'usage que la queue de la future , en allant à
l'église , soit portée par une femme de grande distinc-
tion, et qu'en revenant de l'église, comme elle a le
titre et la qualité de princesse du sang, sa queue soit
porté par une princesse du sang, même au-dessus
d'elle, par honneur. On avait arrangé que mademoi-
selle de Tournon *, fille du second lit de M. le prince
de Soubise , porterait la queue de sa sœur en allant à
la messe. Mais mademoiselle de Tournon , petile-fille
du prince de Carignan , oncle du roi à la mode de Bre-
tagne, et, par là , plus proche parente du roi qu'aucune
princesse du sang, n'a voulu porler la queue de sa
sœur en allant à la messe, qu'à la condition de la
porter aussi en revenant; en sorte que mademoiselle
de Tournon a porté la queue de sa sœur le jour des
fiançailles; et le jour du mariage, la princesse a été à
la chapelle et est revenue sans que personne lui ait
porté la queue.
— • Autre difficulté dans les qualités du contrat de
' Victoire- Armande- Josèphe , née le 28 décembre 1743. Elle épousa,
en ilGl, Henri-Louis-Marie, prince de Rohan , appelé le prince de Gué-
mené,et fut nommée, en 1767, gonvernante en survivance de« cnfanis de
France.
[MAI 1753] DE E. J. F. BARBIER. 463
mariage. M. le prince de Condé a la qualité de très-
haut et puissant prince : cela est de règle. Pour la future,
on a mis (( fille de haut et puissant prince N. Rohan-Ro-
han, prince de Soubise, etc. » Messieurs les princes du
sang, à la tète desquels est M. le duc d'Orléans, ont
fait des protestations, entre les mains de M. le comte
de Saint-Florentin , contre cette qualité de prince que
personne qu'eux ne doit prendre, et comme il y a
une substitution à l'infini , pour laquelle il faudra des
lettres patentes enregistrées , le parlement mettra sû-
rement (( sans approuver la qualité de prince. »
— Suite des affaires du temps. Vendredi, 4 , M. de
Maupeou, qui avait présidé l'assemblée de la veille,
quoique ne marchant qu'avec une canne , s'est rendu
à Versailles avec MM. Mole et de Rosanbo , présidents
à mortier, pour recevoir la réponse du roi au sujet des
articles et objets des remontrances. Le roi leur a dit qu'il
avait examiné, dans son conseil, l'arrêté du 25 jan-
vier : qu'il avait reconnu que dans les différents points
que le parlement se proposait de traiter, il y en avait
sur lesquels il s'était déjà expliqué, d'autres sur les-
quels il avait donné ses ordres , d'autres enfin dont la
discussion apporterait de nouveaux obstacles pour le
maintien de la paix et pour la tranquillité publique ;
que ces motifs le déterminaient à ne pas recevoir leurs
remontrances et qu'il ordonnait d'enregistrer sans dif-
férer ses lettres patentes du 22 février.
Le parlement assemblé le samedi, 5, la cour a ar-
rêté que f< attendu l'impossibilité où elle est de faire
parvenir la vérité jusqu'au trône par les obstacles qu'op-
posent les gens malintentionnés, etc., elle n'a plus
d'autre ressource que dans sa vigilance et son activité
464 JOURNAL [mai 1753]
continuelle ; que pour vaquer à celte fonction indis-
pensable , les chambres demeureront assemblées , tout
service cessant, jusqu'à ce qu'il ait plu audit seigneur
roi d'écouter favorablement les remontrances , etc. »
L'assemblée était , dit-on , de cent cinquante-huit
magistrats ; ce paiti , de quitter toutes fonctions pour
les affaires publiques, a été consenti et adopté unani-
mement.
— 11 y a toujours des plaisants. On dit que M. l'ar-
chevêque de Paris a trouvé une autorité dans la v" scène
de l'acte L" de l'opéra à' Hésione \ pour encourager ses
curés et prêtres à soutenir la cause du clergé. C'est le
roi qui parle à une troupe de sacrificateurs :
Que chacun de vous me seconde !
Les rois sont les sujets des dieux :
C'est en obéissant aux cieux
Qu'ils doivent commander au monde.
— Le roi a adressé à son parlement des lettres de jus-
sion qui portent injonction de reprendre les fonctions,
et d'enregistrer les lettres patentes du 22 février.
— Arrêté du 7 mai : La cour, persévérant dans son
arrêté du 5 , a arrêté qu'elle ne pouvait obtempérer
auxdites lettres, sans manquer à son devoir et trahir
ses serments.
Les lettres de jussion étaient adressées pour la pre-
mière et dernière , parce que , quelquefois , on en en-
voie , trois de suite , et elles portaient « sous peine de
désobéissance. »
' Hésiotif, tragédie-opéra de Danchet, musique de Campra, représentée,
pour la première fois, le 21 décembre 1700. Cet opéra avait obten\i un
très-brillant succès et fut repris plusieurs fois.
[MAI 1753] DE E. J. F. BARBIER. 465
— Lundi , le chanceiiei' était à Paris et devait s'en
retourner à Versailles pour un conseil où le roi devait
se rendre de Bellevue, avec les ministres. On m'a dit
cette après-midi, mardi, que les commandants de toute
la maison du roi avaient eu ordre de se rendre le matin
à Bellevue pour y recevoir des ordres. On parle de
plusieurs lettres de cachet , ce qui ne regarderait que
les compagnies de mousquetaires. Un autre homme ,
qui peut être au fait , m'a dit aussi ce soir que les lettres
de cachet étaient pour cette nuit.
— La nuit du mardi au mercredi, 9, sur les trois
heures du matin , les mousquetaires du roi se sont pro-
menés dans cette ville. Ils étaient trois dans chaque
carrosse , un ou deux chevaliers de Saint-Louis dans
chaque , c'est-à-dire officiers ou anciens , et ils ont
porté des lettres de cachet à tous les présidents et con-
seillers des cinq chambres des enquêtes et des deux
des requêtes du palais. Il est ordonné à chacun , par
ces lettres de cachet particulières, de sortir de Paris
dans vingt-quatre heures et de se rendre dans la ville
qui lui est indiquée pour exil, et les mousquetaires
leur ont aussi montré un ordre particulier du roi por-
tant à chacun défense de sortir de leur maison jus-
qu'à leur départ, pour empêcher, apparemment, les
conciliabules. Ces messieurs ont été ainsi réveillés
de grand matin et ils s'y attendaient d'une certaine fa-
çon, ris n'ont pu faire autre chose que d'envoyer leurs
domestiques les uns chez les autres pour savoir la ville
de leur exil, ou pour s'arranger pour partir et arranger
leur paquet.
Suivant les lettres de cachet, ils ne sont pas abso-
lument dispersés ; ils se trouvent plusieurs dans la
m - 30
466 JOURNAL [mai 1753]
même ville , comme vingt et un à Poitiers ; dix-sept ou
dix-lîuit à Angoulême ; treize à Châlons-sur-Marne ;
ainsi des autres à Bourges , à Clermont en Au-
vergne , etc. Mais il ne paraît pas qu'il y en ait d'en-
voyés dans les villes comme Tours, Troyes, etc., où
il y a eu des curés de décrétés et qui ont eu des ordres
du roi de reprendre leurs fonctions. Ces messieurs, au
surplus, partent gaiement et se trouvent honorés d'être
ainsi exilés pour la cause commune.
— ■ Mais il y en a quatre qui sont punis sévèrement et
sur qui est tombé le coup de tonnerre, à qui on n'a
donné qu'un quart d'heure pour s'habiller, pour dire
adieu à leurs femmes ou autres , et pour donner leurs
ordres dans leurs maisons. ïl y avait des carrosses à six
chevaux pour les conduire comme prisonniers d'État
dans des forteresses : ce sont deux présidents et deux
conseillers.
M. de Frémont du Mazy, premier président de la
deuxième chambre des enquêtes , a été conduit aux
îles Sainte-Marguerite.
M. Gautier de Bésigny, second président de la
deuxième chambre des requêtes du palais, est conduit
à la tour de Ham, en Picardie.
M. l'abbé Chauvelin , conseiller de la troisième
chambre des enquêtes , au mont Saint-Michel , qui est
un très-mauvais endroit entouré de la mer, en basse
Normandie.
M. de Bèze de Lys, conseiller de la deuxième cham-
bre des enquêtes, à Pierre-en-Cise, forteresse à Lyon.
Apparemment que ces messieurs, dont on n'avait
cependant pas trop entendu parler dans le cours de
toutes les assemblées du parlement, auront été plus
[MAI 1753] DE E. J. F. BARBIER. 467
ardents ; on dit que les quatre prisonniers , ou l'un
d'eux d'abord , avaient proposé de parler nommément
des gens mal intentionnés*, et de décréter M. le chan-
celier, M. le comte d'Argenson et M. l'évéque de
Mirepoix. Cela est bien vif, et l'on peut dire bien fou.
— Ce qu'il y a ici de singulier, c'est que messieurs
les premiers présidents et présidents à mortier, ainsi
que tous les conseillers de grand'chambre , tant laï-
ques que clercs, n'ont point reçu de lettres de cachet
et ne sont point exilés. On ne sait point la raison de
cette distinction.
— L'abbé Chauvelin est très-petit de taille , très-
délicat et de beaucoup d'esprit. On dit qu'il a dit, étant
arrêté, qu'il s'attendait bien à cela, même au lacet
(ainsi que cela se pratique quelquefois en Turquie),
ce qui ressemble bien à un caractère haut et séditieux.
M. Chauvelin, intendant des finances, son frère, a
obtenu , à cause de la faiblesse de sa santé , le change-
ment d'exil dans la ville de Caen. Il a envoyé l'ordre,
par un courrier, qui l'aura rejoint dans le chemin. Il
est au lait, pour toute nourriture, et serait crevé au
mont Saint-MicheP.
— Mercredi, 9, comme l'assemblée des chambres
était indiquée à neuf heures du matin, la grand'cham-
bre s'est assemblée seule , bien instruite de ce qui em-
pêchait ses confrères de s'y trouver. Le premier prési-
dent a fait un beau discours \ La grand'chambre a
arrêté que « la cour, les chambres assemblées, persiste
' Dans l'arrêté du 5.
* L'abbé Chauvelin, à qui j'ai succédé, est mort en janvier 1770, peu
estimé parmi nous [Note de Barhier cTlncreville).
* Le discours du premier président rapporté par Barbier, t. VI, p. 81
468 JOURNAL [mai 1753J
dans l'arrêté de samedi et continuera de travailler aux
affaires commencées ^ »
Cet arrêté , qui a passé d'une voix unanime , a été
communiqué et rendu public dans la grande salle du
palais, bien avant la séparation de Messieurs, qui ne
sont sortis qu'à près de midi. La grande salle était
remplie de monde, de manière que quand messieurs
les présidents sont sortis , on a eu de la peine à faire
une haie pour les laisser passer. Alors tout le monde
a claqué des mains, et on a crié Five le parlement!
Cela marque bien l'esprit de parti, l'on peut dire même
de révolte. Il y avait sûrement là bien des mouches de
la police ; on dit aussi qu'il y a eu quelques personnes
arrêtées au sortir du palais.
— Jeudi, 10. Cette nuit, nos pauvres conseillers sont
partis chacun pour leur destination, c'est-à-dire sur
les cinq à six heures du matin. Il y en a même qui
étaient partis dès le mercredi.
— Il n'y a point de lettres de cachet pour la grand'-
chambre : ils se sont assemblés jeudi matin, à neuf
heures ; mais l'assemblée n'a pas été longue. On dit qu'ils
ont tous leur paquet tout prêt, en attendant les lettres
de cachet. Le mal de tout ceci, c'est que les affaires des
particuliers sont abandonnées. On n'a presque rien
fait depuis le commencement de l'année , et quelque
chose qui arrive, il faut compter l'année entière perdue.
du manuscrit, diffère entièrement de celui qui a été imprimé dans les Nou-
velles ecclésiastiques du 19 juin 1753, p. 98.
' Nous continuons de passer sous silence les informations, décrets d'a-
journement personnels ou de prise de corps, etc., motivés par des refus
do sacrements. Nous renvoyons, de nouveau, aux Nouvelles ecclésiastiques
de l'époque qui enregistrent scrupuleusement ces faits.
[mai 1753] DE K. J. F. BARBIKR. 469
Il n'y a plus que qualie mois d'ici aux vacances. Tous
les tribunaux sont presque cessés, par la cessation des
avocats qui ne vont plus plaider au Cliâtelet, au grand
conseil, et autres juridictions, et qui ne travaillent à
aucuns de leurs procès. Les conseils des princes et des
maisons sont cessés, les consultations fermées , même
les commissions du conseil ' qui sont en grand nombre
pour les avocats, ce qui est plus extraordinaire de leur
part , en qualité de commissaires du conseil et de juges
souverains nommés par le roi, ce qui n'a plus de rap-
port avec le parlement. Tous les procureurs au parle-
ment, de leur côté, ne travaillent plus dans les juri-
dictions de l'enclos du palais. Cette cessation de jus-
tice fait l'espérance du parlement dans sa conduite. Je
crois cependant qu'il serait de la prudence du minis-
tère de mettre ordre, une fois pour toutes, à cette es-
pèce d'intelligence et d'union, pour qu'il ne dépendît
point ainsi de la fantaisie des avocats, à chaque occa-
sion , de faire manquer le service des autres cours et
juridictions qui n'ont point part à la querelle du par-
lement.
— Vendredi, 1 1 , à quatre heures du matin , M. le
premier président , les présidents à mortier et tous les
conseillers de grand'chambre, clercs et laïques, ont reçu
chacun une lettre de cachet par laquelle le roi leur or-
donne de se rendre, dans deux fois vingt-quatre heures,
dans la ville de Pontoise, pour y reprendre leurs fonc-
tions ordinaires, sous peine de désobéissance et de pri-
• Les parties , dans le but d'être jugées plus rapidement, pouvaient se
ccnistituer des commissions d'avocats et de magistrats pour lesquelles elles
demandaient une autorisation qui leur était accordée par un arrêt du
grand conseil du roi.
470 JOURNAL [mai 1753]
vation de leurs charges. A.ujourd'l)iii, samedi, tous les
présidents et conseillers sont partis l'après-midi.
— Tout le monde crie contre M. le comte d'Argen-
son comme ayant été l'auteur, dans le conseil du roi,
des lettres de cachet, contre l'avis de M. Machault; on
dit même que, dans l'assemblée du parlement de mer-
credi, 9 , il y a eu des avis pour décréter M. le comte
d'Argenson et M. le chancelier aussi. L'on voit jus-
qu'où va l'esprit d'indépendance.
— L'exil etl'éloignement du parlement en entier fait
un tort considérable : 1 " aux droits du roi ; 2° à tous
les marchands et ouvriers. Toutes les femmes de Mes-
sieurs du parlement partent pour la campagne : plus
de ménages à Paris ; on a renvoyé quantité de domes-
tiques; tous les procureurs renvoient leurs clercs qui
s'en vont en province ; la plupart y vont eux-mêmes.
Les avocats partent pour la campagne ; point de gens
de province dans les auberges. L'on compte que cela
fait vingt mille personnes de moins à Paris pour la
consommation.
M. le premier président à qui, dit-on, on a offert
beaucoup d'argent de toutes parts, est à Pontoise avec
toute sa maison et a une table de vingt-cinq couverts.
Messieurs les présidents Mole et d'Aligre y tiendront
aussi, dit-on, table ouverte.
Comme la ville, par sa situation, est fort incommode
pour les carrosses, il y a douze chaises à porteurs payées
aux dépens du roi, pour conduire Messieurs au palais.
On dit que cette attention est d'usage.
— J'ai oublié de marquer que les six conseillers d'hon-
neur' au parlement, qui sont MM. de La Michodière,
* On appelait conseiller d'houneur ceux qui, [)ar un titre particulier
[mai 1753] DE E. J. F. BAUBIER. 471
chef du conseil de M. le prince de Condé, Le Peletier
de Montmeillant, de Feniol d'Argental, Briçonnet,
Moreaii de Nassigny et Huguet de Sémonville , se sont
tous rendus à Pontoise avec la grand'chambre , de leur
bon gré , sans avoir reçu de lettres de cachet.
— Jeudi , 1 7, la grand'chambre a enregistré la dé-
claration du roi portant la translation du parlement à
Pontoise, mais en s'en tenant aux arrêtés des 5, 7 et
9 du présent mois, c'est-à-dire tout service cessant, pour
les affaires des particuliers, en continuant de travail-
ler aux affaires des ecclésiastiques. Cette assemblée ne
s'était pas faite plus tôt, parce que la grande salle des
Cordeliers n'était pas encore prête et accommodée.
— Samedi ,19, Messieurs les gens du roi allèrent
à Marly parler à M. le chancelier ; ils ne parlèrent
point au roi. Ils n'étaient point mandés, et à Marly on
ne parle point au roi sans ordie. On ne sait point ce
qui les attirait vers M. le chanceHer. C'était le soir, ils
furent obHgés, à plus de neuf heures, d'aller coucher à
Saint-Germain. Leur mission était peut-être par rapport
aux exilés ? Cela fait des commissions ciésagréables,|car
ces messieuis sont déplacés à Marly quand ils n'y vien-
nent point mandés ni attendus.
■ — Mardi , 22 , il y a eu un grand conseil à Marly,
par rapport au titre de haut et puissant prince pris par
M. le prince de Soubise dans le contrat de mariage de
sa fille, et contre lequel les princes du sang ont pro-
ou par une prérogative attachée à leur place , avaient droit d'entrer dans
certaines compagnies pour y juger ou y avoir séance. Il faut distinguer
les conseillers d'honneur des conseillers honoraires qui, après vingt ans de
services et bien qu'ils eussent vendu leurs charges, conservaient entrée et
séance.
472 JOURNAL [mai 1753]
testé. On voudrait apparemment décider cette ques-
tion.
■ — Comme on n'a plus de nouvelles présentes par
rapport au parlement, on en fait ici. On dit que M. de
Beaumont se démettra de son archevêché ; qu'on le fait
cardinal, et que M. de La Rochefoucault, archevêque
de Bourges, sera archevêque de Paris, etc. En atten-
dant, il n'y a rien de nouveau. La grand'chambre con-
tinue de s'assembler sur des dénonciations contre des
prêtres; mais cela va lentement et faiblement. Le reste
du parlement est dispersé dans les villes d'exil, et les uns
et les autres commencent déjà à s'ennuver d'être éloi-
gnés de Paris. Depuis quelques jours, ces messieurs ont
un peu plus de liberté. Ils peuvent sortir des villes où
ils sont et aller aux environs, à une lieue ou deux, pour
se promener; il faut pourtant revenir et se rendre pour
la nuit à la ville. Messieurs de la grand'chambre peu-
vent venir à Paris; cela n'est pas étonnant, ils ne sont
point pour ainsi dire exilés.
— Depuis le départ de la grand'chambre pour Pon-
toise, on a distribué, dans Paris, les remontrances du
parlement que le roi a refusé de recevoir" ; mais elles
sont supposées et ont été composées par quelque per-
sonne inconnue, sur les vingt-deux articles que tout le
monde a vus. Cela apparemment a engagé M. le procu-
reur général de permettre tacitement à Simon , impri-
meur du parlement , de distribuer les véritables qui
étaient imprimées, mais qui étaient resserrées. Les
premières se sont vendues neuf livres et les véritables
ne coûtent que trois livres. J'en ai eu des premières,
le 29 de ce mois de mai.
— Le roi revient mercredi, 30 , de Marly, et toute
[jcm 1753] DE E. J. F. BARBIER. 473
la cour. On a joué un gros jeu à Marly ; il y a eu des
chasses , des concerts pour la reine , et l'on n'y parlait
en aucune façon des affaires du parlement.
— D'un autre côté , messieurs les présidents font
une grande figure à Pontoise. Ils ne sortent chacun
qu'à deux carrosses à six chevaux et une nombreuse
livrée. Six ou sept tiennent table ouverte où l'on fait
fort grand'chère. La marée passe à Pontoise' et a ordre
de s'y arrêter.
Juin. — On a crié et vendu publiquement dans
Paris, le 3 juin, un arrêt du parlement^ du 28 mai,
fait à Pontoise, qui supprime deux imprimés comme
étant imprimés sans permission et sans nom d'impri-
meur, portant tous les deux le titre de Remontrances
du parlement au roi, du 9 avril 1753; l'un in-4°, con-
tenant cinquante-six pages, et l'autre in-12' en conte-
nant cent soixante-quatre, et qui ordonne que les deux
gravures, savoir celle de rin-4° portant en titre : Jus-
titia relegata Jlecti nescia, et celle de rin-12 : Senatus
optimo principi^ seront lacérées et brûlées au pied de
' Le poisson de mer qui venait à Paris , était fourni par les côtes de la
Normandie et de la Picardie, les seules assez rapprochées pour que le pois-
son pût alors être apporté sans danger de se gâter. Ce transport se faisait
dans des voitures spéciales, conduites par des voituriers qui avaient reçu le
nom de chasse-marée, et au moyen de relais établis sur la route. Les chasse-
marée étaient l'objet d'une protection toute spéciale : il était défendu de les
arrêter sur leur route ; les habitants des localités qu'ils traversaient étaient
tenus d'entretenir en bon état les chemins qu'ils parcouraient, etc. Les
chasse-marée se sont maintenus jusqu'à l'établissement des chemins de fer.
* Extrait des registres de parlement, du lundi 28' mai 1753. Paris, P. G.
Simon, 1753, 3 p. in-i".
'* Suivant les Nouvelles ecclésiastiques (année 1753, p. 115), cette édition
in- 12 des Remontrances serait la bonne édition. La gravure y était placée
dans le frontispice, en guise de fleuron.
474 JOURNAL [Jcin 1753]
l'escalier du palais par l'exécuteur de la haute jus-
tice, etc. Le 29 , l'arrêté a été exécuté à Pontoise, en
présence du sieur Dufranc, commis au greffe de la
grand'chambre *.
— Le parlement est, comme en 1720% dans le cou-
vent des Cordeliers. La grand'chambre est dans le ré-
fectoire; ainsi les Cordeliers s'appellent \e palais.
Il n'y a dans l'arrêt aucune qualification donnée aux
remontrances, comme il n'est point dit qu'il sera in-
formé contre les auteurs. Il y avait longtemps qu'on
n'avait entendu crier dans Paris d'arrêt du parlement,
aussi en a-t-on bien vendu.
— ^On dit que messieurs des enquêtes, surtout ceux
qui sont à Bourges , ont écrit à Messieurs de la grand'-
chambre, h Pontoise, qu'ils eussent à faire attention de
ne rien enregistrer pendant leur exil, attendu que cette
affaire concernant le clergé, ayant commencé les cham-
bres assemblées, ne pouvait s'arranger qu'avec tout
le parlement. On dit aussi, dans Paris, que M. le
prince de Conti se donne bien des mouvements, et a
tenu plusieurs conférences avec M. le premier prési-
dent, pour trouver les moyens d'un accommodement.
Cela n'est peut-être pas vrai.
Il est toujours certain que ces messieurs se divertis-
sent autant qu'il est possible dans les villes d'exil et
qu'ils y sont parfaitement bien reçus. Mais si cela dure,
l'ennui n'en prendra pas moins.
' Ces remontrances furent réimprimées plus tard, avec diverses autres
pièces qui avaient paru séparément dans le même temps. Le tout forme un
vol. in-12 de 468 p. (voir la Bibliothèque historique de la France,
n° 33351).
* Voir t. I, p. 52 et suiv.
[JDIN 1753] DE E. J. F. BARBIER. 476
— Vendredi, 1 5, on a mis au carcan , dans la place
du Palais-Royal, un cocher de M. le comte de Cha-
rolais qui , dans un café de la rue Saint-Honoré, avait
parlé insolemment à un chevalier de Saint-Louis qui
était à une table avec un garde du roi, voulant se
mettre à leur table avec un autre domestique ; jusque-
là qu'il avait donné un coup de canne à l'officier que
le garde du roi avait arrêté et empêché de percer ce
cocher. L'arrêt qui condamnait ce dernier était du
3 avril dernier ; on ne savait pourquoi il n'avait pas été
exécuté et on craignait qu'il n'eût eu sa grâce ; mais
aujourd'hui l'exemple a été consommé. Il a été au car-
can, depuis quatre heures jusqu'à six, avec un écriteau :
Domestique violent. Il a été ensuite marqué des trois
lettres GAL., mis dans un fiacre et conduit à laTour-
nelle* pour cinq ans de galères. Cette exécution, sur un
domestique d'un prince du sang, contiendra les autres.
— Comme le prévôt des marchands a fait assez bien
accommoder les boulevards, que les contre-allées sont
sablées, avec des bancs de pierre , et que l'allée du
milieu est arrosée tous les jours pour préserver de la
poussière les maisons voisines, ces boulevards sont,
en été, la promenade de Paris qui est à la mode. Il y
a, principalement les fêtes et dimanches, un concours
étonnant de carrosses qui font cours en plusieurs files,
depuis la porte Saint-Antoine jusqu'à celle du Pont-
aux-Choux ^ Il y a aussi , dans cet espace , plusieurs
* Tour carrée, joignant une porte de l'enceinte de Philippe Auguste ,
qui défendait le passage de la rivière et qui a donné son nom au quai sur
lequel elle était placée. Saint Vincent de Paul avait obtenu que les con-
damnés aux galères y seraient enfermés jusqu'à leur départ pour le bagne,
et elle avait reçu cette destination depuis 1 632 .
* Cette porte, placée comme les portes Saint-Denis et Saint-Martin sur
476 JOURNAL [juillet 1753]
cabarets et des loges de marionnettes. Cela fait specta-
cle et presque foire, et un grand monde dans les con-
tre-allées. Cette promenade est commode pour Paris;
point de poussière et point de chemin à faire pendant
la chaleur. Elle a fait tort à la promenade du bois de
Boulogne qui , depuis plusieurs années , était fort fré-
quentée le dimanche.
— • On dit que le roi exige que la grand'chambre
reprenne les fonctions publiques, pour la forme ; qu'on
ne lui demande seulement que d'ouvrir l'audience, de
donner un défaut, etc., mais que c'est la condition
pour le retour des exilés.
Juillet. — Lundi, 2, la grand'chambre s'est assem-
blée pour délibérer sur la proposition ci-dessus. L'on
dit que la cour, c'est-à-dire les ministres, peut-être
aussi M. le prince de Conti , avaient su gagner et dé-
terminer quelques-uns de la grand'chambre à l'obéis-
sance. Cela a été agité ; mais la proposition a été reje-
tée et refusée, l'on dit par vingt-six voix contre dix-
huit, qui étaient d'avis de reprendre les fonctions.
Il est dit dans la Gazette de Hollande que M. le
prince de Conti, voyant qu'il n'y avait pas moyen de
concilier les esprits, est parti de sa terre de Vauréal '
pour aller à l'Ile-Adam et à Compiègne.
— Comme il faudra bien une chambre des vacations,
on dit qu'on avait tenté de former une commission
composée de magistrats du grand conseil, de la cour
le côté septentrional du boulevard, était située vis à vis la rue du Pont-aux-
Choux. Reconstruite, en dernier lieu, en 1674, elle fut démolie vers 1760.
' Voir ci-dessus , p. 185. hes Nouvelles ecclésiastiques rapportent que
les conférences du prince de Conti avec le premier président et d'autres
membres de la grand Vhambre, avaient souvent eu lieu dans ce château.
[JUILLET 1753] DE E. J. F. BARBIER. 477
des aides et du Gliâtelet ; mais qu'il y a un éloignement
général pour accepter ces places. On a raison, au fond,
de refuser, attendu la faiblesse avec laquelle la cour
s'est tirée jusqu'à présent de ces sortes de brouilleries
avec le parlement, dont on sent bien qu'on se ferait un
ennemi secret en acceptant de pareilles commissions.
Il faut pourtant convenir que ceci fait un tort consi-
dérable à Paris : aux marchands, aux aubergistes, aux
gens de métier et à toutes sortes de professions, tant
par la cessation des affaires que par la retraite d'une
grande quantité de personnes hors de Paris.
— Depuis le 5 de ce mois, le roi est à Compiègne, où
l'on va à la chasse et l'on se divertit à l'ordinaire, sans
qu'il soit, dit-on, plus question du parlement que s'il
n'y en devait point avoir. Peut-être, compte-t-on fati-
guer et ennuyer tous les exilés de manière à tirer un
meilleur parti d'eux après un certain temps.
— Sur la protestation faite par les princes du sang
contre la qualité de haut et puissant prince prise par
par M. le prince de Soubise dans le contrat de mariage
de madame la princesse de Condé, sa fille, le roi a
décidé, par provision, en faveur de M. le prince de
Soubise, c'est-à-dire que, par provision, il pourrait
prendre ce titre de prince, ce qui emporte le titre d'al-
tesse ; mais messieurs les princes du sang ne veulent
pas s'en tenir à la décision du roi. Les princes qui se
remuent à cet effet sont M. le duc d'Orléans, M. le
comte de Clermont et M. le prince de Conti. Tous les
trois étaient même en conférence lundi, 30, chez
M. Lherminier, avocat, conseil de M. le comte de
Clermont. Quoique les cabinets des avocats soient
exactement fermés, il est difficile de renvover trois
478 JOURNAL [juillet 17531
princes du sang, surtout dans une matière de droit
public comme celle-là.
On dit qu'ils veulent faire faire un mémoire, et pré-
senter une requête au parlement pour y faire décider la
question , c'est-à-dire quand on pourra agir. Ces
princes sont, dit-on , animés par madame la princesse
de Modène, tante de M. le duc d'Orléans, piquée de
ce que M. le prince de Condé n'a pas épousé une prin-
cesse de Modène, sa fille, sœur de madame la du-
chesse de PenlhièvreS et par madame la princesse de
Conti qui aurait voulu mademoiselle de Soubise pour
M. le comte de la Marche^, son petit-fils. Or, M. le
prince de Soubise a été marié trois fois ; il s'agit de
savoir si dans les trois contrats de mariage, qui ont été
signés du roi et de tous les princes du sang, il a pris
cette même qualité de haut et puissant prince , ce qui
serait un grand préjugé en faveur de la décision du
roi , et marquerait de l'aigreur de la part des prin-
ces. Quoi qu'il en soit, ceci fait une affaire de con-
séquence qui doit inquiéter et embarrasser le roi, qui
aime fort M. le prince de Soubise, d'autant plus que
les princes ne manqueront pas de faire intervenir mes-
sieurs les ducs et pairs, intéressés à ne pas laisser aug-
menter le nombre de personnes au-dessus d'eux ayant
la qualité éminente de prince. On dit cependant que
* Voir t. II, p. 377. La duchesse de Penthièvre avait trois sœurs:
Mathilde, née en 1729 ; Fortunée-Marie, née en 1731 ; et Élisabeth-Er-
nestine, née en 1741.
* Louis-François-Joseph de Bourbon-Conti , né le i" septembre 1734.
Il était neveu de la princesse de Modène, sœur de sa mère (voir t. I, p. 391).
Il épousa, en 1759, la princesse Fortunée-Marie d'Est, sœur de la. du-
chesse de Penthièvre et sa cousine germaine.
[AODT 1753] DE E. J. F. BARBIER. 47&
M. le prince de Soubise ne prétend point, en consé-
quence, précéder qui que ce soit et avoir d'autre rang,
soit au parlement soit en cour, que son rang de duc
et pair et de sa pairie. Pour M. le comte de Charolais,
qui a fait le mariage de son neveu, le prince de Condé,
il prend le parti du prince de Soubise.
Août. — On dit qu'à Marseille, M. le duc de Villars ',
gouverneur, a voulu faire augmenter, de son autorité,
les places de la comédie pour faire plaisir aux comé-
diens^; que cela a déplu aux bourgeois et que le spec-
tacle a été vide , ce qui a donné lieu à quelques tracas-
series entre le gouverneur et les magistrats de la ville,
qui ont même été portées au secrétaire d'État de la
province \ Tout cela a donné occasion aux vers
suivants :
A Paris, on tempête, on crie,
Pour billets de confession;
A JMarseiile, on est en furie
Pour des billets de comédie :
Hélas ! dans quel siècle vit-on !
— Le roi et toute la cour sont revenus samedi ,11,
de Compiègne , où il y a eu assez de divertissements,
surtout à cause du camp , qui n'était pourtant com-
posé que du régiment du roi. Le roi s'est arrêté en
chemin à Arnou ville \ chez M. de Machault ; il est
venu coucher à la Muette , le lendemain à Versailles
' Honoré-Armand, fils du maréchal de Villars, né le 4 octobre 1702,
* A l'occasion de représentations données par mademoiselle Dumesnil,
actrice de la Comédie-française , où elle avait débuté en 1 737, et où elle
occupait l'emploi des reines et des mères.
* C'était le comte de Saint-Florentin , qui avait la Provence dans se»
département.
* Voir ci-dessus, p. 264.
480 JOURNAL [aodt 1753]
voir madame la Dauphine et tenir le conseil, et , dès le
soir, un voyage pour trois jours au château de Belle vue.
— Le 1 5 , fête de la Vierge, la grande procession ' a
été faite, à l'ordinaire, à Notre-Dame, sans le parle-
ment. La chambre des comptes , tant dans le chœur
que dans l'église , a tenu la gauche et a laissé la droite
vide. On en avait usé de même en 1 720 , lors de la
translation du parlement en entier dans la ville de Pon-
toise. La procession n'étant pas sortie de Notre-Dame,
à cause de la pluie, ce vide n'a pas fait tant d'effet que
si elle eût été dans les rues.
— 11 n'y a rien de nouveau par rapport à l'accom-
modement du parlement. L'embarras est de savoir ce
qui sera réglé pour une chambre des vacations, d'au-
tant que les prisons sont remplies de criminels qu'il
faut juger.
— Le roi n'a rien décidé pour l'affaire des princes
du sang et du prince de Soubise; il a seulement dit,
qu'indépendamment des signatures faites sur le contrat
de mariage de M. le prince de Condé , les choses reste-
raient dans le même état qu'elles étaient avant ledit
contrat. Les princes du sang, dit-on, voudraient tou-
jours faire décider cette question par le parlement ;
mais ce n'est pas ici le temps convenable pour cela.
— Il y a eu une contestation entre l'Opéra et la
Comédie-française. Non-seulement Granval ^, fameux
• La procession solennelle qui se faisait tous les ans , depuis que
Louis XIII, en 1638, avait mis la France et sa personne sous la protection
de la Vierge, vœu que tjouis XV avait renouvelé en 1738.
^ Charles-François Granval, qui débuta en 1729, à l'âge de dix-sept ou
dix-huit ans, et qui remplissait avec talent les premiers rôles. Il était fils
de Nicolas Racot Granval , auteur du poème de Cartouche et de quejques
comédies. Lui-même avait composé quelques pièces dans le genre lil)re.
[iODT 1753] DE E. J. F. BARBIER. 481
comédien, a obtenu cet été six bals* de nuit à la Co-
médie, pour lui servir à payer ses dettes % mais les
comédiens français ont fait repeindre et redorer leur
salle, et ont obtenu la permission d'avoir des danseurs
italiens pour augmenter et embellir leurs ballets. 11 en
est venu d'Italie que l'Opéra, dit-on, n'a pas voulu
prendre parce qu'ils demandaient de trop forts ap-
pointements, et la Comédie française les a pris. En
conséquence, elle a donné de petites pièces^, avec des
divertissements, qui y ont attiré bien du monde, ce qui
a fait tort à l'Opéra. M. le prévôt des marchands*, pa-
rent de M. le comte d'Argenson, a voulu leur faire
défendre ces ballets. Les premiers gentilshommes s'y
sont opposés comme ayant la direction de la Comédie :
on disait même, à Paris, qu'il y avait arrêt du conseil
qui défendait les ballets à la Comédie française. Cette
troupe ne laisse pas d'avoir son crédit à cause des
actrices. Ils ont suivi celte affaire à Versailles. La
Comédie française a fermé son théâtre pendant trois
jours , apiès quoi on les a vus redonner leurs ballets ,
et Ion dit qu'ils en ont eu la permission pour les lundis,
mercredis et samedis, jours où il n'y a point d'Opéra.
— Cette petite dispute , qui a occupé le ministère,
a excité la veine poétique de quelque auteur malin qui
a composé une pièce en vers intitulée : Remontrances
' Huit bals, dont le premier avait eu lieu le 1"^ mai.
" Il s'agissait des dettes personnelles de Granval et non de celles de la
Comédie.
' Entre autres les Hommes, comédie-ballet en un acte et en prose , par
Saint-Foix , dont la première représentation avait eu lieu le 27 juin.
Comme cette pièce avait été faite pour servir de canevas à des danses, on
l'appela un manche à ballets.
* M. de Bernage, cousin de M. d'Argenson (v(jir ci-dessus, p. 94].
m 31
482 JOURNAL [sept. 1753]
au roi des comédiens français. Cette pièce est très-
forte contre le ministère, surtout contre M. le comte
d'Argenson et M. le comte de Saint-Florentin , et
contre le clergé , car il faut toujours qu'il entre un peu
des affaires du temps dans la critique du ministère. On
fait de grandes perquisitions de l'auteur, et s'il est dé-
couvert, il passera mal son temps, avec justice. Cette
pièce n'est pas encore imprimée *, car il y a des gens
assez hardis pour le faire ; mais les copies en sont ré-
pandues par tout Paris.
Septembre. — Du V% le roi ne découchera plus de
Versailles, et même ne s'éloignera pas jusqu'aux cou-
ches de madame la Dauphine, pour éviter ce qui est
arrivé à la naissance de M. le duc de Bourgogne.
— ^Le parlement de Rouen a envoyé ses remon-
trances* à M. le chancelier; mais il a été mandé à
Versailles, pour en recevoir la réponse, par députation
de douze personnes : le premier président, le parquet,
et le reste en présidents et conseillers. On a donné
* Cette facétie, dont l'auteur est Marchand , avocat , le même qui avait
écrit la Requête des sous-fermiers, fut imprimée peu après, et réimprimée
plus tard dans les Poésies satiriques du xviii' siècle.
* Par suite d'un refus de sacrements fait par un curé de Verneuil, le par-
lement de Rouen avait décrété ce curé et l'évêque d'Evreux. Le roi, de son
côté, avait évoqué l'affaire, et, pour mettre un terme à la résistance que le
parlement opposait aux arrêts du conseil, il avait envoyé un officier des
gardes du corps, M. de Fougères, lieutenant général, qui s'élant présenté
accompagné de tous les officiers d'un régiment de dragons en garnison à
Rouen , avait fait rayer, sur les registres , tous les arrêts rendus au sujet
de cette affaire. Le parlement , d'abord , avait cessé ses fonctions , puis il
les avait reprises et s'était contenté d'adresser des remontrances.
Dans le même temps , et pour les mêmes causes , les parlements d'Aix
et de Toulouse avaient dirigé des poursuites contre des ecclésiastiques ,
en sorte que sur tous les points de la France, la lutte était établie, sur le
terrain religieux, entre la magistrature et le clergé.
[SEPT. 1753] DE E. j. F. BARBIER. 483
des ordres pour faire venir des chevaux de poste sur
la route, et cela aux dépens du roi. Le voyage ne leur
a rien coûté. 11 leur a été fait défense de passer ni par
Pontoise ni par Paris. Ils sont arrivés samedi, 1*"^, à
Versailles; ils y ont été logés à la craie*, et ont été ré-
galés, le samedi au soir et le dimanche à dîner, par
M. le chancelier, et apparemment par M. le comte de
Saint-Florentin, qui a la Normandie dans son dépar-
tement. Dimanche, le parlement de Rouen a eu au-
dience du roi dans son cabinet, d'où l'on a fait sortir
tous les seigneurs. Il n'y est resté que le chancelier et
les ministres. M. le chancelier leur a dit la réponse du
roi, et l'on dit que Sa Majesté leur a donné un paquet
cacheté contenant ses ordres, avec ordre de n'ouvrir
le paquet qu'à Rouen , mardi 4, les chambres assem-
blées , et injonction d'exécuter ce qu'il contenait. Le
parlement est reparti le dimanche de Versailles.
— Il y a une petite dispute entre M. le comte de
Saint-Florentin et M. le comte d'Argenson. Celui-ci a
Paris et le parlement de Paris dans son département ;
mais il n'a rien hors la ville ^ M. le comte de Saint-Flo-
rentin a dans son déparlement la banlieue de Paris. Or,
comme le parlement n'est plus à Paris, mais à Pontoise
qui est dans son district, il a prétendu que, tant qu'il y
serait, c'était à lui que le parlement devait s'adresser,
et qu'il était devenu de son département. Cela ne laisse
pas que d'avoir sa difficulté. On dit que le roi a décidé
la chose en faveur de M. le comte de Saint-Florentin.
• C'est-à-dire chez des particuliers. Voir la note i, tome ï", p, 433.
* Ce passage rectifie une erreur que renferme la note placée au bas de la
page 97, ci-dessus, où il est dit que M. d'Argenson avait Paris et toute
l'Ile-de-France sous sa direction.
M4 JOURNAL [SEPT. 1753J
— Maidi, le parlement de Rouen s'est assemblé, a
lu la réponse du roi \ et a nommé dix-huit commissai-
res pour l'examiner; on a remis, pour délibérer, au 7.
Le dessein du parlement, attendu la difficulté de la
question et la diversité des opinions, était de remettre
l'assemblée des chambres après la Saint-Martin, pour
gagner du temps, et voir ce qui pourrait arriver par
rapport au parlement de Paris. Mais le 7, dernier jour
du palais, il a reçu des lettres patentes portant proro-
gation du parlement et défense de se séparer jusqu'a-
près l'enregistrement de la réponse. Le parlement a
enregistré les lettres patentes et est resté assemblé. On
ne sait point ce qu'ils ont fait depuis". Par là, Mes-
sieurs de Rouen sont punis d'une autre manière que
ceux de Paris, étant obligés de rester à Rouen pendant
les vacances, au lieu d'aller chacun dans leurs terres.
— Vendredi, 7, le parlement, ou, si l'on veut, la
grand'chambre s'est séparée à Pontoise, et le 8, ils sont
tous partis pour aller chacun de leur côté. M. le pre-
mier président est allé à sa terre de Bruyères^, et ne
revient point à Paris. Plusieurs présidents ont fait de
même; les conseillers sont venus à Paris, pour aller de
là à la campagne ; plus de parlement et point de cham-
bre des vacations, ce qui a paru très-extiaordinaire,
et tous les exilés restent chacun dans leur ville, à
moins qu'ils n'obtiennent la permission d'aller à leurs
terres : l'on compte que cela restera dans cet état au
• Elle portait que le roi entendait que la constitution Unigen'itus fût
regardée comme règle de l'Eglise et de l'Etat, etc.
' Le parlement arrêta d'itératives remontrances , il y eut une chambre
des vacations qui continua le jugement des procès.
* Voir ci-dessus, p. 152.
[SEPT. 1753] DE E. J. F. BARBIEH. 48^
moins jusqu'à la Saint-Mai tin. Ily a apparence que cela
ennuyera et fatiguera beaucoup tous messieurs les exi-
lés; car, pour Messieurs de grand'chambre, ils sont
libres comme si le parlement avait cessé à l'ordinaire.
Ceci fait un tort considérable aux avocats, procu-
reurs, greffiers, secrétaires de conseillers, et à tous les
gens qui sont attachés au palais ; car, de l'année, on n'a
rien fait, et il faut vivre et se soutenir.
— Samedi, 8, madame la Dauphine a senti les vraies
douleurs sur le midi, et à deux heures dix minutes,
elle est accouchée très-heureusement d'un prince, au
grand contentement du roi, de toute la cour et de
tout le royaume, à l'exception des jansénistes, qui,
dès le lendemain, dimanche, ont fait courir le b?-uit,
dans Paris, que le prince était mort, quoiqu'il se porte
parfaitement bien.
— Le roi a donné à ce prince le nom de duc d'A-
quitaine, ancien dans l'histoire de France, mais qui
n'a pas paru depuis plusieurs siècles. Cette nouveauté
a surpris. On comptait qu'on le nommerait duc d'An-
jou; mais, comme le dernier de ce nom, frère du roi,
est mort en bas âge, on dit que le roi a voulu lui don-
ner un autre titre.
— Sur la première nouvelle, à l'hôtel de ville, que
madame la Dauphine sentait des douleurs, le prévôt
des marchands et les échevins s'y sont assemblés,
selon l'usage. Sur la seconde nouvelle , l'accouche-
ment d'un prince, ils ont fait sonner la cloche, et
on a préparé un feu de fagots pour le soir, et des illu-
minations qui ont aussi été ordonnées par la police.
— Dimanche, 1 G, on a chanté un Te Deiim en grande
musique, à Notre-Dame, où M. le chancelier, avec le
486 JOURNAL [sept. 1753]
conseil d'État et toutes les cours ont assisté à Tordi-
naire, à l'exception du parlement. La place à droite,
dans les stalles du chœur, que le parlement occupe
ordinairement, était vide.
Le mandement de M. l'archevêque pour le Te Deum
est simple et très-sage ; il n'y est question que du fait
présent.
Le soir, il y a eu un feu d'artifice magnifique dans la
place de l'hôtel de ville, dont la façade a ensuite été
illuminée comme à la naissance de M. le Dauphin. Il y
avait, dans la Grève et dans les autres places publiques
de Paris, des échafauds où l'on distribuait des pains et
des cervelas, avec des tonneaux de vin, et des orchestres
de quinze ou vingt musiciens à chaque place, pour faire
danser le peuple.
On comptait, dans le public , ou du moins les bons
jansénistes espéraient que les réjouissances du peuple
seraient modérées à cause de l'exil du parlement , du
triste état où est réduite la bonne cause de la religion
et de la foi, et du nombre de ceux qui en souffrent réel-
lement. Mais nos bons dévots ont été trompés dans
leurs espérances; toutes les maisons de la ville ont été
éclairées par des chandelles ou des lampions aux fe-
nêtres, suivant l'ordonnance de police. Les hôtels et
grandes maisons étaient magnifiquement décorés en
illuminations. Depuis le Pont-Neuf jusqu'au Palais-
Bourbon, le quai faisait un très-beau spectacle.
Le peuple a dansé et bu dans toutes les places jus-
qu'à près d'une heure que les violons ont cessé, et il a
couru toute la nuit, en chantant dans les rues, par un
très-beau clair de lune. Le bourgeois et les gens plus
distingués ont satisfait leur curiosité en allant voir les
[sept. 1755] DE E. J. F. BARBIER. 487
plus belles illuminations de la ville. Depuis neuf heures
jusqu'après de deux heures après minuit, il y a eu un
concours étonnant de carrosses à la Grève, pour voir
la décoration du feu* et l'illumination de l'hôtel de
ville. On mettrait mal à propos dans des remontrances
ou dans quelque écrit du parti , que la capitale du
royaume est dans la tristesse et dans la désolation au
sujet des billets de confession, ou de la qualification de
règle de foi que l'on voudrait donner à la bulle Unige-
nitus^ car le public n'y songeait point du tout, et était
en l'air comme de coutume, quand il se présente quel-
que objet de dissipation.
— Lettres patentes, en forme de commission, du
18 de ce mois, par lesquelles le roi établit une cham-
bre des vacations pour tenir ses séances dans une des
salles du couvent desGrands-Augustins de Paris. Cette
chambre est composée de sept conseillers d'État, de
vingt maîtres des requêtes et de M. Bourgeois de
Boynes, maître des requêtes, pour faire les fonctions
de procureur général, avec faculté, à lui, de se choisir
tels substituts que bon lui semblera.
Par ces lettres, le roi évoque à lui et à son conseil
tous les procès et instances pendants en la cour de
parlement, qu'il est d'usage d'instruire et juger pen-
dant les vacations, et les affaires qui pourront naîtie
pendant la durée de ladite commission , etc. Celle-
ci est établie pour durer jusqu'au jour de Saint-Mar-
tin. Ordinairement la chambre des vacations du par-
lement finit à la fête de Saint-Simon, 28 octobre.
' On en trouve la description dans le Précis historique sur les fêtes , les
spectacles et les réjouissances publiques , par Claude Ruggieri, p. 282, et
dans le Mercure de France du mois d'octobre 1733, p. 202.
488 JOURNAL [sept. 1753]
— Ou a copié, mot pour mot, ces lettres patentes,
sur celles du 7 octobre 1 720 pour rétablissement d'une
chambre des vacations, aux Grands-Augustins^ et l'on
est tombé dans une grande bévue. Dans celles de 1720,
le roi dit que , « n'ayant pas jugé à propos , pour de
grandes considérations, d'établir une chambre des va-
cations à Pontoise où il a transféré sa cour de parle-
ment de Paris, etc. » Cela était passable en 1720; tout
le parlement était à Pontoise, y faisait ses fonctions et
y rendait la justice tant bien que mal, parce que les
avocats n'y allaient pas et ne faisaient rien. Au lieu
que , dans les circonstances présentes , le roi ne
pouvait pas composer une chambre des vacations.
1° Il n'y a, à Pontoise, que la grand'chambre, et la
chambre des vacations est composée de conseillers de
grand'chambre et de dix conseillers des enquêtes ;
2" depuis le mois de mai , le roi n'a pas pu obliger la
grand'chambre à rendre la justice.
— Autre embarras pour le ministère. Messieurs les
officiers du Châtelet de Paris se mettent aussi de la
partie pour soutenir le parlement. M. le procureur du
roi a présenté, le 28, au parc civiP, l'audience tenante,
les lettres patentes pour la chambre des vacations ,
pour être enregistrées au registre des bannières '; la
cour lui a donné lettres de son réquisitoire , etc., et a
ordonné qu'il en serait référé à la compagnie assem-
' Voir t. I, p. 57.
* L'une des quatre colonnes ou services des conseillers au (Ihâtelet
( voir t. I, p. 163), les autres étaient le criminel, le présidial et la chambre
du conseil.
• Recueil ou registre séparé de celui des audiences, consacré à l'enre-
gistrement de toutes les ordonnances et lettres patentes , etc., adressées
au Châtelet.
LocT. 1753] DE E. J. F. BARBIEH. 489
blée. L'assemblée a tenu , et , après grande délibéra-
tion , il a été arrêté que la compagnie ne pouvait pas
enregistrer lesdites lettres patentes sans contrevenir
aux édits, ordonnances et déclarations, sans violer son
serment, etc. Cet arrêt est motivé ; il est même im-
primé et se vend assez librement. Mais on pourrait
dire que messieurs du Cbâtelet ont un peu excédé leur
pouvoir dans les motifs et moyens employés dans leur
arrêté : jusqu'à indiquer des ordonnances de Clo-
taire r% de 560, pour restreindre l'autorité du roi.
En 1720, on n'avait point présenté au Cbâtelet les
lettres patentes pour l'établissement de la chambre des
vacations. On ne sait pas quel est le motif de le faire
aujourd'hui.
— Le 27 septembre , Madame hifante, duchesse de
Parme *, est partie de Versailles pour s'en retourner
à Parme. Cela débarrasse la cour.
— Arrêt du conseil du 30, qui casse la sentence du
28 rendue à l'audience du Châtelet. Ordonne Sa Ma-
jesté, que, de l'autorité de la chambre des vacations, il
sera procédé, sur les registres du Châtelet, aux radia-
tions et mentions nécessaires à la pleine exécution du
présent arrêt. Défense au lieutenant civil et aux con-
seillers de service au parc civil de s'assembler et de
lever l'audience avant l'enregistrement ci-dessus.
Octobre. — Arrêt de la chambre des vacations qui a
commis M. de Pontcarré de Viarme ^, conseiller d'État,
quatre maîtres des requêtes, le greffier de la commis^
* Cette princesse était arrivée au mois d'octobre de l'année précédente
(voir ci-dessus, p. 410).
• M. Pontcarré de Viarme, intendant de Bretagne, avait été nommé
conseiller d'État au mois de mars précédent.
490 JOURNAL [oct. 1753]
sion et un huissier du conseil, lesquels se sont trans-
portés à l'audience du parc civil, accompagnés d'une
escorte de la robe courte \ Us y ont fait les radia-
tions, etc., de l'arrêté, sur les registres des bannières.
— M. d'Argouges, lieutenant civil depuis quarante-
trois ans, de naissance personnellement, d'une grande
réputation pour la probité et le savoir, qui même n'a
pas lieu de se louer de la cour, n'ayant point encore
été fait conseiller d'État, est à plaindre d'avoir eu cette
sotte affaire qui l'a brouillé avec sa compagnie. On lui
reproche de l'intelligence avec le chancelier; d'avoir
tenu trop longtemps l'audience et attendu la commis-
sion, tandis que cela lui était ordonné par une lettre de
cachet. On lui a tenu des propos fort désagréables
dans l'assemblée, pour avoir été soumis aux ordres du
roi, et on a dit dans le public, très-disposé à condam-
ner toute espèce de subordination , qu'il n'avait pas
encore vendu sa charge, comme le bruit en avait couru,
mais qu'il avait vendu sa compagnie.
— Lundi, 22, a été la rentrée du Châtelet^ où tout
est assemblé de droit. M. le lieutenant civil a repré-
senté une lettre de cachet qui fait défense aux officiers
du Châtelet de s'assembler autrement que pour affaires
' Cette compagnie de robe courte , placée sous les ordres d'un lieute-
nant criminel de robe courte , était spécialement attachée au service des
cours de judicature et servait à mettre leurs décrets à exécution. Elle faisait
partie du corps de la gendarmerie et maréchaussée de France, et jouissait
des mêmes privilèges.
* Le Châtelet entrait en vacances le premier lundi après la Natii'ité
(8 septembre), jusqu'au limdi avant le 28 octobre, jour de Saint-Simon
Saint-Jude. Cette fête tombant un dimanche, en 1733, le lundi précédent
se trouvait être le 22. Pendant les vacances on ne plaidait pas au présidial,
mai» on plaidait deux fois par semaine au parc civil
[ocT. 1753] DE E. J. F. BARBIER. 491
de la compagnie. La cérémonie de la rentrée faite, on
a remis l'assemblée après l'audience. Cette assemblée
a duré jusqu'à plus de cinq heures après midi. On y a
délibéré sur tout ce qui s'était passé les 5 et 6 octobre,
et, pour obéir à la défense portée par la lettre de ca-
chet, il a été sursis à délibérer et à faire aucunes pro-
testations sur les faits ci-dessus.
— On a fait une mauvaise plaisanterie sur le repas
que donne M. le lieutenant civil à la compagnie, le
jour de la rentrée, où il ne s'est trouvé, entre autres,
que sept ou huit conseillers, et qui n'a été fait qu'à plus
de cinq heures du soir, à cause de la durée de l'assem-
blée. On a dit que son diner lui coûtait moins qu'une
autre année , parce que M. d'Argouges, son fils, maître
des requêtes, avait une commission sur la Vallée^ .
On a dit qu'on avait affiché à la porte des Augus-
tins : « Les comédiens du roi donneront aujourd'hui
la cinquième représentation de r/«w^i7iVe'^; » c'était la
cinquième séance de la chambre des vacations. Il est
étonnant de voir les effets de la prévention du public
contre le ministère et pour le jansénisme.
— Le 27, le Châtelet s'est assemblé sur la significa-
tion de deux arrêts de la commission , dont l'un por-
tant injonction au lieutenant criminel de faire donner
la question préparatoire à un accusé, et l'autre injonc-
' Il faisait partie de la chambre des vacations qui tenait ses séances
aux Grands-Augustins , et c'était sur le quai qui longeait ce couvent , et
qui portait le nom de Vallée, que l'on vendait le gibier, la volaille, etc. Un
marché spécial pour ces sortes de denrées existe encore aujourd'hui au
même endroit, sur l'emplacement de l'église même du couvent.
' Le Châtelet persistait à refuser de reconnaître les arrêts rendus par
la chambre des vacations.
492 JOURNAL [nov. 1753]
tion au greffier de porter à la commission le registi*e
des délibérations de la compagnie pour être procédé
à la radiation de l'arrêt du 22.
Arrêté que Messieurs de la commission n'ayant
aucun droit de ressort, inspection ni corrections sur
les affaires du Châtelet, la compagnie fait toutes pro-
testations telles que de droit , etc. Arrêté aussi que les
minutes et registres du Châtelet ne pourront être dé-
placés qu'en vertu des ordres de la compagnie.
— Au moyen de tous ces troubles, la chambre des
vacations des Augustins n'a rendu que quelques arrêts
pour de petits criminels condamnés aux galères ou au
fouet, et il n'y a eu aucune expédition d'affaires civiles
sur les intérêts des particuliers.
Novembre. — M. le premier président, à l'approche
de la rentrée de la Saint-Martin, avait fait préparer, à
Pontoise, soixante voies de bois et les autres provi-
sions à proportion. Messieurs les présidents à mortier
qui tiennent des tables, en avaient fait aussi de leur
côté, ne sachant pas le temps qu'ils devaient rester à
Pontoise; mais mercredi, 7, M. de Maupeoii a reçu
une lettre de cachet avec ordre de se rendre incessam-
ment dans la ville de Soissons , sans fonctions.
Cette nouvelle s'est répandue dans Paris , et comme
il n'y avait que cette seule lettre de cachet , on ne sa-
vait à quoi attribuer cet exil. Mais jeudi, 8, messieurs
les présidents à mortier, les gens du roi * et tous les con-
seillers de grand'chambre, ont reçu de pareilles lettres
de cachet pour se rendre à Soissons sans fonctions.
' L'exil des gens du roi fut moins sévère, et ils eurent la faculté d'aller
et venir de Soissons à Paris.
[Nov. 1753] DE E. J. F. BARBIER. 493
en sorte que ce n'est point une translation de parle-
ment; c'est un pur exil.
— Aujourd'hui samedi ,10, on a conduit, dès le
matin, à la Bastille, M. Roger de Monthucbet , con-
seiller au Châtelet, bon janséniste, et qui a été appa-
remment un des plus vifs dans les différentes assem-
blées du Châtelet.
— Lettres patentes , en forme de déclaration , du
1 1 novembre, qui établissent une cour de justice, sous
le nom de Chambre royale, pour tenir ses séances dans
le château du Louvre et connaître de toutes les ma-
tières civiles, criminelles et de police qui sont dans la
compétence du parlement. Cette chambre est composée
de dix-huit conseillers d'État et de quarante maities des
requêtes, etc. ^
Mardi, 13, le chancelier, comme chef de la justice
et du conseil , s'est rendu au vieux Louvre, dans l'ap-
partement appelé de \ Infante ^ ( où l'on avait préparé
une chambre d'audience), avec tous les conseillers
d'Etat et maîtres des requêtes commis par les lettres
patentes. Il y a eu d'abord une messe du Saint-Esprit,
et, ensuite, il a été procédé à la publication et à l'en-
registrement desdites lettres patentes.
— Voilà la nouvelle du jour qui cause bien du mou-
vement et bien des conversations. On ne parle point
du rappel de tous les exilés du parlement dans la ville
de Soissons. Il est certain que la punition sera grande
de laisser passer ainsi l'hiver soit à la grand'chambre à
' Ces lettres patentes sout imprimées dans le premier tome du mois de
décembre du Mercure de France de 17b3, p. 202.
* Ainsi nommé parce qu'il avait été occupé par l'infante d'Espagne ,
Marie-Anne-Victoire, pendant son séjour en France, de 1722 à 1725.
494 JOURNAL [nov. 1753]
Soissons , soit aux autres membres du parlement dans
les différentes villes oii ils sont déjà depuis six mois.
Plusieurs ont obtenu des permissions pour aller à leurs
terres sous prétexte d'affaires : on leur a accordé vo-
lontiers parce que cela les sépare et peut les désunir.
— Le roi devait revenir de Fontainebleau à Choisy
dimanche ,18; les équipages étaient revenus , et la
plupart des princes, des ministres et des gens de cour.
Il y a eu un contre-ordre samedi, 17, par une maladie
de Madame Victoire qui a été saignée d'abord deux
fois, fièvre et mal de gorge. Le roi, qui aime beau-
coup ses enfants, n'a pas voulu revenir, en sorte que
les princes , les ministres et autres , sont retournés en
diligence. Cela fait un grand mouvement. On craint
que ce ne soit la petite vérole , ce qui serait fâcheux ,
Madame Victoire étant une belle princesse ; cependant
il n'y a pas d'apparence, ni que ce soit une fièvre ma-
ligne , ce qui serait aussi dangereux , car on dit que
cela va mieux.
— La fièvre est cessée , ce n'était qu'une plénitude.
— On a joué à Fontainebleau l'opéra à'Atys^.
— Samedi, 1 7, les comédiens français qui étaient re-
venus à Paris, sont retournés à Fontainebleau. La cour
y est toujours, mais on compte que le roi reviendra
couchera Choisy, samedi, 24. Ce n'a été qu'une fausse
alarme fondée sur ce que les petites véroles ont été
très-fréquentes cet automne, ce qui a été causé, dit-
on , par la grande sécheresse de cette année, et ce qui,
en même temps , les a rendues dangereuses.
' j4tys , tragédie lyrique en cinq actes , paroles de Quinault , musique
de LuUi, qui avait été représentée pour la première fois en janvier 1676
et qui, depuis, avait été reprise un grand nombre de fois.
[nov. 1753] DE E. J. F. BÂRBIEH. 495
— Mardi , 20 , les lettres patentes portant établisse-
ment de la chambre royale, ont été enregistrées au
Châtelet. 11 n'y avait pas moyen de pousser la dés-
obéissance jusqu'à refuser, le lieutenant civil et tous les
conseillers de la colonne du parc civil ayant eu des
lettres de cachet. On a mis seulement : « du très-
exprès commandement du roi. >>
— Les conseillers d'État et les maîtres des requêtes
qui composent la chambre royale sont divisés en deux
chambres* : l'une pour le civil et la police, l'autre
pour le criminel ; les jugements seront appelés arrêts
et au nom du roi, c'est-à-dire : Louis, par la grâce
de Dieu , etc. , comme les arrêts du parlement.
— Arrêt de la chambre royale, du 28, qui supprime
un écrit imprimé sans permission % ayant pour titre
Second Mémoire des exiles de Bourges. M. Feydeau de
Brou, avocat général, a dit qu'une plume inconnue et
hardie avait osé emprunter le nom de magistrats trop
sages pour se livrer à des déclamations aussi outrées.
Les exilés de Bourges ont toujours passé pour être les
plus animés. C'est pourquoi l'on s'est servi de leur nom.
Décembre. — Lettres patentes du 3 ^, qui autorisent
les procureurs au parlement à exercer leurs fonctions à
la chambre royale. Mais, quoique la plus grande partie
des procureurs soit dans le besoin , ils ne paraissent
' Lettres patentes du roi, en forme de déclaration, du \ 8 novembre. Elles
sont imprimées dans le Mercure de France , premier tome de décembre
1753, p. 208.
* Le Journal de Barbier, contient l'indication de beaucoup de sup-
pressions d'écrits de toute nature , relatifs aux affaires du temps. La
mention intégrale de tous ces arrêts eût offert peu d'intérêt.
' Elles se trouvent dans le Mercure de France , t. II , du mois de dé-
cembre 1753, p. 192.
496 JOURNAL [déc. 1753:
pas disposés à faire beaucoup d'ouvrage à celte cham-
bre. Quand même quelqu'un serait forcé par une
partie d'y paraître, de concert avec le procureur ad-
verse, ils traîneraient une affaire en exceptions et en
communications de pièces , de façon qu'à Vexception
d'arrêts de défense, on serait bien une année en-
tière sans y juger aucun procès civil un peu en forme ;
le public, d'ailleurs, est prévenu contre les juges du
conseil.
— La cour des aides , dont la juridiction est sus-
pendue depuis le mois de mai, n'ayant ni procureurs
ni avocats, est rentrée à la Saint-Martin , à l'ordinaire,
pour la messe et les harangues. On dit que mardi, 4,
M. le procureur général de la cour des aides' avait
une déclaration à y faire enregistrer pour obliger les
procureurs au parlement à reprendre leurs fonctions
et suivre les affaires de cette cour. Mais, malgré l'intérêt
de leur juridiction , la plupart des membres ont re-
montré à M. le premier président que cette démarche
pourrait déplaire au parlement ; que, quoique la cour
en fût indépendante, il devait y avoir une union
dans la magistrature, etc. , et il n'y a eu ni assemblée
ni délibérations à ce sujet.
— L'esprit de désobéissance est général. Quoique le
Châtelet ait enregistré , par ordre , les lettres patentes
de la chambre royale, il ne veut pas plus reconnaître
cette chambre.
Il y a eu deux arrêts de la chambre confirmatifs de
deux sentences criminelles du Châtelet : l'une pai- rap-
port à un criminel qui doit être pendu et appliqué à la
' M. Terray de llossière (voir ci-dessus, p. 71).
[DEC. 1753] DE E. J. F. BARBIER. 497
question. La règle est, au Châtelet, que le dernier con-
seiller de la colonne du criminel soit commissaire à la
question. Cela regardait M. Mil Ion , neveu de M. Mil-
ley, avocat. Il a représenté à M. Lenoir, qui préside
au criminel ce présent mois, qu'il ne voulait rien faire
de lui-même qui pût déplaire à sa compagnie , et qu'il
demandait une assemblée, quoique défendue par les
ordres du roi. Malgré ce qui lui a été remontré par
M. le lieutenant civil et par M, Lenoir', il a persisté à
refuser d'exécuter l'arrêt.
Jeudi, 6, à deux heures du matin, un exempt, avec
des archers, s'est transporté à la maison de M. Millon
pour l'arrêter et le conduire apparemment à la Bas-
tille. Il a fait ouvrir, a visité toute la maison , mais n'a
pas trouvé M. Millon qui, se doutant bien du fait,
n'était point rentré chez lui.
L'autre arrêt était dans une affaire d'usure dans la-
quelle il fallait recevoir une affirmation. Cela regardait
M. Guerey de Voisins, lieutenant particulier, qui pré-
sidait au criminel le mois de novembre. La partie in-
téressée l'a sollicité pour entendre l'affirmation. Il a
différé le plus qu'il a pu : on s'est plaint, et il y a eu
une sommation, de la part de M. le procureur général,
d'exécuter l'arrêt. M. de Voisins a déclaré qu'il se dé-
portait^ : seconde sommation de déclarer les causes
de son déport. Par ces détours, il a gagné le mois de
décembre, où M. Lenoir devait présider au criminel.
Arrêt de la chambre qui lui ordonne de se rendre aux
pieds de la cour pour lui rendre compte de sa con-
' Lieutenant particulier.
' Terme de palais. S'abstenir d'un jugement, d'une affaire où il y a
quelque cause de récusation.
ni 32
498 JOURNAL [déc. 1753J
duite ; réponse, que les causes de son déport sont à
présent inutiles, puisqu'il ne pourrait plus recevoir l'af-
firmation quand il le voudrait. Arrêt qui décrète
M. Guerey de Voisins d'ajournement personnel pour
ne point s'être rendu à la chambre ; mais il s'était retiré
et s'est aussi caché.
— Vendredi , 7, les conseillers ont été au Châtelet,
le matin, et se sont rendus, avant de se distribuer aux
services, au cabinet de M. le lieutenant civil. Les plus
obstinés , ou si l'on veut les Romains, comme on les
appelle, ont fait entendre aux autres qu'il n'y avait
plus de sûreté, et ils ont déclaré à M. le lieutenant
civil , unanimement , sans assemblée , sans délibéra-
tion , qu'ils se retiraient tous et cessaient tout service.
Cette retraite du Châtelet fait du bruit dans Paris.
— Dimanche, 9, on a porté des lettres de cachet à
tous les conseillers du Châtelet, contenant ordre de
reprendre leurs fonctions à peine de désobéissance ;
mais, pour adoucir la chose, M. le lieutenant civil avait
une permission verbale de M. le chancelier de les lais-
ser assembler et délibérer, quoique cela leur eût été très-
défendu lors de l'enregistrement de la chambre royale.
Mardi, 1 1 , tous les conseillers se sont rendus au Châ-
telet et ont fait un arrêté portant qu'il sera fait de très-
humbles représentations à M. le chancelier, avec prière
de les mettre sous les yeux du roi. Six conseillers* sont
chargés de rédiger les objets desdites représentations.
Samedi, 1 5, lettres de cachet portées à tous les offi-
ciers et conseillers du Châtelet, par lesquelles le roi or-
donne à chacun d'eux de reconnaître la chambre royale
' MM. de Farcy, Pitoin , Quillet, Sauvage, Ducoudray et Pelletier.
[DEC. 1753] DE E. J. F. BARBIEP. 499
purement et simplement, à peine de désobéissance.
On remarque qu'on prodigue bien ces termes, ce qui
ne convient point à l'autorité royale.
— M. le comte d'Argenson , ministre secrétaire
d'État, a été attaqué de la goutte qui le tenait aux ge-
noux, aux bras et à plusieurs endroits du corps; il a
même eu de la fièvre et il était au lit. On disait, dans le
public, que la goutte était remontée, parce qu'on le
souhaitait : on le regarde comme le protecteur du
clergé et l'ennemi du parlement.
— Mardi, 1 8, on a tenu les audiences', à l'ordinaire,
au Châtelet. A midi, on s'est assemblé et on a rédigé
les objets des représentations qu'on a, dit-on, réduites
à sept objets; mais le fond est toujours le refus de re-
connaître la chambre royale. Le Châtelet dit qu'il a
prêté serment au parlement, et que c'est son seul juge
supérieur et de ressort.
— Mercredi, 19, M. le chancelier a fait écrire aux
conseillers du Châtelet de se rendre chez lui par bande
et à des heures différentes. Il y en a eu neuf à deux
heures, douze à quatre heures et le reste à six. M. le
chancelier a fait entrer chaque conseiller en particulier
dans un cabinet, et lui a demandé de quel avis il était
par rapport à la chambre. Dans les trois bandes , il
n'en a trouvé que sept qui lui ont avoué qu'ils n'étaient
point de l'avis de l'arrêté du 28 septembre, et qu'ils
auraient reconnu la chambre royale ; mais que, sui-
vant l'usage des compagnies, ils étaient à présent de
l'avis de l'arrêté. Vingt-six autres lui ont déclaré qu'ils
* L'arrêt du 11 décembre portait aussi que « par le profond respeit dû
aux ordres du roi, » le Châtelet reprenait ses services.
500 JOURNAL [uÉc. 1753]
persislaient dans l'arrêté delà compagnie. M, le chan-
celier a dit à ceux-là qii ils prissent garde d'attirer l'in-
dignation du roi sur eux et leur postérité.
— En attendant , le criminel qui devait être pendu
est toujours en expectative dans la prison du Cliâtelet.
— Samedi, 22, la chambre royale n'a point été au
Châtelet tenir la séance des prisonniers; ils n'ont pas
voulu se hasarder, apparemment, à éprouver quelque
nouvelle scène de refus.
— Ce même jour, un huissier du conseil, accompa-
gné de M. de Rocquemont, commandant du guet, a
apporté et signifié au Châtelet un arrêt du conseil par
lequel le roi leur ordonne de leconnaitre la chambre
royale, et leur défend de faire aucune représentation à
ce sujet. Messieurs du Châtelet ont fait registre de l'ar-
rêt du conseil, et, attendu qu'ils étaient en trop petit
nombre, ont remis à délibérer, en conséquence, à sa-
medi, 29, qui est le premier jour de rentrée après les
fêtes de Noël.
— Mercredi, 26, lendemain de Noël, le roi doit aller
souper et coucher à Bellevue, avec des seigneurs de sa
cour et ses ministres et secrétaiies d'Etal : en hommes
et femmes, ils sont ordinairement jusqu'à vingt-cinq.
Vendredi, le roi revient à Versailles, pour tenir apparem-
ment grand couvert à souper, et le samedi matin, il re-
tourne à Bellevue jusqu'à lundi au soir, veille du jour
de l'an. Pendant ces voyages-là, les ministres, qui ne
sont point avec leurs premiers commis, n'expédient
point d'affaires, et l'on n'arrête rien de décidé pour les
affaires présentes.
— Les six conseillers du Châtelet commissaires pour
travailler aux représentations de la compagnie, ont
[DEC. 1753] DE E. J. F. BARBIER. 501
reçu des lettres de cachet portant défeose d'y tra-
vailler.
— Samedi, 29, jouriridiqué pour l'assemblée du Cbâ-
telet, on a nommé trois autres commissaires pour dres-
ser les représentations, sur les défenses faites aux six d'y
travailler. Le procureur du roi a remis une lettre de
cachet du roi , qui marque qu'il est fort étonné que la
compagnie ait différé d'enregistrer l'arrêt du conseil,
le 22, sous prétexte qu'elle était en trop petit nombre :
ordonne qu'en quelque nombre qu'elle soit, elle ait à
l'enregistrer, avec défense de faire aucune délibéra-
tion.
Après la lecture de la lettre de cachet, Messieurs du
Châtelet n'ont point délibéré ; ils se sont tous levés
unanimement. Ils ont remis leur assemblée au 1 5 jan-
vier, et se sont retirés en convenant de continuer les
services. Le greffier est resté seul en place, et on lui a
dit de dresser un procès-verbal de tout ce qui s'était
passé.
— 'M. de Boynes, procureur général de la chambre
royale, emploie toutes sortes de voies, caresses, mena-
ces, crainte, pour engager les procureurs au parlement
à porter des affaires à cette chambre. Il y en a quatre
qui s'y sont présentés, mais qui sont sans pratique, dans
la misère, et peu estimés de leur compagnie. Les autres
refusent et reculent tant qu'ils peuvent. 11 est vrai même
que les parties ne veulent point risquer leurs affaires à
ce tribunal, et qu'elles aiment mieux attendre.; -> «j '
Si M. Bourgeois de Boynes a sollicité ce poste de
procureur général pour avancer sa fortune, il a fait une
grande imprudence pour un homme d'esprit. C'est
un homme de fortune; son père a eu quelques affaires
502 JOURNAL [déc. 1753]
comme caissier de la banque royale ; il a même fait
une espèce de banqueroute, ce qui a été un obstacle à
recevoir celui-ci maître des requêtes, obstacle qu'il n'a
surmonté, après quelque temps, que par son travail et
sa réputation aux requêtes du palais. On va faire revi-
vre tous ces faits dans le public et le faire mépriser. Si,
au contraire, M. le chancelier et le ministère ont forcé
M. de Boynes à accepter cette place, comme homme
plus entendu aux affaires qu'un autre maître des re-
quêtes, il ne devrait pas marquer tant de zèle et de vi-
vacité, et ne faire, de sa charge, que ce qu'il ne peut se
dispenser de faire.
— Cette opposition générale à l'établissement de la
chambre royale, tant de la part des juridictions du
ressort' que du public, fait bien connaître au parle-
ment qu'on ne peut se passer de lui pour rendre la
justice, et cela ne peut que le rendre plus ferme dans
ses prétentions.
— Il y a aussi de l'embarras aux consuls^ de Paris.
On en nomme deux tous les ans, ce qui ne peut pas
se faire à présent, parce qu ils prêtent serment au par-
lement, et qu'on ne voudrait pas le leur faire prêter à la
chambre royale. On avait arrangé, aux consuls, de
continueries deux juges qui doivent sortir ; mais ceux-ci
refusent, en disant qu'ils ont rempli leur année pour
un service qui les dérange de leur commerce, et que,
* La chambre royale n'avait pas non plus été reconnue à Lyon par le
présidial, etc.
* La juridiction consulaire, exercée par cinq marchands renouvelés
tous les ans par voie d'élection , dont le premier était appelé juge et les
autres consuls , connaissait de toutes les causes et procès concernant le
commerce.
[DEC. 1753] DE E. J. F. BARBIER. 503
d'ailleurs, ayant prêté serment au parlement pour une
année seulement, ils sont à présent sans pouvoirs. Quel
parti prendre? Cependant cette juridiction est impor-
tante et nécessaire dans Paris.
En sorte que l'on va commencer l'année 1754 avec
un peu plus d'embarras qu'il n'y en a encore eu jus-
qu'ici.
FIN DC TOME TROISIÈME.
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