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Full text of "L'accusateur; roman parisien"

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University  of  Ottawa 


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^ 


L'ACCUSATEUR 


EUGÈNE    FASQUELLE,    ÉDITEUR,    11.   RUE  DE  GRENELLE 


OUVRAGES  DU  MÊME  AUTEUR 

dans    la    BIBLIOTHÈQUE  CHARPENTIER 

à  3  fr.  50  le  volume. 


L.V  VIE  A  PARTS  (1895;  ^2*  mille) 1  vol. 

LA  VIE  A  PARIS  (1896)  (2e  mille) 1  vol. 

BR1CHAXTEAU  (Comédien  français)  (10e  mille) t  vol. 


Pa:n.  -  L.  Marbtheux,  imprimeur,  i,  rue  Cassette.—  10513. 


JULES    CLARETIE 

de  l'Académie  Française 


MUT  2  2  197? 


CL 


L'ACCUSATEUR 


—  ROMAN    PARISIEN  — 


PARIS 

BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER 

EUGÈNE  FASQliELLE,   ÉDITEUR 

il,      RU  F.     DE     GRENELLE,      11 
1897 

Tous  droits  réservés. 


AU  PROFESSEUR  CESARE  LOMBROSO 


J'ai  plaisir  à  vous  dédier  ce  roman  où  j'ai 
tenté  de  faire  revivre  une  expérience  d'au- 
trefois, qui  m'a  paru  curieuse  et  poignante. 
Je  sais  bien  ce  qu'on  dira  :  la  théorie  de  Yimpos- 
s'ible  a  ses  défenseurs  acharnés.  Les  rêves  et 
les  hypothèses  ne  comptent  pas  en  ces  matières 
pour  les  savants:  ils  ne  tiennent  compte  que 
des  faits.  Ils  ont  raison. 

Mais  n'est-il  point  permis  aux  romanciers 
de  glaner,  dans  ce  vaste  champ  de  la  science, 
ce  que  négligent,  ce  que  dédaignent  les  maî- 
tres? J'ai  ramassé  ce  brin  d'épi  desséché.  Je 
ne  sais  ce  qu'il  vaut  ;  mais  j'ai  eu  plaisir  à 
l'étudier.  Le  mystère  est  un  grand  tentateur. 


ii  L'ACCUSATEUR 

Ce  n'est  pas  vous,  le  hardi  pionnier  des  idées, 
qui  pourriez  me  reprocher  d'avoir  remis  à 
Tordre  du  jour  un  problème  insoluble  peut- 
être,  mais  attirant  comme  un  abîme  :  le  secret 
du  vivant  conservé  par  le  moribond,  l'«  œil  du 
mort  »  révélant  la  dernière  pensée  de  l'être 
humain,  le  disparu  devenant  l'accusateur  ! 

La  question,  classée,  me  dit-on,  méritait,  je 
crois,  d'être  encore  et  de  nouveau  posée.  Je 
l'ai  fait  avec  plaisir.  Le  roman  a  toutes  les 
libertés;  il  les  prend,  du  moins,  et  on  lui 
en  fait  parfois  un  reproche.  Ce  n'est  pas  le 
plus  libéral  esprit  que  je  connaisse  qui 
pourrait  me  l'adresser.  Vous  penserez  de  ces 
pages  d'imagination  ce  qui  vous  plaira  ;  mais 
je  vois  surtout,  en  vous  les  adressant,  l'occa- 
sion de  vous  rappeler  ce  passant  venu  de 
France  que  vous  avez,  un  jour,  accueilli  avec 
une  bonne  grâce  qu'il  n'oubliera  jamais.  Je 
revois,  en  vous  écrivant,  la  maison  de  science 
et  de  vie  où  nous  avons  fait  halte  à  Turin,  et  je 
me  reporte  avec  émotion  vers  le  maître  de  ce 
logis  qui,  dans  le  sanctuaire  de  la  famille,  tra- 


AU  PROFESSEUR  LOMBROSO  ni 

vaille  à  résoudre  les  plus  redoutables  pro- 
blèmes de  la  science  de  l'homme  et,  dans  le 
laboratoire  d'un  savant  de  Rembrandt,  s'en- 
toure de  chers  visages  souriants  qui  semblent 
échappés  des  tableaux  de  Greuze. 

Avec  toute  mon  admiration,  mon  affection 
et  mon  dévouement. 

Jules    Claretie. 


L'ACCUSATEUR 


Rêve  d'aujourd'hui, 
Réalité  de  demain! 


—  La  maison  de  M.  Bernardet?  Au  bout  du 
passage,  à  droite...  Oui,  cette  maison  que 
^ous  apercevez,  là-bas,  avec  une  grille  et  un 
ardin  !  Au  coin  de  la  rue  Piémondesi  !... 

L'homme  à  qui  un  passant  quelconque 
lonnait  celte  indication  remercia,  pressa  le 
3as,  et,  déjà  essoufflé,  essaya  un  moment  de 
•ourirafm  d'atteindre  plus  vite  la  maisonnette, 
iu  fond  de  ce  passage  de  l'Elysée-des-Beaux- 
^rts  qui  —  sorte  de  cul-de-sac,  long  boyau  de 
;onstruclions  noirâtres,  vieilles  demeures 
tranges,  magasins  de  détritus,  de  démoli- 
ions,  écoles  de  chant  aux  aspects  de  couvents 
le  province  —  s'ouvre  désert  et  triste  sur  le 
>oulevard  extérieur,  animé,  vivant,  mouvant, 

i 


2  L'ACCUSATEUR 

bruyant,  peuplé  de  promeneurs,  sillonné  de 
tramways,  fiévreux  et  gai. 

Très  gros,  très  court,  chauve  et  tête  nue  par 
ce  jour  pluvieux  de  la  fin  d'octobre,  d'ailleurs 
encore  tiède,  l'homme  avait  le  costume  et 
l'allure  dÀin  ouvrier  en  tenue  de  travail.  C'était 
un  artisan,  en  effet,  un  petit  tailleur  du  voisi- 
nage qui,  dans  sa  loge  de  concierge,  travaillait 
à  façon  pour  les  clients  du  quartier,  faisait  les 
raccommodages  et  les  reprises,  tandis  que  sa 
femme  surveillait  la  maison,  balayait  les  esca- 
liers, et  se  plaignait  du  sort. 

Mme  Moniche  trouvait  la  vie  dure  et  maus- 
sade. Romanesque,  elle  regrettait  que  l'exis- 
tence ne  lui  eût  pas  donné  ce  qu'elle  lui  pro- 
mettait autrefois.  A  dix-huit  ans,  et  fort  jolie, 
on  peut  bien  espérer  ne  pas  vieillir  à  côté  d'un 
tailleur  courbé  dans  une  loge  de  concierge. 
Mais  qu'ils  étaient  loin  ses  dix-huit  ans  ! 
L'existence  venait,  du  reste,  de  la  précipiter 
tout  à  coup  en  plein  drame,  et  Mme  Moniche 
pouvait  trouver,  ce  jour-là,  un  peu  de  saveur  à 
son  après-midi.  Entrant,  il  n'y  avait  qu'un 
moment,  dans  l'appartement  de  M.  Rovère, 
elle  avait  trouvé  le  locataire  du  deuxième 
étendu  sur  le  dos,  les  yeux  lixes,  les  bras  en 
croix  et  la  gorge  coupée. 

Ce  M.  Rovère  vivait  seul  dans  la  maison 


L'ACCUSATEUR  3 

depuis  des  années,  recevant  peu  de  gens, 
mystérieux  et  sombre.  Mme  Moniche  faisait  son 
ménage,  entrait,  ayant  la  clef  en  poche,  dans 
l'appartement  quand  elle  voulait,  et  le  locataire 
la  priait  parfois  d'ajouter  à  ses  fonctions  de 
femme  de  ménage  celle  de  lectrice  des  jour- 
naux quotidiens. 

M.  Rovère  tué  !  M.  Rovère  avec  une  plaie  au 
cou!  M.  Rovère  assassiné  !  Vite,  Mme  Moniche 
avait  poussé  son  mari  par  les  épaules  : 

—  La  police!  va  chercher  la  police  !... 

Et  ce  mot  la  police  avait  éveillé  dans  l'esprit 
du  tailleur  non  pas  l'idée  du  commissaire  voi- 
sin, mais  cette  pensée  soudaine  que  l'homme 
à  appeler,  l'homme  à  consulter,  l'homme  indis- 
pensable, c'était  ce  bon  petit  M.  Bernardet,  qui 
passait  pour  un  homme  de  génie  en  son  genre 
à  la  Sûreté,  et  dont  Moniche  avait  souvent 
reprisé  les  redingotes  et  raccourci  les  panta- 
lons élimés. 

De  la  maison  du  boulevard  de  Clichy  que 
Moniche  habitait,  à  la  maison  de  M.  Bernar- 
det, passage  de  l'Elysée-des-Beaux-Arls,  il  y 
avait  quelques  pas  tout  au  plus,  et  le  concierge 
en  connaissait  bien  le  chemin,  lui  qui  était 
venu  si  souvent  chez  ce  client  choisi.  Mais  le 
pauvre  homme  était  si  bouleversé,  comme 
assommé  par  l'apparition  soudaine  de  Mme  Mo- 


4  L'ACCUSATEUR 

niche  dans  sa  loge,  par  la  révélation  brutale 
comme  un  coup  de  poing,  de  la  mort  de 
M.  Rovère,  qu'il  en  perdait  la  tête  et,  hébété, 
balbutiant,  avait  demandé  à  un  passant 
l'adresse  de  M.  Bernardel,  cette  maison  du  po- 
licier vers  laquelle,  ses  pieds  guidant  sa  tète, 
il  marchait,  il  courait  presque  machinalement . 

Arrivé  devant  la  grille,  le  brave  homme,  un 
peu  congestionné,  s'arrêta  court,  perdant  le 
souffle.  Il  était  bien  ému.  Il  lui  semblait  qu'il 
était  lancé  brusquement  dans  l'angoisse  d'un 
cauchemar.  Un  assassinat  dans  sa  maison, 
dans  la  tranquille  maison  de  petits  rentiers 
dont  il  était  le  surveillant!  Un  meurtre  en  plein 
boulevard  de  Clichy  et  en  plein  jour,  là,  sur  sa 
tète,  pendant  qu'il  travaillait  paisiblement  à 
recoudre  un  veston  !  x 

Il  regardait  vaguement,  avant  de  sonner,  la 
maisonnette  où  M.  Bernardet  devait  déjeuner 
en  famille,  car  c'était  un  dimanche,  et  préci- 
sément le  policier,  rencontrant  Moniche,  la 
veille,  lui  avait  dit  :  «  Demain,  c'est  ma  fête.  » 

Un  jardinet  où  deux  arbrisseaux  grêles 
avaient  encore  des  feuilles  rouillées  qui  se 
détachaient  pour  tomber  sur  une  pelouse 
minuscule  d'un  vert  mouillé,  précédait  la 
demeure  close,  vieux  pavillon  d'autrefois  qui 
avait  dû,  jadis,  être  une  sorte  de  maison  de 


L'ACCUSATEUR  5 

garde    ou    de    fermier   au   fond    d'un    parc. 

Moniche  avait  la  sensation  qu'il  allait  trou- 
bler terriblement  le  logis  assoupi  et,  étant 
timide,  il  hésitait.  Mais  après  tout,  dans  cette 
catastrophe,  c'était  encore  M.  Bernardet,  le 
client,  qui  lui  serait  le  plus  utile  et  se  montre- 
rait le  plus  actif.  Et  il  donna  un  coup  de  son- 
nette qui  reçut  une  réponse  immédiate  :  la 
brusque  ouverture  de  la  porte-grille  que  Mo- 
niche n'eut  qu'à  pousser. 

Il  traversa  le  jardinet,  gravit  les  trois  mar- 
ches du  pavillon  et,  sur  le  seuil,  il  aperçut  une 
petite  femme  grassouillette,  rouge  et  fraîche 
comme  une  pomme  d'api  qui,  une  serviette  à  la 
main,  le  salua  gaiement  d'un  : 

—  Eh  \m monsieur  Moniche  ! 

C'était  Mme  Bernardet,  une  Bourguignonne 
de  trente-cinq  ans,  proprette  et  coquette,  qui 
s'effaça  pour  laisser  entrer  le  tailleur. 

—  Et  qu'y  a-t-il  donc,  monsieur  Moniche? 
Le  pauvre  Moniche  roulait  des  yeux  effarés 

et  il  put  balbutier  à  peine  :  «  Je  voudrais  voir 
M.  Bernardet....  J'ai  à  parler  à  M.  Bernar- 
det... 

—  Bien  de  plus  facile,  dit  la  petite  femme. 
M.  Bernardet  est  au  jardin.  Oui,  il  profite  du 
beau  temps  :  il  fait  un  groupe... 

—  Quel  groupe? 

1. 


G  L'ACCUSATEUR 

— Vous  savez  bien.  La  photographie.  Sa  pas- 
sion. Venez  donc,  monsieur  Moniche. 

Et  Mme  Bernardet  indiquait  au  bfavehomme 
le  fond  du  corridor  qui  donnait  derrière  la 
maison,  dans  le  jardin  où,  reposé,  tout  à 
cette  journée  de  letes,  le  bon  inspecteur  de 
la  Sûreté,  M.  Bernardet,  groupait  ses  trois 
fillettes  autour  d'une  table  ronde  où  l'on 
avait  servi  le  café  et  les  faisait  tenir  là,  immo- 
biles, devant  l'objectif,  avec  la  maman. 

—  J'étais  même  rentrée  chercher  ma  ser- 
viette dans  la  salle  à  manger  lorsque  vous 
avez  sonné,  monsieur  Moniche,  dit  Mme  Ber- 
nardet. 

De  loin,  Bernardet  avec  un  geste  bref, 
Bernardet  aussi  gras  et  d'aspect  aussi  gai 
que  sa  femme,  Bernardet,  avec  sa  petite 
moustache  rousse,  son  double  menton  rasé 
et  rosé,  avec  ses  yeux  fins  de  petit  abbé  nar- 
quois,  sa  tète  ronde  et  tondue  de  près,  fit 
signe  à  Moniche  de  ne  pas  avancer. 

Les  trois  fillettes,  vêtues  de  robes  uniformes 
à  carreaux  écossais,  placées  par  rang  de  taille 
devant  un  appareil  photographique  planté  en 
terre  sur  un  trépied-support,  ne  bougeaient 
plus,  raidies  sous  l'objectif,  avec  leurs  mains 
collées  au  corps,  l'aînée,  Agée  d'une  dizaine 
d'années,  la  plus  jeune,  de  la  taille  d'une  enfant 


L'ACCUSATEUR  7 

de  cinq  ans,  toutes  les  trois  étonnamment  sem- 
blables. 

M.  Bernardet  faisait,  pour  sa  fête,  la  photo- 
graphie de  ses  tilles.  Le  furet  qui  traquait,  du 
matin  au  soir,  dans  leurs  clapiers  et  leurs  tau- 
dis, les  rôdeurs  et  les  malfaiteurs  se  reposait 
dans  son  jardin  humide,  par  ce  dernier  beau 
jour  mélancolique,  ce  paisible  dimanche  d'au- 
tomne. L'idylle  douce  de  sa  vie  cachée,  au 
fond  du  vieux  passage  montmartrois,  le  repo- 
sait de  ses  activités  haletantes,  de  ses  terribles 
ou  fatigantes  chasses  à  l'homme  à  travers  le 
Paris  sinistre. 

—  Là,  dit-il  en  remettant  l'obturateur  sur 
l'appareil,  c'est  fait.  Vous  pouvez  jouer,  mes 
chéries  !  El  qu'y  a-t-il  pour  votre  service,  mon 
cher  Moniche? 

Il  relevait,  les  arrachant  du  terrain  où  ils 
étaient  fichés,  les  pieds  du  support  de  son 
appareil,  tandis  que  les  fillettes  rejoignaient 
leurmère  qui  les  caressait,  redressant  les  ban- 
deaux de  leurs  cheveux,  l'une  après  l'autre, 
lorsqu'en  jetant  un  coup  d'œil  de  ses  gros 
yeux  bleus,  perçants  et  clairs,  sur  le  visage 
de  Moniche  il  se  rendit  compte  du  trouble  du 
concierge  et  devina,  comme  on  dit,  quelque 
chose. 

—  Eh  !  mais,   vous  êtes  blanc  comme  votre 


8  L'ACCUSATEUR 

mouchoir,  dit-il  à  Moniche  qui  s'essuyait  le 
front. 

—  Ah  !  'monsieur  Bernardet!  C'est  qu'il  y  a 
de  quoi  être  bouleversé,  songez  donc?  Il  y  a  eu 
un  assassinat  dans  la  maison  ! 

—  Un  assassinat?  fit  Bernardet. 

Toute  sa  physionomie,  si  gaie,  avait  pris 
brusquement  une  expression  bizarre,  subite- 
ment changée,  tendue  et  sérieuse,  les  gros 
yeux  bleus  devenant  plus  clairs,  comme  flam- 
bant intérieurement. 

—  Un  assassinat,  oui,  monsieur  Bernardet. 
M.  Rovère....  Vous  ne  connaissez  pas  M.  Ro- 
vèrè? 

—  Non,  fit  le  policier. 

—  Je  croyais  vous  en  avoir  parlé.  Un  origi- 
nal, un  solitaire.  Enfin  assassiné,  voilà.  Ma 
femme,  tout  à  l'heure,  en  entrant  pour  lui  lire 
son  journal... 

Bernardet  interrompit  brusquement  le  brave 
homme  : 

—  Quand  la  chose  a-t-elle  eu  lieu? 

—  Ah  !  dame,  monsieur  Bernardet,  on  ne 
sait  pas  !  Ce  que  je  sais,  c'est  que  ma  femme 
a  trouvé  le  cadavre  encore  chaud.  Elle  n'a  pas 
peur.  Elle  la  touché  ! 

—  Encore  chaud  ! 

Ces  mots  avaient  frappé  Bernardet.  Il  réflé- 


L'ACCUSATEUR  9 

chit  un  moment  —  une  seconde —  et  brusque- 
ment, parlant  à  Moniche  : 

—  C'est  bien.  Allons  chez  vous  ! 

Puis,  comme  frappé  d'une  idée  subite,  il 
ajouta  : 

—  Je  prends  ça  !  Oui,  ça  !... 

Et  il  détacha  du  pivot  sur  lequel  il  l'avait 
agencé,  au  haut  du  support,  l'appareil  pho- 
tographique où  il  venait  de  fixer  l'image  de  ses 
filles. 

—  J'ai  encore  trois  plaques,  ça  peut  être 
utile! 

Mme  Bernardet,  qui  se  tenait  assez  éloignée 
dans  le  jardin,  les  enfants  pendues  à  ses  jupes, 
avait  bien  vu  que  le  concierge  apportait  une 
grave  nouvelle.  La  figure  souriante  de  Ber- 
nardet était  devenue  soudain  celle  des  jours 
de  chasse,  soucieuse  et  fixe,  avec  le  regard 
ardent  du  chien  d'arrêt  sur  le  gibier. 

—  Tu  t'en  vas?  dit-elle  avec  un  regret  à 
Bernardet  qui  passait  une  courroie  de  cuir 
à  son  appareil  pour  le  pendre  en  bandou- 
lière. 

—  Oui,  fit-il, 

—  Ah!  mon  Dieu!  mon  pauvre  dimanche  !... 
Et,  ce  soir,  au  moins,  ce  soir,  mènerons-nous 
les  petites  au  théâtre  Montmartre  ? 

—  Je  ne  sais  pas,  dit-il  encore. 


10  L'ACCUSATEUR 

—  C'était  juré.  Les  pauvres  enfants  !  On  leur 
avait  promis  la  Closerie  des  Genêts. 

—  Que  veux-tu?  Je  ne  sais  pas,  je  verrai, 
on  ne  fait  pas  toujours  ce  qu'on  veut  dans  la 
vie.  C'est  vrai,  moncherMoniche,  aujourd'hui, 
c'est  mon  jour  de  naissance,  30  octobre!...  J'ai 
quarante  ans  sonnés  aujourd'hui  !...  J'avais 
promis  la  Closerie  des  Genêts  et  tel  que  vous 
me  voyez,  je  suis  en  congé.  Mais  je  revien- 
drai!... Je  reviendrai...  Allons  voir  votre 
M.  Rovère! 

Il  embrassa  au  front  sa  femme,  sur  leurs 
six  joues  ses  trois  fillettes,  rouges  et  fraîches 
comme  leur  mère  et,  son  appareil  photogra- 
phique de  côté,  il  suivit  Monichc  qui  marchait 
vite,  s'essoufflait  et  répétait  de  temps  à  autre 
aux  questions  de  l'agent  de  la  Sûreté  : 

—  Encore  chaud,  oui,  monsieur  Bernardet, 
encore  chaud  ! 


II 


M.  Bernardel  était,  dans  le  service  de  la 
Sûreté,  un  personnage  assez  original.  Parmi 
les  agents  recrutés  dans  un  milieu  bizarre, 
subalternes  dans  leur  métier,  héroïquement 
dévoué,  le  petit  homme,  esprit  singulier, 
curieux  de  toutes  choses,  lisant  beaucoup, 
par  hasard  et  par  bribes,  pouvait  passer  pour 
un  lettré  et  son  chef  lui  disait  parfois  en 
riant  : 

—  Bernardet,  prenez  bien  garde,  vous  avez 
des  ambitions  littéraires.  Vous  devez  rêver 
d'écrire  dans  les  journaux  ! 

—  Non,  monsieur  Leriche,  répondait  Ber- 
nardet ,  mais  —  que  voulez-vous  ?  —  tout 
m'amuse. 

Et  c'était  vrai,  Bernardet  était  né  fureteur. 
Avec  une  éducation  supérieure,  il  fût  devenu 


12  L ACCUSATEUR 

un  érudit,  un  rat  de  bibliothèque,  passant  sa 
vie  à  remuer  des  chartes  et  à  déchiffrer  des 
manuscrits.  Fils  de  braves  crémiers  de  Belle- 
ville,  élevé  à  l'école  mutuelle,  lisant  avidement 
les  journaux  populaires,  tout  ce  qu'il  y  a  de 
mystérieux  dans  Paris  l'attirait  de  bonne  heure, 
et  son  service  militaire  une  fois  accompli,  il 
demandait  à  s'embrigader  parmi  les  chiens  de 
garde  de  la  Ville-Univers,  comme  il  se  fût 
embarqué  pour  le  Nouveau-Monde,  le  Mexique 
ou  le  Tonkinafin  de  voir  de  l'inconnu.  Puis  il 
s'était  marié  pour  trouver,  dans  cette  vie  bal- 
lottée, périlleuse  et  lassante,  un  point  d'at- 
tache, un  coin  de  joie  paisible. 

Il  menait  de  front  cette  double  existence  de 
limier  toujours  en  chasse  el  de  bon  bourgeois 
cultivant  son  jardinet  au  bas  de  la  butte,  dans 
une  maisonnette  ignorée.  Et  là,  dévorant  de 
vieux  bouquins  payés  quelques  sous  aux  étala- 
gistes, lisant  et  collant  sur  des  feuilles  volantes 
qu'il  reliait  ensuite  lui-même,  des  coupures  de 
journaux,  il  meublait  sa  petite  tète  ronde  et 
rase  d'un  tas  de  menus  faits  disparates  qui  se 
tassaient,  se  classaient  pourtant,  trouvaient 
leur  case  et  leur  cellule  dans  ce  cerveau  tou- 
jours actif,  fourmillant  d'idées  diverses. 

Un  curieux,  c'était  un  curieux.  La  curiosité 
faisait  sa  vie.  Les  tâches  fatigantes  ou  répul- 


L'ACCUSATEUR  13 

sives  de  ce  métier  de  policier  il  les  accomplis- 
sait avec  plaisir,  parce  qu'elles  satisfaisaient 
ce  besoin  primordial  de  sa  nature  et  lui  per- 
mettaient de  tout  voir,  de  tout  entendre,  de 
pénétrer  dans  les  milieux  les  plus  contrastés, 
aujourd'hui  en  habit  noir,  le  col  cravaté  de  blanc, 
surveillant  à  l'Opéra  les  voleurs  de  lorgnettes 
qui  collectionnent  et  envoient  vendre  en  Alle- 
magne par  des  complices  le  résultat  de  leurs 
cueillettes  à  travers  les  fauteuils,  demain  allant 
en  vêlements  sordides,  arrêter  un  meurtrier 
aux  mains  noires  et  rouges  dans  quelque 
coupe-gorge  de  la  Glacière. 

M.  Bernardet  était  entré  en  maître  souve- 
rain chez  les  banquiers  tout-puissants,  dont 
on  venait  saisir  les  livres,  tandis  que  le  million- 
naire d'hier  montait  avec  le  policier  dans  un 
fiacre.  11  avait  suivi,  par  ordre,  les  intrigues 
de  plus  d'une  grande  dame  qui  lui  devait  son 
salut.  Si  M.  Bernardet  avait  voulu  parler! 
Mais  il  ne  parlait  pas,  il  ne  parlait  jamais  et  les 
reporters  étaient  revenus  béjaunes  des  diverses 
interviews  qu'ils  avaient  voulu  lui  prendre. 

—  L'interview  est  d'argent,  mais  le  silence 
est  d'or,  répondait  M.  Bernardet,  qui  n'était 
pas  une  bête. 

Il  avait  assisté  à  des  réunions  de  spirites  et 
à  des  conciliabules  d'anarchistes.    11  s'était 


14  L'ACCUSATEUR 

occupé  d'occultisme  avec  des  mages  de  hasard, 
el,  sur  le  bout  du  doigt,  il  connaissait  la  liste 
des  libertaires  militants.  Il  savait  les  véritables 
noms  des  grecs  fameux  qui  battent  les  cartes, 
comme  on  bat  l'estrade  sous  des  pseudonymes 
nobiliaires.  Les  tripots  lui  étaient  familiers  ;  il 
connaissait  les  églises  aux  coins  sombres  où 
se  rassemblent,  pour  parler  d'a/faires,  les  asso- 
ciés qui  ne  veulent  pas  être  filés  dans  les  bras- 
series ou  épiés  dans  les  cabarets. 

De  tout  ce  Paris  qui  roule  ses  millions 
d'êtres,  comme  une  coulée  géante,  il  connais- 
sait les  dessous  et  savait  les  mœurs  des  mi- 
crobes pullulant  el  grouillant  dans  la  cave 
humaine. 

Ah  !  s'il  était  jamais  préfet  de  police,  lui  qui 
avait  étudié  son  Paris,  non  pas  de  loin,  à  tra- 
vers les  statistiques  des  livres  ou  les  vitres 
d'un  cabinet  de  fonctionnaire,  mais  dans  la 
rue,  dans  les  taudis,  dans  les  bouges,  dans  les 
asiles  de  misère  et  de  crime,  chiffonnier  du  mal 
habitué  à  retourner  les  détritus,  la  pourriture 
sociale!  Mais  M.  Bernardet  n'était  pas  ambi- 
tieux. Telle  qu'elle  lui  était  faite  et  qu'il  l'avait 
voulue,  la  vie  lui  suffisait.  Sa  bonne  femme  de 
femme  lui  avait  apporté  un  petit  bien  de  ses 
parents,  vignerons  à  Argenteuil,  et  Bernardet, 
qui  se  contentait  de  cette  pauvre  petite  fortune, 


L'ACCUSATEUR  15 

trouvait  que  sa  puissance  était  assez  grande. 
La  puissance  d'un  homme  qui  peut,  à  l'occa- 
sion, mettre  la  main  au  collet  d'un  ancien  mi- 
nistre et  à  la  gorge  d'un  meurtrier  ! 

Un  jour,  un  financier  menacé  de  Mazas  l'avait 
bien  fait  rire.  Bernardet  venait  l'arrêter.  Il  ne 
fallait  faire  aucun  tapage  dans  la  maison  de 
banque.  L'homme  de  police  et  l'homme  de 
Bourse  se  trouvaient  seuls,  face  à  face,  dans  un 
petit  bureau  écrasé,  aux  tentures  lourdes  et 
aux  tapis  épais  étouffant  tout  bruit. 

—  Cinquante  mille  francs  pour  vous  si  vous 
me  laissez  sortir,  dit  le  banquier. 

—  Monsieur  le  comte  veut  rire... 

—  Cent  mille  ! 

—  La  plaisanterie  est  plus  grande,  mais  c'est 
une  plaisanterie  ! 

Alors  le  comte,  très  pâle  : 

—  Et  si  je  vous  brûlais  la  cervelle,  tout  sim- 
plement ? 

—  Mescamaradesm'attendenten  bas,  répon- 
dit tranquillement  Bernardet.  Ils  savent  bien 
que  notre  entretien  ne  peut  se  prolonger  long- 
temps, et  cette  proposition,  que  je  veux  bien 
oublier  comme  les  autres,  aggraverait,  je  crois, 
si  elle  devenait  effective,  le  cas  de  M.  le  comte. 

Deux  minutes  après  le  banquier  sortait, 
précédant  Bernardet  qui  le  suivait  tête  nue, 


16  L'ACCUSATEUR 

el    disait  d'un   ton   dégage  à  ses  employés  : 

—  A  bientôt,  messieurs  !  Je  reviens  ! 
C'était  aussi  M.  Bernardet  qui,  en  visite  à  la 

Banque  des  Hauts-Plateaux,  revenait  en  disant 
à  son  chef  : 

—  Monsieur  Lericlie,  il  se  passe  là  quelque 
chose  de  grave  ! 

—  Et  quoi  donc?  Bernardet. 

—  Je  ne  sais  pas,  monsieur  Lericlie,  mais  il 
y  a  réunion  du  conseil  d'administration  aujour- 
d'hui, et  j'ai  vu  monter,  vous  entendez,  monter, 
par  deux  domestiques,  monter  dans  son  fau- 
teuil de  malade,  M.  le  baron  de  Cheylard  ! 

—  Eh  bien  !  Bernardet? 

—  Eh  bien  !  monsieur  Leriche,  le  baron  de 
Cheylard,  en  sa  qualité  d'ex-sénateur  du  second 
Empire,  d'ex-président  du  Conseil  et  d'ex-com- 
missaire des  Expositions  industrielles,  est 
grand-croix  de  la  Légion  d'honneur.  Grand'- 
croix,  c'est-à-dire  qu'on  ne  peut  le  poursuivre 
qu'après  délibération  du  Conseil  de  l'Ordre.  Et 
alors,  vous  comprenez...  Si  la  Banque  des 
Hauts-Plateaux  fait  appel  à  son  vice-président, 
le  baron  de  Cheylard,. paralysé,  moribond... 

—  C'est  qu'elle  a  besoin  d'un  paratonnerre. 

—  Grand'croix,  monsieur  Leriche!  On  hési- 
terait à  nous  livrer  un  grand'croix  ! 

—  Vous  avez  raison,  Bernardet.  ils  doivent 


L'ACCUSATEUR  17 

être  dans  une  mauvaise  passe,  les  Hauts-Pla- 
teaux! Et  vous  êtes  un  terrible  observateur. 
L'esprit  du  littérateurjevous le  dis  Bernardet! 

—  Oh  !  le  coup  d'œil  du  photographe,  tout 
au  plus,  monsieur  Leriche.  L'habitude  du 
kodak ! 

Ainsi  passait  M.  Bernardet  à  travers  la  vie 
parisienne,  capable  de  ramasser  une  fortune 
dans  quelque  agence  Tricoche,  s'il  avait  voulu 
exploiter  à  son  profit  l'esprit  d'observation  que 
lui  reconnaissait  son  chei'et  ne  songeant  qu'à 
faire  son  devoir  à  son  goût,  en  élevant  ses  trois 
fillettes  et  en  aimant  sa  femme,  tout  étonnée  des 
surprenantes  histoires  que  lui  contait  le  poli- 
cier et  toute  ficre  d'avoir  pour  mari  un  homme 
qui  surveillait  de  si  près  les  puissants,  les 
grand'eroix  de  la  Légion  d'honneur  ! 

Et  M.  Bernardet  trottinait  vivement  vers  le 
logis  de  M.  Rovère,  tandis  que  Moniche  s'épon- 
geait et,  lui  montrant  de  loin  un  noir  rassem- 
blement là-bas,  devant  une  maison  du  boule- 
vard de  Clichy,  lui  disait  : 

—  On  le  sait  déjà,  le  malheur  !  Depuis  moi, 
il  y  a  une  foule... 

Bernardet  s'arrêta,  regardant,  avant  de  tra- 
versera chaussée,  le  tas  degens,  qui  semblaient 
en  effet  assiéger  le  logis  qu'habitait  le  mort, 
M.  Rovère. 

2. 


d8  L'ACCUSATEUR 

—  Que  j'entre  là,  dit  l'agent  au  portier, 
c'est  très  bien.  Vous  avez  toujours  le  droit  d'ap- 
peler au  secours  qui  vous  voudrez.  Mais  je  ne 
suis  pas  un  magistrat...  Il  faut  avertir  le  com- 
missaire de  police. 

—  Oh  !  monsieur  Bernardet,  fit  Moniche, 
Vous  êtes  plus  malin  à  vous  tout  seul  que  tous 
les  commissaires  réunis  ! 

—  Il  ne  s'agit  pas  de  ça.  Le  commissaire  est 
le  commissaire.  Allez  l'avertir! 

—  Mais  puisque  vous  êtes  là,  monsieur  Ber- 
nardet. 

—  Mais,  je  ne  suis  rien  !  Je  ne  suis  rien  !  Il 
faut  un  magistrat  ! 

—  Vous  n'êtes  donc  pas  magistrat? 

—  Je  suis  un  simple  mouchard,  monsieur 
Moniche  !  répondit  Bernardet  le  plus  simple- 
ment du  monde. 

Et  alors  il  traversa  la  chaussée. 

Les  voisins  accouraient  autour  de  la  porte 
close  comme  un  essaim  de  mouches  autour 
d'un  rayon  de  miel.  Une  rumeur  montait  du 
tas  noir  des  curiosités  avides  poussées  là  par 
l'attrait  du  drame,  l'appât  du  mystère,  l'effroi, 
et  à  la  fois,  le  magnétisme  étrange  de  celle 
chose  sinistre  :  le  crime.  Des  femmes  parlaient 
haut  ,  inventaient  des  romans  soudains  , 
des    versions  incroyables.    De   petits  jeunes 


L'ACCUSATEUR  19 

gens,    accourus    vite    prenaient    des    notes. 
Au  moment  ou  Bernardet  arrivait,   suivi  du 
portier,  un  coupé  s'arrêtait  devant  la  porte  et 
un  grand  garçon  en  descendait,  disant  : 

—  Où  est  M.  Leriche  ?  Je  veux  voir  M.  Le- 
riche  ! 

Le  Chef  de  la  Sûreté,  n'étant  pas  averti,  n'é- 
tait point  là.  Mais  le  grand  jeune  homme  aux 
longs  bras  télégraphiques  reconnut  tout  de 
suite  Bernardet,  et  s'accrocha  à  lui,  tandis  que, 
par  la  porte  entr'ouverte,  l'agent  se  glissait 
avec  Moniche  dans  la  maison  dont  il  fallut  dé- 
fendre la  porte  contre  la  poussée  de  la  foule. 

—  11  faudra  aussi  appeler  les  sergents  de 
ville  !  dit  Bernardet  au  portier.  On  serait  envahi 
sans  cela  ! 

Au  bas  de  l'escalier,  Mme  Moniche  attendait 
dans  un  groupe  de  locataires  de  la  maison, 
hommes  et  femmes,  à  qui  elle  racontait  pour  la 
vingtième  fois  comment  en  entrant  chez  M.  Ro- 
vère,  elle  l'avait  trouvé,  étendu,  égorgé. 

—  J'allais  lui  lire  son  journal...  le  feuille- 
ton... Il  l'intéressait  ce  feuilleton...  Nous  en 
étions  au  moment  où  le  baron  provoque  le  co- 
lonel américain...  Il  me  disait  encore  hier,  le 
pauvre  homme  :  «  Je  voudrais  savoir  qui  des 
deux  sera  tué,  le  colonel  ou  le  baron...  »  Il  ne 
le  saura  pas.  Et  c'est  lui.., 


20  L'ACCUSATEUR 

—  Madame  Moniche,  interrompit  Bernardet, 
avez-vous  quelqu'un  qui  puisse  avertir  mon- 
sieur le  commissaire  et  l'amener  ici  ? 

—  Quelqu'un  ? 

—  Oui,  ajouta  Moniche,  M.  Bernardet  a  be- 
soin d'  un  magistrat.  Ce  n'est  pas  difficile  à 
comprendre. 

—  Le  commissaire  ?  répétait  Mrae  Moniche. 
C'est  juste.  Le  commissaire  !  Et  si  j'y  allais, 
moi,  monsieur  Bernardet,  chercher  le  com- 
missaire? 

—  Pourvu  qu'en  ouvrant  la  porte  vous  ne 
laissiez  pas  prendre  la  maison  d'assaut  ? 

—  Ne  craignez  rien,  dit  la  concierge,  heu- 
reuse d'avoir  encore  à  jouer  un  rôle,  à  conter 
à  M.  le  commissaire  comment,  en  entrant  pour 
lire  le  feuilleton  à  ce  pauvre  monsieur... 

Et  Bernardet,  tandis  qu'elle  allait  vers  la 
porte,  montait  lestement,  suivi  de  Moniche, 
les  deux  étages  de  l'escalier,  sans  s'occuper 
du  grand  jeune  homme  qui  venait  là.  au 
galop  de  son  coupé,  pour  le  compte  de  son 
journal. 

—  Après  tout,  se  disait  l'agent,  il  faut  bien 
que  tout  le  monde  vive  ! 

Puis,  songeant  à  la  rapidité  avec  laquelle  la 
nouvelle  avait  couru,  avait  peut-être  été  télé- 
phonée au  journal  qui  envoyait  là  son  reporter 


L'ACCUSATEUR  21 

si  vivement,  il  se  fil  cette  réflexion  profession- 
nelle : 

—  Le  téléphone!  Nous  arrêterions  peut-être 
les  gens  plus  vite  si  nous  l'avions,  nous,  comme 
les  nouvellistes,  le  téléphone  ! 

Et  les  trois  hommes,  l'agent,  le  portier  et  le 
reporter,  M.  Moniche  passant  le  premier,  sa 
clef  à  la  main,  montèrent  au  deuxième  étage. 
La  porte  de  M.  Rovère,  une  fois  ouverte,  Mo- 
niche s'effaça  pour  laisser  passer  M.  Bernar- 
det.  Et  sur  les  talons  du  policier,  le  reporter 
venait,  son  carnet  à  la  main  sans  que  l'agent 
parût  l'apercevoir  ou  s'en  soucier.  Peut-être 
aussi  M.  13ernardetétait-il  de  l'avis  de  ses  chefs 
qui  laissent  volontiers  les  journalistes  se  mêler 
de  leurs  affaires  afin  d'avoir —  tout  le  monde  a 
de  ces  faiblesses  —  une  bonne  presse. 


III 


Rien  clans  l'antichambre  de  M.  Rovèrc  ne  ré- 
vélait qu'un  drame  quelconque  se  fût  déroulé 
là.  Il  y  avait  aux  murs  des  tableaux  accrochés, 
des  faïences  et  quelques  armes  précieuses  en 
panoplies,  sabre  japonais  ou  kriss  de  Malaisie. 
Bernardet  leur  donna  en  passant  un  coup  d'œil 
rapide. 

—  C'est  dans  le  salon,  fit  le  portier,  tout 
bas. 

Des  deux  battants  de  la  porte  du  salon  un 
était  ouvert,  et  s'arrêtant  sur  le  seuil  pour  re- 
garder d'ensemble  la  pièce  où  gisait  le  cadavre. 
Bernardet  aperçut  au  centre  même,  couché  sur 
le  tapis  dont  la  moquette  avait,  comme  une 
éponge,  bu  une  assez  large  mare  de  sang,  le 
corps  étendu  de  M.  Rovère,  enveloppé  d'une 
robe  de  chambre  de  laine  bleue  dont  les  cor- 


L'ACCUSATEUR  23 

dons  semblaient  flotter  autour,  allongés  à  la 
fois  et  tordus  comme  des  serpents. 

Le  mort  était  couché  entre  les  deux  fenêtres 
donnant  sur  le  boulevard  de  Clicliy  —  et  la 
première  pensée  de  Bernardet  fut  que  c'était 
miracle  que  la  victime  eût  été  égorgée  ainsi,  à 
deux  pas  de  ces  passants  et  de  ces  véhicules 
dont  la  poussée,  au  dehors,  était  si  intense  en 
plein  jour. 

—  Celui  qui  a  fait  le  coup  l'a  fait  vite,  son- 
geait l'homme  de  police.  Il  s'avança  doucement 
vers  le  cadavre,  comme  un  chasseur  qui  craint 
de  déranger  quelque  brisée,  son  petit  œil  vif 
allant  du  corps  inerte  aux  objets  qui  l'entou- 
raient et,  une  fois  à  côté,  il  se  pencha  sur  la 
.victime  pour  étudier. 

M.  Rovère  semblait  vivant,  dans  sa  pose  tra- 
gique. La  face  pale,  un  beau  visage  de  ligueur 
à  longue  barbe  grise  pointue  et  bien  taillée, 
exprimait  dans  son  immobilité  farouche  une 
sorte  de  colère  menaçante.  Maigre  et  solide, 
cet  homme  de  cinquante-cinq  ans  environ,  avait 
dû  tomber  en  maudissant,  mais  bravement, 
dans  l'angoisse  suprême.  La  plaie  atroce  pro- 
duite par  l'arme  enfoncée  dans  sa  gorge  sem- 
blait mettre  autour  du  cou  une  sorte  de  large 
cravate  de  commandeur  dont  la  note  rouge 
s'harmonisait  étrangement  avec   la  barbe,   à 


24  L'ACCUSATEUR 

demi  blanchie,  dont  la  pointe  baignait  dans  le 
sang. 

Mais  ce  qui  frappa  surtout  Bernardet,  ce  qui 
attira  son  attention  et  le  passionna  subitement, 
comme  un  problème  brusquement  posé,  ce  fut 
le  regard,  l'extraordinaire  regard  decethoinme 
en  robe  de  chambre  qui,  les  yeux  ouverts,  la 
bouche  ouverte,  semblait  un  combattant  vivant 
encore  et  encourageant,  des  yeux  et  des  lèvres^ 
on  ne  savait  quels  compagnons  invisibles.  La 
bouche  voulait  crier  et  les  yeux  menaçaient. 

Ils  foudroyaient,  ces  yeux  tragiques,  écar- 
quillés  par  une  fureur  ou  une  épouvante.  Ils 
semblaient  immenses,  élargis,  prêts  à  sortir  de 
leurs  orbites  sous  leurs  noirs  sourcils  hérissés. 
Ils  étaient  vivants  dans  cette  face  morte.  Ils 
disaient  une  lutte  finale,  quelque  duel  atroce  de 
regards  et  de  paroles.  Ils  étaient  tels,  dans  leur 
immobilité  féroce,  que  lorsqu'ils  se  iixaient 
sur  le  meurtrier  prunelle  contre  prunelle,  face 
contre  face. 

M.  Bernardet  regarda  les  mains. 

Les  mains  du  mort  étaient  crispées  et  parais- 
saient, dans  quelque  résistance  obstinée, 
s'être  accrochées  au  cou,  aux  vêtements  de 
l'assassin. 

—  H  y  a  du  sang  aux  ongles,  dit  tout  haut  le 
policier.  Donc  la  victime  a  lutté. 


L'ACCUSATEUR  25 

Et  Paul  Rodier,  le  reporter,  laissait  courir 
vivement  son  crayon  et  notait  :  «  Il  y  a  du  sang 
aux  ongles.  » 

D'ailleurs  Bernardet  revenait  bien  vite  à  ce 
regard,  à  ces  yeux  du  mort,  à  ces  yeux  agran- 
dis, effarés,  terribles  et  qui,  dans  leur  stupeur 
effrayante,  devaient  garder,  gardaient  sans 
doute  limage,  le  fantôme  de  quelque  cauche- 
mar de  mort. 

L'agent  toucha  du  doigt  la  main  du  mort.  La 
peau  devenait  froide  et  les  membres  semblaient 
déjà  rigides. 

Le  reporter  vit  alors  le  petit  homme  tirer  de 
sa  poche  une  sorte  de  ruban  d'argent  enroulé 
et  l'entendit  prier  M.  Moniche  de  lui  tenir  ce  fil, 
qui  sembla,  à  Paul  Rodier,  un  fil  de  lai- 
ton, pendant  que  le  policier  préparait  son 
kodak. 

—  Avant  toute  chose,  murmurait  Bernardet, 
gardons  l'expression  de  ces  yeux-là  ! 

—  Fermez  les  volets  de  la  fenêtre  !  L'obscu- 
rité la  plus  complète  ! 

Le  reporter  sejoignità  Moniche  pour  gagner 
du  temps. 

Et  les  volets  clos,  la  pièce  devenue  sombre, 
BiM-nardet  avait  armé  son  appareil;  puis,  comp- 
tant à  petits  pas  la  distance  voulue  pour  pho- 
tographier, à  bonne  portée,  le  visage  du  mort  : 

3 


26  '  L'ACCUSATEUR 

—  Ayez  l'amabilité  d'allumer  le  fil  de  magné- 
sium, dit-il  au  portier.  Vous  n'avez  pas  d'allu- 
mettes ? 

—  Non,  monsieur  Bernardet. 

Le  policier  désigna,  d'un  signe  de  tète,  un 
porte-allumettes  qu'il  avait  aperçu  tout  de  suite 
en  entrant  dans  le  salon. 

—  11  y  en  a,  là  ! 

Bernardet,  en  ce  salon,  avait  tout  vu  de  son 
coup  d'ceil  circulaire  :  les  fauteuils,  à  peine 
dérangés  et  qui  ne  donnaient  point  l'idée  d'une 
lutte,  les  tableaux  —  fort  remarquables  — 
appendus  à  la  muraille,  les  glaces,  la  biblio- 
thèque, les  étagères. 

Sur  la  cheminée,  Monicheprit  des  allumettes 
et  ce  fut  M.  Rovère  lui-même  qui  fournit  à 
Bernardet  le  moyen  d'éclairer  son  cadavre. 

—  Nous  n'obtiendrons  rien  dans  cette  cham- 
bre sans  le  magnésium,  disait  l'agent  aussi 
calme  dans  ce  logis  hanté  par  le  meurtre  qu'il 
l'était  tout  à  l'heure  dans  son  jardinet  du  pas- 
sage de  l'Elysée-des-Beaux-Arts.  La  lumière 
est  insuffisante.  Quand  je  vous  dirai:  Allez! 
Monsieur  Moniche,  vous  allumerez  le  fil  de 
magnésium  et  je  ferai  de  ce  visage  trois  ou 
quatre  épreuves  !  Vous  m'avez  compris?  Met- 
tez-vous là,  à  ma  gauche.  Bien.  Attendez  ! 

Bernardet  braquait  sur  la  face  du  mort  la 


L ACCUSATEUR  27 

lentille  de  son  kodak  et  le  portier  se  tenait 
tout  près,  allumette  et  magnésium  à  la  main, 
comme  un  artilleur  qui  attend  Tordre  de  faire 
feu.  Le  reporter  prenait  des  notes. 

—  Allez  !  dit  l'agent. 

Une  rapide  et  claire  lumière  éblouissante, 
livide,  traversa  le  salon,  subitement  illuminé 
d'un  éclair.  La  face  pale  sembla  plus  blême, 
les  objets  prirent  subitement  un  aspect  fantas- 
tique, dans  cette  sorte  d'orageuse  apothéose 
et,  sur  son  carnet  Paul  Rodier  notait,  piquait 
les  épithètes  :  Pittoresque...  bizarre...  féerique... 
infernal —  suggestif. . . 

—  Recommençons,  dit  froidement  M.  Ber- 
na rdel. 

Et,  par  trois  fois,  sous  la  lividité  de  ces 
éclairs,  le  visage  du  mort  apparut,  plus  blanc 
et  plus  sinistre,  épouvantable,  la  plaie  plus  pro- 
fonde, béante,  lacravateplus  rouge,  et  les  yeux, 
les  yeux  agrandis,  les  yeux  fixes,  les  yeux  tra- 
giques, les  yeux  menaçants,  les  yeux  parlants, 
les  yeux  chargés  de  mépris,  de  haine,  de  ter- 
reur, d'injures,  de  résistance  féroce  ramassée 
dans  un  dernier  effort  de  vie, les  yeux  éloquents 
semblèrent,  sous  la  lueur  fantasmagorique  du 
magnésium,  lancer  des  étincelles,  s'animer, 
foudroyer  quelqu'un,  tout  droit  dans  l'air  tra- 
versé de  ces  éclairs  fauves,  là,  dans  le  vide. 


28  L'ACCUSATEUR 

—  Avec  cela,  lit  Bernardet  très  doucement, 
j'aurai  mon  affaire.  C'est  bien  le  diable  si  sur 
trois  épreuves... 

Il  s'interrompit  pour  regarder  du  côté  de  la 
porte  d'entrée  qu'on  apercevait,  au  bout  du 
salon,  mais  fermée. 

Des  coups  rapides  y  étaient  frappés,  impé- 
ratifs et  répétés. 

—  C'est  M.  le  commissaire,  dit  l'agent  de 
police.  Ouvrez,  monsieur  Moniche  ! 

Le  reporter  prenait  toujours  des  notes, 
décrivait  le  salon,  faisait  un  plan,  un  petit 
schéma,  pour  son  journal. 

Et  c'était  en  effet  le  commissaire  de  police, 
suivi  de  Mme  Moniche,  et  escorté  d'un  nombre 
assez  considérable  de  curieux  dont  la  poussée, 
devant  la  porte  extérieure  sur  le  boulevard, 
était  devenue  irrésistible. 

Le  commissaire,  avant  d'entrer,  regarda 
précisément  tout  ce  monde,  et  dit  d'un  ton 
bref  : 

—  Qu'on  se  retire!...  Faites,  madame,  reti- 
rer toutes  ces  personnes  !  On  n'entre  pas  ! 

Alors,  du  flot  pressé  des  curieux,  des  flâ- 
neurs accourus,  des  voisins,  de  tout  ce  public 
des  premières  sinistres,  des  répétitions  géné- 
rales du  crime  sensationnel  et  de  la  future 
cause  célèbre,  plusieurs  voix  s'élevèrent  nettes 


L'ACCUSATEUR  29 

et  réclamant  leurs  droits,  leur  place,  leur  ser- 
vice. 

—  Mais  nous,  monsieur  le  commissaire, 
nous  !  Nous  sommes  la  Presse  ! 

—  Messieurs  les  journalistes,  répondit  le 
commissaire,  pourront  entrer  en  montrant 
leurs  cartes.  —  Les  autres,  non  ! 

Il  y  eut  un  murmure  qui  monta  de  l'escalier 
envahi. 

—  Les  autres,  non!  répéta  le  commis- 
saire. 

Il  lit  un  signe  à  deux  agents  qui  le  suivaient 
et  les  policiers,  devenus  contrôleurs,  exigèrent 
les  cartes  d'idendité  des  reporters  accourus 
sur  les  talons  de  Paul  Rodier,  tandis  que  la 
foule  des  badauds  sans  titres  protestaient, 
grommelaient  contre  ces  gazettiers  qui  partout 
ont  les  primeurs  des  spectacles. 

—  Le  Quatrième  Pouvoir!  criait,  au  bas  de 
l'escalier,  un  vieux  monsieur  furieux  qui  habi- 
tait la  maison  même  et  passait  pour  un  corres- 
pondant de  l'Institut.  Quand  il  se  commet  un 
crime  sous  mqpi  toit  je  ne  peux  pas  même  m'en 
rendre  compte,  et  des  étrangers...  des  étran- 
gers... parce  qu'ils  sont  reporters,  peuvent  en 
jouir  tout  à  leur  aise  ! 

Le  commissaire  ne  l'écoutait  pas,  mais  les 
refusés  de  l'escalier  l'approuvaient  ferme. 

3. 


30  L'ACCUSATEUR 

Leurs  clameurs  faisaient,  du  reste,  hausser 
les  épaules  de  M.  le  commissaire. 

—  Il  est  tout  naturel,  disait-il  aux  reporters,   i 
que  les  fourriers    de   l'opinion   soient  admis    < 
avant  tout  le  monde.  Vous  êtes  aussi  des  juges 
d'instruction,   messieurs!    Dire  la  vérité,  eh  ! 
eh!  c'est  aussi  une  magistrature.  Et  difficile, 
très  difficile.  Tout  est  difficile,  du  reste,  aujour- 
d'hui. Découvrir  un  criminel,  croyez-vous  que 
ce  soit  aisé?  J'ai   été  journaliste,    du  reste, 
messieurs.  Ah  !  journaliste,  intermittent!  Au   j 
Quartier,  autrefois.  J'ai  môme  fait  une  pièce  I 
de   théâtre,  jadis,  à  Cluny.  Une  revue  de  fin 
d'année...  N'en  parlons  pas,  n'en  parlez  pas, 
surtout!    Entrez!    Entrez,    je    vous    prie.  — 
Voyons —  et,  élégant,  aimable,  poli,  souriant. 

il  cherchait  des  yeux  M.  Bernardet  —  où  est-   j 
il,  où  l'a-t-on  mis  ce  cadavre? 

—  Voici  !  monsieur  le  commissaire. 

— -  Bernardet  s'était  effacé,  correct  el  se 
tenant  droit  respectueusement  devant  son  | 
supérieur,  comme  un  soldat  au  port  d'armes, 
et  le  commissaire,  à  son  tour,  s'approchait  du  1 
corps  étendu,  tandis  que  les  curieux,  légère- 
ment maintenus  par  Moniche,  formaient  un 
demi-cercle  autour  du  corps  pâle  et  san- 
glant. 

Le  commissaire  fut  comme  Bernardet  frappé 


L'ACCUSATEUR  3t 

de  l'aspect  hautain  plein  de  bravade  de  cette 
face  blême. 

—  Le  pauvre  homme!  dit-il  en  hochant  la 
tête.  Il  est  superbe  ! . . .  Superbe! . . .  Il  me  rappelle 
le  duc  de  Guise  mort,  du  tableau  de  Paul  Dela- 
roche  !...  Je  l'ai  encore  revu  à  Chantilly,  ce  duc 
de  Guise  avec  le  Duel  de  Pierrot,  de  Gérôme  ! 
On  a  beau  dire,  c'est  un  beau  tableau  ! 

Peut-être,  en  se  parlant  à  lui-même,  le 
commissaire  parlait-il  aux  délégués  du  Qua- 
trième Etat,  qui,  le  crayon  à  la  main,  prenaient 
des  notes,  et  Paul  Rodier,  saisissant  les  noms 
au  vol,  traçait  rapidement  sur  son  carnet  : 

«  Le  commissaire  lettré,  si  artiste  et  sibien- 
«  veillant  à  la  presse,  M.  Desbrière,  qui,  du 
«  reste,  fut  un  peu  notre  confrère,  trouvait 
<(  très  justement  que  la  face  énergique  et  pale 
«  de  la  victime  rappelle  l'altitude  et  l'expres- 
«  sion  du  duc  de  Guise  mort,  dans  le  célèbre 
«  tableau  de  Gérôme,  qu'on  voit  dans  les  gale- 
«  ries  de  Chantilly.   » 


IV 


M.  Desbrière  procédait  maintenant  aux 
constatations  légales  et  interrogeait  le  portier, 
la  portière,  tout  en  étudiant  le  plan  même  du 
salon,  l'appartement  de  M.  Hovère,  tandis  que 
Bernardet  promenait,  çà  et  là,  son  regard  clair 
et  allait,  examinanrde  près  toutes  choses,  d'un 
objet  à  l'autre,  comme  un  chien  de  chasse  flai- 
rant une  piste. 

—  Qu'était-ce  que  votre  locataire?  demanda 
tout  d'abord  le  commissaire. 

Moniche  répondit  d'un  ton  convaincu,  et 
comme  si  la  mémoire  du  mort  eût  été  accusée  : 

—  Oh  !  monsieur  le  commissaire,  un  très 
brave  homme,  je  vous  le  jure  ! 

—  Le  plus  brave  homme  du  monde,  ajouta 
Mmc  Moniche  toute  pénétrée  et  qui  s'essuyait 
les  yeux  pour  se  donner  une  contenance. 


L'ACCUSATEUR  33 

—  Ce  ne  sont  pas  ses  qualités  morales  qui 
m'importent,  fit  M.  Desbrière;  ce  que  je  veux 
savoir,  c'est  comment  il  vivait  et  qui  il  recevait 
d'habitude. 

—  Peu  de  gens.  Fort  peu,  dit  le  portier.  Le 
pauvre  monsieur  aimait  la  solitude.  Il  y  avait 
huit  ans  que  nous  l'avions  pour  locataire.  Des 
amis,  il  en  avait  et  en  recevait,  mais  peu,  je 
vous  le  répète,  très  peu. 

M.  Rovèré  était  venu  louer  l'appartement  du 
boulevard  de  Clichy  en  1888.  Il  arrivait  de 
l'étranger  et  s'installait  dans  la  maison  avec 
des  tableaux  et  des  livres.  Le  portier  s'étonnait 
même  de  la  quantité  de  cadres  et  de  volumes 
que  le  nouveau  locataire  apportait.  L'emména- 
gement durait  longtemps  et  M.  Rovère,  très 
méticuleux,  surveillait  lui-même  le  placement 
de  ses  toiles,  l'arrangement  de  sa  bibliothèque. 
Ce  devait  être  un  artiste,  bien  qu'il  se  donnât 
tout  simplement  pour  un  négociant  retiré.  On 
lui  avait  entendu  dire  un  jour  qu'il  avait  été 
consul  à  l'étranger,  en  Espagne  ou  dans  l'Amé- 
rique du  Sud. 

Il  vivait  là  sans  mener  grand  train  de  mai- 
son, quoique,  dans  l'opinion  de  ses  portiers,  il 
fût  riche.  Etait-il  avare?  Pas  du  tout.  Très 
généreux,  au  contraire.  Mais  visiblement  il 
fuyait  le  bruit.  Il  avait  choisi  ce  logis  du  bas  de 


34  L'ACCUSATEUR 

la  butte  pour  y  mener  une  vie  cloîtrée,  comme 
en  cellule,  loin  de  ceux  des  Parisiens  boule- 
vardiers  qu'il  pouvait  connaître.  On  avait  vu, 
quatre  ou  cinq  années  auparavant,  une  dame 
en  noir,  oui,  toujours  en  noir,  une  dame  de 
tournure  encore  jeune  —  car  pour  son  visage 
on  ne  le  connaissait  pas,  elle  le  cachait  sous 
des  voiles  —  venir  assez  souvent  rendre  visite 
à  M.  Rovère.  Il  l'accompagnait  respectueuse- 
ment jusqu'à  sa  porte,  lorsqu'elle  descendait. 
Une  ou  deux  fois  il  était  sorti  avec  elle  en  voi- 
ture. On  ne  savait  pas  son  nom. 

L'existence  de  M.  Rovère  était  réglée  mili- 
tairement. Il  se  tenait  droit  autrefois,  —  car  la 
maladie  l'avait  terrassé,  en  ces  derniers  mois, 
—  sortait  quelque  temps  qu'il  fît,  allait  au 
Bois  et  rentrait.  Puis,  après  son  déjeuner, 
enfermé  dans  sa  bibliothèque,  il  lisait  beau- 
coup, écrivait,  sortait  encore,  flânait  le  long 
des  boulevards  extérieurs  et  passait  presque 
toutes  ses  soirées  chez  lui. 

—  Il  ne  nous  faisait  jamais  veiller,  n'allait 
presque  pas  au  théâtre,  disait  Moniche. 

La  maladie  dont  il  souffrait  et  qui  inquiétait 
le  médecin  avait  saisi  M.  Rovère  au  retour 
d'un  voyage  de  santé,  d'une  saison  qu'il  avait 
faite  à  Aix-les-Bains,  Tété  dernier.  Les  voisins 
remarquaient  tout  de  suite  l'effet  produit  par 


LWCCUSATEUll  35 

cette  cure,  qui  renvoyait  à  Paris  un  homme 
très  souffrant  au  lieu  d'un  rhumatisant  encore 
alerte.  Depuis  le  mois  de  septembre,  M.  Rovère 
avait  gardé  la  chambre,  ne  recevant  d'autres 
visites  que  celles  de  son  docteur  et  passant  ses 
journées  dans  son  fauteuil  ou  sur  sa  chaise- 
longue,  pendant  que  Mme  Moniche  lui  lisait  les 
feuilles  quotidiennes. 

—  Quand  je  dis  qu'il  ne  recevait  personne, 
fît  Moniche,  tandis  que,  tout  en  regardant 
comment  le  mort  avait  été  frappé,  M.  Desbrière 
continuait  à  faire  parler  le  portier  —  et  les 
reporters  s'attachaient  à  l'écouter  —  je  me 
trompe.  Il  y  avait  «  ce  monsieur  ». 

Et  il  regardait  sa  femme. 

—  Quel  monsieur? 

Mmc  Moniche  hochait  la  tête  comme  si  elle 
eut  redouté  de  répondre. 

—  De  qui  voulez-vous  parler?  dit  le  commis- 
saire, les  interrogeant  tous  les  deux. 

En  ce  moment  Bernardcl,  qui,  sur  le  seuil 
de  la  bibliothèque  attenante  au  salon,  fouillait 
des  yeux  la  pièce  où  M.  Rovère  se  tenait  d'ordi- 
naire et  qu'il  avait  dû  quitter  pour  venir  mourir 
à  quelques  pas  de  son  bureau,  Bernardet,  dont 
l'oreille  était  aussi  fine  que  le  regard  était  aigu, 
se  rapprocha  doucement  et  écouta  en  se  mor- 
dillant les  lèvres. 


36  L'ACCUSATEUR 

—  Quel  monsieur?  De  quel  monsieur  s'agit- 
il?  demanda  le  commissaire  un  peu  brusque- 
ment, car  il  remarquait  chez  Moniche  et  sa 
femme  une  hésitation  à  répondre. 

—  Ah  cà  !  voyons,  dit-il  encore,  qu'est-ce  que 
cela  signifie  ? 

—  Eh  bien,  voilà,  monsieur  le  commissaire, 
oui,  voilà  la  chose...  Ça  ne  signifie  peut-être 
rien  au  fond...  Mais,  en  somme,  ça  peut  aussi 
bien  vouloir  dire  ce  que  ça  veut  dire  ! 

Et  le  portier  raconta  comment,  un  soir,  un 
monsieur  très  bien,  du  reste,  et  tout  à  fait  poli 
était  venu  demander  M.  Rovère,  était  monté 
chez  le  locataire,  y  restant  fort  longtemps.  Ce 
devait  être  vers  le  milieu  d'octobre,  et 
Mme  Moniche,  qui  gravissait  les  étages  supé- 
rieurs pour  allumer  le  gaz  au  moment  même 
où  le  visiteur  sortait  de  chez  M.  Rovère,  avait, 
dès  ce  premier  jour,  remarqué  l'air  troublé  de 
l'individu  (M.  Moniche  appelait  déjà  ce  mon- 
sieur Vindividu)  qui  était  très  pale  et  avait  les 
yeux  rouges. 

Puis,  de  temps  à  autre,  l'individu  avait  refait 
une  visite  à  M.  Rovère.  Plus  d'une  fois,  la  por- 
tière avait  voulu  savoir  son  nom.  Elle  ne  le 
savait  pas  encore  à  l'heure  présente.  Comme 
elle  le  demandait,  un  jour,  à  M.  Rovère,  celui- 
ci  lui  répondit  assez  brusquement  :  «  Qu'est-ce 


] /ACCUSATEUR  37 

jue  cela  peut  vous  faire?  »  Alors  elle  n'insis- 
ait  pas,  mais  elle  gardait  sur  Pindividu  elle  ne 
savait  quel  doute  vague. 

—  L'instinct,  monsieur  le  commissaire,  mon 
nstinct  me  disait... 

—  Passez,  fit  M.  Desbrière,  s'il  n'y  avait  que 
'instinct  pour  nous  avertir,  on  commettrait  de 
ameuscs  bévues  î 

—  Oh  !  il  n'y  a  pas  seulement  que  mon 
nstinct,  monsieur  le  commissaire... 

—  Ah  !  ah  !  Voyons... 

Bcrnardet,  l'œil  fixé  sur  M""  Moniche,  ne 
Derdait  pas  une  syllabe  du  récit  de  la  portière, 
jue  parfois  M.  Moniche  interrompait  pour 
empiéter  ou  infirmer  un  détail,  et  de  temps 
t  autre,  l'agent  de  la  Sûreté  reportait  son  re- 
gard sur  le  cadavre  qui,  bouche  ouverte,  lesyeux 
irdents,  féroces,  semblait,  lui  aussi,  écouler... 

Voilà,  Mmc  Moniche,  comme  on  sait,  entrait 
i  son  gré  chez  M.  Rovère.  Elle  était  à  la  fois  sa 
èmme  de  ménage,  sa  lectrice  et  sa  femme  de 
-onfiance.  Rovère  était  brusque,  mais  il  élait 
>on.  C'est  à  peine  si,  lorsque  la  portière 
>oussée  par  son  rôle  ou  sa  curiosité,  pénétrait 
ont  à  coup  chez  lui,  il  lui  disait  : 

—  Ah  !  vous  voilà  !  vous  !  Je  ne  vous  ai  pas 
ppelée  ! 

-  Une  sonnette  électrique  unissait  lapparte- 


38  L'ACCUSATEUR 

ment  du  locataire  à  la  loge  de  Mmc  Moniche. 
Généralement  celle-ci  répondait  : 

—  J'avais  cru  entendre  sonner,  —  et  elle  pro- 
fitait de  l'occasion  pour  ranimer  un  peu  le  feu 
que  M.  Rovère,  lisant  ou  écrivant,  oubliait  de 
surveiller. 

Elle  lui  était  attachée,  en  somme.  Elle  ne 
voulait  pas  qu'il  eût  froid  et,  en  ces  derniers 
temps,  bien  qu'il  demandât  fermement  à  être 
seul,  elle  se  glissait  dans  l'appartement  le  plus 
souvent  possible,  sous  un  prétexte  ou  sous  un 
autre,  sachant  M.  Rovère  malade,  et,  disait  le 
portier,  fort  malade,  afin  de  lui  venir  en  aide 
au  besoin.  Or,  un  soir,  —  précisément  l'avant- 
veille  de  l'assassinat,  oui,  l'avant-veille,  le 
mardi,  —  Mme  Moniche  était  entrée  dans  le 
cabinet  de  Rovère  pendant  que  ce  visiteur  dont 
avait  parlé  Moniche,  Y  individu,  était  là,  la  con- 
cierge avait  été  étonnée  de  voir  les  deux 
hommes  debout  devant  le  coffre-fort  de  Rovère. 
le  coffre-fort  ouvert,  et  regardant  l'un  et  l'autre 
des  papiers  étalés  sur  le  bureau  du  «  pauvre 
monsieur  ». 

Rovère,  le  visage  blafard,  très  maigre,  tenait 
à  la  main  de  ces  papiers  et  l'autre  examinait,  se 
penchait,  avec  les  yeux  avides  sur  ce  qui  était 
—  Mmc  Moniche  l'avait  bien  vu  —  des  actions, 
des  valeurs,  des  titres  de  rente... 


^ACCUSATEUR  39 

En  apercevant  Mmc  Moniche,  que  ce  spec- 
tacle rendait  hésitante  et  qui  s'arrêtait  net  sur 
le  seuil,  M.  Rovère  fronçait  le  sourcil,  faisait 
machinalement  le  geste  de  ramasser  les  papiers 
épars,  de  les  joindre  à  ceux  qu'il  avait  sous  les 
doigts.  Mais  la  portière  disait  :  «  Pardon  !  »  et 
se  retirait  tout  de  suite.  Seulement —  ah! 
seulement  —  elleavait  eu  le  temps  de  voir,  de 
bien  voir  la  caisse  de  fer,  à  la  lourde  porte 
ouverte,  les  clefs  pendant  sur  la  serrure  et 
M.  Rovère  en  robe  de  chambre  devant  ces 
obligations  financières,  jaunes  ou  bleues  — 
d'autres  avec  des  cachets,  des  rubans  —  étalées 
là.  Il  avait  même  eu  l'air  de  mauvaise  humeur, 
M.  Rovère,  mais  n'avait  rien  dit.  Pas  un  mot. 
—  Et  Vautre? 

L'autre  était  aussi  blême  que  Rovère.  Il  lui 
ressemblait,  du  reste.  C'était  peut-être  un 
parent.  Mmc  Moniche  avait  remarqué  expres- 
sion avec  laquelle  il  contemplait  ces  papiers 
qui  valaient  de  l'argent  liquide  et  le  coup  d'œil 
farouche  qu'il  jetait  sur  elle  lorsqu'elle  pous- 
sait la  porte  sans  savoir  le  spectacle  qui 
l'attendait. 

Mmc  Moniche  était  redescendue  si  troublée 
qu'elle  n'avait  pas  tout  de  suite  conté  l'aventure 
à  son  mari.  C'était  depuis  qu'elle  avait  parlé. 
L'individu  était  revenu.   11  demeurait  encore 


40  L'ACCUSATEUR 

enfermé  avec  M.  Rovère  durant  des  heures.  Et 
le  malade  couché  sur  sa  chaise  longue,  la  con- 
cierge les  avait  entendus,  à  travers  la  porte, 
causer  tout  bas. 

Ah!  ce  qu'ils  se  disaient,  elle  ne  le  savait 
pas!  Il  n'arrivait  jusqu'à  elle  qu'un  murmure. 
Elle  avait  beau  tendre  l'oreille  elle  ne  percevait 
que  quelque  chose  de  confus,  pas  une  parole 
certaine.  Pourtant,  lorsque  le  visiteur  partit, 
ce  jour-là,  ces  mots,  dits  par  Rovère,  lui  res- 
taient : 

—  J'aurais  dû  tout  dire  plus  tôt. 

Est-ce  que  le  mort  avait  un  lourd  secret,  qui 
lui  pesait,  qu'il  partageait  avec  Vautre?  Et 
l'autre,  qui  était-ce?  Peut-être  un  complice! 

Tout  ce  qu'elle  disait,  tout  ce  qu'elle  appre- 
nait au  commissaire  de  police  et  à  la  Presse, 
Mmc  Moniche  le  disait  avec  des  rélicences,  des 
mines  peureuses,  des  soupirs  de  doute  des 
gestes  de  n'y  pas  toucher,  et  Bernardei  écou- 
tait, notait  chacune  dés  paroles  de  cette  femme, 
et  ces  propos  de  portière,  commérages  mélo- 
dramatiques au  renseignement  certain,  dont  il 
vérifierait  la  précision,  se  gravaient  dans  son 
cerveau  aussi  sûrement,  nettemenl  que  tout  à 
l'heure  l'image  du  cadavre,  l'expression  des 
yeux  du  mort  s'étaient  réfléchis  et  reproduits 
sur  la  pellicule  du  kodak. 


L'ACCUSATEUR  41 

II  essayait.de  démêler  ce  qu'il  pouvaity  avoir 
d'indéniable  dans  cette  première  déposition  où 
la  femme  du  peuple,  bavarde,  indiscrète,  poti- 
nière  et  zélée,  avait  la  joie  de  jouer  un  rôle,  la 
jouissance  de  tailler  un  personnage  important. 
Il  contrôlait  mentalement  le  récit  de  Mme  Mo- 
niche  avec  les  interruptions  du  mari  qui, 
lorsque  la  femme,  maintenant,  accusait  Yindi- 
wdu,  l'arrêtait  du  regard,  de  la  main  posée  sur 
le  bras,  pour  dire  : 

—  Il  faut  attendre...  On  ne  sait  pas...  Il 
avait  l'air  si  brave  homme,  ce  monsieur  ! 

Alors,  la  portière  jetait  ce  mot  stupéfiant,  en 
montrant,  d'un  grand  geste  solennel,  le 
cadavre  étendu,  l'homme  égorgé  : 

—  Eh  bien!  et  lui,  M.  Rovère,  est-ce  qu'il 
n'avait  pas  l'air  d'un  brave  homme  aussi.  Et  ça 
l'empêche-t-il  d'être  là  ! 

Bernardet  eut  un  petit  sourire  narquois  : 

—  Il  a  toujours  l'air  d'un  brave  homme,  iît- 
il,  en  regardant  le  mort,  et  il  a  même  l'air  d'un 
brave  homme  qui  regarde  les  coquins  avec 
courage,  M.  Rovère  !  Je  suis  certain,  ajouta 
lentement  le  policier,  que  si  l'on  pouvait  savoir 
la  dernière  pensée  de  ce  cerveau  qui  ne  pense 
plus,  déchiffrer,  dans  ces  yeux  qui  ne  voient 
plus,  la  dernière  image  qu'ils  ont  aperçue,  on 
saurait  tout  ce  qu'on  peut  savoir  sur  l'individu 

4. 


42  [/ACCUSATEUR 

dont  vous  parlez,  madame  Moniche,  et  sur  la 
façon  dont  votre  locataire  a  été  tué  ! 

—  Il  s'est  peut-être  tué,  dit  le  commis- 
saire. 

Mais  l'hypothèse  d'un  suicide  n'était  pas 
possible,  comme  Bernardet  le  lui  fit  remarquer, 
au  grand  contentement  des  reporters,  qui  cou- 
vraient de  caractères  cursifs  et  hiéroglyphiques 
leurs  carnets  de  notes.  La  blessure  était  trop 
profonde  pour  avoir  été  faite  par  la  main  même 
du  mort.  Et,  d'ailleurs,  on  retrouverait  l'arme 
qui  l'avait  faite,  cette  horrible  plaie  béante 
par  où  la  vie  était  sortie? 

Autour  du  cadavre,  aucune  arme.  Le  meur- 
trier l'avait  emportée  en  fuvant  ou  jetée  dans 
l'appartement,  quelque  part.  On  le  saurait 
bientôt. 

Il  n'y  avait  même  pas  besoin  d'autopsie  pour 
conclure  à  un  assassinat.  C'était  visible,  inter- 
rompit le  commissaire  qui  ne  doutait  plus. 
L'autopsie  aurait  lieu  cependant. 

Et,  avec  une  insistance  qui  surprenait  un  peu 
le  commissaire  de  police,  Bernardet,  de  formes 
courtoises,  mais  poli,  visiblement  hanté  par 
une  idée  particulière,  priait,  suppliait  presque 
M.  Desbrière  d'envoyer  quérir  M.  le  Procu- 
reur de  la  République,  afin  de  transporter  le 
plus  tôt  possible  le  cadavre  à  la  Morgue. 


L'ACCUSATEUR  43 

—  Pauvre  monsieur!  s'exclamait  Mmc  Mo- 
niche.  A  la  Morgue,  lui  !  A  la  Morgue  ! 

Et  Bernardet  la  calmait  d'un  ton  bref  : 

—  C'est  nécessaire.  «  C'est  la  loi.  »  Oh  î 
monsieur  le  commissaire,  monsieur  le  com- 
missaire, faisons  vite,  vite,  vite.  Je  vous  dirai 
pourquoi.  Le  temps  gagné  —  je  veux  dire 
épargné  —  c'est  le  criminel  trouvé. 

Alors,  pendant  que  M.  Desbrière  envoyait 
un  agent  au  bureau  téléphonique  pour  avertir 
le  Procureur  de  la  République  et  le  prier 
d'arriver  d'urgence  boulevard  de  Clichy, 
Mme  Moniche  se  livrait,  auprès  des  reporters,  à 
des  considérations  philosophiques  sur  la  des- 
tinée humaine,  qui  condamnait  d'une  manière 
si  imprévue,  si  odieusement  brutale,  un  bon 
locataire,  aussi  respectable  que  M.  Rovère,  à 
aller  finir  sur  une  dalle  de  la  Morgue,  comme- 
un  rôdeur  ou  un  va-nu-pieds,  lui  qui  sortait  si 
peu  et  «  aimait  tant  son  chez  lui  ». 

—  Eternelle  antithèse  de  la  vie,  répondait 
Paul  Rodier,  qui  prenait  en  note  sa  propre 
réflexion. 


V 


Le  temps  passait  tandis  qu'on  attendait 
l'arrivée  du  Procureur  et,  à  travers  les  per- 
siennes  closes,  la  rumeur  de  la  foule  amassée 
sur  le  trottoir  du  boulevard  montait,  entrant 
confusément  dans  le  salon  du  mort.  Le  com- 
missaire écrivait  son  rapport  sur  un  coin  de 
table  à  la  lueur  d'une  bougie  et,  de  temps  à 
autre,  demandait  un  détail  à  Bernardet  qui 
semblait  s'impatienter  d'une  attente  aussi 
longue. 

Un  silence  lourd  était  tombé  peu  à  peu  dans 
l'appartement  de  M.  Rovère  et  ces  gens  qui. 
tout,  à  l'heure,  échangeaient  leurs  observa- 
tions à  haute  voix,  tous,  depuis  le  commis- 
saire jusqu'à  Mmo  Moniche,  parlaient  main- 
tenant tout  bas  comme  dans  une  chambre 
d'agonie. 


L'ACCUSATEUR  45 

Toul  à  coup,  un  bruit  de  sonnette  jeta  sa 
note  grêle  dans  l'appartement  silencieux  et 
Bernardet  se  dit  que  c'était  M.  le  Procureur 
sans  doute.  L'agent  regarda  sa  montre,  une 
modeste  montre  de  Genève,  en  argent,  mais 
qu'il  aimait  —  un  cadeau  de  sa  femme  —  et 
murmura  : 

—  Nous  avons  le  temps  ! 

C'était  bien,  en  effet,  le  Procureur  de  la 
République  qui  venait,  accompagné  précisé- 
ment du  juge  d'instruction,  M.  Ginory,  celui 
que  les  inculpés  avaient  surnommé  Vétau,  tant 
il  les  serrait  fortement  quand  il  les  tenait. 
M.  Ginory  s'était  trouvé  dans  le  cabinet  du 
Procureur  lorsque  l'agent  avait  averti  M.  Jac- 
quelin  des  Audrays  et  les  deux  magistrats 
venaient  de  faire  route  ensemble. 

Bernardet  les  connaissait  bien.  Il  avait  plus 
d'une  fois  travaillé  avec  eux  et  M.  Jacquelin 
lui  plaisait.  Il  savait  aussi  que  M.  Ginory  était 
l'homme  le  plus  juste  de  la  terre,  très  bon 
homme,  quoi  qu'il  fût  très  redouté  et  qui, 
cherchant  à  présent  la  vérité,  n'avait  pas  pour 
habitude  de  croire  par  avance  coupables  ceux 
qu'il  avait  dans  son  élau.  M.  Jacquelin  était  un% 
homme  encore  jeune,  mince  et  correct,  très 
boutonné  dans  sa  redingote,  les  cheveux  rares, 
les  favoris  blancs,    rasé,  frisé,  un   pince-nez 


46  L'ACCUSATEUR 

devant  ses  yeux  bleus.  Le  ruban  rouge  à  sa 
boutonnière  semblait  un  peu  trop  gros,  un 
œillet  posé  là  par' coquetterie. 

Tout  au  contraire,  avec  ses  vêtements  trop 
larges,  sa  cravate  nouée  un  peu  comme  une 
corde  noire,  son  chapeau  à  demi  brossé, 
M.  Ginory.  gros,  court  et  sanguin,  avec  son 
petit  nez  de  chien  d'arrêt  et  sa  bouche  aux 
mâchoires  solides,  semblait,  à  cùté  de  ce 
magistrat  mondain,  une  sorte  de  professeur, 
de  savant  ou  de  collectionneur  qui,  dans  la 
serviette  de  cuir  bourrée  de  paperasses,  sem- 
blait devoir  glisser  plus  de  brochures  rares 
ou  de  bouquins  précieux  que  de  dossiers  de 
justice. 

M.  Ginory,  robuste  et  actif,  avec  ses  cin- 
quante-cinq ans  bien  sonnés,  entrait  dans  cette 
maison  du  crime  comme  un  topographe 
habitué  à  des  levées  de  plans  et  qui  n'a  pas 
grand'peine  à  se  diriger  même  en  des  pays 
inconnus. 

Il  alla  droit  au  cadavre  —  s'étant  fait  expli- 
quer dès  l'entrée  la  position  du  corps  —  et 
M.  Jacquelin  des  Audrays  et  lui  restèrent  un 
moment  auprès  de  l'assassiné,  se  rendant 
compte  à  leur  tour  de  ces  détails  qui 
servent  à  guider  les  juges,  à  éclairer  les  jurés. 

Le  Procureur  de  la  République  demandait 


L'ACCUSATEUR  47 

à  M.  Desbrière  s'il  avait  rédigé  un  rapport,  et 
le  commissaire  le  lui  présentant,  il  le  lisait 
avec  des  signes  de  tête  satisfaits.  Pendant  ce 
temps,  Bernardet  s'approchait  de  M.  Ginory, 
le  saluait  et  sollicitait  du  regard  un  entretien 
particulier,  ce  que  le  juge  d'instruction  com- 
prit aussitôt. 

—  Tiens,  c'est  vous,  Bernardet?  Vous  avez 
à  me  parler? 

—  Oui,  monsieur  le  juge  d'instruction.  Et 
je  venais  vous  supplier  de  presser  l'envoi  de  ce 
cadavre  à  la  salle  d'auptosie! 

Doucement,  il  entraînait  à  petits  pas 
presque  imperceptibles,  le  magistrat  vers  la 
fenêtre,  loin  des  reporters  qui  pouvaient  en- 
tendre et,  lorsqu'il  fut  presque  isolé,  dans 
l'angle  du  salon,  près  de  la  bibliothèque  de 
M.  Rovère  : 

—  C'est  une  expérience  à  faire,  monsieur 
le  juge,  et  qui  doit  tenter  un  homme  comme 
vous  ! 

Bernardet  savait  bien  que,  laborieux  avec 
acharnement,  épris  de  toutes  les  recherches 
scientifiques  nouvelles,  esprit  très  étendu,  prêt 
à  tout  étudier,  avide  de  tout  comprendre, 
M.  Ginory  ne  se  refusait  à  aucune  épreuve  qui 
pût  venir  en  aide  à  la  justice.  L'Académie  des 
Sciences    morales    et    politiques  n'avait-elle 


48  L'ACCUSATEUR 

point  couronné,  Tannée  précédenle,  le  livre 
d'un  juge  d'instruction  sur  les  Devoir*  d'un 
magistrat  devant  les  découverte*  de  la  science'! 

Le  mot  d'expérience  n'était  pas  fait  pour 
e  lira  ver  M.  Ginory. 

—  Qu'entendez-vous  par  là,  Bernardet?  dit- 
il  à  l'agent. 

Bernardet  hocha  la  tête  comme  pour  donner 
à  entendre  que  l'explication  demandée  était 
longue.  On  n'était  pas  seul  à  seul.  Quelqu'un 
pourrait  écouter.  Si  un  journal  racontait 
l'étrange  proposition  dont  il  s'agissait... 

—  Ah  !  ah  !  fit  le  juge  d'instruction.  Alors, 
c'est    étrange,  votre  expérience,    Bernardet? 

—  Un  autre  magistrat  que  vous,  mon- 
sieur Ginory,  la  trouverait  peut-être  déplacée... 
ou  ridicule,  ce  qui  est  pis...  Mais,  vous!". ..  Oh! 
je  ne  dis  pas  cela  pour  vous  flatter,  monsieur 
le  juge,  ajouta  vivement  le  policier,  voyant  que 
ces  éloges  gênaient  un  peu  un  homme  qui 
aimait  à  les  fuir,  je  parle  là,  parce  que  c'est 
la  vérité  vraie  et  qu'un  autre  me  traiterait  de 
cerveau  fêlé.  Vous,  non  ! 

M.  Ginory  regardait  curieusement  le  petit 
homme,  dont  toute  l'attitude  penchée  et  sou- 
mise semblait  quêter  une  réponse  approbative 
et  qui,  à  en  juger  par  le  pétillement  de  ses 
yeux,  devait  avoir  une  idée  non  vulgaire. 


L'ACCUSATEUR  49 

—  Qu'est-ce  que  c'est  que  cette  pièce-là? 
lemanda  le  juge  d'instruction,  en  désignant  la 
bibliothèque  par  la  porte  entr'ouverte. 

—  C'est  le  bureau  de  M.  Rovère...  la  vie- 
nne... 

—  Entrons-la  !  fit  M.  Ginory. 

Ils  étaient  loin  des  gens  aux  écoutes.  Us 
buvaient  parler. 

Machinalement,  en  entrant,  le  juge  d'instruc- 
ion  jeta  sur  les  volumes,  les  rayons  bien 
■anges  de  la  bibliothèque,  le  coup  d'œil  de 
'amateur  de  livres,  s'arrêtant  à  tel  ou  tel  titre 
'ouvrage  rare,  et  s'asseyant  dans  un  fauteuil 
>as  recouvert  d'étoffe  de  Caramanic,  il  fit 
igné  de  parler  à  l'agent  de  la  Sûreté  qui 
evant  le  magistral,  resta  debout,  le  chapeau 
la  main. 

—  Monsieur  le  juge,  dit  Bernardet,  je  vous 
emande  tout  d'abord  infiniment  pardon  de 
ne  permettre  de  vous  donner  un  conseil  ou  de 
ous  demander  une  faveur.  Mais,  toute  pro- 
portion gardée  et  à  une  grande  distance  de 
ous,  qui  êtes  un  érudit,  je  suis,  comme  vous, 
in  curieux.  Je  ne  serai  jamais  de  l'Institut  et 
ous  en  serez... 

—  Bernardet,  voyons,  Bernardet  ! 

—  Et  vous  en  serez,  monsieur  Ginory,  mais 
e  me  tiens  aussi,  dans  ma  petite  sphère,  au 

5 


50  L'ACCUSATEUR 

courant  de  ce  qui  se  dit,  de  ce  qui  s'écrit.  J'étais 
de  service  à  l'Académie  lorsque  votre  bel 
ouvrage  a  été  couronné,  et  quand  M.  le  Secré- 
taire perpétuel  a  parlé  de  ces  magistrats  qui 
savent  unir  l'amour  des  lettres  au  culte  de  la 
justice,  j'ai  pensé  que  plus  bas,  beaucoup  plus 
bas,  au  dernier  échelon,  monsieur  le  juge 
d'instruction,  il  pouvait  y  avoir  aussi  des 
hommes  qui  cherchaient  à  apprendre  et  qui 
étudiaient  de  leur  mieux,  en  faisant  leur  de- 
voir. 

—  Oh!  je  vous  connais,  Bernardet.  Votre 
chef  m'a  souvent  parlé  de  vous. 

—  Je  sais.  M.  Leriche  est  très  bon  pour 
moi.  Mais  tout  cela  n'est  pas  pour  me  vanter, 
monsieur  le  juge  d'instruction,  je  veux  seule- 
ment vous  inspirer  confiance,  essayer  de  vous 
inspirer  confiance,  car  ce  que  je  vais  vous  dire 
est  si  étrange...  si  étrange... 

Bernardet  s'interrompit,  disant  brusque- 
ment : 

—  Je  parie  que  si  je  disais  à  un  médecin  ce 
que  je  vais  vous  dire,  il  parlerait  de  me  faire 
enfermer  à  Sainte-Anne.  Et  cependant  je  ne 
suis  pas  fou,  je  vous  prie  de  le  croire.  Non. 
mais  je  cherche,  je  cherche.  Il  me  semble 
qu'il  y  a  un  tas  d'inventions  maintenant,  de 
découvertes  que  nous  devons,  nous,  policiers. 


L'ACCUSATEUR  51 

utiliser.   Et   quoique   je  sois    un    inspecteur 
subalterne... 

—  Allez,  allez,  dit  avec  vivacité  le  juge 
d'instruction  dont  un  mouvement  de  tête 
désignait,  par  la  porte  ouverte,  le  salon  où  le 
Procureur  de  la  République  présidait  aux 
constatations  légales  —  et  semblait  dire  : 
«  On  travaille,  là-bas,  on  cherche,  on  nous 
attend  pour  agir  peut-être.  Hâtez-vous  !  » 

—  Je  serai  aussi  bref  que  possible,  dit  Ber- 
nardet  qui  avait  compris. 

—  Monsieur  le  juge  (et  son  verbe,  en  effet, 
devenait  rapide,  précis,  allant  droit  au  but, 
comme  faisant  balle),  il  y  a  une  trentaine 
d'années,  il  y  a  trente-six  ans  pour  être  exact, 
les  journaux  américains,  des  journaux  poli- 

'  tiques,  non  pas,  il  est  vrai,  des  journaux  de 
sciences,  publiaient  une  note  identique  dans 
laquelle  ils  annonçaient  comme  un  fait  acquis, 
absolument  que  le  daguerréotype  —  le  daguer- 
réotype et  nous  avons  fait  du  chemin  depuis 
lors  en  photographie  —  avait  permis  de 
retrouver,  dans  la  rétine  d'un  homme  assas- 
siné, l'image  de  celui  qui  l'avait  frappé. 

—  Je  sais.  Oui,  dit  M.  Ginory. 

—  En  1860,  j'étais  trop  jeune  et  je  ne  pou- 
vais avoir  la  tentation  de  me  rendre  compte 
de  la  vérité  de   cette  découverte.   J'adore    la 


52  L'ACCUSATEUR 

photographie  comme  j'adore  mon  métier, 
monsieur  le  juge  d'instruction.  Je  passe  mes 
heures  de  congé  à  prendre  des  instantanés,  à 
les  développer,  à  les  tirer,  à  les  coller.  Et 
l'idée  de  ce  que  je  vais  vous  proposer  m'est 
venue  par  hasard  —  en  ayant  acheté  sur  les 
quais  une  livraison  de  la  Société  «le  médecine 
légale  de  1869,  où  le  docteur  Vernois  rend 
compte  d'une  communication  faite  à  la  Société 
par  un  médecin  de  province  qui  envoyait  une 
note  avec  épreuve  photographique  ainsi 
conçue  :  Photographie  prire  sur  In  rétine  dune 
femme  assassinée  le  14  juin  1818... 

—  Oui,  dit  encore  M.  Ginory.  C'est  la  com- 
munication  du  docteur   Bourion    de    Damez 

Vosges). 

—  Précisément,  monsieur  le  juge  d'instruc- 
tion ! 

—  Et  l'épreuve  envoyée  par  le  docteur 
représentait  le  moment  où,  après  avoir  frappé 
la  mère,  l'assassin  tuait  l'enfant  tandis  que  le 
chien  de  la  maison  se  précipitait  vers  la  voilu- 
rette  où  la  petite  victime  était  couchée. 

—  Oui,  monsieur  Ginory. 

—  Eh  bien.  mais,  mon  pauvre  Bernardet, 
le  docteur  Vernois,  puisque  vous  avez  lu  son 
rapport... 

—  Par  hasard,  monsieur  Ginorv.  J'ai  trouvé 


L'ACCUSATEUR  53 

cela  chez  un  bouquiniste  et  ma  tête  a  trotté 
depuis,  s'est  montée,  montée,  montée... 

—  Le  docteur  Vernois,  mon  pauvre  garçon, 
a  fait  les  expériences  voulues.  Tout  d'abord, 
l'épreuve  envoyée  par  le  médecin  vosgien  était 
si  confuse,  si  confuse,  que  personne  n'y  a  vu 
ce  (jue  Bourion  déclarait  y  apercevoir.  Si  Ver- 
nois, qui  était  un  homme  de  valeur,  n'a  rien 
trouvé,  je  dis  rien,  qui  pût  justifier  les  décla- 
rations du  docteur  Bourion,  qu'est-ce  que  vous 
voulez  qu'on  s'attarde  à  ces  recherches?  On  ne 
parle  plus  de  ces  expériences-là,  Bernardet, 
on  n'y  pense  plus  ! 

—  Je  vous  demande  pardon,  monsieur  le 
juge  d'instruction,  on  peut,  on  doit  y  penser 
encore.  Dans  tous  les  cas,  j'y  pense,  moi  ! 

Et,  comme  un  sourire  de  doute  venait  aux 
lèvres  de  M.  Ginory: 

—  On  a  bien  trouvé,  dit  vivement  Ber- 
nardet, la  photographie  de  l'invisible.  Les 
Rayons  Rœntgen,  les  fameux  rayons  X, 
n'est-ce  pas  aussi  incroyable  que  la  photogra- 
phie d'un  meurtrier  par  la  rétine  du  mourant 
dont  les  journaux  américains  ont  parlé?  Ce 
sont  des  inventeurs  de  folies,  ces  Américains, 
mais  des  précurseurs  de  vérités.  Ils  vont  de 
l'avant.  Est-ce  qu'ils  ne  viennent  pas  de  déta- 
cher, par  la  photographie,  les  derniers  sou- 


5t  L'ACCUSATEUR 

pirs  des  mourants?  Est-ce  qu'ils  ne  fixent  pas 
sur  leurs  pellicules  ou  leurs  plaques  cette 
chose  mystérieuse  qui  nous  hante,  l'occulte? 
Ils  jettent  des  ponts  sur  les  abîmes  de  l'inconnu 
comme  sur  leurs  grands  fleuves  ou  sur  leurs 
précipices,  et  ils  arrivent! 

—  Je  vous  demande  pardon,  monsieur  le 
juge,  fit  le  policier  en  s'interrompant  devant 
le  regard  un  peu  étonné  de  M.  Ginory,  j'ai 
l'air  de  faire  des  phrases  et  je  suis  un  homme 
qui  les  déteste. 

—  Pourquoi  me  dire  cela,  Bernardet?  Parce 
que  j'ai  peut-être  l'air  surpris  de  tout  ce  que 
vous  m'apprenez.  Je  ne  suis  pas  seulement 
surpris,  je  suis  charmé.  Allez  donc,  allez 
donc  ! 

—  Eh!  bien,  monsieur  le  juge,  folie  hier, 
vérité  demain!  un  fait  est  un-fait,  Le  docteur 
Vernois  a  eu  beau  répéter  ses  expériences  con- 
tradictoires, l'expérience  du  docteur  Bourion 
n'en  avait  pas  moins  précédé  les  siennes,  et 
si  Vernois  n'a  rien  vu  dans  la  photographie 
prise  sur  la  rétine  de  la  femme  assassinée  le 
li  juin  1808,  j'ai  vu,  moi,  oui,  monsieur  le 
juge,  j'ai  vu  avec  une  loupe,  en  étudiant  bien 
l'épreuve  offerte  à  la  Société  de  médecine 
légale,  et  reproduite  dans  le  Bulletin  du  tome  I, 
fascicule  2  de  1870,  j'ai  vu,  aperçu,  déchiffré 


L'ACCUSATEUR  ao 

l'image  qu'avait  vue  M.  Bourion  et  que  ne  vit 
pas  M.  Vernois.  Ah  !  elle  est  confuse,  l'épreuve! 
Elle  est  peu  lisible,  je  vous  l'accorde!  Mais  il 
y  a  des  miroirs  qui  ne  sont  pas  très  clairs  et 
qui  reflètent  pourtant  votre  ombre,  sinon  votre 
ligure.  Et  j'ai  vu,  vu,  ce  qui  s'appelle  vu,  mon- 
sieur le  juge,  le  fantôme  du  meurtrier  qu'avait 
aperçu  le  médecin  des  Vosges  et  qui  avait 
échappé  à  l'examen  du  membre  de  l'Aca- 
démie de  médecine  et  du  Conseil  d'hygiène, 
médecin  honoraire  de  l'Hôtel-Dieu,  s'il  vous 
plaît. 

M.  Ginory,  qui  écoutait  l'agent  avec  curio- 
sité, se  mit  à  rire  et  fit  observer  à  Bernardet 
que  d'après  ce  raisonnement,  la  science  du 
médecin  illustre  se  trouvait  sacrifiée  à  l'ins- 
tinct, à  la  divination  du  docteur  de  province  et 
qu'il  est  trop  facile  de  donner  tort  aux  acadé- 
miciens et  raison  aux  indépendants. 

—  Oh!  monsieur  le  juge,  pardon,  je  ne 
donne  tort  ni  raison  à  personne.  Le  docteur 
Bourion  croyait  avoir  fait  une  découverte; 
Maxime  Vernois  était  persuadé  que  M.  Bou- 
rion n'avait  rien  découvert  du  tout.  L'un  et 
l'autre  étaient  de  bonne  foi.  Ce  que  je  tiens  à 
constater,  c'est  que  depuis  vingt-six  ans  on 
n'a  rien  tenté,  rien  cherché  dans  le  sens  de  la 
première  expérience,  et  qu'on  a  tout  bonne- 


56  L'ACCUSATEUR 

ment  enterré  la  communication  du  médecin 
des  Vosges. 

—  Je  vous  demande  pardon  à  mon  tour. 
Bernardet,  répliqua  le  juge  d'instruction,  un 
peu  narquois  ;  j'ai  étudié  aussi  la  question,  qui 
m'a  semblé  curieuse... 

—  Avez-vous  fait  des  photographies  vous- 
même,  monsieur  le  juge? 

—  Non. 

—  Ah!  dit  Bernardet,  tout  est  là! 

—  Mais,  en  IS77.  le  très  savant  doyen  de 
l'Académie  de  médecine,  M.  Brouardel,  dont 
le  haut  savoir  et  l'opinion  souveraine  font  loi, 
M.  Brouardel.  un  des  hommes  dont  s'honore 
notre  pays,  m'a  conté  que,  se  trouvant  à  Hei- 
delberg,  le  professeur  Kuhne,  ancien  prépa- 
rateur de  (  llàude  Bernard,  lui  apprit  qu'il  avait, 
lui.  Kuhne,  repris  la  question.  Eh  bien!  le 
professeur  Kuhne  n'était  parvenu  à  impres- 
sionner la  rétine  que  dans  l'expérience  Cli- 
vante :  Après  la  mort  de  chiens  ou  de  lapins, 
il  enlevait  la  partie  intérieure  de  l'œil,  retour- 
nait la  partie  postérieure,  la  mettait  en  pleine 
lumière  et  plaçait  entre  la  lumière  et  l'œil  une 
grille  formée  de  petites  lames  de  fer.  Cette 
grille,  après  un  quart  d'heure,  était  visible  sur 
la  rétine.  Mais  ce  sont  là  des  expériences  bien 
différentes  du  résultat  annoncé  en  Amérique. 


L'ACCUSATEUR  '■>' 

—  On  a  vu  la  grille,  monsieur  le  juge.  Si  la 
grille  était  visible,  pourquoi  le  visage  du  meur- 
trier ne  le  serait-il  pas? 

—  Eh!  d'autres  expériences  ont  élé  ten- 
tées, même  après  celles  dont  le  professeur 
Kuhne  entretenait  notre  éminent  compatriote, 
M.  Brouardel.  Toutes  ont  donné,  toutes,  vous 
entendez,  des  résultats négatifset  M.  Brouardel 
vous  dirait  mieux  que  moi  que,  dans  les  traités 
de  physiologie  ou  d'oculistique  publiés  depuis 
dix  ans,  il  n'est  plus  fait  allusion  à  cette  per- 
sistance de  l'image  sur  la  rétine  après  la  mort. 
Affaire  classée,  Bernardet,  affaire  classée. 

—  Ah!  monsieur  le  juge,  pourtant!  dit 
avec  un  accent  de  foi  profonde  l'agent  de  la 
Sûreté. 

Il  ajouta,  hochant  la  tète  et  agitant  son  poing 
fermé  : 

—  Pourtant!  Pourtant  ! 

—  Vous  n'êtes  pas  convaincu? 

—  Non,  monsieur  le  juge.  Et  voulez-vous 
que  je  vous  dise?  Vous-même,  malgré  les 
témoignages  des  savants  illuslres  et  des 
maîtres, vous  conservez  un  doute.  Je  vous  prie 
de  m'excuser,  mais  je  vois  ça  dans  vos  yeux! 

—  C'est  encore  une  façon  d'utiliser  la 
rétine,  dit  Ginory,  railleur.  Vous  déchiffrez  la 
pensée. 


38  L'ACCUSATEUR 

—  Non,  monsieur  le  juge,  mais  vous  êtes 
un  homme  d'une  intelligence  Irop  supérieure 
pour  ne  pas  vous  dire  que  rien  n'est  classé  en 
ce  monde,  que  toute  affaire  peut  se  reprendre, 
et  tenez,  tout  à  l'heure,  en  voyant  ces  yeux  du 
cadavre  qui  est  là,  l'idée  de  tenter  l'expérience 
m'est  venue,  à  moi,  pauvre  diable,  qui  la  ten- 
terais tout  de  suite  l'expérience  si  j'en  avais  le 
pouvoir.  Oui,  monsieur,  ces  yeux,  les  avez- 
vous  vus,  les  yeux  du  mort?  Il  semble  qu'ils 
parlent.  11  semble  qu'ils  voient.  Ils  ont  une 
expression  une  intensité  de  vie.  Ils  voient,  je 
vous  dis,  ils  voient.  Ils  aperçoivent  quelque 
chose  que  nous  n'apercevons  pas  et  qui  est 
effrayant.  Ils  ont,  on  ne  m'ôtera  pas  ça  de 
l'idée,  ils  ont,  sur  la  rétine  le  reflet  du  dernier 
être  que  l'assassin  a  vu  avant  de  mourir.  Ils  le 
regardent  encore,  monsieur  le  juge,  et  ils  le 
gardent.  On  va  faire  l'autopsie  du  cadavre.  On 
nous  dira  qu'il  a  eu  la  gorge  ouverte.  Eh  !  par- 
bleu, nous  le  savons  bien  !  Nous  le  voyons  ! 
M.  Moniche,  le  portier,  le  dirait  tout  au>si 
bien  qu'un  docteur.  .Mais  qu'on  interroge  les 
yeux,  les  yeux,  monsieur  le  juge,  qu'on  fouille 
dans  cette  chambre  noire  où  l'image  apparaît 
sur  la  rétine  comme  sur  une  plaque,  qu'on  de- 
mande aux  yeux  du  mort  leur  secret,  je  suis 
sur  qu'on  le  trouvera  ! 


L'ACCUSATEUR  L9 

—  Vous  êtes  entêté,  Bernardet. 

—  Oh  !  très  entêté,  monsieur  le  juge,  et 
très  patient.  Les  photographies  prises  par  mon 
kodak  nous  donneront  l'expression  du  regard, 
l'extérieur,  si  je  puis  dire  ;  celles  qu'on  ferait 
sur  la  rétine  nous  révéleraient  le  secret  même 
de  l'agonie.  Et  d'ailleurs,  si  je  me  trompe, 
quel  danger  y  a-t-il  à  tenter  l'expérience?  On 
ouvrira  ces  pauvres  yeux  et  ce  sera  sinistre 
certainement,  mais  lorsqu'on  éventrera  ce 
corps,  à  la  Morgue,  lorsqu'on  élargira  pour 
l'étudier,  la  plaie  du  cou,  lorsqu'on  taillera  et 
coupera  dans  cette  chair  humaine,  est-ce  que 
ce  sera  plus  respectueux  et  plus  propre?  Ah  ! 
monsieur  le  juge,  monsieur  le  juge,  si  j'avais 
votre  pouvoir  !... 

M.  Ginory  semblait,  du  reste,  assez  frappé 
de  tout  ce  que  lui  avait  dit  le  policier  et,  bien 
qu'il  en  restât  à  sa  conviction,  il  n'était  peut- 
être  pas  fort  éloigné  de  l'idée  de  tenter  une 
expérience  nouvelle.  Qui  peut  dire  à  la  science 
halte-là  et  lui  imposer  comme  infranchissable 
limite  le  mot  des  politiques  tant  de  fois  bafoués 
par  l'histoire  :  Jamais  >? 

—  Nous  verrons,  Bernardet,  fit-il. 

Et,  dans  ce  «  nous  verrons  »,  il  y  avait  déjà 
comme  une  apparence  de  promesse. 

—  Ah!   si  vous  vouliez!   Et  que  vous  en 


60  L'ACCUSATEUR 

coûte-t-il?  ajouta  Bcrnardet,  pressant,  presque 
suppliant. 

—  Finissons  d'abord  notre  affaire  ici!  dit 
vivement  le  juge  d'instruction.  On  m'attend  à 
côté. 

11  quitta  le  cabinet  de  M.  Rovère  tout  en 
jetant  encore  instinctivement  un  regard  de 
bibliophile  sur  les  reliures  des  livres,  et  il 
rentra  dans  le  salon  où  M.  Jacquelin  des 
Audrays  avait  sans  doute  achevé  toutes  les 
constatations. 


VI 


Le  Procureur  de  la  République  allait  préci- 
sément faire  appeler  le  juge  d'instruction.  Tout 
était  terminé,  en  effet.  Le  magistrat  avait 
étudié  la  position  du  cadavre,  interrogé  la 
plaie  et,  maintenant,  faisant  part  à  M.  Ginory 
de  ses  impressions,  il  ne  lui  cachait  pas  qu'il 
croyait  le  crime  commis  par  un  professionnel, 
tant  le  coup  de  couteau  tjui  avait  coupé  la  gorge 
avait  été  donné  sûrement,  nettement,  dans  les 
règles. 

—  On  le  prendrait  pour  l'œuvre  d'un  garçon 
bouclier  ! 

M.  Ginory  répondit  : 

—  Oui,  sans  doute.  Mais  on  ne  sait  pas.  La 
force  —  un  coup  de  force —  peut  produire  exac- 
tement ce  que  donne  l'adresse  ! 

Plus  ébranlé  qu'il  ne  voulait  le  paraître  par 
l'étrange   conversation   qui    s'achevait    entre 

6 


62  L'ACCUSATEUR 

l'agent  de  la  Sûreté  et  lui,  le  juge  d'instruction 
restait  là  debout,  aux  pieds  du  cadavre,  et 
regardait  avec  une  fixité  quasi  farouche  non  pas 
la  plaie  béante  dont  lui  parlait  M.  Jacquelin  des 
Aubrays,  mais  ces  yeux,  ces  yeux  fixes,  ces 
yeux  que  nulle  opacité  n'envahissait  encore  et 
qui,  ouverts,  effrayants,  incendiés  de  colère, 
menaçants,  chargés  d'accusations,  en  quelque 
sorte,  et  animés  de  vengeance,  portaient  sur 
son  regard  à  lui  un  regard  immobile,  puissam- 
ment énergique. 

C'est  vrai,  c'était  vrai!  Ils  vivaient,  ces 
yeux,  ces  yeux  parlaient.  Ils  lui  criaient  jus- 
tice. Ils  gardaient  l'expression  de  quelque 
vision  atroce,  l'expression  d'une  rage  violente. 
Ils  foudroyaient  quelqu'un.  Ils  menaçaient 
quelqu'un. 

—  Oui? 

Si  celui-là  cependant  s'était  gravé,  ne  fût-ce 
que  dans  une  apparition  suprême,  sur  le  noir 
petit  miroir  de  la  rétine  !  Si  sa  face  s'était 
reflétée,  si  elle  se  dessinait  encore  au  fond  de 
ces  yeux  grands  ouverts  !  Cet  étrange  Bernaii- 
det,  à  demi  fou,  passionné  de  nouveauté,  de 
tout  mystère  qui  traverse  les  cerveaux  chimé- 
riques, voilà  qu'il  le  troublait,  lui,  Ginory, 
l'homme  de  la  statistique  et  du  fait  ! 

C'est  que  l'inconnaissable  est  un  fait  et  que 


L'ACCUSATEUR  63 

les  découvertes  de  l'occulte  auront  peut-être 
aussi  leurs  tables  et  leurs  lois  dans  les  statis- 
tiques futures.  Vraiment  ces  yeux  du  mort 
semblaient  appeler,  parler,  désigner  quel- 
qu'un. 

Quel  plus  éloquent,  quel  plus  terrible  témoin 
que  le  mort  lui-même,  si  c'était  possible,  si 
l'œil  du  mort  pouvait  parler,  si  cet  organe  de 
vie  contenait,  enfermait,  conservait  le  secret 
de  la  mort  ! 

Bernardet,  dont  le  regard  ne  quittait  pas  le 
visage  du  magistrat,  devait  être  content,  car 
ce  visage  tout  entier  exprimait  le  doute,  une 
hésitation  —  et  le  policier  entendit  M.  Ginory 
maugréer,  entre  ses  dents  : 

—  Folie  !...  Stupidité  !...  Bah  !  nous 
verrons  ! 

C'était  le  mot  de  tout  à  l'heure.  Bernardet 
devenait  plein  d'espoir. 

—  Eh  bien!  interrompit  M.  Jacquelin  des 
Aubrays,  nous  avons  vu  ce  qu'il  y  avait  à  rete- 
nir, n'est-ce  pas? 

—  Oui,  oui,  dit  le  juge  d'instruction. 

Il  fut  d'ailleurs  convenu  que,  dès  à  présent, 
et  le  plus  tôt  possible,  le  cadavre  serait 
envoyé  à  la  Morgue.  Là  seulement  on  pouvait 
se  livrer  à  un  examen  définitif,  scientifique.  Le 
reporter  écoutait  toujours  la  conversation  et 


64  L'ACCUSATEUR 

Mme  Moniche  joignait  les  mains,  de  pins  en  plus 
angoissée  par  ce  mot  de  Morgue  qui,  sur  le 
peuple,  produit  l'effet  de  terreur,  de  cet  autre 
mot, —  recouvrant  pourtant  l'idée  de  soins,  de 
science,  de  salut,  — .Y hôpital. 

Il  n'y  avait  plus  qu'à  interroger  encore  les 
voisins,  sommairement,  à  prendre  un  croquis 
de  la  disposition  du  salon  —  et  Bernardet 
disait  au  juge  :  «  Ma  photographie  vous  don- 
nera cela  »  —  et,  tandis  qu'on  s'occupait  d'aller 
chercher  la  voiture  mortuaire  qui  transporte- 
rait au  quai  le  cadavre,  les  magistrats,  s'éloi- 
gnant,  le  commissaire  de  police  faisait  placer 
des  agents  devant  la  maison  du  boulevard,  la 
foule  grossissant  toujours,  de  plus  en  plus 
curieuse,  émue,  violemment  excitée  par  le 
désir  de  ce  spectacle,  la  vue  d'un  homme 
assassiné. 

Bernardet  n'avait  pas  laissé  partir  le  juge 
d'instruction  sans  lui  demander  respectueu- 
sement si  M.  Ginory  lui  permettail  de  revenir 
sur  cette  question  de  la  photographie  de  la 
rétine  et,  sans  lui  donner  une  réponse  for- 
melle, M.  Ginory  lui  disait  tout  simplement  de 
se  trouver  à  la  Morgue  au  moment  de 
l'autopsie.  Evidemment,  si  le  juge  n'eût  pas 
hésilé  déjà,  la  réponse  eût  été  tout  autre.  De 
quoi  se  mêlait  cet  agent  subalterne  qui  s'avisait 


L'ACCUSATEUR  C5 

de  donner  une  idée  sur  la  façon  de  conduire 
une  instruction  judiciaire. 

M.  Ginory  l'eût  depuis  longtemps  renvoyé 
à  ses  expéditions  nocturnes,  à  sa  Permanence, 
à  ses  garnis,  si  l'étonnant  instinct  de  cet 
homme  n'eût  tout  de  suite  intéressé  le  magis- 
trat, comme  une  sorte  de  roman  vivant.  En  sa 
qualité  de  juge,  il  connaissait  d'ailleurs  la  bio- 
graphie et  les  états  de  service  de  ce  très 
curieux  Bernardet  qui,  à  la  Préfecture,  passait 
avec  raison  pour  un  serviteur  modèle  et  dont 
les  reporters  eussent  facilement  fait  un  type, 
un  policier  légendaire  à  la  Poë,  si  l'homme, 
absolument  modeste,  seulement  passionné 
pour  son  devoir,  eût  été  plus  réclamier. 

Mois  le  juge  en  savait  tant  des  traits  de 
dévouement  de  Bernardet!  C'était  lui  qui  avait 
passé  toute  une  nuit  d'hiver,  couché  sur  un 
banc,  contrefaisant  l'homme  ivre  endormi, 
pour  arrêter,  dès  le  matin,  dans  un  bouge  de 
La  Villette,  un  meurtrier  armé  jusqu'aux  dents. 
C'était  Bernardet  qui,  sans  armes,  —  comme 
tous  ces  agents,  —  avait  eu  raison  d'un  bandit 
fameux,  le  Taureau  de  la  Glacière,  hercule 
forain,  ayant  étranglé  sa  maîtresse,  etqui l'ar- 
rêtait en  lui  mettant  sur  la  tempe  le  goulot 
froid  d'une  bouteille  et  en  disant  :  «  Rends-toi, 
ou  je  te  brûle!  »  Or,  ce  que  le  colosse  prenait 


66  L'ACCUSATEUR 

pour  le  canon  d'un  revolver,  était  une  fiole  où 
Bernardet,  pris  d'une  légère  angine,  mettait 
une  potion  laiteuse  que  lui  avait  donnée  le 
pharmacien. 

Les  faits  de  guerre  contre  les  rôdeurs,  mal- 
faiteurs, révoltés,  abondaient  dans  la  vie  de 
Bernardet,  et  M.  Ginory  venait  de  trouver  dans 
cet  homme  qu'il  croyait  simplement  doué  d'une 
activité  et  d'une  alacrité  de  chien  de  chasse 
une  intelligence  singulièrement  éveillée,  pres- 
que compliquée  et  profonde.  Bernardet,  qui 
n'était  plus  d'aucune  utilité  jusqu'au  transfert 
du  corps  de  la  victime  à  la  Morgue,  sortit  de 
la  maison  du  boulevard  de  Glichy  immédiate- 
ment après  le  départ  des  magistrats. 

—  Où  allez-vous?  lui  demanda  Paul  Rodier, 
le  reporter. 

—  Chez  moi.  A  deux  pas  d'ici. 

—  Si  je  vous  accompagnais?  proposa  le 
journaliste. 

—  Pour  avoir  l'occasion  de  me  faire  parler? 
Mais  je  ne  sais  rien,  je  ne  devine  rien,  je  ne 
dirai  rien. 

• —  Croyez-vous  à  un  vol  ou  à  une  ven- 
geance? 

—  Je  suis  certain  qu'il  n'y  a  pas  eu  vol.  Rien 
n'est  touché  dans  l'appartement.  Pour  le  reste, 
qui  sait? 


L'ACCUSATEUR  67 

— Monsieur  Bernardet,  monsieur  Bernardet, 
disait  en  riant  le  reporter,  tout  en  marchant 
auprès  du  policier,  vous  ne  voulez  pas  parler? 

—  Qu'est-ce  que  ça  fait?  dit  Bernardet, 
riant  aussi.  Ça  ne  vous  empêchera  pas 
d'écrire! 

—  Vous  pensez!  fit  Paul  Rodier.  Au  revoir, 
je  vais  faire  de  la  copie.  Et  vous? 

—  Moi,  de  la  photographie! 

Us  se  séparèrent  et  Bernardet  rentra,  son 
appareil  au  côté,  dans  sa  maisonnette  où  ses 
trois  filles  s'attristaient  du  départ  soudain  de 
papa,  un  dimanche,  le  jour  de  sa  fête! 

Elles  le  saluèrent  de  grands  cris  de  joie 
quand  il  reparut  et  sautèrent  après  lui,  dans 
des  caresses  de  chien  fou. 

—  Papa!  Voilà  papa! 

Et  Mme  Bernardet,  elle  aussi,  était  toute 
heureuse.  On  allait  donc  reprendre  la  pose 
dans  le  jardin  et  finir  le  groupe?  Mais  le  jour 
baissait,  la  nuit  venait  et  Bernardet,  préoc- 
cupé, avait  besoin  de  s'enfermer,  pour  réflé- 
chir un  peu,  de  travailler,  même  aujour- 
d'hui ! 

—  Ta  fête?  Mais  c'est  ta  fête,  Bernadet.  Tu 
peux  bien  te  reposer! 

—  Je  me  reposerai  à  dîner,  ma  chérie. 
Jusque-là,  j'ai  à  relire  un  tas  de  choses... 


68  L'ACCUSATEUR 

— Alors,  la  lampe  ?  demanda  Mme  Bernardet. 

—  Oui,  ma  chérie,  allume  ma  lampe. 

A  côté  de  la  chambrette  où  il  couchait  avec 
Mme  Bernardet,  l'agent  s'était  gardé  pour  lui- 
même,  pour  lui  seul  et  ses  paperasses,  un  coin 
spécial,  pas  plus  large  qu'un  petit  cabinet  de 
toilette  et  où,  devant  une  table  d'acajou,  char- 
gée de  papiers  et  de  livres,  avec  un  sous-main 
et  un  encrier  d'écolier,  il  travaillait,  quand  il 
avait  le  temps,  lisant,  annotant,  coupant  des 
journaux  et  en  collant  des  extraits  pendant  des 
heures. 

Personne  n'entrait  dans  ce  cabinet  où  s'en- 
tassaient les  vieux  papiers.  Mme  Bernardet 
avait  beau  répéter  que  c'était  «  un  nid  à  mi- 
crobes »,  Bernardet  se  plaisait  dans  ce  milieu 
sporadique  et,  en  été,  parfaitement  étouffant. 
11  y  travaillait  sans  feu  en  hiver. 

Mmc  Bernardet  était  désolée  de  voir  sa 
journée  de  gaieté  lui  échapper,  mais  elle  savait 
bien  que  lorsqu'il  était  mordu  par  la  curiosité, 
éprouvé  par  le  désir  de  savoir,  il  n'y  avait 
aucune  observation  à  faire  à  Bernardet.  11 
n'écoutait  rien,  et  les  fillettes,  lorsqu'elles 
demandèrent  si  leur  père  allait  revenir  jouer 
avec  elles,  durent  se  contenter  de  la  raison 
qu'elles  connaissaient  bien  pour  l'avoir  en- 
tendue si  souvent  : 


L'ACCUSATÈKU  C9 

—  Papa  pioche  un  crime! 

En  ternie  de  policier  —  plus  pittoresque- 
me.nt  vulgaire  —  cela  s'appelle  le  cuisiner. 
Bernardet  avait  hâte  de  retrouver,  dans  les 
écrits  lus  autrefois,  la  vérification  de  ses 
espoirs,  de  ses  quasi-certitudes  d'aujourd'hui. 
C'est  pourquoi  il  était  pressé  de  se  trouver 
seul,  sous  la  lampe  de  travail,  dans  le  cabinet 
encombré  de  livres.  Dès  l'entrée,  parmi  les 
tas  pleins  de  poussière,  les  liasses  de  cou- 
pures de  journaux,  il  déterra  avec  l'instinct  et 
la  certitude  du  chercheur  habitué  à  bouquiner, 
le  petit  fascicule  à  couverture  grise  où  il  avait 
lu  naguère  —  avec  un  fiévreux  étonnement  — 
les  recherches  et  le  rapport  du  docteur  Ver- 
nois  sur  les  applications  de  la  photographie 
aux  recherches  criminelles. 

Il  s'assit  vivement  et,  de  ses  doigts  rapides, 
feuilleta,  refeuilleta  la  livraison  si  souvent  lue 
et  étudiée  et,  penché  sur  le  rapport  du 
membre  de  l'Académie  de  médecine,  il  le  com- 
parait à  l'épreuve  soumise  par  le  docteur  Bou- 
rion  ù  la  Société  de  médecine  légale  et  où  les 
plus  savants  n'avaient  rien  vu. 

—  Rien  vu  ou  rien  voulu  voir,  peut-être, 
murmura  le  policier. 

Le  Iront  sous  la  lampe,  promenant  une 
loupe   sur   la   photographie,    déjà    si    vieille, 


70  L'ACCUSATEUR 

envoyée  jadis  à  la  Société,  Bernardet  se  met- 
tait à  établir  le  crime  ancien  —  ou  ce  que  Ver- 
nois  avait  dû  appeler  un  prétendu  crime  — 
avec  l'attention  scrupuleuse,  l'acharnement 
d'un  paléographe  déchiffrant  un  palimpseste 
ou  d'un  pastorien  courbé  sur  ses  bouillons  de 
culture.  Le  pauvre  diable  de  policier  subal- 
terne apportait,  dans  son  âpre  désir  de  ré- 
soudre un  problème  inquiétant,  la  même 
ardeur,  la  même  passion  et  la  même  foi. 
Toutes  les  avidités  de  savoir  ont,  sinon  un 
même  résultat,  du  moins  une  cause  iden- 
tique, la  curiosité  sacrée,  la  curiosité  qui 
décuple  la  vie  humaine. 

Bernardet  reprenait,  avec  une  méthode  de 
juge  d'instruction  scrupuleux,  toute  cette 
vieille  affaire  oubliée,  la  communication  abolie 
depuis  des  années  du  médecin  de  province  et, 
dans  la  solitude  et  le  silence  de  son  petit 
cabinet,  les  derniers  reflets  du  jour  tombant 
se  mêlant  sur  ses  papiers  à  la  clarté  rosée  de 
la  lampe,  il  se  mita  piocher,  comme  un  calcul 
de  mathémathiques,  celte  question  qu'il  avait 
étudiée,  mais  qu'il  voulait  connaître  à  fond, 
impeccablement,  avant  de  retrouver  M.  Ginorv 
à  la  Morgue,  devant  le  cadavre  de  Rovère. 
Il  reprenait  donc  le  fascicule  et  lisait  : 
«  La  photographie,  d'autre  part,  a  été  offerte  à 


L'ACCUSATEUR  71 

la  Société  de  Médecine  légale  par  M.  le  docteur 
Bourion,  ancien  préparateur  à  l'Ecole  pratique; 
cette  photographie,  prise  sur  la  rétine  d'une  femme 
ayant  été  assassinée  le  14  juin  4868,  représente  le 
moment  où  l'assassin,  après  avoir  frappé  la  mère, 
tue  l'enfant,  et  le  chien  de  la  maison  se  précipite 
vers  la  malheureuse  petite  victime.   » 

Puis  regardant  tour  à  tour  la  photographie, 
jaunie  maintenant,  et  revenant  à  la  discussion, 
aux  objections  qu'elle  avait  soulevées,  Ber- 
nardet  établissait,  en  quelque  sorte  pour  lui- 
même,  apprenait  par  cœur  l'historique  même 
de  la  question. 

M.  Gallard,  secrétaire  général  de.la  Société, 
après  avoir  soigneusement  caché  le  revers  de 
la  photographie  l'avait  fait  circuler  parmi  les 
membres  de  la  Société,  avec  cette  seule  men- 
tion: Enigme  de  médecine  légale.  Et  de  l'énigme 
tragique,  personne  n'avait  pu  deviner  le  mot. 
Même  lorsque  le  secrétaire  général  l'avait 
expliquée,  personne  encore  n'avait  pu  voir 
dans  la  photographie  examinée  ce  que  le  doc- 
teur Bourion  y  voyait.  On  y  pouvait,  en  exa- 
minant cette  image  un  peu  étrange,  voir  dans 
le  noir  et  le  blanc  qui  s'y  heurtaient  confusé- 
ment des  figures  aussi  singulières  et  dispa- 
rates que  celles  que  Polonius,  aimable,  aper- 
çoit  dans    les    nuages,    sous    la    suggestion 


72  L'ACCUSATEUR 

d'Hamlet.  Mais  voilà  tout.  Ceci  se  passait  dans 
la  séance  du  8  lévrier  1809. 

Le  docteur  Vernois,  chargé  décrire  un  rap- 
port sur  la  communication  du  docteur  Bourion, 
lui  demandait  alors  comment  l'opération  avait 
été  conduite  et  le  médecin  des  Vosges  lui  don- 
nait ces  détails  que  maintenant  Bernardet 
réétudiait,  passait  au  crible  :  l'assassinat  avait 
eu  lieu  un  dimanche  entre  midi  et  quatre 
heures  du  soir.  L'extraction  des  yeux  hors 
des  orbites,  n'avait  été  pratiquée  que  le  surlen- 
demain, vers  dix  heures  du  matin. 

L'expérience  à  faire  sur  les  yeux  du  mort 
présent,  sur  ces  terribles  yeux  accusateurs  du 
cadavre  de  M.  Rovère  arrivait  donc  exacte- 
ment avec  une  avance  de  vingt-quatre  heures. 
L'image,  s'il  y  avait  image,  devait  par  consé- 
quent être  plus  visible  cette  fois,  que  dans 
l'expérience  du  16  juin  186S.  car  la  photogra- 
phie n'avait  été  obtenue  alor>  que  vers  six 
heures  du  soir,  le  surlendemain  du  meurtre. 

—  Vers  six  heures  du  soir,  songeait  Ber- 
nardet, six  heures  du  soir.  Et  la  lumière  pho- 
togénique était-elle  alor^  très  suffisante? 

Le  docteur  Bourion  avait  opéré  sur  les  deux 
yeux  de  l'enfant  et  sur  les  deux  yeux  de  la 
mère.  Les  yeux  de  l'enfant  n'avaient  rien 
donné  autre  chose  que  des  nuages  —  ce  à  quoi 


L'ACCUSATEUR  TU 

î  m'attendais,  disait  le  docteur,  l'enfant  était 
2stée  dans  la  cave  pendant  un  laps  de  temps 
ssez  long  pour  que,  dans  la  pénombre, 
ucune  image  ne  fût  transmise  au  cerveau  et, 
ar  conséquent,  ne  put  être  empreinte  sur  la 
étine  et  sur  le  corps  vitré,  ces  deux  parties  de 
œil  étant  absolument  corrélatives  l'une  de 
autre. 

Mais  si  les  yeux  de  l'enfant  ne  donnaient 
ien,  absolument  rien,  il  n'en  avait  pas  été  de 
îème  des  yeux  de  la  mère.  Sur  l'œil  gauche, 
près  une  section  circulaire  en  arrière  de  l'iris, 
nlèvemcnt  du  corps  vitré,  une  image,  à  peine 
îarquée,  apparaissait  la  tète  du  chien.  Et  sur 
œil  droit,  même  section,  autre  résultat:  si  le 
ristallin,  trop  fortement  serré  par  une  pince, 
risait  cette  pince  et  en  projetait  des  éclats  sur 
%  corps  vitré,  ce  qui  produisait  des  taches 
lanches  dans  la  photographie,  l'image, 
mmagasinée  pour  ainsi  dire  par  la  rétine., 
'en  subsistait  pas  moins,  n'en  apparaissait 
as  moins  et  on  pouvait  voir  et  l'assassin, 
want  le  bras  pour  frapper,  et  le  chien  accou- 
ant  pour  protéger. 

—  Avec  beaucoup  de  bonne  volonté,  il  faut 
avouer,  songeait  Bernardet  en  regardant  de 
ouveau  l'épreuve.  Oui,  avec  de  l'imagination 
lèmc.  Mais,  au  total,  c'était  entre  cinquante 

7 


74  L'ACCUSATEUR 

et  cinquante-deux  heures  après  l'assassinat 
que  le  docteur  Dourion  avait  opéré,  tandis 
que,  cette  fois,  c'était  avec  de  plus  grandes 
chances  de  succès  —  une  chance  évidente  — 
qu'on  tentait  l'expérience. 

Dix-sept  fois  jadis,  le  docteur  Vernois  avait 
expérimenté  sur  des  animaux,  soit  au  moment 
où  il  les  pendait,  soit  en  les  foudroyant  par 
l'acide  prussique.  Il  avait  tenu  en  face  des 
yeux,  éclairés  par  quelque  lumière  vive,  un 
objet  choisi  très  facile  à  reconnaître  si  l'image 
reflétée  persistait  sur  la  rétine.  Ces  yeux,  il  les 
avait  arrachés  dès  la  mort  venue,  les  portant 
en  hâte  au  photographe.  Il  avait,  pour  mieux 
exposer  la  rétine  à  l'action  de  la  photographie, 
pratiqué  une  sorte  de  croix  de  Malte  par 
quatre  incisions  sur  les  bords  de  la  scléro- 
tique. Il  écartait  l'humeur  vitrée,  fixait  la  pièce 
anatomique  sur  une  carte  à  l'aide  de  quatre 
épingles  et  soumettait  le  plus  rapidement  pos- 
sible la  rétine  à  l'expérience  daguerréenne. 

En  relisant  le  rapport  du  savant,  Bernardet 
regardait,  étudiait  encore,  épluchait  le  texte, 
interrogeait  les  douze  épreuves  soumises  à  la 
Société  de  médecine  légale  par  le  docteur  Ver- 
nois : 

—  Rétines  de  deux  yeux  d'un  chat  tué  par 
Uacide  prussique;  Vernois  avait  tenu  l'animal 


L'ACCUSATEUR  75 

agonisant  en  face  de  larges  barreaux  fermant 
sa  cage.  Aucun  résultat. 

—  Rétines  d'un  chien  étranglé.  Une  montre 
avait  été  tenue  devant  ses  yeux  jusqu'à  la  mort. 
Aucun  résultat. 

—  Rétines  d'un  chien  tué  par  la  strangula- 
tion. Un  paquet  de  clefs  brillantes  avait  été 
maintenu  devant  les  yeux  pendant  tout  le 
temps  du  supplice.  Rien. 

—  Rétines  d'un  chien  étranglé.  Un  lorgnon 
avait  été  placé  devant  ses  yeux.  Photographie 
faite  deux  heures  après  la  mort.  Rien. 

Vernors  avait  placé  une  main  armée  d'un 
bâton  prêt  à  frapper  devant  l'agonie  d'un  chien. 
Rien,  aucune  image.  Une  bague  devant  les 
prunelles  d'un  chat.  Aucune  image.  Rétine 
muette.  Rien. 

Rien,  rien,  rien.  Tel  était  le  résultat  de 
toutes  les  expériences  du  savant,  expériences 
que  lui,  pauvre  diable,  photographe  amateur, 
avait  la  prétention  de  reprendre,  de  corriger, 
de  réussir. 

—  Rien!  Rien  ! 

Bernardet  répétait  le  mot  avec  colère. 

Et,  continuant  à  rechercher,  lui,  ignorant., 
pauvre  être  instinctif  aiguillonné  par  une  pas- 
sion, ce  qu'il  pouvait  y  avoir  d'erroné  dans  le 
travail  de  l'impeccable  savant,  il  se  heurtait, 


76  L'ACCUSATEUR 

avec  une  rage  désespérée,  à  des  conclusions 
désolantes  pour  sa  chimère  :  la  durée  de  la 
persistance  des  images  sur  la  rétine  est  tout 
au  plus  de  32  à  35  centièmes  de  seconde.  Com- 
ment espérer  que  cette  image  fugitive,  sorte 
d'éclair,  persistera  après  des  heures,  des  frac- 
tions d'heures? 

—  Plateau,  dans  ses  Annules  de  Chimie,  et 
l'abbé  Maignan,  dans  son  Répertoire  d'optique 
moderne,  ont  calculé  tout  cela.  D'Arcy,  avant 
eux,  avait  trouvé  que  cette  persistance  était  de 
13  centièmes  de  seconde  tout  au  plus. 

Il  ne  connaissait  ni  d'Arcy,  ni  Plateau,  ni 
l'abbé  Maignan,  le  pauvre  Bernardet,  mais  il 
était  bien  forcé  de  subir  cette  vérité  démon- 
trée :  «  La  persistance  est  courte,  très  courte.  » 

«  La  vision  ordinaire  et  successive,  la  lec- 
ture, l'examen  rapide  des  objets  étaient  choses 
tout  à  fait  impossibles  si  l'impression  de 
l'image  sur  la  rétine  pouvait  durer  au  delà  de 
la  fraction  la  plus  minime  d'une  seconde.  » 

—  Oui,  oui,  sans  doute,  sans  doute,  sans 
doute,  répétait  tout  bas  le  policier. 

Et  brusquement,  frappant  sur  les  feuillets 
tant  de  fois  lus  et  relus  du  fascicule,  il  ajoutait 
encore  —  ne  se  doutant  guère  qu'il  parodiait 
Galilée  —  son  : 

—  Et  pourtant  ! 


L'ACCUSATEUR  T» 

—  La  rétine,  très  translucide  pendant  la  vie, 
devient  très  rapidement  opaque  après  la  mort, 
disait  Vernois. 

—  Oui,  ajoutait  Bernardet,  mais  si,  entre 
ces  deux  états,  l'image  est  saisie  ! 

Le  docteur  X.  Galezowski  a,  dans  sa  cli- 
nique ophthalmologique,  soumis  des  malades, 
en  pleine  lumière,  à  l'observation  que  Vernois 
lui  a  recommandée,  et  il  n'a  rien  vu,  rien  cons- 
taté qui  soit  en  dehors  de  l'état  physiologique. 

—  C'est  impossible,  répétait  alors  Bernar- 
det, découragé,  oui,  je  vois  bien,  c'est  impos- 
sible. 

Et  le  médecin  ajoutait  que  si  donc,  mainte- 
nant, expériences  faites,  un  jury  ou  un  juré 
venait  à  réclamer  d'un  expert  l'examen  d'une 
victime  pour  y  chercher  quelques  renseigne- 
ments utiles,  l'expert  serait  en  droit  de 
répondre  que  les  résultats  de  cet  examen 
n'éclaireraient  pas  la  justice. 

Cette  sentence,  si  nette,  du  membre  de  l'A- 
cadémie de  médecine,  datait  du  13  décembre 
1809  et,  en  effet,  depuis  vingt-six  ans,  la  ques- 
tion dormait,  classée,  comme  disait  M.  Ginory. 

Mais  depuis  vingt-six  ans,  que  de  progrès 
accomplis  en  photographie  !  Quelle  marche  en 
avant!  Quelles  projections  violentes  sur  l'infini, 
sur  l'inconnaissable,  sur  le  mystère  !  Le  sque- 


78  L'ACCUSATEUR 

lette  humain  aperçu  à  travers  la  chair!  Le 
mouvement  d'une  foule  saisi  comme  au  pas- 
sage et  éternellement  fixé  sur  un  ruban  qui, 
dans  un  mouvement  de  rotation,  lui  redonne 
la  vie  même!  La  voix  de  l'homme,  cette  sorte 
d'âme  enregistrée  pour  l'éternité  sur  le  rouleau 
du  phonographe  !  Le  mystère  traîné  en  pleine 
lumière!  Tant  de  secrets  devenus  des  vérités 
banales!  L'invisible  même,  l'invisible,  roc- 
culte,  mis  sous  les  yeux  de  tous,  comme  un 
spectacle. 

—  On  ne  sait  pas,  songeait  Bernardet,  tout 
ce  que  peut  donner  l'objectif  d'un  kodak  ! 

Et  il  constatait,  en  relisant  le  rapport  de 
Maxime  Vernois  sur  les  Applications  <le  la  pho- 
tographie à  la  Médecine  légale,  que  le  savanl 
lui-même,  tout  en  niant  les  résultats  dont 
avait  parlé,  dans  sa  communication,  le  docteur 
Bourion  ides  Vosges),  se  livrait  à  son  tour  à 
des  considérations  générales  sur  le  rôle 
médico-légal  que  la  photographie  pouvait  être 
appelée  à  jouer.  Oui.  dès  1800.  il  demandait 
que,  dans  les  recherches  sur  les  substances 
toxiques,  où  le  microscope  seul  jouait  un  rôle, 
la  photographie  lut  appliquée.  Il  réclamait  ce 
qui.  de  nos  jours,  est  devenu  d'application 
courante  :  la  reproduction  daguerréenne  des 
traits  des  coupables,  de  leurs  difformités,  de 


L'ACCUSATEUR  79 

leurs  cicatrices,  de  leurs  tatouages,  il  deman- 
dait qu'on  photographiât  un  accusé  ou  un  con- 
damné sous  plusieurs  aspects,  avec  ou  sans 
cheveux,  avec  ou  sans  barbe  ou  favoris,  sous 
divers  costumes. 

—  Ces  propositions,  pensait  Bernardet, 
semblaient  des  nouveautés  hardies,  il  y  a 
vingt-six  ans,  et  maintenant  elles  nous  parais- 
sent aussi  naturelles  que  deux  et  (leur  font 
quatre.  Dans  vingt-six  ans,  qui  sait?  en  1922, 
ce  .qui  est  une  audace  aujourd'hui,  un  para- 
doxe, une  folie,  on  s'en  moquera  peut-être 
comme  d'une  La  Palissade  ! 

Quand  on  pense  que  Vernois  demandait 
déjà,  en  son  temps,  qu'on  reproduisît  la  forme 
des  blessures,  leur  étendue,  les  instruments 
du  crime,  les  feuilles  de  plantes  ingérées  en 
certains  cas  d'empoisonnement,  la  forme  des 
vêtements  de  la  victime,  les  empreintes  des 
pieds  et  des  mains,  l'image  intérieure  d'une 
chambre  d'écrivain,  la  signature  de  certains 
accusés  atteints  d'affections  nerveuses,  les 
fragments  de  cadavres  et  d'os,  et  que  toutes 
ces  pièces  tirées  à  un  grand  nombre  d'exem- 
plaires fussent  adressées  à  tous  les  agents  de 
police,  à  tous  les  magistrats  instructeurs  et 
annexées  à  tous  les  dossiers  des  prévenus  ou 
des  condamnés!  Un  précurseur!  Mais  on  lui 


80  L'ACCUSATEUR 

répondait  :  A  quoi  bon  !  On  disait  alors  :  «  C'est 
du  paradoxe,  il  en  demande  trop!  Les  juges 
vont-ils  donc  devenir  des  photographes  !  »  Et 
aujourd'hui,  tout  ce  que  réclamait  Vernois  en 
1869  était  fait  et  Y  instantané  remplaçait  presque 
le  procès-verbal. 

On  n'en  était  encore  en  ce  temps-là  qu'à 
photographier  les  billets  de  banque  falsifiés, 
On  amplifiait  le  billet  par  la  photographie,  on 
reconnaissait  par  là  l'absence  d'un  point  et  on 
trouvait  la  preuve  de  l'altération  du  bank-note. 
Vour  un  point  \e  faussaire  perdait  son  billet. 
Et  le  savant  Helmholtz  proposait  de  se  servir, 
pour  découvrir  ces  faux,  du  stéréoscope.  On 
plaçait  dans  l'instrument  d'un  coté  un  billet 
authentique,  de  l'autre  un  billet  suspect  et  il 
suffisait  de  voir  que  dans  l'image  résultant 
tous  les  traits  ne  fussent  pas  le  même  plan  fils 
devaient  l'être  absolument)  pour  qu'on  se  dit  : 
—  Le  billet  est  faux!  L'expérience  d'IIelmholtz 
pouvait  alors  paraître  quasi-fantastique  au 
faussaire  condamné  par  un  stéréoscope.  A 
présent,  se  disait  Bernardet,  elle  semblait  toute 
simple,  banale,  enfantine.  Eh  !  bien,  aujour- 
d'hui quoique  expérience  nouvelle  sur  la  rétine 
des  morts  ne  donnerait-elle  point  un  résultat 
que  n'avait  pas  prévenu  Vernois? 

Les  instruments  étaient  singulièrement  per- 


L'ACCUSATEUR  81 

fectionnés  depuis  que  M.  le  docteur  Bourion 
opérait  dans  sa  petite  ville  des  Vosges  et  si  les 
lois  de  la  physiologie  humaine  n'avaient  tout 
naturellement  pas  changé,  les  chercheurs  de 
causes  invisibles  avaient  fait  du  chemin  dans 
leurs  poursuites  du  mystère.  Oui  sait  si,  au 
moment  de  l'agonie,  l'intensité  de  vie  que  le 
mourant  mettait  dans  son  dernier  regard  ne 
donnait  pas  à  la  rétine  une  puissance  centuplée 
qui  modifiait  ou  plutôt  exacerbait,  fortifiait 
jusqu'à  l'étrange  le  pouvoir  de  ce  regard  su- 
prême? 

Ce  point  d'interrogation  que  se  posait  là 
Bernardet,  amenait  dans  son  cerveau  des 
hésitations  plus  que  des  formules  et  l'agent 
avait  beau  être  un  curieux  pris  d'une  boulimie 
de  lectures,  il  ne  pouvait  s'exprimer  ni  en  phy- 
siologiste ni  en  philosophe.  Mais  il  avait  tant 
vu,  tant  vu  de  choses,  tant  brassé  d'événe- 
ments et  d'hommes  !  La  pratique  lui  tenait  lieu 
de  science. 

Oui,  aussi  bien  qu'un  docteur,  il  savait  pour 
avoir  interrogé  des  noyés  arrachés  à  la  mort 
suicidés  ou  victimes,  que  dans  la  dernière 
seconde  —  comme  un  panorama  immense  de- 
viendrait subitement  visible  dans  un  éclair  — 
toute  la  longue  traînée  des  souvenirs,  depuis 
l'enfance  jusqu'à  hier,  tenait  en  une  sorte  de 


82  L'ACCUSATEUR 

brusque  raccourci.  Toute  une  vie  dans  une 
violente  commotion  cérébrale  ! 

Les  savants  pourraient-ils  l'expliquer  ce 
mystère  étrange?  Une  existence  résumée  dans 
une  vibration,  était-ce  possible  ?  Pourtant, — 
et  c'était  encore  le  mot  de  Bernardet,  —  pour- 
tant cela  était!... 

Et  pourquoi,  dans  un  «  ramassement  » 
analogue  de  toutes  1rs  forces  d'un  être  en 
une  même  sensation  —  le  regard  du  mou- 
rant ne  saisirait-il  pas  en  une  intensité 
durable  un  point  unique,  comme  la  mémoire* 
du  mourant  embrassait  d'un  seul  coup  r 
évoquait  en  une  seconde  tant  de  souvenirs 
disparus? 

—  Et  c'est  là  de  l'imagination  et  que  le 
mourant  ne  voit  pas,  tandis  que  l'image  dans 
la  rétine,  c'est  un  fait,  et  un. fait  nié  par  de 
plus  forts  que  moi. 

Bernardet  songeait  à  ces  mystères  et  sentait 
la  migraine  lui  monter  au  front. 

—  J'en  serai  malade,  pensait-il.  Et  pour- 
tant, il  y  a  quelque  chose  à  trouver,  il  y  a 
quelque  chose  à  faire  ! 

Alors,  dans  son  étroit  cabinet  poudreux,  son 
cerveau  s'exaltait,  s'enfiévrait  comme  celui 
d'un  moine  en  cellule.  Tout  disparaissait,  les 
papiers,   la    muraille,   les    objets    visibles    et 


L'ACCUSATEUR  83 

aussi  les  objections,  les  négations,  les  im- 
possibilités démontrées.  Une  conviction  ab- 
solue ,  instinctive  ,  irrésistiblement  puis- 
sante, entrait  en  lui,  l'emplissait  d'une  foi 
insolente. 

—  Ce  quelque  chose  d'inconnu,  je  le  trouve- 
rai !  «  Ce  qu'il  y  a  à  faire,  je  le  ferai  !  » 

Bernardet  rejeta  brusquement  le  fascicule  de 
la  Société  de  médecine,  se  leva  et  redescendit 
dans  la  salle  à  manger  où  l'attendaient  sa  femme 
et  les  enfants. 

Maintenant  il  se  frottait  les  mains,  il  avait 
l'air  joyeux. 

—  Est-ce  que  tu  as  découvert  une  piste  ? 
•demanda  Mme  Bernardet  très  simplement, 
comme  une  ouvrière  demanderait  à  son  mari 
si  la  journée  a  été  bonne. 

L'aînée  des  fillettes  s'avança  : 
— Papa,  mon  petit  papa... 

—  Ma  chérie  ? 

Et  la  voix  de  l'enfant  interrogea  doucement 
avec  la  délicieuse  musique  des  petits  : 

—  Est-ce  que  tu  es  content  de  ton  crime, 
papa? 

—  Ne  parlons  plus  de  ça,  répondit  Bernar- 
det. A  table  !  Après  dîner  je  développerai  les 
photographies  que  j'ai  prises  dans  mon  kodak 
—  mais,  en  attendant  amusons-nous,  c'est  ma 


84  L'ACCUSATEUR 

fête,  je  veux  respirer  vos  bouquets,  manger  vos 
joues,  mes  chers  petits,  oublions  un  peu  le 
métier.  A  tout  à  l'heure  la  maniçuè  !  Dînons 
d'abord  et  aimons-nous  bien  ! 


M  i 


Le  meurtre  de  M.  Rovère,  commis  en  plein 
our  dans  un  quartier  de  Paris  très  vivant,  très 
Véquenté,  causait  clans  le  public  une  émotion 
Saolente.  Il  se  mêlait  du  mystère  à  ce  meurtre, 
./existence du  mort,  bien  fouillée,  interrogée, 
•onnue,  très  dramatiquement  présentée  du 
•este  par  Paul  Rodier  dans  une  biographie  qui 
iourut  toute  la  presse,  reproduite  et  amplifiée, 
onna  bientôt  au  Crime  du  boulevard  de  Clichy 
m  intérêt  de  roman  judiciaire.  Tout  ce  qu'il 
j  a  de  curiosités  vulgaires  dans  l'homme  se 
'éveille,  comme  des  bestialités  ataviques-  à 
'odeur  du  sang. 

Quel  était  ce  M.  Rovère,  ancien  consul  à 
Buenos-AyresouàLa  Havane,  amateur  d'objets 
l'art,  membre  de  Sociétés  de  bibliophiles,  où 
m  ne  le  voyait  plus  depuis  longtemps,  et  quel 


86  L'ACCUSATEUR 

ennemi  pouvait-il  avoir  qui  se  fût  introduit  chez 
lui  pour  lui  couper  la  gorge  ? 

N'avait-il  pas  pu  être  assassiné  tout  simple- 
ment par  quelque  cambrioleur  ou  casseur  de 
portes  sachant  que  le  locataire  de  M.  Moniche 
collectionnait  des  œuvres  d'art  chez  lui  ?  La 
fête  de  Montmartre  battait  souvent  son  plein 
devant  la  maison  où  venait  d'être  commis  le 
meurtre,  et  tout  ce  flotderodeurs,cettemaréede 
malfaiteurs  qu'attirent  les  kermesses  foraines 
étaient  venus  déferler  sur  le  trottoir  du  boule- 
vard à  l'endroit  précis  du  meurtre.  Et  les  chro- 
niqueurs profitaient  de  l'occasion  pour  faire  à 
la  fois  de  la  statistique  et  de  la  morale  sur  ces 
fêtes  des  boulevards  extérieurs,  où  le  vice  et  le 
crime  poussent  quasi  spontanément  comme 
nés  de  la  fermentation  d'un  fumier. 

Mais  personne,  pas  un  journal  —  peut-être 
par  ordre  —  n'avait  parlé  de  ce  visiteur  inconnu 
que  Moniche  appelait  Yindïïïdu,  le  monsieur  et 
que  la  portière  avait  vu  debout,  à  côté  de 
M.  Rovère,  devant  le  coffre-fort  ouvert.  A  peine 
Rodier  avait-il  laissé  deviner  dans  son  article 
que  la  justice  avait  un  indice  assez  important 
qui  lui  permettait  de  pénétrer  le  mystère  de  ce 
crime  et  vraisemblablement  d'arrêter  le  cou- 
pable. Il  donnait  ensuite  à  entendre  que  lui- 
même  pourrait,  au  besoin,  en  poursuivant  son 


L'ACCUSATEUR  87 

enquête  de  nouvelliste  parallèlement  avec  celle 
de  la  justice,  éclairer  non  seulement  l'opinion, 
mais  la  justice. 

Et  les  lecteurs  attendaient,  se  demandant 
quel  mystère  cachait  ce  meurtre.  M  Moniche 
prenait  à  la  fois  des  airs  effarés  et  importants. 
Il  se  sentait  le  point  de  mire  des  curiosités,  le 
centre  des  préoccupations;  qui  sait? le  porteur, 
d'un  secret  terrible.  Lui  et  sa  femme  grandis- 
saient dans  leur  propre  opinion. 

—  Nous  figurerons  au  procès!  disait  Mo- 
niche se  voyant  déjà  devant  les  robes  rouges, 
et  levant  la  main  pour  jurer  de  ne  rien  dire  que 
la  vérité,  mais,  cette  vérité,  de  la  dire  toute. 

—  Encore  faudrait-il  la  savoir  !  murmurait 
Mme  Moniche. 

Et  l'un  et  l'autre,  dans  le  tête-à-tête  de  la 
loge  étroite,  se  remémoraient  ce  qu'ils  avaient 
pu  remarquer  d'insolite  dans  l'existence  de 
Rovère. 

—  Tu  ne  te  rappelles  pas  ce  jeune  homme 
qui,  un  jour,  demandait  monsieur  le  consul  avec 
tant  d'insistance? 

—  Ah!  oui,  faisait  Moniche.  C'est  vrai.  Je  ne 
pensais  pas  à  celui-là.  Un  chapeau  de  feutre, 
la  joue  tannée,  un  drôle  d'accent.  Il  arrivait  de 
loin.  Ce  devait  être  un  Espagnol. 

—  Quelque  mendiant.  Un  pauvre  diable  que 


88  L'ACCUSATEUR 

le  consul  avait  connu  en  Amérique,  aux  colo- 
nies, on  ne  sait  pas  où. 

—  Mauvaise  figure,  songeait  Moniche. 
Pourtant  M.  Rovère  l'a  reçu  et  lui  a  donné  un 
secours,  je  me  rappelle.  Si  ce  jeune  homme-là 
était  revenu  souvent  je  dirais  que  c'est  lui  qui 
a  fait  le  coup.  Et,  aussi,  je  dois  ajouter,  s'il  n'y 
avait  pas  Vautre. 

—  Oui,  mais  il  y  a  l'autre,  répondait  la  por- 
tière. Il  y  a  celui  que  j'ai  vu  planté  devant  les 
coupons  et  jetant  sur  ces  papiers  des  yeux  qui 
flamboyaient,  ma  parole.  Il  y  a  celui-là,  vois-tu, 
Moniche,  et  je  mettrais  ma  main  au  feu,  je 
mettrais  même  la  tienne  que  c'est  lui  ! 

—  Si  c'est  lui,  on  le  retrouvera  ! 

—  Oh  !  oh  !  Et  s'il  a  pris  le  train  ?  On  prend 
vite  le  train  aujourd'hui  ! 

—  On  verra,  on  verra,  concluait  Moniche. 
La  justice  est,  et  nous  sommes  là. 

Il  disait  ce  «  Nous  sommes  là  »  comme  eût  pu 
le  dire  un  grenadier  de  la  garde  devant  une 
position  à  emporter. 

Cependant  on  avait  transporté  à  la  Morgue 
le  cadavre  de  l'assassiné.  M.  Bernardet,  à 
l'heure  fixée  pour  l'autopsie,  arrivait  assez  ému 
et  se  demandait  si,  depuis  leur  conversation 
dans  le  bureau  de  M.  Rovère,  le  juge  d'instruc- 
tion  avait   réfléchi   et   allait   se    décider  à  lui 


L'ACCUSATEUR  89 

laisser  tenter  l'expérience-,  la  fameuse  expé- 
rience réputée  depuis  tant  d'années  inutile, 
absurde,  presque  ridicule... 

—  Avec  tout  autre  que  M.  Ginory,  pensait 
l'agent,  je  dirais  que  c'est  fini  ;  mais  M.  Gi- 
nory ne  redoute  pas  la  nouveauté... 

Et  le  policier  arrivait  avec  son  appareil  pho- 
tographique en  bandoulière,  ce  kodak  qu'il 
déclarait  plus  dangereux  pour  les  coupables 
qu'un  revolver  armé. 

Bernardet  avait  d'ailleurs  développé  les 
épreuves  prises  sur  la  face  de  Rovère  et,  sur 
trois  instantanés,  deux  avaient  donné  un 
résultat.  Le  visage  de  l'assassiné  apparaissait 
avec  une  netteté  qui,  sur  les  épreuves,  le 
rendait  formidable,  comme  dans  la  réalité 
même,  et  les  yeux,  les  yeux  tragiques,  les  yeux 
vivants,  gardaient  sur  l'épreuve  la  terrible 
expression  accusatrice  que  l'agonie  suprême 
leur  laissait  au  fond  des  orbites.  La  lumière 
avait  mis  son  éclair  sur  ces  prunelles  —  et 
elles  parlaient. 

Bernardet  les  montrerait  à  M.  Ginory. 
On  les  examinerait  à  la  loupe.  Mais  elles  ne 
donneraient  que  l'émotion,  l'angoisse,  la  colère 
de  la  minute  suprême.  La  dernière  image  de 
cette  minute,  la  seule  de  l'agonie,  était  là,  dans 
l'œil  du  mort,  —  et  Bernardet  espérait   bien 


90  L'ACCUSATEUR 

convaincre  le  juge  de  l'intérêt  qu'avait  pour 
l'instruction  l'expérience  autrefois  tentée  par 
le  docteur  Bourion. 

L'heure  de  l'autopsie  avait  été  fixée  à  onze 
heures  du  matin.  Vingt  minutes  avant  Ber- 
nardet  était  à  la  Morgue.  Il  se  promenait  très 
agité,  devant  le  petit  édicule  de  pierre  où  les 
passants,  avides  de  spectacles  macabres,  des 
femmes,  des  fillettes,  des  collégiens,  des  en- 
fants, entraient  pour  voir,  sur  les  dalles, 
gonflés,  verdis  ou  lachairpàlie  —  des  cadavres. 

Jamais  peut-être  en  sa  vie  le  policier  ne 
s'était  senti  aussi  violemment  secoué  par  un 
désir  de  succès  que  cette  fois,  dans  le  tragique 
cas  présent.  Il  apportait  à  la  réussite,  à  l'adop- 
tion de  son  projet  une  ardeur  d'apôtre.  Ce 
nétait  pas  l'idée  du  succès,  la  perspective  ou 
la  possibilité  d'un  avancement,  d'une  gratifi- 
cation quelconque  qui  le  guidait,  c'était  la  joie 
et,  à  ses  propres  yeux,  la  gloire  de  pousser  à 
un  progrès,  d'attacher  son  nom  à  l'exhumation 
d'une  découverte.  Bernardet  travaillait  pour 
l'art,  pour  l'amour  de  l'art.  Et  après  cela  si 
M.  le  préfet  reconnaissait  son  zèle  d'une  façon 
quelconque,  c'était  son  affaire  à  lui  et  l'agent 
s'en  remettait  à  son  chef.  Mais  présentement 
il  ne  songeait  qu'à  la  satisfaction  immédiate  de 
son  désir,  à  la  réalisation  de  son  rêve  ! 


I/ACCUSATEUR  91 

—  Ah  !  si  M.  Ginory  voulait  ! 

Et  tout  justement,  comme  Bernardet  men- 
talement formulait  cet  espoir  tout  en  soupirant 
très  haut,  il  aperçut  un  fiacre  d'où  le  juge 
d'instruction  descendait  suivi  d'un  greffier;  et 
il  marcha  en  hâte  vers  M.  Ginory  qu'il  salua 
respectueusement. 

En  le  voyant  là,  tout  empresse  et  le  premier 
arrivé,  le  magistrat  ne  put  s'empêcher  de  sou- 
rire : 

—  Ah  !  ah  !  dit-il,  je  vois  que  vous  tenez  à 
votre  idée  ! 

—  J'y  ai  pensé  toute  la   nuit,  monsieur  le 

juge- 

—  Eh  î  bien,  mais,  fit  M.  Ginory,  d'un  ton 
qui  ouvrit  brusquement  à  Bernardet  les  pers- 
pectives espérées,  aucune  idée  n'est  à  rejeter, 
et  je  ne  vois  pas  pourquoi  nous  ne  tenterions 
pas  l'aventure.  J'y  ai  réfléclri.  Où  est  l'incon- 
vénient ? 

—  Ah  !  monsieur  le  juge,  monsieur  le  juge, 
s'écria  l'agent,  si  vous  faites  ça,  qui  sait  si 
nous  n'aurons  pas  révolutionné  la  médecine 
légale? 

—  Révolutionné,  révolutionné  !  —  Encore 
faut-il  que  le  prosecleur  ne  trouve  pas  cela 
—  parfaitement  idiot  ! 

M.   Ginory  contournait  le  monument  et  y 


92  L'ACCUSATEUR 

entrait  par  la  petite  porte,  du  côté  de  la  Seine. 
Le  greffier  le  suivait  et,  derrière,  l'agent  de  la 
Sûreté  emboîtait  le  pas. 

Il  fallut  attendre  que  les  docteurs  délégués 
aux  constatations  judiciaires  fussent  arrivés, 
et  le  gardien-chef  de  la  Morgue  fit,  de  son 
mieux,  prendre  patience  au  magistrat  en  lui 
contant  ses  menues  observations  sur  les 
derniers  corps  meurtris  apportés  là.  M.  Ginory, 
avec  sa  passion  de  la  statistique  et  des  détails 
caractéristiques,  écoutait  volontiers. 

—  Nous  avons  eu,  depuis  huit  jours,  plus 
de  femmes  que  d'hommes,  ce  qui  est  rare.  Et 
ces  femmes,  presque  toutes  des  habituées  de 
bals  publics,  des  coureuses. 

—  A  quoi  reconnaissez-vous  cela  ? 

—  A  ce  quelles  ont  les  pieds  propres 

Le  professeur  Morin  arriva  tout  à  coup  en 
compagnie  d'un  confrère,  un  jeune  docteur 
pasteurien,  esprit  bizarre,  épris  de  nouveauté 
et  qui  passait  pour  chimérique  parmi  ses  com- 
pagnons, peu  timides  cependant  en  fait  d'expé- 
riences et  de  rêves. 

M.  Morin  salua  M.  Ginory,  et,  en  homme 
pressé,  lui  présenta  le  docteur  Erwin  et  dit 
au  magistrat  que  les  internes  avaient  sans 
doute  commencé  l'autopsie,  pour  gagner  du 
temps. 


L'ACCUSATEUR  93 

Le  corps  de  M.  Rovère  gisait,  en  effet, 
dépouillé  de  ses  vêtements,  sur  la  dalle  de 
dissection  et  trois  jeunes  gens,  coiffés  de 
calottes  de  velours,  le  tablier  au  ventre,  se 
tenaient  debout  devant  ce  cadavre,  déjà  tail- 
ladé et  où  la  blessure  mortelle  apparaissait 
maintenant  plus  rouge  dans  la  blancheur  de 
cette  nudité  qui,  douloureuse,  semblait  fris- 
sonner. 

Bernardet  s'était  comme  glissé  dans  la  salle 
de  dissection,  se  dissimulant  à  demi,  écoutant 
et  regardant  et  surtout  ne  perdant  pas  de  vue 
le  visage  de  M.  Ginory.  Un  visage  où  le  regard 
se  faisait  aigu,  pénétrant  comme  un  couteau, 
lorsqu'il  se  penchait  sur  la  face  de  l'assassiné  et 
la  fouillait  en  quelque  sorte  aussi  résolument  au 
moral  que  les  scalpels  des  chirurgiens  fouil- 
laient la  blessure  et  la  chair. 

Et,  parmi  ces  gens  en  vêtements  noirs,  dont 
quelques-uns  gardaient  le  chapeau  sur  la  tête, 
le  cadavre  étendu  apparaissait  pareil  à  une 
figure  de  cire  sur  un  étal  de  marbre.  Bernardet 
songeait  à  ces  images  qu'il  avait  vues  d'après 
les  tableaux  de  Rembrandt,  le  poète  au  pinceau 
des  anatomies  et  des  boucheries.  Les  chirur- 
giens se  penchaient  sur  le  mort,  leurs  mains 
tripotaient  et  leurs  ciseaux  tailladaient  ses 
muscles.  Cette  blessure,  par  où  la  vie  s'était 


94  L'ACCUSATEUR 

envolée,  cette  large  blessure,  pareille  à  une 
bouche  monstrueuse  et  grimaçante,  ils  l'élar- 
gissaient encore  sous  leurs  doigts  ;  la  tête  du 
mort  oscillait  de-ci  de-là,  ou  rendait  des  sons 
mats  en  retombant  sur  la  dalle  de  marbre  où 
elle  se  cognait  le  crâne. 

Mais  les  yeux  restaient  les  mômes  et,  mal- 
gré les  heures  écoulées,  aussi  vivants,  mena- 
çants et  éloquents  que  la  veille,  — déjà  voilés 
pourtant  avec  quelque  chose  de  vitreux  sur  les 
prunelles,  comme  l'amaurose  de  la  mort,  — 
mais  encore  pleins  de  cette  colère,  de  cet  effroi 
ou  de  cette  malédiction  farouche  qui  réappa- 
raissaient, saisissantes,  sur  les  épreuves  pho- 
tographiques prises  par  Bernardet. 

—  Le  secret  du  crime  est  dans  ce  regard,, 
pensait  l'agent.  Ces  yeux  ont  vu,  ces  yeux 
parlent;  s'ils  disaient  ce  qu'ils  savent,  ils  accu- 
seraient. 

Alors,  pendant  que  le  professeur,  son  in- 
terne et  ses  élèves  pratiquaient  l'autopsie, 
échangeant  leurs  observations,  poursuivant 
dans  ce  corps  mutilé  la  recherche  de  la  vérité, 
essayant  de  préciser,  d'après  la  nature  de  la 
plaie,  la  forme  même  du  couteau  qui  l'avait 
produite,  Bernardet  doucement  s'approchait 
du  juge  d'instruction  et  tout  bas,  timidement, 
presque   à  l'oreille,   lui   glissait    des    paroles 


L'ACCUSATEUR  9b 

respectueuses,  qui  insistaient  pourtant,  pres- 
saient, poussaient  le  magistrat  à  intervenir 
brusquement,  à  poser  le  problème  inquiétant  : 

—  Ah!  monsieur  le  juge,  c'est  le  moment. 
Vous  qui  pouvez  tout  !... 

Le  juge  d'instruction  a,  dans  notre  société 
actuelle,  la  dernière  parcelle  du  pouvoir 
absolu.  Il  va  droit  à  la  vérité  par  les  voies  qui 
lui  semblent  les  meilleures.  Et  comme  il  le 
veut,  parce  qu'il  le  veut. 

M.  Ginory,  curieux  par  nature  et  par  devoir, 
se  grattait  l'oreille,  se  pinçait  le  nez,  se  tordait 
la  bouche,  hésitait,  entendait  fort  bien  ce  que 
murmurait  l'agent  de  la  Sûreté  suppliant, 
mais  ne  se  décidait  guère  à  parler  et  conti- 
nuait à  regarder  l'œil  fixe  de  l'homme  assas- 
siné. 

Cette  pensée  lui  vint  d'ailleurs,  très  précise 
et  comme  impérieuse  qu'il  était  là  pour  tout 
tenter  en  faveur  de  cette  vérité,  dont  la  décou- 
verte lui  était  imposée  —  et,  tout  à  coup,  sa 
voix  brève  interrompit  les  travaux  d'autopsie 
des  chirurgiens. 

—  Messieurs,  dit-il,  est-ce  que  l'expression 
de  ces  yeux  ouverts  ne  vous  frappe  pas? 

—  Si,  ils  expriment  admirablement  la  plus 
parfaite  angoisse,  dit  M.  Morin. 

—  Et,  à  votre  avis,  demanda  le  juge,  ils  se 


96  L'ACCUSATEUR 

sont  fixés  avec  cette  expression  sur  le  meur- 
trier? 

—  Sans  nul  cloute.  La  bouche  a  dû  maudire 
et  le  regard  a  voulu  foudroyer. 

—  Et  si  la  dernière  image  aperçue,  celle  du 
meurtrier  précisément,  était  demeurée  fixée 
sur  la  rétine  de  ce  mort? 

—  M.  Morin  regarda  le  magistrat  d'un  air 
étonné,  un  peu  narquois,  et  les  élèves  échan- 
gèrent un  coup  d'oeil  assez  ironique.  Mais 
Bernardet  fut  très  surpris  en  faisant  une 
remarque  :  le  docteur  Erwin,  le  jeune  méde- 
cin amené  par  M.  Morin,  avait  levé  la  tête 
et,  d'un  signe,  il  semblait  approuver  M.  Gi- 
nory. 

—  Il  y  a  longtemps  que  cette  image  a  dis- 
paru de  la  rétine,  dit  le  professeur. 

—  Oui  sait  ?  fit  le  juge  d'instruction. 
Bernardet  éprouvait  une  émotion  profonde. 

Il  sentait  que,  cette  fois,  officiellement,  le  pro- 
blème se  posait.  M.  Ginory  n'avait  pas  craint 
ce  ridicule  dont  il  parlait  tout  à  l'heure,  et  la 
discussion  s'ouvrait,  là,  dans  cette  salle  de 
dissection,  devant  le  cadavre.  Ce  qui  n'existait 
qu'à  l'état  de  rêve,  de  songe  creux,  dans  le 
petit  cabinet  du  passage  de  l'Elysée-des- 
Beaux-Arts,  devenait  là,  en  présence  d'un 
juge  d'instruction,  d'un  membre  de  l'Institut 


L'ACCUSATEUR  97 

et    de    jeunes    médecins,    presque    déjà    des 
maîtres,  une  question  franchement  abordée. 

Et  c'était  lui,  tout  bas,  lui,  pauvre  diable 
d'agent  subalterne,  qui  poussait  ce  magistrat 
à  interroger  ce  savant! 

—  Au  fond  de  ces  yeux,  dit  le  professeur  en 
les  touchant  de  la  pointe  de  son  scapel,  il  n'y 
a  rien,  croyez-moi  !  C'est  ailleurs  qu'il  faut 
porter  vos  investigations  ! 

—  Mais  —  et  M.  Ginory  répéta  son  qui  sait  ? 
—  si  nous  essayions,  cette  fois,  y  verriez-vous 
un  inconvénient,  mon  cher  Maître? 

M.  Morin  fit  des  lèvres  ce  mouvement  qui 
signifie  :  Penh  !  —  et  toute  sa  physionomie 
traduisit  cette  réponse  qu'il  ne  formula  point  : 
«  Je  n'y  vois  pas  d'inconvénient.  »  —  Mais. 
au  bout  d'un  moment,  il  dit,  le  ton  net  : 

—  Ce  serait  du  temps  perdu  ! 

—  Un  peu  plus,  un  peu  moins,  répondit  le 
juge.  L'expérience  vaut  la  peine  d'être  faite  ! 

M.  Ginory  éprouvait,  sans  doute,  lui  aussi, 
comme  Bernardet,  le  besoin  d'aller  jusqu'au 
bout  de  ses  curiosités.' Et,  en  regardant  les 
yeux  ouverts  du  cadavre,  il  lui  semblait —  quoi 
qu'il  ne  fît  jamais,  dans  ses  fonctions,  ni  sen- 
timentalité ni  drame — vraiment  que  ces  yeux 
le  poussaient  à  insister,  le  pressaient,  le  sup- 
pliaient, 

9 


■98  L' ACCUSATEUR 

—  Je  sais,  je  sais,  dit  M.  Morin.  Cela  est 
amusant  comme  un  conte  d'Edgar  Poë ,  ce 
que  vous  rêvez  dans  votre  cervelle  de  magis- 
trat. Mais  trouver  dans  ces  yeux-là  le  fantôme 
•de  l'assassin,  allons  donc  !  Laissez  cela  à  l'in- 
vention d'un  Rudyard  Kipling,  mais  ne  mêlez 
pas  l'impossible  à  nos  recherches  de  médecine 
légale.  Xe  faisons  pas  de  romans,  faisons,  vous 
de  l'instruction,  moi  de  la  dissection  ! 

Le  ton  bref  dont  avait  parlé  le  professeur 
n'était  pas  sans  déplaire  à  M.  Ginory  qui, 
maintenant,  un  peu  par  amour-propre  'puis- 
qu'il avait  commencé  à  poser  le  problème), 
beaucoup  par  curiosité,  ne  songeait  pas  à  battre 
en  retraite. 

—  Que  risquons-nous?  disait-il  encore.  Et  y 
eut-il  une  chance  sur  cent  mille  ! 

—  Mais  c'est  qu'il  n'y  en  a  aucune,  répondit 
vivement  M.  Morin.  Aucune,  aucune,  aucune! 

Puis,  se  radoucissant  un  peu,  entrant 
dans  la  discussion,  expliquant  son  opinion 
négative  : 

—  Ce  n'est  pas  moi,  mon  cher  monsieur 
Ginory,  vous  entendez  bien,  ce  n'est  pas  moi 
qui  ai  nié  le  premier  la  possibilité  d'un  tel 
résultat.  11  serait  miraculeux,  ce  résultat. 
Croyez-vous  aux  miracles,  vous  ?  Les  impres- 
sions de  la  chaleur,  du  sang,  de  la  lumière  sur 


L'ACCUSATEUR  9» 

nos  tissus  ne  sont  pas  caialoguables^  si  je  puis 
dire.  L'impression  rétinienne  est  produite  par 
des  réfractions  qu'on  a  appelées  éthérées , 
phosphorescentes  et  qu'il  est  presque  aussi 
difficile  de  saisir  que  de  peser  l'impondé- 
rable. Vouloir  retrouver  sur  la  rétine  une 
impression  lumineuse  après  un  certain  nombre 
d'heures  et  de  jours,  ce  serait,  Vernois  l'a  fort 
bien  dit  autrefois,  vouloir  retrouver  dans  les 
organes,  l'ouïe,  par  exemple,  le  dernier  son 
perçu  pendant  la  vie.  Est-ce  possible  ?  Le  son 
s'est  envolé.  L'image  sur  la  rétine  s'est  effacée. 
Pftt  !  Allez  donc  saisir  au  bout  du  chalumeau 
d'un  enfant  la  bulle  d'air  irradiée  et  la  placer 
dans  un  musée.  Encore  reste-t-il  de  la  bulle  qui 
crève  une  goutte  d'eau,  tandis  que  de  l'image 
qui  fuit  ou  du  son  qui  s'envole,  il  ne  reste  rien. 
Oh  !  vous  aurez  beau  faire,  rien,  ?iada,  comme 
dit  Gaza.  Prenez-en  votre  parti.  Rien  !  rien! 

Le  malheureux  Bernardet  souffrait  beau- 
coup en  entendant  cette  sorte  de  sentence.  Il 
lui  venait  des  envies  folles  de  répondre.  Les 
mots  lui  montaient  aux  lèvres.  Ah  !  s'il  eût  été 
à  la  place  de  M.  Ginory.  Celui-ci,  baissant  la 
tête,  écoutait  et  semblait  noter  au  passage  les 
moindres  paroles  de  M.  Morin. 

—  Raisonnons,  reprenait  le  professeur,  puis- 
que l'ophtalmoscope  ne  fait  apercevoir  àl'ocu- 


JfHÉCA   J 


JOO  L'ACCUSATEUR 

liste  sur  la  rétine  aucun  des  objets  ou  des  êtres 
que  le  malade  vient  de  voir  —  vous  entendez, 
aucun  —  comment  voulez-vous  que  la  photo- 
graphie le  découvre  cet  objet  ou  cet  être  dans 
la  rétine  du  morl  ? 

Il  attendait  une  objection  de  la  part  du  juge, 
et  Bernardet  espérait  que  M.  Ginorv  allait  se 
débattre  sous  les  arguments  du  savant. 

Le  juge  n'avait  qu'à  répondre  :  «  Qu'im- 
porte? Voyons.  Essayons  ».  Et  Bernardet  espé- 
rait bien  que  cette  réponse  allait  tomber  des 
lèvres  de  M.  Ginorv. 

M.  Ginory  ne  répliquait  rien,  M.  Ginorv  res- 
tait là,  tète  basse,  hésitant,  plus  qu'hésitant, 
et  l'agent  sentait  avec  désespoir  que  l'occasion 
avidement  souhaitée  allait  cette  fois  lui  échap- 
per et  que  jamais,  jamais,  il  ne  retrouverait  la 
possibilité  de  tenter  l'expérience. 

Tout  à  coup,  la  voix  mordante  du  docteur 
Erwin  fit  redresser,  comme  sous  un  choc  élec- 
trique, le  front  du  magistrat  et  donner  à  Ber- 
nardet la  sensation  de  quelque  illumination 
soudaine  inattendue. 

—  Mon  cher  Maître,  dit  avec  une  expression 
respectueuse  et  ferme  à  la  fois  le  jeune  méde- 
cin, j'ai  vu  chez  moi,  en  Danemark,  un  pauvre 
diable,  ramassé  mourant,  à  demi  dévoré  par 
un  loup,  et  qui,  lorsqu'on  l'a  délivré  des  crocs 


L'ACCUSATEUR  101 

de  la  bête,  avait  encore  dans  l'œil  ouvert  une 
image  très  visible  où  l'on  retrouvait  le  museau 
et  les  dents  de  l'animal.  Vision,  imagination, 
peut-être.  Mais  le  fait  m'avait  tellement  frappé 
que  nous  avons  voulu  nous  en  rendre  compte. 

—  Et...?  interrogea  M.  Morin,  presque 
railleur. 

Bernardet  dressait  l'oreille  comme  un  chien 
en  arrêt,  M.  Ginory  regardait  ce  maigre  jeune 
homme  aux  longs  cheveux  blonds,  les  yeux 
bleus  comme  l'eau  des  lacs,  tout  pâle  et  l'air 
égaré  des  ehercheurs  de  mystère.  L'interne  et 
les  élèves,  rapprochés  de  leur  maître  restaient 
silencieux  comme  durant  une  leçon. 

—  Et,  dit  froidement  le  docteur  Erwin,  si 
nous  n'avons  rien  trouvé  d'absolu,  nous  avons 
du  moins  gardé  l'inquiétude  d'une  recherche 
inachevée,  utile  à  continuer.  Pensez  donc, 
mon  cher  Maître,  les  objets  extérieurs  se  pei- 
gnent, n'est-ce  pas?  réduits  à  une  taille  plus 
petite  sur  le  fond  de  l'œil,  ils  y  apparaissent, 
ils  y  persistent.  11  y  a,  je  vous  demande  par- 
don de  le  rappeler,  c'est  pour  ces  messieurs 
que  je  parle  (le  docteur  Erwin  désignait  le 
juge,  son  greffier  et  l'agent  de  la  Sûreté),  il  y 
a  dans  la  rétine  une  substance  de  couleur 
rouge,  le  pourpre  rétinien,  impressionnable 
par  la  lumière.   Sur  le  fond    rouge  de  cette 

9. 


d02  L'ACCUSATEUR 

membrane,  les  objets  se  peignent  en  blanc.  Et 
leur  image,  on  peut  la  fixer.  M.  Edmond  Per- 
rier,  professeur  au   Muséum  d'histoire  natu- 
relle, rapporte,  vous  le  savez  mieux  que  moiT 
mon  cher  Maître,  dans  un  volume  d'Anatômie 
et  de  Physiologie  animales  que  connaissent  bien 
vos  élèves  des  classes  de  philosophie  et  qui 
sert  à  vulgariser  la  zoologie  chez  nous,  l'ex- 
périence qu'il  a  pu  faire  et,  après  avoir  arraché 
un  œil  à  un  lapin  placé  dans  l'obscurité,  mais 
à  un  lapin  vivant   —   vivant,  oui,  la  science 
a  de  ces  cruautés  —  on  dispose  cet  œil  dans 
une    chambre    noire,   de   manière  à   pouvoir 
obtenir  sur  la  rétine  l'image  d'un  objet  quel- 
conque, d'une  fenêtre,  par  exemple,  dit  M.Per- 
rier,  en  plongeant  aussitôt  cet  œil  dans  une 
dissolution  d'alun,  on  empêchera  toute  décom- 
position du  pourpre  rétinien  et  l'on  apercevra 
la  fenêtre,  fixée  sur  le  fond  de  l'œil.  Donc  celte 
chambre  noire,  que  nous  avons  là,  sous  nos 
sourcils,  dans  l'orbite,  emmagasine  des  images, 
elle  peut  les  retenir,  comme  le  regard  de  mon 
vieux  Danois  dévoré  par  un  loup  conservait  le 
museau,  les  dents  de  la  bête  fauve.   Et  qui 
sait  ?  peut-être   est-il  possible  de  demander 
à  l'œil  du  mort  le  secret  qu'a  perçu  l'œil  du 
vivant. 

—  A  propos,  continua  le  jeune  savant  d'un 


L'ACCUSATEUR  103- 

ton  bref,  avez-vous  lu,  dans  les  A?xhives  de 
Psychiatrie,  dans  les  Annales  lV Anthropologie 
criminelle  publiées  à  Turin  chez  les  frères 
Rocca,  un  fait  plus  extraordinaire  que  tout  ce- 
qu'on  a  pu  observer  jusqu'ici  ? 

Les  regards  des  internes  et  des  gens  de  loi 
allaient  tous  au  visage  maigre  d'Erwin. 

— Voici  ce  dont  il  s'agit.  Un  Anglais,  Rogus, 
a  publié,  dans  The  Nature,  une  observation 
extraordinaire.  Il  a  pu  reproduire  l'image  d'un 
timbre-poste,  regardé  fixement,  dans  la  rétine 
d'un  fou.  Bien  plus.  Le  professeur  Ottolonghi 
assure  qu'on  peut  arriver  à  la  photographie 
delà  pensée.  Ne  riez  pas.  La  psychophotographie 
est  déjà  baptisée,  sinon  créée.  L'illustre  Lom- 
broso,  qui  ne  craint  pas  de  déranger  les  meu- 
bles et  les  habitudes  de  l'humanité  pour  voir 
ce  qu'il  y  a  derrière  et  en  balayer  la  poussière, 
Lombroso  n'a  pas  rejeté,  déprime  abord,  cette 
idée  de  la  photographie  psychique.  Il  a  essayé 
de  photographier,  dans  les  yeux  d'un  fou,  la 
vision  qui  obsédait  le  malheureux.  Un  homme 
était,  en  son  délire,  poursuivi  par  un  tigre. 
Il  le  voyait  partout,  ce  tigre.  Lombroso  a 
espéré  le  découvrir  par  la  photographie,  dans 
ce  regard  de  visionné.  L'expérience  n'a  rien 
donné,  mais  qui  sait  si  la  psychophotographie 
ne  fera  pas  de  miracles  ? 


104  L'ACCUSATEUR 

C'était,  avec  un  appareil  de  mots  plus  scien- 
tifiques, le  problème,  dont  Bernardet  croyait 
la  solution  possible,  que  le  jeune  docteur 
danois  posait  là.  Et  les  jeunes  gens  avaient 
écouté  avec  la  sympathie  attractive  que  ren- 
contre tout  étranger.  Raide,  sur  sa  table  de 
marbre,  l'assassiné,  pareil  à  une  statue  cou- 
chée sur  un  tombeau,  semblait  attendre  le 
résultat  de  la  discussion,  sourd  à  toutes  ces 
paroles  bourdonnant  autour  de  lui,  et  son  fixe 
regard  perdu  dans  l'infini,  sur  l'inconnaissable 
qu'il  connaissait  maintenant. 

C'était  pourtant  ce  mort  insensible  à  tout  ce 
qu'est  la  douleur  humaine  qui  se  posait  devant 
ces  savants  comme  une  énigme  de  chair  gla- 
cée. Quel  était  le  secret  de  sa  fin,  le  mot  ignoré 
.de  son  agonie?  Cette  plaie  par  où  s'était 
échappée  la  vie,  qui  l'avait  faite? 

Ce  qu'on  ne  savait  pas,  il  l'avait  su.  Ce  qu'on 
voulait  savoir,  il  le  savait  encore,  peut-être.  Ce 
doute  seul,  à  présent  enraciné  chez  M.  Ginory, 
suffisait  à  donner  au  juge  l'envie  de  tenter 
l'expérience  et,  s'excusant  avec  des  phrases 
louangeuses  de  son  entêtement,  il  pria  M.  flo- 
rin de  vouloir  bien,  une  fois  encore,  chercher 
le  secret  de  l'instruction  là  où  un  médecin, 
jadis,  avait  pu  croire  le  découvrir. 

—   Nous  en  serons  quittes,  si  nous  ne  réus- 


L'ACCLSATEUR  105 

sissons  point,  pour  ajouter  notre  échec  à  ceux 
d'autrefois! 

M.  Morin  gardait  son  sourire  sceptique. 
Mais  après  tout  le  juge  d'instruction  était 
maître  en  pareille  matière  et,  puisque  ce  jeune 
docteur  Erwin  apportait  de  son  Danemark 
une  contribution  nouvelle  à  ces  recherches,  le 
professeur  ne  demandait  qu'à  se  prêter  à 
l'expérience,  la  déclarant  d'avance  parfaite- 
ment inutile. 

Il  y  avait  à  la  Morgue  un  appareil  photogra- 
phique, comme  à  la  Préfecture,  au  service 
d'anthropométrie.  Bernardet,  d'ailleurs,  était 
là,  son  kodak  à  la  main.  On  pourrait  photo- 
graphier la  rétine  dès  que  la  membrane  séparée 
de  Fceil  par  l'autopsie,  aurait  été,  comme  une 
aile  de  papillon,  piquée  sur  un  morceau  de 
liège.  Et,  quel  que  fût  son  sang-froid  de  poli- 
cier habitué  aux  boucheries  du  crime,  Ber- 
nardet sentit  plus  d'une  fois  son  cœur  se  sou- 
lever pendant  les  apprêts  de  cette  opération.  Il 
remarquait  aussi  que,  durant  l'autopsie, 
M.  Ginory  devenait  très  pâle  et  se  mordillait 
les  lèvres,  jetant  au  pauvre  mort  livré  aux 
scalpels,  des  regards  de  côté,  pleins  de  pitié  et 
de  songes. 

Au  contraire,  les  jeunes  médecins,  penchés 
sur  le  cadavre,  étudiaient  le  corps  dépecé  avec 


106  L'ACCUSATEUR 

des  admirations  et  des  joies  de  chercheurs  de 
trésors    fouillant    un    placer.     Chaque     fibre 
humaine  semblait  leur  révéler  une  vérité.  Ils 
étaient  là   comme  des  joailliers    devant    des 
bijouteries,  et  la  merveille  étudiée,  soupesée, 
était   un  cadavre  d'homme.   Et  ces  yeux,  ces 
yeux  vivants,  ces  yeux  terribles,  ces  yeux  accu- 
sateurs, lorsqu'ils  les  arrachèrent,  lorsqu'ils 
tirent  de  ce  qui  avait  été  deux  foyers  de  flammes 
—  deux  trous  saignants  en  arrachant  l'œil  aux 
cavités  orbitaires,  le  professeur  en  parla  sou- 
dain, avec  une  éloquence  merveilleuse,  abon- 
dante et  pittoresque,  comme  s'il  eût  parlé  de 
chefs-d'œuvre  d'art.  Et  c'était  un  chef-d'œuvre 
en  effet,  ce  mécanisme  admirable  des  muscles 
moteurs  de  l'œil,  qu'il  expliquait  à  ses  élèves, 
écoutant  avidemment  sa    parole  souveraine, 
c'était  un  chef-d'œuvre,   cet   œil  de  l'homme, 
décomposé  là  par  le  prosecteur.  depuis  la  sclé- 
rotique,   la     cornée    transparente,     l'humeur 
aqueuse,  le  cristallin,  jusqu'à  cette  rétine  qui 
est  comme  la  plaque  daguerréenne  de   cette 
chambre  noire  où  dans  la  marche  des  rayons 
lumineux  se  reflètent,  renversées,  les  images 
perçues.  Et  M.  Morin,  tenant  entre  ses  doigts 
l'organe  qu'il  étudiait,  parlait  de  la  membrane 
formée  des  fibres  et  des  éléments  terminaux 
du  nerf  optique,  comme  un  professeur  d'art  et 


L'ACCUSATEUR  107 

de  sculpture  eût  parlé  d'un  joyau  ciselé  par  un 
Benvenuto. 

Secouant  l'humeur  vitrée,  échappée  comme 
un  blanc  d'œuf,  de  la  membrane  hyaloïde, 
M.  Morin  s'écriait: 

—  C'est  la  merveille  du  corps  humain,  mes- 
sieurs, la  merveille  !  Ce  qui  est  la  vie,  le  rayon- 
nement, ce  qui  a  produit  les  chefs-d'œuvre,  les 
découvertes,  ce  qui  donne  le  génie.  11  y  a  là  huit 
couches  de  fibres  ou  de  cellules  nerveuses, 
granuleuses  ou  radiées  commençant  à  la  mem- 
brane protectrice  et  aboutissant  à  la  mem- 
brane limitante  qui  nous  étonnent  par  leur 
admirable  aménagement  et  ces  fibres  radiées, 
ces  prolongements  ramifiés,  ces  bâtonnets  et 
ces  cônes,  ces  grains  et  ces  filaments,  ces 
bâtonnets  de  millièmes  de  millimètre  qui  sont 
comme  la  source  de  toute  lumière,  quel  objet 
fait  pour  nous  arracher  des  cris  d'admiration  ! 

L'enthousiasme  du  savant  était  d'ailleurs 
partagé  par  les  jeunes  gens,  et  le  docteur 
Erwin,  redevenu  disciple,  écoutait  silencieu- 
sement le  maître.  Bernardet,  ignorant  et  res- 
pectueux, se  sentait  troublé  devant  l'illustre 
physiologiste  et  se  disait  que  c'était  lui  pour- 
tant qui  poussait  à  l'expérience  et  faisait  tra- 
vailler un  membre  de  l'Institut. 

Quant  à  M.  Ginory,  il  était  sorti  un  moment, 


108  L'ACCUSATEUR 

voulant  prendre  l'air.  L'opération,  qui  plon- 
geait les  chirurgiens  dans  la  joie,  le  rendait 
parfaitement  malade  et  le  cœur  lui  manquait. 
Il  se  remit  assez  vite  et  rentra  —  pour  voir 
encore,  entre  les  doigts  de  M.  Morin,  l'œil  du 
mort,  l'œil  désorbité  de  M.  Rovère.  Et  cet  œil, 
comme  une  bille  luisante  et  molle,  tachée  de 
noir,  au  cristallin  aplati  et  glauque,  semblait 
nager  dans  un  tissu  graisseux  de  muscles 
orbiculaires  ou  lambeaux  de  nerfs,  et  cette 
chose  inerte,  cet  œil  vitreux  et  morne  semblait 
une  prunelle  énorme  regardant  la  vie  du  fond 
de  la  mort. 

Dans  ce  globe  pourtant,  une  image  subsis- 
tait peut-être.  Il  s'agissait  de  l'y  chercher,  de 
l'y  retrouver. 

—  Je  m'en  charge  !  pensait  Bernardet, 


VIII 


Le  policier  ne  se  rendit  pas  un  compte  bien 
exact  des  opérations  de  l'autopsie.  Il  avait 
l'avidité  de  savoir,  l'impatience  d'en  venir  au 
moment  où,  ayant  photographié  la  rétine  du 
mort,  il  développerait  les  épreuves  obtenues  et 
se  pencherait  sur  elles  pour  y  découvrir,  y 
déchiffrer  l'image  attendue.  Il  avait  demandé 
au  photographe  du  service  anthropométrique, 
délégué  à  cet  effet,  de  se  joindre  à  lui  et  obtenu 
l'autorisation  de  faire  une  opération  parallèle. 
Son  kodak  emmagasinait  aussi  des  épreuves 
et  Bernardet  rapportait  bientôt  chez  lui,  dans 
son  petit  cabinet  transformé  en  chambre  noire, 
les  instantanés  qu'il  avait  pu  prendre  à  la 
Morgue. 

Mmc  Bernardet  et  les  enfants  étaient  très 
frappés  de  l'expression  tendue,  non  pas 
inquiète,  mais  pensive  et  comme  absorbée  du 
policier.  Bernardet  ne  parlait  plus,  mangeait  à 

JO 


UO  L'ACCUSATEUR 

peine,  paraissait  soucieux;  et  si  sa  femme  lui 
demandait  : 

—  Tu  n'es  point  malade  ? 
Il  répondait  : 

—  Non,  je  pense. 

Et  les  fillettes,  tout  bas.  respectueusement; 
de  murmurer  : 

—  Papa  tient  une  piste  ! 

Il  la  tenait,  en  effet.  Le  chien  de  chasse 
flairait  le  gibier.  Les  photographies  prises  sur 
la  membrane  rétinienne  préparée,  étalée,  à  cet 
effet  donnaient,  développées  par  l'agent,  un 
résultat  assez  net  pour  que  Bernardet  put 
déclarera  son  chef  qu'il  voyait  distinctement 
dans  les  épreuves  obtenues,  un  visage,  un 
visage  d'homme,  confus  sans  doute,  mais 
cependant  assez  reconnaissable  pour  qu'on 
pût  y  trouver  non  seulement  une  indication, 
mais  un  signalement. 

Comme  du  fond  d'un  nuage,  dans  une  sorte 
de  halo  blanc,  une  face  humaine  apparaissait 
dont  les  traits  se  précisaient  un  peu  vus  à  la 
loupe  :  une  figure  d'homme  à  barbe  noire 
pointue,  le  front  un  peu  chauve  avec  des  trous 
noirâtres  qui  indiquaient  les  yeux,  des  yeux 
caves  dans  un  visage  maigre. 

Ce  n'était  qu'un  fantôme  évidemment,  et  le 
photographe   de  la  Préfecture  semblait  plus 


L'ACCUSATEUR  1 1 1 

embarrassé  que  Bernardet  devant  les  épreuves 
obtenues.  Pourtant  il  n'y  avait  pas  à  nier.  Plus 
nette  que  dans  les  photographies  spirites, 
auxquelles  cependant  tant  de  gens  crédules 
ajoutent  foi,  l'image  apparaissait  très  visible 
et,  en  l'étudiant,  on  en  pouvait  distinctement 
suivre  les  contours. 

Un  spectre,  peut-être,  mais  le  spectre  d'un 
homme  qui  devait  être  encore  jeune  et  res- 
semblait, avec  sa  barbe  de  sphénopogône,  à 
quelque  reître  du  seizième  siècle,  au  fantôme 
d'un  seigneur  de  Clouet. 

—  Par  exemple,  disait  le  photographe  offi- 
ciel, si  on  arrivait  à  découvrir  un  meurtrier  en 
braquant  un  objectif  sur  l'œil  d'un  mort,  ce 
serait  miraculeux.  C'est  incroyable! 

—  Pas  plus  incroyable,  répondait  Bernardet, 
que  ce  que  les  journaux  nous  racontent  : 
Edison  se  charge  de  rendre  la  vue  aux  aveugles 
en  agissant  sur  la  rétine  par  les  rayons 
Rœntgen.  Voilà  le  miracle! 

Et  le  policier  apporta  ses  épreuves  à 
M.  Ginory  dans  le  cabinet  du  juge  d'instruc- 
tion, au  Palais. 

L'inspecteur  sentait  bien  que  le  magistrat, 
souverain  en  matière  de  recherches  crimi- 
nelles, devait  avant  tout  être  un  collaborateur, 
consentir  à  ces  expériences  que  tant  d'autres 


H2  L'ACCUSATEUR 

eussent  déclaré  inutilement  absurdes.  L'ap- 
pétit de  nouveauté,  de  trouvailles  matérielles 
et  morales  qui  était,  chez  M.  Ginory,  affaire  de 
tempérament  autantque  devoir  de  profession, 
se  trouvait  fort  heureusement  éveillé.  Les  cri- 
minels appellent,  en  leur  argot  les  juges  des 
curieux.  La  curiosité  de  celui-là  était  double, 
étant  celle  d'un  savant. 

Lorsque  Bernardct  étala"  sur  le  bureau  du 
juge  les  quatre  photographies  qu'il  apportait, 
le  premier  cri  de  M.  Ginory  avait  été  : 

—  Mais  je  ne  vois  rien!  Une  vapeur,  un 
brouillard,  et  puis  après  ? 

Puis,  Bernardet  tirant  de  sa  poche  une 
loupe  et  montrant,  comme  il  eût  expliqué  un 
de  ces  dessins  énigmatiques  appelés  des  ques- 
tions et  que  vendent  les  camelots  du  boulevard, 
les  linéaments  de  la  figure,  promenant  son 
doigt  sur  les  contours  de  l'image  que  son  ongle 
suivait,  cette  figure  humaine  qu'il  avait  vue  en 
étudiant  de  près  les  épreuves,  passage  de 
l'Elysée-des-Beaux-Arts.  à  la  fit  voir,  maté- 
riellement voir,  au  juge  d'instruction  et,  au 
bout  de  quelques  minutes  de  contention  d'es- 
prit, de  minutieux  et  anxieux  examen,  le  juge 
répondit,  sa  conviction  presque  faite  : 

—  C'est  vrai,  il  y  a  une  image  là  ! 
•  Il  ajouta  : 


L'ACCUSATEUR  113 

—  Est-elle  suffisamment  déterminée  pour 
me  permettre  d'y  voir,  d'y  peindre  un  être  vi- 
vant? Je  n'en  sais  rien.  Mais  la  forme  aperçue, 
devinée  d'abord,  clairement  dessinée  ensuite, 
cette  forme  qui,  à  première  vue,  me  semblait 
vague,  en  vérité  je  la  trouve  assez  précise  pour 
que  ce  visage  qui  sort  de  l'ombre  m'apparaisse 
avec  tous  ses  traits,  sans  caractère  spécial. 

—  Oh  !  dit  encore  M.  Ginory,  en  frottant 
vivement  ses  petites  mains  grasses.  Si  c'était 
possible  !  si  c'était  possible  !  Quelle  merveille  ! 

—  C'est  possible,  monsieur  le  juge,  ayez  foi, 
répondait  Bernardet.  Je  vous  jure  que  c'est 
possible  ! 

L'espèce  de  folie  d'inquisition  scientifique 
du  policier  gagnait  le  juge.  Bernardet  avait 
fini  par  trouver  un  complice  à  sa  chimère. 
M.  Ginory  était  maintenant —  ne  fut-ce  que 
pour  tenter  l'expérience  —  résolu  à  diriger 
l'instruction  dans  ce  sens  imprévu.  Et  tout 
d'abord,  il  fallait  montrer  l'image  obtenue  à 
tous  ceux  qui  pouvaient,  dans  cette  sorte  d'ap- 
parition, reconnaître  un  être  en  chair  et  en  os, 
déjà  entrevu. 

—  A  Moniche,  d'abord,  et  à  sa  femme,  fît 
Bernardet. 

—  Qu'est-ce  que  Moniche? 

—  Le  portier  du  boulevard  de  Clichy. 

10. 


Hi  L'ACCUSATEUR 

Mandés  au  palais,  M.  et  Mme  Moniche  ne  se 
sentirent  pas  de  joie.  Ils  comparaissaient  devant 
•des  juges  !  Ils  devenaient  des  personnages  im- 
portants! On  publierait  peut-être  leurs  portraits 
•dans  les  journaux  ! 

Pour  se  rendre  au  cabinet  du  juge  d'ins- 
truction ils  s'habillèrent  comme  pour  une  fête. 
Mme  Moniche,  endimanchée,  voulait  faire  hon- 
neur à  ce  pauvre  M.  Rovère.  Elle  disait  très 
sincèrement  à  Moniche  : 

—  Notre  devoir  est  de  le  venger  ! 

Dans  les  longs  couloirs  froids  du  Palais  de 
Justice,  assis  sur  des  bancs,  tandis  que  pas- 
saient devant  eux,  humiliés  ou  menaçants,  des 
prévenus  conduits  par  des  gardes  municipaux, 
le  portier  et  sa  femme  avaient  la  sensation  de 
jouer  un  rôle  décisif,  comme  dans  ces  mélo- 
drames de  l'Ambigu  qu'ils  aimaient  à  voir  au 
théâtre  de  Montmartre. 

L'attente  leur  paraissait  longue,  du  reste  et 
M.  Ginory  ne  les  faisait  pas  appeler  aussitôt 
qu'ils  l'eussent  voulu.  Leur  pensée  était  au' 
boulevard  de  Clichy,  dans  celte  loge  que 
devaient,  pendant  qu'on  les  retenait  là,  assiéger 
toutes  les  curiosités,  tous  les  bavardages,  tous 
les  reportages. 

—  Comme  ces  juges  sont  lents,  disait  grave- 
ment M.  Moniche.  Ils  n'ont  donc  rien  à  faire? 


L'ACCUSATEUR       '  115 

Devant  M.  Ginory  et  son  greffier,  Moniche, 
assis  sur  une  chaise,  et  inconsciemment  ému, 
fut  moins  amer.  Il  ressentait  la  vague  terreur 
de  tout  cet  appareil  de  la  justice  qui  l'entourait. 
Il  avait  la  sensation  d'un  danger  couru,  d'un 
pouvoir  latent  qui,  d'un  témoin,  tout  à  coup 
avait  le  droit  de  faire  un  prévenu  et,  aux  ques- 
tions du  juge  d'instruction,  il  répondait  avec 
une  prudence  extrême. 

Grâce  à  lui  et  à  Mme  Moniche,  M.  Ginory 
reconstituait  d'ailleurs  la  vie  intime  de  M.  Ro- 
vère,  pénétrait  dans  cet  intérieur  un  peu  fermé, 
cherchait  à  découvrir,  parmi  les  gens  qui  ren- 
daient visite  à  l'ancien  consul,  celui  d'entre 
eux  qui  pouvait  être  le  coupable. 

—  Vous  n'avez  jamais  vu  de  femme  venir 
demander  Rovère  ? 

—  Si.  La  dame  voilée.  La  dame  en  deuil. Mais 
je  ne  la  connais  pas.  Personne  ne  la  connaît. 

Le  récit  fait  par  Mmc  Moniche  de  la  scène  où 
la  portière  surprenait  Rovère,  des  titres  [à  la 
main,  devant  sa  caisse  ouverte,  avec  cet  étran- 
ger debout,  sembla  Impressionner  très  vive- 
ment le  juge. 

—  Connaissez-vous  le  nom  de  ce  visiteur  ? 

—  Non,  monsieur,  répondit  la  portière. 

—  Mais,  si  vous  le  retrouviez,  le  reconnaî- 
triez-vous  ? 


116  L'ACCUSATEUR 

—  Cela,  absolument.  J'ai  encore  sa  figure,  là, 
devant  moi. 

—  C'est  bien,  madame.  Vous  serez  citée  de 
nouveau. 

—  Et  nous  pouvons  nous  retirer"? 

—  Naturellement. 

Ellç. avait  hâte,  Mme  Moniche,  de  revenir  au 
boulevard  de  Clichy,  pour  conter  ses  impres- 
sions aux  commères  et  les  deux  époux  sor- 
taient du  Palais  de  Justice  grandis  dans  leur 
propre  estime  par  le  rôle  qu'ils  venaient  de 
jouer. 

Et  ce  n'était  pas  fini.  Les  obsèques  de 
M.  Rovère  devaient  avoir  lieu  le  surlendemain, 
et  la  perspective  d'une  journée  dramatique  où 
M.  et  Mme  Moniche  seraient  encore  des  person- 
nages les  comblait  d'une  angoisse  affairée,, 
presque  joyeuse.  La  foule,  autour  de  la  maison 
du  crime,  était  toujours  nombreuse.  Des  pas- 
sants s'arrêtaient,  stationnaient  devant  cette 
façade  de  pierre  derrière  laquelle  il  y  avait  eu 
un  meurtre.  Les  reporters  venaient  toujours 
aux  nouvelles,  et  les  portiers  affamés  de  gloire 
ne  pouvaient  ouvrir  un  journal  sans  rencontrer 
leurs  noms  unis  imprimés  en  toutes  lettres. 
Une  feuille  du  matin  avait  même  publié  un 
article  spécial  :  Monsieur  et  Madame  Moniche 
interviewés. 


L'ACCUSATEUR  117 

Tout  ce  qui  bruit,  bourdonne,  bat  de  î'aile, 
comme  une  nuée  de  mouches  autour  d'un  crime, 
tournoyait  autour  du  logis  où,  de  la  Morgue, 
on  avait  rapporté  le  cadavre  tailladé  de  Rovère. 
Les  obsèques  devaient  naturellement  attirer 
une  foule  énorme.  D'autant  plus  que  le  mys- 
tère continait,  planant  sur  l'existence  du  mort. 
On  avait  retrouvé  dans  ses  papiers  le  reçu  d'un 
terrain  mortuaire  au  cimetière  de  Montmartre 
acheté  par  lui  un  an  tout  juste  auparavant. 
Dans  un  autre  écrit  non  daté,  le  mort  réglait 
aussi  la  cérémonie  de  ses  funérailles.  M.  Ro- 
vère, après  avoir  mené  une  vie  errante  à 
travers  le  monde,  songeait  donc  à  reposer  au 
pays  natal.  Mais  aucune  autre  indication  de 
ses  volontés,  de  ses  parentés,  n'avait  été 
rencontrée  dans  ses  tiroirs,  dans  ses  notes.  Il 
semblait  que  ce  fût  un  homme  sans  famille, 
sans  lien  aucun  dans  la  société,  qu'on  allait 
enterrer.  Et  ce  navrant  isolement  ajoutait  à  la 
curiosité  morbide  qu'attirait  la  demeure,  main- 
tenant toute  tendue  de  noir,  avec  la  majuscule  R 
se  détachant  en  blanc  sur  l'écusson  galonné 
d'argent. 

Qui  conduirait  le  deuil?  M.  Rovère  n'avait 
désigné  personne.  Il  avait  demandé,  dans  cette 
sorte  de  dictée  testamentaire,  qu'une  simple 
note  fût  insérée  dans  les  journaux,  indiquant 


-118  L'ACCUSATEUR 

l'heure  et  la  date  de  ses  obsèques  et  lui  don- 
nant ce  seul  titre  :  Ancien  Consul.  «J'espère, 
ajoutait  l'écrit  en  question,  être  conduit  au 
•cimetière  silencieusement  et  suivi  de  rares 
amis,  s'il  m'en  reste.  » 

Les  amis  étaient  rares  sans  doute,  dans  la 
foule  accourue,  mais  le  vœu  du  mort  ne  sem- 
blait guère  exaucé.  Ces  obsèques  qu'il  avait 
souhaitées  .silencieuses  devenaient  une  sorte  de 
fête  funèbre  et  tapageuse  où  des  milliers  de 
gens  envahissant  le  boulevard,  se  pressaient 
pour  voir,  sur  le  char  funèbre,  le  cercueil  drapé 
où  des  voisins  avaient  mis  des  fleurs. 

Tout  est  spectacle  pour  les  Parisiens.  Les 
gardiens  de  la  paix  contenaient  cette  foule 
grossissante  où  des  gamins  montaient  sur  les 
branches  des  platanes.  On  avait  placé  le  cer- 
cueil au  bas  de  l'escalier  de  la  maison,  dans  le 
•corridor  étroit  s'ouvrant  sur  le  boulevard. 
Mmn  Moniche  avait  disposé  sur  une  table  des 
feuilles  volantes,  où  des  gens  inconnus,  rela- 
tions banales  de  Rovère,  venaient  signer  leurs 
noms. 

Et  Bernardet,  actif,  l'œil  ouvert,  étudiant  les 
physionomies,  scrutant  les  regards,  se  mêlait 
à  cette  foule,  contemplait  le  délilé.  lirait  une  à 
une  les  signatures.  Bernardet,  en  tenue  de 
•deuil,  Bernardel  avec  des  gants  noirs  et  plus 


L'ACCUSATEUR  119* 

semblable  à  un  employé  des  pompes  funèbres 
qu'à  un  inspecteur  de  la  police  de  Sûreté. 

L'agent  se  trouvait  précisément  debout  entre 
la  loge  entr'ouverte  de  Moniche  et  la  table  où 
les  feuillets  de  papier  se  couvraient  de  signa- 
tures lorsque  clans  l'espèce  de  pénombre  que 
faisaient  dans  le  corridor  la  draperie  noire  de 
la  porte  et  le  cercueil  encore  exposé,  un  homme 
d'une  cinquantaine  d'années,  pâle  et  l'air  très 
triste,  arriva  dans  ce  défilé  lugubre  et  du 
regard  chercha  la  table  où  il  venait  signer  son 
nom. 

Mmc  Moniche,  vêtue'  de  noir,  un  mouchoir 
blanc  à  la  main,  bien  qu'elle  ne  pleurât  pas,  se 
tenait  à  côté  de  Bernardet  et  comme  coude  à 
coude. 

Lorsque  l'homme  arriva,  sortit  de  l'ombre 
du  corridor,  apparut  éclairé  parla  fenêtre  inté- 
rieure dont  la  lumière  le  frappait  en  plein 
visage,  la  portière  eut  un  ah  !  involontaire, 
d'instinct,  et,  comme  effarée,  saisit  le  poignet 
de  l'agent  en  disant  : 

—  J'ai  peur! 

Elle  parlait  si  bas  que  Bernardet  devina  plus 
qu'il  n'entendit  cette  sorte  de  cri  étouffé. 
L'agent  regarda  de  côté  Mme  Moniche.  Subite- 
ment elle  était  devenue  blême  et,  tout  bas 
encore,  elle  dit  ■ 


120  L'ACCUSATEUR 

—  Lui  !...  lui  que  j'ai  vu  devant  M.  Rovère, 
la  caisse  ouverte  ! 

Bernardet  mit  dans  le  coup  d'œil  dont  il 
enveloppa  cet  homme  une  acuité  effrayante,  il 
le  transperçait.  L'inconnu,  à  demi  courbé  sur 
la  table  où- couraient  les  papiers,  laissait  voir 
un  front  large,  légèrement  chauve,  et  sa  barbe 
en  pointe,  un  peu  grise,  touchait  presque  la 
feuille  blanche  où  il  mettait  sa  signature. 

Et,  brusquement,  le  policier  eut  une  sensa- 
tion inattendue;  il  lui  sembla  que  ce  visage, 
cette  forme  de  tête,  cette  coupe  de  barbe, 
il  les  avait  vus  déjà  et  que  cette  silhouette 
humaine  lui  rappelait  une  image  récemment 
étudiée. 

.La  perception  de  la  possibilité  dune  preuve 
faite  lui  sauta  à  l'esprit.  Cet  homme  qui 
était  là  lui  rappelait  tout  à  coup  l'espèce  de 
fantôme  dessiné  sur  l'épreuve  photographique 
prise  dans  la  rétine  de  l'homme  assassiné  et 
retrouvée  dans  l'œil  du  mort. 

—  Oui  était  cet  homme? 

Bernardet  eut  un  frémissement  de  plaisir  à 
constater,  en  insistant  sur  sa  propre  impres- 
sion, que  cet  inconnu  ressemblait  étrangement 
à  l'image  obtenue,  et,  mentalement,  il  compa- 
rait ce  vivant  penché  sur  le  papier  et  écrivani 
son  nom,   à  ce  spectre  à    tournure  de  reître 


L'ACCUSATEUR  121 

qu'avait  fait  apparaître,  et  comme  évoqué,  la 
photographie. 

C'étaient  évidemment  les  mêmes  contours 
dans  l'ossature  et  dans  la  barbe.  Cet  homme 
aussi  donnait  l'idée  de  quelque  seigneur  du 
temps  d'Henri  III,  et  Bernardet  trouvait  à  cette 
physionomie  contractée  quelque  chose  de 
redoutable. 

L'homme  avait  signé.  Il  se  redressa  et  son 
visage,  d'une  blancheur  mate,  se  montra  en 
plein  au  policier.  Leurs  regards  même  se  croi- 
sèrent, aigu  chez  Bernardet,  voilé  chez  l'in- 
connu. Mais,  devant  la  fixité  des  prunelles  de 
l'agent,  l'homme  redressa  le  front  et,  un  mo- 
ment resta,  à  son  tour,  l'œil  fixe  comme  s'il 
eût  répondu  à  une  menace  par  une  bravade. 

Alors  volontairement,  doucement,  Ber- 
nardet baissa  les  yeux  et  salua,  pour  donner  le 
change,  l'inconnu  qui  rejoignit  les  curieux 
massés,  là-bas,  devant  la  porte. 

—  C'est  lui,  c'est  lui!  répétait  Mme  Moniche, 
qui  tremblait  comme  devant  une  apparition. 

A  peine  l'inconnu  s'était-il  éloigné  que  le 
policier  faisait  vivement  deux  pas  vers  les 
feuillets  de  la  table  et,  se  penchant  à  son  tour, 
lisait  le  nom  tracé  au  crayon  par  cet  homme  : 

Jacques  Dan  tin. 

11 


122  L'ACCUSATEUR 

Le  nom  n'évoquait  pour  Bernardet  aucun 
souvenir,  et  c'était  donc  un  problème  vivant  à 
deviner. 

—  Ne  dites  à  personne  que  vous  avez  vu  cet 
homme-là,  fît-il  en  revenant  très  vite  vers 
Mmc  Moniche.  A  personne,  vous  entendez! 

Et,  brusquement,  il  gagna  le  boulevard,  se 
glissant  à  travers  les  curieux  pour  retrouver 
ce  Jacques  Dantin  qu'il  voulait  suivre. 


IX 


Jacques  Dantin,  du  reste,  n'était  pas  diffi- 
cile à  reconnaître  dans  la  foule.  Il  se  tenait 
debout,  très  triste,  tout  à  côté  du  char  fu- 
nèbre. Bernardet  put  alors  l'examiner  tout  à 
son  aise.  C'était  un  homme  élégant,  mince,  avec 
un  aspect  résolu  et  des  sourcils  froncés  qui 
donnaient  à  sa  physionomie  un  air  énergique. 
La  tête  nue  sous  le  vent  froid,  il  restait  comme 
hypnotisé  par  ce  cercueil  que  les  porteurs 
maintenant  hissaient  sur  le  char  et  Bernardet 
remarqua  le  hochement  de  tête  très  visible,  un 
hochement  navré  d%  cet  homme  devant  la  bière 
de  chêne. 

Et  plus  le  policier  le  regardait,  l'étudiait, 
plus  la  ressemblance  avec  l'image  obtenue, 
lui  paraissait  sensible ,  évidente.  Bernardet 
saurait  bientôt  ce  qu'était  ce  Jacques  Dantin 


124  L'ACCUSATEUR 

et  déjà  il  interrogeait,  çà  et  là,  quelques  assis- 
tants : 

—  Connaissez-vous  ce  monsieur  qui  est  là- 
bas,  debout,  près  du  corbillard? 

—  Non.    . 

—  Savez-vous  ce  que  fait  M.  Jacques  Dan  tin? 
Etait-il  l'ami  intime  de  M.  Rovère  ? 

—  Jacques  Dantin  ? 

—  Oui  ,  tenez  ,  là  ,  avec  sa  barbe  en 
pointe  ! 

—  Je  ne  sais  pas  du  tout. 

Bernardet  se  fit  bientôt  cette  réflexion  qu'en 
s'adressantà  Jacques  Dantin  lui-même  il  serait 
sans  doute  plus  vite  renseigné  et,  se  rappro- 
chant de  lui  au  moment  où  l'on  se  mettait  en 
marche,  il  le  suivit,  le  frôlant  presque  jusqu'au 
cimetière,  essayant  d'entrer  en  conversation, 
lui  parlant  du  pauvre  mort,  s'attendrissant  sur 
la  destinée  de  Rovère  et  trouvant  que  le  voisin 
était  un  peu  silencieux. 

Sur  le  trottoir  du  boulevard,  la  foule, 
rangée  et  respectueuse,  se  découvrait  devant 
le  cortège  et  Bernardet  regardait,  sur  la  chaus- 
sée, les  pétales  des  fleurs  qui  tombaient  sur 
la  terre  sèche. 

—  lia  beaucoup  de  couronnes,  M.  Rovère, 
dit-il  à  son  voisin,  et 'pourtant  je  ne  lui  con- 
naissais pas  beaucoup  d'amis  ! 


L'ACCUSATEUR  125 

—  Il  en  avait  eu,  répondit  l'homme  presque 
brusquement. 

La  voix  était  rauque  et  comme  étranglée. 
Bernardet  devina  une  émotion  intense  chez 
l'inconnu.  Tristesse?  Amertume?...  Remords, 
peut-être. 

L'homme,  du  reste,  ne  semblait  pas  d'hu- 
meur très  liante.  Il  marchait  les  yeux  rivés  sur 
le  drap  mortuaire,  tête  nue  malgré  la  tempéra- 
ture et  le  front  alourdi  de  pensées  ou  de  cha- 
grin. L'agent  l'étudiait  du  coin  de  l'œil.  Phy- 
sionomie intelligente,  visage  creusé  avec  une 
expression  de  lassitude,  mais  quelque  chose 
de  dur  aussi  dans  le  pli  des  lèvres  et  d'insolent 
dans  le  retroussis  de  la  moustache.  La  taille 
haute,  la  démarche  ferme. 

Bernardet,  comme  on  approchait  du  cime- 
tière Montmartre  —  le  trajet  n'étant  pas  bien 
long  pour  lier  conversation  —  risqua  l'inter- 
rogation décisive  : 

—  Vous  connaissiez  beaucoup  M.  Rovère? 
L'autre  répondit  : 

—  Beaucoup. 

—  Et  qui  croyez-vous  bien  qui  ait  eu  intérêt 
à  ce  meurtre  ? 

La  question  avait  été  brusque  et  enfoncée 
comme  un  couteau. 
Jacques  Dantin  hésita   à  répondre,  regar- 

11. 


120  L'ACCUSATEUR 

<lant,  tout  en  marchant,  ce  petit  homme  d'as- 
pect souriant,  dont  il  ne  connaissait  pas  le  nom 
et  qui  l'interrogeait. 

—  C'est  que  j'ai  grand  intérêt  à  commencer 
dès  à  présent  mes  recherches,  fit  Bernardel  en 
graduant  ses  paroles  pour  mesurer  l'effet 
qu'elles  allaient  produire  sur  cet  inconnu,  je 
suis  inspecteur  de  la  Sûreté. 

Oh  !  cette  fois,  Bernardet  avait  vu  ce  Dantin 
tressaillir.  A  n'en  pas  douter,  le  voisinage 
avec  un  agent  de  la  police  le  gênait  et  avait 
amené  de  la  pâleur  sur  sa  figure  contractée. 
Son  regard  inquiet  cherchait  celui  du  petit 
Bernardet,  mais  se  contentant  d'examiner 
le  voisin  de  temps  à  autre,  le  policier  affec- 
tait de  marcher  en  se  penchant  vers  le  sol. 
Il  étudiait  Jacques  Dantin  comme  par  sac- 
cades. 

Et  le  char  maintenant  avançait,  tournait 
l'angle  du  boulevard  et  de  la  petite  avenue  qui 
conduit  au  champ  des  morts.  L'arche  du  pont 
de  fonte,  jetée  sur"  le  campo-santo  comme  un 
viaduc  de  vivants  sur  la  terre  du  sommeil, 
était  chargée  de  curieux  ;  des  têtes  apparais- 
saient, comme  dans  les  trous  des  vieux  piloris, 
dans  l'entrelacement  despiècesde  fer  et  c'était 
un  spectacle  pour  toute  celle  cohue  accourue, 
c'était  un  décor  et  une  scène  de  mélodrame,  le 


L'ACCUSATEUR  127 

cortège  de  l'assassiné,  le  cercueil  arrivant  là 
couvert  de  fleurs. 

Bernardet,  tout  en  marchant  à  coté  de 
Dantin  ,  continuait  à  poser  les  questions 
qui  —  l'agent  le  remarquait  fort  bien  — 
embarrassaient  le  prétendu  ami  de  M.  Ro- 
vère. 

— Yavait-il  longtemps  que  Rovère  et  Jacques 
Dantin  se  connaissaient  ? 

—  Nous  étions,  répondit  Dantin,  amis  d'en- 
fance ! 

—  Et  vous  le  voyiez  souvent? 

—  Non.  La  vie  nous  avait  séparés. 

—  Vous  l'avez  vu  récemment?  Mme  Moniche 
me  l'a  dit. 

—  Oui  est-ce  que  Mme  Moniche? 

—  La  concierge  de  l'immeuble  et  l'espèce  de 
femme  de  ménage  de  M.  Rovère. 

—  Ah  !  oui  !...  fit  Jacques  Dantin,  comme  si 
le  ressouvenir  de  quelque  vision  oubliée  lui  fût 
revenu  brusquement. 

Et  Bernardet,  d'instinct,  lisant  dans  la  pensée 
de  cet  homme,  revoyait,  lui  aussi,  la  scène 
tragique  où  la  portière,  entrant  dans  le  cabinet 
de  Rovère,  le  trouvait  debout,  face  à  face  avec 
Dantin,  devant  le  coffre-fort  ouvert,  les  obli- 
gations étalées. .. 

—  Lui   connaissiez -vous    des    ennemis  ? 


128  L'ACCUSATEUR 

demanda  encore  l'agent  de  police  avec  une 
vivacité  calculée. 

—  Non,  répondit  Dantin,  très  nettement  sans 
hésiter. 

Bernardet  attendit  un  moment,  puis,  la  voix 
ferme  : 

—  M.  Ginory  a  le  droit  de  compter  beaucoup 
sur  vous  pour  arriver  à  l'arrestation  de  l'as- 
sassin. 

—  M.  Ginory  ! 

—  Le  juge  d'instruction. 

—  Qu'il  se  hâte  donc  de  se  renseigner,  repli 
qua  Jacques  Dantin.  Je  suis  forcé  de  quitter 
bientôt  Paris. 

La  réponse  étonna  Bernardet.  Ce  départ, 
dont  le  motif  était  peut-être  tout  simple,  lui 
paraissait  assez  étrange  étant  si  brusque  et 
arrivant  là  dans  ces  circonstances  tragiques. 

M.  Dantin,  d'ailleurs,  n'hésitait  pas  à  don- 
ner, sans  que  l'agent  la  lui  demandât,  son 
adresse,  ajoutant  qu'il  se  tiendrait,  dès  le  retour 
du  cimetière,  à  la  disposition  du  juge  d'ins- 
truction. 

—  Le  malheur  est  que  je  ne  pourrai  rien 
dire,  ne  sachant  rien.  Je  ne  soupçonne  même 
pas  qui  pouvait  avoir  un  intérêt  à  frapper  le 
malheureux  homme.  Un  professionnel  du 
crime,  sans  doute. 


L'ACCUSATEUR  129 

Bernardet  hocha  la  tête  et  répliqua  : 

—  Je  ne  crois  pas. 

Le  cortège  avançait  maintenant  dans  les 
allées  dont  les  fonds  s'estompaient  de  brouil- 
lards gris,  avec  des  .notes  blanches  de  monu- 
ments de  marbre.  Le  terrain  choisi  par  Rovère 
lui-même  était  au  bout  de  l'avenue  de  la 
Cloche  et,  là-bas,  la  foule  curieuse  faisait  une 
énorme  tache  noire  comme  un  gros  tas  de 
mouches  géantes. 

Le  char  lentement  allait  vers  cette  fosse 
ouverte.  MmeMoniche  titubait  de  douleur,  mais 
son  mari,  le  tailleur,  semblait  supporter  plus 
vaillamment  sa  responsabilité  et  son  rôle.  Ils 
prenaient  l'un  et  l'autre  des-attiludes  différentes 
derrière  leur  mort.  Et  Paul  Rodier  marchait  à 
leur  côtés,  en  tête,  le  carnet  à  la  main. 

Bernardet  se  proposait  de  bien  étudier  l'atti- 
tude que  garderait  Jacques  Dantin  devant  la 
tombe.  Une  poussée  de  la  foule  le  sépara  un 
moment  de  cet  homme  ;  mais  l'agent  n'en  fut 
que  plus  satisfait.  A  deux  pas  de  Dantin,  mais 
bien  en  face  de  lui,  de  l'autre  côté  du  trou 
béant,  l'inspecteur  pouvait,  à  travers  la  double 
haie  de  curieux,  scruter  le  moindre  mouve- 
ment des  muscles  de  ce  visage  dur.  Bernardet 
se  haussait  sur  la  pointe  des  pieds  pour  glisser 
son  regard  entre  les  tètes  des  spectateurs  et 


130,  L'ACCUSATEUR 

de  telle  sorte  qu'il  pouvait  voir,  observer,  ana- 
lyser sans  être  aperçu. 

Jacques  Dantin  était  debout  au  bord  de  la 
fosse.  II  se  tenait  droit,  comme  agressif,  et 
regardait,  de  temps  à  autre,  le  fond  de  la 
tombe  avec  une  expression  de  colère  ou  de 
défi. 

A  quoi  pensait-il? 

Dans  cette  attitude  qui  paraissait  être  une 
révolte  contre  la  destinée  frappant  un  ami, 
Bernardet  lisait  une  espèce  de  raidissement 
de  la  volonté  contre  une  émotion  qui  pouvait 
être  exagérée,  révélatrice. 

Il  n'était  pas  très  persuadé  encore  de  la 
culpabilité  de  l'homme  ;  mais  il  ne  trouvait 
pas,  dans  celte  expression  de  défi,  la  tendresse 
que  devait  éprouver  devant  le  mort  un  ami 
de  Rovère,  un  ami  d'enfance,  avait  dit  Jacques 
Dantin  ! 

Et  puis,  plus  il  l'examinait  —  détachant  sa 
haute  silhouette  noire  sur  le  fond  blanc  dune 
stèle  voisine  —  plus  l'aspect  de  cet  homme 
correspondait  à  la  vision  tixée  dans  l'œil  du 
mort,  arrachée  par  l'objectif  à  la  rétine  de  l'as- 
sassiné. Oui,  c'était  la  même  silhouette  de 
reître,  la  main  sur  la  hanche  comme  appuyée  ;i 
une  rapière. 

Bernardet  clignait  des  yeux  pour  simplifier 


L'ACCUSATEUR  131 

l'image  même  de  cet  homme,  et,  à  travers 
ses  cils,  il  apercevait  une  forme  qui  rappe- 
lait étrangement,  sans  aucun  doute  possible, 
la  forme  vague  trouvée  dans  l'œil  interrogé  — 
et  sa  conviction,  venant  en  aide  à  son  instinct, 
grandissait,  se  faisait  peu  à  peu  invincible, 
irrésistible. 

Il  se  répétait  l'adresse  et  le  nom  de  l'homme: 
«  Jacques  Dantin,  rue  de  Richelieu,  114.  »  Il  se 
hâterait  tout  à  l'heure  de  donner  ce  nom  à 
M.  Ginory  et  la  citation  du  juge  ne  se  ferait 
pas  attendre.  Pourquoi  ce  Dantin  quittait-il 
Paris?  Quelle  était  la  vie,  les  moyens  d'exis- 
tence, les  passions,  les  vices  de  cet  homme 
dressé  là,  avec  sa  mine  austère  de  huguenot 
devant  la  tombe  ouverte? 

Bernardet  remarqua  fort  bien  que,  malgré 
sa  ferme  volonté  de  demeurer  impassible, 
Jacques  Dantin  fut  troublé,  lorsque  avec  son 
bruit  sourd,  la  bière  glissa  sur  les  cordes  ten- 
dues pour  toucher  le  creux  de  la  fosse.  Il  se 
mordillait  la  moustache  et  ses  mains  gantées 
de  noir  avaient  des  mouvements  nerveux  irré- 
sistibles. 

Et  le  regard  lancé  au  cercueil  qui,  là,  dans 
le  trou  profond,  portait  ce  nom  sur  une  plaque 
de  cuivre  :  Louis-Pierre-Rovère  !  Cette  contem- 
plation muette,  rapide  et  poignante  de  la  bière 


132  L'ACCUSATEUR 

où,  entre  les  ais  de  chêne  jaune,  tenait  le  ca- 
davre égorgé,  fouillé,  tailladé,  la  face  aux  veux 
arrachés  —  et  replacés  depuis  dans  leurs 
orbites  creuses  —  dans  les  restes  macabres  et 
déformés  de  ce  pauvre  corps  qui  avait  vécu, 
respiré,  pensé,  senti,  cherché,  rêvé,  souffert, 
haï,  aimé  ! 

Oh!  ce  regard  poignant  plein  de  souvenirs, 
plein  de  terreur,  comme  l'agent  l'emmagasina 
dans  sa  mémoire  !  Comme  il  dirait  à  M.  Ginory 
tout  ce  qui,  à  son  avis,  se  combinait  dans  le 
cerveau  de  ce  Dantin  ! 

On  défilait  maintenant  devant  la  fosse  et 
Dantin  le  premier,  d'une  main  qui  tremblait, 
jetait  sur  le  cercueil  ces  gouttes  d'eau  qui  sont 
pour  nos  morts  les  larmes  suprêmes.  Ah  !  qu'il 
était  pâle!  Livide  plutôt!  Et  ce  tremblement 
chez  un  homme  d'une  telle  énergie  de  visage! 
Bernardet  notait  les  moindres  traits  caracté- 
ristiques. 11  s'approcha  à  son  tour  et  prit  le 
goupillon,  puis,  comme  il  s'éloignait,  vou- 
lant retrouver  Jacques  Dantin  dans  l'allée  voi- 
sine, sous  les  arbres,  il  s'entendit  appeler  — 
et,  se  retournant,  il  vit  Paul  Rodier  tout 
souriant. 

—  Eh  bien  !  monsieur  Bernardet,  quoi  de 
nouveau?  demanda  le  reporter. 

Le  grand  jeune  homme  avait  l'air  charmé. 


L'ACCUSATEUR  133 

—  Rien  de  nouveau,  fit  l'inspecteur. 

—  Vous  savez  que  l'affaire  intéresse  beau- 
coup le  public  ? 

—  Je  n'en  doute  pas. 

—  Léon  Luzarche  est  enchanté.  Oui,  Luzar- 
che,  le  romancier.  Il  a  commencé  dans  le 
journal  un  roman  dont  le  premier  feuilleton  a 
coïncidé  avec  l'annonce  du  Crime  du  boulevard 
de  Clichy  et,  comme  le  journal  monte,  monte, 
monte, il  se  figure  que  c'est  son  roman  symbo- 
liste qui  le  fait  monter.  Douce  illusion  !  Per- 
sonne ne  WïY Ange- Gnome  ;  mais  tout  le  monde 
s'arrache  XeMystère  du  boulevard extérieur  !1 out 
romancier  arriviste  devrait  avoir  un  bon  assas- 
sin dans  sa  manche  qui  commettrait  un  crime 
bien  conditionné  le  jour  même  où  un  roman 
nouveau  s'entamerait  dans  un  journal.  Quelle 
collaboration,  monsieur  Bernardcl  !  On  pour- 
rait même  intéresser  l'honnête  assassin  aux 
bénéfices.  Plaisanterie  à  part,  avez-vous  de 
l'inédit? 

—  Non,  dit  l'agent. 

—  Pas  de  trace?  Pas  de  piste  ? 

—  Rien,  lit  Bernardct.    • 

—  Eh  !  bien,  moi,  j'en  ai,  monsieur  Ber- 
nardet...  Mais  je  vous  laisse  la  surprise  !  Lisez 
ma  feuille  !  Faites  marcher  ma  feuille. 

—  Mais  encore,  demanda  le  policier. 

12 


134  L'ACCUSATEUR 

—  Ah  !  voilà.  Secret  professionnel.  Seule- 
ment avez-vous  songé  à  la  femme  en  deuil  qui 
venait  parfois  voir  l'ancien  consul? 

—  Certes,  dit  Bernardet. 

—  Eh  bien,  il  s'agit  de  la  retrouver,  la 
femme  en  deuil  !  Ce  n'est  pas  facile  !  Mais 
je  crois  que  je  l'ai  dénichée.  Oui,  en  pro- 
vince. 

—  Où  cela? 

—  Secret  professionnel,  répéta  le  reporter 
en  riant. 

—  Et  si  M.  Ginory  vons  le  demandait,  votre 
secret? 

—  Je  répondrais  comme  je  vous  ai  répondu  ; 
Lisez  ma  feuille.  Lisez  Lutèce  ! 

—  Mais  le  juge,  lui,  le  juge... 

—  Secret  professionnel,  dit  Paul  Rodier,. 
pour  la  troisième  fois.  Mais  quel  roman,  mon- 
sieur Bernardet  !  Un  roman  :  la  Dame  en  noir. 
Enfoncé  Léon  Luzarche  ! 

Tout  en  écoutant,  Bernardet  ne  perdait  pas 
de  vue  M.  Dantin  qui,  maintenant,  au  milieu 
de  l'allée,  regardait  s'écouler  le  flot  des  cu- 
rieux où  il  semblait  vainement  chercher  un 
visage  de  connaissance!  Sa  figure  paraissait 
ravagée.  Ou  c'était  le  chagrin,  ou  c'était  le 
remords,  mais  certainement  une  émotion  vio- 
lente  l'étreignait.    Le    policier    devinait   une 


L'ACCUSATEUR  135 

lutte  poignante  chez  cet  homme,  et  la  tristesse 
était  grande  de  Jacques  Dantin  interrogeant 
la  foule  pour  y  trouver  quelque  ami  et  n'y 
rencontrant  que  des  curieux. 

L'important  pour  Bernardel  était  de  ne  pas 
perdre  de  vue  ce  personnage  dont  il  ignorait 
l'existence  une  heure  auparavant  et  qui,  pour 
lui,  était  l'artisan  ou  le  complice  du  crime. 

Il  suivit  de  loin  Dantin  qui,  du  cimetière 
Montmartre,  rentra  rue  de  Richelieu  à  pied 
et  s'arrêta ,  comme  il  l'avait  dit  ,  au  nu- 
méro 1 1  \. 

Bernardet  laissa  passer  quelques  minutes 
lorsque  l'homme  dont  il  tenait  la  piste  fut 
entré,  puis  il  demanda  au  concierge  si  M.  Jac- 
ques Dantin  était  chez  lui,  questionna  habile- 
ment et  sut  bien  vite  que  l'ami  de  M.  Rovère 
habitait  là  depuis  deux  années  et  vivait  sans 
profession. 

—  Alors,  dit  l'agent,  ce  n'est  pas  le  Dantin 
que  je  cherche.  Celui-ci  est  banquier. 

Il  s'excusa  de  ses  questions,  sortit,  héla  un 
fiacre,  et  dit  au  cocher,  qui  le  salua  : 

—  A  la  Préfecture! 

Son  rapport  au  chef  de  la  Sûreté  fut  bientôt 
fait.  Le  chef  l'écoutait  avec  attention,  ayant  en 
l'inspecteur  une  confiance  absolue.  «  Jamais 
de  gaffe  avec  Bernardet  »,  c'était  le  mot  de 


130  L'ACCUSATEUR 

M.  Morel.  Il  eut  bientôt,  comme  Bernardet 
lui-même,  le  soupçon  que  cet  homme  pouvait, 
devait  être  le  meurtrier  de  l'ancien  consul. 

—  Quant  aux  motifs  qui  ont  pu  le  conduire 
au  crime,  nous  saurons  ça  plus  tard! 

Il  fallait,  tout  d'abord,  faire  une  enquête  sur 
le  passé  de  ce  Jacques  Dantin,  sur  son  exis- 
tence présente,  et  l'enquête  aurait  lieu  paral- 
lèlement à  l'interrogatoire  que  ferait  subir 
M.  Ginory  à  cet  homme  cité  devant  le  juge 
d'instruction  en  qualité  de  témoin. 

—  Allez  donc  de  suite  au  cabinet  de  M.  Gi- 
nory, Bernardet,  dit  vivement  le  chef.  Pendant 
ce  temps,  je  saurai  un  peu  ce  que  c'est  que  cet 
homme-là  ! 

Bernardet  n'avait  qu'à  traverser  quelques 
couloirs  et  des  cours,  à  gravir  quelques  esca- 
liers, pour  se  trouver  dans  la  galerie  où  s'ou- 
vrait le  Cabinet  14,  celui  de  M.  Ginory.  Le  juge 
interrogeant  un  prévenu,  l'agent  attendait,  se 
promenait  pour  user  ses  nerfs,  le  long  de  la 
galerie  où  des  malfaiteurs,  dont  quelques-uns 
le  connaissaient  bien,  faisaient  antichambre. 
Lui,  si  calme  d'ordinaire,  accomplissait  sa 
sinistre  tâche  quotidienne  avec  une  sorte  de 
sourire  constant,  illuminant  sa  figure  d'abbé, 
se  sentait  cette  fois  secoué  par  l'angoisse,  avec 
des  frémissements  dans  les  doigts,  une  nervo- 


L'ACCUSATEUR  137 

site   singulière   comme   après   une  nuit   d'in- 
somnie. 

C'est  que,  vraiment,  clans  le  cas  présent,  il 
ne  s'agissait  plus  d'une  chasse  à  l'homme  or- 
dinaire. Le  policier  avait  la  peur  qui  secoue 
l'inventeur  acharné  à  une  découverte.  Il  avaii 
posé  un  problème  redoutable,  insoluble  en 
apparence,  et  il  voulait  le  résoudre. 

De  temps  à  autre,  il  tirait  de  sa  redingote 
un  vieux  portefeuille  usé,  et  il  regardait,  col- 
lées sur  le  carton,  les  épreuves  obtenues,  la 
\ision  arrachée  à  la  rétine  du  disparu. 

Il  n'y  avait  pas  à  douter.  Ce  spectre  un  peu 
confus  avait  l'allure  de  l'homme  tout  à  l'heure 
penché  sur  la  fosse  ouverte.  M.  Ginory  en 
serait  frappé  lorsqu'il  aurait  Jacques  Dantin 
devant  lui.  Pourvu  seulement  que  le  juge 
d'instruction  gardât  le  désir,  allumé  par  Ber- 
nardet,  de  pousser  jusqu'au  bout  l'expérience] 

—  Heureusement,  M.  Ginory  est  un  cu- 
rieux. Avec  la  curiosité,  on  arrive  à  tout,  à 
tout,  pensait  Bernardol. 

Le  temps  lui  semblait  long,  du  reste.  Si  ce 
Dantin,  qui  parlait  de  quitter  Paris,  disparais- 
sait, échappait  à  l'interrogatoire  du  juge? 
Quelle  misérable  affaire  sans  importance  rete- 
nait M.  Ginory?  Quand  le  magistrat  serait-il 
enfin  libre? 

12. 


*38  L'AGCUSAÏEDR 

La  porte  du  Cabinet  \\  s'ouvrit,  un  homme 
en  blouse  en  sortit,  emmené  bientôt;  face  vio- 
lente et  vulgaire,  et  Bernardet  demanda  au 
greffier,  qui  parut  sur  le  seuil,  de  voir  sur- 
le-champ  M.  Ginory  pour  communications 
urgentes. 

—  Je  ne  le  tiendrai  pas  longtemps  ! 

Loin  de  paraître  ennuyé,  le  juge  sembla 
enchanté  de  voir  l'agent]  de  la  Sûreté.  Lui 
aussi  roulait  dans  sa  tète  une  foule  d'idées 
singulières  que  la  possibilité  d'une  enquête 
scientifique,  quasi  mystérieuse,  faisait  naître, 
et  le  récit  des  funérailles  de  Rovère,  présenté 
avec  la  netteté  d'un  procès-verbal,  l'intéressa 
comme  la  plus  importante  des  dépositions. 
L'homme  dont  lui  avait  parlé  M""  Moniche, 
l'individu  surpris  devant  le  coffre-fort  ouvert, 
se  retrouvant  là,  ému  et  au  premier  rang  de 
ceux  qui  suivaient  le  corbillard,  il  était  bien 
possible  que  ce  Dan  lin  eût  été  poussé  à 
prendre  la  tête  du  cortège  moins  par  une 
vieille  affection  pour  celui  qu'il  appelait  un 
camarade  d'enfance  que  par  ce  sentiment 
étrange  et  impulsif  qui  porte  les  coupables  à 
roder  autour  du  lieu  du  crime,  à  réapparaître 
auprès  de  leurs  victimes  comme  si  le  meurtre, 
le  sang,  le  mal  axaient  leur  magnétisme  mor- 
bide. 


L'ACCUSATEUR  i  39 

—  Du  reste,  fit  M.  Ginory,  je  saurai  cela 
bientôt. 

Il  dicta  au  greffier  la  citation  voulue,  sonna 
et  donna  l'ordre  de  trouver  M.  Dantin  à  son 
domicile  et  de  l'amener  au  Palais. 

—  Vous  ne  le  perdrez  pas  de  vue,  Bernar- 
det,  dit-il,  et  M.  le  commissaire  aux  délégations 
judiciaires  agira  s'il  y  a  lieu. 

Bernardet  s'était  incliné  et  ses  yeux  lui- 
saient, yeux  de  limier  flairant  sa  proie. 


X 


Entre  le  juge  d'instruction  qui  interroge  et 
le  prévenu  qui  répond,  c'est  un  duel  au  jeu 
serré,  rapide  et  tragique  où  toute  feinte  peut 
être  mortelle,  où  toute  riposte  doit  être  déci- 
sive. Aucun  homme  au  monde  n'a  le  pouvoir 
de  l'homme  qui,  d'un  mot,  peut  changer  en 
prisonnier  celui  qui  entre  au  Palais  comme  en 
passant.  Derrière  cet  inquisiteur  de  la  Loi, 
toute  la  geôle  se  dresse,  les  tribunaux  en  robes 
rouges  apparaissent,  les  poteaux  de  l'échafaud 
projettent  leurs  ombres  sinistres  et  le  froid 
cabinet  du  magistrat  instructeur  a  déjà  l'humi- 
dité lugubre  des  cellules  où  les  condamnés 
attendent  ou  expient. 

Jacques  Dantin  arrivait  au  Palais,  sur  la 
citation  du  juge,  avec  l'apparent  empressement 
d'un  homme  qui,  regrettant  un  ami  tragique- 


L'ACCUSATEUR  144 

ment  frappé,  veut  travailler  à  le  venger.  Il 
n'avait  pas  hésité  une  seconde,  et  Bernardet, 
qui  le  voyait  monter  en  voiture,  était  même 
frappé  de  l'espèce  de  hâte  mise  à  répondre  à 
l'appel  du  magistrat. 

Lorsqu'on  vint  dire  à  M.  Ginoryque  M.Jac- 
ques Dantin  était  là,  le  magistrat  laissa  échap- 
per un  ahl  de  satisfaction  qui  ressemblait  à 
celui  d'un  spectateur  impatient,  lorsque  les 
coups  frappés  annoncent  que  la  toile  va 
se  lever.  Pour  le  juge  d'instruction,  la  pièce 
dont  il  allait  démêler  l'intrigue  commen- 
çait. 

Il  tenait  les  yeux  fixés  sur  la  porte,  attri- 
buant, avec  raison,  une  grande  importance  à 
l'impression  première  que  lui  causait  tout 
nouveau  venu  entrant  dans  son  cabinet.  Il  y 
avait  là  une  sensation  spéciale,  immédiate,  et 
rarement  M.  Ginory  était  revenu  sur  l'espèce 
de  commotion  électrique  souvent  éprouvée  et 
dont,  par  habitude  et  par  force  nerveuse,  il 
dissimulait  l'effet. 

La  porte  ouverte,  Jacques  Dantin  apparut. 
Le  premier  aspect,  pour  le  juge,  fut  favorable. 
L'homme  était  grand,  bien  planté,  saluant 
avec  aisance  et  regardant  droit  devant  lui. 
Mais,  en  même  temps,  M.  Ginory  fui  frappé 
de  l'étrange  ressemblance  qu'avait  celte  sil- 


£52  L'ACCUSATEUR 

"houelle  un  peu  hautaine  avec  l'image  obtenue 
par  l'objectif  de  Bernardet. 

Il  lui  semblait  que  cette  image  avait  la  sta- 
ture, la  forme  même  de  cet  homme  entrant 
dans  un  brouillard. 

Puis,  le  second  examen  de  l'inconnu  par  le 
magistrat  semblait,  peu  à  peu,  déceler  au  juge 
une  violence  contenue,  une  brutalité  latente 
Les  yeux  étaient  durs,  sous  des  sourcils 
hérissés,  la  barbe,  pointue  au  bout  du  menton, 
plus  rare  sur  les  joues,  laissait  apercevoir 
des  maxillaires  farouches  et,  sous  la  mous- 
tache grise,  la  mâchoire  inférieure  avançait 
étrangement,  comme  chez  certains  cavaliers 
espagnols  peints  par  Velasquez. 

—  Prognatisme, pensait  M.Ginory,  comme 
s'il  notait  officiellement  ce  signe. 

Et,  du  geste,  il  pria  M.  Dantin  de  s'asseoir. 

L'homme  était  là,  devant  le  juge  qui,  les 
mains  croisées,  sans  façon,  et  les  coudes 
appuyés  sur  ses  paperasses,  semblait  prêt  à 
causer  de  choses  insignifiantes,  tandis  que, 
courbé  sur  sa  table  noire,  chauve  et  sec,  le 
greffier,  assis  à  sa  droite,  prenait  des  notes 
d'un  air  indifférent. 

L'entretien  s'engagea  cependant  sur  un  ton 
grave,  mais  comme  entre  deux  hommes  qui,  se 
rencontrant  dans  un  salon,  parleraient  de  la 


L'ACCUSATEUR  143 

matinée  ou  de  la  première  de  la  veille,  et 
M.  Ginory  demanda  à  Jacques  Dantin  quel- 
ques renseignements  sur  Rovère. 

—  Vous  le  connaissiez  intimement? 

—  Oui,  monsieur  le  juge. 

—  Depuis  combien  d'années? 

—  Depuis  plus  de  quarante  ans.  Nous 
étions  camarades  de  pension  à  Bordeaux. 

—  Vous  êtes  Bordelais? 

—  Comme  Rovère,   oui,   répondit  Dantin. 

—  Dans  ces  derniers  temps,  avez-vous 
beaucoup  fréquenté  Rovère? 

—  Je  vous  demande  pardon,  monsieur  le 
juge,  qu'entendez-vous  par  ces  derniers  temps? 

M.  Ginory  crut  saisir,  dans  cette  interro- 
gation de  Thomme  interrogé  lui-même,  une 
manière  de  tactique,  un  moyen  de  trouver, 
avant  de  répondre,  le  temps  de  la  réflexion.  Il 
était  habitué  à  ces  manœuvres  des  accusés. 

—  Quand  je  dis  dans  ces  derniers  temps, 
fit-il,  j'entends  pendant  les  quelques  jours,  les 
semaines,  si  vous  voulez,  qui  ont  précédé  le 
meurtre. 

—  Je  le  voyais  assez  souvent,  en  effet 
répondit  Dantin,  et  même  plus  souvent  qu'au- 
trefois. 

—  Pourquoi?  demanda  le  juge. 
Jacques  Dantin  parut  hésiter. 


144  L'ACCUSATEUR 

—  Je  ne  sais  pas...  le  hasard...  A  Paris,  ses 
plus  intimes  amis,  on  cesse  de  les  voir  pendant 
des  mois,  et,  tout  à  coup,  on  les  retrouve,  on 
se  reprend  à  les  fréquenter... 

—  Vous  n'avez  jamais  eu,  pour  interrompre 
vos  relations  avec  Rovère,  pour  cesser  de  le 
voir,  comme  vous  dites,  aucune  raison? 

—  Aucune. 

—  Il  n'y  avait  entre  vous  aucune  espèce  de 
rivalité,  aucun  motif  de  refroidissement? 

—  Aucun  motif,  aucune  rivalité.  Comment 
voulez-vous? 

—  Je  ne  sais  pas,  dit  le  gros  homme.  Je 
vous  demande,  j'interroge. 

La  plume  du  greffier  courait  sur  le  pa- 
pier, sans  bruit,  avec  une  vitesse  d'aile  d'oi- 
seau. 

Ces  mots  «  j'interroge  »  avaient  paru  faire 
sur  Dantin  une  impression  inattendue,  désa- 
gréable, et  ses  sourcils  durs  s'étaient  froncés 
sur  ses  yeux. 

—  Quand  êtes-vous  venu  rendre  visite  à 
Rovère  pour  la  dernière  fois?  reprit  le  juge. 

—  Pour  la  dernière  fois? 

—  Oui,  Rappelez  vos  souvenirs. 

—  Deux  ou  trois  jours  avant  le  crime. 

—  Ce  n'est  pas  deux  ou  trois  jours,  c'est 
deux  jours  exactement  avant  l'assassinat. 


L'ACCUSATEUR  145 

—  Vous  avez  raison,  dit  Jacques  Dantin,  je 
vous  demande  pardon. 

Le  juge  attendit  un  moment,  regardant 
l'homme  bien  en  face.  Il  lui  parut  qu'une  rou- 
geur légère  courait  sur  ce  visage  plutôt  pâle. 

—  Vous  ne  soupçonnez  personne  du  meur- 
tre commis  sur  Rovère?  demanda  Ginory 
après  un  moment  de  réflexion. 

—  Personne,  dit  Dantin.  Je  cherche. 

—  Rovère  avait-il  des  ennemis? 

—  Je  ne  lui  en  connais  pas. 

Le  magistrat  revint  bientôt,  par  un  détour 
habile,  à  cette  dernière  visite  de  Jacques 
Dantin,  et  le  pria  de  préciser  ce  qui  avait  pu 
le  frapper  durant  ce  dernier  entretien  avec 
son  ami. 

—  L'idée  d'un  suicide  ayant  été  immédia- 
tement écartée  par  le  plus  simple  examen  de 
la  blessure,  aucun  doute  ne  subsiste  sur  la 
cause  de  la  mort.  Rovère  a  été  assassiné.  Par 
qui?  Dans  les  propos  suprêmes  qu'il  vous  a 
tenus,  a-t-il  été  question  entre  vous  d'une 
inquiétude  quelconque  qui  pût  lui  venir  à 
l'esprit?  Elait-il  préoccupé  de  quelque  affaire 
spéciale?  Avait-il  —  on  a  parfois  de  ces  pres- 
sentiments —  la  sensation  qu'il  courait  le 
moindre  danger,  qu'il  se  tramait  quelque 
chose  de  ténébreux  contre  lui? 

13 


146  L'ACCUSATEUR 

—  Non,  répondit  Dantin,  Rovère  ne  m'a  fait 
aucune  allusion  au  moindre  péril  couru.  Je  me 
demande  qui  pouvait  avoir  intérêt  à  sa  mort. 
On  a  dû  le  frapper  pour  le  voler. 

—  Cela  me  semblait  assez  probable,  fit  le 
juge,  mais  les  constatations  laites  dans  l'ap- 
partement ont  prouvé  qu'il  n'y  avait  eu  aucune 
effraction.  Le  vol  n'a  pas  été  le  mobile  du 
crime. 

—  Alors?  fit  Dantin. 

Le  visage  sanguin  du  juge,  ce  visage  ro- 
buste, aux  mandibules  solides,  s1éclaira  d'une 
sorte  d'ironie  contenue. 

—  Alors,  nous  sommes  ici  pour  rechercher 
la  vérité,  et  pour  la  trouver! 

Et,  dans  sa  réponse,  M.  Ginory  met  la  il  une 
expression  narquoise  où  le  greffier,  qui  con- 
naissait bien  son  juge  —  le  greffier  qui  ne 
levait  même  pas  la  tète  de  dessus  le  papier  où 
il  grossoyait —  devina  une  menace. 

—  Vous  ne  me  dites  pas,  reprit  le  magistrat, 
tout  ce  qui  s'est  passé  entre  vous,  durant  cette 
dernière  entrevue. 

—  C'est,  répondit  Dantin,  qu'il  ne  s'est  rien 
passé  qui  puisse  mettre  la  justice  sur  la  trace 
du  coupable. 

—  Mais  encore  pouvez-vous,  et  j'ajouterai 
devez-vous,  me  rapporter  tout  ce  qui  a  été  dit 


L'ACCUSATEUR  147 

ou  fait.  Le  moindre  indice  peut  servir  à  nous 
éclairer. 

—  Rovère  m'a  parlé  de  choses  intimes,  fit 
l'homme  interrogé  qui,  se  reprenant,  ajouta, 
en  rectifiant  :  de  choses  insignifiantes? 

—  Quelles  sont  ces  choses  insigni- 
fiantes? 

—  Des  souvenirs...  des  affaires  de  famille... 

—  Les  affaires  de  famille  ne  sont  jamais 
insignifiantes,  surtout  en  pareil  cas...  Rovëre 
avait-il  donc  de  la  famille  encore?  Aucun  parent 
n'assistait  à  ses  obsèques. 

Jacques  Dantin  paraissait  troublé,  énervé 
plutôt  et,  cette  fois,  visiblement.  Il  répliqua 
d'un  ton  bref,  presque  brusquement  : 

—  Il  s'agissait  du  passé. 

—  De  quel  passé?  interrogea  le  juge,  pous- 
sant au  vif  son  questionnaire. 

—  Souvenirs  de  jeunesse,  dettes  morales 
d'autrefois! 

M.  Ginory  se  renversa  dans  son  fauteuil, 
appuyant  au  dossier  son  dos  robuste  et,  la 
voix  mordante  : 

—  En  vérité,  monsieur,  dit-il,  vous  devriez 
bien  compléter  vos  renseignements  et  ne  pas 
faire  de  votre  déposition  une  énigme.  Je  ne 
comprends  rien  à  des  réticences  inutiles  et  les 
dettes  morales,  pour  parler  comme  vous,  n'ont 


148  L'ACCUSATEUR 

que  faire  en  l'espèce.  Qu'y  avait-il  donc  dans 
le  passé  de  M.  Rovère? 

Dantin  hésita  un  moment,  pas  longtemps, 
puis  il  répondit  avec  fermeté  : 

—  Ceci,  monsieur  le  juge,  est  un  secret  que 
m'a  confié  mon  ami  et.  comme  il  n'a  rien  à  voir 
avec  la  cause,  comme  ce  dont  il  s'agit  est  tout 
à  l'ait  indépendant  de  l'instruction  criminelle, 
je  vous  demande  de  garder  pour  moi,  à  qui  il  a 
été  confié,  le  secret  en  question. 

—  Je  vous  demande  pardon,  fit  le  juge.  Il 
n'y  a  pas,  il  ne  peut  pas  y  avoir  de  secret  pour 
un  juge  d'instruction.  Dans  l'intérêt  de  Rovère, 
dont  la  mémoire  appartient  à  la  vindicte  pu- 
blique, oui,  dans  son  intérêt  et  je  dirai  aussi 
dans  le  vôtre,  il  est  nécessaire  que  vous  pré- 
cisiez ce  que  vous  n'avez  qu'indiqué  jusqu'ici. 
Vous  me  dites  qu'il  y  a  un  secret,  je  veux  le 
connaître. 

—  C'est  la  confidence  d'un  mort  !  repartit 
Dantin,  la  voix  vibrante. 

—  Il  n'y  a  plus  d'autres  confidences,  à 
présent,  que  celles  que  tout  Le  monde  doit  à  la 
justice. 

—  Mais  c'est  aussi  le  secret  d'un  être  vivant  ! 
dit  Jacques  Dantin. 

—  C'est  de  vous  que  vous  voulez  parler?  lit 
Ginorv. 


L'ACCUSATEUR  149 

11  rivait  sur  l'énergique  visage,  maintenant 
torturé  et  crispé  de  Dantin,  ses  yeux  noirs  qui 
pétillaient. 

Dantin  répondit  : 

—  Non,  je  ne  parle  pas  de  moi,  mais  d'un 
autre. 

—  Cet  autre,  quel  est-il? 

—  Il  m'est  impossible  de  vous  le  dire. 

—  Impossible? 

—  Absolument  impossible. 

—  Je  vous  répéterai  mon  interrogation  de 
tout  à  l'heure  :  Pourquoi? 

—  Parce  que  j'ai  juré,  sur  l'honneur,  de 
ne  révéler  à  personne  ce  que  vous  me  deman- 
dez. 

—  Ah!  ah!  fit  Ginory,  narquois,  il  y  a  un 
serment?  C'est  parfait. 

—  Oui,  monsieur  le  juge,  répondit  Dantin, 
il  y  a  un  serment. 

—  Un  serinent  fait  à  qui? 

—  A  Rovère. 

—  Qui  n'est  plus  là  pour  vous  en  relever.  Je 
comprends. 

—  Et,  demanda  Dan  lin  avec  une  vivacité 
qui  lit  trembler,  sur  le  papier,  la  main  maigre 
du  greffier  écrivant  toujours,  que  comprenez- 
vous? 

—  Pardon,  dit  M.  Ginory,  vous  n'êtes  pas 

13. 


150  L'ACCUSATEUR 

ici  pour  poser  des  questions  mais  pour  ré- 
pondre à  celles  que  je  vous  adresse.  Il  est  cer- 
tain que  la  parole  d'honneur  qui  lie  le  porteur 
d'un  secret  est  un  moyen  de  défense,  mais  les 
accusés  l'ont  à  force  d'en  jouer,  banalisé  et 
rendu  parfaitement  inutile. 

Et  le  juge  remarqua  le  froncement  de  sour- 
cils presque  menaçant  de  Dantin  lorsque  ce 
mot  inattendu,  les  accusés,  lui  entra  dans 
l'oreille. 

—  Les  accusés?  fit  l'homme  en  se  redres- 
sant sur  sa  chaise,  suis-je  donc  un  accusé? 

La  voix  stridente,  un  pou  étranglée,  gron- 
dait de  révoltes  contenues. 

—  Je  ne  dis  pas  cela,  fit  Ginory  d'un  ton 
très  calme,  je  dis  que  vous  avez  le  désir  de 
garder  pour  vous  un  secret  et  c'est  là  une  pré- 
tention que  je  n'admets  point. 

—  Je  vous  répète,  monsieur  le  juge,  que  ce 
secret  n'est  pas  le  mien. 

—  11  n'y  a  plus  de  secret  qui  puisse  de- 
meuré sacré,  ici.  Il  y  a  un  meurtre  commis,  un 
coupable  à  trouver,  et  tout  ce  que  vous  savez, 
vous  devez  le  révéler  à  la  justice. 

—  Mais  si  je  vous  donnais  ma  parole  d'hon- 
neur que  ce  dont  il  s'agit  n'a  aucun  lien  pos- 
sible avec  ce  meurtre,  avec  la  mort  de  Rovère? 

—  Je  dirais  à  mon  greffier  d'écrire  textuel- 


L'ACCUSATEUR  151 

lement  votre  réponse —  ce  qu'il  fait  — et  je 
continuerais  à  vous  interroger,  précisément 
parce  que  vous  me  parlez  d'un  secret  qui  vous 
a  été  confié  et  que  vous  vous  refusez  à  me  le 
faire  connaître.  Car  vous  vous  y  refusez? 

—  Absolument. 

—  Malgré  ce  que  je  viens  de  vous  dire? 
C'est  un  avertissement,  vous  le  sentez  bien? 

—  Malgré  votre  avertissement. 

—  Prenez  garde  !  dit  doucement  M.  Ginory, 
dont  le  visage  coloré  perdait  de  son  amabilité 
voulue. 

Le  greffier  releva  la  tête  vivement.  Il  sentait 
qu'on  en  venait  au  moment  précis  où  d'habi- 
tude ça  mordait,  comme  il  disait.  Le  regard  du 
juge  d'instruction  plongeait  dans  les  yeux  de 
Dantin  et,  la  voix  lente,  le  magistrat  laissa 
tomber  ces  mots  : 

—  Vous  rappelez-vous  avoir  été  vu  par  la 
concierge  du  boulevard  de  Clichy  au  moment 
même  où  Rovère,  debout  devant  vous,  vous 
montrait  des  valeurs  devant  son  coffre-fort 
ouvert? 

Dantin  demeura  un  moment  avant  de  ré- 
pondre, comme  s'il  eût  mesuré  la  portée  de 
ces  paroles,  pesé  le  poids  de  la  question  et 
cherché  à  savoir  jusqu'où  le  juge  voulait 
pousser  l'inquisition. 


152  L'ACCUSATEUR 

Ce  silence,  court  et  comme  haletant,  était 
dramatique.  M.  Ginory  la  connaissait  bien, 
cette  minute  d'angoisse  où  l'interrogé  sent 
comme  une  corde,  un  lasso  subitement  lancé, 
s'enrouler  autour  de  son  cou.  Il  y  a  là,  dans 
tous  les  interrogatoires,  un  instant  tragique. 

—  Je  me  rappelle  fort  bien  avoir  vu  une 
personne  que  je  ne  connaissais  pas,  entrer 
dans  la  pièce  où  je  me  trouvais  avec  Rovère, 
répondit  enfin  Jacques  Dantin. 

—  Une  personne  que  vous  ne  connaissiez 
pas?  Vous  la  connaissiez  fort  bien,  puisque 
vous  lui  aviez  plus  d'une  fois  demandé  si 
M.  Rovère  était  chez  lui.  Cette  personne  est 
Mme  Moniche,  dont  la  déposition  est  formelle. 

—  Et  que  dit-elle,  la  déposition  formelle  dé 
Mmo  Moniche? 

Le  juge  d'instruction  prit  un  papier  sur  sa 
table  et  lut  : 

...  «  Quand  je  suis  entrée.  M.  Rorère  se  tenait 
«  debout  devant  sa  caisse  et  je  remarquai  <jue 
«  C'xndivxdu  dont  fax  parlé  \  l'individu,  c'est  vous, 
Mmc  Moniche  ne  vous  désigne  pas  autrement) 
«  l'individu  dont  fax  parlé,  jetait  sur  les  valeurs 
«  étalées  un  regard  qui  me  donna  froid.  Je  pensai 
«  tout  bas  :  Celui-là  a  V air  de  méditer  un  mauvais 
«  coup  !  » 

—  C'est-à-dire,  fit  brusquement  Dantin  qui 


L'ACCUSATEUR  153 

avait  écouté  en  fronçant  les  sourcils  avec  une 
expression  de  colère,  que  Mme  Moniche  m'ac- 
cuserait, au  besoin,  d'avoir  assassiné  Ro- 
ver e  ? 

—  Vous  allez  bien  vite,  bien  vite.  Mme  Mo- 
niche n'a  encore  précisément  rien  dit  de  cela. 
Elle  a  été  seulement  surprise  —  surprise  et 
effrayée  —  de  l'expression  de  votre  regard, 
jeté  sur  les  actions  etles  obligations,  les  valeurs 
que  Rovère  avait  en  caisse. 

—  Ces  valeurs,  demanda  Dantin  un  peu 
anxieux,  ont  donc  été  dérobées? 

—  Ah  !  cela,  par  exemple,  nous  n'en  savons 
rien  ! 

Et  le  juge  souriait  : 

—  On  a  retrouvé  dans  la  caisse  de  Rovère 
environ  pour  quatre  cent  soixante  mille  francs 
de  valeurs,  obligations  de  la  Ville  de  Paris, 
actions  de  Sociétés  minières,  titres  de  rente 
nominatifs,  mais  rien  ne  prouve  qu'il  n'y  eût 
pas,  avant  l'assassinat  de  la  victime,  plus  de 
quatre  cent  soixante  mille  francs  dans  son 
coffre- for  t. 

—  Avait-il  été  forcé,  ce  coffre-fort  ? 

—  Non,  mais  un  familier  du  mort,  un  ami, 
pouvait  avoir  le  secret  de  la  combinaison  du  cof- 
fre-fort, savoir  les  quatre  lettres  formant  le  mot 
qui  permettait  d'ouvrir  le  coffre  sans  effraction. 


154  L'ACCUSATEUR 

Tout  est  possible,  vous  l'avouerez,  tout  est 
possible. 

Dans  ces  paroles  du  juge,  Dantin  n'entrevit 
qu'un  mot  qui  lui  sauta  au  visage  :  un  ami. 
M.  Ginory  l'avait  prononcé  sans  appuyer  et 
jeté  comme  en  passant,  mais  Dantin  le  saisis- 
sait, y  lisait  l'énorme  menace.  Depuis  un 
moment,  l'homme  interrogé  ressentait  une 
impression  particulière.  Il  lui  semblait  —  un 
jour  qu'il  avait  failli  se  noyer  dans  une  partie 
de  plaisir,  cette  même  angoisse  l'avait  saisi,  en 
perdant  pied  —  il  lui  semblait  qu'il  s'enfonçait 
dans  quelque  chose  de  trouble,  de  glauque,  de 
glacé,  qu'il  descendait  dans  une  eau  dont  la 
sensation  de  froid  le  paralysait. 

Et,  en  face  de  lui,  ie  juge  d'instruction 
subissait  une  impression  contraire.  Le  jeteur 
d'hameçon  qui  sent,  au  bout  de  la  ligne,  la 
pièce  qui  s'accroche,  a  une  sensation  pareille  ; 
mais  elle  était  centuplée  chez  le  magistrat 
pêcheur  de  vérité,  jetant  la  ligne  dans  la  mare 
humaine,  l'eau  souillée,  rouge  de  sang,  mêlée 
à  de  la  boue. 

Un  ami  !  Un  ami  pouvait  avoir  abusé  du 
secret  du  mort  et  ouvert  celte  caisse  de  fer? 
Et  cet  ami,  quel  nom  portait- il?  Oui  voulait 
donc  désigner  M.  Ginory? 

Dantin,  malgré  tout  son  sang-froid,  éprou- 


LACCUSATEUR  *  i&5 

vaii  une  violente  tentation  de  demander  au 
juge  d'instruction  ce  qu'il  entendait  par  ces 
paroles.  Mais  l'impression  étrange  que  lui 
causait  ce  tête-à-tête  avec  le  petit  juge  rou- 
geaud et  finaud,  s'accentuait.  Maintenant  il  lui 
semblait  qu'il  y  avait  longtemps  qu'il"  avait 
franchi  le  seuil  du  Palais  de  Justice,  et  que  ce 
petit  cabinet  de  magistrat,  séparé  du  monde 
comme  une  cellule  de  moine,  avait  des  murs 
assez  épais  pour  empêcher  d'entendre  toute 
rumeur  du  dehors. 

Il  se  sentait  commehypnotiséparcethomme 
qui,  tout  à  l'heure,  l'avait  salué  d'un  air  aimable 
et  qui,  maintenant,  braquait  sur  lui  des  yeux 
1  durs.  Quelque  chose  de  douteux  comme  un 
vague  danger  l'entourait,  menaçait  de  l'enser- 
rer, et  il  suivit  machinalement  du  regard  le 
geste  de  M.  Ginory,  appuyant  sur  le  bouton 
d'ivoire  d'une  sonnerie  électrique,  comme  si 
de  ce  geste  eût  dépendu  quelque  événement  de 
sa  propre  vie. 

Au  tintement  du  timbre,  un  huissier  entra  à 
qui  le  juge  demanda  d'un  ton  bref  : 

—  A-t-on  apporté  les  notes  demandées? 

—  M.  Bernardel  vient  de  me  les  remettre, 
monsieur  le  juge. 

—  Donnez. 

M.  Ginory  ajouta  : 


156  L'ACCUSATEUR 

—  Il  est  là,  Bernardet? 

—  Oui,  monsieur  le  juge. 

—  Bien. 

Jacques  Dantin  se  rappela  le  petit  homme 
avec  qui  il  avait  causé,  dans  le  trajet  de  la 
maison  mortuaire  au  cimetière  Montmartre, 
et  qu'il  avait  entendu  nommer,  autour  de  lui. 
Il  ne  le  connaissait  pas,  mais  le  nom  l'avait 
frappé.  Pourquoi  la  présence  de  M.  Bernardet 
semblait-elle  importer  si  vivement  au  juge 
d'instruction? 

Et  il  regardait  à  son  tour  M.  Ginory  qui,  un 
peu  myope,  penchait  sa  tête  colorée,  son  large 
front  dégarni,  où  les  veines  apparaissaient, 
saillantes  comme  des  cordes,  sur  les  notes 
qu'on  venait  de  lui  remettre.  Notes  intéres- 
santes, importantes  sans  doute  car,  visible- 
ment satisfait,  M.  Ginory  laissait  échapper 
des  monosyllabes  : 

—  Bien... Oui...  Oui...  Bon...  Ah! ah!  Bien... 
Puis,  tout  à  coup,  Dantin  vit  Ginory  relever 

la  tête  et  le  regarder  —  l'expression  populaire 
lui  revint  à  la  pensée  —  «  dans  le  blanc  des 
yeux  ». 

Le  juge  attendit  un  moment  avant  de  parler 
et  jeta  brusquement  cette  question,  l'enfonça 
comme  un  coup  de  couteau  : 

—  Vous  êtes  joueur,  à  ce  que  je  vois? 


L'ACCUSATEUR  157 

Le  point  d'interrogation  fit  faire  à  Jacques 
Dantin  un  soubresaut  sur  sa  chaise. 

Joueur!  Pourquoi  cet  homme  lui  deman- 
dait-il s'il  était  joueur?  Qu'avaient  de  commun 
ses  mœurs,  ses  habitudes,  ses  vices  mêmes, 
avec  la  cause  pour  laquelle  il  avait  été  cité  à 
comparaître,  avec  l'assassinat  de  Rovère! 

—  Vous  êtes  joueur,  continua  le  juge  en 
jetant,  de  temps  à  autre,  un  coup  d'œil  à  ses 
notes.  Un  des  inspecteurs  de  la  police  des 
jeux  vous  a  vu  perdre,  au  Cercle  des  Publi- 
cistes,  vingt-cinq  mille  francs  dans  une  même 
nuit. 

—  C'est  possible,  le  seul  point  important 
est  que  je  les  ai  payés! 

LVa  réponse  avait  été  nette,  un  peu  irritée  à 
la  fois  et  stupéfaite. 

—  Parfaitement,  dit  le  juge.  Mais  vous 
n'avez  pas  de  fortune.  Vous  avez  emprunté 
récemment  une  somme  assez  considérable  à 
une  façon  d'usurier  pour  payer  des  différences 
de  Bourse. 

Dantin  devenait  très  pâle,  avec  des  frémis- 
sements de  lèvres  et  des  tremblements  de 
doigts  qui  n'échappaient  ni  au  juge  d'instruc- 
tion ni  au  greffier. 

—  Ce  sont  vos  petits  papiers  qui  vous 
apprennent  tout  cela?  demanda-t-il. 

u 


J58  L'ACCUSATEUR 

—  Parfaitement,  répéta  Ginory.  Nous  vous 
avons,  en  quelques  heures,  sur  renseigne- 
ments précis,  constitué  un  dossier  et  une 
sorte  d'esquisse  biographique.  Vous  aimez  le 
plaisir.  On  vous  voit,  malgré  votre  âge  —  je 
vous  prie  de  m'excuser,  il  n'y  a  pas  là  de 
malice,  je  suis  plus  âgé  que  vous  —  partout 
où  se  réunit  le  fameux  Tout-Paris  qui  s'a- 
muse. La  vie  facile  est  la  plus  difficile  de 
toutes  pour  qui  n'a  pas  de  fortune.  Et,  à  ce 
que  disent  les  notes  —  je  m'en  rapporte  à 
elles  jusqu'à  nouvel  ordre  —  de  fortune,  vous 
n'en  avez  point. 

—  C'est-à-dire,  interrompit  brusquement 
Dantin,  qu'il  serait  très  possible  que,  pour  me 
procurer  de  l'argent,  pour  voler  les  valeurs 
déposées  dans  son  coffre,  j'eusse  assassiné  un 
ami? 

M.  Ginory  ne  se  laissa  point  émouvoir  par 
le  ton  insolent  de  ces  paroles,  jetées  vive- 
ment, comme  un  cri. 

Il  regarda  Dantin  bien  en  face  et,  les  mains 
croisées  sur  ces  notes  de  police  qu'on  venait 
de  lui  transmettre  : 

—  Monsieur,  dit-il,  en  matière  d'instruc- 
tion criminelle,  un  magistrat,  avide  de  vérité, 
doit  admettre  que  tout  est  possible,  même 
l'improbable;  mais,  en  l'espèce,  je  dois  bien 


L'ACCUSATEUR  <59 

reconnaître  que  vous  ne  me  facilitez  point  ma 
tâche.  Un  témoin  vous  trouve  en  tête-à-tête 
avec  la  victime  et  surprend  votre  trouble  au 
moment  où  vous  êtes  vu  examinant  les 
papiers  de  Rovère.  Je  vous  demande  de  quoi 
il  s'agissait  entre  Rovère  et  vous,  vous  me 
répondez  que  c'est  votre  secret  et,  pour  toute 
explication,  vous  me  donnez  [votre  parole 
d'honneur  que  cela  n'a  aucun  rapport  avec  la 
cause.  Vous  me  trouveriez  vous-même  bien 
naïf  si  je  n'insistais  pas  davantage.  Bien  qu'il 
n'y  ail  pas  trace  de  violence  dans  l'apparte- 
ment du  boulevard  de  Clichy,  une  soustrac- 
tion quelconque  peut  avoir  été  commise  dans 
la  caisse.  Il  se  trouve  que  vous  pouviez  con- 
naître la  combinaison  du  coffre-fort,  il  se 
trouve  encore  que  vos  besoins  d'argent  sont 
évidents,  assez  clairement  connus  pour  qu'une 
enquête  rapide,  improvisée  en  quelque  sorie, 
nous  les  révèle.  Je  vous  interroge,  je  vous  fais 
connaître  ce  que  nous  avons  pu  savoir,  et  vous 
vous  emportez.  Et,  remarquez-le  bien,  c'est 
vous-même,  dans  votre  colère  et  votre  vio- 
lence, qui  prononcez  le  premier  le  mot  dont  je 
n'ai  pas  dit  une  syllabe!  C'est  vous  qui  arrivez 
tout  droit  à  la  conclusion  logique  de  ces  pré- 
somptions, qui  sont  faibles  encore,  sans 
doute,  mais  n'en  sont  pas  moins  des  présomp- 


160  L'ACCUSATEUR 

tions.  oui,  c'est  vous  qui  dites  qu'avec  un  peu 
de  logique,  on  pourrait  parfaitement  vous 
accuser  d'avoir  assassiné  celui  que  vous  appe- 
lez votre  ami. 

Chaque  parole  du  juge  amenait  sur  le  visage 
de  Dantin  une  expression  courroucée  ou  effa- 
rée, et  plus  M.  Ginory  parlait  lentement,  po- 
sément, enfonçant  les  verbes  avec  une  sorte 
d'habileté  professionnelle  comme  un  chirur- 
gien eût  touché  une  plaie  d'une  pointe  d'acier, 
plus  l'homme  interrogé,  mis  brusquement  sur 
la  sellette,  éprouvait  de  grondements  inté- 
rieurs, de  colères  refoulées,  qui  se  tradui- 
saient en  lui  par  de  subits  afflux  de  sang  à  ses 
oreilles  rouges  ou  des  éclairs  farouches  dans 
ses  yeux. 

—  Du  reste,  tit  M.  Ginory,  d'un  ton  tout  n 
coup  paternel,  il  vous  est  facile  de  réduire  à 
néant  toutes  ces  présomptions,  et  la  moindre 
explication  sur  le  rôle  que  vous  avez  joué  dans 
votre  dernière  entrevue  avec  Rovère,  peut  re- 
mettre toutes  les  choses  au  point. 

—  Ah!  s'écria  Dantin,  nous  y  revenons! 

—  Justement,  nous  y  revenons.  C'est  que 
toute  la  question  est  là.  Vous  venez  dire  à  un 
juge  d'instruction  qu'il  y  a  un  secret,  vous 
parlez  d'une  personne  tierce,  de  souvenirs  de 
jeunesse,  de  dettes  morales  —  que  sais-jo?  — 


L'ACCUSATEUR  101 

et  vous  vous  étonnez  que  ce  juge  d'instruction 
s'attache  à  vous  réclamer  la  vérité? 

—  Je  vous  l'ai  dite. 

—  La  vérité  entière? 

—  Elle  ne  vous  apprendrait  rien  sur  le 
meurtre  de  Rovère  et  elle  nuirait  à  quelqu'un 
qui  n'a  rien  à  voir  dans  la  cause.  Je  vous  l'ai 
dit,  je  vous  le  répète. 

—  Oui,  fit  M.  Ginory,  vous  tenez  à  votre 
rébus.  Eh  bien  !  moi,  magistrat,  je  ne  vous 
demande  plus  de  me  révéler  la  vérité,  je  vous 
somme  de  la  dire  ! 

La  plume  du  greffier  criait  sur  le  papier  et 
s'agitait  comme  si  elle  eût  senti  l'orage. 

La  minute  psychologique  approchait.  Le 
greffier  la  connaissait  bien  cette  minute-là.,  et 
le  mot  qu'allait  prononcer  bientôt  le  juge  d'in- 
truction  devenait  décisif. 

Une  espèce  de  combat  se  livrait  —  on  le 
voyait  à  ses  yeux  agrandis,  comme  hagards  — 
dans  l'esprit  de  Dantin.  Il  regardait  ces  pape- 
rasses sur  lesquelles  M.  Ginory  posait  ses 
doigts  gras  et  poilus,  ces  notes  de  police  qui 
bavardaient,  comme  disent  les  paysans  en  par- 
lant des  papiers  où  des  écritures  qu'ils  ne  sa- 
vent pas  lire,  les  dénoncent.  Il  se  demandait 
ce  qui  allait  encore  sortir  de  ces  notes  de  poli- 
ciers, de  ces  cancans  de  garçons  de  cercle   de 

14. 


162  L'ACCUSATEUR 

voisins,  de  portières.  Il  se  passait  la  main  sur 
le  front  comme  pour  en  essuyer  la  sueur  ou  en 
chasser  la  migraine. 

—  Voyons,  dit  encore  le  juge,  ce  n'est  pas 
bien  difficile,  et  j'ai  le  droit  de  tout  savoir. 

Après  un  moment,  Jacques  Dantin  prononça 
d'une  voix  forte  : 

—  Je  vous  jure,  monsieur,  que  rien  de  ce 
que  m'a  dit  Rovère,  lorsque  je  l'ai  vu  pour  la 
dernière  fois,  ne  pourrait  éclairer  la  justice,  et 
je  vous  demande  de  ne  pas  m'interroger  là- 
dessus! 

Le  juge  répondit  : 

■ —  Je  vous  ai  déjà  sommé  de  parler! 

—  Je  ne  peux  pas,  monsieur... 

—  Mais  plus  vous  hésitez,  plus  vous  me 
donnez  à  entendre  que  la  révélation  serait 
grave. 

—  Très  grave,  mais  elle  n'a  que  faire  avec 
votre  instruction. 

—  Ce  n'est  pas  à  vous  de  limiter  mon  de- 
voir ou  mes  droits.  Encore  une  !'<>i>,  je  vous 
ordonne  de  me  répondre. 

—  Je  ne  peux  pas,  répondit  Dantin. 

—  Vous  ne  pouvez  pas? 

—  Je  ne  veux  pas,  dit  alors,  brusquement, 
l'homme  acculé,  avec  un  accent  de  violence. 

Le  duel  touchait  à  sa  fin. 


L'ACCUSATEUR  163 

M.  Ginory  se  mita  rire  ou  plutôt  fit  entendre 
un  petit  ricanement  nerveux,  et  sa  face  san- 
guine devint  railleuse,  tandis  qu'un  mouve- 
ment machinal  agitait  ses  mâchoires  solides 
de  dogue  prêt  à  mordre. 

—  Alors,  fit-il,  la  situation  est  bien  simple 
et  vous  me  forcez  à  aller  tout  de  suite  jusqu'au 
bout  de  ma  tâche.  Vous  me  comprenez?  . 

—  Parfaitement,  dit  Jacques  Dantin  avec  la 
colère  impulsive  d'un  homme  qui  se  jette  sur 
un  obstacle  quitte  à  s'y  briser  le  front. 

—  Vous  vous  refusez  à  répondre? 

—  Je  m'y  refuse.  Je  suis  entré  ici  en  té- 
moin, je  n'ai  rien  à  me  reprocher,  partant  je 
n'ai  rien  à  craindre.  Vous  pouvez  faire  ce  que 
vous  voudrez. 

—  Je  peux,  dit  lentement  le  juge  d'instruc- 
tion, changer  un  mandat  de  comparution  en 
un  mandat  d'amener,  bien  inutile,  puisque 
vous  êtes  là.  Je  veux  vous  demander  en- 
core... 

—  C'est  inutile,  interrompit  Dantin.  Assas- 
sin, moi!  Quelle  folie!  Assassin  de  Rovère!  Il 
me  semble  que  je  rêve!  C'est  absurde!  ab- 
surde! absurde! 

—  Prouvez-moi  que  c'est  absurde,  en  effet. 
Vous  ne  voulez  pas  répondre? 

—  Je  vous  ai  dit  tout  ce  que  je  savais. 


164  L'ACCUSATEUR 

—  Mais  vous  n'avez  rien  dit  de  ce  que  je 
vous  demande. 

—  Ce  n'est  pas  mon  secret. 

—  Oui,  voilà  votre  système.  Il  est  fréquent, 
il  est  banal.  C'est  celui  de  tous  les  accusés! 

—  Suis-je  accusé  déjà?  fit  Jacques  Dantin, 
ironique. 

M.  Ginory  garda  un  moment  le  silence, 
puis,  lentement,  tirant  du  tiroir  de  sa  table  de 
petits  papiers  où  Dantin  ne  vit  plus  d'écritures 
cette  fois,  mais  comme  des  images,  des  gra- 
vures noires  —  il  ne  savait  quoi  —  le  juge 
les  tint  entre  ses  doigts  pour  les  montrer  à 
l'homme  interrogé.  Il  les  agita  ensuite,  et  les 
papiers  rendaient  un  son  de  feuilles  sèches. 

M.  Ginory  semblait  évidemment  attribuer 
une  valeur  rare  à  ces  feuillets  que  le  greffier 
regardait  <lu  coin  de  l'œil,  devinant  là  les 
épreuves  photographiques  de  la  victime. 

—  Voulez-vous,  dit  le  juge  à  Dantin.  exa- 
miner ces  épreuves,  je  vous  prie? 

Il  les  tendit  à  Jacques  Dantin  qui  les  étala 
sur  la  table  il  y  en  avait  quatre  cl  qui,  pour 
les  mieux  voir,  mit  son  pince-nez  et  regarda- 

—  Qu'est-ce  que  cela? 

—  Regardez  bien,  répondit  le  juge. 
Dantin  se   penchait   sur   les  épreuves,    les 

examinait  Tune  après  l'autre,  devinant,  dans 


L'ACCUSATEUR  165 

la  photographie  un  peu  confuse,  un  portrait 
d'homme  et,  en  y  mettant  de  l'attention,  arri- 
vant à  dégager  d'une  façon  de  spectre  une  va- 
gue ressemblance. 

—  Ne  trouvez-vous  pas,  demanda  M.  Gi- 
nory,  que  cette  photographie  donne  votre  res- 
semblance? 

Cette  fois,  Jacques  Dantin  semblait  en  proie 
à  quelque  cauchemar,  et  ses  yeux  cherchèrent 
ceux  de  M.  Ginory  avec  une  sorte  d'angoisse. 
L'expression  en  frappa  le  juge.  On  eût  dit  que, 
brusquement,  un  fantôme  se  dressait  devant 
l'homme  effaré. 

—  Vous  dites  que  ceci  me  ressemble  ? 
ht-i!. 

—  Oui.  Regardez  bien.  Au  premier  abord, 
le  portrait  est  flou.  En  mieux  examinant,  il  se 
dégage  d'une  espèce  de  halo  photographique, 
il  se  précise  et  le  personnage  qui  apparaît  là 
prend  votre  aspect,  vos  traits,  votre  appa- 
rence... 

—  C'est  possible,  dit  Dantin.  Il  me  semble, 
en  effet,  m'apercevoir  là  dans  quelque  petit 
miroir  de  poche  qui  serait  trouble  et  qu'une 
buée  couvrirait.  Mais  que  signitie? 

—  Cela  signitie...  Oh!  je  vais  bien  vous 
étonner...  Cela  signilie... 

M.  Ginory  se  tourna  vers  son  greffier  : 


1GG  L'ACCUSATEUR 

—  Vous  avez  vu,  l'autre  soir,  Favarel,  les 
expériences  où  le  docteur  Oudin  et  le  docteur 
Barthélémy  nous  ont  montré  le  cœur  et  les  pou- 
mons fonctionnant  dans  le  thorax  d'un  homme 
vivant  el  rendus  visibles  par  les  rayons  Rœnt- 
gen?... Eh  bien!  ceci  n'est  pas  plus  miracu- 
leux... Ces  photographies  (il  parlait  mainte- 
nant à  Dantin)  ont  été  prises  sur  la  rétine  de 
l'œil  du  mort...  Elles  sont  le  reflet,  la  repro- 
duction de  l'image  emmagasinée  là,  la  photo- 
graphie du  dernier  être  vivant  contemplé  par 
l'agonisant,  la  dernière  sensation  visuelle  du 
malheureux...  Et  la  rétine  du  mort  nous  a 
transmis  —  voilà  un  témoin!  —  l'image  même 
du  vivant  que  le  mourant  a  pu  voir  pour  la  der- 
nière fois  ! 

Dans  l'étroite  pièce  où  s'étaient  débattus, 
comme  un  gibier  pris  au  piège,  tant  d'incul- 
pés, tant  de  coupables,  un  silence  poignant 
tombait  sur  ces  trois  hommes  dont  un  seul 
maintenant  perdait  pied,  sous  l'incroyable 
épouvante  d'une  telle  révélation.  Pour  le  juge, 
c'était  la  minute  décisive,  celle  où  tout  est  dit, 
où  l'homme  interrogé  franchit  un  degré  dans 
le  supplice,  où  il  change  de  nom,  où  de  témoin 
il  devient  prévenu.  Pour  le  greffier  —  cepen- 
dant blasé  sur  ces  émotions  quotidiennes  — 
c'était  le  moment  précis  du   spectacle  :  celui 


L'ACCUSATEUR  167 

où,  la  ligne  tirée  hors  de  l'eau,  le  poisson  se 
débat,  accroché  à  l'hameçon. 

Jacques  Dantin,  d'un  mouvement  instinctif, 
avait  rejeté,  repoussé  sur  la  table  ces  photo- 
graphies qui  lui  brûlaient  les  doigts  comme 
des  tarots  où  quelque  tireuse  de  cartes  eût 
déchiffré  des  signes  de  mort 

—  Eh  bien?  interrogea  M.  Ginory,  le  ton 
incisif. 

—  Eh  bien!  répéta  Dantin,  la  voix  étran- 
glée, ne  comprenant  pas  ou  comprenant  trop, 
se  débattant  comme  sous  une  oppression  de 
cauchemar. 

—  Comment  vous  expliquez-vous  que  votre 
image,  votre  ombre,  si  vous  voulez,  se  trouve 
reflétée  dans  l'œil  de  Rovère  et  que,  dans  son 
agonie,  ce  soit  vous  qu'il  ait  vu,  oui,  vu, 
comme  penché  sur  lui? 

Dantin  roulait  autour  de  lui  des  regards 
effarés,  se  demandant  s'il  était  enfermé  dans 
un  cabanon,  si  la  question  qu'on  lui  posait 
était  réelle,  si  la  voix  qui  lui  parlait  n'était 
pas  une  voix  de  rêve. 

—  Comment  je  m'explique?...  Mais  je  ne 
m'explique  pas,  je  ne  comprends  pas,  je  ne 
sais  pas...  C'est  insensé,  c'est  effarant,  c'est 
fou!... 

—  Mais  encore,  insistait  M.  Ginory,  faut-il 


168  L'ACCUSATEUR 

que  cette  folie,  comme  vous  dites,  ail  une  ex- 
plication quelconque. 

—  Comment  voulez-vous  que  je  vous  la 
donne?  Je  ne  comprends  pas,  je  vous  répète 
que  je  ne  comprends  pas  ! 

—  Quoi  qu'il  en  soit,  vous  ne  pouvez  pas 
nier  votre  présence  dans  la  maison  du  boule- 
vard de  Clichy  au  moment  de  la  mort  de  Ro- 
ver e?... 

—  Pourquoi  ne  puis-je  pas  la  nier? 

—  Parce  que  la  vision  demeurée,  même 
furtive,  même  trouble,  dans  la  rétine,  parce 
que  cette  photographie,  où  vous  vous  êtes 
reconnu  vous-même,  dénonce,  dénote,  si  vous 
voulez,  votre  présence  au  moment  de  l'agonie. 

—  Je  n'étais  pas  là,  cependant,  je  jure  que  je 
n'étais  pas  là,  dit  Dantin  fermement. 

—  Alors,  expliquez,  lit  le  juge. 

Dantin  resta  muet  un  moment,  comme 
effaré,  la  tête  vide. 

Puis,  hébété,  il  balbutia  : 

—  Je  rêve...  je  rêve... 

Et  M.  Ginory  reprenait,  d'une  voix  calme  : 

—  Notez  que  je  n'attribue  pas  une  impor- 
tance cxagéréeà  ces  épreuves  photographiques. 
Ce  n'est  pas  sur  elles  seules  que  je  baserais 
l'accusation.  Mais  elles  constituent  un  étrange 
témoignage,  très  inquiétant  dans  son  mutisme. 


[/ACCUSATEUR  169 

Elles  ajoutent  au  doute  que  votre  velléité  de 
silence  peut  faire  concevoir  à  la  justice.  Vous 
me  dites  que  vous  n'étiez  pas  auprès  de  Rovère 
lorsqu'il  est  mort  !  Ces  épreuves,  irréfutables 
comme  un  fait,  semblent  prouver  immédiate- 
ment le  contraire.  Alors,  le  jour  où  Rovère  a 
été  assassiné,  où  étiez-vous  ? 

—  Je  n'en  sais  rien.  Chez  moi,  sans  doute.  11 
faut  me  rappeler.  A  quelle  heure  Rovère  a-t-il 
été  tué? 

M.  Ginory  lit  un  geste  d'ignorance,  et  d'un 
ton  railleur  : 

—  Ça,  d'autres  le  savent  mieux  que  moi  ! 
Et  comme  Jacques  Dantin  le  regardait, irrité  : 

—  Oui,  fit  le  juge  d'instruction  avec  une 
politesse  narquoise,  les  chirurgiens  qui  ont 
établi  à  quelle  heure  remontait  le  décès. 

Il  feuilleta  encore  ses  papiers  : 

—  Le  malheureux  Rovère  a  dû  être  assas- 
siné à  une  heure  de  l'après-midi...  En  plein 
Paris,  à  cette  heure-là,  un  meurtre,  c'est  assez 
hardi  ! 

—  A  cette  heure-là,  dit  Dantin,  j'étais  sorti 
de  chez  moi. 

—  Pour  aller  où?... 

—  Pour  aller  prendre  l'air,  tout  simplement. 
J'avais  la  migraine.  J'ai  pris  l'air  aux  Champs- 
Elysées  pour  la  dissiper. 

15 


470  L'ACCUSATEUR 

—  Et  vous  n'avez,  dans  votre  promenade, 
rencontré  personne  ? 

—  Personne. 

—  Vous  n'êtes  entré  dans  aucune  boutique? 

—  Aucune. 

—  Bref,  vous  n'avez  pas  d'alibi  ? 

Le  mot  lit  tressaillir,  une  fois  de  plus,  Jac- 
ques Danlin.  Il  sentait  les  mailles  du  filet  se 
resserrer  autour  de  lui. 

—  Un  alibi  !  Ah  eà  !  décidément,  monsieur, 
dit-il  violemment,  vous  m'accusez  d'avoir 
assassiné  mon  ami  ? 

—  Je  n'accuse  pas,  j'interroge. 

Et  M.  Ginory,  d'un  ton  sec,  devenant  brus- 
quement coupant  et  menaçant  : 

—  J'interroge,  dit-il  encore,  mais  je  vous 
avertis  que  l'entretien  prend  pour  vous  une 
mauvaise  tournure.  Vous  ne  répondez  pas, 
vous  avez  la  prétention  de  garder  secrète  je  ne 
sais  quelle  information  qui  nous  importe. 
Vous  n'êtes  pas  encore  précisément  prévenu... 
Mais,  niais,  mais...  vous  allez  l'être. 

Le  juge  d'instruction  attendit  un  moment, 
comme  pour  donnera  l'homme  le  temps  de  la 
réflexion,  et  il  gardait,  après  l'avoir  trempée 
d'encre,  sa  plume  levée,  comme  un  commis- 
saire-priseur  tient  son  marteau  d'ivoire  avant 
l'adjudication. 


L'ACCUSATEUR  171 

—  Je  vais,  semblait-il  dire,  laisser  retomber 
la  plume,  tomber  la  goutte  d'encre  ! 

Jacques  Dantin,  farouche,  restait  silencieux. 
Mais  dans  son  regard  de  bravade,  cette  réponse 
était  lisible  :  «  L'oserez-vous  ?  Si  vous  l'osez, 
faites  !  » 

—  Vous  vous  refusez  à  parler  ?  interrogea 
une  dernière  fois  M.  Ginory. 

—  Je  m'y  refuse. 

—  Vous  l'aurez  voulu.  Vous  persistez  à  ne 
donner  aucune  explication,  à  vous  retrancher 
derrière  je  ne  sais  quel  scrupule  ou  quel  devoir 
d'honneur,  ce  qui  équivaut  à  garder  un  silence 
systématique  ?...  Encore  une  fois,  vous  per- 
sistez ? 

—  Je  n'ai  rien,  rien,  rien  à  vous  répondre,  fit 
Dantin  avec  une  sorte  de  rage. 

—  Et  bien  !  Jacques  Dantin  —  et  la  voix  du 
juge  d'instruction  se  lit  grave,  d'une  solennité 
soudaine  —  vous  êtes,  à  partir  de  maintenant, 
en  état  d'arrestation  ! 

La  plume,  levée  tout  à  l'heure,  était  retom- 
bée sur  le  papier.  C'était  le  mandat  d'arrêt. 

Le  greffier  regarda  l'homme.  Jacques  Dan- 
tin n'avait  pas  bougé.  Il  avait  maintenant  l'ex- 
pression vague,  l'œil  fixe  d'un  être  qui  rêverait 
les  yeux  ouverts. 

M.  Ginory  toucha  du  doigt  un  des  boutons 


172  L'ACCUSATEUR 

d'ivoire  sur  sa  table  et,  désignant  Dantin  à  des 
gardes  dont  les  shakos  s'encadrèrent  dans  la 
porte  brusquement  ouverte  : 

—  Emmenez  l'inculpé  !  dit-il  nettement. 

Et  machinalement,  écrasé,  sans  révolte, 
Jacques  Dantin  se  laissa  conduire  par  les  cou- 
loirs du  Palais,  no  disant  plus  rien,  ne  com- 
prenant pas,  titubant  parfois,  comme  un 
homme  ivre  ou  un  somnambule. 


XI 


M.  Bernardet  triomphait.  11  revint  dîner,  ce 
soir,  tout  guilleret,  au  passage  de  l'Elyséé-des- 
Beaux-Arts,  et  ses  trois  fillettes,  aux  vêtements 
uniformes,  lui  sautèrent  au  cou  presque  en 
même  temps,  pendant  que  Mme  Bernardet, 
toujours  fraîche,  souriante  et  gaie,  lui  tendait 
ses  joues  rouges  et  grasses. 

—  Mes  petites,  dit  l'inspecteur,  je  crois  que 
je  n'ai  pas  fait  de  mauvaise  besogne  et  que  le 
Chef  me  donnera  de  l'avancement  ou  une  gra- 
tification. Il  est  très  juste,  M.  Leriche,  pas 
commode,  mais  très  juste...  Je  vous  achèterai 
des  porte-bonheur,  mes  enfants,  si  ça  arrive. 
Mais  ce  n'est  pas  l'idée  du  lucre  qui  m'a  guidé 
et  je  crois  bien  que  j'aurai  fait  faire  un  grand 
pas  à  l'instruction  judiciaire  tout  bonnement 
avec  mon  kodak...  Ce  serait,  du  reste,  be.ui- 

15. 


174  L'ACCUSATEUR 

coup  trop  long  à  vous  expliquer  et  peut-être 
parfaitement  inutile.  Mettons-nous  à  table. 
J'ai  une  faim  de  loup  ! 

M.  Bernardet  mangea,  en  effet,  de  bon 
appétit,  s'interrompant  à  peine  pour  raconter 
comment  l'assassin  présumé  du  voisin,  M.  Ro- 
vère,  était  présentement  sous  les  verrous,  et 
les  opérations  faites  après  le  mandat  d'arrêt 
décerné  par  le  juge  d'instruction  :  l'homme 
mensuré  par  le  service  anthropométrique  et 
devenant  un  numéro  de  plus  dans  la  collec- 
tion toujours  grossissante  des  accusés,  dans 
le  catalogue  continué  chaque  jour  du  Musée 
du  Crime. 

—  Ah!  il  n'était  pas  content,  disait  Ber- 
nardet, entre  deux  cuillerées  de  potage...  Pas 
content.  p;is  content  du  tout...  Pas  content  et 
étonné...  Protestant  d'ailleurs  de  son  inno- 
cence, comme  tous  les  autres...  C'est  l'habi- 
tude! 

—  Mais,  demanda  doucement  Mmc  Bernar- 
det, la  bonne  petite  bourgeoise  grasse,  s'il 
était  innocent,  cependant? 

Et  les  trois  fillettes,  levant  ensemble  leurs 
êtes    rougeaudes ,    regardaient    leur    père, 
comme  pour  appuyer  la  question  de  Mma  Ber- 
nardet. 

L'aînée  même  murmura  : 


L'ACCUSATEUR  175 

—  Oui,  si  maman  avait  raison? 
Bernardet  haussa  les  épaules. 

—  A  les  entendre,  si  on  les  écoutait,  ils 
seraient  tous  innocents  et  les  crimes  se  com- 
metlraient  tout  seuls.  S'il  est  innocent,  celui-là, 
d'abord,  j'en  serais  aussi  étonné  que  si  de  la 
neige  tombait  à  Paris  au  mois  de  juin,  ensuite 
il  le  prouverait  qu'itest  innocent.  Ça  se  prouve, 
ces  choses -là!...  Redonne -moi  un  peu  de 
potage,  Mélanie! 

—  Ainsi,  à  ton  avis,  fit  la  ménagère,  en  ver- 
sant dans  l'assiette  tendue  une  pleine  louche 
de  soupe  chaude,  il  n'y  a  pas  d'innocents  con- 
damnés? Vous  ne  vous  trompez  jamais? 

Bernardet  s'était  remis  à  manger. 

—  Je  ne  dis  pas  ça...  Personne  n'est  infail- 
lible, personne. . .  Les  plus  malins  se  trompent. . . 
Ils  se  blousent,  les  plus  malins!  Mais  si  rare, 
c'est  si  rare  !  Autant  dire  que  ça  n'arrive  pas..» 
Lesurques,  oui  (et  les  trois  fillettes  ouvraient 
de  grand  yeux,  comme  au  spectacle),  le  Le- 
surques du  Courrier  de  Lyon,  qui  vous  a  tant 
fait  pleurer  au  théâtre  de  Montmartre,  eh  bien! 
on  a  voulu  reviser  son  procès,  le  réhabiliter, 
Lesurques!  On  n'a  pas  pu!...  J'ai  étudié  son 
procès...  je  l'ai  étudié...  Ma  foi,  juré,  je  le  con- 
damnerais encore...  Ah!  la  bonne  soupe!... 

—  Mais     celui    d'aujourd'hui,    demanda 


176  L'ACCI  SATEUR 

Mme  Bernardet,  «  tu  es  certain  ».    Comment 
s'appelle-t-il? 

—  Dantin,  Jacques  Dantin.  Oh!  c'est  un 
monsieur!  Très  bel  homme,  élégant.  Quelque 
bohème  de  la  haute  qui  avait  besoin  d'argent 
évidemment  et  qui  alors...  Rovère  avait  des 
valeurs  en  caisse...  L'occasion  fait  le  larron... 
Et  voilà! 

—  Papa,  interrompit  l'aînée  des  demoiselles 
Bernardet,  est-ce  que  tu  pourrais  nous  faire 
voir  le  procès,  quand  on  le  jugera? 

—  Cela  dépend.  Ce  n'est  pas  facile.  Je  tâche- 
rai. Je  demanderai...  Si  vous  travaillez  bien... 
Ah!  dame,  fit  Bernardet.  ça  vaut  bien  un 
drame  ! 

—  Je  travaillerai,  dit  la  fillette. 

Au  dessert,  après  avoir  pris  son  calé  et  per- 
mis à  ses  trois  filles  de  tremper  un  canard 
dans  sa  soucoupe,  Bernardel  s'étendit  dans  un 
vieux  fauteuil  de  cuir  acheté  à  bon  compte  chez 
un  de  ces  brocanteurs  qu'il  visitait  volontiers. 
Il  poussa  un  soupir  de  satisfaction,  comme  un 
homme  un  peu  las  des  fatigues  quotidiennes 
et  qui  goûte,  en  passant,  un  moment  de  repos, 
savoure  —  cheval  toujours  éperonné  —  de 
rares  minutes  de  halte. 

—  Ah!  lit-il  en  ouvrant  le  journal  que 
Mme  Bernardet  avait  mis  à  portée  de  sa  main, 


L'ACCUSATEUR  177 

à  coté  d'un  petit  verre  d'un  cassis  envoyé  par 
des  cousins  de  Bourgogne,  —  je  vais  donc 
savoir  ce  qui  se  passe  et  ce  que  ces  bons  jour- 
nalistes ont  bien  pu  inventer  sur  l'affaire  du 
boulevard  de  Clichy!  C'est  vrai,  dit-il  en  riant 
à  sa  femme  qui  ôtait  le  couvert,  aidée  de  sa  fille 
aînée,  c'est  un  steeple-chase  entre  les  repor- 
ters et  nous.  Et  quelquefois  ils  gagnent  la 
course,  les  mâtins!...  D'autres  fois,  quand  ils 
ne  savent  rien,  ah!  ce  qu'ils  en  inventent,  ce 
qu'ils  en  brodent,  des  histoires! 

Une  petite  lampe  à  pétrole  éclairait  le  jour- 
nal que  dépliait  l'inspecteur,  et  Bemardet 
ajoutait  : 

—  Voyons,  voyons  ce  que  raconte  Lutèceï 

Il  se  rappelait  maintenant  ce  que  lui  avait 
dit  Paul  Rodier  et  la  recommandation  du  re- 
porter :  «  Lisez  mon  journal  !  »  Cette  femme 
en  noir,  retrouvée  en  province,  existait-elle 
vraiment?  Le  nouvelliste  avait-il  forgé  un  ro- 
man pour  faire  concurrence  à  celui  de  son  col- 
laborateur, Y  Ange-Gnome] 

—  Je  vais  savoir  ça,  pensait  Bernardct.    . 

Il  regarda  le  journal,  depuis  l'article  de  tête 
jusqu'aux  nouvelles  de  théâtre. 

—  Politique...  Ça  m'est  égal,  la  politique... 
Crise  ministérielle...  Pas  nouveau...  pas  nou- 
veau du  tout...  Ça  pourrait  être  un  journal 


178  L'ACCUSATEUR 

d'hier  ou  un  journal  de  demain...  Le  Crime  du 
boulevard  de  Clichy...  Ah!  bon!  Bien...  Voilà... 

Et  Bernardet  se  mit  à  lire. 

Paul  Rodier  avait-il  inventé,  forgé  de  toutes 
pièces  les  renseignements  qu'il  donnait  au  pu- 
blic? Ce  qui  est  certain,  c'est  que  le  policier 
fronçait  les  sourcils  et  relisait  maintenant  avec 
une  attention  silencieuse,  eomme  en  pesant 
sur  les  mots  de  Yinformatvon  du  reporter,  l'ar- 
ticle consacré  au  meurtre  de  Rovère. 

Rodier  reprenait,  en  la  complétant,  la  bio- 
graphie de  l'ancien  consul.  Il  assurait  que 
Rovère  avait  été,  dans  la  République  Argen- 
tine, mêlé  à  des  drames  violents.  C'était  un 
personnage  romanesque,  dont  on  se  contait 
plus  d'une  aventure  à  Buenos-Ayres.  Le  re- 
porter de  Lutèce  tenait  ses  renseignements 
d'un  correspondant  du  journal  argentin,  la 
Prensa,  établi  à  Paris  et  qui,  dans  l'Amérique 
du  Sud,  avait  jadis  intimement  fréquenté  le 
consul  de  France.  L'apparition  d'une  dame 
toujours  velue  de  deuil  dans  la  vie  de  Rovère. 
ces  visites  d'une  inconnue  au  solitaire  du  bou- 
levard de  Clichy,  faites  à  des  dates  fixes, 
comme  à  des  anniversaires,  révélaient  une  in- 
timité, une  parenté  peut-être,  de  l'homme 
assassiné  avec  cette  femme  inconnue.  La 
femme  était  jeune,  élégante  et  n'habitait  point 


LACCUSATEUa  179 

Paris.  Il  s'agissait  de  découvrir  sa  retraite, 
son  nom  et,  peut-être  et  sans  aucun  doute, 
grâce  à  elle,  le  mystère  qui  enveloppai!  encore 
le  meurtre  commis  serait-il  éclairci. 

—  Heu!  heu  !  Ce  ne  sont  pas  là  des  rensei- 
gnements bien  précis,  se  disait  le  policier. 

Mais  ils  mettaient  du  moins  la  curiosité  et 
l'intelligence  de  l'inspecteur  en  éveil.  Us  ne 
résolvaient  aucun  problème,  mais  ils  le  po- 
saient. Le  fameux  cherchez  la  femme  de  M.  de 
Sartines  arrivait  tout  naturellement  sous  la 
plume  de  Paul  Rodier,  et  le  reporter  complé- 
tait son  article  par  quelques  détails  sur  Jacques 
Dantin,  l'intime  ami,  Tunique  ami  de  Louis- 
Pierre  Rovère,  et  le  journaliste,  lorsqu'il 
avait  écrit  l'article,  ignorait  encore  que  ce 
Dantin  fût  sous  le  coup  d'un  mandat  d'ame- 
ner. 

—  Demain,  se  dit  Bernardel,  il  nous  don- 
nera la  biographie  de  Dantin  !...  Il  ne  m'apprend 
pas  grand'chose  dans  son  reportage...  Et 
pourtant... 

Il  repliait  le  journal  maintenant  et,  tout  en 
sirotant  le  cassis  du  cousin  de  Bourgogne,  il 
songeait  à  cette  visiteuse —  la  dame  en  noir 
—  et  se  disait  qu'en  effet  la  piste  était  là... 
Il  reverrait  les  Moniche,  il  les  interrogerait, 
l'homme  et  la  femme,  il  chercherait. 


J80  L'ACCUSATEUR 

—  Mais  quoi  !  Nous  tenons  le  coupable.  Il  y 
a  cent  à  parier  contre  un  que  l'assassin  esl 
pris.  La  femme  ne  pourrait  être  qu'une  com- 
plice ! 

Alors,  Bernardet,  bien  qu'il  eût  la  passion 
plus  que  la  vanité  de  son  métier.  Bernardet, 
cet  artiste  en  fait  de  police,  Bernardet.  amou- 
reux de  l'art  pour  l'art,  se  frottait  les  mains, 
s'applaudissait  tout  bas  d'avoir  tant  insisté 
auprès  de  M.  Ginory,  auprès  des  médecins,  et 
d'avoir,  lui,  humble  agent  subalterne,  inconnu, 
agissant  dans  l'ombre,  et  faisant  obscurément 
son  devoir,  poussé,  porté  des  personnages 
aussi  puissants  que  des  magistrats  et  des 
membres  de  l'Académie  de  Médecine  à  adopter 
son  idée,  à  tenter  l'expérience,  à  obéir,  eh  ! 
oui,  à  obéir  à  ses  suggestions.  S'il  eut  été 
porté  au  péché  d'orgueil,  le  petit  Bernardet  se 
fût  senti  tout  à  fait  glorieux. 

Eh  quoi!  au  total,  il  avait  fait,  tout  sim- 
plement, faire  un  pas  à  la  science.  Oui,  lui.  le 
pauvre  inspecteur  de  police  !  Il  avait  cru  et  il 
avait  forcé  les  autres  à  accepter  une  possibilité 
niée  déprime  abord,  méconnue.  Il  avait  prouvé 
qu'une  chimère  peut  se  réaliser,  une  impossi- 
bilité s'accomplir.  Il  avait  évoqué  le  secret  d'un 
mort  du  fond  d'une  tombe. 

—  Et  s'il  croit,  M.  Ginory.  que  ca  ne  lui  ser- 


L'ACCUSATEUR  181 

vira  pas  pour  sa  candidature  à  l'Institut!  S'il 
revêt  l'habit  vert,  M.  Ginory,  il  me  le  devra! 
Il  y  en  a  tant  d'autres  qui  me  doivent  aussi 
quelque  chose  ! 

Avec  sa  faculté  de  croire  à  ses  rêves,  devoir 
apparaître,  réalisées  et  vivantes,  ses  visions 
—  faculté  qui,  chez  cet  homme  du  fait  précis, 
du  but  déterminé,  ressemblait  étrangement  à 
l'hallucination  d'un  poète  —  Bernardet  ne 
doutait  pas  de  la  réalité  même  de  ce  fantôme 
aperçu  dans  l'œil  du  mort.  Ce  n'était  plus,  cet 
œil  fouillé  par  le  scalpel,  qu'un  miroir  vengeur. 
Il  accusait,  il  foudroyait.  Jacques  Dantin  s'y 
retrouvait  dans  toute  l'atrocité  de  son  crime. 

—  Quand  je  pense...,  quand  je  pense  qu'ils 
ne  voulaient  pas  tenter  l'expérience  !  Eh  bien  ! 
elle  est  faite  !  Elle  est  faite  maintenant! 

M.  Ginory  avait  d'ailleurs  vivement  recom- 
mandé que  de  toute  cette  partie  de  l'instruction 
il  ne  fut  rien  dit  au  public.  11  fallait  là-dessus 
un  silence  absolu.  La  presse,  si  elle  en  eût  été 
informée,  eût  donné  bien  vite  à  l'expérience 
tentée  par  le  juge  les  couleurs  étranges  de 
quelque  conte  fantastique.  C'eût  été  une  cause 
judiciaire  à  la  Poë  et  qui  eût  défrayé  terrible- 
ment les  chroniques  parisiennes.  Que  d'encre 
versée,  mêlée  au  sang  de  Rovère!  Non,  il  était 
bien  entendu  que,  si  le  coupable  avouait  à  la 

10 


182  L'ACCUSATEUR 

fin  son  crime,  on  pourrait  faire  connaître  par 
quel  moyen  singulier,  bizarrement  nouveau, 
scientifiquement  incroyable,  on  l'avait  amené 
à  cet  aveu.  Mais  jusque-là,  silence  absolu. 
Tout  ce  qui  s'était  dit  autour  des  dalles  de  la 
Morgue  ou  dans  le  redoutable  cabinet  du  juge 
d'instruction  devait  demeurer  secret. 

Mais  Dantin  avouerait-il? 

Le  lendemain  du  jour  où  M.  Ginory  lavait 
mis  en  état  d'arrestation,  Bernardet  se  rendit 
au  Palais  pour  avoir  des  nouvelles.  Il  voulait 
demander  à  son  chef  ce  qu'il  pensait  des  indi- 
cations sur  la  dame  en  deuil  données  par 
l'article  de  Lulèce. 

M.  Leriche  n'y  attachait  pas  grande  impor- 
tance. 

—  Renseignements  de  reporter.  Très  va- 
gues. Il  y  a  toujours  une  femme,  parbleu,  dans 
la  vie  d'un  homme!  Mais  celle-ci  connaît-elle 
ce  Dantin?  Elle  me  paraît  simplement  une 
ancienne  amie  abandonnée  et  qui,  de  temps  à 
autre,  venait  implorer  quelque  secours  du 
vieux  garçon... 

—  La  femme  signalée  par  Moniche  est  jeune, 
fit  Bernardet. 

—  Les  amies  abandonnées  peuvent  être 
jeunes!  répondit  M.  Leriche,  visiblement 
enchanté  de  son  observation. 


L'ACCUSATEUR  183 

Quant  à  Dantin,  il  s'obstinait  dans  un 
silence  irrité.  Il  persistait  à  trouver  inique  une 
arrestation  que  rien  ne  motivait  et  il  gardait 
l'attitude  hautaine,  presque  provocatrice,  de 
ceux  que  le  Chef  appelait  les  grande  cou- 
pables. 

—  Les  meurtriers  en  redingote  se  croient 
sortis  de  la  la  cuisse  de  Jupiter  et  n'admettent 
en  fait  d'arrestation  que  celles  qui  portent  sur 
les  gens  à  bourgerons  ou  à  hautes  casquettes... 
Ils  croient  à  une  aristocratie  et  à  des  privilèges 
et  menacent  de  nous  faire  destituer,  vous  le 
savez  bien,  Bernardet...  Puis,  à  mesure  que  le 
temps  passe,  ils  se  calment  et,  doux  comme 
des  petits  moutons,  ils  pleurnichent  et 
avouent...  Dantin  finira  comme  ont  fini  les 
autres.  Pour  le  moment  il  hurle  son  innocence 
et  nous  menacera,  vous  verrez,  d'une  inter- 
pellation à  la  Chambre.  Ça  n'a  aucune  impor- 
tance. 

Le  Chef  donna  ensuite  quelques  instructions 
à  l'inspecteur.  Il  ne  s'agissait  plus  de  l'affaire 
Dantin,  mais  du  cas  Vulgaire  d'un  cambrio- 
leur ayant  fait  des  pesées  sur  la  porte  d'un 
marchand  de  vins,  et  qu'il  fallait  découvrir 
dans  quelque  bouge.  Après  le  meurtre  de  Ro- 
vère  et  les  expériences  de  la  Morgue,  pour 
Bernardet,  c'était  déroger.  Mais  la  fonction  a 


184  1/ACCUSATEUR 

de  ces  antithèses.  Le  policier  apportait  à 
l'affaire  banale  du  voleur  de  bas  étage  le  même 
zèle,  la  même  attention  aiguisée  qu'au  drame 
du  boulevard  de  Glichy. 

C'est  le  métier. 

Et  Bernardet  se  mit  en  route.  C'était  du  coté 
des  Halles  qu'il  lui  fallait,  cette  fois  opérer. 
L'homme  soupçonné  devait  être  un  de  ces 
rôdeurs  de  jour  et  de  nuit  qui  vivent  d'aven- 
tures et  sans  domicile,  couchent  sous  les  ponts 
ou  dans  les  bouges  des  environs  de  la  rue  de 
Venise,  où  le  vice,  la  détresse  et  le  crime  lo- 
gent à  la  nuit.  Bernardet  avait  bientôt  inter- 
rogé le  patron  du  débit  de  vins,  pris  des  ren- 
seignements sur  le  voleur  soupçonné  et,  avec 
son  allure  de  flâneur,  regardant  tout,  hommes 
et  choses,  de  son  œil  fin,  il  allait  lentement  par 
les  rues,  rentrant  à  la  Permanence,  tout  en 
examinant  les  passants,  les  devantures  des 
boutiques,  les  mouvements  de  la  rue,  ce  qui 
pouvait  lui  donner  un  indice  ou  une  idée. 

C'était  son  habitude  d'utiliser  ainsi  même 
ses  promenades.  En  chemin  il  reconnaissait 
plus  d'un  client  passé  ou  futur,  gibier  de  cor- 
rectionnelle, graine  de  récidivistes.  Les  gars 
filaient  vite,  sous  le  regard  inquisilorial  et 
narquois  du  petit  homme  gras  et  gai,  à  mous- 
tache rousse.  Et  cette  sorte  d'effroi  qu'il  inspi- 


L'ACCUSATEUR  185 

rait  faisait  intérieurement  sourire  le  policier. 
Il  se  sentait  respecté,  étant  redouté.  Parmi 
tous  ces  passants  qui  le  coudoyaient  sans 
savoir  qu'il  veillait  sur  eux,  il  était  une  puis- 
sance, puissance  anonyme  mais  souveraine. 
$a  main  ferme  et  potelée  pouvait  s'abattre 
comme  une  serre  sur  le  collet  de  tant  de  gens! 

Il  allait  M.  Bernardet,  il  marchait  à  petits 
pas,  l'œil  aux  aguets,  se  préoccupant  fort  peu 
de  cette  affaire  de  la  porte  brisée  —  du  fretin 
—  et  s'arrêtant  parfois  aux  étalages  des  mar- 
chands de  bric-à-brac,  aux  boutiques  des 
libraires. 

C'était  aussi  son  habitude  et  sa  méthode.  Il 
parcourait  des  yeux  les  journaux  illustrés 
accrochés  à  ces  devantures,  les  placards  so- 
cialistes, les  cahiers  de  chansons.  Il  se  tenait 
au  courant  de  ce  que  pensent,  rêvent,  récla- 
ment et  chantent  les  petits  dont  en  haut  on  ne 
se  préoccupe  guère. 

—  Quand  on  gouverne,  pensait  Bernardet, 
on  devrait  prendre  l'habitude  d'aller  à  pied, 
dans  la  rue.  On  n'apprend  rien  du  fond  d'un 
coupé  conduit  par  un  cocher  à  cocarde  trico- 
lore! 

Il  regagnait  donc  la  Préfecture,  la  Perma- 
nence, lorsque  dans  la  rue  des  Bons-Enfants, 
il  fut  d'instinct  attiré  par  une  boutique  de  reven- 
de. 


186  L'ACCUSATEUR 

deur  où,  parmi  les  vieilles  armes  rouillées,  les 
lambeaux  d'uniformes,  les  shakos  d'autrefois, 
les  loques  sans  valeur,  les  tableaux  enfumés, 
les  gravures  jaunies  et  les  bibelots  de  hasard, 
à  côté  de  bouquins  dépareillés,  romans  de  la 
veille,  livres  d'autrefois  aux  reliures  rongées, 
une  tas  d'objets  disparates,  —  clefs  perdues, 
boucles  de  ceinturons,  médailles  abolies,  sous 
usés,  —  s'amoncelaient  dans  une  boîte  oblon- 
gue,  comme  en  une  sorte  d'auge. 

Des  deux  côtés  de  cette  boutique  sombre 
pendaient,  dans  une  promiscuité  macabre,  des 
tuniques  salies,  une  veste  de  zouave,  un  vieil 
habit  d'académicien,  lugubre  avec  ses  brode- 
ries d'un  vert  passé,  et  un  costume  sali  de 
Pierrot  de  carnaval.  C'était,  dans  toute  son 
ironie  lugubre,  le  décrochez-moi  ça  vulgaire  qui 
faisait  penser  à  une  autre  Morgue,  celle  des 
vêtements  rejetés  par  les  vivants  ou  abandon- 
nés par  les  morts. 

Bernardet,  n'était  ni  un  mélancolique  ni  un 
rêveur,  et  il  ne  donnait  pas  beaucoup  de  son 
temps  aux  larmes  des  choses,  mais  il  était  un  cu- 
rieux acharné  et  le  spectacle,  pourtant  fré- 
quent, de  cette  boutique  disparate,  l'avait  saisi 
au  passage. 

D'ailleurs,  avec  cette  sorte  de  magnétisme 
que  connaissent  bien  ces  intuitifs  qui  sont  les 


L'ACCUSATEUR  187 

chercheurs,  du  plus  petit  au  plus  grand  — 
dénicheurs  de  bibelots  ou  découvreurs  de 
mondes,  bouquineurs  penchés  sur  la  boîte  à 
quatre  sous  ou  chimistes  courbés  sur  leur 
cornue,  —  Bernardet  avait  été  attiré  presque 
brusquement  par  une  peinture  étalée,  comme 
un  objet  plus  rare,  au  milieu  de  tous  ces  détri- 
tus de  luxe  aboli  ou  de  gloire  militaire  dispa- 
rue. 

Oui,  parmi  les  tabatières,  les  boucles  de 
ceintures,  les  poignards  turcs,  les  montres 
aux  cadrans  brisés,  les  japonaiseries  mé- 
diocres, une  peinture  de  forme  ovale  s'éta- 
lait, se  dressait  plutôt,  sorte  de  large  médail- 
lon sans  cadre  et,  tout  de  suite,  par  une 
attraction  singulière,  éveilla,  puis  retint  l'at- 
tention du  policier. 

—  Ah!  par  exemple,  dit  même  tout  haut 
M.  Bernardet,  voici  qui  est  singulier! 

Il  colla  son  visage,  louchant  du  nez  la  vitre 
froide,  sur  la  devanture  de  la  boutique. 

Cette  peinture,  grande.comme  la  main,  était 
un  portrait,  un  portrait  d'homme,  et  Bernardet 
croyait  bien,  du  premier  coup,  avoir  reconnu 
la  personne  que  le  peintre  avait  représentée  là. 

Comme  son  ombre  se  projetait  sur  le  vitrage 
de  la  boutique,  Bernardet  n'apercevait  plus 
qu'indistinctement  la  peinture  qu'il  avait  fort 


188  L'ACCUSATEUR 

bien  vue  de  loin,  et  il  se  plaça  de  côté  pour 
retrouver  l'impression  très  nette  éprouvée  dès 
le  premier  coup  d'oeil. 

Assurément,  à  n'en  pas  douter,  la  peinture 
ovale  qu'il  rencontrait  là  était  le  portrait  de  ce 
Jacques  Dantin  maintenant  accusé  d'un  crime. 

C'était  le  même  front  hautain,  la  même  atti- 
tude hardie,  la  barbe  en  pointe,  à  peu  près  <!<• 
la  même  couleur  que  celle  de  l'homme  arrêté, 
et  la  redingote  noire,  strictement  boutonnée 
et  cernée,  en  haut,  du  liseré  d'un  col  blanc  que 
l'artiste  avait  peinte,  donnait,  en  ressemblant 
à  un  pourpoint,  à  cette  peinture  l'aspect  ab- 
solu d'un  reître,  d'un  guisard.  d'un  homme 
d'épée  du   temps  de  Clouet. 

Peu  connaisseur,  sans  doute,  en  peinture, 
mais  en  sa  qualité  de  photographe  amateur, 
très  habitué  à  exiger  d'un  portrait  la  ressem- 
blance parfaite,  Dernardet  trouvait  à  ce  visage 
d'homme  la  qualité  suprême  :  Jacques  Dantin 
lui  semblait  là,  vivant. 

Dantin  apparaissait  là,  sa  tête  maigre  se 
détachant  en  pleine  lumière  d'un  fond  vert  noir 
dont  la  couleur  sombre  faisait  mieux  valoir 
encore,  repoussait  en  vigueur,  les  traits  éner- 
giques el  pâles.  Cette  figure,  admirablement 
traitée,  se  modelait  puissamment,  prenait  une 
étonnante  intensité  de  vie. 


L'ACCUSATEUR  189 

La  peinture  était  d'un  maître  sans  doute. 
Et  quoique,  sur  ce  portrait,  Jacques  Dantin 
fût  beaucoup  plus  jeune  —  qu'il  n'eût,  par 
exemple,  pas  un  poil  gris  de  sa  barbe  pointue 
: —  la  ressemblance  était  tellement  criante,  que 
Bernardet,  de  loin  même,  frappé  soudain, 
s'était  dit,  stupéfait  d'ailleurs  : 

—  Mais  c'est  lui  ! 

Et  certainement  c'était  lui.  Plus  Bernardet 
examinait  cette  physionomie,  plus  il  y  retrou- 
vait, vivant  et  parlant,  ce  maigre  personnage 
qu'il  avait  accompagné  sur  le  chemin  du  cime- 
tière—  et  de  la  prison.  Mais  comment  cette 
peinture  pouvait-elle  être  arrivée  jusque  dans 
une  boutique  de  bric-à-brac,  et  de  qui  le  mar- 
chand pouvait-ii  bien  la  tenir  ? 

La  réponse  n'était  point,  sans  doute,  très 
difficile  à  obtenir,  et  le  policier  poussant  la 
porte,  se  trouva  brusquement  en  présence 
d'une  grosse  dame  pâle  et  bouffie,  sa  large 
figure  entourée  d'un  bonnet  de  dentelles,  et 
son  corps  puissamment  évasé,  son  torse  enve- 
loppé d'un  châle  de  tricot  en  laine  blanche.  La 
dame  portait  des  lunettes. 

Bernardet  lui  indiqua,  après  l'avoir  saluée, 
le  portrait  mis  à  l'étalage  et  qu'il  voulait  voir. 

Quand  il  le  tint  entre  ses  doigts,  la  ressem- 
blance si  vite  constatée  à  travers  la  vitre  lui 


190  L'ACCl'SATEUR 

parut  plus  complète  encore.  C'était  bien  Jac- 
ques Dantin  que  représentait  ce  portrait.  La 
peinture  était  signée  P.B.,  Bordeaux,  1871. 
Elle  était  faite  sur  panneau,  et  le  cadre  ovale, 
qui  avait  disparu,  se  marquait  dans  le  bois 
par  une  sorte  de  morsure  circulaire  qui  avait, 
çà  et  là,  écorché,  écaillé  la  couleur  du  peintre 
et  laissait  même,  sur  un  des  côtés  du  panneau, 
la  trace  d'une  légère  cassure,  mettant  à  nu  le 
bois,  comme  si  le  cadre  eût  été  arraché  avec 
brusquerie,  faisant  violemment  déchirure  dans 
le  portrait. 

—  Il  y  a  longtemps  que  vous  avez  ce  pan- 
neau ?  demanda  Bernardet,  après  avoir  bien 
examiné  le  personnage. 

—  C'est  aujourd'hui  la  première  fois  que  je 
l'expose-,  répondit  la  grosse  dame.  Oh  !  c'est 
un  morceau  de  choix!...  C'est  peint  par  un 
malin  ! 

—  Et  de  qui  le  tenez-vous,  ce  portrait  ?  fit 
l'inspecteur. 

—  De  quelqu'un  qui  tenait  à  son  séparer. 
Un  passant.  Si  ça  vous  intéressait  de  con- 
naître son  nom... 

—  Oui,  certainement,  ça  m'intéresserait,  dit 
Bernardet. 

La  marchande  regarda  le  petit  homme  d'un 
air  défiant  et  lui  posa  cette  question  : 


L'ACCUSATEUR  191 

—  Connaissez-vous  la  personne  que  ce  por- 
trait représente  là? 

—  Non,  je  ne  la  connais  pas.  Mais  ce  por- 
trait ressemble  à  un  de  mes  parents.  Il  me 
plairait.  Combien  vaut-il? 

—  Cent  francs  !  dit  la  grosse  dame. 
Bernardet  eut  à  la  fois  un  soubresaut  et  un 

sourire. 

—  Cent    francs  !    Diable ,    comme    vous  y 
allez  !    Cela  vaut  vingt  francs  comme  ving 
sous  ! 

—  Ça  ?  s'écria  la  revendeuse  indignée.  Ça  ? 
Mais  regardez  donc  cetle  pâte,  ce  tond...  C'est 
d'un  fameux,  je  vous  dis...  Je  le  porterai  à  un 
expert...  En  vente  publique.,  en  vente  publique 
cela  ferait  peut-être,  le  billet  de  mille  !  Et,  à 
mon  idée,  ça  représente  quelqu'un*  de  connu... 
Un  acteur,  je  crois...  Ou  un  ancien  ministre... 
Bref,  un  personnage  historique...  Et  du 
temps  ! 

—  Il  y  a  des  chances,  répondit  Bernardet 
d'un  ton  railleur.  Mais  cent  francs,  c'est  cent 
francs  !  Trop  cher  pour  moi  !...  Et  qui  vous  a 
vendu  la  peinture? 

La  marchande  passa  derrière  son  bureau  et 
ouvrit  un  tiroir  d'où  elle  tira  un  agenda  de  forme 
oblongue  où  elle  écrivait  ses  notes  quoti- 
diennes. 


192  L'ACCUSATEUR 

Elle  chercha. 

—  12  novembre...  Un  petit  panneau  ovale, 
acheté  à...  à... 

Il  lui  fallut  assujettir  ses  lunettes  pour  dé- 
chiffrer le  nom  qui  était  tracé  là. 

—  Ce  n'est  pas  moi  qui  l'ai  inscrit,  c'est  le 
vendeur  lui-même. 

Et  elle  épela  : 

—  Charles...  Charles  Breton...  rue  ^  La 
Condamine,  16... 

—  Charles  Breton,  répondit  Bernardet.  Et 
quel  homme  est-ce,  ce  Charles  Breton?  Je 
voudrais  savoir  comment  il  se  fait  qu'une  pein- 
ture qui  ressemble  à  un  portrait  de  famille  a  pu 
être  vendue... 

—  Vous  savez,  fit  la  grosse  dame.  Ça  arrive 
plus  d'une  fois.  C'est  le  commerce.  On  vend, 
on  achète  tout  cela  au  petit  bonheur. 

—  Et  ce  Breton,  un  homme  de  quel  âge? 

—  Oh  !  jeune  !  Trente  ans  au  plus.  Très  bien. 
Brun,  avec  toute  sa  barbe. 

—  Rien  ne  vous  a  frappé  en  lui? 

—  Rien,  fit  la  revendeuse  qui  paraissait 
maintenant  très  ennuyée  de  ces  questions,  un 
peu  pressantes,  et  regardait  le  petit  homme 
avec  une  sorte  d'inquiétude. 

Bernardet  comprit,  et,  paterne,  familier, 
bienveillant,  avec  un  sourire  doux  : 


L'ACCUSATEUR  {93 

—  Je  ne  jouerai  pas  au  plus  fin,  dit-il,  je 
suis  inspecteur  de  la  Sûreté  et  votre  peinture 
ressemble  terriblement  à  un  citoyen  que  nous 
tenons  sous  les  verrous...  Vous  comprenez 
donc  qu'il  est  important  pour  moi  de  savoir  de 
qui  provient  ce  portrait-là! 

—  Mais,  je  vous  l'ai  dit,  monsieur,  fit  la 
marchande...  Charles  Breton,  16,  rue  de  La 
Condamine,  voilà  le  nom,  l'adresse,  tout.  J'ai 
payé  le  panneau  vingt  francs.  Voilà  ma  recette 
marquée,  lisez,  lisez,  je  vous  prie.  Tout  est  en 
règle.  Nous  sommes  une  maison  propre. 
Jamais  ni  feu  mon  mari  ni  moi  n'avons  été 
mêlés  à  quelque  chose  de  louche.  On  vit  dans 
la  saleté  du  bric-à-brac,  mais  on  a  les  mains 
nettes  et  la  conscience  propre.  Demandez  dans 
toute  la  rue  des  renseignements  sur  la  veuve 
Colard,  je  ne  dois  rien  à  personne  et  l'on  m'es- 
time... 

La  veuve  Colard  eut  continué  longtemps 
encore  si  Bernardet  ne  l'eût  pas  arrêtée.  Pâle 
tout  à  l'heure,  elle  était- maintenant  très  rouge 
et  son  émotion  débordait  en  un  flux  de  paroles. 
L'inspecteur  canalisa  l'inondation  de  verbes  : 

—  Je  ne  vous  accuse  pas,  madame  Colard, 
et  je  ne  dis  rien  que  ce  que  je  veux  dire.  Je 
passe  par  hasard  devant  votre  boutique;  j'y 
vois  un  portrait  qui  ressemble  à  quelqu'un  que 

17 


194  L'ACCUSATEUR 

je  connais.  Je  vous  demande  combien  il  vaut  et 
je  vous  questionne  en  outre  sur  sa  provenance, 
voilà  tout.  Il  n'y  a  rien  là  qui  puisse  vous 
mettre  martel  en  tête.  Je  ne  vous  soupçonne 
pas  de  recel,  je  ne  doute  pas  de  votre  bonne 
foi.  Je  vous  répète  ma  question  :  Combien 
voulez-vous  de  ce  panneau? 

—  Vingt  francs,  si  vous  voulez.  Ce  qu'il  m'a 
coûté.  Il  ne  manquerait  plus  qu'il  m'attirât  des 
désagréments.  Emportez-le  pour  rien,  si  ça 
vous  fait  plaisir! 

—  Mais  pas  du  tout,  mais  je  tiens  à  vous  le 
payer.  A  quoi  pensez-vous,  madame  Colard? 

La  revendeuse  avait,  comme  tous  les  gens 
d'une  certaine  classe,  une  instinctive  terreur 
delà  police.  La  présence  d'un  agent  chez  elle 
paraissait  à  la  fois  un  déshonneur  et  une 
menace.  Elle  se  sentait  comme  vaguement 
soupçonnée,  et  elle  éprouvait  un  besoin  impul- 
sif de  crier  son  innocence. 

Toujours  souriant,  bonhomme,  d'un  geste 
comme  bénisseur  de  sa  main  grasse  de  prélat, 
Bernardet  continuait  à  la  rassurer,  à  la  cal- 
mer. Il  ne  s'agissait  pas  d'elle,  bien  au  con- 
traire, elle  apportait,  par  hasard,  sa  collabora- 
tion à  la  justice,  elle  aiderait  peut-être,  sans  le 
vouloir,  à  mettre  entre  les  mains  des  agents 
un  coupable. 


L'ACCUSATEUR  195 

Mais  alors,  Mme  Colard,  brusquement,  se 
rebellait  encore.  Est-ce  qu'on  la  prenait  pour 
une  policière,  une  indicatrice,  une  moucharde? 
Elle  n'avait  jamais,  non  plus,  fait  ce  métier-là. 
Elle  ne  connaissait  pas  ce  jeune  homme.  Elle 
lui  avait  acheté  ce  panneau  comme  elle  ache- 
tait un  tas  d'objets  et  de  vieux  bibelots  à  tant 
d'autres. 

—  Et  si  on  lui  coupait  la  tête  à  cause  de 
moi,  parce  qu'il  a  eu  confiance  en  entrant  dans 
ma  boutique,  je  ne  me  le  pardonnerais  pas  ! 

—  Il  ne  s'agit  point  de  mener  ce  Charles 
Breton  à  l'échafaud.  Pas  du  tout,  pas  du  tout. 
Il  s'agit  seulement  de  savoir  qui  il  est,  de  qui 
il  tient  ce  portrait.  Encore  une  fois,  rien  ne 
vous  a  frappée  dans  sa  physionomie,  dans  sa 
mise? 

—  Rien,  répondait  Mme  Colard. 
Elle  réfléchissait. 

—  Ah!  si,  peut-être.  La  forme  de  son  cha- 
peau. Un  chapeau  de  feutre  à  larges  bords,  un 
peu  dans  le  genre  de  ceux  des  Américains  du 
Sud  ou  des  toreros...  Vous  savez,  ce  qu'on 
appelle  un  sombrero...  C'est  la  seule  remar- 
que que  j'aie  faite...  Je  me  suis  dit  :  «  Tiens, 
c'est  un  retour  de  quelque  chose  de  loin, 
celui-là  »,  —  et  si  je  n'avais  pas  lu,  au  bas  du 
portrait,    que    c'avait    été    fait   à    Bordeaux, 


4%  L'ACCUSATEI  R 

j'aurais  cru  au  portrait  de  quelque  Espagnol, 
quelque  Péruvien,  je  ne  sais  quoi... 

L'inspecteur  écoutait,  les  yeux  sur  les  lu- 
nettes de  Mme  Colard,  et  il  rapprochait  mainte- 
nant cette  indication  nouvelle  de  certains  ren- 
seignements donnés  par  les  Moniche  sur  ce 
visiteur  à  mine  étrangère  qu'on  avait  aussi 
aperçu,  comme  la  dame  en  deuil,  au  logis  de 
M.  Rôvère. 

—  Quelque  complice,  pensait  l'agent. 

Il  redemanda  à  Mme  Colard  le  prix  du  por- 
trait. 

—  Ce  que  vous  voudrez,  dit  la  revendeuse, 
toujours  effarée. 

Bernardet  sourit  encore  : 

—  Voyons,  madame  Colard,  coupons  la 
poire  en  deux,  voulez-vous?...  Cinquante 
francs,  hein!  cinquante  francs? 

—  Va  pour  cinquante  francs.  Je  le  mettrais 
à  votre  disposition  pour  rien,  si  vous  l'exigiez 

Bernardet  paya.  Il  avait  toujours  précisé- 
ment —  et  comme  par  principe  —  un  billet  de 
cinquante  francs  dans  son  portefeuille.  Peu 
d'argent  de  poche,  des  pièces  blanches,  mais 
ce  billet,  comme  réserve.  On  ne  sait  jamais  ce 
que  peut  déterrer  un  chasseur  de  curiosités. 

Il  paya  donc,  mais  il  ajouta  que  Mmc  Colard 
serait   probablement    citée  bientôt    devant  le 


L'ACCUSATEUR  197 

juge  d'instruction  et  lui  répéterait,  sur  Charles 
Breton,  ce  quelle  venait  de  dire. 

—  Et  je  ne  pourrai  pas  redire  autre  chose 
puisque  je  ne  sais  pas  autre  chose,  dit  la.grosse 
veuve  dont  l'énorme  poitrine  gonflée  déferlait 
d'émotion. 

Elle  enveloppa  le  portrait  dans  un  papier  de 
soie  puis  dans  un  journal  qui  était  précisément 

—  Bernardet  en  lit  mentalement  la  remarque 

—  le  numéro  de  Lutècc  où  Paul  Bodier  avait 
publié  son  Indiscrétion  parisienne  sur  le  Crime 
du  boulevard  de  Clichy,  et  l'inspecteur  sortit  de 
la  boutique  de  la  rue  des  Bons-Enfants  tout 
enchanté  de  sa  trouvaille  et  se  répétant  sur  un 
air  de  chanson  :  «  C'est  du  précieux,  c'est  du 
nanan...   » 

Allait-il  continuer  son  chemin  vers  la  Pré- 
fecture, faire  part  de  sa  trouvaille  à  son  chef, 
où,  dès  à  présent,  aller  au  logis  de  ce  Charles 
Breton,  et  le  trouver  au  gîte? 


17. 


XII 


Bernardct  hésita  un  moment,  puis  il  se  dit 
qu'en  pareil  cas  les  minutes  sont  précieuses, 
que  perdre  une  heure  est  inutile  et  que  le  che- 
min le  plus  court  était  celui  de  la  demeure  où 
Ton  pouvait  rencontrer  l'homme  qui  avait 
vendu  le  portrait. 

—  Rue  de  La  Condamine,  16. 

Bah!  ce  n'était  pas  un  long  trajet  pour  Ber- 
nardet.  Bon  pied,  bon  œil,  bon  jarret,  il  serait 
bientôt  aux  Batignolles.  11  Faisait  bien  d'autres 
étapes,  lorsque,  toute  une  nuit,  il  battait  Paris 
à  la  poursuite  d'un  malfaiteur  quelconque.  Ce 
qui  l'ennuyait  un  peu,  c'est  qu'il  avait  la  con- 
viction que  ce  chemin  de  la  rue  des  Bons- 
Enfants  au  delà  des  boulevards  extérieurs,  il 
le  faisait  en  pure  perte.  Charles  Breton  devait 
certainement  avoir  donné  à   Mme  Colard,  qui 


L'ACCUSATEUK  199 

s'en  était  contentée,  une  adresse  fausse.  Et  ce 
nom  de  Breton  était-il  celui  du  jeune  homme 
au  chapeau  de  torero  ?  Un  faux  nom,  une 
fausse  adresse,  c'est  l'enfance  de  l'art, 

Pourtant,  il  se  pouvait  que  ce  Breton  ha- 
bitat, en  effet,  rue  de  La  Condamine,  qu'il 
portât  authentiquement  le  nom  tracé  par  lui 
—  d'une  écriture  un  peu  hésitante  —  sur 
l'agenda  de  la  revendeuse  et  alors  Bernardet 
obtenait  de  lui,  du  premier  coup,  sur  ce  por- 
trait de  Jacques  Dantin,  les  renseignements 
nécessaires. 

—  Qu'est-ce  que  je  risque?  Des  pas  perdus, 
songeait  Bernardet.  La  fatigue,  ça  se  passe 
par  profits  et  pertes  î 

Il  arriva,  cheminant  ainsi,  jusqu'à  la  mai- 
son de  la  rue  de  La  Condamine.  Une  grande 
demeure  d'aspect  bourgeois,  aux  étages  nom- 
breux. Maison  de  petits  employés  ou  de  négo- 
ciants retirés.  Le  portier  balayait  les  étages, 
ayant  laissé  devant  sa  loge  cet  écriteau  :  Le 
concierrje  est  dans  f  escalier.  Bernardet  l'eut  bien- 
tôt hélé,  puis  rejoint  et  interrogé.  Il  n'y  avait 
pas  de  Charles  Breton  dans  la  maison.  Il  n'y 
en  avait  jamais  eu.  L'homme,  en  vendant  le 
portrait,  avait  donné  une  fausse  adresse. 

Vainement,  Bernardet  décrivait  à  peu  près  le 
personnage  tel  que  l'avait  dépeint  Mmn  Colard. 


200  L'ACCUSATEUR 

Rue  de  La  Condamine,  on  ne  connaissait  ni 
Charles  Breton  ni  un  locataire  qui  ressemblât 
à  l'homme  dont  l'inspecteur  donnait  l'espèce 
de  signalement. 

—  Personne,  dit  sentencieusement  le  con- 
cierge, ne  porte  de  chapeau  de  toréador  dans 
le  quartier. 

Inutile  d'insister.  Mm'  Golard  avait  été 
trompée.  Et  comment  retrouver  maintenant, 
dans  l'immensité  de  Paris,  ce  passant  qui 
entrait,  par  aventure,  dans  la  boutique  de  la 
rue  des  Bons-Enfants?  La  vieille  imasre  de 
l'aiguille  dans  la  botte  de  foin  arrivait,  irri- 
tante, à  la  pensée  du  policier.  Mais  quoi!  après 
tout,  il  en  avait  vu  bien  d'autres!  Il  en  avait 
résolu  bien  d'autres,  des  problèmes,  trouvé 
d'autres  pistes!  Il  y  a  un  collaborateur  pour 
les  chercheurs  de  pistes,  le  hasard.  Il  y  a 
Y  étoile. 

Bernardet  prit  l'omnibus  pour  retourner  au 
cabinet  de  M.  Leriche.  Il  avait  hâte  de  lui 
montrer  sa  trouvaille.  Le  Chef  le  reçut  tout  de 
suite. 

Bernardet  déplia  le  papier  qui  enveloppait  le 
portrait  et  montra  la  peinture  à   M.  Leriche. 

—  Mais  c'est  Dantin!  s'écria  le  chef  de  la 
Sûreté. 

—  N'est-ce  pas? 


L'ACCUSATEUR  20! 

—  Aucun  doute.  Dantin  plus  jeune,  mais 
Dantin.  Et  où  avez-vous  déniché  cela? 

Bernardet  raconta  sa  conversation  avec 
Mme  Colard,  sa  visite  infructueuse  à  la  rue  de 
La  Condamine. 

—  Oh!  n'importe,  fit  M.  Leriche.  C'est 
quelque  chose,  cette  découverte-là.  L'homme 
qui  a  vendu  ce  portrait  et  Jacques  Dantin  sont 
de  mèche.  Bravo,  Bernardet!  Il  faut  aviser 
M.  Ginory. 

Le  juge  d'instruction  fut,  comme  Bernardet 
lui-même  et  comme  le  Chef,  frappé  de  la  res- 
semblance. Son  premier  mouvement  fut  d'in- 
terroger sur  ce  point  Jacques  Dantin.  Il  irait  à 
Mazas  tout  de  suite.  M.  Leriche  et  Bernardet 
pouvaient  l'accompagner.  La  présence  de 
l'inspecteur  de  la  Sûreté  serait  même  utile, 
nécessaire. 

Le  magistrat  et  le  chef  de  la  Sûreté  montè- 
rent dans  un  fiacre,  tandis  que  Bernardet 
grimpait  à  coté  du  cocher,  sur  le  siège.  Pen- 
dant tout  le  trajet,  l'inspecteur  ne  dit  presque 
rien,  répondant  par  quelques  monosyllables  à 
peine  au  cocher  qui  lui  disait,  narquois  : 

—  Vous  allez  embêter  quelques  gros  rats 
pris  là-bas,  dans  la  Souricière? 

M.  Ginory  et  M.  Leriche  [(allaient,  dans 
l'intérieur  du  fiacre,  de  la  Walkyrie  et  de  Bay- 


202  L'ACCUSATEUR 

reuth,  et  le  chef  de  la  Sûreté,  demandait,  par 
politesse,  au  juge  d'instruction,  des  nouvelles 
de  sa  candidature  à  l'Académie  des  sciences 
morales  et  politiques. 

—  Ne  parlons  pas  de  l'Institut,  répondait  le 
magistrat.  C'est  comme  au  départ  d'une 
chasse  :  souhaiter  bonne  prise,  cela  porte 
malheur! 

Le  triste  monument  de  Mazas,  tombeau  de 
pierre  sombre,  ouvrit  ses  portes  sur  les  trois 
hommes  et,  les  grilles  franchies,  le  juge  et  le 
chef  de  la  Sûreté  se  rendirent,  à  travers  les 
longs  couloirs  dont  l'odeur  lourde,  la  forte 
odeur  de  renfermé,  l'air  raréfié  leur  serraient 
les  tempes  —  malgré  l'habitude  des  prisons 
—  à  un  petit  cabinet  médiocrement  meublé 
(une  table,  quelques  chaises,  une  pauvre  bi- 
bliothèque vitrée)  qui  servait  de  bureau  aux 
magistrats,  dans  les  interrogatoires. 

Le  gardien-chef  avait  conduit  là  M.  Ginory, 
guidant  le  juge  avec  respect. 

Bernardet  suivait  à  distance,  loin  de  M.  Le- 
riche. 

—  Amenez-moi  Jacques  Dantin,  dit  au  gar-  t 
dien  le  juge  d'instruction. 

Il  s'assit  devant  la  table,  M.  Leriche  prit 
une  chaise  à  ses  côtés  et  Bernardet  resta  de- 
bout contre    la    petite  bibliothèque,    près   de 


L'ACCUSATEUR  203 

l'unique  fenêtre  qui  éclairait  l'étroite  salle 
d'un  jour  gris. 

Jacques  Dantin  apparut  bientôt,  entre  deux 
gardiens  en  uniforme.  Il  était  très  pâle,  avec 
toujours  son  air  hautain,  une  attitude  de  défi. 

Le  juge  le  salua  d'un  léger  mouvement  de 
tête,  poli  par  principe,  et  Dantin  s'inclina, 
mais  rapidement,  regardant  les  gens  qui  étaient 
là,Bernardet  surtout  qui  décidément  semblait 
le  poursuivre. 

—  Asseyez-vous,  Dantin,  dit  doucement 
M.  Ginory,  et  expliquez-moi,  je  vous  prie,  ce 
que  c'est  que  le  portrait  que  voici.  Vous  devez 
le  reconnaître. 

Il  mit  avec  une  sorte  de  brusquerie  la  pein- 
ture achetée  par  Bernardet  sous  les  yeux  du 
prisonnier,  voulant  juger  de  l'émotion  subite 
qu'elle  pouvait  provoquer. 

En  voyant  le  portrait,  Dantin  tressaillit,  en 
effet,  et,  la  voix  brève  : 

—  Mais  c'est  le  portrait  que  j'ai  donné  à  Ro- 
vère,  dit-il. 

—  Ah!  fit  M.  Ginory,  vous  le  reconnaissez 
bien? 

—  C'est  mon  portrait,  précisa  Jacques  Dan- 
tin. Il  date  de  longtemps  déjà.  Rovère  le 
gardait  dans  son  salon.  Comment  ce  portrait 
est-il  ici? 


204  L'ACCUSATEUR 

—  Ah!  lit  encore  le  juge  d'instruction, 
expliquez-le-moi  ! 

M.  Ginory  semblait  vouloir  railler,  opposer 
aux  dénégations  de  l'inculpé  son  ironie.  Mais 
Dantin  lui  dit  brusquement  : 

—  Monsieur  le  juge,  je  n'ai  rien  à  vous  ex- 
pliquer. Je  ne  comprends  rien,  je  ne  sais  rien. 
Ou  plutôt  je  sais  que,  dans  votre  erreur  —  une 
erreur  que  vous  regretterez  amèrement  un 
jour  ou  l'autre,  j'en  suis  sûr  —  vous  m'avez 
mis  en  état  d'arrestation,  poussé  et  enfermé  à 
Mazas,  mais  ce  que  je  puis  vous  affirmer  c'est 
que  je  ne  suis  pour  rien,  vous  entendez,  pour 
rien,  dans  le  meurtre  de  mon  ami.  et  que  je 
proteste  de  toute  mon  indignation  contre  vos 
procédés! 

—  Je  conçois,  dit  M.  Ginory  froidement. 
Oh!  je  me  figure  tout  le  désagrément  qu'un 
peut  éprouver  à  se  sentir  entre  les  quatre  murs 
d'une  cellule!  Mais  alors,  il  est  tout  simple, 
pour  en  sortir,  de  donner  à  qui  de  droit  les 
explications  qu'on  vous  demande.  PersiMrz- 
vous  toujours  dans  votre  système?  Garderez- 
vous  je  ne  sais  quel  secret  que  vous  ne  pouvez 
pas  nous  révéler  ? 

—  Je  le  garderai,  monsieur,  j'ai  bien  réllé- 
chi.  Oui,  bien  réfléchi,  et  dans  une  solitude 
qui  vous  force  à  l'examen  de  conscience. 


L'ACCUSATEUR  205 

Il  parlait  avec  fermeté,  moins  violent  qu'au 
Palais  de  Justice,  et  les  petits  yeux  pénétrants 
de  Bernardet  ne  le  quittaient  pas  plus  que 
ceux  du  juge  et  du  chef. 

—  Je  suis  persuadé,  dit  Jacques  Dantin, 
que  ce  sinistre  quiproquo  ne  peut  pas  durer, 
et  quand  vous  aurez  reconnu  la  vérité,  je  sor- 
tirai du  moins  d'ici  sans  avoir  trahi  une  confi- 
dence qu'on  m'a  faite  et  que  j'ai  juré  de  ne  pas 
révéler.  Il  est  impossible  que  votre  erreur  dure, 
il  est,  si  je  puis  dire,  plus  impossible  encore 
qu'elle  aboutisse  pour  moi  à  une  condamna- 
tion. Entre  l'ennui  eU'horreur  d'une  détention 
préventive  et  le  danger  qu'il  y  aurait  pour  une 
tierce  personne,  si  je  parlais,  je  n'hésite  pas, 
je  choisis  la  prison.  Et  j'attends.  Persistez- 
vous  à  croire  que  ce  soit  un  système? 

—  Oui,  reprit  Ginory,  parfaitement,  je  dis  : 
votre  système.  Vous  vous  y  tenez.  C'est  bien  ! 
Maintenant,  qu'est-ce  que  ce  portrait  ? 

—  C'est  le  mien. 

—  Par  qui  croyez  vous  qu'il  a  pu  être  vendu 
à  la  marchande  de  bric-à-brac  chez  qui  on  l'a 
trouvé  ? 

—  Je  n'en  sais  rien.  Probablement  par  celui 
qui  l'avait  trouvé  ou  volé  chez  Rovère  et  qui  est 
peut-être,  qui  est  sans  doute  l'assassin  de 
Rovère. 

18 


206  L'ACCUSATEUR 

—  Cela  vous  semble  tout  simple? 

—  Cela  me  paraît  très  logique. 

—  En  supposant  que  ce  soit  exact,  cela  ne 
détruirait  pas  la  présomption  qui  pèse  sur  vous 
et  la  déposition  de  Mme  Moniche  qui  vous 
charge... 

—  Oui,  oui,  je  sais.  La  caisse  ouverte,  les 
papiers  maniés,  le  tête-à-tête  avec  Rovère 
surpris  par  la  concierge...  Cela  ne  signifie 
rien  ! 

—  Pour  vous,  peut-être.  Pour  la  justice,  cela 
a  une  signification  tragique.  Mais  revenons  à 
ce  portrait.  C'est  vous  qui  l'aviez  donné  à 
Rovère  ? 

—  C'est  moi,  oui,  répondit  Dantin.  Rovère 
était  amateur  d'art,  de  plus,  mon  intime  ami. 
Je  n'ai  pas  de  famille,  je  vis  en  vieux  garçon  et 
il  m'était  agréable  qu'un  compagnon  de  ma 
jeunesse  gardât  cette  peinture.  Elle  est  pré- 
cieuse, elle  est  de  Paul  Baudry. 

—  Ah!  fit  M.  Ginory.  P.  B.,  ce  sont  les  ini- 
tiales de  Baudry? 

—  Parfaitement.  Après  la  guerre  —  où  j'a- 
vais fait  mon  devoir  comme  bien  d'autres,  ceci 
soit  dit  sans  intention  de  me  défendre  —  Paul 
Baudry  était  à  Bordeaux.  Il  fit  là  quelques  por- 
traits sur  panneaux,  dans  le  goût  d'Holbein, 
celui  d'Edmond  About,  entre  autres.  Il  a  fait 


L'ACCUSATEUR  207 

le  mien.  C'est  celui  que  j'ai  donné  à   Rovère, 
c'est  celui  qui  est  entre  vos  mains. 

Le  juge  regardait  le  petit  portrait  de  forme 
ovale  et  M.  Leriche  avait  mis  son  pince-nez 
pour  examiner  de  plus  près  la  qualité  de  la 
peinture.  Un  Baudry! 

—  Qu'est-ce  que  ces  traces  de  déchirures, 
comme  de  clous  arrachés?  demanda  M.  Ginory. 

Il  montrait  à  Dantin  le  panneau  de  bois 
durement  rayé. 

—  Je  n'en  sais  rien.  La  morsure  du  cadre 
sans  doute. 

—  Non,  non,  ce  sont  des  marques  de  déchi- 
rures, je  dis  bien.  On  a  dû  violemment  enlever 
le  cadre.  Vous  devez  savoir  comment  ce  pan- 
neau était  encadré. 

—  Très  simplement  quand  je  l'ai  offert  à 
Rovère. 

—  Et  Rovère  ne  lui  avait  pas  fait  donner  un 
autre  cadre  ? 

—  Si.  Je  me  rappelle  fort  bien  qu'il  avait 
utilisé,  en  y  faisant  ajouter  un  filet  doré,  cer- 
tain cadre  orné  de  pierres  mexicaines,  espèces 
de  cabochons,  qu'il  avait  autrefois  rapportées 
d'Amérique. 

—  Rovère  a-t-il  pu  donner  ce  portrait  à 
quelqu'un? 

—  J'en  doute.  Il  gardait  cette  peinture  dan  s 


208  L'AGCL'SATELU 

son  salon.  II  y  tenait.  C'est  un  Baudry,  —  et  il 
m'aimait. 

—  Alors,  interrogea  le  juge,  vous  ne  pouvez 
fournir  aucune  indication  sur  l'homme  qui  a 
porté  cette  peinture  à  la  revendeuse  ? 

—  Aucune  indication. 

—  Nous  vous  mettrons  en  présence  de  cette 
femme,  dit  M.  Ginory. 

—  Soit!  Elle  aura  bien  de  la  peine  à  me 
reconnaître. 

—  Dans  tous  les  cas,  elle  nous  dira,  nous 
répétera  comment  était  l'individu  qui  lui  a 
proposé  l'achat  de  ce  portrait! 

—  Elle  aura  beau  me  le  décrire  et  me  le 
peindre,  fit  Dantin  vivement,  elle  ne  pourra  ni 
insinuer  que  je  le  connais  ni  vous  prouver  que  je 
suis  son  complice.  J'ignore  qui  il  est,  d'où  il 
vient.  J'ignorais  même  son  existence  il  y  a  un 
quart  d'heure  ! 

—  Je  n'ai  plus  qu'à  vous  renvoyer  à  votre 
cellule,  dit  le  juge.  Et  nous  allons  chercher 
l'homme  au  portrait. 

Dantin.  à  son  tour,  eut  dans  la  voix  un 
accent  railleur. 

—  Et  vous  ferez  bien,  dit-il,  toujours  hautain, 
au  magistrat. 

M.  Ginory  fit  un  signe.  Les  gardien-  entou- 
rèrent  le  prisonnier  et,    la   porte  ouverte  et 


L'ACCUSATEUR  200 

aussitôt  refermée,  Dantin  disparut.  Alors, 
regardant  en  face  le  chef  de  la  Sûreté  pendant 
que  Bernardet  demeurait  près  de  la  fenêtre, 
immobile  comme  un  soldat,  le  juge  dit  vivement: 

—  Jusqu'à  nouvel  ordre,  Dantin  ne  dira  rien. 
Il  s'acharne  au  silence.  C'est  ce  garçon  avec 
son  sombrero  qu'il  faudrait  trouver! 

—  Nécessairement,  fit  M.  Lerichc. 

<(  L'aiguille!  l'aiguille!  la  botte  de  foin!  » 
pensait  Bernardet. 

Le  Chef,  souriant,  se  tourna  vers  lui  : 

—  Ça  vous  regarde,  Bernardet  ! 

—  Je  sais  bien,  dit  le  petit  homme,  mais  pas 
commode,  oh  !  pas  commode  du  tout  ! 

—  Bah  !  vous  en  avez  déterré  de  plus  diffi- 
ciles! Cuisinez-moi  ça!...  Il  y  a  un  indice,  le 
chapeau... 

—  Ils  ne  sont  pas  rares,  ces  chapeaux-là, 
monsieur  Leriche...  On  en  porte  pas  mal  de 
ces  chapeaux...  Mais  enfin,  oui,  c'est  un 
indice  !...  Qui  vivra  verra  ! 

Il  redevint  silencieux,  immobile,  entre  la 
bibliothèque  et  la  fenêtre,  comme  un  soldat 
au  port  d'armes,  tandis  que,  hochant  la  tète, 
M.  Ginory  demandait  au  chef  de  la  Sûreté  : 

—  Et  ce  Dantin,  quel  effet  vous  fait-il? 

—  C'est  un  crâneur.  II  a  de  l'estomac,  répon- 
dit le  Chef. 

18. 


210  L'ACCUSATEUR 

—  Evidemment.  Mais,  coupable,  le  croyez- 
vous  coupable? 

—  Parfaitement. 

Le  regard  du  magistrat  chercha  celui  du 
policier. 

—  Vous  le  condamneriez? 
Le  Chef  hésita. 

—  Le  condamneriez-vous?  demanda  M.  Gi- 
nory,  en  insistant. 

M.  Leriche  hésita  un  moment,  regarda  Ber- 
nardet  impassible,  sans  pouloir  rien  lire  sur  la 
physionomie  paterne  mais  devenue  de  marbre 
du  policier  et,  après  réflexion,  répondit  : 

—  Je  ne  sais  pas! 


XIII 


—  «  Je  ne  sais  pas  !  »  songeait  Bernardet 
revenu  chez  lui,  «  Je  ne  sais  pas  !  »  Mais  ce 
qu'on  sait,  ce  qu'on  sait  bien,  ce  qu'on  ne  peut 
pas  nier,  oh!  impossible,  cela,  impossible, 
c'est  que  dans  l'œil  du  mort,  gravée  là  à  la 
minute  suprême  et  précise  de  l'agonie,  on  a 
trouvé  l'image  même  de.ce  Dantin,  son  visage, 
ses  traits,  lui,  lui  en  un  mot,  lui-même,  dénoncé 
par  ce  témoin  qui  vaut  tous  les  témoins  de  la 
terre  :  l'assassiné,  celui  qui  a  jeté  un  dernier 
regard  sur  son  meurtrier  comme  il  eût  poussé 
un  dernier  appel,  un  dernier  cri,  un  au  secours  ! 
dans  un  râle.  «  Je  ne  sais  pas  !  »  Mais  le  mort 
savait,  lui!  Et  le  kodak  sait  aussi!...  Il  n'a 
aucune  passion,  aucune  colère.  Il  note,  il 
reflète,  il  dénonce  —  sans  colère,  sans  haine, 
parce  qu'il  a  enregistré  ce  qui  est  passager, 
fixé  ce  qui  est  fugitif. 


212  L'ACCUSATEUR 

M.  Bcrnardet  s'obstinait  dans  sa  conviction. 
Il  s'y  ancrait.  Et  comment  n'eût-il  pas  persisté 
à  croire  que  l'appareil  photographique  recelait 
la  vérité?  Quelle  raison  majeure,  quelle  raison 
acceptable  même  obligeait  donc  Jacques  Dan- 
tin  à  rester  silencieux  en  présence  d'un  juge  et 
d'un  greffier  —  dans  le  secret  d'un  interroga- 
toire —  et  pour  échapper  à  la  prison,  à  l'accu- 
sation? Il  lui  était  facile  de  tout  expliquer  en 
deux  mots  ! 

Mais  si  Dantin  ne  disait  rien,  c'est  qu'il 
n'avait  rien  à  dire.  S'il  ne  donnait  aucune 
explication,  c'est  qu'il  n'avait  pas  à  en  donner. 
Un  innocent  ne  garde  pas  le  silence.  Dès  que 
M.  Ginory  avait  pressé  le  bouton,  l'autre  jour, 
si  l'homme  avait  eu  à  se  défendre,  il  l'eût  fait. 
On  les  connaît  leurs  raisons  secrètes  de  se 
taire  !  La  meilleure  de  leurs  raisons,  c'est  leur 
culpabilité. 

Seulement,  il  paraissait  maintenant  certain 
que  Dantin,  coupable,  avait  eu  un  complice. 
Oui,  sans  doute,  l'homme  au  sombrero,  le  ven- 
deur du  portrait  de  Jacques.  Où  pouvait-il  bien 
gîter,  celui-là? 

—  Pas  commode  —  Bernardet  répétait  son 
mot  —  pas  commode  à  faire  sortir  du  clapier... 
Non,  non,  non,  pas  commode... 

La  dame  vêtue  de  noir,  la  visiteuse,  pouvait 


L'A'CCUSATEU.'t  213 

aussi  fournir  une  indication  précieuse.  De  ce 
côté,  la  situation  semblait  très  simple.  Ou 
cette  femme  était,  elle  aussi,  complice  du 
crime,  et  elle  garderait  le  silence,  se  terrerait 
dans  sa  province  ;  ou  la  mort  de  Rovère  l'avait, 
à  quelque  titre  que  ce  fût,  atteinte  dans  son 
affection,  et  alors  elle  se  ferait  connaître,  elle 
apporterait  son  témoignage  à  la  justice. 

—  Laissons  bêler  le  mouton,  se  disait  Ber- 
nardel,  philosophe  à  ses  heures. 

Mais  les  jours  passaient.  Ce  qu'on  appelait 
le  «  Mystère  du  boulevard  de  Clichy  »  conti- 
nuait à  émouvoir  et  presque  à  inquiéter  l'opi- 
nion. Les  discussions  parlementaires,  vio- 
lentes et  confuses,  ne  détournaient  pas  l'at- 
tention de  ce  crime  commis  en  plein  jour 
et  qui  faisait  douter  de  la  sécurité  de  la 
■grande  ville,  des  qualités  de  la  police.  La 
chute  du  ministère,  prédite  chaque  matin  et 
escomptée  d'avance,  ne  parvenait  pas  à  enle- 
ver de  son  intérêt  morbide  à  ce  meurtre.  La 
mort  de  l'ancien  consul  était  toujours  la 
grande  actualité. 

Jacques  Dantin  devenait  ainsi  un  person- 
nage tout  à  l'ait  dramatique,  les  reporters  lui 
créant  une  légende  :  les  uns,  le  déclarant  cou- 
pable, apportant  à  l'appui  de  leur  conviction 
des  anecdotes,  des  racontars  de  cercle,  donnés 


214  [."ACCUSATEUR 

pour  des  preuves,  les  autres  se  demandant  si 
les  présomptions  suffisaient  pour  accabler  un 
homme  par  avance  et  prenant  ardemment  la 
défense  de  l'inculpé.  Paul  Rodier  avail  même, 
avec  beaucoup  de  dextérité  et  d'éloquence, 
rédigé  deux  articles  dans  ces  deux  sens  diffé- 
rents. 

—  C'est,  disait-il,  le  moyen  sûr  d'avoir  dit  la 
vérité,  d'un  côté  ou  d'un  autre  ! 

Bernardel  ne  renonçait  pas,  mais  pas  du 
tout,  à  l'espoir  de  trouver  le  vendeur  du  por- 
trait. Ce  n'était  pas  la  première  fois  qu'il  ra- 
massait la  fameuse  aiguille  dans  la  charretée 
de  fourrage.  Paris  est  grand,  mais  cette  mer 
humaine  a  ses  courants  particuliers,  comme 
l'Océan  ses  fleuves  spéciaux  et  ses  ruisselets 
boueux,  que  le  policier  connaissait  bien.  le1 
ou  là,  quelque  jour,  il  rencontrerait  bien  l'in- 
dividu roulé  par  le  torrent  comme  une  épave. 

Et  d'abord,  l'homme  devait  être  un  étranger 
ou  venir  de  l'étranger.  Coiffé  à  l'espagnole,  il 
n'avait  pas  eu  le  temps  d'abandonner  la  mode 
des  pays  d'où  il  venait,  cherchant  aventure. 
Bernardet  fouilla  les  hôtels  garnis,  interrogea^ 
les  livres  d'inscriptions,  fit  parler  les  logeurs. 
On  lui  montra  de  pauvres  gens,  venus  de  loin, 
mais  qui  motivaient  parfaitement  leur  pré- 
sence à  Paris,  donnaient  leurs  moyens  d'exis- 


L'ACCUSATEUR  215 

tence,  malheureux  attirés  du  bout  du  monde 
vers  ce  foyer  parisien  où  ils  venaient  se  brûler 
à  la  flamme,  croyant  s'y  réchauffer,  pareils  à 
ces  vagabonds  qui,  pour  fuir  le  froid  de  l'hiver, 
couchent  dans  les  fours  à  chaux  et  qu'on 
retrouve  tordus  comme  des  sarments. 

Bernardet cherchait  toujours,  allant  partout, 
curieux  et  fureteur...  Il  lui  plaisait,  lorsqu'il 
avait  quelque  soirée  libre,  d'entrer,  y  trouvant 
des  sujets  d'observation,  dans  ces  cabarets 
singuliers  qui  pullulent  aux  flancs  de  Mont- 
martre, dans  les  rues  et  les  boulevards  du  bas 
de  la  Butte:  inventions  bizarres,  créations 
originales  et  troublantes  où  l'ingéniosité  des 
imprésarios  se  fait  parfois  maladive  pour  atti- 
rer, exacerber  le  désœuvrement  des  badauds, 
retenir  la  flânerie  des  raffinés.  Cabarets  nés  du 
besoin  de  nouveauté  qui  éperonne  les  blasés, 
besoin  poussé  jusqu'à  l'excentricité,  jusqu'à 
l'ironie  morbide.  Sorte  de  danse  macabre 
dansée  sur  un  air  d'opérette,  plaisanteries  de 
rapins  adoptant  les  fumisteries  des  carabins  et 
jonglant  avec  les  crânes  vides  qui  sollicitent 
la  songerie  d'un  Hamlet. 

—  Cabaret  du  Squelette  ! 

L'annonce  des  drôleries  promises,  appari- 
tions, visions  et  fantômes,  l'avait  souvent  fait 
sourire  lorsqu'il  passait  tout  près  de  chez  lui, 


216  L' ACCUS  ATEUK 

pour  se  rendre  à  la  Préfecture,  devant  ce  débit 
de  liqueurs  à  la  devanture  bordée  de  noir 
comme  une  lettre  de  faire  part  et  qui  portait, 
grinçant  au  bout  de  son  armature  de  fer  forgé, 
une  lanterne  rouge  pour  enseigne. 

Les  petites,  lorsqu'il  parlait  en  riant  de  ce 
cabaret  où  les  garçons  étaient,  paraît-il,  cos- 
tumés en  employés  des  pompes  funèbres, 
devenaient  toutes  pâles  et  la  bonne  grosse 
Mme  Bernardet,  d'ordinaire  souriante,  disait 
avec  un  soupir  : 

—  Est-il  possible  qu'on  laisse  des  sacri- 
lèges pareils  se  commettre  dans  le  quartier! 

Indulgent,  Bernardet  essayait  de  répondre  : 

—  Eh  !  chère  amie,  où  est  le  mal? 

—  Je  sais  ce  que  je  dis,  faisait  la  Bourgui- 
gnonne. Plaisirs  de  malades,  tout  ça.  On  se 
moque  de  la  mort  comme  on  se  moque  de  tout. 
Comment  cela  finira?  Nous  le  verrons  bien... 

—  Ou  nous  ne  le  verrons  pas  ! 
Et  Bernardet  se  mettait  à  rire. 

Il  était  entré,  ayant  un  soir  à  lui,  dans  ce 
cabaret,  comme  il  fûl  allé  au  théâtre.  Et  il  y 
était  revenu  amusé  par  ce  que  montrait  de  sin- 
gulier le  Cabaret  du  squelette.  Il  trouvait  le 
spectacle  drôle. 

Dans  une  petite  salle  qui  devait  être,  quel- 
ques mois  auparavant,  une   salle  banale  de 


L'ACCUSATEUR  217 

marchand  de  vins,  on  avait,  sur  les  murs, 
peints  en  noirs,  multiplié  des  tableaux  aima- 
bles :  scènes  de  bals  masqués,  promenades  en 
gondoles,  sérénades  sous  les  balcons,  des 
coins  de  la  Venise  amoureuse  et  des  vues  de 
l'idéale  Grenade,  avec  des  couples  de  soupi- 
rants sur  la  lagune  ou  dans  le  carrefour  anda- 
lou,  et,  dans  ce  décor,  aux  visions  romanti- 
ques, souvenirs  de  Musset  ou  de  Carlo  Gozzi, 
des  cercueils  de  chêne,  éclairés  par  des  cierges 
servaient  de  table,  et  un  garçon,  costumé  en 
croque-mort,  coiffé  du  chapeau  ciré  orné  de 
crêpe,  demandait  à  Bernardet  : 

—  Quel  poison  voulez-vous  absorber  avant 
de  mourir? 

Bernardet  regardait  le  public  particulier  de 
l'établissement.  Des  flâneurs,  des  boulevar- 
diers.  Çà  et  là,  un  rôdeur  du  quartier.  Quel- 
ques élégants  en  cravates  blanches,  venus  là 
en  tenue  correcte  de  dîner  prié  ou  d'Opéra, 
comme  à  une  première . 

Le  policier  comprenait"  fort  bien  ce  que  les 
ennuyés  venaient  chercher  là  :  du  piment,  un 
peu  de  kari,  du  poivre  saupoudrant  la  fadeur 
de  l'existence  quotidienne.  Les  cercueils  sur 
lesquels  on  posait  leurs  verres  les  amusaient. 
Quelques-uns  avaient  demandé  des  bavaroises 


étant  au  régime  lacté. 


19 


218  L'ACCUSATEUR 

Ils  montraient  les  étranges  lustres  où  le  gaz 
flambait  au  bout  de  tibias  creusés. 

—  Un  peu  de  patience,  mes  frères,  disait 
une  façon  de  régisseur  ou  d'appariteur  en 
tenue  de  deuil,  tout  à  l'heure  vous  allez  pass.  r 
dans  le  four  crématoire  ! 

Les  consommateurs  en  cravate  blanche 
riaient  beaucoup. 

Bernardet  éprouvait,  au  contraire,  quoi  qu'il 
eût  dit  à  Mm0  Bernardet,  une  certaine  gêne,  et 
cet  inspecteur  de  police,  habitué  aux  sanies  et 
aux  vilenies  du  crime,  se  sentait  blessé, 
froissé  en  ses  instincts^  bourgeois  ou  plutôt 
peuple,  sains  et  solides,  par  ces  drôleries  de 
névropathes  et  ces  plaisanteries  de  blasés 
décadents. 

A  un  moment  donné,  et  sur  une  explication 
du  régisseur,  le  gaz  s'éteignit  et  les  tableaux 
amoureux,  couples  enlacés  dans  les  gondole-, 
racleurs  de  guitares,  chanteurs  de  séguidilles 
ou  danseurs  affolés  du  Moulin  Rouge  se  modi- 
fièrent subitement  de  façon  sinistre.  Au  lieu 
des  têtes  roses  et  blondes,  soudain  des  crânes 
apparurent;  les  rires  devinrent  des  rictus  de 
dents  blanches  et  déchaussées.  Ces  corps, 
revêtus  de  pourpoints,  de  velours  et  de  satin 
tout  à  l'heure,  ne  furent  plus,  par  un  jeu  de 
lumière    intérieure,    que  des   squelettes   aux 


L'ACCUSATEUR  219 

déhanchements  lugubres.  Et,  de  sa  voix  rail- 
leuse, le  régisseur  expliquait,  commentait  la 
métamorphose,  ajoutait  au  spectacle  macabre 
sa  plaisanterie  de  rapin  : 

—  Ceci  vous  représente  la  pourriture  de  de- 
main, parisiens  pourris  d'aujourd'hui  I 

La  lumière  revint  tout  à  coup,  et  les  sque- 
lettes disparurent,  remplacés  par  les  amants 
soupirants  sur  les  lagunes  vénitiennes  ou  fre- 
donnant par  les  rues  de  Grenade.  Quelques 
remines  riaient  toujours,  mais  d'un  rire  plus 
contraint. 

—  Drôle  de  ville,  ce  Paris!  soupirait  Ber- 
na rdet. 

II  était  là,  le  dos  appuyé  contre  la  muraille, 
où  des  versets  de  mort  étaient  peints  parmi 
des  larmes  blanches,  —  comme  en  ces  loges 
de  francs-maçons  où  l'on  enferme  le  profane 
pour  Ici  laisser  le  temps  de  faire  son  testa- 
ment, —  lorsque  la  porte  du  cabaret,  donnant 
directement  sur  le  boulevard,  s'ouvrit  et  Ber- 
nardet  vit  entrer  un _  grand  jeune  homme, 
solide  et  d'allure  résolue,  une  barbe  noire  et 
frisée  entourant  sa  figure  très  pâle,  et  qui  jeta, 
avant  d'y  entrer,  un  regard  circulaire  sur  la 
salle  un  peu  enfumée. 

Trente  ans  environ,  l'air  d'un  artiste  — 
sculpteur  ou  peintre  —  avec  quelque  chose 


220  L'ACCUSATEUR 

aussi  de  militaire  dans  la  tenue  et  de  farouche 
dans  les  yeux. 

Mais,  ce  qui  frappa  brusquement  Bernardet, 
ce  qui,  dès  le  premier  coup  d'œil,  attira  son 
attention,  ce  fut  le  chapeau,  le  grand  chapeau 
de  feutre  gris,  à  bords  plats  et  larges,  tel  que 
le  sombrero  des  toreros,  que  portait  cet 
homme. 

Evidemment,  plus  d'un  passant,  à  Paris, 
pouvait  adopter  une  semblable  coiffure.  Ceux 
qui  la  portaient,  cependant,  étaient  rares,  et, 
pour  retrouver  le  vendeur  du  portrait  de 
Jacques  Dantin,  le  petit  Bernardet  n'avait  que 
cet  indice. 

Oh!  faible,  faible,  très  faible  indice.  Mais  on 
utilise  ce  qu'on  a  ! 

Et  si  ce  jeune  homme,  coiffé  du  chapeau  de 
forme  étrangère  qu'avait  remarqué  M'"  ('.«lard, 
était,  par  hasard,  l'inconnu  recherché.  Pas 
probable.  Non,  à  bien  penser,  pas  probable. 
Mais  la  vérité  est  parfois  faite  d'improbabi- 
lités, et  Bernardet  venait  d'éprouver,  à  L'entrée 
du  nouveau  venu,  cette  espèce  d'émotion  spé- 
ciale, instinctive,  tanl  de  fois  ressentie  devant 
une  piste  devinée,  une  proie  flairée.  L'instinct 
parlait,  cet  instinct  étrange,  divinatoire,  incom- 
préhensible, mais  certain. 

—  Le  chapeau!   murmurait  Bernardet,  en 


L'ACCUSATEUR  221 

buvant  à  petites  gorgées  —  sans  perdre  de  vue 
ce  jeune  homme  —  le  curaçao  qu'il  avait 
demandé. 

L'inconnu  semblait,  du  reste,  faire  beau  jeu 
au  policier.  Après  avoir,  du  regard,  cherché  sa 
place,  il  s'asseyait  précisément  devant  le  cer- 
cueil de  chêne  posé  en  face  de  celui  qui  servait 
de  table  à  Bernardet. 

Le  garçon,  en  habit  de  croque-mort,  vint 
demander  à  cet  homme  ce  qu'il  voulait  prendre 
et  allumer  sous  ses  yeux  une  mince  bougie  en 
forme  de  cierge  qui  éclaira  en  plein  le  visage 
du  consommateur,  facile  à  étudier  ainsi  pour 
l'inspecteur. 

Et  la  pâleur  mate,  singulière,  l'expression 
un  peu  contractée  et  un  peu  inquiète  du  jeune 
homme  frappaient  alors  d'autant  plus  M.  Ber- 
nardet. Cette  face  blême,  cette  barbe  noire,  la 
lumière  en  faisait  ressortir  les  méplats,  les 
ombres,  les  éclairant  d'en  bas,  à  la  façon  d'une 
rampe  de  théâtre. 

L'homme,  un  verre -d'eau-de-vie  devant  lui, 
appuyait  son  menton  sur  ses  mains  et  s'accou- 
dait au  chêne  de  l'étrange  appui  de  la  table- 
cercueil. 

Évidemment,  ce  ne  devait  pas  être  un  client 
d'habitude  ni  un  flâneur  du  quartier.  Il  avait 
en  lui  quelque  chose  d'exotique  et,  autour  des 

19. 


■22-1  L'ACCUSATEUR 

gares,  lorsque  les  transatlantiques  apportent 
ou  embarquent  leurs  passagers,  on  voit  de  ces 
sortes  d'errants.  L'œil  était  fixe  comme  celui 
des  chercheurs  d'inconnu  qui  interrogent  l'ho- 
rizon, regardent  l'eau  courir,  contemplent  la 
mer,  demandent  une  sorte  de  bonne  aventure  à 
l'infini. 

—  Il  serait  étrange,  pensait  Bernardet,  que 
pour  un  chapeau,  et  avec  ce  seul  renseigne- 
ment :  un  chapeau,  ont  pût  metttre  la  main 
sur  celui  qu'on  cherche. 

Et  déjà,  avec  une  ingéniosité  de  maître  dra- 
maturge, charpentant  un  scénario,  l'agent  avait 
machiné  dans  sa  tête,  mis  en  action  ce  que  les 
avocats,  plaidant  et  tournant  et  retournant  une 
cause,  appellent  un  moyen.  Il  attendait  que  le 
régisseur  en  habit  noir  vînt  avertir  les  con- 
sommateurs qu'on  allait  passer  dans  le  caveau 
mortuaire  et  alors,  sur  l'invitation  faite  à  tous 
ces  spectateurs  de  se  rendre  dans  une  salle 
voisine,  Bernardet,  profitant  du  mouvement 
général,  se  rapprochait  de  l'inconnu  et  c'était 
en  le  frôlant  presque,  en  se  tenant  près  de  lui 
coude  à  coude  qu'il  allait,  suivant  un  étroit 
couloir  sombre,  jusqu'à  l'espèce  de  cave  oùT 
sur  un  tout  petit  théâtre,  se  dressait  un  cer- 
cueil vide. 

C'était    là    le    spectacle    macabre    que    le 


L'ACCUSATEUR  223 

Cabaret  du  Squelette  offrait  à  sa  clientèle  de 
désœuvrés,  aux  curieux  attirés  par  l'étran- 
ge té  de  ces  exhibitions  de  la  Butte. 

Bernardet  le  connaissait  bien,  et  il  savait 
par  quels  jeux  de  lumière,  quelles  projections 
habiles,  on  donnait  au  public  l'illusion  si- 
nistre de  la  décomposition  d'un  cadavre  dans 
le  bois  de  la  bière  étroite.  Cette  fantasmagorie 
dont  venaient,  aux  cabarets  de  Montmartre, 
s'amuser  les  boulevardiers,  il  l'avait  vue 
maintes  fois  dans  les  baraques  des  forains, 
et  les  théâtres  en  planches  de  la  foire  de 
Neuilly.  Le  propriétaire  du  Cabaret  la  lui  avait 
expliquée  et  le  petit  homme  curieux  et  avisé 
ne  venait  pas,  en  badaud,  regarder  une  fois  de 
plus  l'image  d'un  homme  au  cercueil. 

Il  savait  en  quoi  ce  spectacle  lui  servirait. 

Le  caveau  était  plein  de  monde.  Hommes 
et  femmes,  debout  entre  des  murailles  noires, 
dans  l'éclairage  de  la  salle  convergeant  sur 
l'étroite  scène,  se  tenaient  comme  tassés, 
leurs  regards  allant  -  tous  vers  un  point 
unique.  On  entendait  çà  et  là  des  plaisan- 
teries bizarres,  des  rires  nerveusement  fac- 
tices. Quel  que  fût  le  scepticisme  de  tous 
ces  gens,  l'idée,  le  voisinage,  l'apparence 
même  de  la  mort  leur  donnaient  une  impres- 
sion  de    malaise,    une    sensation    singulière 


224  L'ACCUSATEUR 

traduite  par  ces  nervosités  «les  rictus  ou  des 
drôleries  sépulcrales. 

Bernardet  n'avait  pas  quitté  d'une  semelle 
le  jeune  homme  au  chapeau  de  feutre.  11  pou- 
vait, au  reflet  de  la  lumière  de  la  petite  scène, 
le  voir  en  plein  visage,  l'étudier  à  son  gré.  De 
la  pénombre  où  s'entassaient  l<is  spectateurs, 
il  semblaitque  la  pâleur  de  l'inconnu  émergeât, 
fît  une  tache  blanche.  Les  prunelles  claires 
du  policier  étaient  rivées  sur  ce  visage. 

Et  le  régisseur  du  Cabaret  maintenant  de- 
mandait une  personne  de  bonne  volonté  qui 
voulût  hien  se  prêter  à  l'expérience,  prendre 
place  dans  la  bière  ouverte,  dans  cette  boîte 
béante  où,  disait-il,  «  vous  allez  voir  votre 
ami,  votre  voisin,  se  dissoudre  et  retourner 
au  néant...  » 

—  Allons,  mes  frères,  continuait  de  sa  voix 
ironique,  l'imprésario  se  faisant  narquois,  un 
bon  mouvement,  afin  de  procurer  à  votre  meil- 
leur ami  la  joie  de  vous  voir  tomber  en  déli- 
quescence! Y  a-t-il  parmi  vous  des  gens  ma- 
riés? C'est  une  occasion  unique  de  goûter,  par 
avance,  les  délices  du  veuvage!  Voulez-vous 
voir  votre  mari  disparaître,  ma  sœur?  Voulez- 
vous  voir  verdir  votre  légitime  épouse,  mon 
frère?...  Sacriliez-vous  !  Allons,  montez,  la 
mort  vous  attend  ! 


L'ACCUSATEUR  225 

On  riait,  mais  çà  et  là  les  rires  avaient  quel- 
que chose  de  strident  et  d'hystérique,  son- 
naient faux  comme  le  tintement  d'un  cristal 
brisé.  Personne  ne  bougeait.  Cette  parodie. 
de  la  mort  en  imposait  même  à  ce  ramassis 
de  blasés. 

—  Eh  bien!  mes  frères,  c'est  un  cadavre 
attaché  à  l'établissement  que  nous  aurons 
l'honneur  de  vous  servir.  C'est  dommage, 
vous  pourrez  croire  que  nous  prenons  les 
morts  pour  compères  ! 

Et  comme  personne,  parmi  les  spectateurs, 
ne  faisait  décidément  un  pas  vers  la  bière 
ouverte,  le  régisseur,  d'un  geste,  pria  un  des 
comparses  du  Cabaret  d'entrer,  comme  par 
une  porte  de  coulisses,  sur  cette  scène  étroite, 
et  le  figurant  se  glissa,  s'installa,  debout,  dans 
la  bière,  où  l'imprésario,  l'enveloppant  d'une 
draperie  comme  d'un  linceul,  ne  laissant 
apparaître,  au-dessus  de  cette  blancheur,  que 
la  face  pâle  du  prétendu  mort,  qui  souriait... 

—  Il  rit,  mes  frères,  il  rit  encore,  disait 
l'ironie  du  régisseur.  Vous  allez  le  voir  expier 
cette  gaieté  factice!  Rome  rit  et  mourut,  à  dit 
Bossuet. 

Quelques  bravos  railleurs,  dans  l'assemblée, 
soulignèrent  l'inattendu  de  cette  citation  de 
lettré.  Bernardet  n'écoutait  pas;  il  étudiait  du 


220  L'ACCUSATEUR 

coin  de  l'œil,  la  physionomie  attentive,  de- 
venue farouche,  de  son  voisin.  L'homme,  en 
regardant,  en  guettant  avec  une  sorte  de  pas- 
sion la  fantasmagorie  qui  allait  se  jouer  devant 
lui,  avait  pris,  les  sourcils  froncés  et  les  lèvres 
collées  l'une  à  l'autre,  une  expression  féroce. 
Il  tendait  le  cou.  Un  magnétisme  l'attirait. 

Le  figurant,  dans  la  bière  étroite,  continuait 
à  rire,  sous  son  linceul. 

—  Regardez,  regardez  bien,  reprit  la  voix 
claironnante  du  régisseur,  vous  allez  voir 
votre  frère  se  dissoudre  après  avoir  verdi,  sa 
chair  disparaître  et  faire  place  à  son  squelette. 
Songez,  songez  mes  frères,  que  voilà  le  sort 
qui  vous  attend  peut-être  tout  à  l'heure,  en 
sortant  d'ici  ;  pensez  aux  pneumonies,  apo- 
plexies,  congestions  cérébrales,  angines  de 
poitrine,  ruptures  d'anévrisme,  et  autres 
morts  qui  vous  guettent;  contemplez  le  ma- 
gique spectacle  offert  par  le  Cabaret  du  Sque- 
lette et,  vous  souvenant  «pie  vous  n'êtes  que 
poussière,  pour  ne  pas  dire  pis,  et  que  vous 
retournerez  en  poussière,  faites-vous  sage- 
ment cette  réflexion  de  L'ivrogne  rencontrant 
un  autre  ivrogne  endormi  :  «  Et  voilà  cependant 
comme  je  serai  dimanche  !  ».  En  attendant,  mes 
frères  et  mes  sœurs  en  néant,  regardez  se  dé- 
composer votre  contemporain,  s'il  vous  plaît  ! 


L'ACCUSATEUR  227 

Le  reflet  des  lumières  plaquait,  en  effet, 
tandis  que  Yoraleur  parlait,  de  larges  taches, 
d'abord  transparentes,  sur  les  orbites  du  figu- 
rant debout  dans  le  cercueil;  puis,  peu  à  peu, 
les  taches  semblaient  s'accentuer,  noircir  et 
s'étendre.  Les  traits  du  visage,  d'abord  net- 
tement accusés,  paraissaient  se  détendre, 
s'amollir,  prendre  des  teintes  confuses  et 
grises,  disparaître  presque  comme  sous  un 
voile,  une  buée  qui  couvrait,  dévorait  cette 
figure  maintenant  méconnaissable.  On  eût  dit, 
en  effet,  tant  la  combinaison  des  projections 
sur  ce  corps  étalé  là  était  habile,  que  cette 
chair  humaine  se  dissolvait  vraiment  devant 
la  curiosité  de  cette  badauderie  devenue  main- 
tenant silencieuse  et  comme  effrayée.  L'œuvre 
de  mort  s'accomplissait  là,  publiquement.  Le 
vivant  qui  souriait,  quelques  minutes  aupara- 
vant, était  immobile,  figé,  glacé,  déjà  ver- 
dâtre. 

Tout  à  l'heure,  le  jeu  des  lumières  allait  le 
faire  disparaître  aux- yeux  des  spectateurs 
pour  ne  leur  montrer —  grâce  à  des  reflets  de 
glaces  —  qu'un  squelette.  C'était  le  monde 
des  spectres  et  le  secret  des  tombes  dévoilés  à 
à  la  foule  par  une  sorte  de  lanterne  magique 
scientifique. 

Bcrnardet  ne  voulut  pas  attendre  plus  long- 


228  L'ACCUSATEUR 

temps  pour  frapper  le  coup  habile,  à  la  minute 
précieuse,  psychologique. 

L'avidité  du  regard  de  l'homme  au  som- 
brero lui  révélait  déjà  chez  l'inconnu  un 
trouble  profond.  11  y  avait,  dans  ce  regard, 
beaucoup  plus  que  la  curiosité  du  spectateur 
ému  par  un  drame,  secoué  par  une  vision  quel- 
conque. Les  traits  pâles  du  jeune  homme  gri- 
maçaient comme  dans  une  souffrance  maté- 
rielle et  dans  la  prunelle,  où  le  reflet  de  la 
scène  éclairée  mettait  des  paillettes,  Ber- 
nardet  lisait  une  fièvre  intérieure,  voyait  pas- 
ser des  éclairs  d'effroi... 

—  Eh!  eh!  l'œil  du  vivant,  songeait  le  petit 
policier,  est  un  livre  aussi  où  l'on  peut  lire, 
comme  dans  l'œil  du  mort! 

Sur  la  scène,  la  fantasmagorie  des  lumières 
rendait  de  plus  en  plus  sinistre  le  figurant  qui 
donnait  à  la  foule  cette  comédie  de  la  mort. 
On  eût  dit  maintenant  une  de  ces  pein- 
tures atroces,  nées  dans  l'atelier  de  certains 
peintres  espagnols,  dans  le  putridero  d'un 
Vallès  Léal.  Les  chairs,  par  l<*s  savantes  com- 
binaisons des  lampes,  semblaient  se  détacher, 
lamentablement,  prenaient  l'horrible  aspect 
d'un  cadavre  en  décomposition.  La  vision 
lugubre  faisait  passer  sur  les  spectateurs  un 
frisson  d'épouvante. 


L'ACCUSATEUR  220 

Alors  Bernardet,  se  haussant  un  peu  pour 
arriver  à  la  hauteur  de  l'homme  plus  grand 
que  lui,  s'approcha  doucement  et,  pendant 
que  son  coude  frôlait  le  bras  de  l'inconnu,  de 
ses  lèvres,  lentement,  ces  paroles  tombaient, 
dites  une  à  une,  comme  distillées,  pendant 
que  ses  yeux  enveloppaient  le  personnage 
tout  entier  : 

—  Voilà  pourtant  comment  doit  être  ce 
pauvre  Rovère,  maintenant... 

Et  comme,  brusquement,  le  visage  du  jeune 
homme  exprimait  une  sensation  de  soudain 
effarement,  prenait  l'aspect  hérissé  d'un  pro- 
meneur qui,  tout  à  coup,  verrait  devant  lui  se 
dresser  une  vipère  : 

—  Ou  comment  il  sera  bientôt,  ajouta  le 
policier  avec  un  sourire  savamment  aimable 
qui  était  un  correctif  voulu. 

Bernardet  dissimulait  sous  cette  amabilité 
d'emprunt  une  joie  intense. 

En  le  touchant  du  coude,  il  avait  senti  qu'à 
ce  nom  de  Rovère  tout  le  corps  de  son  voisin 
tressaillait  subitement.  Et  pourquoi  eût-il  été 
secoué  si  vivement  par  un  nom  inconnu  si  ces 
trois  syllabes  ne  lui  eussent  rappelé  quelque 
pensée  d'épouvante? 

L'homme  pouvait,  sans  doute,  connaître, 
comme  tout  le  monde,  les  détails,  ressassés 

20 


230  I/ACCUSATEUR 

par  les  journaux,  du  crime  du  boulevard  de 
Clichy;  mais,  avec  son  visage  énergique,  la 
résolution  de  son  regard,  il  n'était  pas  de  ceux 
que  troublent  le  récit  d'un  meurtre,  la  descrip- 
tion d'une  scène  de  sang  ou  même  le  spectacle 
macabre  auquel  il  assistait  au  fond  d'un 
cabaret  bizarre. 

—  On  n'est  pas  une  poule  mouillée,  avec 
cette  carrure-là,  pensait  Bernardet. 

Non,  non.  En  entendant  tomber  ces  quel- 
ques sons  qui  évoquaient  l'image  d'un  mort, 
Rovère,  l'inconnu  n'avait  pu  maîtriser  une 
émotion  violente,  et  il  venait  de  tressauter 
comme  sous  une  décharge  électrique.  La 
secousse  avait  été  violente,  brève  d'ailleurs, 
et,  par  un  effort  sur  soi-même,  il  semblait 
s'être  ressaisi  bien  vite.  Mais  le  premier  mou- 
vement avait  eu  son  éloquence,  une  tragique 
éloquence.  Bernardet  avait  vu  dans  le  regard, 
dans  le  geste,  dans  le  mouvement  de  tête  de 
cet  homme,  quelque  chose  de  1  rouble,  de  dou- 
teux, de  terrible,  comme  dans  un  éclair  on 
apercevrait  le  fond  d'une  mare,  en  pleine  nuit. 
Et  cet  éclair  avait  suffi.  On  se  coupe,  comme  on 
dit,  par  un  geste  comme  par  un  mot. 

Alors  Bernardet  insista  : 

—  Ce  n'est  pas  gai,  leur  spectacle,  dit-il  en 
souriant. 


L'ACCUSATEUR  231 

—  Non,  fît  l'homme. 
Lui  aussi  voulait  sourire. 

II  détournait  les  yeux  de  la  scène  où  le  jeu 
macabre  continuait. 

—  Ce  pauvre  Rovère  !  reprit  l'agent. 
L'inconnu,  maintenant, regardait  Bernardel, 

comme  pour  pénétrer  sa  pensée ,  savoir  ce 
que  signifiait  cette  répétition  d'un  même  nom, 
et  le  coup  d'œil,  qui  était  profond,  avait  quel- 
que chose  de  hagard  aussi. 

Bernardet  soutint,  l'air  naïf,  cet  interroga- 
toire muet.  Il  ne  laissa  rien  transparaître  de  sa 
pensée,  éteignant  doucement  le  feu  clair  de 
ses  prunelles.  Il  avait  l'air  d'un  bonhomme 
effaré  que  la  crainte  lalonne  et  qui  parle  d'une 
victime  récente  comme  s'il  craignait  pour  lui- 
même.  Il  attendait,  d'ailleurs,  que,  démonté 
par  ce  silence,  l'homme,  après  avoir  regardé, 
parlât. 

Dans  l'amas  de  ses  lectures  disparates  de 
pauvre  diable  curieux  et  pris  d'une  boulimie 
de  savoir,  il  se  rappelait  cette  règle  de  magie 
applicableàTamour:  «Nepasaller,  fairevenir», 
—  nec  ire,  fac  ventre  —  applicable  aussi  à 
la  haine,  à  ces  duels  de  magnétisme  entre 
l'homme-gibier  et  l'homme-limier.  11  attendait 
que  celui-là  vint. 

Et  brusquement,  après  un  silence,   tandis 


232  L'ACCUSATEUR 

que,  sur  le  petit  théâtre,  le  faux  cadavre  deve- 
nait un  faux  squelette  sans  que  ni  Bernardel 
ni  son  voisin  regardassent  la  métamorphose,  le 
voisin  demanda,  d'une  voix  sèche  : 

—  Pourquoi  me  parlez-vous  de  M.  Rovère? 
Bernardet  répondit,  affable  : 

—  Moi?...  Mais  parce  qu'on  en  parle  !  Parce 
(jue  c'est  l'actualité  du  moment  !...  Je  suis 
du  quartier...  C'est  là  toul  près  que  ça  s'est 
passé,  l'affaire... 

—  Je  sais,  dit  l'autre. 

L'inconnu  n'avait  pas  prononcé  dix  paroles 
en  interrogeant  et  en  répondant  et  Bernardet 
y  trouvait  deux  indices,  insignifiants  en  appa- 
rence, terribles  en  réalité,  a  Je  sais,  venait  de 
répliquer  l'homme,  d'un  ton  brusque,  comme 
s'il  eût  voulu  rejeter  loin  de  lui,  secouer  une 
pensée  obsédante.  Le  ton,  le  son  des  mots 
avaient  frappé  Bernardet.  Mais  ce  qu'au  pas- 
sage sa  fine  observation  saisissait,  trouvant  un 
monde  dans  une  nuance,  c'était  ce  mot  :  mon- 
sieur, avant  le  nom  de  Rovère. 

—  Monsieur  Rovère  ?  Pourquoi  me  parlez- 
vous  de  monsieur  Rovère  ?  avait-il   demandé. 

Il  semblait  donc  avoir  connu  le  mort. 

Tous  ces  gens,  pressés  là  dans  le  caveau  du 
cabaret,  si  on  les  eût  interrogés  sur  le  meurtre 
du  boulevard  de  Clichv,  eussent  certainement 


L'ACCUSATEUR  233 

dit  :  Rovère  —  l'affaire  Rovère.  —  Pas  un,  à 
moins  qu'il  n'eût  connu  la  victime,  n'eût  dit 
monsieur. 

—  Monsieur  Rovère  ? 

L'homme  le  connaissait  donc  ?  Ce  simple 
mol,  dans  la  pensée  du  policier,  en  disait 
long. 

Et,  maintenant,  le  voisin  de  Bernardet  lais- 
sait tomber  les  propos,  tandis  que  le  régisseur 
annonçait,  en  son  boniment,  qu'après  avoir 
passé  par  l'état  de  squelette,  le  cher  frère  qui 
avait  bien  voulu  se  prêter  à  une  expérience 
macabre  allait  réapparaître  aux  yeux  des  spec- 
tateurs dans  son  état  ordinaire,  «  plus  frais 
même  et  plus  rose  qu'auparavant  »,  ajoutait 
le  plaisantin,  «  ce  qui  n'arrive  généralement 
pas  aux  macchabées  ordinaires  ». 

La  drôlerie  vulgaire  faisait  éclater  d'un  gros 
rire  ce  public  qui,  d'instinct,  avait  le  besoin 
de  se  débrider,  d'échapper  visiblement  au  cau- 
chemar infligé  à  sa  curiosité.  Seul,  l'homme  au 
sombrero,  plus  pâle  que  tout  à  l'heure,  ne  sou- 
riait point,  et  il  eut  même  un  violent  fronce- 
ment de  sourcils,  noté,  catalogué  par  Bernar- 
det, lorsque  le  régisseur  ajouta  : 

—  Il  ne  faut  pas  vous  habituer  à  voir  resr 
susciter  le  prochain,  surtout.  Et,  entre  nous, 
cela  gênerait  bien  du  monde  ! 

20. 


234  L'ACCUSATEUR 

—  Evidemment,  pensait  Bernardet,  mon 
jeune  gaillard  est  mal  à  l'aise. 

Il  ne  songeait  maintenant  qu'au  moyen  de 
connaître  le  nom  de  ce  voisin,  sa  personnalité, 
d'établir  son  identité,  et  par  là,  savoir  quelle 
avait  été  sa  vie,  en  ces  derniers  jours.  Mais 
comment  ? 

Les  hésitations  de  l'agent  de  la  Sûreté 
n'étaient  pas  longues.  Il  quitta  le  caveau  avant 
même  que  le  figurant  du  cercueil  eût  fait  sa 
réapparition;  il  se  glissa,  répétant  :  «  Pardon, 
je  vous  demande  pardon  »,  entre  les  clients 
du  cabaret,  qu'il  écartait  d'un  geste  bref,  la 
main  robuste  et,  traversant  rapidement  la 
salle  commune  où  de  nouveaux  arrivés  con- 
sommaient des  liqueurs,  de  la  bière  sur  les 
cercueils  de  chêne  éclairés  par  les  cierges 
minuscules,  il  se  trouva  sur  le  boulevard, 
s'arrêta,  regarda  un  moment  devant  lui, 
autour  de  lui,  et  ce  regard  fouillait  le  trot- 
toir, la  chaussée,  l'horizon,  où  un  brouillard 
léger,  troué  par  les  lueurs  du  gaz  et  les 
lumières  des  boutiques,  enveloppait  les  pas- 
sants, les  fiacres,  les  tramways,  jetant  leur 
note  triste  dans  le  brouhaha  de  ce  coin  de  Paris 
populaire. 

Ce  que  Bernardet  cherchait  des  yeux,  c'était 
un  gardien  de  la  paix.  Il  en  aperçut  deux  qui 


L'ACCUSATEUR  235 

causaient,  marchant  lentement  sous  les  arbres 
sans  feuilles.  En  trois  pas,  et  la  tête  retournée 
vers  la  porte  du  cabaret,  en  plein  éclairée  par 
une  grosse  lanterne  rouge,  il  fut  près  des 
agents. 

Et,  tout  en  leur  parlant,  il  guettait  les  specta- 
teur qui,  maintenant,  commençaient  à  sortir 
du  Cabaret  du  Squelette.  Il  avait  l'œil  à  tout, 
causant  ici,  regardant  là. 

—  Dagonin,  dit-il  au  brigadier,  vous  allez 
me  suivre,  s'il  vous  plaît,  et  me  filer.  Je  vais 
avoir  une  querelle  d'ivrogne  avec  un  particu- 
lier. Intervenez  et  rueillez-nous,  l'un  et  l'autre. 
Comprenez  ? 

—  Parfaitement,  fit  Dagonin. 

Il  regarda  son  camarade  qui,  portant  la  main 
à  son  képi,  salua  l'agent  de  la  Sûreté. 

Le  petit  Bernardet,  ayant  lancé  sa  recom- 
mandation avec  rapidité,  presque  sur  le  ton  du 
commandement,  était  déjà  loin.  Il  avait  tra- 
versé la  chaussée,  rejoint  le  trottoir,  se  tenait 
maintenant  tout  près  de  la  porte  du  cabaret, 
dévisageait  l'un  après  l'autre  les  clients  qui  en 
sortaient. 

Il  avait  abaissé  sur  son  front,  jusqu'à  la 
racine  du  nez,  les  bords  de  son  chapeau,  et  ce 
n'était  qu'en  glissant  presque  là-dessous  un 
regard  de  curieux,  qu'il   épiait,   cojnptait  en 


230  L'ACCUSATEUR 

quelque    sorte    les    spectateurs    quittant     le 
cabaret. 

Il  s'étonnait,  du  reste,  que  l'homme  au  cha- 
peau américain  ne  fût  point  sorti  déjà.  La 
fournée  des  clients  semblait  close.  Peut-être 
—  et  sans  doute  —  Y  «  individu  »  s'était-il 
arrêté,  en  quittant  le  caveau,  dans  la  salle 
commune.  Jetant  un  coup  d'œil  par  la  porte 
entr'ouverte,  Bernardet  précisément  l'aperçut 
assis  devant  une  des  bières  de  chêne  jaune 
avec,  devant  lui,  une  liqueur  verte. 

—  Besoin  d'alcool  pour  se  remonter,  grom- 
mela le  policier. 

La  porte  s'était  refermée. 

—  Eh  bien!  j'attendrai  qu'il  ait  fini  son 
absinthe. 

Il  n'attendit  pas  longtemps.  Après  avoir 
laissé  passer  quelques  spectateurs  encore,  la 
porte  du  cabaret  se  rouvrit  et  l'homme,  coiffé 
de  son  sombrero,  apparut,  s'arrêta  un  moment 
au  seuil  et,  comme  l'avait  fait  tout  à  l'heure 
Bernardet  lui-même,  interrogea  l'horizon, 
sonda  du  regard  le  boulevard  bruyant,  em- 
brumé de  brouillard  humide. 

Bernardet  avait  tourné  le  dos,  paraissant 
s'éloigner  du  cabaret,  laissant  l'inconnu  libre, 
et,  tout  en  le  surveillant  du  regard  par-do-u- 
l'épaule  gauche,   il   traversait  la  chaussée  et 


L'ACCUSATEUR  237 

commençait,  gagnant  du  terrain  la  manœuvre 
qui  devait,  espérait-il,  l'amener  droit  devant 
l'inconnu. 

L'homme  paraissait  hésitant.  Il  avait  fait 
brusquement  quelques  pas  du  côté  de  la  place 
Pigalle,  vers  cette  partie  du  boulevard  où  se 
trouvait  le  logis  de  Rovëre,  la  maison  du 
crime.  Puis,  tout  à  coup,  s'arrêtant  net,  il 
avait  pivoté  sur  lui-même  et,  revenant  vers  le 
Cabaret  du  Squelette,  qu'il  dépassa  bientôt,  il 
s'achemina  vers  la  place  Clichy,  longeant  les 
maisons  jusqu'aux  environs  du  Moulin  Rouge 
où  il  sembia,  un  moment,  vouloir  entrer.  Puis 
encore  il  resta  là,  debout,  comme  cherchant 
un  parti,  en  regardant  vaguement,  sans  les 
voir  peut-être,  les  illuminations  du  bal  dont 
les  ailes  de  moulin,  en  tournant,  mettaient 
comme  des  éclairs  d'incendie  aux  fenêtres  des 
maisons  en  face,  et  faisaient  passer  des  éclats 
de  rubis  dans  les  vitres  soudain  constellées 
d'éclats  de  braise. 

Enfin,  obéissant  à  une  résolution  dernière, 
il  traversa  brusquement  le  boulevard  comme 
pour  rentrer,  cette  fois,  dans  Paris,  laisser  là 
Montmartre,  les  cabarets,  la  maison  de  Ro- 
vère... 

Il  marchait  vite  et,  au  coin  de  la  rue  Fon- 
taine,   se    heurta    brusquement     contre    un 


238  L'ACCUSATEUR 

homme,  un  petit  homme,  qu'il  n'avait  pas 
aperçu,  qui  sembla  se  détacher  tout  à  coup  de 
la  muraille  et  qui  lui  tomba  presque  sur  la  poi- 
trine en  titubant  et  en  maugréant,  d'une  voix 
avinée  : 

—  Imbécile! 

L'inconnu  voulut  alors  repousser  l'ivrogne, 
mais  l'ivrogne,  le  chapeau  enfoncé  sur  les 
yeux,  demeurait  en  face  de  lui,  au  coin  de  ce 
trottoir,  et,  tenace,  lui  demandait,  lui  répé- 
tait : 

—  La  rue...  la  rue...  elle  n'est  donc  pas 
libre,  la  rue? 

Oui,  c'était  bien  un  ivrogne.  Non  pas  un 
ivrogne  en  bourgeron,  sac  à  vin  roulant  son 
ivresse,  mais  une  façon  de  petit  bourgeois,  le 
chapeau  de  travers  et  la  voix  empâtée. 

—  Voulez-vous  me  laisser  passer?  dit 
l'homme  brusquement, 

—  Je...  je  vous  empêche  pas.  La  rue  est 
libre,  je  vous  dis  ! 

—  Eh  bien  !  si  elle  est  libre,  je  la  veux  ! 

La  voix  était  mâle,  avec  des  accents  de  co- 
lère soudaine,  une  note  stridente,  un  léger 
accent  exotique,  espagnol  peut-être. 

L'ivrogne  la  trouva  insolente  sans  doute, 
car,  titubant  toujours,  il  répliqua  : 

—  Oh!  vous  la  voulez!  vous   la  voulez!  Je 


I/ACCUSATEUR  239 

veux\  Le  roi  dil  nous  voulons,  vous  savez! 
Et,  dans  un  mouvement  nouveau,  perdant 
l'équilibre,  il  tomba  à  demi,  la  tête  en  avant, 
sur  l'homme  qu'il  tint,  un  moment,  embrassé 
dans  une  effusion  soudaine  : 

—  Elle  est  à  moi  aussi,  tu  sais,  la  rue,  dit-il 
encore. 

Avec  une  violence  subite,  l'autre  se  débar- 
rassa de  cette  caresse  qui  ressemblait  à  une 
étreinte.  Il  écarta  les  bras  avec  force  et  le 
mouvement  fut  si  prompt  et  si  robuste  que 
l'ivrogne,  cette  fois,  tomba  vraiment,  son  cha- 
peau roulant  dans  le  ruisseau,  et  lui,  renversé 
sur  le  trottoir. 

Mais  aussitôt,  d'un  bond  immédiat,  se  rele- 
vant, tandis  que  l'homme  continuait  son  che- 
min, l'ivrogne,  visiblement  dégrisé,  fut  sur 
pied,  bondit,  par  derrière,  vers  celui  qui 
l'avait  renversé  et,  le  saisissant  par  le 
collet  de  son  vêtement,  s'accrochant  à  lui 
tout  en  passant  la  jambe  pour  l'empêcher 
d'avancer  : 

—  Pardon,  dit-il,  on  ne  s'en  va  pas  comme 
ça! 

Alors,  à  une  lueur  de  bec  de  gaz,  la  lumière 
frappant  sur  la  l'ace  de  L'ivrogne,  l'homme 
reconnut  ce  petit  voisin  qui.  si  peu  de  temps 
auparavant,    coude    à    coude    avec    lui    dans 


240  L'ACCUSATEUR 

le  cabarel  macabre,  lui  avait  dit  ces  mots  : 

—  Voilà  pourtant  comment  doit  être  ce 
pauvre  Rovère ! 

Au  même  moment,  des  mains  robustes  s'a- 
battaient sur  lui,  Dagonin  et  son  camarade  se 
dressaient  à  ses  côtés  et  le  pressaient  d'un 
mouvement  rapide,  tandis  que  Bernardet,  de- 
vinant le  geste  de  la  main  droite  de  l'homme 
vers  la  poche  où  devait  se  trouver  un  revolver 
ou  un  couteau,  lui  saisissait  le  poignet,  s'y 
cramponnait,  s'y  accrochait,  le  tordait  en  ré- 
pétant : 

—  Fais  pas  le  méchant  ! 

L'inconnu  était  vigoureux;  mais  le  briga- 
dier Dagonin  avait  des  biceps  d'hercule,  et  les 
deux  autres  policiers  ne  manquaient  point  de 
muscle.  L'effarement,  d'ailleurs,  paralysait  ce 
grand  gaillard  qui,  au  bout  d'un  moment, 
voyant  qu'on  le  poussait  vers  quelque  postr  de 
police,  demanda,  stupéfait  : 

—  Est-ce  que  vous  m'arrêtez?  Et  pourquoi? 

—  D'abord  pour  m'avoir  frappé,  répondit 
Bernardet,  encore  tête  nue  et  à  qui  un  gamin 
tendait  son  chapeau  maculé  de  boue  en  lui 
disant  : 

—  C'est  à  vous,  ça,  monsieur  Bernardet! 
On  le  connaissait  dans  son  quartier,  M.  Ber- 
nardet :  la  gloire \ 


L'ACCUSATEUR  241 

L'homme,  alors,  sembla  vouloir  se  défendre, 
encore  lutter,  mais  une  observatien  de  Dago- 
nin  l'apaisa  : 

—  Pas  de  rébellion.  Votre  cas  n'est  pas  si 
grave.  Vous  allez  en  faire  une  mauvaise  affaire  ! 

Il  ne  s'agissait,  en  effet,  que  d'une  mince 
querelle.  On  le  relâcherait  bien  vite.  Ce  qui 
inquiétait  seulement  [l'inconnu,  c'est  cet  ivro- 
gne, soudain  dégrisé,  et  qui,  si  peu  de  temps 
auparavant  lui  avait  parlé,  là-bas. 

Le  groupe  des  quatre  hommes  marchait  vite, 
poussant,  poussé,  dans  la  pénombre,  le  long 
des  maisons  et  par  les  rues  à  peu  près  vides 
où  des  boutiques  de  marchands  de  vins,  des 
cafés  ouverts,  mettaient  seuls  leurs  clartés. 
Les  passants  ne  pouvaient  même  pas  se 
rendre  compte  qu'il  y  eût  là  des  agents  me- 
nant un  inconnu  à  un  poste  de  police.  Un 
drapeau  tricolore  noirci  y  flottait  dans  la  lu- 
mière d'une  lanterne  rouge.  Le  poste  s'ouvrit, 
rue  de  La  Rochefoucauld,  l'homme  fut  comme 
enfourné  dans  la  salle  étroite  et  chaude  où  des 
agents  de  service  sommeillaient  ou  lisaient 
autour  d'un  poêle,  sous  des  becs  de  gaz  à 
larges  abat-jour.  Alors  quand,  tout  en  regar- 
dant avec  une  certaine  mélancolie  souriante 
son  chapeau  bossue  et  taché  de  boue,  Ber- 
nardet  le  pria  de  donner  au  chef  du  poste  ses 

21 


242  L'ACCUSATEUR 

nom  et  prénoms,  l'indication  de  son  domicile, 
il  comprit  que  l'interlocuteur  du  Cabaret  du 
Squelette  lui  avait  tendu  un  piège.  Il  le  regarda 
avec  une  expression  de  colère  violente,  con- 
centrée, une  rage  paie. 
Puis  il  dit  : 

—  Mon  nom?  Ou'est-ce  que  ça  vous  l'ail? 
Je  suis  un  honnête  garçon.  Pourquoi  m'ar- 
rètez-vous?  Ou'est-ce  que  cela  signifie? 

—  Enfin,  voire  nom,  répéta  Bernardet. 
L'homme  hésita. 

—  Eh  bien!  je  m'appelle  Pradès.  Étes-yous 
bien  avancés? 

Le  brigadier  écrivait  : 

—  Pradès...  P...r...a...d...è...s...  !  Avec  un 
accent':'  Pradès...  Prénoms? 

—  Charles,  si  vous  voulez! 

—  Oh!  dit  Bernardet,  signalant  la  nuance, 
nous  ne  voulons  rien  !  Nous  ne  voulons  que  la 
vérité! 

—  Je  vous  la  dis. 

Charles  Pradès  fournit  encore  quelques 
indications.  Il  vivait  à  l'hôtel,  rue  de  Paradis? 
Poissonnière,  dans  un  petit  hôtel  de  commis 
voyageurs  et  de  commissionnaires  en  mar- 
chandises de  second  ordre.  Il  n'habitait  Paris 
que  depuis  un  mois. 

D'où  venait-il?  Il  affirmait  qu'il  arrivait  de 


L'ACCUSATEUR  243 

Sydney,  où  il  était  associé  d'une  maison  de 
commerce.  Ou  plutôt  il  avait  rompu  cette  asso- 
ciation pour  venir  à  Paris  chercher  fortune. 
Mais,  tout  en  parlant  de  Sydney,  il  avait  laissé 
tomber,  dans  ses  propos  un  peu  vagues,  fié- 
vreux, le  nom  de  Buenos- Ayres,  et  M.  Ber- 
nardet  notait  ce  fait  que  c'était  à  Buenos-Ayres 
tout  justement  que  Rovère  avait  été  consul  de 
France.  L'agent  ne  faisait  pas,  du  reste,  res- 
sortir ce  petit  détail.  A  quoi  bon?  L'interro- 
gatoire véritable  de  Pradès  —  puisque  Pradès 
il  y  avait  —  serait  fait  par  le  commissaire  de 
police  et  par  M.  Ginory.  Il  n'était  pas  juge 
d'instruction,  lui,  Bernardet.  Il  était  le  furet 
qui  fait  sortir  le  gibier  du  clapier.  A  d'autres 
d'agir! 

Ce  Pradès  fut  d'ailleurs  stupéfait,  puis  pris 
de  fureur,  lorsque,  les  questions  finies,  il 
apprit  qu'on  ne  le  remettait  pas  en  liberté 
sur-le-champ. 

Comment!  une  querelle  absurde,  une  colli- 
sion sans  blessure  da*ns  une  rue  de  Paris 
suffisait  pour  qu'on  gardât  un  citoyen  quel- 
conque au  poste  et  qu'on  lui  fît  passer  la  nuit 
là,  avec  des  vagabonds  ou  des  filles? 

—  Vous  vous  plaindrez  demain  matin,  ré- 
pondait Bernardet. 

En  attendant,   on  avait   fouillé   ce    Pradès 


244  L'ACCUSATEUR 

qui,  très  pâle,  faisait  visiblement,  pour  se 
contenir,  d'atroces  efforts  sur  lui-même,  se 
mordait  les  lèvres,  dans  sa  barbe  noire, 
tandis  qu'on  examinait  son  portefeuille,  qu'on 
regardait  le  couteau  espagnol,  à  lame  courte, 
qu'il  avait  (Bernardet  le  devinait  bien  tout  à 
l'heure)  dans  sa  poche  droite. 

Le  portefeuille  ne  révélait  rien.  Il  contenait 
des  notes  hebdomadaires  acquittées  de  l'hôtel 
de  la  rue  de  Paradis,  des  enveloppes  de 
lettres,  sans  aucun  timbre  de  la  poste,  au 
nom  de  M.  Charles  Pradès,  négociant,  —  et 
deux  billets  de  banque  de  cent  francs.  Rien 
de  plus. 

Bernardet  demanda  simplement  à  Pradès 
comment  il  se  faisait  qu'il  eut  sur  lui  des 
lettres  à  son  adresse  qu'il  n'avait  évidemment 
pas  reçues  puisqu'elles  n'étaient  point  tim- 
brées. 

Il  répondit  : 

—  Ce  ne  sont  pas  des  lettres.  Ce  sont  des 
adresses  que  je  donne  comme  cartes  de  visite, 
n'ayant  pas  eu  le  temps  ou  l'occasion  de  me 
faire  faire  des  cartes  chez  un  papetier. 

—  Alors  ces  adresses  sont  de  votre  écriture? 

—  Oui,  dit  Pradès. 

L'agent  de  la  Sûreté  les  examina  une  der- 
nière fois,   puis,   saluant   le  brigadier  et   ses 


L'ACCUSATEUR  245 

hommes,  leur  souhaita  la  bonne  nuit  et  ajouta 
même  un  petit  geste  assez  narquois  à  l'adresse 
de  l'individu  arrêté.  Pradès  eut  alors  un  nou- 
veau mouvement  de  colère  et  tout  son  corps, 
brusquement,  se  tendit  vers  Bernardet  avec 
un  geste  de  menace.  Les  mains  des  agents  le 
continrent  bien  vite  et  Pradès  était  repoussé 
dans  le  fond  du  poste,  tandis  que  le  petit  Ber- 
nardet, gras  et  gai,  passant  ses  doigts  sur  sa 
moustache  rousse,  mettait  en  fredonnant  le 
pied  dans  la  rue. 

Et,  jusqu'à  son  logis  du  passage  de  l'Ely- 
sée-des-Beaux-Arts,  ce  fredon  inconscient  qui 
venait  à  ses  lèvres  l'accompagna  comme  une 
marche  allègre  : 

Prends  ton  fusil,  Grégoire, 
Prends  ta  gourde  pour  boire, 
Nos  messieurs  sont  partis 
A  la  chasse  aux  perdrix! 

On  eût  pris,  à  l'entendre  ainsi  chantonner  le 
long  des  trottoirs  déserts,  le  petit  M.  Ber- 
nardet bien  plutôt  pour  un  bon  bourgeois 
sortant  du  théâtre  et  répétant  le  couplet  du 
vaudeville  final  que  pour  un  policier  venant  de 
faire  bonne  prise.  Il  allait  allègre,  il  allait 
devant  lui,  vif  et  gai.  Et,  jusqu'à  sa  demeure  où 
l'attendait  Mme  Bernardet,  toujours  avenante 

21. 


246  L'ACCL'SATEUR 

et  rougeaude,  tandis  que  ses  trois  fillettes 
reposaient  dans  leur  chambre  comme  en  un 
dortoir,  l'agent  de  la  Sûreté  dut  se  redire  que, 
pareil  à  l'empereur  romain,  lui  pauvre  diable, 
n'avait  vraiment  pas  perdu  sa  journée. 

Prends  ton  fusil,  Grégoire... 

Et  le  refrain  de  Bernardet  montait,  à  peine 
distinct,  comme  une  lointaine  fanfare  de  vic- 
toire dans  le  brouillard  gris  de  cette  nuit  de 
Paris. 


XIV 


M.  Ginory  n'était  pas  sans  incertitude  lors- 
qu'il pensait  au  mandat  de  dépôt  et  à  la  déten- 
tion de  Jacques  Dantin.  Sans  doute  tous  les 
prévenus,  tous  les  accusés  ont  des  réticences; 
ils  dissimulent  leur  culpabilité  sous  des  silen- 
ces volontaires,  nécessaires.  Us  ne  parlent 
point  parce  qu'ils  ont  prêté  un  serment.  Leur 
honneur  leur  commande  de  se  taire.  Ils  sont 
liés  on  ne  sait  envers  qui  par  une  parole  dont 
ils  ne  peuvent  expliquer  la  cause.  C'est  l'ordi- 
naire système  des  coupables  qui  ne  peuvent  se 
défendre.  Le  mystère  leur  paraît  le  salut.  Ils 
croient  en  quelque  sorte  s'échapper  dans  le 
brouillard. 

Mais  Dantin,  mêlé  à  la  vie  de  Rovère,  pou- 
vait avoir  un  intérêt  quelconque  à  ne  point 
livrer  un  secret  qui  peut-être  ne  lui  appartenait 


248  L'ACCUSATEUR 

point.  Quel  secret?  Un  juge  d'instruction 
n'a-t-il  pas  le  droit  de  tout  savoir  ?  Un  homme 
accusé  n'a-t-il  pas  le  droit  de  tout  dire  ?  Ou 
Dantin  n'avait  rien  à  révéler  et  il  jouait  une 
comédie,  et  il  était  coupable.  Ou,  si  par  quelques 
mots,  par  une  confidence  faite  au  juge,  il  pou- 
vait échapper  à  l'accusation,  recouvrer  sa 
liberté,  sans  doute  il  parlerait,  après  avoir 
essayé  d'un  silence  inexplicable.  Comment 
supposer  qu'un  innocent  puisse  s'acharner 
longtemps  à  ce  mutisme  systématique? 

La  découverte  du  portrait  de  Rovère  chez 
Mme  Colard  devait  nécessairement  donner  un 
tour  nouveau,  une  poussée  inattendue  à  l'in- 
slruction.  L'arrestation  de  Charles  Pradès 
apportait  un  élément  nouveau  à  ces  recherches. 
On  l'amena  à  M.  Ginory  après  lavoir  longue- 
ment interrogé,  le  lendemain  malin,  chez  le 
commissaire  de  police. 

Bernardin,  poupin,  rasé  de  frais,  était  con- 
voqué et  semblait  là,  dans  sa  redingote  bien 
brossée,  un  petit  abbé  venant  assister  à  une 
cérémonie  curieuse. 

En  quelques  heures,  au  contraire,  après  la 
nuit  passée  au  poste,  dans  le  trouble  de  l'in- 
somnie et  de  l'angoisse,  Pradès,  plus  pâle  que 
la  veille,  convulsé  et  farouche,  avaii  pris  une 
expression  hagarde,   clignotante  d'oiseau    de 


L'ACCUSATEUR  249 

nuit  poussé  vers  la  lumière.  Il  répétait  devant 
le  juge  ce  qu'il  avait  dit  devant  le  brigadier. 
Mais  la  parole,  vibrante  hier,  était  devenue 
rauque,  sourde  ;  la  physionomie  sournoise  et 
tragique. 

Le  juge  d'instruction  avait  fait  citer  Mme  Co- 
la rd,  la  revendeuse.  Elle  reconnut  bien  vite, 
sans  hésitation,  dans  ce  Pradès,  l'homme  qui 
lui  avait  vendu  le  petit  panneau  de  Paul 
Baudry. 

Lui,  niait.  Il  ne  savait  pas  ce  qu'on  voulait 
dire.  Il  n'avait  jamais  vu  cette  femme.  Il  igno- 
rait ce  qu'était  ce  portrait. 

—  C'est  celui  de  M.  Rovère,  répondait  le 
juge.  De  M.  Rovère  assassiné.  M.  Rovère  a  été 
consul  à  Buenos-Ayres  et  vous  avez,  hier,  parlé 
de  Buenos-Ayres  dans  l'interrogatoire  suc- 
cinct que  vous  avez  subi,  au  poste  de  la  rue  de 
La  Rochefoucauld. 

—  M.  Rovère?  Buenos-Ayres?  répétait  le 
jeune  homme,  roulant  entre  ses  doigts  son 
sombrero  d'Amérique. 

Il  redisait  qu'il  ne  connaissait  point  l'ancien 
consul,  qu'il  n'avait  jamais  visité  l'Amérique 
du  Sud,  qu'il  venait  de  Sydney... 

—  Bernardet,  un  moment,  l'interrompit  pour 
lui  prendre  son  chapeau  sans  dire  un  mot.  et 
JPradès    jeta    encore    au    petit    homme.    1<>u- 


250  L'ACCUSATEUR 

jours   poli,   le   regard  mauvais   de    la   veille. 
M.  Ginory  avait  conpris  l'idée  de  l'agent  et  il 
approuvait  d'un  sourire. 

—  La  coiffe,  dit-il. 

Le  juge  regarda  l'intérieur  du  chapeau  que 
lui  passait  Bemardet. 

Le  sombrero  portait,  à  l'intérieur,  l'adresse 
de  Gordon,  Smithsoii  and  C°,  Berner  street, 
London. 

—  Mais,  après  tout,  songeait  le  juge,  Bue- 
nos-Ayres  est  un  des  marchés  de  l'importation 
anglaise  ! 

—  C'est,  dit  Pradès  qui  avait  compris,  un 
chapeau  acheté  à  Sydney  ! 

Devant  les  affirmations  précises,  violentes  et 
courageuses  de  Mmc  Colard,  qui,  maintenant, 
ne  craignait  pasd'ètre  prise  pour  une  indicatrice, 
il  perdait  cependant  un  peu  contenance.  Il 
avait  beau  dire,  redire  : 

—  Vous  vous  trompez,  madame,  je  ne  vous 
ai  jamais  parlé,  je  ne  vous  ai  jamais  vue. 

Lorsque  M.  Ginory  demandait  à  la  mar- 
chande si  elle  persistait  à  reconnaître  l'homme 
qui  lui  avait  vendu  le  tableau  : 

—  Si  je  persiste  !  s'écriait  la  revendeuse, 
mais  le  coirtodansla  guillotine,  je  persisterais  ! 

Elle  répétait  : 

—  J'en  suis  sûre,  je  suis  sûre  que  c'est  lui  I 


L'ACCUSATEUR  251 

Le  premier  interrogatoire  de  Pradès  n'ame- 
nait, du  reste,  aucun  résultat  décisif.  Bien 
certainement,  si  le  portrait  de  Rovèrc  avait 
été  en  la  possession  de  ce  jeune  homme  et 
vendu  par  lui,  Charles  Pradès  était  le  complice 
de  Dantin,  sinon  l'auteur  même  du  crime.  On 
mettrait  donc  en  face  l'un  de  l'autre  ces  deux 
hommes  et  la  confrontation,  peut-être,  donne- 
rait un  résultat  immédiat. 

Et  pourquoi  cette  confrontation  n'aurait- 
elle  pas  lieu  sur-le-champ,  avant  que  Pradès 
fût  écroué,  comme  Dantin,  dans  la  maison  de 
détention  de  Mazas? 

Le  juge,  qui  venait  de  prononcer  ce  nom  de 
Mazas,  remarqua  l'expression  de  terreur 
rapide  qui  transfigura  soudain  le  visage  du 
jeune  homme. 

Pradès  balbutiait,  comme  hébété  : 

—  Alors...  vous  ne  me  renvoyez  pas?... 
Alors,  je  ne  suis  pas  libre  ? 

M.  Ginory  ne  répondait  pas.  Il  donna  l'ordre 
qu'on  gardât  à  vue  ce  Pradès  jusqu'à  l'arrivée 
de  Dantin,  qu'on  allait  chercher  à  Mazas. 

Là-bas,  dans  la  maison  murée,  la  cellule 
avait  déjà  fait  de  Jacques  Dantin  un  malade. 
De  cet  homme  à  tournure  de  reître,  la  solitude 
éteignait  le  regard,  semblait  avoir  courbé  la 
taille.  Use  redressa  pourtant  devant  le  gardien 


282  L'ACCUSATEUR 

qui  vint  le  chercher,  retrouva  brusquement  son 

énergie  nerveuse  quand  on  ouvrit  sa  porte  et 
qu'on  l'appela. 

Il  marchait  en  relevant  la  tête,  le  long  des 
couloir  aux  murs  nus  troués  de  cellules,  et  son 
pied  frappait  hardiment  le  sol. 

La  vue  de  la  voiture  cellulaire  qui  l'attendait 
pour  le  ramener  au  Palais  de  Justice  lui 
donna  un  tressaillement  nouveau,  puis  il  se 
laissa  aller,  cahoté  dans  cette  nouvelle  prison 
mouvante,  prison  de  bois  plus  étroite  que  la 
prison  de  pierre,  et  qui  l'emportait  vers 
quelque  inconnu  nouveau. 

Et  cette  idée,  cette  sensation  qu'il  était  si 
près  de  la  vie  vivante,  —  et  si  loin  !  —  qu'il 
longeait  des  rues,  frôlait  des  fiacres  où  des 
hommes,  des  femmes,  étaient  libres,  lui  cau- 
sait une  irritation  nerveuse,  désespérée. 

L'air  que  respiraient  tous  les  autres,  il  le  sen- 
tait, il  l'aspirait,  mais  à  travers  une  grille,  par 
une  sorte  de  jour  de  souffrance  et  comme 
empoisonné,  dès  son  entrée  dans  la  voiture, 
par  l'odeur  de  renfermé  de  cette  boîte  où  les 
malfaiteurs  avaient  cuvé  leurs  crimes,  vomi 
leurs  injures. 

Il  en  avait  assez  déjà  de  cet  étouffement,  il 
en  était  las. 

On  arriva  au  Palais  de  Justice  et  Jacques 


L'ACCUSATEUR  283 

Dantin  reconnut  les  escaliers  qu'il  avaitgravis, 
le  couloir  qui  menait  au  cabinet  du  juge  d'ins- 
truction. En  entrant  dans  la  pièce  étroite  où 
l'attendait  M.  Ginory,  Dantin  salua  le  magis- 
trat d'un  geste  de  bravade  pourtant  courtoise 
comme  d'un  salut  d'épée  avant  le  duel.  Puis, 
il  regarda  autour  de  lui,  étonné  de  trouver, 
entre  deux  gardes  municipaux,  quelqu'un  qu'il 
ne  connaissait  pas  :  Pradès. 

M.  Ginory  les  étudiait,  l'un  et  l'autre.  S'il 
avait  la  moindre  accointance  avec  ce  Pradès 
qui,  lui  aussi,  curieusement,  interrogeait 
Dantin  du  regard,  Jacques  Dantin  était  un 
grand  comédien,  car  aucun  indice,  nul  tres- 
saillement involontaire,  pas  une  .expression 
saisissable  ne  put  déceler  aux  yeux  exercés  du 
juge  que  le  détenu  eût  jamais  rencontré  cet 
homme. 

Le  juge  d'instruction  avait  tenu  à  ce  que 
Bernardet  fût  encore  présent  à  la  confronta- 
tion, et  le  visage  du  petit  limier  de  police, 
devenu  sérieux,  presque  sévère,  était  tourné. 
violemment  interrogateur,  vers  Dantin.  Le 
policier  devenait  inquisiteur.  Mais  rien,  rien  ne 
put  lui  révéler  entre  Dantin  et  Pradès  une  inti- 
mité quelconque.  Généralement,  les  prévenus 
laissent  échapper  un  geste,  transparaître  leur 
émotion  lorsque,  menés  dans  le  cabinet  d'un 


254  L'ACCUSATEUR 

juge,  ils  y  trouvent,  brusquement  arrêté,  un 
complice  inattendu.  Cette  fois,  pas  un  muscle 
de  Dantin  n'avait  bougé,  pas  un  cil. 

M.  Ginory  fit  asseoir  Jacques  Dantin  devant 
lui,  la  figure  en  plein  dans  la  lumière.  Il  lui 
demanda,  lui  montrant  Pradès  debout  : 

—  Reconnaissez-vous  cet  homme? 
Dantin,  après  quelques   secondes  à  peine. 

répondit  : 

—  Non.  Je  ne  lai  jamais  vu! 

—  Jamais? 

—  Je  ne  crois  pas.  11  m'est  inconnu. 

—  Et  vous,  Pradès,  avez-vous  jamais  vu 
Jacques  Dantin? 

—  Jamais,  dit  à  son  tour  Pradès,  dont  la 
voix  rauque  contrastait  avec  l'accent  bref,  la 
réponse  claire  de  Dantin. 

—  C'est  cependant,  fit  le  juge,  l'original  du 
portrait  que  vous  avez  vendu  à  Mme  Colard. 

—  Le  portrait? 

—  Regardez  bien  Dantin.  Regardez-le  bien, 
répéta  M.  Ginory.  Vous  reconnaissez  que  c'est 
l'original  du  portrait  en  question? 

—  Oui,  répondit  Pradès,  dont  les  yeux 
agrandis  se  fixaient  sur  le  prisonnier. 

—  Ah!  fit  le  juge,  l'accent  joyeux. 
Il  compléta  ce  ah!  en  demandant  : 

—  Et  comment,    dites-moi,    reconnaissez- 


L'ACCUSATEUR  235 

vous  si  vite  le  modèle  d'un  portrait  que  vous 
avez  vu  durant  si  peu  de  temps,  dans  mon 
cabinet,  tout  à  l'heure? 

—  Je  né  sais  pas,  balbutia  Pradès,  ne  com- 
prenant point  la  gravité  d'une  question  faite 
d'un  ton  insinuant,  presque  aimable. 

—  Eh  bien!  continua  M.  Ginory,  toujours 
conciliant,  je  vais  vous  l'expliquer.  Il  est  cer- 
tain que  vous  reconnaissez  ces  traits  parce  que 
vous  avez  longuement  contemplé  le  portrait  en 
question,  parce  que  vous  l'avez  eu  longtemps 
entre  les  mains,  tourné  et  retourné...  par 
exemple,  ..  je  vous  donne  encore  cette  raison 
absolum.  it  valable...  par  exemple  pour  en 
arracher  le  cadre. 

—  Le  cadre?  quel  cadre?  demanda  le  jeune 
homme  stupéfait,  ne  quittant  pas  du  regard 
le  juge  qui  lui  semblait  doué  d'un  •  pouvoir 
occulte,  car  M.  Ginory  continuait,  précisait  : 

—  Le  cadre!  que  vous  avez  assez  violem- 
ment enlevé,  puisque  des  traces  de  déchirure 
existent  dans  le  petit  panneau  de  bois.  Et  si, 
après  avoir  découvert  la  peinture  même  chez 
Mme  Colard ,  nous  parvenons  à  retrouver  le 
cadre  en  question  chez  une  autre  revendeuse, 
—  ce  cfui  ne  sera  pas  très  difficile  (et  le  juge 
d'instruction  souriait  à  M.  Bernardet,  l'air 
toujours  gai),  —  si  nous  ajoutons  une  dépo- 


25G  L'ACCUSATEUR 

sition  nouvelle  à  celle  de  Mme  Colard...Oui  !  -i. 
à  la  déposition  si  nette  et  si  décisive  de  cette 
femme,  nous  en  ajoutons  une  autre,  qu'avez- 
vous  à  dire? 

Un  silence.  Pradès  tournait  la  tête  autour 
de  lui,  l'expression  égarée,  cherchant  une 
issue  ou  un  appui,  étouffant  comme  un  homme 
qui  se  noierait. 

Et  le  regard  de  Jacques  Dantin  s'abattait 
sur  lui,  l'enveloppait  brusquement,  en  même 
temps  que  celui  du  juge,  plus  aigu,  pénétrait. 
fouillait  l'âme  de  cet  inconnu,  blême  et  défait 
maintenant. 

Enfin,  Pradès  prononça  quelques  mots.  Que 
lui  voulait-on?  De  quel  cadre  parlait  le  juge? 
Un  cadre?...  Pourquoi  cette  histoire  de  cadre? 
Et  le  second  témoin,  la  revendeuse,  dont  il 
était  question  dans  les  paroles  de  M.  Ginory, 
où  était-il,  ce  second  témoin,  avec  sa  «  dépo- 
sition nouvelle  »? 

—  Où  est  le  témoin?  répondit  le  juge.  Oh! 
tout  près!  Je  vais  le  faire  appeler  une  seconde 
fois!... 

—  C'est  bien  assez  d'une!  dit  Pradès,  en 
jetant  un  regard  féroce  à  Mme  Colard  qui,  sur 
un  signe  de  M.  Ginory,  était  entrée,  toute 
pale,  se  sentant  redevenir  peureuse. 

Il  ajouta,  menaçant  : 


L'ACCUSATEUR  257 

—  C'est  même  trop  d'une  ! 

Et  les  doigts  de  sa  main  droite  se  crispaient 
comme  autour  d'un  manche  de  couteau. 
A  partir  de  ce  moment,  Bernardet,  qui  étu- 
diait chaque  geste  de  l'homme ,  fut  con- 
vaincu que  le  meurtrier  de  Rovère  était  là. 
Il  voyait  cette  main  armée  d'un  couteau,  — 
celui  qu'on  avait  trouvé  dans  la  poche  de  Pra- 
dès,  s'abattant  sur  la  victime  et  ouvrant  la 
gorge  à  l'ancien  consul. 

Mais  alors?...  Dantin?  —  Un  complice, 
sans  doute.  La  tête  dont  cet  aventurier  était  le 
bras.  Car  enfin,  dans  l'œil  du  mort,  l'image  de 
Jacques  Dantin,  son  sïsage  même,  se  reflé- 
taient comme  une  preuve  évidente,  comme 
une  accusation  que  préciserait  un  fantôme  à 
l'heure  de  l'agonie  du  mort,  à  son  dernier  râle. 
Jacques  Dantin  était  là.  L'œil  accusait,  l'œil 
parlait. 

Le  témoignage  de  Mmc  Colard  ne  permettait 
aucun  doute  pour  M.  Ginory.  Ce  Charles 
Pradès  était  bien  l'individu  qui  avait  vendu  le 
portrait  de  Rovère.  Tenait-il  ce  portrait  de 
Jacques  Dantin?  Le  résultat  de  la  confronta- 
tion ne  permettait  pas  encore  de  l'affirmer. 
Rien  ne  prouvait  que  ces  deux  hommes  se 
fussent  jamais  rencontrés.  Aucun  tressaille- 
ment  n'avait  décelé  chez  Dantin   la   moindre 


258  I/ACCUSATEUK 

émotion  à  la  vue  de  Pradès.  Celui-ci  seul  se 
trahissait  en  retrouvant  chez  l'inculpé  de 
Mazas  le  modèle  du  portrait  peint  par  Paul 
Baudry. 

Mais,  du  moins,  comme  le  juge  l'avait  sou- 
igné  avec  précision,  le  fait  seul  de  recon- 
naître Dantin  constituait  [contre  Pradès  une 
charge  nouvelle.  Ajoutée  au  témoignage,  à 
l'affirmation  formelle  de  la  revendeuse,  cette 
charge  devenait  grave. 

Froidement,  M.  Ginory  dit  à  son  greffier  ce 
simple  mot  : 

—  Un  mandat. 

Puis,  quand  Favarel  eut  pris  un  papier 
imprimé  portant  un  en-tête  que  Pradès,  de 
loin,  essayait  de  déchiffrer,  le  juge  interrogea. 
Et,  sous  la  parole  lente  de  M.  Ginory,  le 
greffier  remplit  les  quelques  mots  qui  res- 
taient en  blanc  sur  un  de  ces  mandats  qui, 
d'un  homme  en  liberté,  font  un  inculpé,  un 
prisonnier. 

—  Vous  vous  appelez?  demandait  M.  Gi- 
nory à  Pradès. 

—  Pradès. 

—  Votre  prénom  ? 

—  Henri. 

—  Vous  aviez  dit  Charles  au  commissaire 
de  police. 


L'ACCUSATEUR  259 

—  Henri-Charles  ou  Charles-Henri,  comme 
vous  voudrez... 

Le  juge  ne  faisait  même  pas  un  signe  à 
Favarel,  assis  devant  la  table,  et  qui  écrivait 
très  vite  sans  que  M.  Ginory  même  dictât. 

—  Votre  profession?  continua  le  juge. 

—  Commissionnaire  en  marchandises. 

—  Votre  âge? 

—  Vingt-huit  ans. 

—  Votre  demeure  ? 

—  Sydney.  Australie. 

Et,  sur  le  papier  officiel,  les  réponses  de 
Pradès  venaient  remplir,  une  à  une,  les 
lignes  blanches  laissées  entre  les  lignes  im- 
primées : 

Tribunal  de  première  instance  du  Département  de  la  Seine 

MANDAT    ÛF     nfPflT  Nous'     Edme-Armand-Georges 

mwnuHi     ut     utrui       Ginory,  juge  d'instruction  au  tri- 
bunal de  irc  instance  du  départe- 
Contre  PRADES  nient  de  la  Seine,  mandons  et.  or- 
donnons à  tous  huissiers  ou  agents 
de  la  force  publique  de  conduire 
on  La  maison  d'arrêt  de  Mazas,  en 
Nota.  —  Mettre  exac-      se   conformant   à    la   loi,    Pradès 
tement   les    noms,   pré-      (Charles-Henri)  âgé  de  vingt-huit 
noms,   profession,    âge,      anSi  commissionnaire  en  marchan- 
demeure  et  la  nature  de       dises  à  Sydney. 
I  inculpation.  ¥        ■    ».  ,.   ...  .,  , 
Inculpe  de  compucité  dans  le 

meurtre  de  Louis-Pierre  Hovère. 

Enjoignons  au  Directeur  de  ladite 
maison  d'arrèl  de  recevoir  et  rete- 


260  L'ACCUSATEUR 

signalement  n)1*  en  dépôt  jusqu'à  nouvel  ordre 
Requérons  tout  dépositaire  de 
Taille      mètre  la  force  publique  de  prêter  main- 
centimètres  forte  pour  l'exécution  du  présenl 
Front  mandai  s'il  en  est  requis  par  le 
ez  porteur  d'icelui,  à  l'effel  de  quoi 
B      h  nous  l'avons   signé    H    scellé  de 

Menton  noll'r  SCeau- 

Sourcils  Fail  au  Palais  de  Justice  à  Paris, 

Cheveux  le  12  février  mil  huit  ceril  quatre- 

Visage  vingt-seize. 

Et,  au-dessous  du  timbre  sec  appliqué  par 
le  greffier  sur  le  mandat,  M.  Ginory  mettait  sa 
signature  en  disant  à  Favarel  : 

—  Le  signalement  reste  en  blanc.  On  le 
remplira  au  service  anthropométrique  ! 

Alors  Pradès,  abêti  jusque-là,  et  comme  ne 
comprenant  qu'à  demi  ce  qui  se  passait  autour 
de  lui,  eut  un  ressaut  subit,  une  révolte,  et  tout 
ce  qu'il  y  avait  en  lui  de  fauve  le  poussa  à  tin 
bondissement  terrible.  Un  cri  jaillit  : 

—  Arrêté  ?  Vous  m'arrêtez  ? 

Vers  la  table  où,  très  calme,  le  cou  gras  sor- 
tant de  sa  cravate  mal  nouée,  M.  Ginory  s'ap- 
puyait, tenant  encore  la  plume  qui  venait  de 
signer  le  mandat  de  dépôt,  le  jeune  homme  -<■ 
tendit,  le  corps  en  avant,  fou  de  colère  et  si 
les  gardes  municipaux  ne  l'eussent  retenu  par 
les  poignets,  ses  mains  saisissaient  le  juge 
d'instruction  au  cou,  ce  cou  court  et  rougeaud 
d'homme  sanguin. 


L'ACCUSATEUR  261 

Oïi  maintint  Pradès  et,  piquant  du  bout  de 
sa  plume  la  table  sur  laquelle  le  greffier  écri- 
vait, le  juge  d'instruction  dit  doucement,  avec 
un  sourire  : 

—  Tout  de  même,  plus  d'un  malfaiteur  se 
livre  lui-même  dans  sa  colère.  J'ai  souvent 
pensé  à  me  faire  un  peu,  tout  petit  peu  assas- 
siner, quand  j'avais  devant  moi  un  inculpé  que 
je  sentais  coupable  et  qui  n'avouait  pas.  Emme- 
nez cet  homme-là  î 

Et,  pendant  qu'on  poussait  hors  de  la  salle 
Pradès  qui  hurlait ,  criait  :  «  Canailles  !  » 
M.  Ginory  ordonnait  qu'on  le  laissât  seul  avec 
Dantin. 

—  Seul,  dit-il  en  appuyant  sur  le  mot,  à 
Bernardet ,  dont  le  regard  n'était  pas  sans 
inquiétude. 

Le  greffier  se  levait  à  demi,  repliant  des 
papiers,  les  glissant  dans  les  poches  d'une 
serviette  usée. 

—  Non,  vous  restez,  vous,  Favarel  ! 

—  Eh  bien  !  dit  le  juge,  presque  familier, 
lorsque  Jacques  Dantin  se  retrouva,  comme 
quelques  journées  auparavant,  face  à  face 
avec  lui  dans  ce  même  cabinet  du  Palais  de 
Justice,  avez-vous  réfléchi  ? 

Jacques  Dantin.  les  lèvres  serrées,  ne  répon- 
dait pas. 


262  L'ACCUSATEUR 

—  C'est  pourtant  une  conseillère...  une 
conseillère  d'un  genre  spécial  que  la  cellule. 
Celui  qui  l'a  inventée... 

—  Oui,  interrompit  Dantin  brusquement. 
Le  cerveau  bout  entre  ces  murailles.  Je  n'ai 
pas  dormi  depuis  que  je  suis  là-bas.  Pas  dormi. 
L'insomnie  me  tue.  Il  me  semble  que  j'y  devien- 
drai fou. 

—  Alors?  lit  M.  Ginory. 

—  Alors... 

Jacques  Dantin  jeta  un  regard  sur  le  greffier 
qui  se  tenait,  la  plume  à  l'oreille,  le  menton 
entre  les  mains,  attendant. 

—  Alors,  eh  bien  î  alors,  voilà...  la  promesse 
que  je  m'étais  faite  à  moi-même  de  rester  muet, 
de  tout  garder  en  moi,  je  ne  peux  pas  la  tenir. 
J'étouffe,  je  veux  tout  dire...  tout...  Mais  à 
vous,  à  vous... 

—  A  moi  seul  ? 

—  Oui,  répéta  Dantin  avec  la  même  expres- 
sion farouche. 

—  Mon  cher  Kavarel...,  commença  le  juge. 

Le  greffier  s'était  déjà  levé,  saluant  légère- 
ment et  ne  faisant  même  pas  à  M.  Ginory  l'in- 
jure de  lui  jeter  ce  regard  un  peu  effrayé  qu'avait 
eu  tout  à  l'heure  le  bon  Bernardet. 

—  Maintenant,  dit  le  juge  à  Jacques  Dantin. 
assis  en  face  de  lui,  vous  pouvez  parler. 


LACCCSÂTKUR  263 

L'inculpé  hésitait  encore. 

—  Monsieur,  demanda-t-il.  est-ce  que  tout 
ce  qui  se  dit  ici  sera  répété,  doit  ou  peut  être 
répété  dans  une  salle  de  tribunal ,  en  cour 
d'assises,  je  ne  sais  où,  devant  le  public  ? 

—  Cela  dépend,  tit  M.  Ginory.  Mais  quoi  que 
vous  sachiez,  vous  devez  la  vérité  à  la  justice. 
Qu'elle  soit  une  révélation,  une  accusation  ou 
un  aveu,  je  vous  la  demande  ! 

Il  veut  encore,  chez  Dantin,  une  hésitation, 
puis  un  violent  effort  après  ces  mots,  ajoutés 
par  le  juge  : 

—  Je  l'exige  ! 

—  Soit,  dit  le  prisonnier.  Mais  'c'est  à 
l'homme  d'honneur  plus  encore  qu'au  magis- 
trat que  je  m'adresse.  Si  j'ai  hésité  à  parler,  si 
j'ai  accepté  de  passer  pour  un  coupable,  c'est 
qu'il  me  semblait  impossible,  absolument  im- 
possible que  cette  vérité  même  ne  jaillît  pas 
brusquement,  —  je  ne  sais  de  quelle  façon, 
—  mais  qu'elle  vous  devînt  évidente,  tout  à 
coup,  et  sans  qu'il  me  fût  imposé  de  livrer  un 
secret  qui  n'est  pas  à  moi. 

—  Au  juge  d'instruction  on  peut  tout  dire, 
fit  M.  Ginory.  Le  cabinet  où  nous  sommes  a 
entendu  bien  des  confessions  qui  n'en  sont 
pas  plus  sorties  que  du  confessionnal  d'un 
prêtre  ! 


264  L'ACCUSATEUR 

Et  déjà,  après  avoir  accusé  Dantin  de  men- 
songe, cru  à  une  comédie,  souri  dédaigneu- 
sement de  cette  invention  si  commode  de 
serment  prêté  et  qu'on  ne  peut  violer,  la  per- 
ception entrait  dans  la  pensée  du  magistrat  de 
la  possibilité  d'une  sincérité  chez  cet  homme, 
fermé  jusqu'ici  et  comme  enserré  dans  un 
mutisme  hostile. 

La  façon  même  dont,  cette  fois,  Jacques 
Dantin  abordait  la  question,  le  ton  résolu  dont 
il  parlait  ne  ressemblaient  guère  à  l'attitude 
qu'il  gardait  l'autre  jour,  obstinément,  dans  ce 
même  cabinet,  sur  ce  même  siège*  à  cette 
même  place. 

La  réflexion,  la  prison —  la  cellule  sans 
doute,  l'effarante  et  pneumatique  cellule  — 
avaient  agi.  L'homme  qui  s'acharnait  à  ne 
point  parler  voulait  maintenant  tout  révéler. 

—  Oui,  dit-il,  tout,  puisque,  malgré  mon 
espoir,  rien  n'est  venu  vous  affirmer  que  je  ne 
mentais  pas  ! 

Je  vous  écoute,  fit  le  juge. 


XV 


Alors,  dans  une  confidence  longue  et  ardem- 
ment faite,  émouvante,  pleine  de  ressouvenirs, 
de  tristesses,  de  retours  quasi  inconscients 
vers  le  passé  disparu,  évoquant  les  années  de 
jeunesse,  les  chères  années  autrefois  vécues 
avec  Rovère,  les  printemps  enfuis,  l'affection 
défunte,  Jacques  Dantin  se  livra,  livra  ses 
amertumes,  ses  déceptions,  la  rancœur  de  sa 
vie  gâchée,  vie  de  viveur,  d'une  existence  qui 
aurait  pu  être  belle  et  qui,  si  inutile  et  si  bête, 
avait  pu  donner  à  penser  qu'il  pût  être  — 
et  pourquoi?  comment?  par  besoin  d'argent, 
perte  du  sens  moral,  —  descendu  jusqu'au 
crime. 

—  Ah!  j'ai  payé  cher  par  vos  soupçons  les 
folies  de  mes  journées  vides  ! 

23 


266  LACCUSATEIR 

Ce  Rovère,  qu'on  l'avait  accusé  d'avoir 
tué,  il  l'avait  aimé,  et,  à  dire  vrai,  dans  cette 
existence  absurde  et  tourmentée  qu'il  s'était 
faite,  Rovère  avait  été  le  seul  ami  vrai  qu'il 
eût  rencontré.  Le  seul.  Lui  aussi,  Rovère, 
sorte  de  philosophe  pessimiste,  solitaire, 
lycanthrope,  après  avoir  été  épris  d'intermina- 
bles fêtes,  assoiffé  de  jouissances,  lui  aussi 
reconnaissait,  dans  les  dernières  années  de  sa 
vie,  que  les  affections  désintéressées  sont 
rares  en  ce  monde  et  sa  misanthropie  sauvage 
s'adoucissait  devant  ce  qui  restait  à  Jacques 
Dantin  de  la  belle  humeur  d'autrefois. 

—  Moi,  je  continuais  à  essayer  de  chercher 
dan-  ce  qu'on  appelle  le  plaisir  et  ce  qui,  lorsque 
les  tempes  grisonnent,  devient  le  vice,  dans  le 
jeu,  dans  le  tapage  de  Paris,  à  oublier  la  \  i<\ 
la  lourde  vie  de  l'homme  vieillissant,  -cul. 
sans  foyer,  sans  famille,  vieux  garçon  aboli 
que  les  plus  jeunes  regardent  avec  haine 
comme  en  se  disant  :  «  Pourquoi  esfc-il  encore 
là?  »  —  Lui,  de  plus  en  plus,  s'enfonçait  dans 
un  besoin  de  solitude  noire,  ruminant  sa  vie 
d'aventures,  aussi  niaisement  gaspillée  que  la 
mienne  et  ne  voulant  plus  voir  personne.  Un 
loup,  un  sanglier  dans  sa  bauge.  Comprenez- 
vous  cette  amitié  de  deux  êtres  vieillis,  dont 
l'un   s'étourdit  pour  ne  pas  se  sentir  vivre  et 


L'ACCUSATEUR  267 

dont  l'autre  enfermé,  farouche,  attend  la  mort 
au  coin  du  feu? 

—  Parfaitement,  allez  ! 

Et  le  juge*,  les  yeux  rivés  sur  Jacques  Dan- 
tin,  voyait  cet  homme  s'exalter,  devenu 
fébrile,  au  récit  de  ce  passé,  à  l'évocation  de 
ces  choses  enfuies,  de  cette  affection  perdue, 
perdue  comme  toute  sa  vie  même. 

—  Ce  n'est  pas  une  conférence,  n'est-ce 
pas?  Vous  ne  croyez  pas  non  plus  à  une  comé- 
die ?  J'aimais  Rovère.  La  vie  souvent  nous 
avait  séparés.  Il  allait  chercher  fortune  au 
bout  du  monde  ;  moi  je  gâchais  et  mangeais  la 
mienne  à  Paris,  mais  nous  avions  toujours 
gardé  des  relations  étroites,  et  quand  il  reve- 
nait toucher  terre  en  France,  c'était  notre  joie 
de  nous  retrouver.  Et  plus  la  barbe  devenait 
grise,  plus  le  cœur,  racorni  sur  tant  d'autres 
points,  redevenait  tendre  sur  ce  point-là.  Je 
l'avais  toujours  trouvé  morose.  Dès  nos  vingt 
ans  il  traînait  avec  lui  un  compagnon  sinistre: 
l'ennui.  Il  n'avait  choisi  cette  carrière  des 
consulats  que  pour  aller  au  diable,  vivre  loin 
de  tout  et  d'une  existence  qui  ne  ressemblait 
pas  à  la  nôtre.  Je  lui  répétais  souvent,  en 
riant,  qu'il  devait  avoir  en  lui  un  amour  rentré, 
une  passion  malheureuse.  Il  disait  non.  Je 
feignais  de  le  croire.   On  n'est  pas    sombre 


268  L'ACCUSATEUR 

comme  ça  sans  un  chagrin  qui  ronge.  Après 
tout,  dit  Jacques  Dantin  en  s'interrompant,  il 
y  en  a  d'autres  qui  ne  sont  pas  plus  gais  avec 
un  rire  aux  lèvres  !  La  tristesse  ne  prouve  rien. 
Ni  la  gaieté  ! 

Son  visage  de  reître  hautain  prenait  une 
expression  de  mélancolie  lassée  qui  étonnait, 
puis  apitoyait  le  juge,  écoutant,  silencieux  et 
grave. 

—  Je  laisse  là  tous  les  détails  de  notre  exis- 
tence, n'est-ce  pas  ?  Mon  monologue  serait 
trop  long.  Les  années  de  jeunesse,  passées 
avec  une  rapidité  de  vertige,  nous  nous  étions 
retrouvés  enfin,  lui  tout  à  fait  las,  choisissant 
ce  logis  du  boulevard  extérieur  pour  y  vivre 
en  tisonnant  son  feu  et  y  mourir,  entre  ses 
tableaux  et  ses  livres,  moi  continuant  à  m'épe- 
ronner  comme  un  cheval  fourbu.  Rovère  me 
faisait  de  la  morale,  je  me  moquais  de  ses 
prêches  et  j'allais  le  voir  pour  ruminer  un  peu 
de  notre  passé  au  coin  de  la  cheminée.  Une  de 
ses  joies,  c'avait  été  ce  portrait  de  moi  par  Paul 
Baudry,  fait  à  Bordeaux,  il  y  a  si  longtemps  î 
71!...  Il  l'avait  accroché  dans  son  salon,  au 
coin  de  sa  cheminée,  à  gauche,  et  me  disait 
souvent  : 

—  «  Tu  sais,  quand  tu  n'es  pas  là,  je  te 
parle  ! 


L'ACCUSATEUR  269 

«  Je  n'étais  pas  là  souvent.  La  vie  de  Paris 
nous  prend  par  ses  mille  riens.  Les  journées, 
qui  semblent  interminables  quand  on  a  vingt 
ans,  filent  comme  des  trains  fous  quand  on  a 
passé  la  cinquantaine,  Pftt  !  Quelle  vitesse 
express  !  Et  Ton  n'a  même  pas  le  temps  de 
s'arrêter  pour  voir,  fût-ce  en  passant,  ceux 
qu'on  aime  le  mieux.  Au  dernier  moment,  si 
l'on  a  sa  raison,  on  doit  se  dire  :  «  Comme  j'ai 
jeté  au  vent  tout  ce  que  la  vie  nous  donne  d'un 
peu  précieux,  les  rares  affections  rencontrées! 
Comme  j'ai  été  fou  !  Comme  j'ai  été  bête  !  »  Ne 
faites  pas  attention  à  mes  philosophailleries... 
de  cellule  !  Mazas  force  à  penser. 

«  Un  jour,  —  c'était  un  matin,  au  retour  du 
cercle  où  j'avais  passé  la  nuit  à  perdre  stupide- 
ment des  sommes  qui  eussent  fait  la  joie  de 
cent  familles  — je  trouvai  sur  mon  bureau  une 
carte-télégramme  de  Rovère.  Si  l'on  a  fouillé 
mes  papiers,  on  a  dû  la  retrouver,  je  l'ai 
gardée.  Rovère,  dans  ce  petit  bleu,  me  sup- 
pliait d'accourir  le  voir,  tout  de  suite.  J'eus  un 
frisson,  la  perception  nette  d'un  danger  de 
mort.  L'écriture  était  tremblée,  modifiée.  El  je 
me  frappai  le  front  avec  colère.  Ce  télégramme 
m'attendait  chez  moi  depuis  la  veille,  tandis 
que  je  dépensais  ma  nuit  a  la  table  de  jeu  !  — 
Si,  me  précipitant  vers  le  boulevard  de  Clichy, 

2K. 


270  L'ÀCCUSATEUB 

j'avais  trouvé  Rovère  mort  en  y  arrivant,  je 
n'aurais  pas  eu,  je  crois,  un  plus  grand  déses- 
poir dans  toute  ma  vie.  Son  assassinat  m'a 
paru  atroce  ;  mais  j'ai  pu,  du  moins,  ne  pas 
faire  faillite  à  son  affection. 

«  Voici  comment  :  Le  télégramme  lu,  je  me 
jette  dans  un  fiacre,  j'accours  chez  lui.  Cette 
femme  qui  lui  servait  de  ménagère.  Mme  Mo- 
niche,  la  concierge,  lève  les  bras  après  m'avoir 
ouvert  la  porte  et  me  dit  : 

—  Vous  voulez  voir  monsieur  ?  Il  a  failli 
passer,  cette  nuit,  mais  il  va  mieux  ! 

«  Au  coin  de  son  feu,  la  veille,  Rovère  avait 
été  frappé  d'une  hémiplégie,  bientôt  com- 
battue, et  dès  qu'il  avait  pu  tenir  une  plume  il 
avait  —  malgré  la  défense  du  docteur  appelé 
en  hâte  —  tracé,  envoyé  cette  dépêche  qui 
m'attendait  depuis  des  heures  ! 

«  Il  voulait  me  voir  de  suite.  Dès  qu'il  m'a- 
perçut, lui,  l'homme  fort,  le  misanthrope  for- 
cené, silencieux  etsombre,  il  me  lendit  les  bras, 
me  serra  contre  lui,  fondit  en  larmes.  Son 
étreinte  était  celle  d'un  homme  qui  concentre 
dans  un  être  tout  ce  qui  lui  reste  d'espoir. 

«  —  Toi!  toi!  me  disait-il,  tout  bas,  dans 
l'oreille.  Toi  !..  Si  tu  savais! 

«  Je  me  sentais  remué  jusqu'aux  moelles. 
Cette  figure  mâle,  si  énergique  d'ordinaire, 


I/ACCL'SATEUR  271 

avait  une  expression  d'effroi  en  quelque  sorte 
enfantine,  un  effarement  peureux.  Des  larmes 
montaient  aux  yeux  agrandis. 

«  —  Oh  !  comme  je  t'attendais  !  comme  je 
t'attendais  !... 

«  Il  répétait  cette  phrase  avec  une  obstina- 
tion encore  anxieuse.  Et  puis  des  étouffements 
le  prenaient.  L'émotion!  Ma  vue  lui  rappelait 
l'affreuse  angoisse  de  cette  longue  nuit  où  il 
avait  cru  mourir  sans  m'avoir  parlé  une  der- 
nière fois. 

«  —  ...  Car,  ce  que  j'ai  à  te  dire... 

«  Et  il  hochait  la  tête. 
.<(  —  ...  C'est  tout  le  secret  de  ma  vie  ! 

«  Il  était  étendu  sur  une  chaise  longue,  dans 
ce  bureau  où  il  passait  ses  dernières  journées, 
avec  ses  livres.  Il  me  fit  asseoir  près  de  lui, 
me  prit  la  main  et  me  dit  : 

«  —  Je  vais  mourir.  J'ai  bien  cru  que  c'était 
fini,  cette  nuit.  Je  t'appelais  !  Eh  bien,  si  j'é- 
tais mort,  il  y  a  un  être  au  monde  qui  n'aurait 
pas  eu  la  fortune  qui  lui  revient...  J'ai... 

«  Il  baissa  la  voix  "comme  si  on  nous  eût 
épiés,  comme  si  l'on  pouvait  entendre. 

«  —  ...  J'ai  une  fille...  Oui,  même  à  toi  qui 
sais  à  peu  près  tout  de  ma  vie,  j'ai  caché  ce 
secret-là,  qui  me  torture.  Une  fille  qui  m'aime 
et  qui  n'a  pas  le  droit  d'avouer  cette  tendresse 


272  L'ACCUSATEUR 

pas  plus  que  je  n'ai  celui  de  lui  donner  mon 
nom.  Ah!  notre  jeunesse!  Triste  jeunesse! 
Elle  pèse  de  tout  son  poids.  J'ai  eu  des  ca- 
prices, j'ai  fait  des  folies,  je  n'ai  pas  su  me 
créer  des  devoirs.  On  ne  vit  plus  que  par  les 
devoirs,  à  un  moment  donné  de  l'existence.  Si 
j'avais  su!...  J'aurais  un  foyer  aujourd'hui, 
un  être  cher  auprès  de  moi  et,  au  lieu  de 
cela,  une  affection  dont  j'ai  honte  et  que  j'ai 
cachée,  même  à  toi,  Jacques,  à  toi,  com- 
prends-tu? 

((J'ai  toutes  ces  paroles  de  Rovère  présentes 
comme  si  je  les  entendais  encore.  Cette  con- 
versation avec  le  pauvre  ami  que  secouait  par- 
fois quelque  crise  m'est  restée  comme  le  plus 
précis  et  le  plus  poignant  des  souvenirs.  Elle 
m'enfonçait,  d'ailleurs  à  moi-même,  comme 
des  épingles  dans  le  cœur.  Tout  ce  que  souf- 
frait le  solitaire,  je  l'éprouvais,  moi  aussi, 
l'inutile  !  Et,  dans  une  sorte  de  confidence 
haletante,  qui  me  navrait,  le  pauvre  homme, 
en  effet,  me  révéla  le  secret  qu'il  avait  cru  de- 
voir me  cacher  depuis  tant  d'années  et  que  je 
lui  jurai  ,  —  je  lui  jurai  sur  l'honneur,  et  voilà 
pourquoi  j'ai  hésité  à  parler  ou  plutôt  j'ai  re- 
fusé de  parler,  ne  voulant  compromettre  per- 
sonne, ni  le  mort,  ni  les  vivants.  —  je  lui  jurai, 
monsieur  le  juge    d'instruction,    de    ne    rien 


L'ACCUSATEUR  273 

répéter  de  ce  qu'il  n'avait  dit  à  personne,  à 
personne  qu'à  elle... 

—  Elle  ?  interrogea  M.  Ginory  en  interrom- 
pant Jacques  Dantin. 

—  Sa  fille,  répondit  Jacques. 

Le  juge  alors  se  rappela  cette  visiteuse  en 
deuil  que  Ton  avait  vue  parfois  au  logis  de 
Rovère  et  l'espèce  de  petit  roman  dont  Paul 
Rodier  avait  parlé  dans  son  journal  :  le  roman 
de  la  Femme  en  noir. 

—  Et  cette  fille?  demanda  encore  le  juge. 

—  Elle  porte,  fit  Dantin  avec  un  geste  dé- 
couragé, le  nom  du  père  que  la  loi  lui  donne  et 
ce  nom  est  un  grand  nom,  un  nom  illustre, 
celui  d'un  officier  général  en  retraite,  habitant 
la  province, avec  sa  femme,  et  adorant  cette  fille 
qui  est  née  d'un  autre.  La  femme  vit  avec  son 
mari,  qu'elle  soigne,  qu'elle  entoure  d'un  dé- 
vouement fait  de  remords,  peut-être,  mais  qui 
donne  au  vieux  soldat  l'illusion  du  plus  pro- 
fond amour  qu'un  homme  puisse  rencontrer 
sur  terre;  Il  y  a  quelques  années,  pendant  une 
maladie  qu'elle  pouvait  croire,  qu'elle  croyait 
mortelle,  la  mère,  redoutant  les  aphasies  de 
l'agonie,  le  mutisme  de  la  mort,  avait  fait  à  sa 
fille  la  confidence  de  cette  paternité  cachée.  Il 
lui  semblait  qu'en  se  confessant  ainsi,  elle 
expiait.  Et,  par  l'ordre  de  sa  mère,  celle  qu'on 


274  L'ACCUSATEUR 

a  appelé  la  femme  en  noir  venait  voir  Rovère, 
niais,  en  môme  temps,  sorte  de  chanté  fidèle 
au  nom  qu'elle  porte,  la  pauvre  fille,  enfer- 
mant en  elle  le  secret  d'un  autre,  laissant  à 
celui  qui  se  croit  son  père  l'illusion  du  bonheur, 
n'a  jamais  voulu  se  marier,  jamais  voulu  quitter 
le  vieux  soldat  paralysé  qu'elle  soigne,  elle 
aussi,  qui  l'appelle  sa  fille  et  qui  l'adore. 

—  Ah  !  dit  M.  Ginory,  restant  muet  un  mo- 
ment devant  ce  drame  très  simple  et  dont,  en 
une  seule  minute  de  réflexion,  il  entrevoyait, 
analysait  presque  toutes  les  douleurs  cachées  : 
larmes  secrètes,  sanglots  étouffés,  embrasse- 
ments  furtifs.  —  Et  voilà  pourquoi  vous  vous 
taisiez  ?  dit-il  à  Jacques. 

—  Oui,  monsieur,  Et  puis  il  y  avait  en  moi, 
même  dans  cette  sorte  de  partie  engagée  avec 
le  sort,  quelque  chose  du  défi  ou  de  la  supers- 
tition du  joueur.  Sans  être  byzantin,  il  me 
plaisait  de  me  mesurer  ainsi  avec  la  destinée. 
Je  voulais,  avec  une  sorte  de  curiosité  morbide, 
savoir  ce  qui  sortirait  de  cette  course  de  la 
bille,  et  si  elle  s'arrêterait  sur  la  rouge  ou  la 
noire.  Je  vous  jure,  il  y  avait  dans  mon  mutisme 
de  ce  bizarre  sentiment-là.  Oh!  mais  je  ne  pou- 
vais longtemps  supporter  cette  torture,  et,  ne 
voyant  pas  venirle  salulattendu,  j'aurais  parlé, 
j'aurais   parlé   pour  échapper  à  la    cellule,  à 


L'ACCUSATEUR  275 

l'étouffement.  Il  me  semble  pourtant  que  je 
devais  à  mon  ami  mort  de  ne  livrer  son  secret  à 
personne,  pas  même  à  vous.  Je  n'oublierai 
jamais  la  joie  de  Rovère  lorsque,  soulagé  du 
poids  de  cette  confidence  qu'il  venait  de  me 
faire,  il  me  dit  que  maintenant  celle  qui  était 
sa  fille  et  qui  était  pauvre,  ne  vivant  là-bas,  à 
Blois,  que  de  la  pension  de  retraite  de  celui 
dont  elle  se  faisait,  avec  Vautre,  la  mère,  la 
garde-malade,  sachant  qu'elle  n'était  pas  son 
enfant,  cette  innocente  qui  payait  d'une  exis- 
tence de  sacrifice  la  faute  de  deux  coupables, 
pourrait  du  moins  avoir  une  fin  dévie  heureuse. 
«  —  Elle  est  jeune,  celui  qu'elle  soigne  ne* 
vivra  pas  toujours.  Ma  fortune  lui  fera  une  dot. 
Et  alors... 

«  Cette  fortune,  c'est  à  moi  qu'il  voulait  la 
confier.  Il  avait  peu  d'argent  chez  son  notaire. 
Défiant  et  maniaque,  Rovère  gardait  toutes  ses 
valeurs  chez  lui,  dans  sa  caisse,  comme  ses 
livres  dans  sa  bibliothèque.  Il  semblait  qu'il  fût 
collectionneur,  amasseur  en  toutes  choses. 
Avare?  Non.  Mais  il  voulait  avoir  autour  de 
lui,  près  de  lui,  sous  la  main,  tout  ce  qui  était 
à  lui.  Il  voulait  peut-être  aussi  avoir  la  possi- 
bilité de  donner  directement  ce  qu'il  voudrait 
à  qui  bon  lui  semblerait  et,  par  exemple,  de 
me  confier  à  moi  un  fidéicommis. 


-27*i  L'ACCUSATEUR 

«  Je  regrette  de  ne  lui  avoir  pas  demandé 
nettement,  ce  jour-là,  le  jour  de  la  première 
confidence,  ce  qu'il  comptait  faire  de  sa  for- 
tune et  comment  il  entendait  enrichir  cette 
enfant  qu'il  n'avait  pas  le  droit  de  reconnaître. 
Je  n'osai  pas  ou  plutôt  je  n'y  pensai  pas. 
Rien  n'était  plus  facile  sans  doute.  De  la  main 
à  la  main,  par  moi,  il  pouvait  faire  parvenir  à 
qui  il  voulait  tout  ce  qu'il  eût  souhaité.  Je  n'y 
songeai  pas,  je  vous  le  répète.  J'étais  tout  à 
cette  émotion  qui  me  secouait  en  retrouvant 
un  être  affaibli  et  quasi  moribond  dans  l'ami 
que  j'avais  connu  si  altier  et  si  beau.  Oh  !  ces 
pauvres  yeux  douloureux  et  inquiets,  cette  voix 
basse,  comme  s'il  eût  redouté  qu  -un  ennemi 
ou  même  un  indifférent  lut  aux  écoutes!  La 
maladie  avait  fait  brusquement,  brutalement, 
de  cet  être  hardi  un  homme  vieilli  soudain  et 
peureux! 

«  Je  sortis  navré  de  cette  douloureuse  visite, 
emportant  ce  secret  qui  me  semblait  lourd  et 
cruel  et  me  rappelait  à  moi-même  l'inutilité 
d'une  vie  gâchée.  Mais  je  sentais  que  Rovère 
devait,  en  effet,  sa  fortune  à  cette  fille  qui,  au 
lendemain  de  la  mort  du  malade  qu'elle  veil- 
lait pieusement,  allait  se  trouver  pauvre  et 
isolée,  perdue  dans  une  petite  maison  d'une 
des  rues  montantes,  près  du  château  de  Blois. 


L'ACCUSATEUR  277 

Je  sentais  que  ce  que  ce  père  anonyme  lais- 
sait après  lui  ne  devait  pas  aller  à  des  col- 
latéraux lointains  qu'il  n'aimait  pas,  ne  con- 
naissait même  pas,  qui  ignoraient  ses  souf- 
frances et  peut-être  même  son  existence  et 
qui,  de  par  la  loi,  hériteraient  de  biens  appar- 
tenant, de  par  la  volonté  du  mourant,  à  une 
autre. 

«  Un  mourant,  oui.  Il  n'y  avait  pas  à  se  faire 
illusion  et  le  docteur  Vilandry,  que  je  priai  de 
m'accompagner  chez  Rovère,  ne  me  le  cacha 
point.  Rovère  mourait  d'une  albuminurie  qui» 
faisait  des  progrès  rapides,  elle  l'avait  terrassé 
tout  d'abord  et  le  minait  lentement. 

«  Il  fallait  donc  que,  puisque  cet  homme 
n'était  pas  seul  au  monde,  il  songeât  à  celle 
qu'il  m'avait  nommée  et  qu'il  aimait. 

«  —  Car  je  l'aime,  cette  enfant  dont  je  n'ai 
pas  le  droit  de  dire  le  nom.  Je  l'aime.  Elle  est 
bonne,  tendre,  admirable.  Si  je  ne  trouvais  pas 
qu'elle  me  ressemble  —  car  elle  me  ressemble 
—  je  te  dirais  qu'elle  est  belle.  Je  serais  fier  de 
crier  tout  haut  :  «  C'est  ma  fille!  »  de  la  pro- 
mener à  mon  bras,  de  m'en  parer,  et  je  dois 
cacher  ce  secret-là  à  tout  le  monde.  Et  c'est  ma 
torture.  Et  c'est  le  châtiment  de  tout  ce  qui 
n'est  pas  la  vie  droite  et  le  devoir.  Ah  !  tristes 
amours,  mauvaises  amours! 


278  L'ACCUSATEIR 

«  Cette  même  malédiction  du  passé  lui 
venait  aux  lèvres  comme  elle  m'était  venue  à 
la  pensée,  en  le  quittant.  Le  vieux  manœuvre, 
narrasse  de  labeur  pendant  la  semaine  et  qui 
pouvait  se  promener,  sur  ce  boulevard  de 
Clichy,  avec  sa  fille  à  son  bras,  était  plus 
heureux  que  Rovère!  Et  —  chose  étrange, 
sentiment  de  honte  et  de  remords  —  se  sentant 
glisser  vers  le  trou  du  cimetière,  il  ne  témoi- 
gnait pas  du  désir  de  voir  cette  enfant,  de  la 
faire  venir  de  Blois  sous  un  prétexte  quel- 
conque, facile  à  trouver,  une  dépèche  à  in- 
venter... 

«  Non,  il  éprouvait  comme  un  Apre  besoin 
de  solitude,  il  redoutait  une  entrevue  où  toute 
sa  douleur  lui  fût  remontée  aux  lèvres  en 
paroles  incohérentes.  11  avait  peur  de  lui-même, 
de  sa  faiblesse,  des  balbutiements  de  sa  parole, 
d'un  vide  étrange  qu'il  ressentait  dans  sa  tête. 

«  —  Il  me  semble  qu'elle  oscille  sur  mes 
épaules.  Si  Marthe  venait...  Marthe  (et  il 
répétait  le  nom,  comme  un  enfant  l'eût  épelé) 
j'aurais  peur  de  lui  donner  le  triste  spectacle 
d'une  ruine,  de  lui  laisser  le  souvenir  d'une 
loque  humaine...  Et  puis,  et  puis  (il  disait  cela 
du  ton  ardent  d'un  moine),  ne  pas  la  voir, 
n'avoir  pas  le  droit  de  la  voir,  c'est  bien  fait, 
ça  me  punit,  ça  me  châtie! 


L'ACCUSATEUR  279 

<(  Soit.  Je  comprenais.  J'avais  peur  surtout 
qu'une  entrevue  ne  fût  mortelle.  Il  avait  été  si 
terriblement  secoué  quand  il  m'avait  fait  de- 
mander, quand  il  m'avait  vu,  l'autre  fois. 

«  Mais,  du  moins,  je  voulais  lui  rappeler  le 
désir  formel  qu'il  m'avait  exprimé  d'assurer 
l'avenir  de  l'innocente.  Je  tenais  à  ce  qu'il 
réparât  ainsi  le  passé,  puisque  l'argent  est  une 
des  formes  de  ces  réparations-là.  Et  lui  re- 
parler de  cela,  de  ces  fidéicommis  qui  était  si 
bien  dans  sa  pensée,  je  n'osais  pas. 

«  Il  me  disait,  cet  homme  fort,  que  jamais 
la  mort  n'avait  effrayé,  qu'il  avait  bravée  tant 
de  fois,  un  peu  partout,  il  me  disait  maintenant, 
affaibli  par  ce  mal  qui  le  tuait  heure  par  heure  : 

«  —  Si  je  savais  que  je  suis  perdu,  je  pren- 
drais un  parti...  Mais  j'ai  le  temps  ! 

«  Le  temps  !  Chaque  jour  lui  enlevait  un  peu 
de  cette  vie  et  j'avais  peur  de  lui  dire  :  «  Il  est 
venu,  le  temps!  »  peur,  en  le  poussant  à  une 
résolution  suprême,  de  ressembler  au  bourreau 
dont  la  présence  vient  dire  ,  au  condamné  : 
«  C'est  pour  aujourd'hui!  »  Vous  comprenez 
cela,  monsieur?  Et  pourtant,  non!  je  ne  pouvais 
pas  plus  longtemps  attendre.  La  confidence  de 
Rovère  avait  fait  de  moi  comme  un  second 
Rovère  conservant  la  force  de  volonté  que  le 
premier  n'avait  plus.  Je  sentais  que  je  tenais 


280  L'ACCUSATEUR 

dans  ma  main,  pour  ainsi  dire,  le  sort  de  cette 
Marthe,  que  je  ne  connaissais  pas,  mais  que  je 
sentais  martyre  auprès  du  paralytique  à  qui 
elle  payait  en  amour  la  dette  de  l'épouse 
repentie.  Je  me  disais  :  «  Il  faut  qu'à  moi,  à 
moi  seul,  Rovère  remette  ce  qu'il  veut  léguer  à 
sa  tille  pauvre  et  c'est  à  moi  de  réveiller  main- 
tenant, de  pousser  sa  volonté  défaillante! 

«  J'y  étais  résolu.  C'était  un  devoir.  Chaque 
journée  emportait  un  peu  de  l'énergie  du  mal- 
heureux. Je  la  voyais,  la  loque  humaine!  Un 
matin,  comme  j'allais  chez  lui,  je  le  trouvai 
dans  un  état  singulier  de  terreur.  11  me  conta 
je  ne  sais  quelle  histoire  de  voleur  dont  il  avait 
failli  être  la  victime,  la  serrure  de  sa  porte 
forcée,  son  coffre-fort  ouvert... 

«  Puis,  tout  à  coup,  s'interrompant,  il  se 
mit  à  rire,  d'un  pauvre  faible  rire,  qui  me  lit 
mal  : 

«  —  Je  suis  bête,  dit-il...  Je  rêve  tout  haut... 
Je  continue,  le  jour,  les  cauchemars  de  la 
nuit...  Un  voleur  ici!...  Personne  n'est  venu... 
Mme  Moniche  a  veillé...  Mais  j'ai  la  cervelle  si 
faible,  si  faible  !...  Et  j'aiconuu  tant  de  canailles 
dans  ma  vie!  Elles  reviennent!...  Drôles  de 
revenants,  hein?...  Mais  on  ne  retrouve  en  ses 
rêves  que  ce  qu'on  a  rencontré  dans  sa  vie.  Il 
allait  mieux  choisir,  voilà! 


L'ACCUSATEUR  281 

«   II  essayait  de  rire  encore. 

«  C'était  le  délire.  Un  délire  qui  se  dissipait, 
mais  qui  m'effrayait,  augmentant  chaque  jour, 
à  des  intervalles  plus  rapprochés. 

«  —  Eh!  bien  me  disais-je,  pendant  une 
heure  lucide,  il  faut  qu'il  fasse  ce  qu'il  avait 
résolu,  ce  qu'il  a  voulu  —  ce  qu'il  veut  faire  I 

«  Et  je  me  décidai  —  il  le  fallait  bien,  si  je 
voulais  que  sa  fille  eût  une  dot,  —  oui,  je  me 
décidai  à  aider  cette  volonté  hésitante,  à  demi 
abolie.  C'est  le  jour  où  Mn,c  Moniche  m'a  vu 
près  de  lui,  dans  le  désordre  des  papiers  épars. 
Je  le  trouvai,  ce  jour-là,  plus  calme,  étendu 
sur  sa  chaise  longue,  enveloppé  dans  sa  robe 
de  chambre  et  ramenant  sur  ses  jambes  mai- 
gres une  couverture  de  voyage.  Avec  sa  calotte 
noire  et  sa  barbe  grise,  il  avait  l'air  d'un  doge 
mourant. 

«  Il  me  tendit  sa  main  osseuse,  me  donna 
un  triste  sourire,  et  me  dit  qu'il  se  sentait 
mieux.  Une  période  de  rémission  dans  la 
maladie,  une  sorte  de  bien-être  dans  son  état 
général. 

«  —  Si  je  survivais  pourtant?...  si  je  m'en 
sortais,  hein?...  tit-il  en  me  regardant  bien  en 
face. 

«  Et  je  comprenais,  par  ce  regard  ardent, 
d'une  vitalité  singulière,  que  cet  homme,  qui 

24. 


282  L'ACCUSATEUR 

n'avait  jamais  redouté  la  mort,  se  raccrochait 
à  la  vie.  C'est  l'instinct. 

«  Je  lui  répondis  que  certainement  il  pou- 
vait, je  lui  dis  même  il  allait  survivre,  mais  — 
quelque  répugnance  douloureuse  que  j'eusse 
à  aborder  un  tel  sujet  —  je  lui  demandai  m. 
précisément,  le  bien-être  qu'il  ressentait  ne 
serait  point  doublé  par  la  pensée  que  le  sort 
de  cette  enfant,  dont  il  m'avait  parlé,  serait 
assuré. 

«  —  Et,  puisque  tu  te  sens  mieux,  mon  bon 
Rovère,  c'est  peut-être  le  cas  de  mettre  tout 
en  ordre  dans  cette  vie  que  tu  vas  reprendre 
et  qui  sera  une  vie  nouvelle   ! 

«  Il  tixa  une  fois  encore  sur  moi  ses  beaux 
yeux  au  regard  profond  et  je  vis  bien  qu'il 
devinait  toute  ma  pensée. 

«  —  Tu  as  raison,  dit-il  fermement.  Pa>  de 
faiblesse  ! 

«  Alors,  il  ramassa  toutes  ses  forces,  se 
leva,  droit,  repoussant  même  le  bras  que  je 
lui  tendais,  et,  dans  la  robe  de  chambre  qui 
l'enserrait,  il  me  parut  plus  grand,  plus  maigre, 
plus  beau  aussi...  Il  lit  deux  ou  trois  pas, 
d'abord  en  chancelant,  puis,  se  raidissant,  il 
alla  droit  à  sa  caisse,  dont  il  lit  tourner  les 
lettres  de  cuivre  —  et  qu'il  ouvrit,  après  avoir 
souri  en  disant  : 


[/ACCUSATEUR  283 

«  — J'oubliais  le  motl,..  Quatre  lettres, c'est 
pourtant  peu  de  chose,  quatre  lettres...  Mais 
voilà...  la  tête  est  vide  ! 

«  Puis,  la  caisse  ouverte,  il  y  prit  des  papiers, 
des  valeurs  sans  doute,  des  paperasses  qu'il 
rapporta  près  de  sa  chaise  longue,  étala  sur 
une  table,  tout  près,  et  dit  : 

«  —  Voyons...  Ce  que  je  vais  te  remettre  là, 
c'est  pour  elle...  Un  testament,  oui,  je  pouvais 
faire  un  testament...  Mais  on  se  fût  demandé 
en  quoi  j'avais  été  mêlé  à  sa  vie...  On  eût 
recherché,  fouillé  le  passé,  et  la  mère...  désho- 
norée, la  mère...  Non...  Je  ne  veux  pas..*. 
Ce  qui  est  à  moi  sera  à  elle,  tu  le  lui  remet- 
tras... tu... 

«  Et  ses  grands  yeux  hagards  cherchaient, 
sur  ces  papiers  aux  larges  formats,  des  ins- 
criptions qu'ils  n'y  trouvaient  pas. 

«  —  Ah  çà  !  disait-il ,  où  sont  ces  obliga- 
tions ?  Des  Egyptiens,  de  la  rente  au  porteur, 
du  trois  pour  cent...  J'ai  cela  ici...  Ici,  oui... 
Pas  à  la  Banque...  Où  ai-je  mis  cela  ? 

«  Il  remuait  les  papiers,  les  tournait,  les 
retournait,  s'effarant,  devenant  plus  pâle... 

«  —  Mais,  lui  dis-je,  ce  n'est  donc  pas 
ça? 

«  Il  haussa  les  épaules,  montra  avec  ironie 
les  paperasses  étalées  : 


■2H',  L'ACCUSATEUR 

«  Dos  brevets  de  décorations  !  Le  bric-à- 
brac  de  la  vie  de  consul  ! 

«  Puis,  dans  un  nouvel  effort  d'énergie,  il 
revint  au  coffre  de  fer,  ouvrit  la  caissette,  fouilla, 
chercha  encore  et  recula,  tout  effaré  : 

«  —  Ce  n'est  plus  là!...  Pourquoi  n'est-ce 
plus  là  ? 

«  Et  je  le  vis  me  regarder  encore, 
hagard,  terrible.  Toute  sa  face  disait  son 
effroi.  Puis  encore  il  porta  à  son  front,  où 
ses  pauvres  tempes  faisaient  des  trous 
lugubres,  ses  mains  —  et  balbutia,  comme 
sortant  d'un  rêve  : 

«  C'est  vrai,  je  me  souviens...  J'ai  caché 
cela...  Oui,  caché..  Où?...  Oui,  où?  Je  ne 
sais  pas  où...  Dans  des  livres  peut-être... 
Lesquels  ? 

«  Il  tournait  autour  de  lui  des  regards  de 
fou.  L'anémie  cérébrale,  qui  lui  avait  donné 
la  peur  d'être  dévalisé,  lui  enlevait  le  souvenir, 
et  le  pauvre  Rovère,  mon  vieil  ami.  avait  main- 
tenant sur  le  visage  l'angoisse  d'un  homme 
qui  se  noie  et  ne  sait  où  se  raccrocher  pour  se 
sauver. 

«  Il  était  debout  toujours,  l'œil  errant, 
hagard;  puis,  essayant  de  tourner  sur  lui- 
même,  il  chancela. 

«   Il  répétait,  la  voix  rauque,  égaré  : 


L'ACCUSATEUR  285 

«  —  Où?...  Où  ai-je  mis...  où  ai-je  caché 
cela? 

«  C'est  alors,  monsieur  le  juge,  oui,  ce  fut  à 
ce  moment  que  la  concierge  entra  et  nous  vit, 
tous  deux,  face  à  face,  devant  ces  papiers  dont 
elle  a  parlé.  Je  devais  avoir  Pair  fort  embar- 
rassé, très  pâle,  une  violente  émotion  me  tenait 
à  la  gorge.  Rovère  lui  dit,  brusquement  : 
«  Que  venez-vous  faire  là?  »  et  la  renvoya  du 
geste.  Mais  Mme  Moniche  avait  eu  le  temps  de 
voir  cette  caisse  ouverte  et  ces  papiers  étalés 
qu'elle  dut  prendre  pour  des  valeurs.  Je  con- 
çois qu'elle  ait  pu  s'y  tromper  et,  quand  j'y 
songe,  m'accuser.  II  y  avait  entre  Rovère  et 
moi  quelque  chose  de  tragique.  Celte  femme 
ne  le  devina  pas  mais  le  sentit. 

«  Et  ce  fut  plus  terrible,  cent  fois  plus 
atroce  encore,  lorsqu'elle  eut  disparu.  Il  se 
livra  sous  le  crâne  de  Rovère  comme  une 
bataille  entre  la  volonté  et  la  maladie.  Debout, 
se  contraignant  à  ne  pas  fléchir,  ramassant 
tout  ce  qui  lui  restait  de  forces  cérébrales  pour 
se  souvenir,  retrouver  la-  trace  de  la  cachette 
où  absurdement  il  avait  glissé  sa  fortune, 
Rovère  appelait  à  lui,  violemment,  ardem- 
ment, son  énergie  suprême,  se  débattait  contre 
l'amnésie  qui  lui  ôtait  la  mémoire  de  ce  qu'il 
avait  fait,  —   tout   récemment    peut-être,   — 


286  L'ACCUSATEUR 

et  roulait  des  yeux  désespérés,  ne  retrouvant 
rien,  ne  se  souvenant  pas. 

«  Et  c'était  effroyable,  ce  combat  contre  la 
mémoire  qui  se  dérobait,  fuyait,  cet  aspect 
de  bête  haletante,  de  sanglier  forcé,  que  pre- 
nait cette  homme  —  et  j'eus  un  frisson,  un 
affreux  frisson,  lorsque  avec  une  rage  que  je 
n'oublierai  jamais,  le  moribond  vint,  en  deux 
pas,  se  jeter  sur  les  papiers  étalés,  les  prit 
entre  ses  maigres  doigts,  les  froissa,  les 
déchira  et  les  jeta  à  ses  pieds  avec  un  rire 
d'ironie  en  disant,  le  verbe  strident  : 

«  —  Ah!  des  décorations!  Des  brevets! 
Hochets,  bêtises  d'enfants  !  A  quoi  ça  sert-il, 
ça  ?  Ça  la  ferait-il  vivre  ! 

«  Et  son  rire  continuait.  Il  s'acharnait  sur 
les  brevets  qu'il  trépignait  avec  colère  jus- 
qu'à ce  qu'épuisé,  il  dit  :  «  J'étouffe  !  »  et  se 
laissa  tomber  à  demi  sur  la  chaise  longue  où 
je  le  couchai. 

«  Je  crus  bien  qu'il  allait  mourir.  J'en  eus 
l'horrible  sensation,  toute  l'angoisse.  Il  reprit 
connaissance  pourtant.  Mais  comment,  après 
cet  évanouissement  et  cette  crise,  lui  repar- 
ler de  sa  fille,  de  ce  qu'il  voulait  lui  léguer, 
lui  donner  plutôt,  lui  faire  tenir  par  moi? 
Revenu  à  lui,  d'ailleurs,  il  n'y  pensait  plu-. 
11  se  préoccupait  d'enfantillages,  de  songeries 


L'ACCUSATEUR  287 

de  malade,  me  parlait  de  sa  sortie  prochaine. 
Nous  irions  ensemble  au  Bois.  Nous  déjeu- 
nerions là-bas,  au  Pavillon.  Il  avait  envie  de 
voyager.  Athènes  ! ...  Il  me  parlait  d'Athènes, de 
la  Grèce...  «  Moi  qui  ai  tant  vu  de  pays,  je 
n'ai  pas  vu  celui-là  !  »  Sa  tête  partait  vers  les 
espaces. 

«  Je  me  disais  :  «  Attendons.  Demain,  après 
une  nuit  de  bon  sommeil,  il  se  souviendra 
peut-être.  J'ai  bien  quelquesjours  devant  moi. 
Lui  reparler  aujourd'hui,  ce  serait  provoquer 
une  crise  nouvelle  !   » 

«  Et  je  l'aidai  à  renfermer  dans  sa  caisse 
les  papiers  froissés,  déchirés,  sans  qu'il  me 
demandât,  et  se  demandât  à  lui-même,  com- 
ment ils  étaient  là,  qui  les  avait  jetés  sur  le 
parquet  et,  ce  coffre-fort,  qui  l'avait  ouvert. 

(>  Il  avait  un  sourire  indistinct,  des  gestes 
d'automate. 

«  Ensuite  fatigué  : 

«  —  Je  suis  bien  las,  dit-il,  je  voudrais 
dormir  ! 

«  Je  le  laissai.  Il  avait',  allongé  sous  sa  cou- 
verture, fermé  les  yeux  en  disant,  répétant 
tout  bas  : 

«  —  C'est  si  bon,  dormir  ! 

«  Je  le  reverrais  demain.  Demain,  j'essaie- 
rais encore  de  réveiller  cette  volonté  assoupie. 


288  L'ACCUSATEUR 

Domain,  la  mémoire  lui  serait  revenue  et,  dans 
quelques-uns  de  ses  livres  où  il  avait  peut- 
être,  comme  font  les  Arabes  en  leurs  silos, 
enfoui  sa  moisson,  il  retrouverait,  nous  retrou- 
verions ce  qu'il  destinait  à  sa  fille. 

«  Demain!  C'est  le  mot  qu'on  répète  le 
plus  souvent  et  dont  on  a  le  moins  le  droit  de 
se  servir! 

«  Je  ne  devais  revoir  Rovère  que  mort,  la 
gorge  coupée  —  assassiné  !  Par  qui?  L'homme 
que  vous  avez  arrêté  a  beaucoup  voyagé;  il 
vient  de  loin.  Rovère  a  été  consul  à  Buenos* 
Ayres  et  vous  savez  ce  qu'il  me  disait,  ce  der- 
nier jour  où  je  l'ai  vu  :  «  J'ai  connu  tanl  de 
canailles  dans  ma  vie!  »  Ce  qui  prouvait  sim- 
plement, du  reste,  qu'il  avait  vécu. 

«  Voilà  la  vérité,  monsieur.  J'aurais  pu  VOUS 
la  dire  plus  lot.  Je  vous  répète  que  j'avais  la 
faiblesse  de  tenir  au  serment  prèle  à  l'ami 
mort.  J'avais  un  nom  de  femme  à  livrer,  le 
nom  d'un  homme  aussi,  innocent  de  la  faute 
de  Rovère  et  que  le  pays  honore,  mêlé  à  nos 
victoires  d'autrefois,  à  nos  revers  aussi.  Et 
puis,  encore  une  fois,  il  me  semblait  que  cette 
vérité  devait  jaillir  des  faits  eux-mêmes. 
Lorsque  j'ai  été  arrêté,  une  sorte  de  bravade 
folle  m'a  poussé  à  attendre  jusqu'où  l'absur- 
dité du  hasard  pouvait  accumuler  contre  moi 


L'ACCUSATEUR  289 

des  semblants  de  preuve.  Appétit  de  joueur! 
C'est  une  partie,  je  vous  le  répète,  —  et  ce  je 
ne  sais  quoi  de  fou  vous  expliquera  tout,  — 
une  gageure  que  je  tenais  contre  vous  ou  plu- 
tôt contre  la  niaiserie  du  destin.  Je  n'ai  pas  eu 
une  seconde  l'idée  que  l'erreur  pût  durer.  Je 
gagnerais  à  ce  baccarat  sinistre,  j'en  étais 
certain.  Je  n'avais  d'ailleurs  qu'un  mot  à  dire, 
mais  ce  mot,  je  vous  le  répète,  j'ai  hésité,  et 
j'ai  volontairement  supporté  le  poids  de  cette 
hésitation  même,  parce  que  ce  mot  c'était  un 
nom. 

—  Ce  nom,  dit  M.  Ginory,  je  ne  vous  l'ai 
pas  demandé. 

—  Je  le  refusais  au  magistrat,  fit  Jacques 
Dantin,  je  le  confierai  à  l'homme  d'honneur. 

—  C'est  qu'il  n'y  a  ici  qu'un  magistrat, 
répondit  le  juge.  Mais  l'instruction  a  ses  se- 
crets comme  la  vie  ! 

Et  Jacques  Dantin  donna  le  nom  que  por- 
tait, devant  la  loi,  celle  que  Louis-Pierre 
Rovère  appelait  Marthe. 


2; 


XV 


Pour  M.  Ginory,  pour  M.  Leriche,  le  chef 
de  la  Sûreté,  pour  le  petit  Bernardet,  — main- 
tenant spectateur,  après  avoir  été  acteur  dans 
le  drame,  —  pour  tout  le  monde  judiciaire,  le 
doute  n'existait  plus  et  Charles  Pradès  étahj 
évidemment  le  meutrier  de  Rovère. 

Paul  Rodier,  en  bon  reporter,  avait  appris 
avant  ses  confrères  l'arrestation  du  jeune 
homme  et,  abandonnant  ce  qu'il  avait  appelé 
la  piste  de  la  Dame  en  noir,  il  se  retournait 
brusquement,  dans  un  article  qui  fit  sensation 
à  la  première  page  de  Lutèce,  vers  le  nouveau 
venu  à  qui  il  inventa  bien  vite  une  biographie 
sensationnelle.  Charles-Henri  Pradès,  ou  plu- 
tôt Carlos  Pradès,  comme  il  l'appelait,  avait 
été  gaucho y  dompteur  de  buffles,  cowboy, 
maniant  tour  à  tour  le  revolver  américai) 
contre  les  Peaux-Rouges  et  le  lasso  mexicaij 


L'ACÇUSÀTEim  291 

contre  les  Yankees.  Le  journaliste  avait  obtenu 
un  bout  de  signature  de  Pradès,  ramassé  par 
la  logeuse  de  l'hôtel  où  l'inculpé  était  descendu 
et,  publiant  dans  son  journal  ces  caractères 
autographiés,  il  en  déduisait  par  la  graphologie 
des  observations  dramatiques.  Cooper  autre- 
foi-.  Gustave  Aymard  hier,  Rudyard  Kipling- 
ou  Dret-Harte  aujourd'hui,  n'avaient  pas  ren- 
contré de  personnage  à  la  fois  plus  redoutable 
et  plus  héroïque.  Et  Radier  saupoudrait  de 
pittoresque  sa  copie,  haute  en  couleur.  Carlos 
Pradès  jouait  de  la  navaja  avec  la  rapidité  ter- 
rible d'un  Catalan.  Il  nourrissait,  depuis  Bue- 
nos-Ayres,  une  haine  farouche  contre  l'ancien 
consul,  et  ce  crime,  que  quelques  confrères, 
habituellement  mal  informés  —  c'était  Paul 
Rodier  qui  parlait  —  attribuaient  maintenant 
à  la  seule  avidité  d'un  cambrioleur  d'outre- 
mer, le  reporter  lui  donnait  pour  cause  une 
vengeance  et  bâtissait  là-dessus  un  roman  qui 
faisait  frissonner  les  abonnés. 

Ou  plutôt  Paul  Rodier  ne  disait  rien  expres- 
sément. Il  laissait  entrevoir,  il  esquissait  on 
ne  savait  trop  quelle  sombre  histoire.  Tantôt, 
il  faisait  de  ce  Carlos  Pradès,  l'instrument  ri 
le  bras  d'une  association  vengeresse.  Il  pou- 
vait y  avoir  de  l'anarchie  dans  son  cas.  Tantôt, 
il  mêlait  le  jeune  homme  à   quelque  rivalité 


292  L'ACCUSATEUR 

d'amour,  à  un  drame  de  passion  dont  la  Repu- 
blique Argentine  était  le  théâtre. 

Au  total,  il  avait  réussi  à  rendre  intéressant 
l'homme  que  Bernardet  poussait,  quelques 
soirs  auparavant,  dans  le  poste  de  police, 
devinant  là  une  bonne  prise. 

Et,  chose  singulière,  le  reporter  avait  deviné 
une  partie  de  la  vérité.  C'était  encore  un  peu 
de  son  passé  que  Rovère  expiait  en  se  trou- 
vant, un  jour,  dans  son  salon  du  boulevard  de 
Clichy,  face  à  face  avec  celui  qui  allait  être 
son  meurtrier.  Là-bas,  à  Buenos-Ayres,  l'an- 
cien consul  s'était  associé,  pour  une  grande 
exploitation  agricole,  à  un  homme  que  des 
spéculations  hasardeuses,  le  jeu,  les  aventures, 
avaient  complètement  ruiné  et  qui  laissait  après 
lui  deux  enfants  :  une  jeune  fille,  que  Rovère 
un  moment  songeait  à  épouser,  et  un  fils,  plus 
jeune —  pauvres  êtres  dont  le  consul,  liquidant 
les  dettes  de  son  associé,  était  l'aide  naturel,  le 
soutien.  Jean  Pradès,en  se  suicidant, —  car  il 
s'était  tué,  effaré  devant  la  responsabilité  de 
ses  dettes,  —  avait  recommandé  ses  enfants  à 
Rovère. 

Carlotta  eût  vécu,  sans  doute  le  consul  en 
eût  fait  sa  femme.  Il  l'aimait  d'une  tendresse 
respectueuse  et  profonde.  La  pauvre  fille 
fut  brusquement  emportée  et   il    ne   resta  à 


L'ACCUSATEUR  293 

Rovère  que  son  fantôme.  Un  de  ces  souvenirs 
de  coin  du  feu,  un  des  spectres  qui  venaient 
battre  son  front  du  bout  de  leurs  ailes  ou  des 
plis  de  leurs  suaires,  lorsque,  dans  la  solitude 
où  volontairement  il  s'enfonçait,  se  cloîtrait, 
Le  chercheur  d'aventures  se  rappelait  le  passé. 

—  Peut-être  cette  morte  m'eût-elle  donné  le 
bonheur  que  je  n'avais  pas  le  droit  de  demander 
à  la  mère  de  Marthe.  Et  si  j'avais  eu  d'elle  une 
fille,  elle  eùl  porté  mon  nom  et  j'aurais  mainte- 
nant le  droit  de  la  montrer  à  tous  ! 

Et  la  tristesse  de  cette  désillusion  d'hier,  de 
cette  vision  emportée,  s'ajoutait  pour  le  soli- 
daire à  l'amertume  de  cette  passion  adultère 
qui  lui  laissait  pour  toute  consolation  une 
affection  vivante  qu'il  fallait  cacher  à  tous, 
comme  un  crime. 

Aussi  Rovère  avait-il  reporté  sur  ce  frère  de 
Carlotta  la  tendresse  qu'il  avait  ressentie  pour 
la  disparue.  Il  se  rappelait,  du  reste,  les  recom- 
mandations du  suicidé.  Le  fils  de  Pradès, 
passionné,  avide  de  vivre,  tenté  par  tous  les 
appétits,  acceptait  comme  une  chose  due  le 
dévouement  vraiment  absolu  de  Rovère.  Le 
père,  tombé  avec  une  balle  au  front,  le  cœur 
meurtri,  la  sœur  mourant  avec  un  sourire 
triste,  ces  deux  spectres  assuraient  au  jeune 
Carlos  l'affection  fidèle  de  Rovère. 

25. 


294  L'ACCUSATEUR 

—  Associé  de  mon  père  et  fiancé  de  ma 
sœur,  c'est  une  tirelire  donnée  par  le  sort,  ce 
brave  consul  de  France! 

Mais,  peu  à  peu,  les  sollicitations,  les  exi- 
gences de  Pradès,  qui,  proclamant  ainsi  son 
droit  sur  l'ancien  collaborateur  de  son  père, 
trouvait  tout  naturel  que  le  survivant  se 
dévouât,  ces  continuelles  et  pressantes  de- 
mandes devenaient  pour  Rovère  des  obses- 
sions irritantes.  Le  consul  semblait  décidément 
pour  le  jeune  homme  dépensier  et  joueur  — 
joueur  d'une  frénésie  atavique  —  une  sorte  de 
vivante  caisse  d'épargne  où  il  puisait  sans 
compter.  Ses  exigences  Unissaient  par  sem- 
blera Rovère  fatigantes  et  excessives  et  Pra- 
dès était  averti,  un  beau  jour,  qu'il  ne  devait 
plus,  à  partir  de  ce  moment,  compter  sur  la 
générosité  de  son  bienfaiteur. 

C'était  à  Buenos-Ayres,  et  presque  à  l'heure 
du  départ  pour  la  France  du  consul  démission- 
naire que  la  rupture  avait  lieu.  Rovère  ajou- 
tait à  celte  déclaration  très  nette  un  dernier 
bienfait.  Il  donnait  au  frère  de  la  morte,  au  iils 
de  Pradès,  une  somme  suffisante  pour  vivre 
en  attendant  des  chances  meilleures,  et  il 
disait  en  propres  termes  au  jeune  homme  que, 
n'ayant  plus  à  compter  sur  personne,  il  allât 
se  «  faire  pendre  ailleurs  ■  . 


L/ACCUSATECR  295 

—  Le  garrot  !  Vous  voulez  rire  répondait 
gaiement  le  jeune  homme. 

Le  mot  pouvait  n'être  pas,  avec  les  mœurs 
et  les  appétits  de  Charles  Pradès,  pris  au 
figuré  et  le  jeune  homme  continuait  sa  vie 
d'aventures,  aussi  tragiques  dans  leur  réalité 
et  aussi  invraisemblables  que  les  inventions 
mélodramatiques  du  reporter  de  Lutèce. 

Puis,  à  bout  de  ressources,  après  avoir 
cherché  fortune  parmi  les  mineurs,  las  de  son 
métier  de  batteur  d'estrade  en  Amérique,  il 
s'embarquait,  un  malin,  pour  le  Havre,  avec 
crUc  idée  que  la  meilleure  mine  d'or  était 
encore  ce  placer  vivant  qu'il  avait  déjà  ex- 
ploité à  Buenos-Ayres  cl  qui  s'appelait  Pierre 
Rovère. 

A  Paris,  où  il  savait  que  le  consul  s'était 
retiré,  Pradès  retrouverait  bien  la  trace,  la 
retraite  de  son  beau-frère.  Son  beau-frère!  Il 
prononçait  le  mol  avec  un  ricanement  mau- 
vais, comme  s'il  y  eut  eu  pour  lui  un  sous- 
entendu  dans  le  virginal  et  doux  souvenir  de  la 
pauvre  morte.  Apres  tout,  qu'était-ce  que  ce 
Rovère?  Un  viveur  sans  scrupules,  et  Carlotta 
était  si  jolie!  Et  alors,  dans  ce  grand  Paris., 
avec  1'--  quelques  ressources  qui  lui  permet- 
taient de  payer  son  loyer  el  sa  nourriture  dans 
un  hôtel    louche ,    il    cherchait,    demandait, 


2%  L'ACCUSATEUR 

découvrait  enfin  l'adresse  de  l'ancien  consul  et 
se  présentait  à  Rovère  qui  sentait,  à  la  vue  de 
ce  spectre,  ses  colères  lui  revenir. 

La  première  fois  que  Charles  Pradès  avait 
demandé  au  concierge  du  boulevard  de  Clichy 
si  M.  Rovère  était  chez  lui,  les  Moniche  avaient 
laissé  monter  cet  homme  et  peut-être  Mme  Mo- 
niche eût-elle  tout  d'abord  soupçonné  du  crime 
le  visiteur  au  sombrero  si  elle  n'avait  eu  surpris 
Jacques  Dantin  debout  devant  la  caisse  ouverte 
et  les  valeurs  étalées. 

Du  reste,  Pradès  n'avait  paru  que  trois  fois 
chez  Rovère  et,  le  jour  du  meurtre,  il  s'y 
était  introduit  en  choisissant,  pour  pénétrer 
chez  le  consul,  le  moment  où  Mme  Moniche 
balayant  les  étages  supérieurs  et  Moniche  tra- 
vaillant dans  le  fond  de  sa  loge,  l'escalier  était 
vide.  Alors,  il  avait  sonné  et  Rovère,  d'un  pas 
traînant,  Rovère  malade  et  enveloppé  de  sa 
robe  de  chambre,  était  venu  ouvrir  un  peu 
ennuyé,  mais  croyant,  instinctivement,  à  une 
visite  de  la  Dame  en  noir  —  sa  fille. 

Et  tout  avait  servi  les  projets  de  Pradès, 
venu  d'ailleurs  non  pour  tuer,  mais  pour  se 
glisser  chez  Rovère,  afin  d'y  trouver  quelque 
ressource,  emprunt  plus  ou  moins  consenti, 
plus  ou  moins  forcé  et  en  tirer,  comme  il  se 
disait  tout  bas,  pied  ou  patte. 


L'ACCUSATEUR  2&7 

Rovère,  déjà  harrassé,  las  des  supplica- 
tions d'autrefois,  avait  eu  la  tentation  de  fer- 
mer brusquement  la  porte  au  nez  du  jeune 
homme,  mais  Pradès  poussait  lui-même  cette 
porte,  entrait,  la  refermait  et  disait,  moitié 
suppliant,  moitié  narquois  : 

—  Une  dernière  séance  !  Vous  ne  me  rever- 
rez plus!  mais  écoutez-moi! 

Alors,  Rovère  le  laissait  pénétrer  jusqu'au 
salon  et,  malgré  l'affaiblissement  de  ses  forces, 
voulait  avoir  avec  lui  un  entretien  décisif,  se 
débarrasser  une  fois  pour  toutes  de  cet  éternel 
quémandeur,  tantôt  plaignard,  tantôt  sinistre. 

—  Ne  me  laisserez-vouspas  mourir  en  paix? 
dit-il,  et  n'ai-je  pas  payé  ma  dette? 

Mais  Pradès  s'était  assis  dans  un  fauteuil, 
croisant  les  jambes  et  enfonçant  son  genou 
dans  le  grand  chapeau  américain,  battant  sur 
le  feutre  une  marche  de  minstrels  : 

—  Mon  cher  monsieur  Rovère,  c'est  un  der- 
nier appel  de  fonds.  Je  crois  que  l'Amérique 
vaut  encore  mieux  que  Paris.  Et,  que  j'y 
retourne  ou  que  je  tâche  de  faire  ici  mon  trou, 
vous  comprenez  qu'il  me  faut  ce  que  je  n'ai 
pas,  ce  que  je  n'ai  plus,  de  l'argent  ! 

—  Je  suis  las  de  vous  en  donner  !  avait  dit 
brusquement  Rovère. 

Et,  entre  ces  deux  hommes,  liés  par  le  sou- 


298  L'ACCUSATEUR 

venir  d'une  morte,  —  douloureux  à  l'un,  ex- 
ploité par  l'autre,  —  un  choc  de  mots  amers  et 
de  sentiments  irrités  amenait  peu  à  peu  une 
colère. 

—  J'ai  fait  de  mon  mieux  pour  vous  laisser 
tranquille,  mon  cher  consul.  Mais  la  faim  fait 
sortir  le  loup  du  bois.  J'ai  grand'faim,  Et  me 
voici. 

Le  mourant,  la  tète  malade,  affaibli,  dans 
une  angoisse  sombre,  eût  volontiers  tout 
abandonné,  tout  donné,  mais,  par  un  reste 
d'énergie,  se  raidissant  contre  les  exigences 
de  ce  Carlos  qui,  moralement  et  matérielle- 
ment l'obsédait  : 

—  Je  ne  puis  plus  rien  donner  à  vos  appé- 
tits, dit-il.  C'est  assez.  Assez  !  Vous  n'êtes 
plus   rien   pour   moi  qu'un  fardeau  ! 

—  0  ingratitude  ! 

Et  Pradès,  avec  son  accent  argentin,  rappe- 
lait le  nom  de  sa  sœur. 

—  Mon  père  mourant  et  Carlotta  elle-même 
m'avaient  confié  à  vous,  mon  cher  beau- 
frère  ! 

Il  semblait  au  malade  irrité,  que  ce  nom 
—  qui,  pour  Rovère,  était  comme  embaumé 
de  tendresse  chaste  —  tut  une  suprême  in- 
jure! 

—  Je  vous  défends  d'évoquer  ce  souvenir  I 


L'ACCUSATEUR  299 

Vous  ne  voyez  donc  pas  que  la  mémoire  de 
cette  chère  et  sainte  créature  (il  appuyait  sur 
les  mots)  est  une  des  tristesses  de  ma  vie  ! 

—  Et  c'est  un  des  héritages  de  la  mienne  ! 
Beau-frère  d'un  consul,  seùormio,  mais  c'est  un 
titre  et  j'y  tiens! 

Rovère  avait  envie  d'appeler,  de  sonner,  de 
donner  l'ordre  qu'on  jetât  l'importun  visiteur 
à  la  porte.  Mais,  brusquement  une  pensée  peu- 
reuse traversa  son  cerveau  malade.  Que  croi- 
rait-on ?  Que  dirait-on?  Et  l'homme  énergique 
et  sans  peur  qu'il  était  naguère  encore,  trem- 
blait, anémié  par  la  maladie,  devant  un  scan- 
dale possible.  Alors,  se  levant,  fébrile,  il 
essayait  de  pousser  lui-même,  hors  du  salon, 
le  jeune  homme  qui  résistait  et,  au  premier 
attouchement,  bondissait  d'instinct,  tout  ce 
qu'il  y  avait  de  fauve  en  lui  déchaîné  subite- 
ment. 

Une  lutte  s'engageait,  sans  qu'un  mot  de 
plus  fût  prononcé,  une  lutte  brutale,  rapide, 
Rovère  comptant  sur  sa  force  passée,  prenant 
nerveusement  au  colletée  Pradèsqui  venait  à 
lui  la  menace  à  la  bouche,  et  Pradès,  tout  en 
maintenant  l'ancien  consul  de  la  main  gauche, 
cherchant  dans  sa  poche  une  arme,  celle  que 
Bernardet  devait  saisir  sur  lui. 

Il  y  avait  eu   une  minute  sinistre.   Pradès 


300  L'ACCUSATEUR 

avait  repoussé  Rovère  qui,  chancelant,  se 
heurtait  à  un  meuble  tandis,  que,  dégagé  de  son 
étreinte,  Carlos  se  reculant  un  peu,  ouvrait  ra- 
pidement sa  navaja,  puis  d'un  bond,  courait, 
effrayant,  à  l'homme  et  le  secouait  le  couteau 
levé,  en  disant  : 

—  Tu  l'auras  voulu  ! 

C'était  à  cet  instant  même  que  Rovère,  les 
mains  crispées,  enfonçait  ses  ongles  dans  le 
cou  de  l'assassin  —  ces  ongles  que  le  commis- 
saire Desbrière  et  M.  Jacquelin  des  Audrais 
devaient  trouver  encore  rouges,  maculés  de 
sang. 

Et  Pradés  maintenant,  venu  pour  supplier 
ou  menacer,  n'avait  plus  qu'une  pensée, 
hideuse  et  féroce  :  tuer.  Il  ne  raisonnait  pas. 
Il  n'était  plus  qu'un  instinct  déchaîné.  Les 
bruits  des  orgues,  sur  le  boulevard,  qui  accom- 
pagnaient de  leurs  musiques  traînardes  cette 
scène  sauvage,  comme  un  trémolo  soulignerait 
un  mélodrame  de  théâtre,  il  ne  les  entendait 
pas.  Toute  l'intensité  de  sa  vie  se  résumait 
dans  sa  fureur,  et  la  main  armée  du  couteau, 
s'abattit  sur  Rovère,  lui  taillada  la  chair, 
ouvrant  la  gorge  comme  là-bas,  avec  les  gau- 
chos, Pradès  égorgeait  un  mouton  ou  saignait 
un  bœuf. 

Rovère  chancela,  oscilla,  lâché  par  les  doigts 


L'ACCUSATEUR  301 

qui  le  tenaient,  et  Pradès,  faisant  un  pas  en 
arrière,  le  regarda,  le  cou  ouvert,  cravaté  d'un 
atroce  sillon  rouge. 

Livide,  le  mourant  n'avait  déjà  plus  de  vie 
que  dans  son  regard.  Il  avait,  par  ses  yeux 
agrandis,  jeté  au  meurtrier  une  menace  der- 
nière. Maintenant,  dans  une  sorte  d'angoisse 
suprême,  il  cherchait,  ses  yeux  cherchaient  un 
appui,  un  secours,  oui,  ils  appelaient,  tandis 
que  de  la  gorge  crevée  ne  sortaient,  au  lieu 
de  cris,  que  des  bruits  hideux  de  gargouille 
engorgée. 

Et  Pradès  vit,  avec  une  sorte  d'effroi,  Rovère 
se  redresser  dans  un  grand  effort  tragique  et, 
titubant  comme  un  homme  ivre,  s'abattre  sur 
le  rebord  de  la  cheminée  où  ses  pauvres  mains 
crispées  saisirent  un  objet  que  le  meurtrier 
n'avait  pas  remarqué  et  sur  lequel,  avec  une 
ardente  expression  de  prière,  l'assassiné  fixa 
son  regard,  en  essayant  de  balbutier  des  mots 
de  prières,  des  mots  précipités,  appels  tra- 
giques plutôt  inarticulés-  et  mourant  dans  la 
gorge  ouverte. 

Ce  qu'ils  regardaient  ces  yeux,  ce  qu'ils 
dévoraient,  l'être  qu'ils  suppliaient,  c'était  un 
portrait,  un  portrait  d'homme,  un  portrait 
entouré  d'une  sorte  de  cadre  historié  où  Pradès 
crut  apercevoir    des  pierres  précieuses,   des 


302  L'ACCUSATEUR 

perles  enchâssées  dans  les  rinceaux  (il  sut 
depuis  que  c'étaient  simplement  des  minéraux 
intéressants,  un  cadre  sculpté  et  orné  par  quel- 
que orfèvre  de  la  République  Argentine  et 
rapporté  de  Buenos-Ayres),  et  ce  portrait, 
Rovère  lui  jetait,  dans  un  regard  fou,  où  tout 
ce  qui  lui  restait  de  force  se  concentrait,  il  lui 
dictait  un  ordre,  lui  demandait  un  appui,  lui 
répétait  ardemment  quelque  recommandation 
de  mourant. 

.  Et,  chose  étrange,  il  sembla  à  Pradès 
qu'entre  sa  victime  et  lui,  il  y  avait  un  témoin 
et,  soit  qu'il  crût  à  la  valeur  des  pierres 
enchâssées  dans  le  cadre,  soit  qu'il  voulût 
enlever  ce  dernier  appui  à  Rovère  en  détresse, 
il  revint  à  l'homme  ensanglanté  et  tenta  de  lui 
arracher  le  portrait.  Mais  une  force  extra- 
ordinaire semblait  cire  maintenant  revenue  au 
mourant  et  Rovère  avait  résisté,  collant  son 
regard  sur  ce  portrait,  dardant  sur  lui  une 
flamme  vive,  comme  un  dernier  éclair  d'une 
lampe  qui  agonise  —  et  c'est  en  contemplant 
l'image  de  ce  Danlin,  inconnu  de  Pradès.  que 
l'ancien  consul  était  mort. 

Puis  Rovère  étendu  sur  le  tapis,  dans  sa  robe 
de  chambre  maculée,  Pradès  avait  saisi  ce 
portrait,  descellé  les  doigts  qui  se  crampon- 
naient au  cadre.  Ce  cadre  si  riche,  il  le  ven- 


L'ACCUSATEUR  303 

drait.  Cela  devait  valoir  cher,  ces  pierres. 
Il  avait  pris  encore,  çà  et  là,  quelques  objets 
qui  lui  semblaient  précieux  et  il  allait  entrer 
dans  le  bureau  où  se  trouvait  la  caisse,  lorsque 
du  bruit  arrivant  de  la  porte  d'entrée  avait 
éveillé  son  instinct  de  trappeur.  Quelqu'un 
venait.  Oui  cela  ?  Peu  importait.  Un  témoin, 
un  danger.  Rester,  c'était  s'exposer  à  être 
arrêté  rapidement.  Le  cadavre  aperçu,  on 
appellerait,  on  irait,  porte  close,  chercher  les 
policiers  ! 

Pris  entre  le  désir  de  piller  et  la  nécessité 
de  fuir,  Pradès  n'avait  pas  hésité.  Se  cacher  ? 
impossible.  Alors,  il  se  blottit  contre  la  porte 
du  salon,  attendit,  collé  contre  la  muraille  qu'on 
ouvrît  cette  porte  et,  dès  que  le  battant  der- 
rière lequel  il  s'était  tapi  fut  poussé,  il  se  glissa 
dans  l'antichambre  sans  bruit,  et,  au  moment 
même  où  Mmc  Moniche  —  c'était  elle  —  péné- 
trait dans  le  salon  et  poussait  un  cri  en  voyant 
Rovère  étendu,  Pradès  ouvrait  la  porte  de  l'an- 
tichambre, la  refermait  sur  lui  et  descendait 
l'escalier  vivement,  se  trouvant  sur  le  boule- 
vard de  Clichy,  parmi  les  passants  et  les  flâ- 
neurs, avant  même  que  Mme  Moniche,  terrifiée, 
eût  appelé  à  l'aide  et  crié  à  l'assassin. 


XVII 


Tous  les  détails  de  cet  égorgement,  M.  Gi- 
nory  les  avait  tirés  un  à  un  des  interrogatoires 
de  Charles  Pradès  ;  le  meurtrier  avait  nié 
d'abord,  hésité,  discuté,  puis,  à  la  fin,  comme 
une  cuve  débondée  'qui  eût  laissé  couler,  non 
pas  du  vin  mais  du  sang,  l'homme  arrêté  dit 
tout,  avoua,  raconta,  lâcha  la  partie,  s'aban- 
donna, veule  et  vaincu,  las  de  sa  misère. 

—  J'ai  été  si  bête,  dit-il  violemment,  si  stu- 
pide  de  garder  le  portrait!  Et  moi  qui  croyais 
que  ce  cadre  valait  une  fortune  !  Imbécile  !  Je 
l'ai  vendu  cent  sous  ! 

Il  donna  l'adresse  du  marchand,  quai  Saint- 
Michel.  Bernardet  retrouva  le  cadre,  comme  il 
avait  trouvé  le  panneau,  et  cette  fois,  il  n'y 
avait  pas  grand  mérite.  «  C'est  devenu  simple 
comme  bonjour  !  » 


L'ACCUSATEUR  305 

—  Maintenant,  disait-il,  l'affaire  est  finie, 
classée.  Mes  enfants  (il  contait  toutes  ses  aven- 
tures à  ses  filles)  il  faut  passer  à  une  autre  !  Et 
pourtant... 

—  Pourtant  quoi?  demandait  Mme  Ber- 
nardet. 

—  Eh!  voilà!  Pourtant,  il  manque  un 
éclaircissement  au  problème.  Oui,  la  question 
judiciaire  est  claire,  de  ce  côté-là  tout  est  dit. 
Mais,  si  j'étais  savant,  je  dirais  :  «  Et  la  ques- 
tion scientifique?  »  Car,  enfin,  j'ai  posé  une 
question,  tout  comme  un  autre.  Non,  non,  ce 
n'est  pas  fini...  Je  verrai,  je  saurai. 

Le  souvenir  de  ce  jeune  docteur  danois 
qu'il  avait  vu,  auprès  de  M.  Morin,  lors  de 
l'autopsie  du  pauvre  Rovère,  ne  le  quittait  pas. 
Avec  sa  science  des  hommes,  son  fin  coup 
d'œil  aiguisé  de  policier,  Bernardet  avait 
deviné  une  nature  supérieure,  un  peu  rêveuse 
et  mystérieuse,  chez  ce  chercheur  qui  ressem- 
blait si  peu  aux  gens  coudoyés  chaque  jour.  II 
savait  où  le  docteur  Erwin,  pendant  son 
séjour  à  Paris,  demeurait,  et  le  petit  Bernardet 
sonna,  un  beau  matin,  à  la  porte  d'un  hôtel 
d'étudiants  et  d'étrangers,  boulevard  Saint- 
Germain. 

Il  eût  bien  demandé  avis  à  M.  Morin,  aux 
maîtres  de  la  science  française,  mais  lui,  petit 

26. 


306  L'ACCUSATEUH 

inspecteur  de  la  Sûreté,  aborder  ces  sommités, 
les  interroger,  il  n'osait  pas  ! 

Tandis  qu'un  médecin  danois!  Plus  acces- 
sible sans  doute,  moins  formaliste,  ce  médecin 
de  Copenhague  qui  ne  le  rappellerait  pas  au 
sentiment  de  la  hiérarchie. 

La  cervelle  de  Bernardet  s'échauffait.  Il  était 
certain  que  le  docteur  Erwin  lui  donnerait, 
sur  le  phénomène  observé,  l'explication  que 
lui-même  soupçonnait. 

—  L'œil  du  mort  a  parlé  et  peut  parler,  se 
disait  Bernardet.  Oui,  certainement.  Et  je  ne 
me  trompais  pas  quand  je  l'affirmais!... 

Les  longs  cheveux  blonds,  l'œil  bleu,  très 
doux,  très  calme,  le  docteur  Erwin  écouta  le 
policier  avec  une  attention  profonde. 

Bernardet  répétait,  par  le  menu,  les  aveux 
arrachés  à  Pradès,  puis  il  demanda  au  mé- 
decin danois  s'il  croyait  que  vraiment  l'image 
de  Jacques  Dantin  avait  pu  se  tixer  dans  la 
rétine  du  mourant  durant  un  temps  assez 
long  pour  que  la  photographie  l'eût  pu  re- 
trouver. 

—  Car  enfin,  disait  le  policier,  les  épreuves 
que  j'ai  obtenues  <>nl  beau  être  confuses,  il  est 
possible,  je  dirai  presque,  il  est  facile  d'y  recon- 
naître les  traits  de  ce  Jacques  Dantin.  Nous 
l'avons  bien  vu.  et.  à  votre  avis,  .a  peinture 


L'ACCUSATEUR  307 

même  a  pu  être  —  comment  m'expriïner?  — 
emmagasinée  par  l'œil  du  mort. 

—  La  preuve,  c'est  que  vous  l'y  avez  trou- 
vée, dit  le  docteur  Erwin. 

—  Ainsi,  à  votre  avis,  docteur,  je  ne  me  suis 
pas  trompé  ? 

—  Non. 

—  J'ai  vraiment  retrouvé  dans  la  rétine  du 
cadavre  la  dernière  vision  du  vivant? 

—  Oui. 

—  Mais  la  vision  d'une  peinture  !  D'une 
peinture,  docteur!  D'une  peinture! 

—  Pourquoi  pas?  fit  le  docteur  Erwin,  la 
voix  stridente.  Savez-vous  ce  qui  est  arrivé? 
Se  sentant  mourir,  le  malheureux  est  allé,  par 
une  impulsion  tragique,  à  ce  portrait  qui 
représentait  pour  lui  tout  ce  qu'il  laissait  après 
lui,  concentrait  en  une  seule  image  toute  sa 
vie  passée. 

—  Alors,  c'est  possible?  C'est  possible? 
répétait  Bernardet.. 

—  Je  le  crois,  dit  le  Danois.  Et  le  fait  même 
ne  me  donne-t-il  pas  raison?  L'homme  va 
mourir.  Il  n'a  qu'une  pensée  :  aller  droit  à 
celui  qui,  lui  survivant,  garde  une  partie  de 
ses  secrets  et  de  sa  vie.  11  saisit  son  image,  il 
s'y  accroche  par  tout  ce  qu'il  y  a  en  lui  de  puis- 
sance nerveuse,  il  lui  parle  des  yeux,  il  boit 


308  L'ACCUSATEUR 

du  regard,  si  je  puis  dire,  cette  image  de  l'être 
aimé  à  qui  il  veut  parler,  crier  sa  dernière 
volonté,  dicter  sans  doute  ses  pensées  de  ven- 
geance, crier,  s'il  le  connaît,  le  nom  du  meur- 
trier. A  ce  moment  suprême,  toute  l'énergie 
est  centuplée,  je  ne  sais  quelle  intensité  de  vie 
se  dégage  de  l'être  et,  ramassant  tout  ce  qui 
lui  reste  de  puissance  dans  ce  dernier  coup 
d'œil,  l'homme  qui  veut  vivre,  l'homme  même 
miné  par  la  maladie,  le  mourant,  l'assassiné, 
met  dans  ce  regard  suprême  la  force  élec- 
trique, l'étincelle  qui  emmagasine  aussitôt, 
comme  vous  le  dites  fort  bien,  —  garde  con- 
fuse sans  doute,  mais  reconnaissable  pourtant, 
puisque  vous  l'avez  reconnue,  —  l'image,  la 
dernière  image  fixée.  Un  fantôme,  si  vous 
voulez,  qui  se  reflète  dans  l'œil  du  moribond! 

—  Et,  répéta  encore  Bernardet,  voulant  pré- 
ciser la  question,  ce  n'est  pas  seulement  l'image 
d'un  être  vivant,  c'est,  pour  me  servir  de  votre 
mot,  le  fantôme  même  d'une  peinture  que  peut 
garder  la  rétine? 

—  Je  ne  vous  réponds  pas  :  «  Cela  se  peut  », 
c'est  vous  qui  me  dites  :  «  J'ai  vu  !  »  Et  vous 
avez  vu,  en  effet,  et  la  forme,  quelque  vague 
qu'elle  soit,  la  forme  peinte  vous  a  permis  de 
retrouver,  chez  un  passant,  l'homme  même 
dont  la  rétine  vous  représentait  le  fantôme! 


L'ACCUSATEUR  309 

Alors,  la  preuve  est  faite.  Le  mort,  en  accu- 
sant, peut  devenir  le  justicier!... 

—  Eh  bien!  docteur,  fit  le  petit  Bernardet, 
j'aurai  beau  conter  cela,  on  niera  !  On  criera  à 
à  l'impossible! 

Le  docteur  Erwin  se  mit  à  sourire.  Il  sem- 
blait, de  ses  yeux  bleus  profonds,  contempler 
quelque  perspective  invisible  par  delà  les 
murailles  de  sa  petite  chambre  d'étudiant  : 

—  On  a  dit,  fit-il,  que  le  mot  impossible 
n'était  pas  français.  Il  serait  plus  exact  d'affir- 
mer qu'il  n'est  pas  humain.  Nous  touchons, 
cependant,  à  la  connaissance  de  l'inconnais- 
sable. Le  mystère  se  laisse  approcher.  Il  ne 
faut  rien  nier  a  priori,  rien,  il  faut  croire  tout 
possible  et  n'avoir  qu'un  rêve  ou  qu'un  souci 
plutôt  :  la  recherche  de  la  vérité,  Y  âpre  vérité, 
disait  votre  Stendhal...  Eh  bien!  l'épithète  est 
impropre.  On  pourrait  plus  justement  dire 
Y  exquise  vérité,  car  c'est  une  joie  pour  celui 
qui  la  cherche,  cette  vie  quotidienne  où  chaque 
minute  marque  un  pas  -en  avant,  où  le  cœur 
bat  aux  rendez-vous  du  laboratoire  comme  aux 
rendez-vous  d'amour!  Ah!  il  est  heureux,  celui 
qui  a  donné  sa  vie  à  la  science!  Il  vit  en  plein 
rêve.  C'est  la  poésie  de  notre  temps  de  prose. 

—  Le  rêve ,  continuait  le  jeune  Danois 
comme  dans  une  extase,  le  rêve  (et  Bernardet 


310  L'ACCUSATEUR 

écoutait,  ravi),  il  est  partout,  le  rêve!  L'impos- 
sible se  fait  tangible.  La  pensée,  la  pensée 
humaine,  pourra  être  quelque  jour  déchiffrée 
comme  à  livre  ouvert.  Un  médecin  américain 
a  demandé  qu'on  lui  permît  de  faire  une  expé- 
rience sur  le  crâne  d'un  condamné  vivant 
encore.  A  travers  ce  crâne  perforé,  il  étudie- 
rait le  cerveau  de  l'homme,  il  en  noterait  le 
travail...  Ce  qui  est  proposé  aujourd'hui  sera 
fait  demain,  n'en  doutez  pas...  Edison  neva-t-il 
point  essayer  de  rendre  la  vue  à  ceux  qui  ne 
voient  plus?  C'est  l'heure  des  miracles.  Mais 
pour  qu'ils  s'accomplissent,  il  faut,  comme  à 
ceux  de  la  foi  primitive,  y  croire,  y  croire 
encore  et  y  croire  toujours.  Le  vingtième  siècle 
en  verra  bien  d'autres  ! 

—  Ah  1  docteur,  docteur,  répétait  le  pauvre 
Bernardet  tout  ému,  troublé  devant  ce  méde- 
cin qui,  avec  son  léger  accent  du  Nord,  parlait 
là  si  bien,  comme  un  apôtre.  Docteur,  je  vou- 
drais n'être  pas  l'ignorant  que  je  suis,  le  père 
de  famille  qui  a  des  bouches  aimées  a  nourrir, 
et  je  vous  demanderais  de  me  prendre  comme 
balayeur  dans  votre  laboratoire! 

11  partit  ravi  de  l'entretien.  Désormais,  il 
pouvait  se  dire  que,  lui.  l'ignorant,  avait,  par 
sa  conviction  un  peu  folle  en  apparence,  dé- 
montré la  réalité  d'une  expérience  abandonnée 


L'ACCUSATEUR  3H 

depuis  tant  d'années,  et  l'humble  policier  rou- 
vrait à  Tinstruction  criminelle  une  porte  à  peu 
près  fermée. 

—  Ma  foi  oui,  ce  que  les  plus  savants 
déclaraient  impossible,  je  l'ai  tenté.  D'autres 
feront  mieux...  A  d'autres! 

Un  scrupule,  d'ailleurs,  lui  venait,  un  doute/ 
une  angoisse.  Et,  dans  sa  candeur  absolue, 
son  honnêteté  foncière,  il  voulait  en  faire  part 
à  M.  Ginory. 

—  Tout  de  même,  pensait-il,  avec  sa  fa- 
meuse invention,  oui,  l'invention  admirable, "il 
avait,  un  moment,  fait  arrêter  un  innocent  ! 

Cette  constatation  lui  donnait  un  sentiment 
d'inquiétude.  Il  avait  manié  une  arme  qui, 
pour  un  peu,  au  lieu  de  frapper  le  coupable, 
atteignait  un  malheureux,  et  c'était  cette 
fameuse  découverte  du  docteur  Bourion, 
poussée  par  lui,  Bernardet,  jusqu'à  sa  conclu- 
sion logique,  oui,  c'était  l'expérience  même 
faite  sur  l'œil  du  mort  qui  aboutissait  à  cette 
possibilité  d'erreur. 

—  Faut-il  donc,  songeait  le  policier,  que 
l'homme  soit  faillible  même  en  ses  découvertes 
les  plus  merveilleuses?  Alors,  c'est  effrayant! 
C'est  peut-être  fait  pour  nous  rendre  prudents. 
Prudents  et  modestes  ! 

Le  doute  maintenant  le  prenait.  Fallait-il  en 


312  L'ACCUSATEUR 

rester  là  de  ses  fameux  essais  qui  aboutis- 
saient à  ce  mensonge?  Tout  n'était-il  que 
duperie  et  déception  ?  Devait-il  abandonner 
toute  recherche  dans  une  voie  qui  finissait  par 
un  cul-de-sac? 

Et,  ce  scrupule  douloureux,  il  en  fit  part  au 
juge  d'instruction,  dès  que  les  hasards  du 
service  le  mirent  en  rapport  avec  le  magistrat, 
toujours  indulgent  du  reste,  pour  cet  original 
petit  Bernardet  qui  l'amusait. 

—  Enfin,  monsieur  le  juge,  enfin,  répétait 
le  policier  en  hochant  la  tête,  j'y  pense  et  j'y 
repense,  monsieur  Ginory,  la  découverte, 
notre  découverte,  —  celle  du  docteur  Bourion 
—  elle  est  sujette  à  de  belles  erreurs,  notre 
découverte!...  Elle  nous  conduisait  tout  droit 
à  mettre  en  prison...  qui?  Jacques  Dantin, 
notre  découverte,  et  Jacques  Dantin  n'était  pas 
coupable  ! 

—  Eh  oui  !  monsieur  Bernardet,  fit  alors  le 
magistrat  qui  semblait  songeur,  lui  aussi,  sa 
solide  mâchoire  appuyée  sur  sa  main.  Cela 
doit  nous  rabattre  un  peu  de  nos  vanités.  C'est 
le  sort  de  toutes  les  découvertes  humaines... 
Errare...  errare  humanum  est! 

—  Il  n'en  est  pas  moins  vrai,  reprit  le  poli- 
cier, que  tout  ce  qui  se  passe  aujourd'hui  nous 
ouvre  des  horizons  étonnants  sur  l'inconnu... 


L'ACCUSATEUR  313 

—  L'inconnaissable,  murmura  le  juge. 

—  Quand  je  pense,  dit  Bernardet,  que  moi, 
l'autre  soir,  chez  un  docteur  qui  veut  bien 
m'invitera  ses  expériences,  quelquefois,  moi, 
Bernardet,  monsieur  le  juge,  j'ai  vu,  parfaite- 
ment vu,  ce  qui  s'appelle  vu,  dans  un  miroir 
qu'on  avait  placé  devant  moi,  tandis  que  les 
rayons  X...,  verdâtres,  me  traversaient  le 
corps  —  oui,  monsieur,  j'ai  vu  mon  cœur 
battre,  mes  poumons  fonctionner,  et  je  suis 
gras,  et  une  personne  maigre  pourrait  mieux_ 
encore,  à  l'œil  nu,  se  voir  vivre,  littéralement 
vivre  !  N'est-ce  point  fantastique,  monsieur 
Ginory?  N'aurait-on  pas  enfermé  comme  fou, 
il  y  a  trente  ans,  un  homme  qui  aurait  pré- 
tendu avoir  découvert  ça?  Nous  en  verrons, 
monsieur  le  juge,  nous  en  verrons  bien 
d'autres  ! 

—  Et  cela,  ajoutera-t-il  au  bonheur  des 
hommes  ?  Et  cela  diminuera-t-il  la  douleur,  le 
mal,  le  crime? 

Le  magistrat  se  parlait-comme  à  lui-même, 
songeur,  très  triste. 

Un  mot  du  petit  Bernardet  lui  ramena  le 
sourire  aux  lèvres  : 

—  Voilà  précisément,  monsieur  le  juge, 
une  belle  fin  de  chapitre  pour  la  seconde  partie 
de  votre  grand    ouvrage  :    Les    Devoirs  d'un 


•>■ 


314  L'ACCUSATEUR 

maùistrat  devant  les  découvertes  de  la  Science. 
Et  si  l'Académie  des  sciences  morales  et  poli- 
tiques n'appelle  pas  à  elle... 

M.  Ginory,  soudain  un  peu  rouge,  inter- 
rompit Bernardèt  d'un  geste  bref: 

—  Monsieur  Bernardèt... 

—  Je  ne  fais,  dit  Bernardèt  en  s'inclinant, 
que  répéter,  monsieur  le  juge,  ce  que  l'opinion 
pense  et  dit.  Il  y  avait  encore  une  allusion  à  ce 
sujet  dans  Ltitèce,  ce  matin...  Un  aimable  gar- 
çon, Paul  Rodier... 

—  Ah!  monsieur  Bernardèt,  monsieur  Ber- 
nardèt, fit  alors  M.  Ginory  en  riant,  vous  avez 
un  faible  pour  les  reporters.  Voulez-vous  que 
je  vous  dise?  Vous  finirez  dans  la  peau  d'un 
journaliste  ! 

—  Vous  finirez  bien  dans  l'habit  d'un  mem- 
bre de  l'Institut,  monsieur  Ginory,  dit  le  petit 
Bernardèt  avec  son  air  d'abbé  narquois. 


XV111 


Très  souvent,  depuis  sa  mise  en  liberté, 
Jacques  Dantin  allait,  eu  ce  coin  du  cimetière 
Montmartre  où  reposait  Rovère,  porter  des 
fleurs  à  son  ami. 

C'était,  pour  lui,  depuis  l'épreuve  terrible  de 
sa  détention,  une  sorte  de  besoin,  une  habi- 
tude. Les  morts  sont  vivants.  Ils  attendent, 
entendent,  écoutent. 

11  semblait  à  Dantin  qu'il  eût  un  but.  Hélas! 
ce  qui  avait  été  la  volonté,  le  dernier  rêve  du 
mort  ne  serait  jamais  réalisé!  Cette  fortune, 
que  Rovère  destinait  à  l'enfant  qu'il  n'avait 
pas  le  droit  d'appeler  tout  haut  sa  fille,  irait, 
allait  à  des  cousins  éloignés,  dont  l'ancien 
consul  ne  soupçonnait  même  pas  l'existence 
peut-être,  qu'il  n'avait  jamais  connus  —  des 


316  L'ACCUSATEUR 

indifférents,  des  parents  de  hasard,  des  étran- 
gers! 

—  J'aurais  dû,  songeait  parfois  Jacques, 
ne  pas  attendre  pour  lui  dire  de  me  confier  ce 
qu'il  voulait  faire  parvenir  à  sa  fille? 

Que  deviendrait-elle  dans  la  vie,  la  pauvre 
enfant  qui  savait  le  secret  de  sa  naissance  et 
demeurait  muette,  saintement  dévouée,  face  à 
face  avec  celle  dont  elle  partageait  le  secret, 
et  consolait  la  peine,  côte  à  côte  avec  le  vieux 
soldat  dont  elle  portait  le  nom? 

Un  jour  de  février,  gris  et  triste,  Jacques 
Dantin,  pensant  à  tout  ce  passé  d'hier,  si 
douloureux,  à  ce  dénouement  cruellement 
brutal  d'une  existence  folle  au  début,  morne  à 
la  fin,  Dantin,  comme  alourdi  par  ce  qu'avait 
de  pesant  ce  que  lui  avait  coniié  le  disparu, 
s'était  acheminé  vers  cette  pierre  neuve  sous 
laquelle  Rovère  dormait.  Il  se  rappelait  ce 
convoi  tumultueux  de  l'ami  mort,  ces  fleurs, 
cette  curiosité,  cette  passion,  cette  foule...  Le 
silence  maintenant  et  la  solitude  emplissaient 
les  allées  funèbres.  De  rares  ombres  noires 
apparaissaient  çà  et  là,  parmi  les  tombes,  là- 
bas,  au  bout  des  ^chemins.  Ce  n'était  pour  les 
morts  ni  un  jour  de  visite,  ni  une  heure  de  fré- 
quents convois.  C'était  une  de  ces  journées  où 
ils  sont  seuls,  où  ceux  qu'ils  aimaient  peuven 


L'ACCUSATEUR  31 T 

leur  parler  plus  sûrement  sans  craindre  le 
frôlement  banal  des  indifférents,  des  visiteurs 
curieux  qui  passent,  déchiffrant  çà  et  là  des 
noms  célèbres.  Et  celte  'solitude  plaisait  à 
Jacques.  Il  se  sentait  plus  près  de  celui  qu'il 
avait  perdu. 

«  Louis  Pierre  Rovère.  »  Dans  ce  nom,  que 
Moniche  avait  fait  graver,  que  de  souvenirs 
tenaient  pour  cet  homme  qu'on  avait  un  mo- 
ment soupçonné  [d'avoir  assassiné  ce  compa- 
gnon préféré!  Toute  l'enfance,  toute  la  jeu- 
nesse, tout  un  passé  !  Et  que  d'années  enfuies, 
si  vile,  si  inutilement  gâchées  !  Tant  de  fièvre, 
d'agitations,  d'ambitions,  de  déceptions,  pour 
aboutir  là  ! 

—  Il  repose,  du  moins,  songeait  jDantin  en 
revivant  sa  propre  existence  sans  but  et  sans 
bonheur.J 

Et  lui  aussi  reposerait  bientôt,  n  ayant  pas 
même  dans  cet  immense  Paris  un  ami,  parmi 
tant  d'amitiés  de  hasard,  dont  il  fût  sûr  d'une 
visite  suprême.  Existence  gâchée,  absurde  et 
mauvaise!  Le  vieux  garçon  sans  famille  se 
comparaît  à  un  arbre  mort  sans  rejetons 
sans  sève. 

Il  donna  un  nouve  aoieu  à  Rovère,  lui  par- 
ant, le  tutoyant  comme  jadis,  par  oelà  la 
îombe.    Puis       s  éloigna     entement.    Mais 


3dS  L'ACCUSATEUR 

comme  au  bout  de  l'allée,  il  se  retournait  pour 
revoir  encore,  de  loin,  la  place  où  reposait 
Rovère,  il  aperçut,  jvenant,  là-bas,  à  travers 
les  pierres  grises,  par  quelque  allée  de  tra- 
verse, une  femme  en  deuil  qui  se  dirigeait  vers 
l'endroit  qu'il  venait  de  quitter  lui-même. 

Alors,  il  s'arrêta,  attendit,  regarda:  c'était 
bien  à  la  tombe  de  jRovère  qu'allait  ainsi  la 
visiteuse.  Grande,  svelte,  autant  que  Jacques 
Dantin  en  pouvait  juger,  elle  était  jeune,  et 
l'ami  du  mort  se  dit  : 

—  C'est  sa  fille! 

Le  souvenir  de  la  confidence  dernière  de 
Rovère  lui  revint.  Il  revoyait  le  malheureux 
debout,  hagard,  cherchant  les  papiers  qui 
(devaient  constituer  la  fortune  de  son  enfant  el 
ne  rencontrant, Isous^ses^maigres  doigts  trem- 
blotants, que  les  vains  diplômes  de  décorations 
étrangères. JSi  cette  jfemme,  là-bas,  était  celle 
à  qui  Rovère  pensait,  le  mort  n'avait  eu  qu'une 
idée  :  par  lui,  Dantin,  assurer  l'avenir  de  cette 
chère  créature  ! 

C'était  à  elle,  à  cette  vivante  que,  jusqu  à  la 
dernière  minute,  le  pauvre  mort  avait  songé. 

Alors,  Jacques  Dantin  revint  lentement  à  la 
tombe  de  Rovère. 

La  femme  en  noir,  maintenant,  était  age- 
nouillée    sur     la     pierre.    '  Courbée    sur    un 


-L'ACCUSATEUR  319 

bouquet  de  chrysanthèmes  qu'elle  venait 
d'apporter,  Jacques  ne  voyait  d'elle  que  son 
dos  voûté,  l'espèce  de  paquet  d'étoffes  noires 
que  fait  une  femme  agenouillée  près  d'un  tom- 
beau. Elle  priait. 

Dantin  la  regarda  longuement  et,  quand  elle 
se  releva,  la  taille  haute,  élégante  sous  ses 
voiles  noirs,  il  s'avança. 

Au  bruit  qu'il  fit  sur  le  sable  du  cimetière,  la 
visiteuse  se  retourna  et  Dantin  aperçut  un  beau 
visage  jeune  et  triste,  des  cheveux  blonds  et  de 
grands  yeux  un  peu  surpris,  où  il  retrouva, 
très  ému,  l'expression,  le  reflet  du  regard  de 
Rovère. 

La  jeune  femme,  instinctivement,  fit  un 
mouvement  pour  s'éloigner,  céder  la  place  à 
celui  qui  venait.  Mais,  lui,  l'arrêta  du  geste. 

—  N'ayez  pas  peur,  mademoiselle,  je  suis  le 
meilleur  ami  de  celui  qui  dort  là  ! 

Elle  s'était  arrêtée,  pâle  et  timide. 

—  Je  sais  combien  vous  l'aimiez  !  ajouta 
Dantin. 

Et,  comme  elle  laissait  instinctivement 
échapper  un  nouveau  cri  d'effroi,  regardant 
brusquement  autour  d'elle  : 

—  Il  m'avait  tout   dit.  fit-il  lentement.  Je 
m  appelle  Jacques  Dantin.  Il  vous  a  bien  par 
de  moi.  je  pense?... 


320  L'ACCUSATEUR 

—  Oui,  dit  la  jeune  femme,  la  voix  profonde, 
avec  tout  un  monde  de  souvenirs  et  d'aveux  dans 
ce  simple  mot. 

Elle  répéta  encore  ce  oui. 

Et  Dantin  eut  un  tressaillement  involon- 
taire. C'était  le  timbre  même  de  la  voix  de 
Rovère. 

Dans  le  silence  de  ce  cimetière,  auprès  de 
cette  tombe,  devant  ce  nom  :  Louis-Pierre 
JRovère,  qui  semblait  rendre  présent  l'ami  mort, 
Dantin  eut  alors,  dès  cette  première  entrevue, 
la  tentation  de  révéler  à  cette  enfant  ce  que  le 
disparu  voulait  faire  pour  elle. 

Us  se  connaissaient,  en  keffet,  sans  s'être 
jamais  rencontrés.  Il  suffisait  d'un  mot,  il  suffi- 
sait d'un  nom  pour  que  le  secret  qui  les  unissait 
les  rapprochât  dès  la  première  minute.  Ce 
qu'était  Dantin  pour  Rovère,  Rovère  avait  dû 
le  dire,  il  l'avait  dit  et  redit  à  Marthe.  «  Oui, 
venait-elle  de  répondre. 

Alors,  comme  si,  du  fond  de  la  tombe,  Rovère 
lui  eût  ordonné  de  parler,  Jacques  Dantin, 
dans  la  solennité  silencieuse  de  ce  champ  des 
morts,  voulut,  à  son  tour,  confier  à  la  jeune 
fille  ce  que  Rovère  avait  essayé  de  lui  dire... 

Il  prononça  des  mois  rapides  :  Un  legs...  un 
fidéicojnmis. . .  une  fortune. . . 

Mais,  vivement,  devinant  tout,  et  repoussant 


L'ACCUSATEUR  321 

tout,  la  jeune  fille  l'interrompit  d'un  grand 
geste  souverain  : 

—  Je  ne  veux  pas  savoir,  monsieur,  dit-elle, 
ce  qu'on  a  pu  vous  dire  de  moi...  Je  suis  la  fille 
d'un  homme  qui  m'attend  à  Blois,  auprès  de 
ma  mère,  un  héros  (elle  relevait  la  tète  en  pro- 
nonçant ce  mot),  qui  est  vieux,  n'aime  que 
moi,  et  qui,  si  ma  mère  lui  manquait,  n'aurait 
besoin  que  de  moi  seule,  [qui  n'ai  besoin  de 
rien  ! 

Elle  avait,  dans  l'accent,  ce  ton  de  comman- 
dement et  de  résolution  qui  avait  été,  pendant 
toute  sa  vie,  celui  de  Rovère. 

Dantin  n'eût  rien  su  du  passé  douloureux, 
que  ce  son  de  voix,  ce  regard  ardent  dans  cette 
pâleur  mate,  lui  eussent  donné  un  éveil  ou  un 
doute,  le  forçant  invinciblement  à  songer  à 
Rovère. 

Rovère  revivait  dans  cette  femme  en  deuil 
que  Jacques  voyait  pour  la  première  fois. 

—  Alors?...  demanda  l'ami  du  mort,  comme 
s'il  attendait  un  ordre.     - 

—  Alors,  dit  la  jeune  fille  de  sa  voix  pro- 
fonde, quand  vous  me  rencontrerez  auptèsde 
cette  tombe,  il  ne  faut  me  parler  de  rien.  Si 
vous  me  retrouvez  hors  de  ce  cimetière,  il  ne 
faut  pas  me  reconnaître.  Le  secret  que  vous  a 
confié  celui  qui  dort  là  est  le  secret  d'une  sainte 


322  L'ACCUSATEl'K 

que  je  révère  et  d'un  vivant  que  je  vénère,  mon 
père  ! 

Elle  appuya  sur  ce  ilom,  avec  une  sorte  de 
pitié  tendre,  passionnée,  et  Jacques  Dantin  vit 
qu'elle  avait  dans  les  yeux  des  larmes. 

—  Maintenant,  monsieur  Dantin,  adieu,  dit- 
elle. 

Jacques  voulut  encore  revenir  à  cette'  der- 
nière confidence  du  mourant... 
Elle  répéta  : 

—  Adieu  ! 

De  ses  doigts  gantés  de  noir  elle  lit  un  signe 
de  croix,  sourit  tristement  à  la  tombe  où  ses 
chrysanthèmes  étalaient  leurs  couleurs  brunesT 
puis,  abaissant  son  voile,  elle  s'éloigna  et, 
debout,  près  de  la  pierre  grise,  Dantin  la  vit 
disparaître  là-bas  —  comme  un  point  noir  — 
au  bout  de  l'allée. 

La  martyre,  expiant,  comme  l'épouse,  au- 
près du  mari  vieux  et  courbé,  une  faute  dont 
elle  était  innocente,  retournait  souriante]  à 
son  sacrifice  peut-être,  vers  celui  qui,  sans 
soupçon,  la  couvant  du  regard,  l'adorant, 
l'appelait  à  la  fois  —  là-bas,  dans  le  pauvre 
appartement  de  Blois,  sa  sainte  et  sa  fille  —  cl 
aussi  vers  la  pauvre  femme  qui,  à  coté  d'elle, 
priait  et  effaçait  la  faute  ignorée  par  une  abné- 
gation de  toujours. 


L'ACCUSATEUR  323 

Elle  vieillirait,  eette  exquise  Marthe,  rencon- 
trée là,  dans  la  sombre  allée,  comme  une  appa- 
rition de  grâce,  elle  se  fanerait,  résignée  et 
heureuse,  auprès  du  soldat  valétudinaire,  mais 
dont  la  constitution  robuste  pouvait  durer 
encore  des  années,  de  longues  années.  Elle 
paierait  la  dette  de  la  mère,  elle  la  paierait  en 
dévouement  de  toutes  les  minutes  à  cet  homme 
dont  elle  portait  le  nom,  un  nom  de  gloire,  un 
nom  mêlé  aux  victoires,  aux  luttes  de  l'histoire 
d'hier...  Elle  serait  l'otage,  la  victime  expia- 
toire... 

Toute  sa  vie  rachèterait  la  faute  d'une  autre, 
de  celle  qui,  ne  pouvant  le  répéter  au  vieillard, 
redisait  souvent  à  sa  fille,  parmi  ses  baisers  et 
ses  pleurs:  «  Pardon...  » 

—  Et  qui  sait,  mon  pauvre  Pierre,  dit  alors 
Jacques  Dantin  parlant  à  Rovère  endormi,  ta 
fille,  fière  de  son  sacrifice,  est-elle  peut-être 
plus  heureuse  ainsi  ! 

A  son  tour,  il  quitta  la  tombe.  ïl  sortit  du 
cimetière. 

Il  voulut  revenir  à  pied  dans  son  logis  de  la 
rue  de  Richelieu.  Marcher  lui  faisait  du  bien. 
Sa  tête  lourde  lui  pesait.  Il  avait  à  peine  fait 
quelques  pas  sur  le  boulevard  extérieur  qu'à 
la  place  même  où  —  il  lui  semblait  que  c'était 
hier  —  il  avait  suivi,  causant  avec  Bernardel, 


324  L'ACCUSATEUR 

le  convoi  de  Rovère,  il  se  heurta  presque  au 
petit  homme,  à  ce  même  petit  homme,  qui 
marchait  d'un  pas  alerte  sur  le  trottoir. 

Le  policier  le  salua,  avec  un  hochement  de 
tête  où  il  y  avait  des  regrets,  un  peu  de  confu- 
sion, des  excuses. 

—  Ah  !  monsieur  Dantin,  comme  vous  devez 
m'en  vouloir  ! 

—  Pas  du  tout,  fit  Jacques.  Vous  croyiez 
faire  votre  devoir  et  il  ne  me  déplaît  point  que 
vous  ayez  cherché  à  venger  si  vite  mon  pauvre 
Rovère ! 

Bernardet  eut  un  geste  bref. 

—  Le  venger  !  Oui,  il  sera  vengé.  Je  ne  don- 
nerais pas  quatre  sous  de  la  tête  de  Charles 
Pradès,  qu'on  juge  demain!  Nous  nous  verrons 
à  l'audience!  Au  revoir,  monsieur  Danlin,  et 
toutes  mes  excuses  ! 

—  Au  revoir,  monsieur  Bernardet,  et  tous 
mes  compliments  ! 

Les  deux  hommes  se  séparèrent. 

Bernardet  rentrait  déjeuner.  11  était  en 
retard.  Mm0  Bernardet  devait  attendre.  Et,  un 
peu  rouge  et  congestionné,  le  petit  homme 
pressait  le  pas. 

Il  s'arrêta  cependant  en  entendant  un  erieur 
de  journaux  annoncer  le  dernier  numéro  de 
Lulcca. 


L'ACCUSATEUR  32S 

—  Demandez  le  procès  de  demain ,  l'enquête 
de  Paul  Rodier  sur  la  question  de  VŒU  du 
mort  /.,. 

Le  vendeur  de  Lutèce  salua  M.  Bernardet, 
qu'il  connaissait  bien. 

—  Donnez-moi  un  numéro  !  dit  le  policier. 
Le   crieur   détacha  une   feuille    du  paquet 

qu'il  portait,  l'agitant  comme  un  drapeau. 

—  Ah  !  je  conçois,  ça  vous  intéresse,  ça, 
monsieur  Bernardet  !... 

Et,  pendant  que  le  petit  homme  regardait^ 
en  tète  de  Lutèce,  en  grosses  capitales,  le  titre 
imprimé  en  manchette  qu'avait  donné  Paul  Ro- 
dier à  une  suite  d'interviews  avec  des  célé- 
brités médicales  :  TQEil  du  Mort,  le  vendeur, 
rendant  la  monnaie  voulue  sur  une  pièce  de 
dix  sous,  ajoutait  : 

—  C'est  demain  le  procès!  Mais  il  n'y  a  pas 
d'hésitation,  n'est-ce  pas,  monsieur  Bernar- 
det? Le  P rades?  Condamné  d'avance! 

—  Il  a  avoué,  c'est  une  affaire  escomptée,  fit 
Bernardet,  reprenant  sa  monnaie. 

—  Au  revoir,  et  merci,  monsieur  Bernar- 
det ! 

Et  le  vendeur,  continuant  sa  route,  criait 
aux  passants  : 

—  Demandez  Lutèce!...  Le  procès  Rovère!... 
L'affaire  de  demain!...  L'acte  d'accusation  de 

28 


326  [/ACCUSATEUR 

Charles  Pradès!...  L'enquête  de  Paul  Rodier 
sur  l' Œil  du  Mort! 

La  voix  se  perdait  au  loin,  dans  le  fracas  des 
tramways  et  des  fiacres. 

M.  Bernardet  pressait  le  pas. 

Les  petites  devaient  s'impatienter,  oui,  oui, 
et  l'attendre  et  le  demander,  autour  de  la  table 
du  passage  de  l'Elysée-des-Beaux-Arts. 

Il  regarda  le  numéro  qu'il  venait  d'acheter. 
Paul  Rodier  avait,  sur  la  question  soulevée 
par  lui,  Bernardet,  interrogé  des  savants,  des 
physiologistes,  des  psychologues,  et,  en  bon 
journaliste  habile,  il  publiait,  à  la  veille  du 
procès,  le  résultat  de  son  Enquête. 

M.  Bernardet  lisait,  tout  en  marchant  et 
hâtant  le  pas,  le  long  titre  à  majuscules  mis 
par  le  rédacteur  de  Lutèce  en  tête  du  numéro  : 

ON  PROBLÈME  SCIENTIFIQUE  A  PROPOS  DE  L'AFFAIRE  ROVÈRE 

QUESTION   DE  MÉDECINE   LÉGALE 

L'ŒIL  DU  MORT.  -  L'ACCUSATEUR  SUPRÊME 

INTERVIEWS  ET  OPINIONS 

DE  MM.   LES  DOCTEURS  BROUARDEL,    ROUX.  DUCLAUX,  PÉAN,  ROBIN,  PCZZl, 

BÎ.UM,  GILLES  DE  LA  TOORETTE. . 

Bernardet  retourna  les  pages  du  journal. 
Les  interviews  remplissaient  deux  pages  au 
moins,  en  colonnes  serrées. 


L'ACCUSATEUR  327 

—  Tant  mieux,  tant  mieux!  dit  le  Dolicier 
enchanté.  C'est  amusant,  c'est  curieux.  Que 
pensent-ils  de  ma  petite  ré-invention  les 
savants?...  Nous  allons  voir! 

Et,  hâtant  le  pas  encore  sur  le  pavé  gras  de 
la  ruelle  : 

—  Je  vais  leur  lire  tout  ça,  aux  enfants, 
disait-il,  se  parlant  à  lui-même,  oui,  tout  ça!... 
Ça  les  distraira!...  Un  roman  comme  un 
autre,  la  vie!  Plus  incroyable  qu'un  autre  !  Et 
ces  questions-là  :  l'inconnu,  l'invisible,  tous 
ces  problèmes,  comme  c'est  poignant!...  Et  si 
passionnant,  le  mystère! 


Paris,  181)6-1897. 


Paris.  —  L.  Marethrux,  imprimeur,  I.  nie  Caisetii?.  —  1051:?. 


La  Bibliothèque 
Université  d'Ottawa 
Echéance 


The  Library 
University  of  Ottawa 
Date  Due 


a 


a39003     0025^6926b 


CE    PQ       2207 

.C6A7    1897 

C00      CLARETIE»    JU    ACCUSATEUR, 

ACC#    1221157