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^
L'ACCUSATEUR
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR, 11. RUE DE GRENELLE
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
dans la BIBLIOTHÈQUE CHARPENTIER
à 3 fr. 50 le volume.
L.V VIE A PARTS (1895; ^2* mille) 1 vol.
LA VIE A PARIS (1896) (2e mille) 1 vol.
BR1CHAXTEAU (Comédien français) (10e mille) t vol.
Pa:n. - L. Marbtheux, imprimeur, i, rue Cassette.— 10513.
JULES CLARETIE
de l'Académie Française
MUT 2 2 197?
CL
L'ACCUSATEUR
— ROMAN PARISIEN —
PARIS
BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
EUGÈNE FASQliELLE, ÉDITEUR
il, RU F. DE GRENELLE, 11
1897
Tous droits réservés.
AU PROFESSEUR CESARE LOMBROSO
J'ai plaisir à vous dédier ce roman où j'ai
tenté de faire revivre une expérience d'au-
trefois, qui m'a paru curieuse et poignante.
Je sais bien ce qu'on dira : la théorie de Yimpos-
s'ible a ses défenseurs acharnés. Les rêves et
les hypothèses ne comptent pas en ces matières
pour les savants: ils ne tiennent compte que
des faits. Ils ont raison.
Mais n'est-il point permis aux romanciers
de glaner, dans ce vaste champ de la science,
ce que négligent, ce que dédaignent les maî-
tres? J'ai ramassé ce brin d'épi desséché. Je
ne sais ce qu'il vaut ; mais j'ai eu plaisir à
l'étudier. Le mystère est un grand tentateur.
ii L'ACCUSATEUR
Ce n'est pas vous, le hardi pionnier des idées,
qui pourriez me reprocher d'avoir remis à
Tordre du jour un problème insoluble peut-
être, mais attirant comme un abîme : le secret
du vivant conservé par le moribond, l'« œil du
mort » révélant la dernière pensée de l'être
humain, le disparu devenant l'accusateur !
La question, classée, me dit-on, méritait, je
crois, d'être encore et de nouveau posée. Je
l'ai fait avec plaisir. Le roman a toutes les
libertés; il les prend, du moins, et on lui
en fait parfois un reproche. Ce n'est pas le
plus libéral esprit que je connaisse qui
pourrait me l'adresser. Vous penserez de ces
pages d'imagination ce qui vous plaira ; mais
je vois surtout, en vous les adressant, l'occa-
sion de vous rappeler ce passant venu de
France que vous avez, un jour, accueilli avec
une bonne grâce qu'il n'oubliera jamais. Je
revois, en vous écrivant, la maison de science
et de vie où nous avons fait halte à Turin, et je
me reporte avec émotion vers le maître de ce
logis qui, dans le sanctuaire de la famille, tra-
AU PROFESSEUR LOMBROSO ni
vaille à résoudre les plus redoutables pro-
blèmes de la science de l'homme et, dans le
laboratoire d'un savant de Rembrandt, s'en-
toure de chers visages souriants qui semblent
échappés des tableaux de Greuze.
Avec toute mon admiration, mon affection
et mon dévouement.
Jules Claretie.
L'ACCUSATEUR
Rêve d'aujourd'hui,
Réalité de demain!
— La maison de M. Bernardet? Au bout du
passage, à droite... Oui, cette maison que
^ous apercevez, là-bas, avec une grille et un
ardin ! Au coin de la rue Piémondesi !...
L'homme à qui un passant quelconque
lonnait celte indication remercia, pressa le
3as, et, déjà essoufflé, essaya un moment de
•ourirafm d'atteindre plus vite la maisonnette,
iu fond de ce passage de l'Elysée-des-Beaux-
^rts qui — sorte de cul-de-sac, long boyau de
;onstruclions noirâtres, vieilles demeures
tranges, magasins de détritus, de démoli-
ions, écoles de chant aux aspects de couvents
le province — s'ouvre désert et triste sur le
>oulevard extérieur, animé, vivant, mouvant,
i
2 L'ACCUSATEUR
bruyant, peuplé de promeneurs, sillonné de
tramways, fiévreux et gai.
Très gros, très court, chauve et tête nue par
ce jour pluvieux de la fin d'octobre, d'ailleurs
encore tiède, l'homme avait le costume et
l'allure dÀin ouvrier en tenue de travail. C'était
un artisan, en effet, un petit tailleur du voisi-
nage qui, dans sa loge de concierge, travaillait
à façon pour les clients du quartier, faisait les
raccommodages et les reprises, tandis que sa
femme surveillait la maison, balayait les esca-
liers, et se plaignait du sort.
Mme Moniche trouvait la vie dure et maus-
sade. Romanesque, elle regrettait que l'exis-
tence ne lui eût pas donné ce qu'elle lui pro-
mettait autrefois. A dix-huit ans, et fort jolie,
on peut bien espérer ne pas vieillir à côté d'un
tailleur courbé dans une loge de concierge.
Mais qu'ils étaient loin ses dix-huit ans !
L'existence venait, du reste, de la précipiter
tout à coup en plein drame, et Mme Moniche
pouvait trouver, ce jour-là, un peu de saveur à
son après-midi. Entrant, il n'y avait qu'un
moment, dans l'appartement de M. Rovère,
elle avait trouvé le locataire du deuxième
étendu sur le dos, les yeux lixes, les bras en
croix et la gorge coupée.
Ce M. Rovère vivait seul dans la maison
L'ACCUSATEUR 3
depuis des années, recevant peu de gens,
mystérieux et sombre. Mme Moniche faisait son
ménage, entrait, ayant la clef en poche, dans
l'appartement quand elle voulait, et le locataire
la priait parfois d'ajouter à ses fonctions de
femme de ménage celle de lectrice des jour-
naux quotidiens.
M. Rovère tué ! M. Rovère avec une plaie au
cou! M. Rovère assassiné ! Vite, Mme Moniche
avait poussé son mari par les épaules :
— La police! va chercher la police !...
Et ce mot la police avait éveillé dans l'esprit
du tailleur non pas l'idée du commissaire voi-
sin, mais cette pensée soudaine que l'homme
à appeler, l'homme à consulter, l'homme indis-
pensable, c'était ce bon petit M. Bernardet, qui
passait pour un homme de génie en son genre
à la Sûreté, et dont Moniche avait souvent
reprisé les redingotes et raccourci les panta-
lons élimés.
De la maison du boulevard de Clichy que
Moniche habitait, à la maison de M. Bernar-
det, passage de l'Elysée-des-Beaux-Arls, il y
avait quelques pas tout au plus, et le concierge
en connaissait bien le chemin, lui qui était
venu si souvent chez ce client choisi. Mais le
pauvre homme était si bouleversé, comme
assommé par l'apparition soudaine de Mme Mo-
4 L'ACCUSATEUR
niche dans sa loge, par la révélation brutale
comme un coup de poing, de la mort de
M. Rovère, qu'il en perdait la tête et, hébété,
balbutiant, avait demandé à un passant
l'adresse de M. Bernardel, cette maison du po-
licier vers laquelle, ses pieds guidant sa tète,
il marchait, il courait presque machinalement .
Arrivé devant la grille, le brave homme, un
peu congestionné, s'arrêta court, perdant le
souffle. Il était bien ému. Il lui semblait qu'il
était lancé brusquement dans l'angoisse d'un
cauchemar. Un assassinat dans sa maison,
dans la tranquille maison de petits rentiers
dont il était le surveillant! Un meurtre en plein
boulevard de Clichy et en plein jour, là, sur sa
tète, pendant qu'il travaillait paisiblement à
recoudre un veston ! x
Il regardait vaguement, avant de sonner, la
maisonnette où M. Bernardet devait déjeuner
en famille, car c'était un dimanche, et préci-
sément le policier, rencontrant Moniche, la
veille, lui avait dit : « Demain, c'est ma fête. »
Un jardinet où deux arbrisseaux grêles
avaient encore des feuilles rouillées qui se
détachaient pour tomber sur une pelouse
minuscule d'un vert mouillé, précédait la
demeure close, vieux pavillon d'autrefois qui
avait dû, jadis, être une sorte de maison de
L'ACCUSATEUR 5
garde ou de fermier au fond d'un parc.
Moniche avait la sensation qu'il allait trou-
bler terriblement le logis assoupi et, étant
timide, il hésitait. Mais après tout, dans cette
catastrophe, c'était encore M. Bernardet, le
client, qui lui serait le plus utile et se montre-
rait le plus actif. Et il donna un coup de son-
nette qui reçut une réponse immédiate : la
brusque ouverture de la porte-grille que Mo-
niche n'eut qu'à pousser.
Il traversa le jardinet, gravit les trois mar-
ches du pavillon et, sur le seuil, il aperçut une
petite femme grassouillette, rouge et fraîche
comme une pomme d'api qui, une serviette à la
main, le salua gaiement d'un :
— Eh \m monsieur Moniche !
C'était Mme Bernardet, une Bourguignonne
de trente-cinq ans, proprette et coquette, qui
s'effaça pour laisser entrer le tailleur.
— Et qu'y a-t-il donc, monsieur Moniche?
Le pauvre Moniche roulait des yeux effarés
et il put balbutier à peine : « Je voudrais voir
M. Bernardet.... J'ai à parler à M. Bernar-
det...
— Bien de plus facile, dit la petite femme.
M. Bernardet est au jardin. Oui, il profite du
beau temps : il fait un groupe...
— Quel groupe?
1.
G L'ACCUSATEUR
— Vous savez bien. La photographie. Sa pas-
sion. Venez donc, monsieur Moniche.
Et Mme Bernardet indiquait au bfavehomme
le fond du corridor qui donnait derrière la
maison, dans le jardin où, reposé, tout à
cette journée de letes, le bon inspecteur de
la Sûreté, M. Bernardet, groupait ses trois
fillettes autour d'une table ronde où l'on
avait servi le café et les faisait tenir là, immo-
biles, devant l'objectif, avec la maman.
— J'étais même rentrée chercher ma ser-
viette dans la salle à manger lorsque vous
avez sonné, monsieur Moniche, dit Mme Ber-
nardet.
De loin, Bernardet avec un geste bref,
Bernardet aussi gras et d'aspect aussi gai
que sa femme, Bernardet, avec sa petite
moustache rousse, son double menton rasé
et rosé, avec ses yeux fins de petit abbé nar-
quois, sa tète ronde et tondue de près, fit
signe à Moniche de ne pas avancer.
Les trois fillettes, vêtues de robes uniformes
à carreaux écossais, placées par rang de taille
devant un appareil photographique planté en
terre sur un trépied-support, ne bougeaient
plus, raidies sous l'objectif, avec leurs mains
collées au corps, l'aînée, Agée d'une dizaine
d'années, la plus jeune, de la taille d'une enfant
L'ACCUSATEUR 7
de cinq ans, toutes les trois étonnamment sem-
blables.
M. Bernardet faisait, pour sa fête, la photo-
graphie de ses tilles. Le furet qui traquait, du
matin au soir, dans leurs clapiers et leurs tau-
dis, les rôdeurs et les malfaiteurs se reposait
dans son jardin humide, par ce dernier beau
jour mélancolique, ce paisible dimanche d'au-
tomne. L'idylle douce de sa vie cachée, au
fond du vieux passage montmartrois, le repo-
sait de ses activités haletantes, de ses terribles
ou fatigantes chasses à l'homme à travers le
Paris sinistre.
— Là, dit-il en remettant l'obturateur sur
l'appareil, c'est fait. Vous pouvez jouer, mes
chéries ! El qu'y a-t-il pour votre service, mon
cher Moniche?
Il relevait, les arrachant du terrain où ils
étaient fichés, les pieds du support de son
appareil, tandis que les fillettes rejoignaient
leurmère qui les caressait, redressant les ban-
deaux de leurs cheveux, l'une après l'autre,
lorsqu'en jetant un coup d'œil de ses gros
yeux bleus, perçants et clairs, sur le visage
de Moniche il se rendit compte du trouble du
concierge et devina, comme on dit, quelque
chose.
— Eh ! mais, vous êtes blanc comme votre
8 L'ACCUSATEUR
mouchoir, dit-il à Moniche qui s'essuyait le
front.
— Ah ! 'monsieur Bernardet! C'est qu'il y a
de quoi être bouleversé, songez donc? Il y a eu
un assassinat dans la maison !
— Un assassinat? fit Bernardet.
Toute sa physionomie, si gaie, avait pris
brusquement une expression bizarre, subite-
ment changée, tendue et sérieuse, les gros
yeux bleus devenant plus clairs, comme flam-
bant intérieurement.
— Un assassinat, oui, monsieur Bernardet.
M. Rovère.... Vous ne connaissez pas M. Ro-
vèrè?
— Non, fit le policier.
— Je croyais vous en avoir parlé. Un origi-
nal, un solitaire. Enfin assassiné, voilà. Ma
femme, tout à l'heure, en entrant pour lui lire
son journal...
Bernardet interrompit brusquement le brave
homme :
— Quand la chose a-t-elle eu lieu?
— Ah ! dame, monsieur Bernardet, on ne
sait pas ! Ce que je sais, c'est que ma femme
a trouvé le cadavre encore chaud. Elle n'a pas
peur. Elle la touché !
— Encore chaud !
Ces mots avaient frappé Bernardet. Il réflé-
L'ACCUSATEUR 9
chit un moment — une seconde — et brusque-
ment, parlant à Moniche :
— C'est bien. Allons chez vous !
Puis, comme frappé d'une idée subite, il
ajouta :
— Je prends ça ! Oui, ça !...
Et il détacha du pivot sur lequel il l'avait
agencé, au haut du support, l'appareil pho-
tographique où il venait de fixer l'image de ses
filles.
— J'ai encore trois plaques, ça peut être
utile!
Mme Bernardet, qui se tenait assez éloignée
dans le jardin, les enfants pendues à ses jupes,
avait bien vu que le concierge apportait une
grave nouvelle. La figure souriante de Ber-
nardet était devenue soudain celle des jours
de chasse, soucieuse et fixe, avec le regard
ardent du chien d'arrêt sur le gibier.
— Tu t'en vas? dit-elle avec un regret à
Bernardet qui passait une courroie de cuir
à son appareil pour le pendre en bandou-
lière.
— Oui, fit-il,
— Ah! mon Dieu! mon pauvre dimanche !...
Et, ce soir, au moins, ce soir, mènerons-nous
les petites au théâtre Montmartre ?
— Je ne sais pas, dit-il encore.
10 L'ACCUSATEUR
— C'était juré. Les pauvres enfants ! On leur
avait promis la Closerie des Genêts.
— Que veux-tu? Je ne sais pas, je verrai,
on ne fait pas toujours ce qu'on veut dans la
vie. C'est vrai, moncherMoniche, aujourd'hui,
c'est mon jour de naissance, 30 octobre!... J'ai
quarante ans sonnés aujourd'hui !... J'avais
promis la Closerie des Genêts et tel que vous
me voyez, je suis en congé. Mais je revien-
drai!... Je reviendrai... Allons voir votre
M. Rovère!
Il embrassa au front sa femme, sur leurs
six joues ses trois fillettes, rouges et fraîches
comme leur mère et, son appareil photogra-
phique de côté, il suivit Monichc qui marchait
vite, s'essoufflait et répétait de temps à autre
aux questions de l'agent de la Sûreté :
— Encore chaud, oui, monsieur Bernardet,
encore chaud !
II
M. Bernardel était, dans le service de la
Sûreté, un personnage assez original. Parmi
les agents recrutés dans un milieu bizarre,
subalternes dans leur métier, héroïquement
dévoué, le petit homme, esprit singulier,
curieux de toutes choses, lisant beaucoup,
par hasard et par bribes, pouvait passer pour
un lettré et son chef lui disait parfois en
riant :
— Bernardet, prenez bien garde, vous avez
des ambitions littéraires. Vous devez rêver
d'écrire dans les journaux !
— Non, monsieur Leriche, répondait Ber-
nardet , mais — que voulez-vous ? — tout
m'amuse.
Et c'était vrai, Bernardet était né fureteur.
Avec une éducation supérieure, il fût devenu
12 L ACCUSATEUR
un érudit, un rat de bibliothèque, passant sa
vie à remuer des chartes et à déchiffrer des
manuscrits. Fils de braves crémiers de Belle-
ville, élevé à l'école mutuelle, lisant avidement
les journaux populaires, tout ce qu'il y a de
mystérieux dans Paris l'attirait de bonne heure,
et son service militaire une fois accompli, il
demandait à s'embrigader parmi les chiens de
garde de la Ville-Univers, comme il se fût
embarqué pour le Nouveau-Monde, le Mexique
ou le Tonkinafin de voir de l'inconnu. Puis il
s'était marié pour trouver, dans cette vie bal-
lottée, périlleuse et lassante, un point d'at-
tache, un coin de joie paisible.
Il menait de front cette double existence de
limier toujours en chasse el de bon bourgeois
cultivant son jardinet au bas de la butte, dans
une maisonnette ignorée. Et là, dévorant de
vieux bouquins payés quelques sous aux étala-
gistes, lisant et collant sur des feuilles volantes
qu'il reliait ensuite lui-même, des coupures de
journaux, il meublait sa petite tète ronde et
rase d'un tas de menus faits disparates qui se
tassaient, se classaient pourtant, trouvaient
leur case et leur cellule dans ce cerveau tou-
jours actif, fourmillant d'idées diverses.
Un curieux, c'était un curieux. La curiosité
faisait sa vie. Les tâches fatigantes ou répul-
L'ACCUSATEUR 13
sives de ce métier de policier il les accomplis-
sait avec plaisir, parce qu'elles satisfaisaient
ce besoin primordial de sa nature et lui per-
mettaient de tout voir, de tout entendre, de
pénétrer dans les milieux les plus contrastés,
aujourd'hui en habit noir, le col cravaté de blanc,
surveillant à l'Opéra les voleurs de lorgnettes
qui collectionnent et envoient vendre en Alle-
magne par des complices le résultat de leurs
cueillettes à travers les fauteuils, demain allant
en vêlements sordides, arrêter un meurtrier
aux mains noires et rouges dans quelque
coupe-gorge de la Glacière.
M. Bernardet était entré en maître souve-
rain chez les banquiers tout-puissants, dont
on venait saisir les livres, tandis que le million-
naire d'hier montait avec le policier dans un
fiacre. 11 avait suivi, par ordre, les intrigues
de plus d'une grande dame qui lui devait son
salut. Si M. Bernardet avait voulu parler!
Mais il ne parlait pas, il ne parlait jamais et les
reporters étaient revenus béjaunes des diverses
interviews qu'ils avaient voulu lui prendre.
— L'interview est d'argent, mais le silence
est d'or, répondait M. Bernardet, qui n'était
pas une bête.
Il avait assisté à des réunions de spirites et
à des conciliabules d'anarchistes. 11 s'était
14 L'ACCUSATEUR
occupé d'occultisme avec des mages de hasard,
el, sur le bout du doigt, il connaissait la liste
des libertaires militants. Il savait les véritables
noms des grecs fameux qui battent les cartes,
comme on bat l'estrade sous des pseudonymes
nobiliaires. Les tripots lui étaient familiers ; il
connaissait les églises aux coins sombres où
se rassemblent, pour parler d'a/faires, les asso-
ciés qui ne veulent pas être filés dans les bras-
series ou épiés dans les cabarets.
De tout ce Paris qui roule ses millions
d'êtres, comme une coulée géante, il connais-
sait les dessous et savait les mœurs des mi-
crobes pullulant el grouillant dans la cave
humaine.
Ah ! s'il était jamais préfet de police, lui qui
avait étudié son Paris, non pas de loin, à tra-
vers les statistiques des livres ou les vitres
d'un cabinet de fonctionnaire, mais dans la
rue, dans les taudis, dans les bouges, dans les
asiles de misère et de crime, chiffonnier du mal
habitué à retourner les détritus, la pourriture
sociale! Mais M. Bernardet n'était pas ambi-
tieux. Telle qu'elle lui était faite et qu'il l'avait
voulue, la vie lui suffisait. Sa bonne femme de
femme lui avait apporté un petit bien de ses
parents, vignerons à Argenteuil, et Bernardet,
qui se contentait de cette pauvre petite fortune,
L'ACCUSATEUR 15
trouvait que sa puissance était assez grande.
La puissance d'un homme qui peut, à l'occa-
sion, mettre la main au collet d'un ancien mi-
nistre et à la gorge d'un meurtrier !
Un jour, un financier menacé de Mazas l'avait
bien fait rire. Bernardet venait l'arrêter. Il ne
fallait faire aucun tapage dans la maison de
banque. L'homme de police et l'homme de
Bourse se trouvaient seuls, face à face, dans un
petit bureau écrasé, aux tentures lourdes et
aux tapis épais étouffant tout bruit.
— Cinquante mille francs pour vous si vous
me laissez sortir, dit le banquier.
— Monsieur le comte veut rire...
— Cent mille !
— La plaisanterie est plus grande, mais c'est
une plaisanterie !
Alors le comte, très pâle :
— Et si je vous brûlais la cervelle, tout sim-
plement ?
— Mescamaradesm'attendenten bas, répon-
dit tranquillement Bernardet. Ils savent bien
que notre entretien ne peut se prolonger long-
temps, et cette proposition, que je veux bien
oublier comme les autres, aggraverait, je crois,
si elle devenait effective, le cas de M. le comte.
Deux minutes après le banquier sortait,
précédant Bernardet qui le suivait tête nue,
16 L'ACCUSATEUR
el disait d'un ton dégage à ses employés :
— A bientôt, messieurs ! Je reviens !
C'était aussi M. Bernardet qui, en visite à la
Banque des Hauts-Plateaux, revenait en disant
à son chef :
— Monsieur Lericlie, il se passe là quelque
chose de grave !
— Et quoi donc? Bernardet.
— Je ne sais pas, monsieur Lericlie, mais il
y a réunion du conseil d'administration aujour-
d'hui, et j'ai vu monter, vous entendez, monter,
par deux domestiques, monter dans son fau-
teuil de malade, M. le baron de Cheylard !
— Eh bien ! Bernardet?
— Eh bien ! monsieur Leriche, le baron de
Cheylard, en sa qualité d'ex-sénateur du second
Empire, d'ex-président du Conseil et d'ex-com-
missaire des Expositions industrielles, est
grand-croix de la Légion d'honneur. Grand'-
croix, c'est-à-dire qu'on ne peut le poursuivre
qu'après délibération du Conseil de l'Ordre. Et
alors, vous comprenez... Si la Banque des
Hauts-Plateaux fait appel à son vice-président,
le baron de Cheylard,. paralysé, moribond...
— C'est qu'elle a besoin d'un paratonnerre.
— Grand'croix, monsieur Leriche! On hési-
terait à nous livrer un grand'croix !
— Vous avez raison, Bernardet. ils doivent
L'ACCUSATEUR 17
être dans une mauvaise passe, les Hauts-Pla-
teaux! Et vous êtes un terrible observateur.
L'esprit du littérateurjevous le dis Bernardet!
— Oh ! le coup d'œil du photographe, tout
au plus, monsieur Leriche. L'habitude du
kodak !
Ainsi passait M. Bernardet à travers la vie
parisienne, capable de ramasser une fortune
dans quelque agence Tricoche, s'il avait voulu
exploiter à son profit l'esprit d'observation que
lui reconnaissait son chei'et ne songeant qu'à
faire son devoir à son goût, en élevant ses trois
fillettes et en aimant sa femme, tout étonnée des
surprenantes histoires que lui contait le poli-
cier et toute ficre d'avoir pour mari un homme
qui surveillait de si près les puissants, les
grand'eroix de la Légion d'honneur !
Et M. Bernardet trottinait vivement vers le
logis de M. Rovère, tandis que Moniche s'épon-
geait et, lui montrant de loin un noir rassem-
blement là-bas, devant une maison du boule-
vard de Clichy, lui disait :
— On le sait déjà, le malheur ! Depuis moi,
il y a une foule...
Bernardet s'arrêta, regardant, avant de tra-
versera chaussée, le tas degens, qui semblaient
en effet assiéger le logis qu'habitait le mort,
M. Rovère.
2.
d8 L'ACCUSATEUR
— Que j'entre là, dit l'agent au portier,
c'est très bien. Vous avez toujours le droit d'ap-
peler au secours qui vous voudrez. Mais je ne
suis pas un magistrat... Il faut avertir le com-
missaire de police.
— Oh ! monsieur Bernardet, fit Moniche,
Vous êtes plus malin à vous tout seul que tous
les commissaires réunis !
— Il ne s'agit pas de ça. Le commissaire est
le commissaire. Allez l'avertir!
— Mais puisque vous êtes là, monsieur Ber-
nardet.
— Mais, je ne suis rien ! Je ne suis rien ! Il
faut un magistrat !
— Vous n'êtes donc pas magistrat?
— Je suis un simple mouchard, monsieur
Moniche ! répondit Bernardet le plus simple-
ment du monde.
Et alors il traversa la chaussée.
Les voisins accouraient autour de la porte
close comme un essaim de mouches autour
d'un rayon de miel. Une rumeur montait du
tas noir des curiosités avides poussées là par
l'attrait du drame, l'appât du mystère, l'effroi,
et à la fois, le magnétisme étrange de celle
chose sinistre : le crime. Des femmes parlaient
haut , inventaient des romans soudains ,
des versions incroyables. De petits jeunes
L'ACCUSATEUR 19
gens, accourus vite prenaient des notes.
Au moment ou Bernardet arrivait, suivi du
portier, un coupé s'arrêtait devant la porte et
un grand garçon en descendait, disant :
— Où est M. Leriche ? Je veux voir M. Le-
riche !
Le Chef de la Sûreté, n'étant pas averti, n'é-
tait point là. Mais le grand jeune homme aux
longs bras télégraphiques reconnut tout de
suite Bernardet, et s'accrocha à lui, tandis que,
par la porte entr'ouverte, l'agent se glissait
avec Moniche dans la maison dont il fallut dé-
fendre la porte contre la poussée de la foule.
— 11 faudra aussi appeler les sergents de
ville ! dit Bernardet au portier. On serait envahi
sans cela !
Au bas de l'escalier, Mme Moniche attendait
dans un groupe de locataires de la maison,
hommes et femmes, à qui elle racontait pour la
vingtième fois comment en entrant chez M. Ro-
vère, elle l'avait trouvé, étendu, égorgé.
— J'allais lui lire son journal... le feuille-
ton... Il l'intéressait ce feuilleton... Nous en
étions au moment où le baron provoque le co-
lonel américain... Il me disait encore hier, le
pauvre homme : « Je voudrais savoir qui des
deux sera tué, le colonel ou le baron... » Il ne
le saura pas. Et c'est lui..,
20 L'ACCUSATEUR
— Madame Moniche, interrompit Bernardet,
avez-vous quelqu'un qui puisse avertir mon-
sieur le commissaire et l'amener ici ?
— Quelqu'un ?
— Oui, ajouta Moniche, M. Bernardet a be-
soin d' un magistrat. Ce n'est pas difficile à
comprendre.
— Le commissaire ? répétait Mrae Moniche.
C'est juste. Le commissaire ! Et si j'y allais,
moi, monsieur Bernardet, chercher le com-
missaire?
— Pourvu qu'en ouvrant la porte vous ne
laissiez pas prendre la maison d'assaut ?
— Ne craignez rien, dit la concierge, heu-
reuse d'avoir encore à jouer un rôle, à conter
à M. le commissaire comment, en entrant pour
lire le feuilleton à ce pauvre monsieur...
Et Bernardet, tandis qu'elle allait vers la
porte, montait lestement, suivi de Moniche,
les deux étages de l'escalier, sans s'occuper
du grand jeune homme qui venait là. au
galop de son coupé, pour le compte de son
journal.
— Après tout, se disait l'agent, il faut bien
que tout le monde vive !
Puis, songeant à la rapidité avec laquelle la
nouvelle avait couru, avait peut-être été télé-
phonée au journal qui envoyait là son reporter
L'ACCUSATEUR 21
si vivement, il se fil cette réflexion profession-
nelle :
— Le téléphone! Nous arrêterions peut-être
les gens plus vite si nous l'avions, nous, comme
les nouvellistes, le téléphone !
Et les trois hommes, l'agent, le portier et le
reporter, M. Moniche passant le premier, sa
clef à la main, montèrent au deuxième étage.
La porte de M. Rovère, une fois ouverte, Mo-
niche s'effaça pour laisser passer M. Bernar-
det. Et sur les talons du policier, le reporter
venait, son carnet à la main sans que l'agent
parût l'apercevoir ou s'en soucier. Peut-être
aussi M. 13ernardetétait-il de l'avis de ses chefs
qui laissent volontiers les journalistes se mêler
de leurs affaires afin d'avoir — tout le monde a
de ces faiblesses — une bonne presse.
III
Rien clans l'antichambre de M. Rovèrc ne ré-
vélait qu'un drame quelconque se fût déroulé
là. Il y avait aux murs des tableaux accrochés,
des faïences et quelques armes précieuses en
panoplies, sabre japonais ou kriss de Malaisie.
Bernardet leur donna en passant un coup d'œil
rapide.
— C'est dans le salon, fit le portier, tout
bas.
Des deux battants de la porte du salon un
était ouvert, et s'arrêtant sur le seuil pour re-
garder d'ensemble la pièce où gisait le cadavre.
Bernardet aperçut au centre même, couché sur
le tapis dont la moquette avait, comme une
éponge, bu une assez large mare de sang, le
corps étendu de M. Rovère, enveloppé d'une
robe de chambre de laine bleue dont les cor-
L'ACCUSATEUR 23
dons semblaient flotter autour, allongés à la
fois et tordus comme des serpents.
Le mort était couché entre les deux fenêtres
donnant sur le boulevard de Clicliy — et la
première pensée de Bernardet fut que c'était
miracle que la victime eût été égorgée ainsi, à
deux pas de ces passants et de ces véhicules
dont la poussée, au dehors, était si intense en
plein jour.
— Celui qui a fait le coup l'a fait vite, son-
geait l'homme de police. Il s'avança doucement
vers le cadavre, comme un chasseur qui craint
de déranger quelque brisée, son petit œil vif
allant du corps inerte aux objets qui l'entou-
raient et, une fois à côté, il se pencha sur la
.victime pour étudier.
M. Rovère semblait vivant, dans sa pose tra-
gique. La face pale, un beau visage de ligueur
à longue barbe grise pointue et bien taillée,
exprimait dans son immobilité farouche une
sorte de colère menaçante. Maigre et solide,
cet homme de cinquante-cinq ans environ, avait
dû tomber en maudissant, mais bravement,
dans l'angoisse suprême. La plaie atroce pro-
duite par l'arme enfoncée dans sa gorge sem-
blait mettre autour du cou une sorte de large
cravate de commandeur dont la note rouge
s'harmonisait étrangement avec la barbe, à
24 L'ACCUSATEUR
demi blanchie, dont la pointe baignait dans le
sang.
Mais ce qui frappa surtout Bernardet, ce qui
attira son attention et le passionna subitement,
comme un problème brusquement posé, ce fut
le regard, l'extraordinaire regard decethoinme
en robe de chambre qui, les yeux ouverts, la
bouche ouverte, semblait un combattant vivant
encore et encourageant, des yeux et des lèvres^
on ne savait quels compagnons invisibles. La
bouche voulait crier et les yeux menaçaient.
Ils foudroyaient, ces yeux tragiques, écar-
quillés par une fureur ou une épouvante. Ils
semblaient immenses, élargis, prêts à sortir de
leurs orbites sous leurs noirs sourcils hérissés.
Ils étaient vivants dans cette face morte. Ils
disaient une lutte finale, quelque duel atroce de
regards et de paroles. Ils étaient tels, dans leur
immobilité féroce, que lorsqu'ils se iixaient
sur le meurtrier prunelle contre prunelle, face
contre face.
M. Bernardet regarda les mains.
Les mains du mort étaient crispées et parais-
saient, dans quelque résistance obstinée,
s'être accrochées au cou, aux vêtements de
l'assassin.
— H y a du sang aux ongles, dit tout haut le
policier. Donc la victime a lutté.
L'ACCUSATEUR 25
Et Paul Rodier, le reporter, laissait courir
vivement son crayon et notait : « Il y a du sang
aux ongles. »
D'ailleurs Bernardet revenait bien vite à ce
regard, à ces yeux du mort, à ces yeux agran-
dis, effarés, terribles et qui, dans leur stupeur
effrayante, devaient garder, gardaient sans
doute limage, le fantôme de quelque cauche-
mar de mort.
L'agent toucha du doigt la main du mort. La
peau devenait froide et les membres semblaient
déjà rigides.
Le reporter vit alors le petit homme tirer de
sa poche une sorte de ruban d'argent enroulé
et l'entendit prier M. Moniche de lui tenir ce fil,
qui sembla, à Paul Rodier, un fil de lai-
ton, pendant que le policier préparait son
kodak.
— Avant toute chose, murmurait Bernardet,
gardons l'expression de ces yeux-là !
— Fermez les volets de la fenêtre ! L'obscu-
rité la plus complète !
Le reporter sejoignità Moniche pour gagner
du temps.
Et les volets clos, la pièce devenue sombre,
BiM-nardet avait armé son appareil; puis, comp-
tant à petits pas la distance voulue pour pho-
tographier, à bonne portée, le visage du mort :
3
26 ' L'ACCUSATEUR
— Ayez l'amabilité d'allumer le fil de magné-
sium, dit-il au portier. Vous n'avez pas d'allu-
mettes ?
— Non, monsieur Bernardet.
Le policier désigna, d'un signe de tète, un
porte-allumettes qu'il avait aperçu tout de suite
en entrant dans le salon.
— 11 y en a, là !
Bernardet, en ce salon, avait tout vu de son
coup d'ceil circulaire : les fauteuils, à peine
dérangés et qui ne donnaient point l'idée d'une
lutte, les tableaux — fort remarquables —
appendus à la muraille, les glaces, la biblio-
thèque, les étagères.
Sur la cheminée, Monicheprit des allumettes
et ce fut M. Rovère lui-même qui fournit à
Bernardet le moyen d'éclairer son cadavre.
— Nous n'obtiendrons rien dans cette cham-
bre sans le magnésium, disait l'agent aussi
calme dans ce logis hanté par le meurtre qu'il
l'était tout à l'heure dans son jardinet du pas-
sage de l'Elysée-des-Beaux-Arts. La lumière
est insuffisante. Quand je vous dirai: Allez!
Monsieur Moniche, vous allumerez le fil de
magnésium et je ferai de ce visage trois ou
quatre épreuves ! Vous m'avez compris? Met-
tez-vous là, à ma gauche. Bien. Attendez !
Bernardet braquait sur la face du mort la
L ACCUSATEUR 27
lentille de son kodak et le portier se tenait
tout près, allumette et magnésium à la main,
comme un artilleur qui attend Tordre de faire
feu. Le reporter prenait des notes.
— Allez ! dit l'agent.
Une rapide et claire lumière éblouissante,
livide, traversa le salon, subitement illuminé
d'un éclair. La face pale sembla plus blême,
les objets prirent subitement un aspect fantas-
tique, dans cette sorte d'orageuse apothéose
et, sur son carnet Paul Rodier notait, piquait
les épithètes : Pittoresque... bizarre... féerique...
infernal — suggestif. . .
— Recommençons, dit froidement M. Ber-
na rdel.
Et, par trois fois, sous la lividité de ces
éclairs, le visage du mort apparut, plus blanc
et plus sinistre, épouvantable, la plaie plus pro-
fonde, béante, lacravateplus rouge, et les yeux,
les yeux agrandis, les yeux fixes, les yeux tra-
giques, les yeux menaçants, les yeux parlants,
les yeux chargés de mépris, de haine, de ter-
reur, d'injures, de résistance féroce ramassée
dans un dernier effort de vie, les yeux éloquents
semblèrent, sous la lueur fantasmagorique du
magnésium, lancer des étincelles, s'animer,
foudroyer quelqu'un, tout droit dans l'air tra-
versé de ces éclairs fauves, là, dans le vide.
28 L'ACCUSATEUR
— Avec cela, lit Bernardet très doucement,
j'aurai mon affaire. C'est bien le diable si sur
trois épreuves...
Il s'interrompit pour regarder du côté de la
porte d'entrée qu'on apercevait, au bout du
salon, mais fermée.
Des coups rapides y étaient frappés, impé-
ratifs et répétés.
— C'est M. le commissaire, dit l'agent de
police. Ouvrez, monsieur Moniche !
Le reporter prenait toujours des notes,
décrivait le salon, faisait un plan, un petit
schéma, pour son journal.
Et c'était en effet le commissaire de police,
suivi de Mme Moniche, et escorté d'un nombre
assez considérable de curieux dont la poussée,
devant la porte extérieure sur le boulevard,
était devenue irrésistible.
Le commissaire, avant d'entrer, regarda
précisément tout ce monde, et dit d'un ton
bref :
— Qu'on se retire!... Faites, madame, reti-
rer toutes ces personnes ! On n'entre pas !
Alors, du flot pressé des curieux, des flâ-
neurs accourus, des voisins, de tout ce public
des premières sinistres, des répétitions géné-
rales du crime sensationnel et de la future
cause célèbre, plusieurs voix s'élevèrent nettes
L'ACCUSATEUR 29
et réclamant leurs droits, leur place, leur ser-
vice.
— Mais nous, monsieur le commissaire,
nous ! Nous sommes la Presse !
— Messieurs les journalistes, répondit le
commissaire, pourront entrer en montrant
leurs cartes. — Les autres, non !
Il y eut un murmure qui monta de l'escalier
envahi.
— Les autres, non! répéta le commis-
saire.
Il lit un signe à deux agents qui le suivaient
et les policiers, devenus contrôleurs, exigèrent
les cartes d'idendité des reporters accourus
sur les talons de Paul Rodier, tandis que la
foule des badauds sans titres protestaient,
grommelaient contre ces gazettiers qui partout
ont les primeurs des spectacles.
— Le Quatrième Pouvoir! criait, au bas de
l'escalier, un vieux monsieur furieux qui habi-
tait la maison même et passait pour un corres-
pondant de l'Institut. Quand il se commet un
crime sous mqpi toit je ne peux pas même m'en
rendre compte, et des étrangers... des étran-
gers... parce qu'ils sont reporters, peuvent en
jouir tout à leur aise !
Le commissaire ne l'écoutait pas, mais les
refusés de l'escalier l'approuvaient ferme.
3.
30 L'ACCUSATEUR
Leurs clameurs faisaient, du reste, hausser
les épaules de M. le commissaire.
— Il est tout naturel, disait-il aux reporters, i
que les fourriers de l'opinion soient admis <
avant tout le monde. Vous êtes aussi des juges
d'instruction, messieurs! Dire la vérité, eh !
eh! c'est aussi une magistrature. Et difficile,
très difficile. Tout est difficile, du reste, aujour-
d'hui. Découvrir un criminel, croyez-vous que
ce soit aisé? J'ai été journaliste, du reste,
messieurs. Ah ! journaliste, intermittent! Au j
Quartier, autrefois. J'ai môme fait une pièce I
de théâtre, jadis, à Cluny. Une revue de fin
d'année... N'en parlons pas, n'en parlez pas,
surtout! Entrez! Entrez, je vous prie. —
Voyons — et, élégant, aimable, poli, souriant.
il cherchait des yeux M. Bernardet — où est- j
il, où l'a-t-on mis ce cadavre?
— Voici ! monsieur le commissaire.
— - Bernardet s'était effacé, correct el se
tenant droit respectueusement devant son |
supérieur, comme un soldat au port d'armes,
et le commissaire, à son tour, s'approchait du 1
corps étendu, tandis que les curieux, légère-
ment maintenus par Moniche, formaient un
demi-cercle autour du corps pâle et san-
glant.
Le commissaire fut comme Bernardet frappé
L'ACCUSATEUR 3t
de l'aspect hautain plein de bravade de cette
face blême.
— Le pauvre homme! dit-il en hochant la
tête. Il est superbe ! . . . Superbe! . . . Il me rappelle
le duc de Guise mort, du tableau de Paul Dela-
roche !... Je l'ai encore revu à Chantilly, ce duc
de Guise avec le Duel de Pierrot, de Gérôme !
On a beau dire, c'est un beau tableau !
Peut-être, en se parlant à lui-même, le
commissaire parlait-il aux délégués du Qua-
trième Etat, qui, le crayon à la main, prenaient
des notes, et Paul Rodier, saisissant les noms
au vol, traçait rapidement sur son carnet :
« Le commissaire lettré, si artiste et sibien-
« veillant à la presse, M. Desbrière, qui, du
« reste, fut un peu notre confrère, trouvait
<( très justement que la face énergique et pale
« de la victime rappelle l'altitude et l'expres-
« sion du duc de Guise mort, dans le célèbre
« tableau de Gérôme, qu'on voit dans les gale-
« ries de Chantilly. »
IV
M. Desbrière procédait maintenant aux
constatations légales et interrogeait le portier,
la portière, tout en étudiant le plan même du
salon, l'appartement de M. Hovère, tandis que
Bernardet promenait, çà et là, son regard clair
et allait, examinanrde près toutes choses, d'un
objet à l'autre, comme un chien de chasse flai-
rant une piste.
— Qu'était-ce que votre locataire? demanda
tout d'abord le commissaire.
Moniche répondit d'un ton convaincu, et
comme si la mémoire du mort eût été accusée :
— Oh ! monsieur le commissaire, un très
brave homme, je vous le jure !
— Le plus brave homme du monde, ajouta
Mmc Moniche toute pénétrée et qui s'essuyait
les yeux pour se donner une contenance.
L'ACCUSATEUR 33
— Ce ne sont pas ses qualités morales qui
m'importent, fit M. Desbrière; ce que je veux
savoir, c'est comment il vivait et qui il recevait
d'habitude.
— Peu de gens. Fort peu, dit le portier. Le
pauvre monsieur aimait la solitude. Il y avait
huit ans que nous l'avions pour locataire. Des
amis, il en avait et en recevait, mais peu, je
vous le répète, très peu.
M. Rovèré était venu louer l'appartement du
boulevard de Clichy en 1888. Il arrivait de
l'étranger et s'installait dans la maison avec
des tableaux et des livres. Le portier s'étonnait
même de la quantité de cadres et de volumes
que le nouveau locataire apportait. L'emména-
gement durait longtemps et M. Rovère, très
méticuleux, surveillait lui-même le placement
de ses toiles, l'arrangement de sa bibliothèque.
Ce devait être un artiste, bien qu'il se donnât
tout simplement pour un négociant retiré. On
lui avait entendu dire un jour qu'il avait été
consul à l'étranger, en Espagne ou dans l'Amé-
rique du Sud.
Il vivait là sans mener grand train de mai-
son, quoique, dans l'opinion de ses portiers, il
fût riche. Etait-il avare? Pas du tout. Très
généreux, au contraire. Mais visiblement il
fuyait le bruit. Il avait choisi ce logis du bas de
34 L'ACCUSATEUR
la butte pour y mener une vie cloîtrée, comme
en cellule, loin de ceux des Parisiens boule-
vardiers qu'il pouvait connaître. On avait vu,
quatre ou cinq années auparavant, une dame
en noir, oui, toujours en noir, une dame de
tournure encore jeune — car pour son visage
on ne le connaissait pas, elle le cachait sous
des voiles — venir assez souvent rendre visite
à M. Rovère. Il l'accompagnait respectueuse-
ment jusqu'à sa porte, lorsqu'elle descendait.
Une ou deux fois il était sorti avec elle en voi-
ture. On ne savait pas son nom.
L'existence de M. Rovère était réglée mili-
tairement. Il se tenait droit autrefois, — car la
maladie l'avait terrassé, en ces derniers mois,
— sortait quelque temps qu'il fît, allait au
Bois et rentrait. Puis, après son déjeuner,
enfermé dans sa bibliothèque, il lisait beau-
coup, écrivait, sortait encore, flânait le long
des boulevards extérieurs et passait presque
toutes ses soirées chez lui.
— Il ne nous faisait jamais veiller, n'allait
presque pas au théâtre, disait Moniche.
La maladie dont il souffrait et qui inquiétait
le médecin avait saisi M. Rovère au retour
d'un voyage de santé, d'une saison qu'il avait
faite à Aix-les-Bains, Tété dernier. Les voisins
remarquaient tout de suite l'effet produit par
LWCCUSATEUll 35
cette cure, qui renvoyait à Paris un homme
très souffrant au lieu d'un rhumatisant encore
alerte. Depuis le mois de septembre, M. Rovère
avait gardé la chambre, ne recevant d'autres
visites que celles de son docteur et passant ses
journées dans son fauteuil ou sur sa chaise-
longue, pendant que Mme Moniche lui lisait les
feuilles quotidiennes.
— Quand je dis qu'il ne recevait personne,
fît Moniche, tandis que, tout en regardant
comment le mort avait été frappé, M. Desbrière
continuait à faire parler le portier — et les
reporters s'attachaient à l'écouter — je me
trompe. Il y avait « ce monsieur ».
Et il regardait sa femme.
— Quel monsieur?
Mmc Moniche hochait la tête comme si elle
eut redouté de répondre.
— De qui voulez-vous parler? dit le commis-
saire, les interrogeant tous les deux.
En ce moment Bernardcl, qui, sur le seuil
de la bibliothèque attenante au salon, fouillait
des yeux la pièce où M. Rovère se tenait d'ordi-
naire et qu'il avait dû quitter pour venir mourir
à quelques pas de son bureau, Bernardet, dont
l'oreille était aussi fine que le regard était aigu,
se rapprocha doucement et écouta en se mor-
dillant les lèvres.
36 L'ACCUSATEUR
— Quel monsieur? De quel monsieur s'agit-
il? demanda le commissaire un peu brusque-
ment, car il remarquait chez Moniche et sa
femme une hésitation à répondre.
— Ah cà ! voyons, dit-il encore, qu'est-ce que
cela signifie ?
— Eh bien, voilà, monsieur le commissaire,
oui, voilà la chose... Ça ne signifie peut-être
rien au fond... Mais, en somme, ça peut aussi
bien vouloir dire ce que ça veut dire !
Et le portier raconta comment, un soir, un
monsieur très bien, du reste, et tout à fait poli
était venu demander M. Rovère, était monté
chez le locataire, y restant fort longtemps. Ce
devait être vers le milieu d'octobre, et
Mme Moniche, qui gravissait les étages supé-
rieurs pour allumer le gaz au moment même
où le visiteur sortait de chez M. Rovère, avait,
dès ce premier jour, remarqué l'air troublé de
l'individu (M. Moniche appelait déjà ce mon-
sieur Vindividu) qui était très pale et avait les
yeux rouges.
Puis, de temps à autre, l'individu avait refait
une visite à M. Rovère. Plus d'une fois, la por-
tière avait voulu savoir son nom. Elle ne le
savait pas encore à l'heure présente. Comme
elle le demandait, un jour, à M. Rovère, celui-
ci lui répondit assez brusquement : « Qu'est-ce
] /ACCUSATEUR 37
jue cela peut vous faire? » Alors elle n'insis-
ait pas, mais elle gardait sur Pindividu elle ne
savait quel doute vague.
— L'instinct, monsieur le commissaire, mon
nstinct me disait...
— Passez, fit M. Desbrière, s'il n'y avait que
'instinct pour nous avertir, on commettrait de
ameuscs bévues î
— Oh ! il n'y a pas seulement que mon
nstinct, monsieur le commissaire...
— Ah ! ah ! Voyons...
Bcrnardet, l'œil fixé sur M"" Moniche, ne
Derdait pas une syllabe du récit de la portière,
jue parfois M. Moniche interrompait pour
empiéter ou infirmer un détail, et de temps
t autre, l'agent de la Sûreté reportait son re-
gard sur le cadavre qui, bouche ouverte, lesyeux
irdents, féroces, semblait, lui aussi, écouler...
Voilà, Mmc Moniche, comme on sait, entrait
i son gré chez M. Rovère. Elle était à la fois sa
èmme de ménage, sa lectrice et sa femme de
-onfiance. Rovère était brusque, mais il élait
>on. C'est à peine si, lorsque la portière
>oussée par son rôle ou sa curiosité, pénétrait
ont à coup chez lui, il lui disait :
— Ah ! vous voilà ! vous ! Je ne vous ai pas
ppelée !
- Une sonnette électrique unissait lapparte-
38 L'ACCUSATEUR
ment du locataire à la loge de Mmc Moniche.
Généralement celle-ci répondait :
— J'avais cru entendre sonner, — et elle pro-
fitait de l'occasion pour ranimer un peu le feu
que M. Rovère, lisant ou écrivant, oubliait de
surveiller.
Elle lui était attachée, en somme. Elle ne
voulait pas qu'il eût froid et, en ces derniers
temps, bien qu'il demandât fermement à être
seul, elle se glissait dans l'appartement le plus
souvent possible, sous un prétexte ou sous un
autre, sachant M. Rovère malade, et, disait le
portier, fort malade, afin de lui venir en aide
au besoin. Or, un soir, — précisément l'avant-
veille de l'assassinat, oui, l'avant-veille, le
mardi, — Mme Moniche était entrée dans le
cabinet de Rovère pendant que ce visiteur dont
avait parlé Moniche, Y individu, était là, la con-
cierge avait été étonnée de voir les deux
hommes debout devant le coffre-fort de Rovère.
le coffre-fort ouvert, et regardant l'un et l'autre
des papiers étalés sur le bureau du « pauvre
monsieur ».
Rovère, le visage blafard, très maigre, tenait
à la main de ces papiers et l'autre examinait, se
penchait, avec les yeux avides sur ce qui était
— Mmc Moniche l'avait bien vu — des actions,
des valeurs, des titres de rente...
^ACCUSATEUR 39
En apercevant Mmc Moniche, que ce spec-
tacle rendait hésitante et qui s'arrêtait net sur
le seuil, M. Rovère fronçait le sourcil, faisait
machinalement le geste de ramasser les papiers
épars, de les joindre à ceux qu'il avait sous les
doigts. Mais la portière disait : « Pardon ! » et
se retirait tout de suite. Seulement — ah!
seulement — elleavait eu le temps de voir, de
bien voir la caisse de fer, à la lourde porte
ouverte, les clefs pendant sur la serrure et
M. Rovère en robe de chambre devant ces
obligations financières, jaunes ou bleues —
d'autres avec des cachets, des rubans — étalées
là. Il avait même eu l'air de mauvaise humeur,
M. Rovère, mais n'avait rien dit. Pas un mot.
— Et Vautre?
L'autre était aussi blême que Rovère. Il lui
ressemblait, du reste. C'était peut-être un
parent. Mmc Moniche avait remarqué expres-
sion avec laquelle il contemplait ces papiers
qui valaient de l'argent liquide et le coup d'œil
farouche qu'il jetait sur elle lorsqu'elle pous-
sait la porte sans savoir le spectacle qui
l'attendait.
Mmc Moniche était redescendue si troublée
qu'elle n'avait pas tout de suite conté l'aventure
à son mari. C'était depuis qu'elle avait parlé.
L'individu était revenu. 11 demeurait encore
40 L'ACCUSATEUR
enfermé avec M. Rovère durant des heures. Et
le malade couché sur sa chaise longue, la con-
cierge les avait entendus, à travers la porte,
causer tout bas.
Ah! ce qu'ils se disaient, elle ne le savait
pas! Il n'arrivait jusqu'à elle qu'un murmure.
Elle avait beau tendre l'oreille elle ne percevait
que quelque chose de confus, pas une parole
certaine. Pourtant, lorsque le visiteur partit,
ce jour-là, ces mots, dits par Rovère, lui res-
taient :
— J'aurais dû tout dire plus tôt.
Est-ce que le mort avait un lourd secret, qui
lui pesait, qu'il partageait avec Vautre? Et
l'autre, qui était-ce? Peut-être un complice!
Tout ce qu'elle disait, tout ce qu'elle appre-
nait au commissaire de police et à la Presse,
Mmc Moniche le disait avec des rélicences, des
mines peureuses, des soupirs de doute des
gestes de n'y pas toucher, et Bernardei écou-
tait, notait chacune dés paroles de cette femme,
et ces propos de portière, commérages mélo-
dramatiques au renseignement certain, dont il
vérifierait la précision, se gravaient dans son
cerveau aussi sûrement, nettemenl que tout à
l'heure l'image du cadavre, l'expression des
yeux du mort s'étaient réfléchis et reproduits
sur la pellicule du kodak.
L'ACCUSATEUR 41
II essayait.de démêler ce qu'il pouvaity avoir
d'indéniable dans cette première déposition où
la femme du peuple, bavarde, indiscrète, poti-
nière et zélée, avait la joie de jouer un rôle, la
jouissance de tailler un personnage important.
Il contrôlait mentalement le récit de Mme Mo-
niche avec les interruptions du mari qui,
lorsque la femme, maintenant, accusait Yindi-
wdu, l'arrêtait du regard, de la main posée sur
le bras, pour dire :
— Il faut attendre... On ne sait pas... Il
avait l'air si brave homme, ce monsieur !
Alors, la portière jetait ce mot stupéfiant, en
montrant, d'un grand geste solennel, le
cadavre étendu, l'homme égorgé :
— Eh bien! et lui, M. Rovère, est-ce qu'il
n'avait pas l'air d'un brave homme aussi. Et ça
l'empêche-t-il d'être là !
Bernardet eut un petit sourire narquois :
— Il a toujours l'air d'un brave homme, iît-
il, en regardant le mort, et il a même l'air d'un
brave homme qui regarde les coquins avec
courage, M. Rovère ! Je suis certain, ajouta
lentement le policier, que si l'on pouvait savoir
la dernière pensée de ce cerveau qui ne pense
plus, déchiffrer, dans ces yeux qui ne voient
plus, la dernière image qu'ils ont aperçue, on
saurait tout ce qu'on peut savoir sur l'individu
4.
42 [/ACCUSATEUR
dont vous parlez, madame Moniche, et sur la
façon dont votre locataire a été tué !
— Il s'est peut-être tué, dit le commis-
saire.
Mais l'hypothèse d'un suicide n'était pas
possible, comme Bernardet le lui fit remarquer,
au grand contentement des reporters, qui cou-
vraient de caractères cursifs et hiéroglyphiques
leurs carnets de notes. La blessure était trop
profonde pour avoir été faite par la main même
du mort. Et, d'ailleurs, on retrouverait l'arme
qui l'avait faite, cette horrible plaie béante
par où la vie était sortie?
Autour du cadavre, aucune arme. Le meur-
trier l'avait emportée en fuvant ou jetée dans
l'appartement, quelque part. On le saurait
bientôt.
Il n'y avait même pas besoin d'autopsie pour
conclure à un assassinat. C'était visible, inter-
rompit le commissaire qui ne doutait plus.
L'autopsie aurait lieu cependant.
Et, avec une insistance qui surprenait un peu
le commissaire de police, Bernardet, de formes
courtoises, mais poli, visiblement hanté par
une idée particulière, priait, suppliait presque
M. Desbrière d'envoyer quérir M. le Procu-
reur de la République, afin de transporter le
plus tôt possible le cadavre à la Morgue.
L'ACCUSATEUR 43
— Pauvre monsieur! s'exclamait Mmc Mo-
niche. A la Morgue, lui ! A la Morgue !
Et Bernardet la calmait d'un ton bref :
— C'est nécessaire. « C'est la loi. » Oh î
monsieur le commissaire, monsieur le com-
missaire, faisons vite, vite, vite. Je vous dirai
pourquoi. Le temps gagné — je veux dire
épargné — c'est le criminel trouvé.
Alors, pendant que M. Desbrière envoyait
un agent au bureau téléphonique pour avertir
le Procureur de la République et le prier
d'arriver d'urgence boulevard de Clichy,
Mme Moniche se livrait, auprès des reporters, à
des considérations philosophiques sur la des-
tinée humaine, qui condamnait d'une manière
si imprévue, si odieusement brutale, un bon
locataire, aussi respectable que M. Rovère, à
aller finir sur une dalle de la Morgue, comme-
un rôdeur ou un va-nu-pieds, lui qui sortait si
peu et « aimait tant son chez lui ».
— Eternelle antithèse de la vie, répondait
Paul Rodier, qui prenait en note sa propre
réflexion.
V
Le temps passait tandis qu'on attendait
l'arrivée du Procureur et, à travers les per-
siennes closes, la rumeur de la foule amassée
sur le trottoir du boulevard montait, entrant
confusément dans le salon du mort. Le com-
missaire écrivait son rapport sur un coin de
table à la lueur d'une bougie et, de temps à
autre, demandait un détail à Bernardet qui
semblait s'impatienter d'une attente aussi
longue.
Un silence lourd était tombé peu à peu dans
l'appartement de M. Rovère et ces gens qui.
tout, à l'heure, échangeaient leurs observa-
tions à haute voix, tous, depuis le commis-
saire jusqu'à Mmo Moniche, parlaient main-
tenant tout bas comme dans une chambre
d'agonie.
L'ACCUSATEUR 45
Toul à coup, un bruit de sonnette jeta sa
note grêle dans l'appartement silencieux et
Bernardet se dit que c'était M. le Procureur
sans doute. L'agent regarda sa montre, une
modeste montre de Genève, en argent, mais
qu'il aimait — un cadeau de sa femme — et
murmura :
— Nous avons le temps !
C'était bien, en effet, le Procureur de la
République qui venait, accompagné précisé-
ment du juge d'instruction, M. Ginory, celui
que les inculpés avaient surnommé Vétau, tant
il les serrait fortement quand il les tenait.
M. Ginory s'était trouvé dans le cabinet du
Procureur lorsque l'agent avait averti M. Jac-
quelin des Audrays et les deux magistrats
venaient de faire route ensemble.
Bernardet les connaissait bien. Il avait plus
d'une fois travaillé avec eux et M. Jacquelin
lui plaisait. Il savait aussi que M. Ginory était
l'homme le plus juste de la terre, très bon
homme, quoi qu'il fût très redouté et qui,
cherchant à présent la vérité, n'avait pas pour
habitude de croire par avance coupables ceux
qu'il avait dans son élau. M. Jacquelin était un%
homme encore jeune, mince et correct, très
boutonné dans sa redingote, les cheveux rares,
les favoris blancs, rasé, frisé, un pince-nez
46 L'ACCUSATEUR
devant ses yeux bleus. Le ruban rouge à sa
boutonnière semblait un peu trop gros, un
œillet posé là par' coquetterie.
Tout au contraire, avec ses vêtements trop
larges, sa cravate nouée un peu comme une
corde noire, son chapeau à demi brossé,
M. Ginory. gros, court et sanguin, avec son
petit nez de chien d'arrêt et sa bouche aux
mâchoires solides, semblait, à cùté de ce
magistrat mondain, une sorte de professeur,
de savant ou de collectionneur qui, dans la
serviette de cuir bourrée de paperasses, sem-
blait devoir glisser plus de brochures rares
ou de bouquins précieux que de dossiers de
justice.
M. Ginory, robuste et actif, avec ses cin-
quante-cinq ans bien sonnés, entrait dans cette
maison du crime comme un topographe
habitué à des levées de plans et qui n'a pas
grand'peine à se diriger même en des pays
inconnus.
Il alla droit au cadavre — s'étant fait expli-
quer dès l'entrée la position du corps — et
M. Jacquelin des Audrays et lui restèrent un
moment auprès de l'assassiné, se rendant
compte à leur tour de ces détails qui
servent à guider les juges, à éclairer les jurés.
Le Procureur de la République demandait
L'ACCUSATEUR 47
à M. Desbrière s'il avait rédigé un rapport, et
le commissaire le lui présentant, il le lisait
avec des signes de tête satisfaits. Pendant ce
temps, Bernardet s'approchait de M. Ginory,
le saluait et sollicitait du regard un entretien
particulier, ce que le juge d'instruction com-
prit aussitôt.
— Tiens, c'est vous, Bernardet? Vous avez
à me parler?
— Oui, monsieur le juge d'instruction. Et
je venais vous supplier de presser l'envoi de ce
cadavre à la salle d'auptosie!
Doucement, il entraînait à petits pas
presque imperceptibles, le magistrat vers la
fenêtre, loin des reporters qui pouvaient en-
tendre et, lorsqu'il fut presque isolé, dans
l'angle du salon, près de la bibliothèque de
M. Rovère :
— C'est une expérience à faire, monsieur
le juge, et qui doit tenter un homme comme
vous !
Bernardet savait bien que, laborieux avec
acharnement, épris de toutes les recherches
scientifiques nouvelles, esprit très étendu, prêt
à tout étudier, avide de tout comprendre,
M. Ginory ne se refusait à aucune épreuve qui
pût venir en aide à la justice. L'Académie des
Sciences morales et politiques n'avait-elle
48 L'ACCUSATEUR
point couronné, Tannée précédenle, le livre
d'un juge d'instruction sur les Devoir* d'un
magistrat devant les découverte* de la science'!
Le mot d'expérience n'était pas fait pour
e lira ver M. Ginory.
— Qu'entendez-vous par là, Bernardet? dit-
il à l'agent.
Bernardet hocha la tête comme pour donner
à entendre que l'explication demandée était
longue. On n'était pas seul à seul. Quelqu'un
pourrait écouter. Si un journal racontait
l'étrange proposition dont il s'agissait...
— Ah ! ah ! fit le juge d'instruction. Alors,
c'est étrange, votre expérience, Bernardet?
— Un autre magistrat que vous, mon-
sieur Ginory, la trouverait peut-être déplacée...
ou ridicule, ce qui est pis... Mais, vous!". .. Oh!
je ne dis pas cela pour vous flatter, monsieur
le juge, ajouta vivement le policier, voyant que
ces éloges gênaient un peu un homme qui
aimait à les fuir, je parle là, parce que c'est
la vérité vraie et qu'un autre me traiterait de
cerveau fêlé. Vous, non !
M. Ginory regardait curieusement le petit
homme, dont toute l'attitude penchée et sou-
mise semblait quêter une réponse approbative
et qui, à en juger par le pétillement de ses
yeux, devait avoir une idée non vulgaire.
L'ACCUSATEUR 49
— Qu'est-ce que c'est que cette pièce-là?
lemanda le juge d'instruction, en désignant la
bibliothèque par la porte entr'ouverte.
— C'est le bureau de M. Rovère... la vie-
nne...
— Entrons-la ! fit M. Ginory.
Ils étaient loin des gens aux écoutes. Us
buvaient parler.
Machinalement, en entrant, le juge d'instruc-
ion jeta sur les volumes, les rayons bien
■anges de la bibliothèque, le coup d'œil de
'amateur de livres, s'arrêtant à tel ou tel titre
'ouvrage rare, et s'asseyant dans un fauteuil
>as recouvert d'étoffe de Caramanic, il fit
igné de parler à l'agent de la Sûreté qui
evant le magistral, resta debout, le chapeau
la main.
— Monsieur le juge, dit Bernardet, je vous
emande tout d'abord infiniment pardon de
ne permettre de vous donner un conseil ou de
ous demander une faveur. Mais, toute pro-
portion gardée et à une grande distance de
ous, qui êtes un érudit, je suis, comme vous,
in curieux. Je ne serai jamais de l'Institut et
ous en serez...
— Bernardet, voyons, Bernardet !
— Et vous en serez, monsieur Ginory, mais
e me tiens aussi, dans ma petite sphère, au
5
50 L'ACCUSATEUR
courant de ce qui se dit, de ce qui s'écrit. J'étais
de service à l'Académie lorsque votre bel
ouvrage a été couronné, et quand M. le Secré-
taire perpétuel a parlé de ces magistrats qui
savent unir l'amour des lettres au culte de la
justice, j'ai pensé que plus bas, beaucoup plus
bas, au dernier échelon, monsieur le juge
d'instruction, il pouvait y avoir aussi des
hommes qui cherchaient à apprendre et qui
étudiaient de leur mieux, en faisant leur de-
voir.
— Oh! je vous connais, Bernardet. Votre
chef m'a souvent parlé de vous.
— Je sais. M. Leriche est très bon pour
moi. Mais tout cela n'est pas pour me vanter,
monsieur le juge d'instruction, je veux seule-
ment vous inspirer confiance, essayer de vous
inspirer confiance, car ce que je vais vous dire
est si étrange... si étrange...
Bernardet s'interrompit, disant brusque-
ment :
— Je parie que si je disais à un médecin ce
que je vais vous dire, il parlerait de me faire
enfermer à Sainte-Anne. Et cependant je ne
suis pas fou, je vous prie de le croire. Non.
mais je cherche, je cherche. Il me semble
qu'il y a un tas d'inventions maintenant, de
découvertes que nous devons, nous, policiers.
L'ACCUSATEUR 51
utiliser. Et quoique je sois un inspecteur
subalterne...
— Allez, allez, dit avec vivacité le juge
d'instruction dont un mouvement de tête
désignait, par la porte ouverte, le salon où le
Procureur de la République présidait aux
constatations légales — et semblait dire :
« On travaille, là-bas, on cherche, on nous
attend pour agir peut-être. Hâtez-vous ! »
— Je serai aussi bref que possible, dit Ber-
nardet qui avait compris.
— Monsieur le juge (et son verbe, en effet,
devenait rapide, précis, allant droit au but,
comme faisant balle), il y a une trentaine
d'années, il y a trente-six ans pour être exact,
les journaux américains, des journaux poli-
' tiques, non pas, il est vrai, des journaux de
sciences, publiaient une note identique dans
laquelle ils annonçaient comme un fait acquis,
absolument que le daguerréotype — le daguer-
réotype et nous avons fait du chemin depuis
lors en photographie — avait permis de
retrouver, dans la rétine d'un homme assas-
siné, l'image de celui qui l'avait frappé.
— Je sais. Oui, dit M. Ginory.
— En 1860, j'étais trop jeune et je ne pou-
vais avoir la tentation de me rendre compte
de la vérité de cette découverte. J'adore la
52 L'ACCUSATEUR
photographie comme j'adore mon métier,
monsieur le juge d'instruction. Je passe mes
heures de congé à prendre des instantanés, à
les développer, à les tirer, à les coller. Et
l'idée de ce que je vais vous proposer m'est
venue par hasard — en ayant acheté sur les
quais une livraison de la Société «le médecine
légale de 1869, où le docteur Vernois rend
compte d'une communication faite à la Société
par un médecin de province qui envoyait une
note avec épreuve photographique ainsi
conçue : Photographie prire sur In rétine dune
femme assassinée le 14 juin 1818...
— Oui, dit encore M. Ginory. C'est la com-
munication du docteur Bourion de Damez
Vosges).
— Précisément, monsieur le juge d'instruc-
tion !
— Et l'épreuve envoyée par le docteur
représentait le moment où, après avoir frappé
la mère, l'assassin tuait l'enfant tandis que le
chien de la maison se précipitait vers la voilu-
rette où la petite victime était couchée.
— Oui, monsieur Ginory.
— Eh bien. mais, mon pauvre Bernardet,
le docteur Vernois, puisque vous avez lu son
rapport...
— Par hasard, monsieur Ginorv. J'ai trouvé
L'ACCUSATEUR 53
cela chez un bouquiniste et ma tête a trotté
depuis, s'est montée, montée, montée...
— Le docteur Vernois, mon pauvre garçon,
a fait les expériences voulues. Tout d'abord,
l'épreuve envoyée par le médecin vosgien était
si confuse, si confuse, que personne n'y a vu
ce (jue Bourion déclarait y apercevoir. Si Ver-
nois, qui était un homme de valeur, n'a rien
trouvé, je dis rien, qui pût justifier les décla-
rations du docteur Bourion, qu'est-ce que vous
voulez qu'on s'attarde à ces recherches? On ne
parle plus de ces expériences-là, Bernardet,
on n'y pense plus !
— Je vous demande pardon, monsieur le
juge d'instruction, on peut, on doit y penser
encore. Dans tous les cas, j'y pense, moi !
Et, comme un sourire de doute venait aux
lèvres de M. Ginory:
— On a bien trouvé, dit vivement Ber-
nardet, la photographie de l'invisible. Les
Rayons Rœntgen, les fameux rayons X,
n'est-ce pas aussi incroyable que la photogra-
phie d'un meurtrier par la rétine du mourant
dont les journaux américains ont parlé? Ce
sont des inventeurs de folies, ces Américains,
mais des précurseurs de vérités. Ils vont de
l'avant. Est-ce qu'ils ne viennent pas de déta-
cher, par la photographie, les derniers sou-
5t L'ACCUSATEUR
pirs des mourants? Est-ce qu'ils ne fixent pas
sur leurs pellicules ou leurs plaques cette
chose mystérieuse qui nous hante, l'occulte?
Ils jettent des ponts sur les abîmes de l'inconnu
comme sur leurs grands fleuves ou sur leurs
précipices, et ils arrivent!
— Je vous demande pardon, monsieur le
juge, fit le policier en s'interrompant devant
le regard un peu étonné de M. Ginory, j'ai
l'air de faire des phrases et je suis un homme
qui les déteste.
— Pourquoi me dire cela, Bernardet? Parce
que j'ai peut-être l'air surpris de tout ce que
vous m'apprenez. Je ne suis pas seulement
surpris, je suis charmé. Allez donc, allez
donc !
— Eh! bien, monsieur le juge, folie hier,
vérité demain! un fait est un-fait, Le docteur
Vernois a eu beau répéter ses expériences con-
tradictoires, l'expérience du docteur Bourion
n'en avait pas moins précédé les siennes, et
si Vernois n'a rien vu dans la photographie
prise sur la rétine de la femme assassinée le
li juin 1808, j'ai vu, moi, oui, monsieur le
juge, j'ai vu avec une loupe, en étudiant bien
l'épreuve offerte à la Société de médecine
légale, et reproduite dans le Bulletin du tome I,
fascicule 2 de 1870, j'ai vu, aperçu, déchiffré
L'ACCUSATEUR ao
l'image qu'avait vue M. Bourion et que ne vit
pas M. Vernois. Ah ! elle est confuse, l'épreuve!
Elle est peu lisible, je vous l'accorde! Mais il
y a des miroirs qui ne sont pas très clairs et
qui reflètent pourtant votre ombre, sinon votre
ligure. Et j'ai vu, vu, ce qui s'appelle vu, mon-
sieur le juge, le fantôme du meurtrier qu'avait
aperçu le médecin des Vosges et qui avait
échappé à l'examen du membre de l'Aca-
démie de médecine et du Conseil d'hygiène,
médecin honoraire de l'Hôtel-Dieu, s'il vous
plaît.
M. Ginory, qui écoutait l'agent avec curio-
sité, se mit à rire et fit observer à Bernardet
que d'après ce raisonnement, la science du
médecin illustre se trouvait sacrifiée à l'ins-
tinct, à la divination du docteur de province et
qu'il est trop facile de donner tort aux acadé-
miciens et raison aux indépendants.
— Oh! monsieur le juge, pardon, je ne
donne tort ni raison à personne. Le docteur
Bourion croyait avoir fait une découverte;
Maxime Vernois était persuadé que M. Bou-
rion n'avait rien découvert du tout. L'un et
l'autre étaient de bonne foi. Ce que je tiens à
constater, c'est que depuis vingt-six ans on
n'a rien tenté, rien cherché dans le sens de la
première expérience, et qu'on a tout bonne-
56 L'ACCUSATEUR
ment enterré la communication du médecin
des Vosges.
— Je vous demande pardon à mon tour.
Bernardet, répliqua le juge d'instruction, un
peu narquois ; j'ai étudié aussi la question, qui
m'a semblé curieuse...
— Avez-vous fait des photographies vous-
même, monsieur le juge?
— Non.
— Ah! dit Bernardet, tout est là!
— Mais, en IS77. le très savant doyen de
l'Académie de médecine, M. Brouardel, dont
le haut savoir et l'opinion souveraine font loi,
M. Brouardel. un des hommes dont s'honore
notre pays, m'a conté que, se trouvant à Hei-
delberg, le professeur Kuhne, ancien prépa-
rateur de ( llàude Bernard, lui apprit qu'il avait,
lui. Kuhne, repris la question. Eh bien! le
professeur Kuhne n'était parvenu à impres-
sionner la rétine que dans l'expérience Cli-
vante : Après la mort de chiens ou de lapins,
il enlevait la partie intérieure de l'œil, retour-
nait la partie postérieure, la mettait en pleine
lumière et plaçait entre la lumière et l'œil une
grille formée de petites lames de fer. Cette
grille, après un quart d'heure, était visible sur
la rétine. Mais ce sont là des expériences bien
différentes du résultat annoncé en Amérique.
L'ACCUSATEUR '■>'
— On a vu la grille, monsieur le juge. Si la
grille était visible, pourquoi le visage du meur-
trier ne le serait-il pas?
— Eh! d'autres expériences ont élé ten-
tées, même après celles dont le professeur
Kuhne entretenait notre éminent compatriote,
M. Brouardel. Toutes ont donné, toutes, vous
entendez, des résultats négatifset M. Brouardel
vous dirait mieux que moi que, dans les traités
de physiologie ou d'oculistique publiés depuis
dix ans, il n'est plus fait allusion à cette per-
sistance de l'image sur la rétine après la mort.
Affaire classée, Bernardet, affaire classée.
— Ah! monsieur le juge, pourtant! dit
avec un accent de foi profonde l'agent de la
Sûreté.
Il ajouta, hochant la tète et agitant son poing
fermé :
— Pourtant! Pourtant !
— Vous n'êtes pas convaincu?
— Non, monsieur le juge. Et voulez-vous
que je vous dise? Vous-même, malgré les
témoignages des savants illuslres et des
maîtres, vous conservez un doute. Je vous prie
de m'excuser, mais je vois ça dans vos yeux!
— C'est encore une façon d'utiliser la
rétine, dit Ginory, railleur. Vous déchiffrez la
pensée.
38 L'ACCUSATEUR
— Non, monsieur le juge, mais vous êtes
un homme d'une intelligence Irop supérieure
pour ne pas vous dire que rien n'est classé en
ce monde, que toute affaire peut se reprendre,
et tenez, tout à l'heure, en voyant ces yeux du
cadavre qui est là, l'idée de tenter l'expérience
m'est venue, à moi, pauvre diable, qui la ten-
terais tout de suite l'expérience si j'en avais le
pouvoir. Oui, monsieur, ces yeux, les avez-
vous vus, les yeux du mort? Il semble qu'ils
parlent. 11 semble qu'ils voient. Ils ont une
expression une intensité de vie. Ils voient, je
vous dis, ils voient. Ils aperçoivent quelque
chose que nous n'apercevons pas et qui est
effrayant. Ils ont, on ne m'ôtera pas ça de
l'idée, ils ont, sur la rétine le reflet du dernier
être que l'assassin a vu avant de mourir. Ils le
regardent encore, monsieur le juge, et ils le
gardent. On va faire l'autopsie du cadavre. On
nous dira qu'il a eu la gorge ouverte. Eh ! par-
bleu, nous le savons bien ! Nous le voyons !
M. Moniche, le portier, le dirait tout au>si
bien qu'un docteur. .Mais qu'on interroge les
yeux, les yeux, monsieur le juge, qu'on fouille
dans cette chambre noire où l'image apparaît
sur la rétine comme sur une plaque, qu'on de-
mande aux yeux du mort leur secret, je suis
sur qu'on le trouvera !
L'ACCUSATEUR L9
— Vous êtes entêté, Bernardet.
— Oh ! très entêté, monsieur le juge, et
très patient. Les photographies prises par mon
kodak nous donneront l'expression du regard,
l'extérieur, si je puis dire ; celles qu'on ferait
sur la rétine nous révéleraient le secret même
de l'agonie. Et d'ailleurs, si je me trompe,
quel danger y a-t-il à tenter l'expérience? On
ouvrira ces pauvres yeux et ce sera sinistre
certainement, mais lorsqu'on éventrera ce
corps, à la Morgue, lorsqu'on élargira pour
l'étudier, la plaie du cou, lorsqu'on taillera et
coupera dans cette chair humaine, est-ce que
ce sera plus respectueux et plus propre? Ah !
monsieur le juge, monsieur le juge, si j'avais
votre pouvoir !...
M. Ginory semblait, du reste, assez frappé
de tout ce que lui avait dit le policier et, bien
qu'il en restât à sa conviction, il n'était peut-
être pas fort éloigné de l'idée de tenter une
expérience nouvelle. Qui peut dire à la science
halte-là et lui imposer comme infranchissable
limite le mot des politiques tant de fois bafoués
par l'histoire : Jamais >?
— Nous verrons, Bernardet, fit-il.
Et, dans ce « nous verrons », il y avait déjà
comme une apparence de promesse.
— Ah! si vous vouliez! Et que vous en
60 L'ACCUSATEUR
coûte-t-il? ajouta Bcrnardet, pressant, presque
suppliant.
— Finissons d'abord notre affaire ici! dit
vivement le juge d'instruction. On m'attend à
côté.
11 quitta le cabinet de M. Rovère tout en
jetant encore instinctivement un regard de
bibliophile sur les reliures des livres, et il
rentra dans le salon où M. Jacquelin des
Audrays avait sans doute achevé toutes les
constatations.
VI
Le Procureur de la République allait préci-
sément faire appeler le juge d'instruction. Tout
était terminé, en effet. Le magistrat avait
étudié la position du cadavre, interrogé la
plaie et, maintenant, faisant part à M. Ginory
de ses impressions, il ne lui cachait pas qu'il
croyait le crime commis par un professionnel,
tant le coup de couteau tjui avait coupé la gorge
avait été donné sûrement, nettement, dans les
règles.
— On le prendrait pour l'œuvre d'un garçon
bouclier !
M. Ginory répondit :
— Oui, sans doute. Mais on ne sait pas. La
force — un coup de force — peut produire exac-
tement ce que donne l'adresse !
Plus ébranlé qu'il ne voulait le paraître par
l'étrange conversation qui s'achevait entre
6
62 L'ACCUSATEUR
l'agent de la Sûreté et lui, le juge d'instruction
restait là debout, aux pieds du cadavre, et
regardait avec une fixité quasi farouche non pas
la plaie béante dont lui parlait M. Jacquelin des
Aubrays, mais ces yeux, ces yeux fixes, ces
yeux que nulle opacité n'envahissait encore et
qui, ouverts, effrayants, incendiés de colère,
menaçants, chargés d'accusations, en quelque
sorte, et animés de vengeance, portaient sur
son regard à lui un regard immobile, puissam-
ment énergique.
C'est vrai, c'était vrai! Ils vivaient, ces
yeux, ces yeux parlaient. Ils lui criaient jus-
tice. Ils gardaient l'expression de quelque
vision atroce, l'expression d'une rage violente.
Ils foudroyaient quelqu'un. Ils menaçaient
quelqu'un.
— Oui?
Si celui-là cependant s'était gravé, ne fût-ce
que dans une apparition suprême, sur le noir
petit miroir de la rétine ! Si sa face s'était
reflétée, si elle se dessinait encore au fond de
ces yeux grands ouverts ! Cet étrange Bernaii-
det, à demi fou, passionné de nouveauté, de
tout mystère qui traverse les cerveaux chimé-
riques, voilà qu'il le troublait, lui, Ginory,
l'homme de la statistique et du fait !
C'est que l'inconnaissable est un fait et que
L'ACCUSATEUR 63
les découvertes de l'occulte auront peut-être
aussi leurs tables et leurs lois dans les statis-
tiques futures. Vraiment ces yeux du mort
semblaient appeler, parler, désigner quel-
qu'un.
Quel plus éloquent, quel plus terrible témoin
que le mort lui-même, si c'était possible, si
l'œil du mort pouvait parler, si cet organe de
vie contenait, enfermait, conservait le secret
de la mort !
Bernardet, dont le regard ne quittait pas le
visage du magistrat, devait être content, car
ce visage tout entier exprimait le doute, une
hésitation — et le policier entendit M. Ginory
maugréer, entre ses dents :
— Folie !... Stupidité !... Bah ! nous
verrons !
C'était le mot de tout à l'heure. Bernardet
devenait plein d'espoir.
— Eh bien! interrompit M. Jacquelin des
Aubrays, nous avons vu ce qu'il y avait à rete-
nir, n'est-ce pas?
— Oui, oui, dit le juge d'instruction.
Il fut d'ailleurs convenu que, dès à présent,
et le plus tôt possible, le cadavre serait
envoyé à la Morgue. Là seulement on pouvait
se livrer à un examen définitif, scientifique. Le
reporter écoutait toujours la conversation et
64 L'ACCUSATEUR
Mme Moniche joignait les mains, de pins en plus
angoissée par ce mot de Morgue qui, sur le
peuple, produit l'effet de terreur, de cet autre
mot, — recouvrant pourtant l'idée de soins, de
science, de salut, — .Y hôpital.
Il n'y avait plus qu'à interroger encore les
voisins, sommairement, à prendre un croquis
de la disposition du salon — et Bernardet
disait au juge : « Ma photographie vous don-
nera cela » — et, tandis qu'on s'occupait d'aller
chercher la voiture mortuaire qui transporte-
rait au quai le cadavre, les magistrats, s'éloi-
gnant, le commissaire de police faisait placer
des agents devant la maison du boulevard, la
foule grossissant toujours, de plus en plus
curieuse, émue, violemment excitée par le
désir de ce spectacle, la vue d'un homme
assassiné.
Bernardet n'avait pas laissé partir le juge
d'instruction sans lui demander respectueu-
sement si M. Ginory lui permettail de revenir
sur cette question de la photographie de la
rétine et, sans lui donner une réponse for-
melle, M. Ginory lui disait tout simplement de
se trouver à la Morgue au moment de
l'autopsie. Evidemment, si le juge n'eût pas
hésilé déjà, la réponse eût été tout autre. De
quoi se mêlait cet agent subalterne qui s'avisait
L'ACCUSATEUR C5
de donner une idée sur la façon de conduire
une instruction judiciaire.
M. Ginory l'eût depuis longtemps renvoyé
à ses expéditions nocturnes, à sa Permanence,
à ses garnis, si l'étonnant instinct de cet
homme n'eût tout de suite intéressé le magis-
trat, comme une sorte de roman vivant. En sa
qualité de juge, il connaissait d'ailleurs la bio-
graphie et les états de service de ce très
curieux Bernardet qui, à la Préfecture, passait
avec raison pour un serviteur modèle et dont
les reporters eussent facilement fait un type,
un policier légendaire à la Poë, si l'homme,
absolument modeste, seulement passionné
pour son devoir, eût été plus réclamier.
Mois le juge en savait tant des traits de
dévouement de Bernardet! C'était lui qui avait
passé toute une nuit d'hiver, couché sur un
banc, contrefaisant l'homme ivre endormi,
pour arrêter, dès le matin, dans un bouge de
La Villette, un meurtrier armé jusqu'aux dents.
C'était Bernardet qui, sans armes, — comme
tous ces agents, — avait eu raison d'un bandit
fameux, le Taureau de la Glacière, hercule
forain, ayant étranglé sa maîtresse, etqui l'ar-
rêtait en lui mettant sur la tempe le goulot
froid d'une bouteille et en disant : « Rends-toi,
ou je te brûle! » Or, ce que le colosse prenait
66 L'ACCUSATEUR
pour le canon d'un revolver, était une fiole où
Bernardet, pris d'une légère angine, mettait
une potion laiteuse que lui avait donnée le
pharmacien.
Les faits de guerre contre les rôdeurs, mal-
faiteurs, révoltés, abondaient dans la vie de
Bernardet, et M. Ginory venait de trouver dans
cet homme qu'il croyait simplement doué d'une
activité et d'une alacrité de chien de chasse
une intelligence singulièrement éveillée, pres-
que compliquée et profonde. Bernardet, qui
n'était plus d'aucune utilité jusqu'au transfert
du corps de la victime à la Morgue, sortit de
la maison du boulevard de Glichy immédiate-
ment après le départ des magistrats.
— Où allez-vous? lui demanda Paul Rodier,
le reporter.
— Chez moi. A deux pas d'ici.
— Si je vous accompagnais? proposa le
journaliste.
— Pour avoir l'occasion de me faire parler?
Mais je ne sais rien, je ne devine rien, je ne
dirai rien.
• — Croyez-vous à un vol ou à une ven-
geance?
— Je suis certain qu'il n'y a pas eu vol. Rien
n'est touché dans l'appartement. Pour le reste,
qui sait?
L'ACCUSATEUR 67
— Monsieur Bernardet, monsieur Bernardet,
disait en riant le reporter, tout en marchant
auprès du policier, vous ne voulez pas parler?
— Qu'est-ce que ça fait? dit Bernardet,
riant aussi. Ça ne vous empêchera pas
d'écrire!
— Vous pensez! fit Paul Rodier. Au revoir,
je vais faire de la copie. Et vous?
— Moi, de la photographie!
Us se séparèrent et Bernardet rentra, son
appareil au côté, dans sa maisonnette où ses
trois filles s'attristaient du départ soudain de
papa, un dimanche, le jour de sa fête!
Elles le saluèrent de grands cris de joie
quand il reparut et sautèrent après lui, dans
des caresses de chien fou.
— Papa! Voilà papa!
Et Mme Bernardet, elle aussi, était toute
heureuse. On allait donc reprendre la pose
dans le jardin et finir le groupe? Mais le jour
baissait, la nuit venait et Bernardet, préoc-
cupé, avait besoin de s'enfermer, pour réflé-
chir un peu, de travailler, même aujour-
d'hui !
— Ta fête? Mais c'est ta fête, Bernadet. Tu
peux bien te reposer!
— Je me reposerai à dîner, ma chérie.
Jusque-là, j'ai à relire un tas de choses...
68 L'ACCUSATEUR
— Alors, la lampe ? demanda Mme Bernardet.
— Oui, ma chérie, allume ma lampe.
A côté de la chambrette où il couchait avec
Mme Bernardet, l'agent s'était gardé pour lui-
même, pour lui seul et ses paperasses, un coin
spécial, pas plus large qu'un petit cabinet de
toilette et où, devant une table d'acajou, char-
gée de papiers et de livres, avec un sous-main
et un encrier d'écolier, il travaillait, quand il
avait le temps, lisant, annotant, coupant des
journaux et en collant des extraits pendant des
heures.
Personne n'entrait dans ce cabinet où s'en-
tassaient les vieux papiers. Mme Bernardet
avait beau répéter que c'était « un nid à mi-
crobes », Bernardet se plaisait dans ce milieu
sporadique et, en été, parfaitement étouffant.
11 y travaillait sans feu en hiver.
Mmc Bernardet était désolée de voir sa
journée de gaieté lui échapper, mais elle savait
bien que lorsqu'il était mordu par la curiosité,
éprouvé par le désir de savoir, il n'y avait
aucune observation à faire à Bernardet. 11
n'écoutait rien, et les fillettes, lorsqu'elles
demandèrent si leur père allait revenir jouer
avec elles, durent se contenter de la raison
qu'elles connaissaient bien pour l'avoir en-
tendue si souvent :
L'ACCUSATÈKU C9
— Papa pioche un crime!
En ternie de policier — plus pittoresque-
me.nt vulgaire — cela s'appelle le cuisiner.
Bernardet avait hâte de retrouver, dans les
écrits lus autrefois, la vérification de ses
espoirs, de ses quasi-certitudes d'aujourd'hui.
C'est pourquoi il était pressé de se trouver
seul, sous la lampe de travail, dans le cabinet
encombré de livres. Dès l'entrée, parmi les
tas pleins de poussière, les liasses de cou-
pures de journaux, il déterra avec l'instinct et
la certitude du chercheur habitué à bouquiner,
le petit fascicule à couverture grise où il avait
lu naguère — avec un fiévreux étonnement —
les recherches et le rapport du docteur Ver-
nois sur les applications de la photographie
aux recherches criminelles.
Il s'assit vivement et, de ses doigts rapides,
feuilleta, refeuilleta la livraison si souvent lue
et étudiée et, penché sur le rapport du
membre de l'Académie de médecine, il le com-
parait à l'épreuve soumise par le docteur Bou-
rion ù la Société de médecine légale et où les
plus savants n'avaient rien vu.
— Rien vu ou rien voulu voir, peut-être,
murmura le policier.
Le Iront sous la lampe, promenant une
loupe sur la photographie, déjà si vieille,
70 L'ACCUSATEUR
envoyée jadis à la Société, Bernardet se met-
tait à établir le crime ancien — ou ce que Ver-
nois avait dû appeler un prétendu crime —
avec l'attention scrupuleuse, l'acharnement
d'un paléographe déchiffrant un palimpseste
ou d'un pastorien courbé sur ses bouillons de
culture. Le pauvre diable de policier subal-
terne apportait, dans son âpre désir de ré-
soudre un problème inquiétant, la même
ardeur, la même passion et la même foi.
Toutes les avidités de savoir ont, sinon un
même résultat, du moins une cause iden-
tique, la curiosité sacrée, la curiosité qui
décuple la vie humaine.
Bernardet reprenait, avec une méthode de
juge d'instruction scrupuleux, toute cette
vieille affaire oubliée, la communication abolie
depuis des années du médecin de province et,
dans la solitude et le silence de son petit
cabinet, les derniers reflets du jour tombant
se mêlant sur ses papiers à la clarté rosée de
la lampe, il se mita piocher, comme un calcul
de mathémathiques, celte question qu'il avait
étudiée, mais qu'il voulait connaître à fond,
impeccablement, avant de retrouver M. Ginorv
à la Morgue, devant le cadavre de Rovère.
Il reprenait donc le fascicule et lisait :
« La photographie, d'autre part, a été offerte à
L'ACCUSATEUR 71
la Société de Médecine légale par M. le docteur
Bourion, ancien préparateur à l'Ecole pratique;
cette photographie, prise sur la rétine d'une femme
ayant été assassinée le 14 juin 4868, représente le
moment où l'assassin, après avoir frappé la mère,
tue l'enfant, et le chien de la maison se précipite
vers la malheureuse petite victime. »
Puis regardant tour à tour la photographie,
jaunie maintenant, et revenant à la discussion,
aux objections qu'elle avait soulevées, Ber-
nardet établissait, en quelque sorte pour lui-
même, apprenait par cœur l'historique même
de la question.
M. Gallard, secrétaire général de.la Société,
après avoir soigneusement caché le revers de
la photographie l'avait fait circuler parmi les
membres de la Société, avec cette seule men-
tion: Enigme de médecine légale. Et de l'énigme
tragique, personne n'avait pu deviner le mot.
Même lorsque le secrétaire général l'avait
expliquée, personne encore n'avait pu voir
dans la photographie examinée ce que le doc-
teur Bourion y voyait. On y pouvait, en exa-
minant cette image un peu étrange, voir dans
le noir et le blanc qui s'y heurtaient confusé-
ment des figures aussi singulières et dispa-
rates que celles que Polonius, aimable, aper-
çoit dans les nuages, sous la suggestion
72 L'ACCUSATEUR
d'Hamlet. Mais voilà tout. Ceci se passait dans
la séance du 8 lévrier 1809.
Le docteur Vernois, chargé décrire un rap-
port sur la communication du docteur Bourion,
lui demandait alors comment l'opération avait
été conduite et le médecin des Vosges lui don-
nait ces détails que maintenant Bernardet
réétudiait, passait au crible : l'assassinat avait
eu lieu un dimanche entre midi et quatre
heures du soir. L'extraction des yeux hors
des orbites, n'avait été pratiquée que le surlen-
demain, vers dix heures du matin.
L'expérience à faire sur les yeux du mort
présent, sur ces terribles yeux accusateurs du
cadavre de M. Rovère arrivait donc exacte-
ment avec une avance de vingt-quatre heures.
L'image, s'il y avait image, devait par consé-
quent être plus visible cette fois, que dans
l'expérience du 16 juin 186S. car la photogra-
phie n'avait été obtenue alor> que vers six
heures du soir, le surlendemain du meurtre.
— Vers six heures du soir, songeait Ber-
nardet, six heures du soir. Et la lumière pho-
togénique était-elle alor^ très suffisante?
Le docteur Bourion avait opéré sur les deux
yeux de l'enfant et sur les deux yeux de la
mère. Les yeux de l'enfant n'avaient rien
donné autre chose que des nuages — ce à quoi
L'ACCUSATEUR TU
î m'attendais, disait le docteur, l'enfant était
2stée dans la cave pendant un laps de temps
ssez long pour que, dans la pénombre,
ucune image ne fût transmise au cerveau et,
ar conséquent, ne put être empreinte sur la
étine et sur le corps vitré, ces deux parties de
œil étant absolument corrélatives l'une de
autre.
Mais si les yeux de l'enfant ne donnaient
ien, absolument rien, il n'en avait pas été de
îème des yeux de la mère. Sur l'œil gauche,
près une section circulaire en arrière de l'iris,
nlèvemcnt du corps vitré, une image, à peine
îarquée, apparaissait la tète du chien. Et sur
œil droit, même section, autre résultat: si le
ristallin, trop fortement serré par une pince,
risait cette pince et en projetait des éclats sur
% corps vitré, ce qui produisait des taches
lanches dans la photographie, l'image,
mmagasinée pour ainsi dire par la rétine.,
'en subsistait pas moins, n'en apparaissait
as moins et on pouvait voir et l'assassin,
want le bras pour frapper, et le chien accou-
ant pour protéger.
— Avec beaucoup de bonne volonté, il faut
avouer, songeait Bernardet en regardant de
ouveau l'épreuve. Oui, avec de l'imagination
lèmc. Mais, au total, c'était entre cinquante
7
74 L'ACCUSATEUR
et cinquante-deux heures après l'assassinat
que le docteur Dourion avait opéré, tandis
que, cette fois, c'était avec de plus grandes
chances de succès — une chance évidente —
qu'on tentait l'expérience.
Dix-sept fois jadis, le docteur Vernois avait
expérimenté sur des animaux, soit au moment
où il les pendait, soit en les foudroyant par
l'acide prussique. Il avait tenu en face des
yeux, éclairés par quelque lumière vive, un
objet choisi très facile à reconnaître si l'image
reflétée persistait sur la rétine. Ces yeux, il les
avait arrachés dès la mort venue, les portant
en hâte au photographe. Il avait, pour mieux
exposer la rétine à l'action de la photographie,
pratiqué une sorte de croix de Malte par
quatre incisions sur les bords de la scléro-
tique. Il écartait l'humeur vitrée, fixait la pièce
anatomique sur une carte à l'aide de quatre
épingles et soumettait le plus rapidement pos-
sible la rétine à l'expérience daguerréenne.
En relisant le rapport du savant, Bernardet
regardait, étudiait encore, épluchait le texte,
interrogeait les douze épreuves soumises à la
Société de médecine légale par le docteur Ver-
nois :
— Rétines de deux yeux d'un chat tué par
Uacide prussique; Vernois avait tenu l'animal
L'ACCUSATEUR 75
agonisant en face de larges barreaux fermant
sa cage. Aucun résultat.
— Rétines d'un chien étranglé. Une montre
avait été tenue devant ses yeux jusqu'à la mort.
Aucun résultat.
— Rétines d'un chien tué par la strangula-
tion. Un paquet de clefs brillantes avait été
maintenu devant les yeux pendant tout le
temps du supplice. Rien.
— Rétines d'un chien étranglé. Un lorgnon
avait été placé devant ses yeux. Photographie
faite deux heures après la mort. Rien.
Vernors avait placé une main armée d'un
bâton prêt à frapper devant l'agonie d'un chien.
Rien, aucune image. Une bague devant les
prunelles d'un chat. Aucune image. Rétine
muette. Rien.
Rien, rien, rien. Tel était le résultat de
toutes les expériences du savant, expériences
que lui, pauvre diable, photographe amateur,
avait la prétention de reprendre, de corriger,
de réussir.
— Rien! Rien !
Bernardet répétait le mot avec colère.
Et, continuant à rechercher, lui, ignorant.,
pauvre être instinctif aiguillonné par une pas-
sion, ce qu'il pouvait y avoir d'erroné dans le
travail de l'impeccable savant, il se heurtait,
76 L'ACCUSATEUR
avec une rage désespérée, à des conclusions
désolantes pour sa chimère : la durée de la
persistance des images sur la rétine est tout
au plus de 32 à 35 centièmes de seconde. Com-
ment espérer que cette image fugitive, sorte
d'éclair, persistera après des heures, des frac-
tions d'heures?
— Plateau, dans ses Annules de Chimie, et
l'abbé Maignan, dans son Répertoire d'optique
moderne, ont calculé tout cela. D'Arcy, avant
eux, avait trouvé que cette persistance était de
13 centièmes de seconde tout au plus.
Il ne connaissait ni d'Arcy, ni Plateau, ni
l'abbé Maignan, le pauvre Bernardet, mais il
était bien forcé de subir cette vérité démon-
trée : « La persistance est courte, très courte. »
« La vision ordinaire et successive, la lec-
ture, l'examen rapide des objets étaient choses
tout à fait impossibles si l'impression de
l'image sur la rétine pouvait durer au delà de
la fraction la plus minime d'une seconde. »
— Oui, oui, sans doute, sans doute, sans
doute, répétait tout bas le policier.
Et brusquement, frappant sur les feuillets
tant de fois lus et relus du fascicule, il ajoutait
encore — ne se doutant guère qu'il parodiait
Galilée — son :
— Et pourtant !
L'ACCUSATEUR T»
— La rétine, très translucide pendant la vie,
devient très rapidement opaque après la mort,
disait Vernois.
— Oui, ajoutait Bernardet, mais si, entre
ces deux états, l'image est saisie !
Le docteur X. Galezowski a, dans sa cli-
nique ophthalmologique, soumis des malades,
en pleine lumière, à l'observation que Vernois
lui a recommandée, et il n'a rien vu, rien cons-
taté qui soit en dehors de l'état physiologique.
— C'est impossible, répétait alors Bernar-
det, découragé, oui, je vois bien, c'est impos-
sible.
Et le médecin ajoutait que si donc, mainte-
nant, expériences faites, un jury ou un juré
venait à réclamer d'un expert l'examen d'une
victime pour y chercher quelques renseigne-
ments utiles, l'expert serait en droit de
répondre que les résultats de cet examen
n'éclaireraient pas la justice.
Cette sentence, si nette, du membre de l'A-
cadémie de médecine, datait du 13 décembre
1809 et, en effet, depuis vingt-six ans, la ques-
tion dormait, classée, comme disait M. Ginory.
Mais depuis vingt-six ans, que de progrès
accomplis en photographie ! Quelle marche en
avant! Quelles projections violentes sur l'infini,
sur l'inconnaissable, sur le mystère ! Le sque-
78 L'ACCUSATEUR
lette humain aperçu à travers la chair! Le
mouvement d'une foule saisi comme au pas-
sage et éternellement fixé sur un ruban qui,
dans un mouvement de rotation, lui redonne
la vie même! La voix de l'homme, cette sorte
d'âme enregistrée pour l'éternité sur le rouleau
du phonographe ! Le mystère traîné en pleine
lumière! Tant de secrets devenus des vérités
banales! L'invisible même, l'invisible, roc-
culte, mis sous les yeux de tous, comme un
spectacle.
— On ne sait pas, songeait Bernardet, tout
ce que peut donner l'objectif d'un kodak !
Et il constatait, en relisant le rapport de
Maxime Vernois sur les Applications <le la pho-
tographie à la Médecine légale, que le savanl
lui-même, tout en niant les résultats dont
avait parlé, dans sa communication, le docteur
Bourion ides Vosges), se livrait à son tour à
des considérations générales sur le rôle
médico-légal que la photographie pouvait être
appelée à jouer. Oui. dès 1800. il demandait
que, dans les recherches sur les substances
toxiques, où le microscope seul jouait un rôle,
la photographie lut appliquée. Il réclamait ce
qui. de nos jours, est devenu d'application
courante : la reproduction daguerréenne des
traits des coupables, de leurs difformités, de
L'ACCUSATEUR 79
leurs cicatrices, de leurs tatouages, il deman-
dait qu'on photographiât un accusé ou un con-
damné sous plusieurs aspects, avec ou sans
cheveux, avec ou sans barbe ou favoris, sous
divers costumes.
— Ces propositions, pensait Bernardet,
semblaient des nouveautés hardies, il y a
vingt-six ans, et maintenant elles nous parais-
sent aussi naturelles que deux et (leur font
quatre. Dans vingt-six ans, qui sait? en 1922,
ce .qui est une audace aujourd'hui, un para-
doxe, une folie, on s'en moquera peut-être
comme d'une La Palissade !
Quand on pense que Vernois demandait
déjà, en son temps, qu'on reproduisît la forme
des blessures, leur étendue, les instruments
du crime, les feuilles de plantes ingérées en
certains cas d'empoisonnement, la forme des
vêtements de la victime, les empreintes des
pieds et des mains, l'image intérieure d'une
chambre d'écrivain, la signature de certains
accusés atteints d'affections nerveuses, les
fragments de cadavres et d'os, et que toutes
ces pièces tirées à un grand nombre d'exem-
plaires fussent adressées à tous les agents de
police, à tous les magistrats instructeurs et
annexées à tous les dossiers des prévenus ou
des condamnés! Un précurseur! Mais on lui
80 L'ACCUSATEUR
répondait : A quoi bon ! On disait alors : « C'est
du paradoxe, il en demande trop! Les juges
vont-ils donc devenir des photographes ! » Et
aujourd'hui, tout ce que réclamait Vernois en
1869 était fait et Y instantané remplaçait presque
le procès-verbal.
On n'en était encore en ce temps-là qu'à
photographier les billets de banque falsifiés,
On amplifiait le billet par la photographie, on
reconnaissait par là l'absence d'un point et on
trouvait la preuve de l'altération du bank-note.
Vour un point \e faussaire perdait son billet.
Et le savant Helmholtz proposait de se servir,
pour découvrir ces faux, du stéréoscope. On
plaçait dans l'instrument d'un coté un billet
authentique, de l'autre un billet suspect et il
suffisait de voir que dans l'image résultant
tous les traits ne fussent pas le même plan fils
devaient l'être absolument) pour qu'on se dit :
— Le billet est faux! L'expérience d'IIelmholtz
pouvait alors paraître quasi-fantastique au
faussaire condamné par un stéréoscope. A
présent, se disait Bernardet, elle semblait toute
simple, banale, enfantine. Eh ! bien, aujour-
d'hui quoique expérience nouvelle sur la rétine
des morts ne donnerait-elle point un résultat
que n'avait pas prévenu Vernois?
Les instruments étaient singulièrement per-
L'ACCUSATEUR 81
fectionnés depuis que M. le docteur Bourion
opérait dans sa petite ville des Vosges et si les
lois de la physiologie humaine n'avaient tout
naturellement pas changé, les chercheurs de
causes invisibles avaient fait du chemin dans
leurs poursuites du mystère. Oui sait si, au
moment de l'agonie, l'intensité de vie que le
mourant mettait dans son dernier regard ne
donnait pas à la rétine une puissance centuplée
qui modifiait ou plutôt exacerbait, fortifiait
jusqu'à l'étrange le pouvoir de ce regard su-
prême?
Ce point d'interrogation que se posait là
Bernardet, amenait dans son cerveau des
hésitations plus que des formules et l'agent
avait beau être un curieux pris d'une boulimie
de lectures, il ne pouvait s'exprimer ni en phy-
siologiste ni en philosophe. Mais il avait tant
vu, tant vu de choses, tant brassé d'événe-
ments et d'hommes ! La pratique lui tenait lieu
de science.
Oui, aussi bien qu'un docteur, il savait pour
avoir interrogé des noyés arrachés à la mort
suicidés ou victimes, que dans la dernière
seconde — comme un panorama immense de-
viendrait subitement visible dans un éclair —
toute la longue traînée des souvenirs, depuis
l'enfance jusqu'à hier, tenait en une sorte de
82 L'ACCUSATEUR
brusque raccourci. Toute une vie dans une
violente commotion cérébrale !
Les savants pourraient-ils l'expliquer ce
mystère étrange? Une existence résumée dans
une vibration, était-ce possible ? Pourtant, —
et c'était encore le mot de Bernardet, — pour-
tant cela était!...
Et pourquoi, dans un « ramassement »
analogue de toutes 1rs forces d'un être en
une même sensation — le regard du mou-
rant ne saisirait-il pas en une intensité
durable un point unique, comme la mémoire*
du mourant embrassait d'un seul coup r
évoquait en une seconde tant de souvenirs
disparus?
— Et c'est là de l'imagination et que le
mourant ne voit pas, tandis que l'image dans
la rétine, c'est un fait, et un. fait nié par de
plus forts que moi.
Bernardet songeait à ces mystères et sentait
la migraine lui monter au front.
— J'en serai malade, pensait-il. Et pour-
tant, il y a quelque chose à trouver, il y a
quelque chose à faire !
Alors, dans son étroit cabinet poudreux, son
cerveau s'exaltait, s'enfiévrait comme celui
d'un moine en cellule. Tout disparaissait, les
papiers, la muraille, les objets visibles et
L'ACCUSATEUR 83
aussi les objections, les négations, les im-
possibilités démontrées. Une conviction ab-
solue , instinctive , irrésistiblement puis-
sante, entrait en lui, l'emplissait d'une foi
insolente.
— Ce quelque chose d'inconnu, je le trouve-
rai ! « Ce qu'il y a à faire, je le ferai ! »
Bernardet rejeta brusquement le fascicule de
la Société de médecine, se leva et redescendit
dans la salle à manger où l'attendaient sa femme
et les enfants.
Maintenant il se frottait les mains, il avait
l'air joyeux.
— Est-ce que tu as découvert une piste ?
•demanda Mme Bernardet très simplement,
comme une ouvrière demanderait à son mari
si la journée a été bonne.
L'aînée des fillettes s'avança :
— Papa, mon petit papa...
— Ma chérie ?
Et la voix de l'enfant interrogea doucement
avec la délicieuse musique des petits :
— Est-ce que tu es content de ton crime,
papa?
— Ne parlons plus de ça, répondit Bernar-
det. A table ! Après dîner je développerai les
photographies que j'ai prises dans mon kodak
— mais, en attendant amusons-nous, c'est ma
84 L'ACCUSATEUR
fête, je veux respirer vos bouquets, manger vos
joues, mes chers petits, oublions un peu le
métier. A tout à l'heure la maniçuè ! Dînons
d'abord et aimons-nous bien !
M i
Le meurtre de M. Rovère, commis en plein
our dans un quartier de Paris très vivant, très
Véquenté, causait clans le public une émotion
Saolente. Il se mêlait du mystère à ce meurtre,
./existence du mort, bien fouillée, interrogée,
•onnue, très dramatiquement présentée du
•este par Paul Rodier dans une biographie qui
iourut toute la presse, reproduite et amplifiée,
onna bientôt au Crime du boulevard de Clichy
m intérêt de roman judiciaire. Tout ce qu'il
j a de curiosités vulgaires dans l'homme se
'éveille, comme des bestialités ataviques- à
'odeur du sang.
Quel était ce M. Rovère, ancien consul à
Buenos-AyresouàLa Havane, amateur d'objets
l'art, membre de Sociétés de bibliophiles, où
m ne le voyait plus depuis longtemps, et quel
86 L'ACCUSATEUR
ennemi pouvait-il avoir qui se fût introduit chez
lui pour lui couper la gorge ?
N'avait-il pas pu être assassiné tout simple-
ment par quelque cambrioleur ou casseur de
portes sachant que le locataire de M. Moniche
collectionnait des œuvres d'art chez lui ? La
fête de Montmartre battait souvent son plein
devant la maison où venait d'être commis le
meurtre, et tout ce flotderodeurs,cettemaréede
malfaiteurs qu'attirent les kermesses foraines
étaient venus déferler sur le trottoir du boule-
vard à l'endroit précis du meurtre. Et les chro-
niqueurs profitaient de l'occasion pour faire à
la fois de la statistique et de la morale sur ces
fêtes des boulevards extérieurs, où le vice et le
crime poussent quasi spontanément comme
nés de la fermentation d'un fumier.
Mais personne, pas un journal — peut-être
par ordre — n'avait parlé de ce visiteur inconnu
que Moniche appelait Yindïïïdu, le monsieur et
que la portière avait vu debout, à côté de
M. Rovère, devant le coffre-fort ouvert. A peine
Rodier avait-il laissé deviner dans son article
que la justice avait un indice assez important
qui lui permettait de pénétrer le mystère de ce
crime et vraisemblablement d'arrêter le cou-
pable. Il donnait ensuite à entendre que lui-
même pourrait, au besoin, en poursuivant son
L'ACCUSATEUR 87
enquête de nouvelliste parallèlement avec celle
de la justice, éclairer non seulement l'opinion,
mais la justice.
Et les lecteurs attendaient, se demandant
quel mystère cachait ce meurtre. M Moniche
prenait à la fois des airs effarés et importants.
Il se sentait le point de mire des curiosités, le
centre des préoccupations; qui sait? le porteur,
d'un secret terrible. Lui et sa femme grandis-
saient dans leur propre opinion.
— Nous figurerons au procès! disait Mo-
niche se voyant déjà devant les robes rouges,
et levant la main pour jurer de ne rien dire que
la vérité, mais, cette vérité, de la dire toute.
— Encore faudrait-il la savoir ! murmurait
Mme Moniche.
Et l'un et l'autre, dans le tête-à-tête de la
loge étroite, se remémoraient ce qu'ils avaient
pu remarquer d'insolite dans l'existence de
Rovère.
— Tu ne te rappelles pas ce jeune homme
qui, un jour, demandait monsieur le consul avec
tant d'insistance?
— Ah! oui, faisait Moniche. C'est vrai. Je ne
pensais pas à celui-là. Un chapeau de feutre,
la joue tannée, un drôle d'accent. Il arrivait de
loin. Ce devait être un Espagnol.
— Quelque mendiant. Un pauvre diable que
88 L'ACCUSATEUR
le consul avait connu en Amérique, aux colo-
nies, on ne sait pas où.
— Mauvaise figure, songeait Moniche.
Pourtant M. Rovère l'a reçu et lui a donné un
secours, je me rappelle. Si ce jeune homme-là
était revenu souvent je dirais que c'est lui qui
a fait le coup. Et, aussi, je dois ajouter, s'il n'y
avait pas Vautre.
— Oui, mais il y a l'autre, répondait la por-
tière. Il y a celui que j'ai vu planté devant les
coupons et jetant sur ces papiers des yeux qui
flamboyaient, ma parole. Il y a celui-là, vois-tu,
Moniche, et je mettrais ma main au feu, je
mettrais même la tienne que c'est lui !
— Si c'est lui, on le retrouvera !
— Oh ! oh ! Et s'il a pris le train ? On prend
vite le train aujourd'hui !
— On verra, on verra, concluait Moniche.
La justice est, et nous sommes là.
Il disait ce « Nous sommes là » comme eût pu
le dire un grenadier de la garde devant une
position à emporter.
Cependant on avait transporté à la Morgue
le cadavre de l'assassiné. M. Bernardet, à
l'heure fixée pour l'autopsie, arrivait assez ému
et se demandait si, depuis leur conversation
dans le bureau de M. Rovère, le juge d'instruc-
tion avait réfléchi et allait se décider à lui
L'ACCUSATEUR 89
laisser tenter l'expérience-, la fameuse expé-
rience réputée depuis tant d'années inutile,
absurde, presque ridicule...
— Avec tout autre que M. Ginory, pensait
l'agent, je dirais que c'est fini ; mais M. Gi-
nory ne redoute pas la nouveauté...
Et le policier arrivait avec son appareil pho-
tographique en bandoulière, ce kodak qu'il
déclarait plus dangereux pour les coupables
qu'un revolver armé.
Bernardet avait d'ailleurs développé les
épreuves prises sur la face de Rovère et, sur
trois instantanés, deux avaient donné un
résultat. Le visage de l'assassiné apparaissait
avec une netteté qui, sur les épreuves, le
rendait formidable, comme dans la réalité
même, et les yeux, les yeux tragiques, les yeux
vivants, gardaient sur l'épreuve la terrible
expression accusatrice que l'agonie suprême
leur laissait au fond des orbites. La lumière
avait mis son éclair sur ces prunelles — et
elles parlaient.
Bernardet les montrerait à M. Ginory.
On les examinerait à la loupe. Mais elles ne
donneraient que l'émotion, l'angoisse, la colère
de la minute suprême. La dernière image de
cette minute, la seule de l'agonie, était là, dans
l'œil du mort, — et Bernardet espérait bien
90 L'ACCUSATEUR
convaincre le juge de l'intérêt qu'avait pour
l'instruction l'expérience autrefois tentée par
le docteur Bourion.
L'heure de l'autopsie avait été fixée à onze
heures du matin. Vingt minutes avant Ber-
nardet était à la Morgue. Il se promenait très
agité, devant le petit édicule de pierre où les
passants, avides de spectacles macabres, des
femmes, des fillettes, des collégiens, des en-
fants, entraient pour voir, sur les dalles,
gonflés, verdis ou lachairpàlie — des cadavres.
Jamais peut-être en sa vie le policier ne
s'était senti aussi violemment secoué par un
désir de succès que cette fois, dans le tragique
cas présent. Il apportait à la réussite, à l'adop-
tion de son projet une ardeur d'apôtre. Ce
nétait pas l'idée du succès, la perspective ou
la possibilité d'un avancement, d'une gratifi-
cation quelconque qui le guidait, c'était la joie
et, à ses propres yeux, la gloire de pousser à
un progrès, d'attacher son nom à l'exhumation
d'une découverte. Bernardet travaillait pour
l'art, pour l'amour de l'art. Et après cela si
M. le préfet reconnaissait son zèle d'une façon
quelconque, c'était son affaire à lui et l'agent
s'en remettait à son chef. Mais présentement
il ne songeait qu'à la satisfaction immédiate de
son désir, à la réalisation de son rêve !
I/ACCUSATEUR 91
— Ah ! si M. Ginory voulait !
Et tout justement, comme Bernardet men-
talement formulait cet espoir tout en soupirant
très haut, il aperçut un fiacre d'où le juge
d'instruction descendait suivi d'un greffier; et
il marcha en hâte vers M. Ginory qu'il salua
respectueusement.
En le voyant là, tout empresse et le premier
arrivé, le magistrat ne put s'empêcher de sou-
rire :
— Ah ! ah ! dit-il, je vois que vous tenez à
votre idée !
— J'y ai pensé toute la nuit, monsieur le
juge-
— Eh î bien, mais, fit M. Ginory, d'un ton
qui ouvrit brusquement à Bernardet les pers-
pectives espérées, aucune idée n'est à rejeter,
et je ne vois pas pourquoi nous ne tenterions
pas l'aventure. J'y ai réfléclri. Où est l'incon-
vénient ?
— Ah ! monsieur le juge, monsieur le juge,
s'écria l'agent, si vous faites ça, qui sait si
nous n'aurons pas révolutionné la médecine
légale?
— Révolutionné, révolutionné ! — Encore
faut-il que le prosecleur ne trouve pas cela
— parfaitement idiot !
M. Ginory contournait le monument et y
92 L'ACCUSATEUR
entrait par la petite porte, du côté de la Seine.
Le greffier le suivait et, derrière, l'agent de la
Sûreté emboîtait le pas.
Il fallut attendre que les docteurs délégués
aux constatations judiciaires fussent arrivés,
et le gardien-chef de la Morgue fit, de son
mieux, prendre patience au magistrat en lui
contant ses menues observations sur les
derniers corps meurtris apportés là. M. Ginory,
avec sa passion de la statistique et des détails
caractéristiques, écoutait volontiers.
— Nous avons eu, depuis huit jours, plus
de femmes que d'hommes, ce qui est rare. Et
ces femmes, presque toutes des habituées de
bals publics, des coureuses.
— A quoi reconnaissez-vous cela ?
— A ce quelles ont les pieds propres
Le professeur Morin arriva tout à coup en
compagnie d'un confrère, un jeune docteur
pasteurien, esprit bizarre, épris de nouveauté
et qui passait pour chimérique parmi ses com-
pagnons, peu timides cependant en fait d'expé-
riences et de rêves.
M. Morin salua M. Ginory, et, en homme
pressé, lui présenta le docteur Erwin et dit
au magistrat que les internes avaient sans
doute commencé l'autopsie, pour gagner du
temps.
L'ACCUSATEUR 93
Le corps de M. Rovère gisait, en effet,
dépouillé de ses vêtements, sur la dalle de
dissection et trois jeunes gens, coiffés de
calottes de velours, le tablier au ventre, se
tenaient debout devant ce cadavre, déjà tail-
ladé et où la blessure mortelle apparaissait
maintenant plus rouge dans la blancheur de
cette nudité qui, douloureuse, semblait fris-
sonner.
Bernardet s'était comme glissé dans la salle
de dissection, se dissimulant à demi, écoutant
et regardant et surtout ne perdant pas de vue
le visage de M. Ginory. Un visage où le regard
se faisait aigu, pénétrant comme un couteau,
lorsqu'il se penchait sur la face de l'assassiné et
la fouillait en quelque sorte aussi résolument au
moral que les scalpels des chirurgiens fouil-
laient la blessure et la chair.
Et, parmi ces gens en vêtements noirs, dont
quelques-uns gardaient le chapeau sur la tête,
le cadavre étendu apparaissait pareil à une
figure de cire sur un étal de marbre. Bernardet
songeait à ces images qu'il avait vues d'après
les tableaux de Rembrandt, le poète au pinceau
des anatomies et des boucheries. Les chirur-
giens se penchaient sur le mort, leurs mains
tripotaient et leurs ciseaux tailladaient ses
muscles. Cette blessure, par où la vie s'était
94 L'ACCUSATEUR
envolée, cette large blessure, pareille à une
bouche monstrueuse et grimaçante, ils l'élar-
gissaient encore sous leurs doigts ; la tête du
mort oscillait de-ci de-là, ou rendait des sons
mats en retombant sur la dalle de marbre où
elle se cognait le crâne.
Mais les yeux restaient les mômes et, mal-
gré les heures écoulées, aussi vivants, mena-
çants et éloquents que la veille, — déjà voilés
pourtant avec quelque chose de vitreux sur les
prunelles, comme l'amaurose de la mort, —
mais encore pleins de cette colère, de cet effroi
ou de cette malédiction farouche qui réappa-
raissaient, saisissantes, sur les épreuves pho-
tographiques prises par Bernardet.
— Le secret du crime est dans ce regard,,
pensait l'agent. Ces yeux ont vu, ces yeux
parlent; s'ils disaient ce qu'ils savent, ils accu-
seraient.
Alors, pendant que le professeur, son in-
terne et ses élèves pratiquaient l'autopsie,
échangeant leurs observations, poursuivant
dans ce corps mutilé la recherche de la vérité,
essayant de préciser, d'après la nature de la
plaie, la forme même du couteau qui l'avait
produite, Bernardet doucement s'approchait
du juge d'instruction et tout bas, timidement,
presque à l'oreille, lui glissait des paroles
L'ACCUSATEUR 9b
respectueuses, qui insistaient pourtant, pres-
saient, poussaient le magistrat à intervenir
brusquement, à poser le problème inquiétant :
— Ah! monsieur le juge, c'est le moment.
Vous qui pouvez tout !...
Le juge d'instruction a, dans notre société
actuelle, la dernière parcelle du pouvoir
absolu. Il va droit à la vérité par les voies qui
lui semblent les meilleures. Et comme il le
veut, parce qu'il le veut.
M. Ginory, curieux par nature et par devoir,
se grattait l'oreille, se pinçait le nez, se tordait
la bouche, hésitait, entendait fort bien ce que
murmurait l'agent de la Sûreté suppliant,
mais ne se décidait guère à parler et conti-
nuait à regarder l'œil fixe de l'homme assas-
siné.
Cette pensée lui vint d'ailleurs, très précise
et comme impérieuse qu'il était là pour tout
tenter en faveur de cette vérité, dont la décou-
verte lui était imposée — et, tout à coup, sa
voix brève interrompit les travaux d'autopsie
des chirurgiens.
— Messieurs, dit-il, est-ce que l'expression
de ces yeux ouverts ne vous frappe pas?
— Si, ils expriment admirablement la plus
parfaite angoisse, dit M. Morin.
— Et, à votre avis, demanda le juge, ils se
96 L'ACCUSATEUR
sont fixés avec cette expression sur le meur-
trier?
— Sans nul cloute. La bouche a dû maudire
et le regard a voulu foudroyer.
— Et si la dernière image aperçue, celle du
meurtrier précisément, était demeurée fixée
sur la rétine de ce mort?
— M. Morin regarda le magistrat d'un air
étonné, un peu narquois, et les élèves échan-
gèrent un coup d'oeil assez ironique. Mais
Bernardet fut très surpris en faisant une
remarque : le docteur Erwin, le jeune méde-
cin amené par M. Morin, avait levé la tête
et, d'un signe, il semblait approuver M. Gi-
nory.
— Il y a longtemps que cette image a dis-
paru de la rétine, dit le professeur.
— Oui sait ? fit le juge d'instruction.
Bernardet éprouvait une émotion profonde.
Il sentait que, cette fois, officiellement, le pro-
blème se posait. M. Ginory n'avait pas craint
ce ridicule dont il parlait tout à l'heure, et la
discussion s'ouvrait, là, dans cette salle de
dissection, devant le cadavre. Ce qui n'existait
qu'à l'état de rêve, de songe creux, dans le
petit cabinet du passage de l'Elysée-des-
Beaux-Arts, devenait là, en présence d'un
juge d'instruction, d'un membre de l'Institut
L'ACCUSATEUR 97
et de jeunes médecins, presque déjà des
maîtres, une question franchement abordée.
Et c'était lui, tout bas, lui, pauvre diable
d'agent subalterne, qui poussait ce magistrat
à interroger ce savant!
— Au fond de ces yeux, dit le professeur en
les touchant de la pointe de son scapel, il n'y
a rien, croyez-moi ! C'est ailleurs qu'il faut
porter vos investigations !
— Mais — et M. Ginory répéta son qui sait ?
— si nous essayions, cette fois, y verriez-vous
un inconvénient, mon cher Maître?
M. Morin fit des lèvres ce mouvement qui
signifie : Penh ! — et toute sa physionomie
traduisit cette réponse qu'il ne formula point :
« Je n'y vois pas d'inconvénient. » — Mais.
au bout d'un moment, il dit, le ton net :
— Ce serait du temps perdu !
— Un peu plus, un peu moins, répondit le
juge. L'expérience vaut la peine d'être faite !
M. Ginory éprouvait, sans doute, lui aussi,
comme Bernardet, le besoin d'aller jusqu'au
bout de ses curiosités.' Et, en regardant les
yeux ouverts du cadavre, il lui semblait — quoi
qu'il ne fît jamais, dans ses fonctions, ni sen-
timentalité ni drame — vraiment que ces yeux
le poussaient à insister, le pressaient, le sup-
pliaient,
9
■98 L' ACCUSATEUR
— Je sais, je sais, dit M. Morin. Cela est
amusant comme un conte d'Edgar Poë , ce
que vous rêvez dans votre cervelle de magis-
trat. Mais trouver dans ces yeux-là le fantôme
•de l'assassin, allons donc ! Laissez cela à l'in-
vention d'un Rudyard Kipling, mais ne mêlez
pas l'impossible à nos recherches de médecine
légale. Xe faisons pas de romans, faisons, vous
de l'instruction, moi de la dissection !
Le ton bref dont avait parlé le professeur
n'était pas sans déplaire à M. Ginory qui,
maintenant, un peu par amour-propre 'puis-
qu'il avait commencé à poser le problème),
beaucoup par curiosité, ne songeait pas à battre
en retraite.
— Que risquons-nous? disait-il encore. Et y
eut-il une chance sur cent mille !
— Mais c'est qu'il n'y en a aucune, répondit
vivement M. Morin. Aucune, aucune, aucune!
Puis, se radoucissant un peu, entrant
dans la discussion, expliquant son opinion
négative :
— Ce n'est pas moi, mon cher monsieur
Ginory, vous entendez bien, ce n'est pas moi
qui ai nié le premier la possibilité d'un tel
résultat. 11 serait miraculeux, ce résultat.
Croyez-vous aux miracles, vous ? Les impres-
sions de la chaleur, du sang, de la lumière sur
L'ACCUSATEUR 9»
nos tissus ne sont pas caialoguables^ si je puis
dire. L'impression rétinienne est produite par
des réfractions qu'on a appelées éthérées ,
phosphorescentes et qu'il est presque aussi
difficile de saisir que de peser l'impondé-
rable. Vouloir retrouver sur la rétine une
impression lumineuse après un certain nombre
d'heures et de jours, ce serait, Vernois l'a fort
bien dit autrefois, vouloir retrouver dans les
organes, l'ouïe, par exemple, le dernier son
perçu pendant la vie. Est-ce possible ? Le son
s'est envolé. L'image sur la rétine s'est effacée.
Pftt ! Allez donc saisir au bout du chalumeau
d'un enfant la bulle d'air irradiée et la placer
dans un musée. Encore reste-t-il de la bulle qui
crève une goutte d'eau, tandis que de l'image
qui fuit ou du son qui s'envole, il ne reste rien.
Oh ! vous aurez beau faire, rien, ?iada, comme
dit Gaza. Prenez-en votre parti. Rien ! rien!
Le malheureux Bernardet souffrait beau-
coup en entendant cette sorte de sentence. Il
lui venait des envies folles de répondre. Les
mots lui montaient aux lèvres. Ah ! s'il eût été
à la place de M. Ginory. Celui-ci, baissant la
tête, écoutait et semblait noter au passage les
moindres paroles de M. Morin.
— Raisonnons, reprenait le professeur, puis-
que l'ophtalmoscope ne fait apercevoir àl'ocu-
JfHÉCA J
JOO L'ACCUSATEUR
liste sur la rétine aucun des objets ou des êtres
que le malade vient de voir — vous entendez,
aucun — comment voulez-vous que la photo-
graphie le découvre cet objet ou cet être dans
la rétine du morl ?
Il attendait une objection de la part du juge,
et Bernardet espérait que M. Ginorv allait se
débattre sous les arguments du savant.
Le juge n'avait qu'à répondre : « Qu'im-
porte? Voyons. Essayons ». Et Bernardet espé-
rait bien que cette réponse allait tomber des
lèvres de M. Ginorv.
M. Ginory ne répliquait rien, M. Ginorv res-
tait là, tète basse, hésitant, plus qu'hésitant,
et l'agent sentait avec désespoir que l'occasion
avidement souhaitée allait cette fois lui échap-
per et que jamais, jamais, il ne retrouverait la
possibilité de tenter l'expérience.
Tout à coup, la voix mordante du docteur
Erwin fit redresser, comme sous un choc élec-
trique, le front du magistrat et donner à Ber-
nardet la sensation de quelque illumination
soudaine inattendue.
— Mon cher Maître, dit avec une expression
respectueuse et ferme à la fois le jeune méde-
cin, j'ai vu chez moi, en Danemark, un pauvre
diable, ramassé mourant, à demi dévoré par
un loup, et qui, lorsqu'on l'a délivré des crocs
L'ACCUSATEUR 101
de la bête, avait encore dans l'œil ouvert une
image très visible où l'on retrouvait le museau
et les dents de l'animal. Vision, imagination,
peut-être. Mais le fait m'avait tellement frappé
que nous avons voulu nous en rendre compte.
— Et...? interrogea M. Morin, presque
railleur.
Bernardet dressait l'oreille comme un chien
en arrêt, M. Ginory regardait ce maigre jeune
homme aux longs cheveux blonds, les yeux
bleus comme l'eau des lacs, tout pâle et l'air
égaré des ehercheurs de mystère. L'interne et
les élèves, rapprochés de leur maître restaient
silencieux comme durant une leçon.
— Et, dit froidement le docteur Erwin, si
nous n'avons rien trouvé d'absolu, nous avons
du moins gardé l'inquiétude d'une recherche
inachevée, utile à continuer. Pensez donc,
mon cher Maître, les objets extérieurs se pei-
gnent, n'est-ce pas? réduits à une taille plus
petite sur le fond de l'œil, ils y apparaissent,
ils y persistent. 11 y a, je vous demande par-
don de le rappeler, c'est pour ces messieurs
que je parle (le docteur Erwin désignait le
juge, son greffier et l'agent de la Sûreté), il y
a dans la rétine une substance de couleur
rouge, le pourpre rétinien, impressionnable
par la lumière. Sur le fond rouge de cette
9.
d02 L'ACCUSATEUR
membrane, les objets se peignent en blanc. Et
leur image, on peut la fixer. M. Edmond Per-
rier, professeur au Muséum d'histoire natu-
relle, rapporte, vous le savez mieux que moiT
mon cher Maître, dans un volume d'Anatômie
et de Physiologie animales que connaissent bien
vos élèves des classes de philosophie et qui
sert à vulgariser la zoologie chez nous, l'ex-
périence qu'il a pu faire et, après avoir arraché
un œil à un lapin placé dans l'obscurité, mais
à un lapin vivant — vivant, oui, la science
a de ces cruautés — on dispose cet œil dans
une chambre noire, de manière à pouvoir
obtenir sur la rétine l'image d'un objet quel-
conque, d'une fenêtre, par exemple, dit M.Per-
rier, en plongeant aussitôt cet œil dans une
dissolution d'alun, on empêchera toute décom-
position du pourpre rétinien et l'on apercevra
la fenêtre, fixée sur le fond de l'œil. Donc celte
chambre noire, que nous avons là, sous nos
sourcils, dans l'orbite, emmagasine des images,
elle peut les retenir, comme le regard de mon
vieux Danois dévoré par un loup conservait le
museau, les dents de la bête fauve. Et qui
sait ? peut-être est-il possible de demander
à l'œil du mort le secret qu'a perçu l'œil du
vivant.
— A propos, continua le jeune savant d'un
L'ACCUSATEUR 103-
ton bref, avez-vous lu, dans les A?xhives de
Psychiatrie, dans les Annales lV Anthropologie
criminelle publiées à Turin chez les frères
Rocca, un fait plus extraordinaire que tout ce-
qu'on a pu observer jusqu'ici ?
Les regards des internes et des gens de loi
allaient tous au visage maigre d'Erwin.
— Voici ce dont il s'agit. Un Anglais, Rogus,
a publié, dans The Nature, une observation
extraordinaire. Il a pu reproduire l'image d'un
timbre-poste, regardé fixement, dans la rétine
d'un fou. Bien plus. Le professeur Ottolonghi
assure qu'on peut arriver à la photographie
delà pensée. Ne riez pas. La psychophotographie
est déjà baptisée, sinon créée. L'illustre Lom-
broso, qui ne craint pas de déranger les meu-
bles et les habitudes de l'humanité pour voir
ce qu'il y a derrière et en balayer la poussière,
Lombroso n'a pas rejeté, déprime abord, cette
idée de la photographie psychique. Il a essayé
de photographier, dans les yeux d'un fou, la
vision qui obsédait le malheureux. Un homme
était, en son délire, poursuivi par un tigre.
Il le voyait partout, ce tigre. Lombroso a
espéré le découvrir par la photographie, dans
ce regard de visionné. L'expérience n'a rien
donné, mais qui sait si la psychophotographie
ne fera pas de miracles ?
104 L'ACCUSATEUR
C'était, avec un appareil de mots plus scien-
tifiques, le problème, dont Bernardet croyait
la solution possible, que le jeune docteur
danois posait là. Et les jeunes gens avaient
écouté avec la sympathie attractive que ren-
contre tout étranger. Raide, sur sa table de
marbre, l'assassiné, pareil à une statue cou-
chée sur un tombeau, semblait attendre le
résultat de la discussion, sourd à toutes ces
paroles bourdonnant autour de lui, et son fixe
regard perdu dans l'infini, sur l'inconnaissable
qu'il connaissait maintenant.
C'était pourtant ce mort insensible à tout ce
qu'est la douleur humaine qui se posait devant
ces savants comme une énigme de chair gla-
cée. Quel était le secret de sa fin, le mot ignoré
.de son agonie? Cette plaie par où s'était
échappée la vie, qui l'avait faite?
Ce qu'on ne savait pas, il l'avait su. Ce qu'on
voulait savoir, il le savait encore, peut-être. Ce
doute seul, à présent enraciné chez M. Ginory,
suffisait à donner au juge l'envie de tenter
l'expérience et, s'excusant avec des phrases
louangeuses de son entêtement, il pria M. flo-
rin de vouloir bien, une fois encore, chercher
le secret de l'instruction là où un médecin,
jadis, avait pu croire le découvrir.
— Nous en serons quittes, si nous ne réus-
L'ACCLSATEUR 105
sissons point, pour ajouter notre échec à ceux
d'autrefois!
M. Morin gardait son sourire sceptique.
Mais après tout le juge d'instruction était
maître en pareille matière et, puisque ce jeune
docteur Erwin apportait de son Danemark
une contribution nouvelle à ces recherches, le
professeur ne demandait qu'à se prêter à
l'expérience, la déclarant d'avance parfaite-
ment inutile.
Il y avait à la Morgue un appareil photogra-
phique, comme à la Préfecture, au service
d'anthropométrie. Bernardet, d'ailleurs, était
là, son kodak à la main. On pourrait photo-
graphier la rétine dès que la membrane séparée
de Fceil par l'autopsie, aurait été, comme une
aile de papillon, piquée sur un morceau de
liège. Et, quel que fût son sang-froid de poli-
cier habitué aux boucheries du crime, Ber-
nardet sentit plus d'une fois son cœur se sou-
lever pendant les apprêts de cette opération. Il
remarquait aussi que, durant l'autopsie,
M. Ginory devenait très pâle et se mordillait
les lèvres, jetant au pauvre mort livré aux
scalpels, des regards de côté, pleins de pitié et
de songes.
Au contraire, les jeunes médecins, penchés
sur le cadavre, étudiaient le corps dépecé avec
106 L'ACCUSATEUR
des admirations et des joies de chercheurs de
trésors fouillant un placer. Chaque fibre
humaine semblait leur révéler une vérité. Ils
étaient là comme des joailliers devant des
bijouteries, et la merveille étudiée, soupesée,
était un cadavre d'homme. Et ces yeux, ces
yeux vivants, ces yeux terribles, ces yeux accu-
sateurs, lorsqu'ils les arrachèrent, lorsqu'ils
tirent de ce qui avait été deux foyers de flammes
— deux trous saignants en arrachant l'œil aux
cavités orbitaires, le professeur en parla sou-
dain, avec une éloquence merveilleuse, abon-
dante et pittoresque, comme s'il eût parlé de
chefs-d'œuvre d'art. Et c'était un chef-d'œuvre
en effet, ce mécanisme admirable des muscles
moteurs de l'œil, qu'il expliquait à ses élèves,
écoutant avidemment sa parole souveraine,
c'était un chef-d'œuvre, cet œil de l'homme,
décomposé là par le prosecteur. depuis la sclé-
rotique, la cornée transparente, l'humeur
aqueuse, le cristallin, jusqu'à cette rétine qui
est comme la plaque daguerréenne de cette
chambre noire où dans la marche des rayons
lumineux se reflètent, renversées, les images
perçues. Et M. Morin, tenant entre ses doigts
l'organe qu'il étudiait, parlait de la membrane
formée des fibres et des éléments terminaux
du nerf optique, comme un professeur d'art et
L'ACCUSATEUR 107
de sculpture eût parlé d'un joyau ciselé par un
Benvenuto.
Secouant l'humeur vitrée, échappée comme
un blanc d'œuf, de la membrane hyaloïde,
M. Morin s'écriait:
— C'est la merveille du corps humain, mes-
sieurs, la merveille ! Ce qui est la vie, le rayon-
nement, ce qui a produit les chefs-d'œuvre, les
découvertes, ce qui donne le génie. 11 y a là huit
couches de fibres ou de cellules nerveuses,
granuleuses ou radiées commençant à la mem-
brane protectrice et aboutissant à la mem-
brane limitante qui nous étonnent par leur
admirable aménagement et ces fibres radiées,
ces prolongements ramifiés, ces bâtonnets et
ces cônes, ces grains et ces filaments, ces
bâtonnets de millièmes de millimètre qui sont
comme la source de toute lumière, quel objet
fait pour nous arracher des cris d'admiration !
L'enthousiasme du savant était d'ailleurs
partagé par les jeunes gens, et le docteur
Erwin, redevenu disciple, écoutait silencieu-
sement le maître. Bernardet, ignorant et res-
pectueux, se sentait troublé devant l'illustre
physiologiste et se disait que c'était lui pour-
tant qui poussait à l'expérience et faisait tra-
vailler un membre de l'Institut.
Quant à M. Ginory, il était sorti un moment,
108 L'ACCUSATEUR
voulant prendre l'air. L'opération, qui plon-
geait les chirurgiens dans la joie, le rendait
parfaitement malade et le cœur lui manquait.
Il se remit assez vite et rentra — pour voir
encore, entre les doigts de M. Morin, l'œil du
mort, l'œil désorbité de M. Rovère. Et cet œil,
comme une bille luisante et molle, tachée de
noir, au cristallin aplati et glauque, semblait
nager dans un tissu graisseux de muscles
orbiculaires ou lambeaux de nerfs, et cette
chose inerte, cet œil vitreux et morne semblait
une prunelle énorme regardant la vie du fond
de la mort.
Dans ce globe pourtant, une image subsis-
tait peut-être. Il s'agissait de l'y chercher, de
l'y retrouver.
— Je m'en charge ! pensait Bernardet,
VIII
Le policier ne se rendit pas un compte bien
exact des opérations de l'autopsie. Il avait
l'avidité de savoir, l'impatience d'en venir au
moment où, ayant photographié la rétine du
mort, il développerait les épreuves obtenues et
se pencherait sur elles pour y découvrir, y
déchiffrer l'image attendue. Il avait demandé
au photographe du service anthropométrique,
délégué à cet effet, de se joindre à lui et obtenu
l'autorisation de faire une opération parallèle.
Son kodak emmagasinait aussi des épreuves
et Bernardet rapportait bientôt chez lui, dans
son petit cabinet transformé en chambre noire,
les instantanés qu'il avait pu prendre à la
Morgue.
Mmc Bernardet et les enfants étaient très
frappés de l'expression tendue, non pas
inquiète, mais pensive et comme absorbée du
policier. Bernardet ne parlait plus, mangeait à
JO
UO L'ACCUSATEUR
peine, paraissait soucieux; et si sa femme lui
demandait :
— Tu n'es point malade ?
Il répondait :
— Non, je pense.
Et les fillettes, tout bas. respectueusement;
de murmurer :
— Papa tient une piste !
Il la tenait, en effet. Le chien de chasse
flairait le gibier. Les photographies prises sur
la membrane rétinienne préparée, étalée, à cet
effet donnaient, développées par l'agent, un
résultat assez net pour que Bernardet put
déclarera son chef qu'il voyait distinctement
dans les épreuves obtenues, un visage, un
visage d'homme, confus sans doute, mais
cependant assez reconnaissable pour qu'on
pût y trouver non seulement une indication,
mais un signalement.
Comme du fond d'un nuage, dans une sorte
de halo blanc, une face humaine apparaissait
dont les traits se précisaient un peu vus à la
loupe : une figure d'homme à barbe noire
pointue, le front un peu chauve avec des trous
noirâtres qui indiquaient les yeux, des yeux
caves dans un visage maigre.
Ce n'était qu'un fantôme évidemment, et le
photographe de la Préfecture semblait plus
L'ACCUSATEUR 1 1 1
embarrassé que Bernardet devant les épreuves
obtenues. Pourtant il n'y avait pas à nier. Plus
nette que dans les photographies spirites,
auxquelles cependant tant de gens crédules
ajoutent foi, l'image apparaissait très visible
et, en l'étudiant, on en pouvait distinctement
suivre les contours.
Un spectre, peut-être, mais le spectre d'un
homme qui devait être encore jeune et res-
semblait, avec sa barbe de sphénopogône, à
quelque reître du seizième siècle, au fantôme
d'un seigneur de Clouet.
— Par exemple, disait le photographe offi-
ciel, si on arrivait à découvrir un meurtrier en
braquant un objectif sur l'œil d'un mort, ce
serait miraculeux. C'est incroyable!
— Pas plus incroyable, répondait Bernardet,
que ce que les journaux nous racontent :
Edison se charge de rendre la vue aux aveugles
en agissant sur la rétine par les rayons
Rœntgen. Voilà le miracle!
Et le policier apporta ses épreuves à
M. Ginory dans le cabinet du juge d'instruc-
tion, au Palais.
L'inspecteur sentait bien que le magistrat,
souverain en matière de recherches crimi-
nelles, devait avant tout être un collaborateur,
consentir à ces expériences que tant d'autres
H2 L'ACCUSATEUR
eussent déclaré inutilement absurdes. L'ap-
pétit de nouveauté, de trouvailles matérielles
et morales qui était, chez M. Ginory, affaire de
tempérament autantque devoir de profession,
se trouvait fort heureusement éveillé. Les cri-
minels appellent, en leur argot les juges des
curieux. La curiosité de celui-là était double,
étant celle d'un savant.
Lorsque Bernardct étala" sur le bureau du
juge les quatre photographies qu'il apportait,
le premier cri de M. Ginory avait été :
— Mais je ne vois rien! Une vapeur, un
brouillard, et puis après ?
Puis, Bernardet tirant de sa poche une
loupe et montrant, comme il eût expliqué un
de ces dessins énigmatiques appelés des ques-
tions et que vendent les camelots du boulevard,
les linéaments de la figure, promenant son
doigt sur les contours de l'image que son ongle
suivait, cette figure humaine qu'il avait vue en
étudiant de près les épreuves, passage de
l'Elysée-des-Beaux-Arts. à la fit voir, maté-
riellement voir, au juge d'instruction et, au
bout de quelques minutes de contention d'es-
prit, de minutieux et anxieux examen, le juge
répondit, sa conviction presque faite :
— C'est vrai, il y a une image là !
• Il ajouta :
L'ACCUSATEUR 113
— Est-elle suffisamment déterminée pour
me permettre d'y voir, d'y peindre un être vi-
vant? Je n'en sais rien. Mais la forme aperçue,
devinée d'abord, clairement dessinée ensuite,
cette forme qui, à première vue, me semblait
vague, en vérité je la trouve assez précise pour
que ce visage qui sort de l'ombre m'apparaisse
avec tous ses traits, sans caractère spécial.
— Oh ! dit encore M. Ginory, en frottant
vivement ses petites mains grasses. Si c'était
possible ! si c'était possible ! Quelle merveille !
— C'est possible, monsieur le juge, ayez foi,
répondait Bernardet. Je vous jure que c'est
possible !
L'espèce de folie d'inquisition scientifique
du policier gagnait le juge. Bernardet avait
fini par trouver un complice à sa chimère.
M. Ginory était maintenant — ne fut-ce que
pour tenter l'expérience — résolu à diriger
l'instruction dans ce sens imprévu. Et tout
d'abord, il fallait montrer l'image obtenue à
tous ceux qui pouvaient, dans cette sorte d'ap-
parition, reconnaître un être en chair et en os,
déjà entrevu.
— A Moniche, d'abord, et à sa femme, fît
Bernardet.
— Qu'est-ce que Moniche?
— Le portier du boulevard de Clichy.
10.
Hi L'ACCUSATEUR
Mandés au palais, M. et Mme Moniche ne se
sentirent pas de joie. Ils comparaissaient devant
•des juges ! Ils devenaient des personnages im-
portants! On publierait peut-être leurs portraits
•dans les journaux !
Pour se rendre au cabinet du juge d'ins-
truction ils s'habillèrent comme pour une fête.
Mme Moniche, endimanchée, voulait faire hon-
neur à ce pauvre M. Rovère. Elle disait très
sincèrement à Moniche :
— Notre devoir est de le venger !
Dans les longs couloirs froids du Palais de
Justice, assis sur des bancs, tandis que pas-
saient devant eux, humiliés ou menaçants, des
prévenus conduits par des gardes municipaux,
le portier et sa femme avaient la sensation de
jouer un rôle décisif, comme dans ces mélo-
drames de l'Ambigu qu'ils aimaient à voir au
théâtre de Montmartre.
L'attente leur paraissait longue, du reste et
M. Ginory ne les faisait pas appeler aussitôt
qu'ils l'eussent voulu. Leur pensée était au'
boulevard de Clichy, dans celte loge que
devaient, pendant qu'on les retenait là, assiéger
toutes les curiosités, tous les bavardages, tous
les reportages.
— Comme ces juges sont lents, disait grave-
ment M. Moniche. Ils n'ont donc rien à faire?
L'ACCUSATEUR ' 115
Devant M. Ginory et son greffier, Moniche,
assis sur une chaise, et inconsciemment ému,
fut moins amer. Il ressentait la vague terreur
de tout cet appareil de la justice qui l'entourait.
Il avait la sensation d'un danger couru, d'un
pouvoir latent qui, d'un témoin, tout à coup
avait le droit de faire un prévenu et, aux ques-
tions du juge d'instruction, il répondait avec
une prudence extrême.
Grâce à lui et à Mme Moniche, M. Ginory
reconstituait d'ailleurs la vie intime de M. Ro-
vère, pénétrait dans cet intérieur un peu fermé,
cherchait à découvrir, parmi les gens qui ren-
daient visite à l'ancien consul, celui d'entre
eux qui pouvait être le coupable.
— Vous n'avez jamais vu de femme venir
demander Rovère ?
— Si. La dame voilée. La dame en deuil. Mais
je ne la connais pas. Personne ne la connaît.
Le récit fait par Mmc Moniche de la scène où
la portière surprenait Rovère, des titres [à la
main, devant sa caisse ouverte, avec cet étran-
ger debout, sembla Impressionner très vive-
ment le juge.
— Connaissez-vous le nom de ce visiteur ?
— Non, monsieur, répondit la portière.
— Mais, si vous le retrouviez, le reconnaî-
triez-vous ?
116 L'ACCUSATEUR
— Cela, absolument. J'ai encore sa figure, là,
devant moi.
— C'est bien, madame. Vous serez citée de
nouveau.
— Et nous pouvons nous retirer"?
— Naturellement.
Ellç. avait hâte, Mme Moniche, de revenir au
boulevard de Clichy, pour conter ses impres-
sions aux commères et les deux époux sor-
taient du Palais de Justice grandis dans leur
propre estime par le rôle qu'ils venaient de
jouer.
Et ce n'était pas fini. Les obsèques de
M. Rovère devaient avoir lieu le surlendemain,
et la perspective d'une journée dramatique où
M. et Mme Moniche seraient encore des person-
nages les comblait d'une angoisse affairée,,
presque joyeuse. La foule, autour de la maison
du crime, était toujours nombreuse. Des pas-
sants s'arrêtaient, stationnaient devant cette
façade de pierre derrière laquelle il y avait eu
un meurtre. Les reporters venaient toujours
aux nouvelles, et les portiers affamés de gloire
ne pouvaient ouvrir un journal sans rencontrer
leurs noms unis imprimés en toutes lettres.
Une feuille du matin avait même publié un
article spécial : Monsieur et Madame Moniche
interviewés.
L'ACCUSATEUR 117
Tout ce qui bruit, bourdonne, bat de î'aile,
comme une nuée de mouches autour d'un crime,
tournoyait autour du logis où, de la Morgue,
on avait rapporté le cadavre tailladé de Rovère.
Les obsèques devaient naturellement attirer
une foule énorme. D'autant plus que le mys-
tère continait, planant sur l'existence du mort.
On avait retrouvé dans ses papiers le reçu d'un
terrain mortuaire au cimetière de Montmartre
acheté par lui un an tout juste auparavant.
Dans un autre écrit non daté, le mort réglait
aussi la cérémonie de ses funérailles. M. Ro-
vère, après avoir mené une vie errante à
travers le monde, songeait donc à reposer au
pays natal. Mais aucune autre indication de
ses volontés, de ses parentés, n'avait été
rencontrée dans ses tiroirs, dans ses notes. Il
semblait que ce fût un homme sans famille,
sans lien aucun dans la société, qu'on allait
enterrer. Et ce navrant isolement ajoutait à la
curiosité morbide qu'attirait la demeure, main-
tenant toute tendue de noir, avec la majuscule R
se détachant en blanc sur l'écusson galonné
d'argent.
Qui conduirait le deuil? M. Rovère n'avait
désigné personne. Il avait demandé, dans cette
sorte de dictée testamentaire, qu'une simple
note fût insérée dans les journaux, indiquant
-118 L'ACCUSATEUR
l'heure et la date de ses obsèques et lui don-
nant ce seul titre : Ancien Consul. «J'espère,
ajoutait l'écrit en question, être conduit au
•cimetière silencieusement et suivi de rares
amis, s'il m'en reste. »
Les amis étaient rares sans doute, dans la
foule accourue, mais le vœu du mort ne sem-
blait guère exaucé. Ces obsèques qu'il avait
souhaitées .silencieuses devenaient une sorte de
fête funèbre et tapageuse où des milliers de
gens envahissant le boulevard, se pressaient
pour voir, sur le char funèbre, le cercueil drapé
où des voisins avaient mis des fleurs.
Tout est spectacle pour les Parisiens. Les
gardiens de la paix contenaient cette foule
grossissante où des gamins montaient sur les
branches des platanes. On avait placé le cer-
cueil au bas de l'escalier de la maison, dans le
•corridor étroit s'ouvrant sur le boulevard.
Mmn Moniche avait disposé sur une table des
feuilles volantes, où des gens inconnus, rela-
tions banales de Rovère, venaient signer leurs
noms.
Et Bernardet, actif, l'œil ouvert, étudiant les
physionomies, scrutant les regards, se mêlait
à cette foule, contemplait le délilé. lirait une à
une les signatures. Bernardet, en tenue de
•deuil, Bernardel avec des gants noirs et plus
L'ACCUSATEUR 119*
semblable à un employé des pompes funèbres
qu'à un inspecteur de la police de Sûreté.
L'agent se trouvait précisément debout entre
la loge entr'ouverte de Moniche et la table où
les feuillets de papier se couvraient de signa-
tures lorsque clans l'espèce de pénombre que
faisaient dans le corridor la draperie noire de
la porte et le cercueil encore exposé, un homme
d'une cinquantaine d'années, pâle et l'air très
triste, arriva dans ce défilé lugubre et du
regard chercha la table où il venait signer son
nom.
Mmc Moniche, vêtue' de noir, un mouchoir
blanc à la main, bien qu'elle ne pleurât pas, se
tenait à côté de Bernardet et comme coude à
coude.
Lorsque l'homme arriva, sortit de l'ombre
du corridor, apparut éclairé parla fenêtre inté-
rieure dont la lumière le frappait en plein
visage, la portière eut un ah ! involontaire,
d'instinct, et, comme effarée, saisit le poignet
de l'agent en disant :
— J'ai peur!
Elle parlait si bas que Bernardet devina plus
qu'il n'entendit cette sorte de cri étouffé.
L'agent regarda de côté Mme Moniche. Subite-
ment elle était devenue blême et, tout bas
encore, elle dit ■
120 L'ACCUSATEUR
— Lui !... lui que j'ai vu devant M. Rovère,
la caisse ouverte !
Bernardet mit dans le coup d'œil dont il
enveloppa cet homme une acuité effrayante, il
le transperçait. L'inconnu, à demi courbé sur
la table où- couraient les papiers, laissait voir
un front large, légèrement chauve, et sa barbe
en pointe, un peu grise, touchait presque la
feuille blanche où il mettait sa signature.
Et, brusquement, le policier eut une sensa-
tion inattendue; il lui sembla que ce visage,
cette forme de tête, cette coupe de barbe,
il les avait vus déjà et que cette silhouette
humaine lui rappelait une image récemment
étudiée.
.La perception de la possibilité dune preuve
faite lui sauta à l'esprit. Cet homme qui
était là lui rappelait tout à coup l'espèce de
fantôme dessiné sur l'épreuve photographique
prise dans la rétine de l'homme assassiné et
retrouvée dans l'œil du mort.
— Oui était cet homme?
Bernardet eut un frémissement de plaisir à
constater, en insistant sur sa propre impres-
sion, que cet inconnu ressemblait étrangement
à l'image obtenue, et, mentalement, il compa-
rait ce vivant penché sur le papier et écrivani
son nom, à ce spectre à tournure de reître
L'ACCUSATEUR 121
qu'avait fait apparaître, et comme évoqué, la
photographie.
C'étaient évidemment les mêmes contours
dans l'ossature et dans la barbe. Cet homme
aussi donnait l'idée de quelque seigneur du
temps d'Henri III, et Bernardet trouvait à cette
physionomie contractée quelque chose de
redoutable.
L'homme avait signé. Il se redressa et son
visage, d'une blancheur mate, se montra en
plein au policier. Leurs regards même se croi-
sèrent, aigu chez Bernardet, voilé chez l'in-
connu. Mais, devant la fixité des prunelles de
l'agent, l'homme redressa le front et, un mo-
ment resta, à son tour, l'œil fixe comme s'il
eût répondu à une menace par une bravade.
Alors volontairement, doucement, Ber-
nardet baissa les yeux et salua, pour donner le
change, l'inconnu qui rejoignit les curieux
massés, là-bas, devant la porte.
— C'est lui, c'est lui! répétait Mme Moniche,
qui tremblait comme devant une apparition.
A peine l'inconnu s'était-il éloigné que le
policier faisait vivement deux pas vers les
feuillets de la table et, se penchant à son tour,
lisait le nom tracé au crayon par cet homme :
Jacques Dan tin.
11
122 L'ACCUSATEUR
Le nom n'évoquait pour Bernardet aucun
souvenir, et c'était donc un problème vivant à
deviner.
— Ne dites à personne que vous avez vu cet
homme-là, fît-il en revenant très vite vers
Mmc Moniche. A personne, vous entendez!
Et, brusquement, il gagna le boulevard, se
glissant à travers les curieux pour retrouver
ce Jacques Dantin qu'il voulait suivre.
IX
Jacques Dantin, du reste, n'était pas diffi-
cile à reconnaître dans la foule. Il se tenait
debout, très triste, tout à côté du char fu-
nèbre. Bernardet put alors l'examiner tout à
son aise. C'était un homme élégant, mince, avec
un aspect résolu et des sourcils froncés qui
donnaient à sa physionomie un air énergique.
La tête nue sous le vent froid, il restait comme
hypnotisé par ce cercueil que les porteurs
maintenant hissaient sur le char et Bernardet
remarqua le hochement de tête très visible, un
hochement navré d% cet homme devant la bière
de chêne.
Et plus le policier le regardait, l'étudiait,
plus la ressemblance avec l'image obtenue,
lui paraissait sensible , évidente. Bernardet
saurait bientôt ce qu'était ce Jacques Dantin
124 L'ACCUSATEUR
et déjà il interrogeait, çà et là, quelques assis-
tants :
— Connaissez-vous ce monsieur qui est là-
bas, debout, près du corbillard?
— Non. .
— Savez-vous ce que fait M. Jacques Dan tin?
Etait-il l'ami intime de M. Rovère ?
— Jacques Dantin ?
— Oui , tenez , là , avec sa barbe en
pointe !
— Je ne sais pas du tout.
Bernardet se fit bientôt cette réflexion qu'en
s'adressantà Jacques Dantin lui-même il serait
sans doute plus vite renseigné et, se rappro-
chant de lui au moment où l'on se mettait en
marche, il le suivit, le frôlant presque jusqu'au
cimetière, essayant d'entrer en conversation,
lui parlant du pauvre mort, s'attendrissant sur
la destinée de Rovère et trouvant que le voisin
était un peu silencieux.
Sur le trottoir du boulevard, la foule,
rangée et respectueuse, se découvrait devant
le cortège et Bernardet regardait, sur la chaus-
sée, les pétales des fleurs qui tombaient sur
la terre sèche.
— lia beaucoup de couronnes, M. Rovère,
dit-il à son voisin, et 'pourtant je ne lui con-
naissais pas beaucoup d'amis !
L'ACCUSATEUR 125
— Il en avait eu, répondit l'homme presque
brusquement.
La voix était rauque et comme étranglée.
Bernardet devina une émotion intense chez
l'inconnu. Tristesse? Amertume?... Remords,
peut-être.
L'homme, du reste, ne semblait pas d'hu-
meur très liante. Il marchait les yeux rivés sur
le drap mortuaire, tête nue malgré la tempéra-
ture et le front alourdi de pensées ou de cha-
grin. L'agent l'étudiait du coin de l'œil. Phy-
sionomie intelligente, visage creusé avec une
expression de lassitude, mais quelque chose
de dur aussi dans le pli des lèvres et d'insolent
dans le retroussis de la moustache. La taille
haute, la démarche ferme.
Bernardet, comme on approchait du cime-
tière Montmartre — le trajet n'étant pas bien
long pour lier conversation — risqua l'inter-
rogation décisive :
— Vous connaissiez beaucoup M. Rovère?
L'autre répondit :
— Beaucoup.
— Et qui croyez-vous bien qui ait eu intérêt
à ce meurtre ?
La question avait été brusque et enfoncée
comme un couteau.
Jacques Dantin hésita à répondre, regar-
11.
120 L'ACCUSATEUR
<lant, tout en marchant, ce petit homme d'as-
pect souriant, dont il ne connaissait pas le nom
et qui l'interrogeait.
— C'est que j'ai grand intérêt à commencer
dès à présent mes recherches, fit Bernardel en
graduant ses paroles pour mesurer l'effet
qu'elles allaient produire sur cet inconnu, je
suis inspecteur de la Sûreté.
Oh ! cette fois, Bernardet avait vu ce Dantin
tressaillir. A n'en pas douter, le voisinage
avec un agent de la police le gênait et avait
amené de la pâleur sur sa figure contractée.
Son regard inquiet cherchait celui du petit
Bernardet, mais se contentant d'examiner
le voisin de temps à autre, le policier affec-
tait de marcher en se penchant vers le sol.
Il étudiait Jacques Dantin comme par sac-
cades.
Et le char maintenant avançait, tournait
l'angle du boulevard et de la petite avenue qui
conduit au champ des morts. L'arche du pont
de fonte, jetée sur" le campo-santo comme un
viaduc de vivants sur la terre du sommeil,
était chargée de curieux ; des têtes apparais-
saient, comme dans les trous des vieux piloris,
dans l'entrelacement despiècesde fer et c'était
un spectacle pour toute celle cohue accourue,
c'était un décor et une scène de mélodrame, le
L'ACCUSATEUR 127
cortège de l'assassiné, le cercueil arrivant là
couvert de fleurs.
Bernardet, tout en marchant à coté de
Dantin , continuait à poser les questions
qui — l'agent le remarquait fort bien —
embarrassaient le prétendu ami de M. Ro-
vère.
— Yavait-il longtemps que Rovère et Jacques
Dantin se connaissaient ?
— Nous étions, répondit Dantin, amis d'en-
fance !
— Et vous le voyiez souvent?
— Non. La vie nous avait séparés.
— Vous l'avez vu récemment? Mme Moniche
me l'a dit.
— Oui est-ce que Mme Moniche?
— La concierge de l'immeuble et l'espèce de
femme de ménage de M. Rovère.
— Ah ! oui !... fit Jacques Dantin, comme si
le ressouvenir de quelque vision oubliée lui fût
revenu brusquement.
Et Bernardet, d'instinct, lisant dans la pensée
de cet homme, revoyait, lui aussi, la scène
tragique où la portière, entrant dans le cabinet
de Rovère, le trouvait debout, face à face avec
Dantin, devant le coffre-fort ouvert, les obli-
gations étalées. ..
— Lui connaissiez -vous des ennemis ?
128 L'ACCUSATEUR
demanda encore l'agent de police avec une
vivacité calculée.
— Non, répondit Dantin, très nettement sans
hésiter.
Bernardet attendit un moment, puis, la voix
ferme :
— M. Ginory a le droit de compter beaucoup
sur vous pour arriver à l'arrestation de l'as-
sassin.
— M. Ginory !
— Le juge d'instruction.
— Qu'il se hâte donc de se renseigner, repli
qua Jacques Dantin. Je suis forcé de quitter
bientôt Paris.
La réponse étonna Bernardet. Ce départ,
dont le motif était peut-être tout simple, lui
paraissait assez étrange étant si brusque et
arrivant là dans ces circonstances tragiques.
M. Dantin, d'ailleurs, n'hésitait pas à don-
ner, sans que l'agent la lui demandât, son
adresse, ajoutant qu'il se tiendrait, dès le retour
du cimetière, à la disposition du juge d'ins-
truction.
— Le malheur est que je ne pourrai rien
dire, ne sachant rien. Je ne soupçonne même
pas qui pouvait avoir un intérêt à frapper le
malheureux homme. Un professionnel du
crime, sans doute.
L'ACCUSATEUR 129
Bernardet hocha la tête et répliqua :
— Je ne crois pas.
Le cortège avançait maintenant dans les
allées dont les fonds s'estompaient de brouil-
lards gris, avec des .notes blanches de monu-
ments de marbre. Le terrain choisi par Rovère
lui-même était au bout de l'avenue de la
Cloche et, là-bas, la foule curieuse faisait une
énorme tache noire comme un gros tas de
mouches géantes.
Le char lentement allait vers cette fosse
ouverte. MmeMoniche titubait de douleur, mais
son mari, le tailleur, semblait supporter plus
vaillamment sa responsabilité et son rôle. Ils
prenaient l'un et l'autre des-attiludes différentes
derrière leur mort. Et Paul Rodier marchait à
leur côtés, en tête, le carnet à la main.
Bernardet se proposait de bien étudier l'atti-
tude que garderait Jacques Dantin devant la
tombe. Une poussée de la foule le sépara un
moment de cet homme ; mais l'agent n'en fut
que plus satisfait. A deux pas de Dantin, mais
bien en face de lui, de l'autre côté du trou
béant, l'inspecteur pouvait, à travers la double
haie de curieux, scruter le moindre mouve-
ment des muscles de ce visage dur. Bernardet
se haussait sur la pointe des pieds pour glisser
son regard entre les tètes des spectateurs et
130, L'ACCUSATEUR
de telle sorte qu'il pouvait voir, observer, ana-
lyser sans être aperçu.
Jacques Dantin était debout au bord de la
fosse. II se tenait droit, comme agressif, et
regardait, de temps à autre, le fond de la
tombe avec une expression de colère ou de
défi.
A quoi pensait-il?
Dans cette attitude qui paraissait être une
révolte contre la destinée frappant un ami,
Bernardet lisait une espèce de raidissement
de la volonté contre une émotion qui pouvait
être exagérée, révélatrice.
Il n'était pas très persuadé encore de la
culpabilité de l'homme ; mais il ne trouvait
pas, dans celte expression de défi, la tendresse
que devait éprouver devant le mort un ami
de Rovère, un ami d'enfance, avait dit Jacques
Dantin !
Et puis, plus il l'examinait — détachant sa
haute silhouette noire sur le fond blanc dune
stèle voisine — plus l'aspect de cet homme
correspondait à la vision tixée dans l'œil du
mort, arrachée par l'objectif à la rétine de l'as-
sassiné. Oui, c'était la même silhouette de
reître, la main sur la hanche comme appuyée ;i
une rapière.
Bernardet clignait des yeux pour simplifier
L'ACCUSATEUR 131
l'image même de cet homme, et, à travers
ses cils, il apercevait une forme qui rappe-
lait étrangement, sans aucun doute possible,
la forme vague trouvée dans l'œil interrogé —
et sa conviction, venant en aide à son instinct,
grandissait, se faisait peu à peu invincible,
irrésistible.
Il se répétait l'adresse et le nom de l'homme:
« Jacques Dantin, rue de Richelieu, 114. » Il se
hâterait tout à l'heure de donner ce nom à
M. Ginory et la citation du juge ne se ferait
pas attendre. Pourquoi ce Dantin quittait-il
Paris? Quelle était la vie, les moyens d'exis-
tence, les passions, les vices de cet homme
dressé là, avec sa mine austère de huguenot
devant la tombe ouverte?
Bernardet remarqua fort bien que, malgré
sa ferme volonté de demeurer impassible,
Jacques Dantin fut troublé, lorsque avec son
bruit sourd, la bière glissa sur les cordes ten-
dues pour toucher le creux de la fosse. Il se
mordillait la moustache et ses mains gantées
de noir avaient des mouvements nerveux irré-
sistibles.
Et le regard lancé au cercueil qui, là, dans
le trou profond, portait ce nom sur une plaque
de cuivre : Louis-Pierre-Rovère ! Cette contem-
plation muette, rapide et poignante de la bière
132 L'ACCUSATEUR
où, entre les ais de chêne jaune, tenait le ca-
davre égorgé, fouillé, tailladé, la face aux veux
arrachés — et replacés depuis dans leurs
orbites creuses — dans les restes macabres et
déformés de ce pauvre corps qui avait vécu,
respiré, pensé, senti, cherché, rêvé, souffert,
haï, aimé !
Oh! ce regard poignant plein de souvenirs,
plein de terreur, comme l'agent l'emmagasina
dans sa mémoire ! Comme il dirait à M. Ginory
tout ce qui, à son avis, se combinait dans le
cerveau de ce Dantin !
On défilait maintenant devant la fosse et
Dantin le premier, d'une main qui tremblait,
jetait sur le cercueil ces gouttes d'eau qui sont
pour nos morts les larmes suprêmes. Ah ! qu'il
était pâle! Livide plutôt! Et ce tremblement
chez un homme d'une telle énergie de visage!
Bernardet notait les moindres traits caracté-
ristiques. 11 s'approcha à son tour et prit le
goupillon, puis, comme il s'éloignait, vou-
lant retrouver Jacques Dantin dans l'allée voi-
sine, sous les arbres, il s'entendit appeler —
et, se retournant, il vit Paul Rodier tout
souriant.
— Eh bien ! monsieur Bernardet, quoi de
nouveau? demanda le reporter.
Le grand jeune homme avait l'air charmé.
L'ACCUSATEUR 133
— Rien de nouveau, fit l'inspecteur.
— Vous savez que l'affaire intéresse beau-
coup le public ?
— Je n'en doute pas.
— Léon Luzarche est enchanté. Oui, Luzar-
che, le romancier. Il a commencé dans le
journal un roman dont le premier feuilleton a
coïncidé avec l'annonce du Crime du boulevard
de Clichy et, comme le journal monte, monte,
monte, il se figure que c'est son roman symbo-
liste qui le fait monter. Douce illusion ! Per-
sonne ne WïY Ange- Gnome ; mais tout le monde
s'arrache XeMystère du boulevard extérieur !1 out
romancier arriviste devrait avoir un bon assas-
sin dans sa manche qui commettrait un crime
bien conditionné le jour même où un roman
nouveau s'entamerait dans un journal. Quelle
collaboration, monsieur Bernardcl ! On pour-
rait même intéresser l'honnête assassin aux
bénéfices. Plaisanterie à part, avez-vous de
l'inédit?
— Non, dit l'agent.
— Pas de trace? Pas de piste ?
— Rien, lit Bernardct. •
— Eh ! bien, moi, j'en ai, monsieur Ber-
nardet... Mais je vous laisse la surprise ! Lisez
ma feuille ! Faites marcher ma feuille.
— Mais encore, demanda le policier.
12
134 L'ACCUSATEUR
— Ah ! voilà. Secret professionnel. Seule-
ment avez-vous songé à la femme en deuil qui
venait parfois voir l'ancien consul?
— Certes, dit Bernardet.
— Eh bien, il s'agit de la retrouver, la
femme en deuil ! Ce n'est pas facile ! Mais
je crois que je l'ai dénichée. Oui, en pro-
vince.
— Où cela?
— Secret professionnel, répéta le reporter
en riant.
— Et si M. Ginory vons le demandait, votre
secret?
— Je répondrais comme je vous ai répondu ;
Lisez ma feuille. Lisez Lutèce !
— Mais le juge, lui, le juge...
— Secret professionnel, dit Paul Rodier,.
pour la troisième fois. Mais quel roman, mon-
sieur Bernardet ! Un roman : la Dame en noir.
Enfoncé Léon Luzarche !
Tout en écoutant, Bernardet ne perdait pas
de vue M. Dantin qui, maintenant, au milieu
de l'allée, regardait s'écouler le flot des cu-
rieux où il semblait vainement chercher un
visage de connaissance! Sa figure paraissait
ravagée. Ou c'était le chagrin, ou c'était le
remords, mais certainement une émotion vio-
lente l'étreignait. Le policier devinait une
L'ACCUSATEUR 135
lutte poignante chez cet homme, et la tristesse
était grande de Jacques Dantin interrogeant
la foule pour y trouver quelque ami et n'y
rencontrant que des curieux.
L'important pour Bernardel était de ne pas
perdre de vue ce personnage dont il ignorait
l'existence une heure auparavant et qui, pour
lui, était l'artisan ou le complice du crime.
Il suivit de loin Dantin qui, du cimetière
Montmartre, rentra rue de Richelieu à pied
et s'arrêta , comme il l'avait dit , au nu-
méro 1 1 \.
Bernardet laissa passer quelques minutes
lorsque l'homme dont il tenait la piste fut
entré, puis il demanda au concierge si M. Jac-
ques Dantin était chez lui, questionna habile-
ment et sut bien vite que l'ami de M. Rovère
habitait là depuis deux années et vivait sans
profession.
— Alors, dit l'agent, ce n'est pas le Dantin
que je cherche. Celui-ci est banquier.
Il s'excusa de ses questions, sortit, héla un
fiacre, et dit au cocher, qui le salua :
— A la Préfecture!
Son rapport au chef de la Sûreté fut bientôt
fait. Le chef l'écoutait avec attention, ayant en
l'inspecteur une confiance absolue. « Jamais
de gaffe avec Bernardet », c'était le mot de
130 L'ACCUSATEUR
M. Morel. Il eut bientôt, comme Bernardet
lui-même, le soupçon que cet homme pouvait,
devait être le meurtrier de l'ancien consul.
— Quant aux motifs qui ont pu le conduire
au crime, nous saurons ça plus tard!
Il fallait, tout d'abord, faire une enquête sur
le passé de ce Jacques Dantin, sur son exis-
tence présente, et l'enquête aurait lieu paral-
lèlement à l'interrogatoire que ferait subir
M. Ginory à cet homme cité devant le juge
d'instruction en qualité de témoin.
— Allez donc de suite au cabinet de M. Gi-
nory, Bernardet, dit vivement le chef. Pendant
ce temps, je saurai un peu ce que c'est que cet
homme-là !
Bernardet n'avait qu'à traverser quelques
couloirs et des cours, à gravir quelques esca-
liers, pour se trouver dans la galerie où s'ou-
vrait le Cabinet 14, celui de M. Ginory. Le juge
interrogeant un prévenu, l'agent attendait, se
promenait pour user ses nerfs, le long de la
galerie où des malfaiteurs, dont quelques-uns
le connaissaient bien, faisaient antichambre.
Lui, si calme d'ordinaire, accomplissait sa
sinistre tâche quotidienne avec une sorte de
sourire constant, illuminant sa figure d'abbé,
se sentait cette fois secoué par l'angoisse, avec
des frémissements dans les doigts, une nervo-
L'ACCUSATEUR 137
site singulière comme après une nuit d'in-
somnie.
C'est que, vraiment, clans le cas présent, il
ne s'agissait plus d'une chasse à l'homme or-
dinaire. Le policier avait la peur qui secoue
l'inventeur acharné à une découverte. Il avaii
posé un problème redoutable, insoluble en
apparence, et il voulait le résoudre.
De temps à autre, il tirait de sa redingote
un vieux portefeuille usé, et il regardait, col-
lées sur le carton, les épreuves obtenues, la
\ision arrachée à la rétine du disparu.
Il n'y avait pas à douter. Ce spectre un peu
confus avait l'allure de l'homme tout à l'heure
penché sur la fosse ouverte. M. Ginory en
serait frappé lorsqu'il aurait Jacques Dantin
devant lui. Pourvu seulement que le juge
d'instruction gardât le désir, allumé par Ber-
nardet, de pousser jusqu'au bout l'expérience]
— Heureusement, M. Ginory est un cu-
rieux. Avec la curiosité, on arrive à tout, à
tout, pensait Bernardol.
Le temps lui semblait long, du reste. Si ce
Dantin, qui parlait de quitter Paris, disparais-
sait, échappait à l'interrogatoire du juge?
Quelle misérable affaire sans importance rete-
nait M. Ginory? Quand le magistrat serait-il
enfin libre?
12.
*38 L'AGCUSAÏEDR
La porte du Cabinet \\ s'ouvrit, un homme
en blouse en sortit, emmené bientôt; face vio-
lente et vulgaire, et Bernardet demanda au
greffier, qui parut sur le seuil, de voir sur-
le-champ M. Ginory pour communications
urgentes.
— Je ne le tiendrai pas longtemps !
Loin de paraître ennuyé, le juge sembla
enchanté de voir l'agent] de la Sûreté. Lui
aussi roulait dans sa tète une foule d'idées
singulières que la possibilité d'une enquête
scientifique, quasi mystérieuse, faisait naître,
et le récit des funérailles de Rovère, présenté
avec la netteté d'un procès-verbal, l'intéressa
comme la plus importante des dépositions.
L'homme dont lui avait parlé M"" Moniche,
l'individu surpris devant le coffre-fort ouvert,
se retrouvant là, ému et au premier rang de
ceux qui suivaient le corbillard, il était bien
possible que ce Dan lin eût été poussé à
prendre la tête du cortège moins par une
vieille affection pour celui qu'il appelait un
camarade d'enfance que par ce sentiment
étrange et impulsif qui porte les coupables à
roder autour du lieu du crime, à réapparaître
auprès de leurs victimes comme si le meurtre,
le sang, le mal axaient leur magnétisme mor-
bide.
L'ACCUSATEUR i 39
— Du reste, fit M. Ginory, je saurai cela
bientôt.
Il dicta au greffier la citation voulue, sonna
et donna l'ordre de trouver M. Dantin à son
domicile et de l'amener au Palais.
— Vous ne le perdrez pas de vue, Bernar-
det, dit-il, et M. le commissaire aux délégations
judiciaires agira s'il y a lieu.
Bernardet s'était incliné et ses yeux lui-
saient, yeux de limier flairant sa proie.
X
Entre le juge d'instruction qui interroge et
le prévenu qui répond, c'est un duel au jeu
serré, rapide et tragique où toute feinte peut
être mortelle, où toute riposte doit être déci-
sive. Aucun homme au monde n'a le pouvoir
de l'homme qui, d'un mot, peut changer en
prisonnier celui qui entre au Palais comme en
passant. Derrière cet inquisiteur de la Loi,
toute la geôle se dresse, les tribunaux en robes
rouges apparaissent, les poteaux de l'échafaud
projettent leurs ombres sinistres et le froid
cabinet du magistrat instructeur a déjà l'humi-
dité lugubre des cellules où les condamnés
attendent ou expient.
Jacques Dantin arrivait au Palais, sur la
citation du juge, avec l'apparent empressement
d'un homme qui, regrettant un ami tragique-
L'ACCUSATEUR 144
ment frappé, veut travailler à le venger. Il
n'avait pas hésité une seconde, et Bernardet,
qui le voyait monter en voiture, était même
frappé de l'espèce de hâte mise à répondre à
l'appel du magistrat.
Lorsqu'on vint dire à M. Ginoryque M.Jac-
ques Dantin était là, le magistrat laissa échap-
per un ahl de satisfaction qui ressemblait à
celui d'un spectateur impatient, lorsque les
coups frappés annoncent que la toile va
se lever. Pour le juge d'instruction, la pièce
dont il allait démêler l'intrigue commen-
çait.
Il tenait les yeux fixés sur la porte, attri-
buant, avec raison, une grande importance à
l'impression première que lui causait tout
nouveau venu entrant dans son cabinet. Il y
avait là une sensation spéciale, immédiate, et
rarement M. Ginory était revenu sur l'espèce
de commotion électrique souvent éprouvée et
dont, par habitude et par force nerveuse, il
dissimulait l'effet.
La porte ouverte, Jacques Dantin apparut.
Le premier aspect, pour le juge, fut favorable.
L'homme était grand, bien planté, saluant
avec aisance et regardant droit devant lui.
Mais, en même temps, M. Ginory fui frappé
de l'étrange ressemblance qu'avait celte sil-
£52 L'ACCUSATEUR
"houelle un peu hautaine avec l'image obtenue
par l'objectif de Bernardet.
Il lui semblait que cette image avait la sta-
ture, la forme même de cet homme entrant
dans un brouillard.
Puis, le second examen de l'inconnu par le
magistrat semblait, peu à peu, déceler au juge
une violence contenue, une brutalité latente
Les yeux étaient durs, sous des sourcils
hérissés, la barbe, pointue au bout du menton,
plus rare sur les joues, laissait apercevoir
des maxillaires farouches et, sous la mous-
tache grise, la mâchoire inférieure avançait
étrangement, comme chez certains cavaliers
espagnols peints par Velasquez.
— Prognatisme, pensait M.Ginory, comme
s'il notait officiellement ce signe.
Et, du geste, il pria M. Dantin de s'asseoir.
L'homme était là, devant le juge qui, les
mains croisées, sans façon, et les coudes
appuyés sur ses paperasses, semblait prêt à
causer de choses insignifiantes, tandis que,
courbé sur sa table noire, chauve et sec, le
greffier, assis à sa droite, prenait des notes
d'un air indifférent.
L'entretien s'engagea cependant sur un ton
grave, mais comme entre deux hommes qui, se
rencontrant dans un salon, parleraient de la
L'ACCUSATEUR 143
matinée ou de la première de la veille, et
M. Ginory demanda à Jacques Dantin quel-
ques renseignements sur Rovère.
— Vous le connaissiez intimement?
— Oui, monsieur le juge.
— Depuis combien d'années?
— Depuis plus de quarante ans. Nous
étions camarades de pension à Bordeaux.
— Vous êtes Bordelais?
— Comme Rovère, oui, répondit Dantin.
— Dans ces derniers temps, avez-vous
beaucoup fréquenté Rovère?
— Je vous demande pardon, monsieur le
juge, qu'entendez-vous par ces derniers temps?
M. Ginory crut saisir, dans cette interro-
gation de Thomme interrogé lui-même, une
manière de tactique, un moyen de trouver,
avant de répondre, le temps de la réflexion. Il
était habitué à ces manœuvres des accusés.
— Quand je dis dans ces derniers temps,
fit-il, j'entends pendant les quelques jours, les
semaines, si vous voulez, qui ont précédé le
meurtre.
— Je le voyais assez souvent, en effet
répondit Dantin, et même plus souvent qu'au-
trefois.
— Pourquoi? demanda le juge.
Jacques Dantin parut hésiter.
144 L'ACCUSATEUR
— Je ne sais pas... le hasard... A Paris, ses
plus intimes amis, on cesse de les voir pendant
des mois, et, tout à coup, on les retrouve, on
se reprend à les fréquenter...
— Vous n'avez jamais eu, pour interrompre
vos relations avec Rovère, pour cesser de le
voir, comme vous dites, aucune raison?
— Aucune.
— Il n'y avait entre vous aucune espèce de
rivalité, aucun motif de refroidissement?
— Aucun motif, aucune rivalité. Comment
voulez-vous?
— Je ne sais pas, dit le gros homme. Je
vous demande, j'interroge.
La plume du greffier courait sur le pa-
pier, sans bruit, avec une vitesse d'aile d'oi-
seau.
Ces mots « j'interroge » avaient paru faire
sur Dantin une impression inattendue, désa-
gréable, et ses sourcils durs s'étaient froncés
sur ses yeux.
— Quand êtes-vous venu rendre visite à
Rovère pour la dernière fois? reprit le juge.
— Pour la dernière fois?
— Oui, Rappelez vos souvenirs.
— Deux ou trois jours avant le crime.
— Ce n'est pas deux ou trois jours, c'est
deux jours exactement avant l'assassinat.
L'ACCUSATEUR 145
— Vous avez raison, dit Jacques Dantin, je
vous demande pardon.
Le juge attendit un moment, regardant
l'homme bien en face. Il lui parut qu'une rou-
geur légère courait sur ce visage plutôt pâle.
— Vous ne soupçonnez personne du meur-
tre commis sur Rovère? demanda Ginory
après un moment de réflexion.
— Personne, dit Dantin. Je cherche.
— Rovère avait-il des ennemis?
— Je ne lui en connais pas.
Le magistrat revint bientôt, par un détour
habile, à cette dernière visite de Jacques
Dantin, et le pria de préciser ce qui avait pu
le frapper durant ce dernier entretien avec
son ami.
— L'idée d'un suicide ayant été immédia-
tement écartée par le plus simple examen de
la blessure, aucun doute ne subsiste sur la
cause de la mort. Rovère a été assassiné. Par
qui? Dans les propos suprêmes qu'il vous a
tenus, a-t-il été question entre vous d'une
inquiétude quelconque qui pût lui venir à
l'esprit? Elait-il préoccupé de quelque affaire
spéciale? Avait-il — on a parfois de ces pres-
sentiments — la sensation qu'il courait le
moindre danger, qu'il se tramait quelque
chose de ténébreux contre lui?
13
146 L'ACCUSATEUR
— Non, répondit Dantin, Rovère ne m'a fait
aucune allusion au moindre péril couru. Je me
demande qui pouvait avoir intérêt à sa mort.
On a dû le frapper pour le voler.
— Cela me semblait assez probable, fit le
juge, mais les constatations laites dans l'ap-
partement ont prouvé qu'il n'y avait eu aucune
effraction. Le vol n'a pas été le mobile du
crime.
— Alors? fit Dantin.
Le visage sanguin du juge, ce visage ro-
buste, aux mandibules solides, s1éclaira d'une
sorte d'ironie contenue.
— Alors, nous sommes ici pour rechercher
la vérité, et pour la trouver!
Et, dans sa réponse, M. Ginory met la il une
expression narquoise où le greffier, qui con-
naissait bien son juge — le greffier qui ne
levait même pas la tète de dessus le papier où
il grossoyait — devina une menace.
— Vous ne me dites pas, reprit le magistrat,
tout ce qui s'est passé entre vous, durant cette
dernière entrevue.
— C'est, répondit Dantin, qu'il ne s'est rien
passé qui puisse mettre la justice sur la trace
du coupable.
— Mais encore pouvez-vous, et j'ajouterai
devez-vous, me rapporter tout ce qui a été dit
L'ACCUSATEUR 147
ou fait. Le moindre indice peut servir à nous
éclairer.
— Rovère m'a parlé de choses intimes, fit
l'homme interrogé qui, se reprenant, ajouta,
en rectifiant : de choses insignifiantes?
— Quelles sont ces choses insigni-
fiantes?
— Des souvenirs... des affaires de famille...
— Les affaires de famille ne sont jamais
insignifiantes, surtout en pareil cas... Rovëre
avait-il donc de la famille encore? Aucun parent
n'assistait à ses obsèques.
Jacques Dantin paraissait troublé, énervé
plutôt et, cette fois, visiblement. Il répliqua
d'un ton bref, presque brusquement :
— Il s'agissait du passé.
— De quel passé? interrogea le juge, pous-
sant au vif son questionnaire.
— Souvenirs de jeunesse, dettes morales
d'autrefois!
M. Ginory se renversa dans son fauteuil,
appuyant au dossier son dos robuste et, la
voix mordante :
— En vérité, monsieur, dit-il, vous devriez
bien compléter vos renseignements et ne pas
faire de votre déposition une énigme. Je ne
comprends rien à des réticences inutiles et les
dettes morales, pour parler comme vous, n'ont
148 L'ACCUSATEUR
que faire en l'espèce. Qu'y avait-il donc dans
le passé de M. Rovère?
Dantin hésita un moment, pas longtemps,
puis il répondit avec fermeté :
— Ceci, monsieur le juge, est un secret que
m'a confié mon ami et. comme il n'a rien à voir
avec la cause, comme ce dont il s'agit est tout
à l'ait indépendant de l'instruction criminelle,
je vous demande de garder pour moi, à qui il a
été confié, le secret en question.
— Je vous demande pardon, fit le juge. Il
n'y a pas, il ne peut pas y avoir de secret pour
un juge d'instruction. Dans l'intérêt de Rovère,
dont la mémoire appartient à la vindicte pu-
blique, oui, dans son intérêt et je dirai aussi
dans le vôtre, il est nécessaire que vous pré-
cisiez ce que vous n'avez qu'indiqué jusqu'ici.
Vous me dites qu'il y a un secret, je veux le
connaître.
— C'est la confidence d'un mort ! repartit
Dantin, la voix vibrante.
— Il n'y a plus d'autres confidences, à
présent, que celles que tout Le monde doit à la
justice.
— Mais c'est aussi le secret d'un être vivant !
dit Jacques Dantin.
— C'est de vous que vous voulez parler? lit
Ginorv.
L'ACCUSATEUR 149
11 rivait sur l'énergique visage, maintenant
torturé et crispé de Dantin, ses yeux noirs qui
pétillaient.
Dantin répondit :
— Non, je ne parle pas de moi, mais d'un
autre.
— Cet autre, quel est-il?
— Il m'est impossible de vous le dire.
— Impossible?
— Absolument impossible.
— Je vous répéterai mon interrogation de
tout à l'heure : Pourquoi?
— Parce que j'ai juré, sur l'honneur, de
ne révéler à personne ce que vous me deman-
dez.
— Ah! ah! fit Ginory, narquois, il y a un
serment? C'est parfait.
— Oui, monsieur le juge, répondit Dantin,
il y a un serment.
— Un serinent fait à qui?
— A Rovère.
— Qui n'est plus là pour vous en relever. Je
comprends.
— Et, demanda Dan lin avec une vivacité
qui lit trembler, sur le papier, la main maigre
du greffier écrivant toujours, que comprenez-
vous?
— Pardon, dit M. Ginory, vous n'êtes pas
13.
150 L'ACCUSATEUR
ici pour poser des questions mais pour ré-
pondre à celles que je vous adresse. Il est cer-
tain que la parole d'honneur qui lie le porteur
d'un secret est un moyen de défense, mais les
accusés l'ont à force d'en jouer, banalisé et
rendu parfaitement inutile.
Et le juge remarqua le froncement de sour-
cils presque menaçant de Dantin lorsque ce
mot inattendu, les accusés, lui entra dans
l'oreille.
— Les accusés? fit l'homme en se redres-
sant sur sa chaise, suis-je donc un accusé?
La voix stridente, un pou étranglée, gron-
dait de révoltes contenues.
— Je ne dis pas cela, fit Ginory d'un ton
très calme, je dis que vous avez le désir de
garder pour vous un secret et c'est là une pré-
tention que je n'admets point.
— Je vous répète, monsieur le juge, que ce
secret n'est pas le mien.
— 11 n'y a plus de secret qui puisse de-
meuré sacré, ici. Il y a un meurtre commis, un
coupable à trouver, et tout ce que vous savez,
vous devez le révéler à la justice.
— Mais si je vous donnais ma parole d'hon-
neur que ce dont il s'agit n'a aucun lien pos-
sible avec ce meurtre, avec la mort de Rovère?
— Je dirais à mon greffier d'écrire textuel-
L'ACCUSATEUR 151
lement votre réponse — ce qu'il fait — et je
continuerais à vous interroger, précisément
parce que vous me parlez d'un secret qui vous
a été confié et que vous vous refusez à me le
faire connaître. Car vous vous y refusez?
— Absolument.
— Malgré ce que je viens de vous dire?
C'est un avertissement, vous le sentez bien?
— Malgré votre avertissement.
— Prenez garde ! dit doucement M. Ginory,
dont le visage coloré perdait de son amabilité
voulue.
Le greffier releva la tête vivement. Il sentait
qu'on en venait au moment précis où d'habi-
tude ça mordait, comme il disait. Le regard du
juge d'instruction plongeait dans les yeux de
Dantin et, la voix lente, le magistrat laissa
tomber ces mots :
— Vous rappelez-vous avoir été vu par la
concierge du boulevard de Clichy au moment
même où Rovère, debout devant vous, vous
montrait des valeurs devant son coffre-fort
ouvert?
Dantin demeura un moment avant de ré-
pondre, comme s'il eût mesuré la portée de
ces paroles, pesé le poids de la question et
cherché à savoir jusqu'où le juge voulait
pousser l'inquisition.
152 L'ACCUSATEUR
Ce silence, court et comme haletant, était
dramatique. M. Ginory la connaissait bien,
cette minute d'angoisse où l'interrogé sent
comme une corde, un lasso subitement lancé,
s'enrouler autour de son cou. Il y a là, dans
tous les interrogatoires, un instant tragique.
— Je me rappelle fort bien avoir vu une
personne que je ne connaissais pas, entrer
dans la pièce où je me trouvais avec Rovère,
répondit enfin Jacques Dantin.
— Une personne que vous ne connaissiez
pas? Vous la connaissiez fort bien, puisque
vous lui aviez plus d'une fois demandé si
M. Rovère était chez lui. Cette personne est
Mme Moniche, dont la déposition est formelle.
— Et que dit-elle, la déposition formelle dé
Mmo Moniche?
Le juge d'instruction prit un papier sur sa
table et lut :
... « Quand je suis entrée. M. Rorère se tenait
« debout devant sa caisse et je remarquai <jue
« C'xndivxdu dont fax parlé \ l'individu, c'est vous,
Mmc Moniche ne vous désigne pas autrement)
« l'individu dont fax parlé, jetait sur les valeurs
« étalées un regard qui me donna froid. Je pensai
« tout bas : Celui-là a V air de méditer un mauvais
« coup ! »
— C'est-à-dire, fit brusquement Dantin qui
L'ACCUSATEUR 153
avait écouté en fronçant les sourcils avec une
expression de colère, que Mme Moniche m'ac-
cuserait, au besoin, d'avoir assassiné Ro-
ver e ?
— Vous allez bien vite, bien vite. Mme Mo-
niche n'a encore précisément rien dit de cela.
Elle a été seulement surprise — surprise et
effrayée — de l'expression de votre regard,
jeté sur les actions etles obligations, les valeurs
que Rovère avait en caisse.
— Ces valeurs, demanda Dantin un peu
anxieux, ont donc été dérobées?
— Ah ! cela, par exemple, nous n'en savons
rien !
Et le juge souriait :
— On a retrouvé dans la caisse de Rovère
environ pour quatre cent soixante mille francs
de valeurs, obligations de la Ville de Paris,
actions de Sociétés minières, titres de rente
nominatifs, mais rien ne prouve qu'il n'y eût
pas, avant l'assassinat de la victime, plus de
quatre cent soixante mille francs dans son
coffre- for t.
— Avait-il été forcé, ce coffre-fort ?
— Non, mais un familier du mort, un ami,
pouvait avoir le secret de la combinaison du cof-
fre-fort, savoir les quatre lettres formant le mot
qui permettait d'ouvrir le coffre sans effraction.
154 L'ACCUSATEUR
Tout est possible, vous l'avouerez, tout est
possible.
Dans ces paroles du juge, Dantin n'entrevit
qu'un mot qui lui sauta au visage : un ami.
M. Ginory l'avait prononcé sans appuyer et
jeté comme en passant, mais Dantin le saisis-
sait, y lisait l'énorme menace. Depuis un
moment, l'homme interrogé ressentait une
impression particulière. Il lui semblait — un
jour qu'il avait failli se noyer dans une partie
de plaisir, cette même angoisse l'avait saisi, en
perdant pied — il lui semblait qu'il s'enfonçait
dans quelque chose de trouble, de glauque, de
glacé, qu'il descendait dans une eau dont la
sensation de froid le paralysait.
Et, en face de lui, ie juge d'instruction
subissait une impression contraire. Le jeteur
d'hameçon qui sent, au bout de la ligne, la
pièce qui s'accroche, a une sensation pareille ;
mais elle était centuplée chez le magistrat
pêcheur de vérité, jetant la ligne dans la mare
humaine, l'eau souillée, rouge de sang, mêlée
à de la boue.
Un ami ! Un ami pouvait avoir abusé du
secret du mort et ouvert celte caisse de fer?
Et cet ami, quel nom portait- il? Oui voulait
donc désigner M. Ginory?
Dantin, malgré tout son sang-froid, éprou-
LACCUSATEUR * i&5
vaii une violente tentation de demander au
juge d'instruction ce qu'il entendait par ces
paroles. Mais l'impression étrange que lui
causait ce tête-à-tête avec le petit juge rou-
geaud et finaud, s'accentuait. Maintenant il lui
semblait qu'il y avait longtemps qu'il" avait
franchi le seuil du Palais de Justice, et que ce
petit cabinet de magistrat, séparé du monde
comme une cellule de moine, avait des murs
assez épais pour empêcher d'entendre toute
rumeur du dehors.
Il se sentait commehypnotiséparcethomme
qui, tout à l'heure, l'avait salué d'un air aimable
et qui, maintenant, braquait sur lui des yeux
1 durs. Quelque chose de douteux comme un
vague danger l'entourait, menaçait de l'enser-
rer, et il suivit machinalement du regard le
geste de M. Ginory, appuyant sur le bouton
d'ivoire d'une sonnerie électrique, comme si
de ce geste eût dépendu quelque événement de
sa propre vie.
Au tintement du timbre, un huissier entra à
qui le juge demanda d'un ton bref :
— A-t-on apporté les notes demandées?
— M. Bernardel vient de me les remettre,
monsieur le juge.
— Donnez.
M. Ginory ajouta :
156 L'ACCUSATEUR
— Il est là, Bernardet?
— Oui, monsieur le juge.
— Bien.
Jacques Dantin se rappela le petit homme
avec qui il avait causé, dans le trajet de la
maison mortuaire au cimetière Montmartre,
et qu'il avait entendu nommer, autour de lui.
Il ne le connaissait pas, mais le nom l'avait
frappé. Pourquoi la présence de M. Bernardet
semblait-elle importer si vivement au juge
d'instruction?
Et il regardait à son tour M. Ginory qui, un
peu myope, penchait sa tête colorée, son large
front dégarni, où les veines apparaissaient,
saillantes comme des cordes, sur les notes
qu'on venait de lui remettre. Notes intéres-
santes, importantes sans doute car, visible-
ment satisfait, M. Ginory laissait échapper
des monosyllabes :
— Bien... Oui... Oui... Bon... Ah! ah! Bien...
Puis, tout à coup, Dantin vit Ginory relever
la tête et le regarder — l'expression populaire
lui revint à la pensée — « dans le blanc des
yeux ».
Le juge attendit un moment avant de parler
et jeta brusquement cette question, l'enfonça
comme un coup de couteau :
— Vous êtes joueur, à ce que je vois?
L'ACCUSATEUR 157
Le point d'interrogation fit faire à Jacques
Dantin un soubresaut sur sa chaise.
Joueur! Pourquoi cet homme lui deman-
dait-il s'il était joueur? Qu'avaient de commun
ses mœurs, ses habitudes, ses vices mêmes,
avec la cause pour laquelle il avait été cité à
comparaître, avec l'assassinat de Rovère!
— Vous êtes joueur, continua le juge en
jetant, de temps à autre, un coup d'œil à ses
notes. Un des inspecteurs de la police des
jeux vous a vu perdre, au Cercle des Publi-
cistes, vingt-cinq mille francs dans une même
nuit.
— C'est possible, le seul point important
est que je les ai payés!
LVa réponse avait été nette, un peu irritée à
la fois et stupéfaite.
— Parfaitement, dit le juge. Mais vous
n'avez pas de fortune. Vous avez emprunté
récemment une somme assez considérable à
une façon d'usurier pour payer des différences
de Bourse.
Dantin devenait très pâle, avec des frémis-
sements de lèvres et des tremblements de
doigts qui n'échappaient ni au juge d'instruc-
tion ni au greffier.
— Ce sont vos petits papiers qui vous
apprennent tout cela? demanda-t-il.
u
J58 L'ACCUSATEUR
— Parfaitement, répéta Ginory. Nous vous
avons, en quelques heures, sur renseigne-
ments précis, constitué un dossier et une
sorte d'esquisse biographique. Vous aimez le
plaisir. On vous voit, malgré votre âge — je
vous prie de m'excuser, il n'y a pas là de
malice, je suis plus âgé que vous — partout
où se réunit le fameux Tout-Paris qui s'a-
muse. La vie facile est la plus difficile de
toutes pour qui n'a pas de fortune. Et, à ce
que disent les notes — je m'en rapporte à
elles jusqu'à nouvel ordre — de fortune, vous
n'en avez point.
— C'est-à-dire, interrompit brusquement
Dantin, qu'il serait très possible que, pour me
procurer de l'argent, pour voler les valeurs
déposées dans son coffre, j'eusse assassiné un
ami?
M. Ginory ne se laissa point émouvoir par
le ton insolent de ces paroles, jetées vive-
ment, comme un cri.
Il regarda Dantin bien en face et, les mains
croisées sur ces notes de police qu'on venait
de lui transmettre :
— Monsieur, dit-il, en matière d'instruc-
tion criminelle, un magistrat, avide de vérité,
doit admettre que tout est possible, même
l'improbable; mais, en l'espèce, je dois bien
L'ACCUSATEUR <59
reconnaître que vous ne me facilitez point ma
tâche. Un témoin vous trouve en tête-à-tête
avec la victime et surprend votre trouble au
moment où vous êtes vu examinant les
papiers de Rovère. Je vous demande de quoi
il s'agissait entre Rovère et vous, vous me
répondez que c'est votre secret et, pour toute
explication, vous me donnez [votre parole
d'honneur que cela n'a aucun rapport avec la
cause. Vous me trouveriez vous-même bien
naïf si je n'insistais pas davantage. Bien qu'il
n'y ail pas trace de violence dans l'apparte-
ment du boulevard de Clichy, une soustrac-
tion quelconque peut avoir été commise dans
la caisse. Il se trouve que vous pouviez con-
naître la combinaison du coffre-fort, il se
trouve encore que vos besoins d'argent sont
évidents, assez clairement connus pour qu'une
enquête rapide, improvisée en quelque sorie,
nous les révèle. Je vous interroge, je vous fais
connaître ce que nous avons pu savoir, et vous
vous emportez. Et, remarquez-le bien, c'est
vous-même, dans votre colère et votre vio-
lence, qui prononcez le premier le mot dont je
n'ai pas dit une syllabe! C'est vous qui arrivez
tout droit à la conclusion logique de ces pré-
somptions, qui sont faibles encore, sans
doute, mais n'en sont pas moins des présomp-
160 L'ACCUSATEUR
tions. oui, c'est vous qui dites qu'avec un peu
de logique, on pourrait parfaitement vous
accuser d'avoir assassiné celui que vous appe-
lez votre ami.
Chaque parole du juge amenait sur le visage
de Dantin une expression courroucée ou effa-
rée, et plus M. Ginory parlait lentement, po-
sément, enfonçant les verbes avec une sorte
d'habileté professionnelle comme un chirur-
gien eût touché une plaie d'une pointe d'acier,
plus l'homme interrogé, mis brusquement sur
la sellette, éprouvait de grondements inté-
rieurs, de colères refoulées, qui se tradui-
saient en lui par de subits afflux de sang à ses
oreilles rouges ou des éclairs farouches dans
ses yeux.
— Du reste, tit M. Ginory, d'un ton tout n
coup paternel, il vous est facile de réduire à
néant toutes ces présomptions, et la moindre
explication sur le rôle que vous avez joué dans
votre dernière entrevue avec Rovère, peut re-
mettre toutes les choses au point.
— Ah! s'écria Dantin, nous y revenons!
— Justement, nous y revenons. C'est que
toute la question est là. Vous venez dire à un
juge d'instruction qu'il y a un secret, vous
parlez d'une personne tierce, de souvenirs de
jeunesse, de dettes morales — que sais-jo? —
L'ACCUSATEUR 101
et vous vous étonnez que ce juge d'instruction
s'attache à vous réclamer la vérité?
— Je vous l'ai dite.
— La vérité entière?
— Elle ne vous apprendrait rien sur le
meurtre de Rovère et elle nuirait à quelqu'un
qui n'a rien à voir dans la cause. Je vous l'ai
dit, je vous le répète.
— Oui, fit M. Ginory, vous tenez à votre
rébus. Eh bien ! moi, magistrat, je ne vous
demande plus de me révéler la vérité, je vous
somme de la dire !
La plume du greffier criait sur le papier et
s'agitait comme si elle eût senti l'orage.
La minute psychologique approchait. Le
greffier la connaissait bien cette minute-là., et
le mot qu'allait prononcer bientôt le juge d'in-
truction devenait décisif.
Une espèce de combat se livrait — on le
voyait à ses yeux agrandis, comme hagards —
dans l'esprit de Dantin. Il regardait ces pape-
rasses sur lesquelles M. Ginory posait ses
doigts gras et poilus, ces notes de police qui
bavardaient, comme disent les paysans en par-
lant des papiers où des écritures qu'ils ne sa-
vent pas lire, les dénoncent. Il se demandait
ce qui allait encore sortir de ces notes de poli-
ciers, de ces cancans de garçons de cercle de
14.
162 L'ACCUSATEUR
voisins, de portières. Il se passait la main sur
le front comme pour en essuyer la sueur ou en
chasser la migraine.
— Voyons, dit encore le juge, ce n'est pas
bien difficile, et j'ai le droit de tout savoir.
Après un moment, Jacques Dantin prononça
d'une voix forte :
— Je vous jure, monsieur, que rien de ce
que m'a dit Rovère, lorsque je l'ai vu pour la
dernière fois, ne pourrait éclairer la justice, et
je vous demande de ne pas m'interroger là-
dessus!
Le juge répondit :
■ — Je vous ai déjà sommé de parler!
— Je ne peux pas, monsieur...
— Mais plus vous hésitez, plus vous me
donnez à entendre que la révélation serait
grave.
— Très grave, mais elle n'a que faire avec
votre instruction.
— Ce n'est pas à vous de limiter mon de-
voir ou mes droits. Encore une !'<>i>, je vous
ordonne de me répondre.
— Je ne peux pas, répondit Dantin.
— Vous ne pouvez pas?
— Je ne veux pas, dit alors, brusquement,
l'homme acculé, avec un accent de violence.
Le duel touchait à sa fin.
L'ACCUSATEUR 163
M. Ginory se mita rire ou plutôt fit entendre
un petit ricanement nerveux, et sa face san-
guine devint railleuse, tandis qu'un mouve-
ment machinal agitait ses mâchoires solides
de dogue prêt à mordre.
— Alors, fit-il, la situation est bien simple
et vous me forcez à aller tout de suite jusqu'au
bout de ma tâche. Vous me comprenez? .
— Parfaitement, dit Jacques Dantin avec la
colère impulsive d'un homme qui se jette sur
un obstacle quitte à s'y briser le front.
— Vous vous refusez à répondre?
— Je m'y refuse. Je suis entré ici en té-
moin, je n'ai rien à me reprocher, partant je
n'ai rien à craindre. Vous pouvez faire ce que
vous voudrez.
— Je peux, dit lentement le juge d'instruc-
tion, changer un mandat de comparution en
un mandat d'amener, bien inutile, puisque
vous êtes là. Je veux vous demander en-
core...
— C'est inutile, interrompit Dantin. Assas-
sin, moi! Quelle folie! Assassin de Rovère! Il
me semble que je rêve! C'est absurde! ab-
surde! absurde!
— Prouvez-moi que c'est absurde, en effet.
Vous ne voulez pas répondre?
— Je vous ai dit tout ce que je savais.
164 L'ACCUSATEUR
— Mais vous n'avez rien dit de ce que je
vous demande.
— Ce n'est pas mon secret.
— Oui, voilà votre système. Il est fréquent,
il est banal. C'est celui de tous les accusés!
— Suis-je accusé déjà? fit Jacques Dantin,
ironique.
M. Ginory garda un moment le silence,
puis, lentement, tirant du tiroir de sa table de
petits papiers où Dantin ne vit plus d'écritures
cette fois, mais comme des images, des gra-
vures noires — il ne savait quoi — le juge
les tint entre ses doigts pour les montrer à
l'homme interrogé. Il les agita ensuite, et les
papiers rendaient un son de feuilles sèches.
M. Ginory semblait évidemment attribuer
une valeur rare à ces feuillets que le greffier
regardait <lu coin de l'œil, devinant là les
épreuves photographiques de la victime.
— Voulez-vous, dit le juge à Dantin. exa-
miner ces épreuves, je vous prie?
Il les tendit à Jacques Dantin qui les étala
sur la table il y en avait quatre cl qui, pour
les mieux voir, mit son pince-nez et regarda-
— Qu'est-ce que cela?
— Regardez bien, répondit le juge.
Dantin se penchait sur les épreuves, les
examinait Tune après l'autre, devinant, dans
L'ACCUSATEUR 165
la photographie un peu confuse, un portrait
d'homme et, en y mettant de l'attention, arri-
vant à dégager d'une façon de spectre une va-
gue ressemblance.
— Ne trouvez-vous pas, demanda M. Gi-
nory, que cette photographie donne votre res-
semblance?
Cette fois, Jacques Dantin semblait en proie
à quelque cauchemar, et ses yeux cherchèrent
ceux de M. Ginory avec une sorte d'angoisse.
L'expression en frappa le juge. On eût dit que,
brusquement, un fantôme se dressait devant
l'homme effaré.
— Vous dites que ceci me ressemble ?
ht-i!.
— Oui. Regardez bien. Au premier abord,
le portrait est flou. En mieux examinant, il se
dégage d'une espèce de halo photographique,
il se précise et le personnage qui apparaît là
prend votre aspect, vos traits, votre appa-
rence...
— C'est possible, dit Dantin. Il me semble,
en effet, m'apercevoir là dans quelque petit
miroir de poche qui serait trouble et qu'une
buée couvrirait. Mais que signitie?
— Cela signitie... Oh! je vais bien vous
étonner... Cela signilie...
M. Ginory se tourna vers son greffier :
1GG L'ACCUSATEUR
— Vous avez vu, l'autre soir, Favarel, les
expériences où le docteur Oudin et le docteur
Barthélémy nous ont montré le cœur et les pou-
mons fonctionnant dans le thorax d'un homme
vivant el rendus visibles par les rayons Rœnt-
gen?... Eh bien! ceci n'est pas plus miracu-
leux... Ces photographies (il parlait mainte-
nant à Dantin) ont été prises sur la rétine de
l'œil du mort... Elles sont le reflet, la repro-
duction de l'image emmagasinée là, la photo-
graphie du dernier être vivant contemplé par
l'agonisant, la dernière sensation visuelle du
malheureux... Et la rétine du mort nous a
transmis — voilà un témoin! — l'image même
du vivant que le mourant a pu voir pour la der-
nière fois !
Dans l'étroite pièce où s'étaient débattus,
comme un gibier pris au piège, tant d'incul-
pés, tant de coupables, un silence poignant
tombait sur ces trois hommes dont un seul
maintenant perdait pied, sous l'incroyable
épouvante d'une telle révélation. Pour le juge,
c'était la minute décisive, celle où tout est dit,
où l'homme interrogé franchit un degré dans
le supplice, où il change de nom, où de témoin
il devient prévenu. Pour le greffier — cepen-
dant blasé sur ces émotions quotidiennes —
c'était le moment précis du spectacle : celui
L'ACCUSATEUR 167
où, la ligne tirée hors de l'eau, le poisson se
débat, accroché à l'hameçon.
Jacques Dantin, d'un mouvement instinctif,
avait rejeté, repoussé sur la table ces photo-
graphies qui lui brûlaient les doigts comme
des tarots où quelque tireuse de cartes eût
déchiffré des signes de mort
— Eh bien? interrogea M. Ginory, le ton
incisif.
— Eh bien! répéta Dantin, la voix étran-
glée, ne comprenant pas ou comprenant trop,
se débattant comme sous une oppression de
cauchemar.
— Comment vous expliquez-vous que votre
image, votre ombre, si vous voulez, se trouve
reflétée dans l'œil de Rovère et que, dans son
agonie, ce soit vous qu'il ait vu, oui, vu,
comme penché sur lui?
Dantin roulait autour de lui des regards
effarés, se demandant s'il était enfermé dans
un cabanon, si la question qu'on lui posait
était réelle, si la voix qui lui parlait n'était
pas une voix de rêve.
— Comment je m'explique?... Mais je ne
m'explique pas, je ne comprends pas, je ne
sais pas... C'est insensé, c'est effarant, c'est
fou!...
— Mais encore, insistait M. Ginory, faut-il
168 L'ACCUSATEUR
que cette folie, comme vous dites, ail une ex-
plication quelconque.
— Comment voulez-vous que je vous la
donne? Je ne comprends pas, je vous répète
que je ne comprends pas !
— Quoi qu'il en soit, vous ne pouvez pas
nier votre présence dans la maison du boule-
vard de Clichy au moment de la mort de Ro-
ver e?...
— Pourquoi ne puis-je pas la nier?
— Parce que la vision demeurée, même
furtive, même trouble, dans la rétine, parce
que cette photographie, où vous vous êtes
reconnu vous-même, dénonce, dénote, si vous
voulez, votre présence au moment de l'agonie.
— Je n'étais pas là, cependant, je jure que je
n'étais pas là, dit Dantin fermement.
— Alors, expliquez, lit le juge.
Dantin resta muet un moment, comme
effaré, la tête vide.
Puis, hébété, il balbutia :
— Je rêve... je rêve...
Et M. Ginory reprenait, d'une voix calme :
— Notez que je n'attribue pas une impor-
tance cxagéréeà ces épreuves photographiques.
Ce n'est pas sur elles seules que je baserais
l'accusation. Mais elles constituent un étrange
témoignage, très inquiétant dans son mutisme.
[/ACCUSATEUR 169
Elles ajoutent au doute que votre velléité de
silence peut faire concevoir à la justice. Vous
me dites que vous n'étiez pas auprès de Rovère
lorsqu'il est mort ! Ces épreuves, irréfutables
comme un fait, semblent prouver immédiate-
ment le contraire. Alors, le jour où Rovère a
été assassiné, où étiez-vous ?
— Je n'en sais rien. Chez moi, sans doute. 11
faut me rappeler. A quelle heure Rovère a-t-il
été tué?
M. Ginory lit un geste d'ignorance, et d'un
ton railleur :
— Ça, d'autres le savent mieux que moi !
Et comme Jacques Dantin le regardait, irrité :
— Oui, fit le juge d'instruction avec une
politesse narquoise, les chirurgiens qui ont
établi à quelle heure remontait le décès.
Il feuilleta encore ses papiers :
— Le malheureux Rovère a dû être assas-
siné à une heure de l'après-midi... En plein
Paris, à cette heure-là, un meurtre, c'est assez
hardi !
— A cette heure-là, dit Dantin, j'étais sorti
de chez moi.
— Pour aller où?...
— Pour aller prendre l'air, tout simplement.
J'avais la migraine. J'ai pris l'air aux Champs-
Elysées pour la dissiper.
15
470 L'ACCUSATEUR
— Et vous n'avez, dans votre promenade,
rencontré personne ?
— Personne.
— Vous n'êtes entré dans aucune boutique?
— Aucune.
— Bref, vous n'avez pas d'alibi ?
Le mot lit tressaillir, une fois de plus, Jac-
ques Danlin. Il sentait les mailles du filet se
resserrer autour de lui.
— Un alibi ! Ah eà ! décidément, monsieur,
dit-il violemment, vous m'accusez d'avoir
assassiné mon ami ?
— Je n'accuse pas, j'interroge.
Et M. Ginory, d'un ton sec, devenant brus-
quement coupant et menaçant :
— J'interroge, dit-il encore, mais je vous
avertis que l'entretien prend pour vous une
mauvaise tournure. Vous ne répondez pas,
vous avez la prétention de garder secrète je ne
sais quelle information qui nous importe.
Vous n'êtes pas encore précisément prévenu...
Mais, niais, mais... vous allez l'être.
Le juge d'instruction attendit un moment,
comme pour donnera l'homme le temps de la
réflexion, et il gardait, après l'avoir trempée
d'encre, sa plume levée, comme un commis-
saire-priseur tient son marteau d'ivoire avant
l'adjudication.
L'ACCUSATEUR 171
— Je vais, semblait-il dire, laisser retomber
la plume, tomber la goutte d'encre !
Jacques Dantin, farouche, restait silencieux.
Mais dans son regard de bravade, cette réponse
était lisible : « L'oserez-vous ? Si vous l'osez,
faites ! »
— Vous vous refusez à parler ? interrogea
une dernière fois M. Ginory.
— Je m'y refuse.
— Vous l'aurez voulu. Vous persistez à ne
donner aucune explication, à vous retrancher
derrière je ne sais quel scrupule ou quel devoir
d'honneur, ce qui équivaut à garder un silence
systématique ?... Encore une fois, vous per-
sistez ?
— Je n'ai rien, rien, rien à vous répondre, fit
Dantin avec une sorte de rage.
— Et bien ! Jacques Dantin — et la voix du
juge d'instruction se lit grave, d'une solennité
soudaine — vous êtes, à partir de maintenant,
en état d'arrestation !
La plume, levée tout à l'heure, était retom-
bée sur le papier. C'était le mandat d'arrêt.
Le greffier regarda l'homme. Jacques Dan-
tin n'avait pas bougé. Il avait maintenant l'ex-
pression vague, l'œil fixe d'un être qui rêverait
les yeux ouverts.
M. Ginory toucha du doigt un des boutons
172 L'ACCUSATEUR
d'ivoire sur sa table et, désignant Dantin à des
gardes dont les shakos s'encadrèrent dans la
porte brusquement ouverte :
— Emmenez l'inculpé ! dit-il nettement.
Et machinalement, écrasé, sans révolte,
Jacques Dantin se laissa conduire par les cou-
loirs du Palais, no disant plus rien, ne com-
prenant pas, titubant parfois, comme un
homme ivre ou un somnambule.
XI
M. Bernardet triomphait. 11 revint dîner, ce
soir, tout guilleret, au passage de l'Elyséé-des-
Beaux-Arts, et ses trois fillettes, aux vêtements
uniformes, lui sautèrent au cou presque en
même temps, pendant que Mme Bernardet,
toujours fraîche, souriante et gaie, lui tendait
ses joues rouges et grasses.
— Mes petites, dit l'inspecteur, je crois que
je n'ai pas fait de mauvaise besogne et que le
Chef me donnera de l'avancement ou une gra-
tification. Il est très juste, M. Leriche, pas
commode, mais très juste... Je vous achèterai
des porte-bonheur, mes enfants, si ça arrive.
Mais ce n'est pas l'idée du lucre qui m'a guidé
et je crois bien que j'aurai fait faire un grand
pas à l'instruction judiciaire tout bonnement
avec mon kodak... Ce serait, du reste, be.ui-
15.
174 L'ACCUSATEUR
coup trop long à vous expliquer et peut-être
parfaitement inutile. Mettons-nous à table.
J'ai une faim de loup !
M. Bernardet mangea, en effet, de bon
appétit, s'interrompant à peine pour raconter
comment l'assassin présumé du voisin, M. Ro-
vère, était présentement sous les verrous, et
les opérations faites après le mandat d'arrêt
décerné par le juge d'instruction : l'homme
mensuré par le service anthropométrique et
devenant un numéro de plus dans la collec-
tion toujours grossissante des accusés, dans
le catalogue continué chaque jour du Musée
du Crime.
— Ah! il n'était pas content, disait Ber-
nardet, entre deux cuillerées de potage... Pas
content. p;is content du tout... Pas content et
étonné... Protestant d'ailleurs de son inno-
cence, comme tous les autres... C'est l'habi-
tude!
— Mais, demanda doucement Mmc Bernar-
det, la bonne petite bourgeoise grasse, s'il
était innocent, cependant?
Et les trois fillettes, levant ensemble leurs
êtes rougeaudes , regardaient leur père,
comme pour appuyer la question de Mma Ber-
nardet.
L'aînée même murmura :
L'ACCUSATEUR 175
— Oui, si maman avait raison?
Bernardet haussa les épaules.
— A les entendre, si on les écoutait, ils
seraient tous innocents et les crimes se com-
metlraient tout seuls. S'il est innocent, celui-là,
d'abord, j'en serais aussi étonné que si de la
neige tombait à Paris au mois de juin, ensuite
il le prouverait qu'itest innocent. Ça se prouve,
ces choses -là!... Redonne -moi un peu de
potage, Mélanie!
— Ainsi, à ton avis, fit la ménagère, en ver-
sant dans l'assiette tendue une pleine louche
de soupe chaude, il n'y a pas d'innocents con-
damnés? Vous ne vous trompez jamais?
Bernardet s'était remis à manger.
— Je ne dis pas ça... Personne n'est infail-
lible, personne. . . Les plus malins se trompent. . .
Ils se blousent, les plus malins! Mais si rare,
c'est si rare ! Autant dire que ça n'arrive pas..»
Lesurques, oui (et les trois fillettes ouvraient
de grand yeux, comme au spectacle), le Le-
surques du Courrier de Lyon, qui vous a tant
fait pleurer au théâtre de Montmartre, eh bien!
on a voulu reviser son procès, le réhabiliter,
Lesurques! On n'a pas pu!... J'ai étudié son
procès... je l'ai étudié... Ma foi, juré, je le con-
damnerais encore... Ah! la bonne soupe!...
— Mais celui d'aujourd'hui, demanda
176 L'ACCI SATEUR
Mme Bernardet, « tu es certain ». Comment
s'appelle-t-il?
— Dantin, Jacques Dantin. Oh! c'est un
monsieur! Très bel homme, élégant. Quelque
bohème de la haute qui avait besoin d'argent
évidemment et qui alors... Rovère avait des
valeurs en caisse... L'occasion fait le larron...
Et voilà!
— Papa, interrompit l'aînée des demoiselles
Bernardet, est-ce que tu pourrais nous faire
voir le procès, quand on le jugera?
— Cela dépend. Ce n'est pas facile. Je tâche-
rai. Je demanderai... Si vous travaillez bien...
Ah! dame, fit Bernardet. ça vaut bien un
drame !
— Je travaillerai, dit la fillette.
Au dessert, après avoir pris son calé et per-
mis à ses trois filles de tremper un canard
dans sa soucoupe, Bernardel s'étendit dans un
vieux fauteuil de cuir acheté à bon compte chez
un de ces brocanteurs qu'il visitait volontiers.
Il poussa un soupir de satisfaction, comme un
homme un peu las des fatigues quotidiennes
et qui goûte, en passant, un moment de repos,
savoure — cheval toujours éperonné — de
rares minutes de halte.
— Ah! lit-il en ouvrant le journal que
Mme Bernardet avait mis à portée de sa main,
L'ACCUSATEUR 177
à coté d'un petit verre d'un cassis envoyé par
des cousins de Bourgogne, — je vais donc
savoir ce qui se passe et ce que ces bons jour-
nalistes ont bien pu inventer sur l'affaire du
boulevard de Clichy! C'est vrai, dit-il en riant
à sa femme qui ôtait le couvert, aidée de sa fille
aînée, c'est un steeple-chase entre les repor-
ters et nous. Et quelquefois ils gagnent la
course, les mâtins!... D'autres fois, quand ils
ne savent rien, ah! ce qu'ils en inventent, ce
qu'ils en brodent, des histoires!
Une petite lampe à pétrole éclairait le jour-
nal que dépliait l'inspecteur, et Bemardet
ajoutait :
— Voyons, voyons ce que raconte Lutèceï
Il se rappelait maintenant ce que lui avait
dit Paul Rodier et la recommandation du re-
porter : « Lisez mon journal ! » Cette femme
en noir, retrouvée en province, existait-elle
vraiment? Le nouvelliste avait-il forgé un ro-
man pour faire concurrence à celui de son col-
laborateur, Y Ange-Gnome]
— Je vais savoir ça, pensait Bernardct. .
Il regarda le journal, depuis l'article de tête
jusqu'aux nouvelles de théâtre.
— Politique... Ça m'est égal, la politique...
Crise ministérielle... Pas nouveau... pas nou-
veau du tout... Ça pourrait être un journal
178 L'ACCUSATEUR
d'hier ou un journal de demain... Le Crime du
boulevard de Clichy... Ah! bon! Bien... Voilà...
Et Bernardet se mit à lire.
Paul Rodier avait-il inventé, forgé de toutes
pièces les renseignements qu'il donnait au pu-
blic? Ce qui est certain, c'est que le policier
fronçait les sourcils et relisait maintenant avec
une attention silencieuse, eomme en pesant
sur les mots de Yinformatvon du reporter, l'ar-
ticle consacré au meurtre de Rovère.
Rodier reprenait, en la complétant, la bio-
graphie de l'ancien consul. Il assurait que
Rovère avait été, dans la République Argen-
tine, mêlé à des drames violents. C'était un
personnage romanesque, dont on se contait
plus d'une aventure à Buenos-Ayres. Le re-
porter de Lutèce tenait ses renseignements
d'un correspondant du journal argentin, la
Prensa, établi à Paris et qui, dans l'Amérique
du Sud, avait jadis intimement fréquenté le
consul de France. L'apparition d'une dame
toujours velue de deuil dans la vie de Rovère.
ces visites d'une inconnue au solitaire du bou-
levard de Clichy, faites à des dates fixes,
comme à des anniversaires, révélaient une in-
timité, une parenté peut-être, de l'homme
assassiné avec cette femme inconnue. La
femme était jeune, élégante et n'habitait point
LACCUSATEUa 179
Paris. Il s'agissait de découvrir sa retraite,
son nom et, peut-être et sans aucun doute,
grâce à elle, le mystère qui enveloppai! encore
le meurtre commis serait-il éclairci.
— Heu! heu ! Ce ne sont pas là des rensei-
gnements bien précis, se disait le policier.
Mais ils mettaient du moins la curiosité et
l'intelligence de l'inspecteur en éveil. Us ne
résolvaient aucun problème, mais ils le po-
saient. Le fameux cherchez la femme de M. de
Sartines arrivait tout naturellement sous la
plume de Paul Rodier, et le reporter complé-
tait son article par quelques détails sur Jacques
Dantin, l'intime ami, Tunique ami de Louis-
Pierre Rovère, et le journaliste, lorsqu'il
avait écrit l'article, ignorait encore que ce
Dantin fût sous le coup d'un mandat d'ame-
ner.
— Demain, se dit Bernardel, il nous don-
nera la biographie de Dantin !... Il ne m'apprend
pas grand'chose dans son reportage... Et
pourtant...
Il repliait le journal maintenant et, tout en
sirotant le cassis du cousin de Bourgogne, il
songeait à cette visiteuse — la dame en noir
— et se disait qu'en effet la piste était là...
Il reverrait les Moniche, il les interrogerait,
l'homme et la femme, il chercherait.
J80 L'ACCUSATEUR
— Mais quoi ! Nous tenons le coupable. Il y
a cent à parier contre un que l'assassin esl
pris. La femme ne pourrait être qu'une com-
plice !
Alors, Bernardet, bien qu'il eût la passion
plus que la vanité de son métier. Bernardet,
cet artiste en fait de police, Bernardet. amou-
reux de l'art pour l'art, se frottait les mains,
s'applaudissait tout bas d'avoir tant insisté
auprès de M. Ginory, auprès des médecins, et
d'avoir, lui, humble agent subalterne, inconnu,
agissant dans l'ombre, et faisant obscurément
son devoir, poussé, porté des personnages
aussi puissants que des magistrats et des
membres de l'Académie de Médecine à adopter
son idée, à tenter l'expérience, à obéir, eh !
oui, à obéir à ses suggestions. S'il eut été
porté au péché d'orgueil, le petit Bernardet se
fût senti tout à fait glorieux.
Eh quoi! au total, il avait fait, tout sim-
plement, faire un pas à la science. Oui, lui. le
pauvre inspecteur de police ! Il avait cru et il
avait forcé les autres à accepter une possibilité
niée déprime abord, méconnue. Il avait prouvé
qu'une chimère peut se réaliser, une impossi-
bilité s'accomplir. Il avait évoqué le secret d'un
mort du fond d'une tombe.
— Et s'il croit, M. Ginory. que ca ne lui ser-
L'ACCUSATEUR 181
vira pas pour sa candidature à l'Institut! S'il
revêt l'habit vert, M. Ginory, il me le devra!
Il y en a tant d'autres qui me doivent aussi
quelque chose !
Avec sa faculté de croire à ses rêves, devoir
apparaître, réalisées et vivantes, ses visions
— faculté qui, chez cet homme du fait précis,
du but déterminé, ressemblait étrangement à
l'hallucination d'un poète — Bernardet ne
doutait pas de la réalité même de ce fantôme
aperçu dans l'œil du mort. Ce n'était plus, cet
œil fouillé par le scalpel, qu'un miroir vengeur.
Il accusait, il foudroyait. Jacques Dantin s'y
retrouvait dans toute l'atrocité de son crime.
— Quand je pense..., quand je pense qu'ils
ne voulaient pas tenter l'expérience ! Eh bien !
elle est faite ! Elle est faite maintenant!
M. Ginory avait d'ailleurs vivement recom-
mandé que de toute cette partie de l'instruction
il ne fut rien dit au public. 11 fallait là-dessus
un silence absolu. La presse, si elle en eût été
informée, eût donné bien vite à l'expérience
tentée par le juge les couleurs étranges de
quelque conte fantastique. C'eût été une cause
judiciaire à la Poë et qui eût défrayé terrible-
ment les chroniques parisiennes. Que d'encre
versée, mêlée au sang de Rovère! Non, il était
bien entendu que, si le coupable avouait à la
10
182 L'ACCUSATEUR
fin son crime, on pourrait faire connaître par
quel moyen singulier, bizarrement nouveau,
scientifiquement incroyable, on l'avait amené
à cet aveu. Mais jusque-là, silence absolu.
Tout ce qui s'était dit autour des dalles de la
Morgue ou dans le redoutable cabinet du juge
d'instruction devait demeurer secret.
Mais Dantin avouerait-il?
Le lendemain du jour où M. Ginory lavait
mis en état d'arrestation, Bernardet se rendit
au Palais pour avoir des nouvelles. Il voulait
demander à son chef ce qu'il pensait des indi-
cations sur la dame en deuil données par
l'article de Lulèce.
M. Leriche n'y attachait pas grande impor-
tance.
— Renseignements de reporter. Très va-
gues. Il y a toujours une femme, parbleu, dans
la vie d'un homme! Mais celle-ci connaît-elle
ce Dantin? Elle me paraît simplement une
ancienne amie abandonnée et qui, de temps à
autre, venait implorer quelque secours du
vieux garçon...
— La femme signalée par Moniche est jeune,
fit Bernardet.
— Les amies abandonnées peuvent être
jeunes! répondit M. Leriche, visiblement
enchanté de son observation.
L'ACCUSATEUR 183
Quant à Dantin, il s'obstinait dans un
silence irrité. Il persistait à trouver inique une
arrestation que rien ne motivait et il gardait
l'attitude hautaine, presque provocatrice, de
ceux que le Chef appelait les grande cou-
pables.
— Les meurtriers en redingote se croient
sortis de la la cuisse de Jupiter et n'admettent
en fait d'arrestation que celles qui portent sur
les gens à bourgerons ou à hautes casquettes...
Ils croient à une aristocratie et à des privilèges
et menacent de nous faire destituer, vous le
savez bien, Bernardet... Puis, à mesure que le
temps passe, ils se calment et, doux comme
des petits moutons, ils pleurnichent et
avouent... Dantin finira comme ont fini les
autres. Pour le moment il hurle son innocence
et nous menacera, vous verrez, d'une inter-
pellation à la Chambre. Ça n'a aucune impor-
tance.
Le Chef donna ensuite quelques instructions
à l'inspecteur. Il ne s'agissait plus de l'affaire
Dantin, mais du cas Vulgaire d'un cambrio-
leur ayant fait des pesées sur la porte d'un
marchand de vins, et qu'il fallait découvrir
dans quelque bouge. Après le meurtre de Ro-
vère et les expériences de la Morgue, pour
Bernardet, c'était déroger. Mais la fonction a
184 1/ACCUSATEUR
de ces antithèses. Le policier apportait à
l'affaire banale du voleur de bas étage le même
zèle, la même attention aiguisée qu'au drame
du boulevard de Glichy.
C'est le métier.
Et Bernardet se mit en route. C'était du coté
des Halles qu'il lui fallait, cette fois opérer.
L'homme soupçonné devait être un de ces
rôdeurs de jour et de nuit qui vivent d'aven-
tures et sans domicile, couchent sous les ponts
ou dans les bouges des environs de la rue de
Venise, où le vice, la détresse et le crime lo-
gent à la nuit. Bernardet avait bientôt inter-
rogé le patron du débit de vins, pris des ren-
seignements sur le voleur soupçonné et, avec
son allure de flâneur, regardant tout, hommes
et choses, de son œil fin, il allait lentement par
les rues, rentrant à la Permanence, tout en
examinant les passants, les devantures des
boutiques, les mouvements de la rue, ce qui
pouvait lui donner un indice ou une idée.
C'était son habitude d'utiliser ainsi même
ses promenades. En chemin il reconnaissait
plus d'un client passé ou futur, gibier de cor-
rectionnelle, graine de récidivistes. Les gars
filaient vite, sous le regard inquisilorial et
narquois du petit homme gras et gai, à mous-
tache rousse. Et cette sorte d'effroi qu'il inspi-
L'ACCUSATEUR 185
rait faisait intérieurement sourire le policier.
Il se sentait respecté, étant redouté. Parmi
tous ces passants qui le coudoyaient sans
savoir qu'il veillait sur eux, il était une puis-
sance, puissance anonyme mais souveraine.
$a main ferme et potelée pouvait s'abattre
comme une serre sur le collet de tant de gens!
Il allait M. Bernardet, il marchait à petits
pas, l'œil aux aguets, se préoccupant fort peu
de cette affaire de la porte brisée — du fretin
— et s'arrêtant parfois aux étalages des mar-
chands de bric-à-brac, aux boutiques des
libraires.
C'était aussi son habitude et sa méthode. Il
parcourait des yeux les journaux illustrés
accrochés à ces devantures, les placards so-
cialistes, les cahiers de chansons. Il se tenait
au courant de ce que pensent, rêvent, récla-
ment et chantent les petits dont en haut on ne
se préoccupe guère.
— Quand on gouverne, pensait Bernardet,
on devrait prendre l'habitude d'aller à pied,
dans la rue. On n'apprend rien du fond d'un
coupé conduit par un cocher à cocarde trico-
lore!
Il regagnait donc la Préfecture, la Perma-
nence, lorsque dans la rue des Bons-Enfants,
il fut d'instinct attiré par une boutique de reven-
de.
186 L'ACCUSATEUR
deur où, parmi les vieilles armes rouillées, les
lambeaux d'uniformes, les shakos d'autrefois,
les loques sans valeur, les tableaux enfumés,
les gravures jaunies et les bibelots de hasard,
à côté de bouquins dépareillés, romans de la
veille, livres d'autrefois aux reliures rongées,
une tas d'objets disparates, — clefs perdues,
boucles de ceinturons, médailles abolies, sous
usés, — s'amoncelaient dans une boîte oblon-
gue, comme en une sorte d'auge.
Des deux côtés de cette boutique sombre
pendaient, dans une promiscuité macabre, des
tuniques salies, une veste de zouave, un vieil
habit d'académicien, lugubre avec ses brode-
ries d'un vert passé, et un costume sali de
Pierrot de carnaval. C'était, dans toute son
ironie lugubre, le décrochez-moi ça vulgaire qui
faisait penser à une autre Morgue, celle des
vêtements rejetés par les vivants ou abandon-
nés par les morts.
Bernardet, n'était ni un mélancolique ni un
rêveur, et il ne donnait pas beaucoup de son
temps aux larmes des choses, mais il était un cu-
rieux acharné et le spectacle, pourtant fré-
quent, de cette boutique disparate, l'avait saisi
au passage.
D'ailleurs, avec cette sorte de magnétisme
que connaissent bien ces intuitifs qui sont les
L'ACCUSATEUR 187
chercheurs, du plus petit au plus grand —
dénicheurs de bibelots ou découvreurs de
mondes, bouquineurs penchés sur la boîte à
quatre sous ou chimistes courbés sur leur
cornue, — Bernardet avait été attiré presque
brusquement par une peinture étalée, comme
un objet plus rare, au milieu de tous ces détri-
tus de luxe aboli ou de gloire militaire dispa-
rue.
Oui, parmi les tabatières, les boucles de
ceintures, les poignards turcs, les montres
aux cadrans brisés, les japonaiseries mé-
diocres, une peinture de forme ovale s'éta-
lait, se dressait plutôt, sorte de large médail-
lon sans cadre et, tout de suite, par une
attraction singulière, éveilla, puis retint l'at-
tention du policier.
— Ah! par exemple, dit même tout haut
M. Bernardet, voici qui est singulier!
Il colla son visage, louchant du nez la vitre
froide, sur la devanture de la boutique.
Cette peinture, grande.comme la main, était
un portrait, un portrait d'homme, et Bernardet
croyait bien, du premier coup, avoir reconnu
la personne que le peintre avait représentée là.
Comme son ombre se projetait sur le vitrage
de la boutique, Bernardet n'apercevait plus
qu'indistinctement la peinture qu'il avait fort
188 L'ACCUSATEUR
bien vue de loin, et il se plaça de côté pour
retrouver l'impression très nette éprouvée dès
le premier coup d'oeil.
Assurément, à n'en pas douter, la peinture
ovale qu'il rencontrait là était le portrait de ce
Jacques Dantin maintenant accusé d'un crime.
C'était le même front hautain, la même atti-
tude hardie, la barbe en pointe, à peu près <!<•
la même couleur que celle de l'homme arrêté,
et la redingote noire, strictement boutonnée
et cernée, en haut, du liseré d'un col blanc que
l'artiste avait peinte, donnait, en ressemblant
à un pourpoint, à cette peinture l'aspect ab-
solu d'un reître, d'un guisard. d'un homme
d'épée du temps de Clouet.
Peu connaisseur, sans doute, en peinture,
mais en sa qualité de photographe amateur,
très habitué à exiger d'un portrait la ressem-
blance parfaite, Dernardet trouvait à ce visage
d'homme la qualité suprême : Jacques Dantin
lui semblait là, vivant.
Dantin apparaissait là, sa tête maigre se
détachant en pleine lumière d'un fond vert noir
dont la couleur sombre faisait mieux valoir
encore, repoussait en vigueur, les traits éner-
giques el pâles. Cette figure, admirablement
traitée, se modelait puissamment, prenait une
étonnante intensité de vie.
L'ACCUSATEUR 189
La peinture était d'un maître sans doute.
Et quoique, sur ce portrait, Jacques Dantin
fût beaucoup plus jeune — qu'il n'eût, par
exemple, pas un poil gris de sa barbe pointue
: — la ressemblance était tellement criante, que
Bernardet, de loin même, frappé soudain,
s'était dit, stupéfait d'ailleurs :
— Mais c'est lui !
Et certainement c'était lui. Plus Bernardet
examinait cette physionomie, plus il y retrou-
vait, vivant et parlant, ce maigre personnage
qu'il avait accompagné sur le chemin du cime-
tière— et de la prison. Mais comment cette
peinture pouvait-elle être arrivée jusque dans
une boutique de bric-à-brac, et de qui le mar-
chand pouvait-ii bien la tenir ?
La réponse n'était point, sans doute, très
difficile à obtenir, et le policier poussant la
porte, se trouva brusquement en présence
d'une grosse dame pâle et bouffie, sa large
figure entourée d'un bonnet de dentelles, et
son corps puissamment évasé, son torse enve-
loppé d'un châle de tricot en laine blanche. La
dame portait des lunettes.
Bernardet lui indiqua, après l'avoir saluée,
le portrait mis à l'étalage et qu'il voulait voir.
Quand il le tint entre ses doigts, la ressem-
blance si vite constatée à travers la vitre lui
190 L'ACCl'SATEUR
parut plus complète encore. C'était bien Jac-
ques Dantin que représentait ce portrait. La
peinture était signée P.B., Bordeaux, 1871.
Elle était faite sur panneau, et le cadre ovale,
qui avait disparu, se marquait dans le bois
par une sorte de morsure circulaire qui avait,
çà et là, écorché, écaillé la couleur du peintre
et laissait même, sur un des côtés du panneau,
la trace d'une légère cassure, mettant à nu le
bois, comme si le cadre eût été arraché avec
brusquerie, faisant violemment déchirure dans
le portrait.
— Il y a longtemps que vous avez ce pan-
neau ? demanda Bernardet, après avoir bien
examiné le personnage.
— C'est aujourd'hui la première fois que je
l'expose-, répondit la grosse dame. Oh ! c'est
un morceau de choix!... C'est peint par un
malin !
— Et de qui le tenez-vous, ce portrait ? fit
l'inspecteur.
— De quelqu'un qui tenait à son séparer.
Un passant. Si ça vous intéressait de con-
naître son nom...
— Oui, certainement, ça m'intéresserait, dit
Bernardet.
La marchande regarda le petit homme d'un
air défiant et lui posa cette question :
L'ACCUSATEUR 191
— Connaissez-vous la personne que ce por-
trait représente là?
— Non, je ne la connais pas. Mais ce por-
trait ressemble à un de mes parents. Il me
plairait. Combien vaut-il?
— Cent francs ! dit la grosse dame.
Bernardet eut à la fois un soubresaut et un
sourire.
— Cent francs ! Diable , comme vous y
allez ! Cela vaut vingt francs comme ving
sous !
— Ça ? s'écria la revendeuse indignée. Ça ?
Mais regardez donc cetle pâte, ce tond... C'est
d'un fameux, je vous dis... Je le porterai à un
expert... En vente publique., en vente publique
cela ferait peut-être, le billet de mille ! Et, à
mon idée, ça représente quelqu'un* de connu...
Un acteur, je crois... Ou un ancien ministre...
Bref, un personnage historique... Et du
temps !
— Il y a des chances, répondit Bernardet
d'un ton railleur. Mais cent francs, c'est cent
francs ! Trop cher pour moi !... Et qui vous a
vendu la peinture?
La marchande passa derrière son bureau et
ouvrit un tiroir d'où elle tira un agenda de forme
oblongue où elle écrivait ses notes quoti-
diennes.
192 L'ACCUSATEUR
Elle chercha.
— 12 novembre... Un petit panneau ovale,
acheté à... à...
Il lui fallut assujettir ses lunettes pour dé-
chiffrer le nom qui était tracé là.
— Ce n'est pas moi qui l'ai inscrit, c'est le
vendeur lui-même.
Et elle épela :
— Charles... Charles Breton... rue ^ La
Condamine, 16...
— Charles Breton, répondit Bernardet. Et
quel homme est-ce, ce Charles Breton? Je
voudrais savoir comment il se fait qu'une pein-
ture qui ressemble à un portrait de famille a pu
être vendue...
— Vous savez, fit la grosse dame. Ça arrive
plus d'une fois. C'est le commerce. On vend,
on achète tout cela au petit bonheur.
— Et ce Breton, un homme de quel âge?
— Oh ! jeune ! Trente ans au plus. Très bien.
Brun, avec toute sa barbe.
— Rien ne vous a frappé en lui?
— Rien, fit la revendeuse qui paraissait
maintenant très ennuyée de ces questions, un
peu pressantes, et regardait le petit homme
avec une sorte d'inquiétude.
Bernardet comprit, et, paterne, familier,
bienveillant, avec un sourire doux :
L'ACCUSATEUR {93
— Je ne jouerai pas au plus fin, dit-il, je
suis inspecteur de la Sûreté et votre peinture
ressemble terriblement à un citoyen que nous
tenons sous les verrous... Vous comprenez
donc qu'il est important pour moi de savoir de
qui provient ce portrait-là!
— Mais, je vous l'ai dit, monsieur, fit la
marchande... Charles Breton, 16, rue de La
Condamine, voilà le nom, l'adresse, tout. J'ai
payé le panneau vingt francs. Voilà ma recette
marquée, lisez, lisez, je vous prie. Tout est en
règle. Nous sommes une maison propre.
Jamais ni feu mon mari ni moi n'avons été
mêlés à quelque chose de louche. On vit dans
la saleté du bric-à-brac, mais on a les mains
nettes et la conscience propre. Demandez dans
toute la rue des renseignements sur la veuve
Colard, je ne dois rien à personne et l'on m'es-
time...
La veuve Colard eut continué longtemps
encore si Bernardet ne l'eût pas arrêtée. Pâle
tout à l'heure, elle était- maintenant très rouge
et son émotion débordait en un flux de paroles.
L'inspecteur canalisa l'inondation de verbes :
— Je ne vous accuse pas, madame Colard,
et je ne dis rien que ce que je veux dire. Je
passe par hasard devant votre boutique; j'y
vois un portrait qui ressemble à quelqu'un que
17
194 L'ACCUSATEUR
je connais. Je vous demande combien il vaut et
je vous questionne en outre sur sa provenance,
voilà tout. Il n'y a rien là qui puisse vous
mettre martel en tête. Je ne vous soupçonne
pas de recel, je ne doute pas de votre bonne
foi. Je vous répète ma question : Combien
voulez-vous de ce panneau?
— Vingt francs, si vous voulez. Ce qu'il m'a
coûté. Il ne manquerait plus qu'il m'attirât des
désagréments. Emportez-le pour rien, si ça
vous fait plaisir!
— Mais pas du tout, mais je tiens à vous le
payer. A quoi pensez-vous, madame Colard?
La revendeuse avait, comme tous les gens
d'une certaine classe, une instinctive terreur
delà police. La présence d'un agent chez elle
paraissait à la fois un déshonneur et une
menace. Elle se sentait comme vaguement
soupçonnée, et elle éprouvait un besoin impul-
sif de crier son innocence.
Toujours souriant, bonhomme, d'un geste
comme bénisseur de sa main grasse de prélat,
Bernardet continuait à la rassurer, à la cal-
mer. Il ne s'agissait pas d'elle, bien au con-
traire, elle apportait, par hasard, sa collabora-
tion à la justice, elle aiderait peut-être, sans le
vouloir, à mettre entre les mains des agents
un coupable.
L'ACCUSATEUR 195
Mais alors, Mme Colard, brusquement, se
rebellait encore. Est-ce qu'on la prenait pour
une policière, une indicatrice, une moucharde?
Elle n'avait jamais, non plus, fait ce métier-là.
Elle ne connaissait pas ce jeune homme. Elle
lui avait acheté ce panneau comme elle ache-
tait un tas d'objets et de vieux bibelots à tant
d'autres.
— Et si on lui coupait la tête à cause de
moi, parce qu'il a eu confiance en entrant dans
ma boutique, je ne me le pardonnerais pas !
— Il ne s'agit point de mener ce Charles
Breton à l'échafaud. Pas du tout, pas du tout.
Il s'agit seulement de savoir qui il est, de qui
il tient ce portrait. Encore une fois, rien ne
vous a frappée dans sa physionomie, dans sa
mise?
— Rien, répondait Mme Colard.
Elle réfléchissait.
— Ah! si, peut-être. La forme de son cha-
peau. Un chapeau de feutre à larges bords, un
peu dans le genre de ceux des Américains du
Sud ou des toreros... Vous savez, ce qu'on
appelle un sombrero... C'est la seule remar-
que que j'aie faite... Je me suis dit : « Tiens,
c'est un retour de quelque chose de loin,
celui-là », — et si je n'avais pas lu, au bas du
portrait, que c'avait été fait à Bordeaux,
4% L'ACCUSATEI R
j'aurais cru au portrait de quelque Espagnol,
quelque Péruvien, je ne sais quoi...
L'inspecteur écoutait, les yeux sur les lu-
nettes de Mme Colard, et il rapprochait mainte-
nant cette indication nouvelle de certains ren-
seignements donnés par les Moniche sur ce
visiteur à mine étrangère qu'on avait aussi
aperçu, comme la dame en deuil, au logis de
M. Rôvère.
— Quelque complice, pensait l'agent.
Il redemanda à Mme Colard le prix du por-
trait.
— Ce que vous voudrez, dit la revendeuse,
toujours effarée.
Bernardet sourit encore :
— Voyons, madame Colard, coupons la
poire en deux, voulez-vous?... Cinquante
francs, hein! cinquante francs?
— Va pour cinquante francs. Je le mettrais
à votre disposition pour rien, si vous l'exigiez
Bernardet paya. Il avait toujours précisé-
ment — et comme par principe — un billet de
cinquante francs dans son portefeuille. Peu
d'argent de poche, des pièces blanches, mais
ce billet, comme réserve. On ne sait jamais ce
que peut déterrer un chasseur de curiosités.
Il paya donc, mais il ajouta que Mmc Colard
serait probablement citée bientôt devant le
L'ACCUSATEUR 197
juge d'instruction et lui répéterait, sur Charles
Breton, ce quelle venait de dire.
— Et je ne pourrai pas redire autre chose
puisque je ne sais pas autre chose, dit la.grosse
veuve dont l'énorme poitrine gonflée déferlait
d'émotion.
Elle enveloppa le portrait dans un papier de
soie puis dans un journal qui était précisément
— Bernardet en lit mentalement la remarque
— le numéro de Lutècc où Paul Bodier avait
publié son Indiscrétion parisienne sur le Crime
du boulevard de Clichy, et l'inspecteur sortit de
la boutique de la rue des Bons-Enfants tout
enchanté de sa trouvaille et se répétant sur un
air de chanson : « C'est du précieux, c'est du
nanan... »
Allait-il continuer son chemin vers la Pré-
fecture, faire part de sa trouvaille à son chef,
où, dès à présent, aller au logis de ce Charles
Breton, et le trouver au gîte?
17.
XII
Bernardct hésita un moment, puis il se dit
qu'en pareil cas les minutes sont précieuses,
que perdre une heure est inutile et que le che-
min le plus court était celui de la demeure où
Ton pouvait rencontrer l'homme qui avait
vendu le portrait.
— Rue de La Condamine, 16.
Bah! ce n'était pas un long trajet pour Ber-
nardet. Bon pied, bon œil, bon jarret, il serait
bientôt aux Batignolles. 11 Faisait bien d'autres
étapes, lorsque, toute une nuit, il battait Paris
à la poursuite d'un malfaiteur quelconque. Ce
qui l'ennuyait un peu, c'est qu'il avait la con-
viction que ce chemin de la rue des Bons-
Enfants au delà des boulevards extérieurs, il
le faisait en pure perte. Charles Breton devait
certainement avoir donné à Mme Colard, qui
L'ACCUSATEUK 199
s'en était contentée, une adresse fausse. Et ce
nom de Breton était-il celui du jeune homme
au chapeau de torero ? Un faux nom, une
fausse adresse, c'est l'enfance de l'art,
Pourtant, il se pouvait que ce Breton ha-
bitat, en effet, rue de La Condamine, qu'il
portât authentiquement le nom tracé par lui
— d'une écriture un peu hésitante — sur
l'agenda de la revendeuse et alors Bernardet
obtenait de lui, du premier coup, sur ce por-
trait de Jacques Dantin, les renseignements
nécessaires.
— Qu'est-ce que je risque? Des pas perdus,
songeait Bernardet. La fatigue, ça se passe
par profits et pertes î
Il arriva, cheminant ainsi, jusqu'à la mai-
son de la rue de La Condamine. Une grande
demeure d'aspect bourgeois, aux étages nom-
breux. Maison de petits employés ou de négo-
ciants retirés. Le portier balayait les étages,
ayant laissé devant sa loge cet écriteau : Le
concierrje est dans f escalier. Bernardet l'eut bien-
tôt hélé, puis rejoint et interrogé. Il n'y avait
pas de Charles Breton dans la maison. Il n'y
en avait jamais eu. L'homme, en vendant le
portrait, avait donné une fausse adresse.
Vainement, Bernardet décrivait à peu près le
personnage tel que l'avait dépeint Mmn Colard.
200 L'ACCUSATEUR
Rue de La Condamine, on ne connaissait ni
Charles Breton ni un locataire qui ressemblât
à l'homme dont l'inspecteur donnait l'espèce
de signalement.
— Personne, dit sentencieusement le con-
cierge, ne porte de chapeau de toréador dans
le quartier.
Inutile d'insister. Mm' Golard avait été
trompée. Et comment retrouver maintenant,
dans l'immensité de Paris, ce passant qui
entrait, par aventure, dans la boutique de la
rue des Bons-Enfants? La vieille imasre de
l'aiguille dans la botte de foin arrivait, irri-
tante, à la pensée du policier. Mais quoi! après
tout, il en avait vu bien d'autres! Il en avait
résolu bien d'autres, des problèmes, trouvé
d'autres pistes! Il y a un collaborateur pour
les chercheurs de pistes, le hasard. Il y a
Y étoile.
Bernardet prit l'omnibus pour retourner au
cabinet de M. Leriche. Il avait hâte de lui
montrer sa trouvaille. Le Chef le reçut tout de
suite.
Bernardet déplia le papier qui enveloppait le
portrait et montra la peinture à M. Leriche.
— Mais c'est Dantin! s'écria le chef de la
Sûreté.
— N'est-ce pas?
L'ACCUSATEUR 20!
— Aucun doute. Dantin plus jeune, mais
Dantin. Et où avez-vous déniché cela?
Bernardet raconta sa conversation avec
Mme Colard, sa visite infructueuse à la rue de
La Condamine.
— Oh! n'importe, fit M. Leriche. C'est
quelque chose, cette découverte-là. L'homme
qui a vendu ce portrait et Jacques Dantin sont
de mèche. Bravo, Bernardet! Il faut aviser
M. Ginory.
Le juge d'instruction fut, comme Bernardet
lui-même et comme le Chef, frappé de la res-
semblance. Son premier mouvement fut d'in-
terroger sur ce point Jacques Dantin. Il irait à
Mazas tout de suite. M. Leriche et Bernardet
pouvaient l'accompagner. La présence de
l'inspecteur de la Sûreté serait même utile,
nécessaire.
Le magistrat et le chef de la Sûreté montè-
rent dans un fiacre, tandis que Bernardet
grimpait à coté du cocher, sur le siège. Pen-
dant tout le trajet, l'inspecteur ne dit presque
rien, répondant par quelques monosyllables à
peine au cocher qui lui disait, narquois :
— Vous allez embêter quelques gros rats
pris là-bas, dans la Souricière?
M. Ginory et M. Leriche [(allaient, dans
l'intérieur du fiacre, de la Walkyrie et de Bay-
202 L'ACCUSATEUR
reuth, et le chef de la Sûreté, demandait, par
politesse, au juge d'instruction, des nouvelles
de sa candidature à l'Académie des sciences
morales et politiques.
— Ne parlons pas de l'Institut, répondait le
magistrat. C'est comme au départ d'une
chasse : souhaiter bonne prise, cela porte
malheur!
Le triste monument de Mazas, tombeau de
pierre sombre, ouvrit ses portes sur les trois
hommes et, les grilles franchies, le juge et le
chef de la Sûreté se rendirent, à travers les
longs couloirs dont l'odeur lourde, la forte
odeur de renfermé, l'air raréfié leur serraient
les tempes — malgré l'habitude des prisons
— à un petit cabinet médiocrement meublé
(une table, quelques chaises, une pauvre bi-
bliothèque vitrée) qui servait de bureau aux
magistrats, dans les interrogatoires.
Le gardien-chef avait conduit là M. Ginory,
guidant le juge avec respect.
Bernardet suivait à distance, loin de M. Le-
riche.
— Amenez-moi Jacques Dantin, dit au gar- t
dien le juge d'instruction.
Il s'assit devant la table, M. Leriche prit
une chaise à ses côtés et Bernardet resta de-
bout contre la petite bibliothèque, près de
L'ACCUSATEUR 203
l'unique fenêtre qui éclairait l'étroite salle
d'un jour gris.
Jacques Dantin apparut bientôt, entre deux
gardiens en uniforme. Il était très pâle, avec
toujours son air hautain, une attitude de défi.
Le juge le salua d'un léger mouvement de
tête, poli par principe, et Dantin s'inclina,
mais rapidement, regardant les gens qui étaient
là,Bernardet surtout qui décidément semblait
le poursuivre.
— Asseyez-vous, Dantin, dit doucement
M. Ginory, et expliquez-moi, je vous prie, ce
que c'est que le portrait que voici. Vous devez
le reconnaître.
Il mit avec une sorte de brusquerie la pein-
ture achetée par Bernardet sous les yeux du
prisonnier, voulant juger de l'émotion subite
qu'elle pouvait provoquer.
En voyant le portrait, Dantin tressaillit, en
effet, et, la voix brève :
— Mais c'est le portrait que j'ai donné à Ro-
vère, dit-il.
— Ah! fit M. Ginory, vous le reconnaissez
bien?
— C'est mon portrait, précisa Jacques Dan-
tin. Il date de longtemps déjà. Rovère le
gardait dans son salon. Comment ce portrait
est-il ici?
204 L'ACCUSATEUR
— Ah! lit encore le juge d'instruction,
expliquez-le-moi !
M. Ginory semblait vouloir railler, opposer
aux dénégations de l'inculpé son ironie. Mais
Dantin lui dit brusquement :
— Monsieur le juge, je n'ai rien à vous ex-
pliquer. Je ne comprends rien, je ne sais rien.
Ou plutôt je sais que, dans votre erreur — une
erreur que vous regretterez amèrement un
jour ou l'autre, j'en suis sûr — vous m'avez
mis en état d'arrestation, poussé et enfermé à
Mazas, mais ce que je puis vous affirmer c'est
que je ne suis pour rien, vous entendez, pour
rien, dans le meurtre de mon ami. et que je
proteste de toute mon indignation contre vos
procédés!
— Je conçois, dit M. Ginory froidement.
Oh! je me figure tout le désagrément qu'un
peut éprouver à se sentir entre les quatre murs
d'une cellule! Mais alors, il est tout simple,
pour en sortir, de donner à qui de droit les
explications qu'on vous demande. PersiMrz-
vous toujours dans votre système? Garderez-
vous je ne sais quel secret que vous ne pouvez
pas nous révéler ?
— Je le garderai, monsieur, j'ai bien réllé-
chi. Oui, bien réfléchi, et dans une solitude
qui vous force à l'examen de conscience.
L'ACCUSATEUR 205
Il parlait avec fermeté, moins violent qu'au
Palais de Justice, et les petits yeux pénétrants
de Bernardet ne le quittaient pas plus que
ceux du juge et du chef.
— Je suis persuadé, dit Jacques Dantin,
que ce sinistre quiproquo ne peut pas durer,
et quand vous aurez reconnu la vérité, je sor-
tirai du moins d'ici sans avoir trahi une confi-
dence qu'on m'a faite et que j'ai juré de ne pas
révéler. Il est impossible que votre erreur dure,
il est, si je puis dire, plus impossible encore
qu'elle aboutisse pour moi à une condamna-
tion. Entre l'ennui eU'horreur d'une détention
préventive et le danger qu'il y aurait pour une
tierce personne, si je parlais, je n'hésite pas,
je choisis la prison. Et j'attends. Persistez-
vous à croire que ce soit un système?
— Oui, reprit Ginory, parfaitement, je dis :
votre système. Vous vous y tenez. C'est bien !
Maintenant, qu'est-ce que ce portrait ?
— C'est le mien.
— Par qui croyez vous qu'il a pu être vendu
à la marchande de bric-à-brac chez qui on l'a
trouvé ?
— Je n'en sais rien. Probablement par celui
qui l'avait trouvé ou volé chez Rovère et qui est
peut-être, qui est sans doute l'assassin de
Rovère.
18
206 L'ACCUSATEUR
— Cela vous semble tout simple?
— Cela me paraît très logique.
— En supposant que ce soit exact, cela ne
détruirait pas la présomption qui pèse sur vous
et la déposition de Mme Moniche qui vous
charge...
— Oui, oui, je sais. La caisse ouverte, les
papiers maniés, le tête-à-tête avec Rovère
surpris par la concierge... Cela ne signifie
rien !
— Pour vous, peut-être. Pour la justice, cela
a une signification tragique. Mais revenons à
ce portrait. C'est vous qui l'aviez donné à
Rovère ?
— C'est moi, oui, répondit Dantin. Rovère
était amateur d'art, de plus, mon intime ami.
Je n'ai pas de famille, je vis en vieux garçon et
il m'était agréable qu'un compagnon de ma
jeunesse gardât cette peinture. Elle est pré-
cieuse, elle est de Paul Baudry.
— Ah! fit M. Ginory. P. B., ce sont les ini-
tiales de Baudry?
— Parfaitement. Après la guerre — où j'a-
vais fait mon devoir comme bien d'autres, ceci
soit dit sans intention de me défendre — Paul
Baudry était à Bordeaux. Il fit là quelques por-
traits sur panneaux, dans le goût d'Holbein,
celui d'Edmond About, entre autres. Il a fait
L'ACCUSATEUR 207
le mien. C'est celui que j'ai donné à Rovère,
c'est celui qui est entre vos mains.
Le juge regardait le petit portrait de forme
ovale et M. Leriche avait mis son pince-nez
pour examiner de plus près la qualité de la
peinture. Un Baudry!
— Qu'est-ce que ces traces de déchirures,
comme de clous arrachés? demanda M. Ginory.
Il montrait à Dantin le panneau de bois
durement rayé.
— Je n'en sais rien. La morsure du cadre
sans doute.
— Non, non, ce sont des marques de déchi-
rures, je dis bien. On a dû violemment enlever
le cadre. Vous devez savoir comment ce pan-
neau était encadré.
— Très simplement quand je l'ai offert à
Rovère.
— Et Rovère ne lui avait pas fait donner un
autre cadre ?
— Si. Je me rappelle fort bien qu'il avait
utilisé, en y faisant ajouter un filet doré, cer-
tain cadre orné de pierres mexicaines, espèces
de cabochons, qu'il avait autrefois rapportées
d'Amérique.
— Rovère a-t-il pu donner ce portrait à
quelqu'un?
— J'en doute. Il gardait cette peinture dan s
208 L'AGCL'SATELU
son salon. II y tenait. C'est un Baudry, — et il
m'aimait.
— Alors, interrogea le juge, vous ne pouvez
fournir aucune indication sur l'homme qui a
porté cette peinture à la revendeuse ?
— Aucune indication.
— Nous vous mettrons en présence de cette
femme, dit M. Ginory.
— Soit! Elle aura bien de la peine à me
reconnaître.
— Dans tous les cas, elle nous dira, nous
répétera comment était l'individu qui lui a
proposé l'achat de ce portrait!
— Elle aura beau me le décrire et me le
peindre, fit Dantin vivement, elle ne pourra ni
insinuer que je le connais ni vous prouver que je
suis son complice. J'ignore qui il est, d'où il
vient. J'ignorais même son existence il y a un
quart d'heure !
— Je n'ai plus qu'à vous renvoyer à votre
cellule, dit le juge. Et nous allons chercher
l'homme au portrait.
Dantin. à son tour, eut dans la voix un
accent railleur.
— Et vous ferez bien, dit-il, toujours hautain,
au magistrat.
M. Ginory fit un signe. Les gardien- entou-
rèrent le prisonnier et, la porte ouverte et
L'ACCUSATEUR 200
aussitôt refermée, Dantin disparut. Alors,
regardant en face le chef de la Sûreté pendant
que Bernardet demeurait près de la fenêtre,
immobile comme un soldat, le juge dit vivement:
— Jusqu'à nouvel ordre, Dantin ne dira rien.
Il s'acharne au silence. C'est ce garçon avec
son sombrero qu'il faudrait trouver!
— Nécessairement, fit M. Lerichc.
<( L'aiguille! l'aiguille! la botte de foin! »
pensait Bernardet.
Le Chef, souriant, se tourna vers lui :
— Ça vous regarde, Bernardet !
— Je sais bien, dit le petit homme, mais pas
commode, oh ! pas commode du tout !
— Bah ! vous en avez déterré de plus diffi-
ciles! Cuisinez-moi ça!... Il y a un indice, le
chapeau...
— Ils ne sont pas rares, ces chapeaux-là,
monsieur Leriche... On en porte pas mal de
ces chapeaux... Mais enfin, oui, c'est un
indice !... Qui vivra verra !
Il redevint silencieux, immobile, entre la
bibliothèque et la fenêtre, comme un soldat
au port d'armes, tandis que, hochant la tète,
M. Ginory demandait au chef de la Sûreté :
— Et ce Dantin, quel effet vous fait-il?
— C'est un crâneur. II a de l'estomac, répon-
dit le Chef.
18.
210 L'ACCUSATEUR
— Evidemment. Mais, coupable, le croyez-
vous coupable?
— Parfaitement.
Le regard du magistrat chercha celui du
policier.
— Vous le condamneriez?
Le Chef hésita.
— Le condamneriez-vous? demanda M. Gi-
nory, en insistant.
M. Leriche hésita un moment, regarda Ber-
nardet impassible, sans pouloir rien lire sur la
physionomie paterne mais devenue de marbre
du policier et, après réflexion, répondit :
— Je ne sais pas!
XIII
— « Je ne sais pas ! » songeait Bernardet
revenu chez lui, « Je ne sais pas ! » Mais ce
qu'on sait, ce qu'on sait bien, ce qu'on ne peut
pas nier, oh! impossible, cela, impossible,
c'est que dans l'œil du mort, gravée là à la
minute suprême et précise de l'agonie, on a
trouvé l'image même de.ce Dantin, son visage,
ses traits, lui, lui en un mot, lui-même, dénoncé
par ce témoin qui vaut tous les témoins de la
terre : l'assassiné, celui qui a jeté un dernier
regard sur son meurtrier comme il eût poussé
un dernier appel, un dernier cri, un au secours !
dans un râle. « Je ne sais pas ! » Mais le mort
savait, lui! Et le kodak sait aussi!... Il n'a
aucune passion, aucune colère. Il note, il
reflète, il dénonce — sans colère, sans haine,
parce qu'il a enregistré ce qui est passager,
fixé ce qui est fugitif.
212 L'ACCUSATEUR
M. Bcrnardet s'obstinait dans sa conviction.
Il s'y ancrait. Et comment n'eût-il pas persisté
à croire que l'appareil photographique recelait
la vérité? Quelle raison majeure, quelle raison
acceptable même obligeait donc Jacques Dan-
tin à rester silencieux en présence d'un juge et
d'un greffier — dans le secret d'un interroga-
toire — et pour échapper à la prison, à l'accu-
sation? Il lui était facile de tout expliquer en
deux mots !
Mais si Dantin ne disait rien, c'est qu'il
n'avait rien à dire. S'il ne donnait aucune
explication, c'est qu'il n'avait pas à en donner.
Un innocent ne garde pas le silence. Dès que
M. Ginory avait pressé le bouton, l'autre jour,
si l'homme avait eu à se défendre, il l'eût fait.
On les connaît leurs raisons secrètes de se
taire ! La meilleure de leurs raisons, c'est leur
culpabilité.
Seulement, il paraissait maintenant certain
que Dantin, coupable, avait eu un complice.
Oui, sans doute, l'homme au sombrero, le ven-
deur du portrait de Jacques. Où pouvait-il bien
gîter, celui-là?
— Pas commode — Bernardet répétait son
mot — pas commode à faire sortir du clapier...
Non, non, non, pas commode...
La dame vêtue de noir, la visiteuse, pouvait
L'A'CCUSATEU.'t 213
aussi fournir une indication précieuse. De ce
côté, la situation semblait très simple. Ou
cette femme était, elle aussi, complice du
crime, et elle garderait le silence, se terrerait
dans sa province ; ou la mort de Rovère l'avait,
à quelque titre que ce fût, atteinte dans son
affection, et alors elle se ferait connaître, elle
apporterait son témoignage à la justice.
— Laissons bêler le mouton, se disait Ber-
nardel, philosophe à ses heures.
Mais les jours passaient. Ce qu'on appelait
le « Mystère du boulevard de Clichy » conti-
nuait à émouvoir et presque à inquiéter l'opi-
nion. Les discussions parlementaires, vio-
lentes et confuses, ne détournaient pas l'at-
tention de ce crime commis en plein jour
et qui faisait douter de la sécurité de la
■grande ville, des qualités de la police. La
chute du ministère, prédite chaque matin et
escomptée d'avance, ne parvenait pas à enle-
ver de son intérêt morbide à ce meurtre. La
mort de l'ancien consul était toujours la
grande actualité.
Jacques Dantin devenait ainsi un person-
nage tout à l'ait dramatique, les reporters lui
créant une légende : les uns, le déclarant cou-
pable, apportant à l'appui de leur conviction
des anecdotes, des racontars de cercle, donnés
214 [."ACCUSATEUR
pour des preuves, les autres se demandant si
les présomptions suffisaient pour accabler un
homme par avance et prenant ardemment la
défense de l'inculpé. Paul Rodier avail même,
avec beaucoup de dextérité et d'éloquence,
rédigé deux articles dans ces deux sens diffé-
rents.
— C'est, disait-il, le moyen sûr d'avoir dit la
vérité, d'un côté ou d'un autre !
Bernardel ne renonçait pas, mais pas du
tout, à l'espoir de trouver le vendeur du por-
trait. Ce n'était pas la première fois qu'il ra-
massait la fameuse aiguille dans la charretée
de fourrage. Paris est grand, mais cette mer
humaine a ses courants particuliers, comme
l'Océan ses fleuves spéciaux et ses ruisselets
boueux, que le policier connaissait bien. le1
ou là, quelque jour, il rencontrerait bien l'in-
dividu roulé par le torrent comme une épave.
Et d'abord, l'homme devait être un étranger
ou venir de l'étranger. Coiffé à l'espagnole, il
n'avait pas eu le temps d'abandonner la mode
des pays d'où il venait, cherchant aventure.
Bernardet fouilla les hôtels garnis, interrogea^
les livres d'inscriptions, fit parler les logeurs.
On lui montra de pauvres gens, venus de loin,
mais qui motivaient parfaitement leur pré-
sence à Paris, donnaient leurs moyens d'exis-
L'ACCUSATEUR 215
tence, malheureux attirés du bout du monde
vers ce foyer parisien où ils venaient se brûler
à la flamme, croyant s'y réchauffer, pareils à
ces vagabonds qui, pour fuir le froid de l'hiver,
couchent dans les fours à chaux et qu'on
retrouve tordus comme des sarments.
Bernardet cherchait toujours, allant partout,
curieux et fureteur... Il lui plaisait, lorsqu'il
avait quelque soirée libre, d'entrer, y trouvant
des sujets d'observation, dans ces cabarets
singuliers qui pullulent aux flancs de Mont-
martre, dans les rues et les boulevards du bas
de la Butte: inventions bizarres, créations
originales et troublantes où l'ingéniosité des
imprésarios se fait parfois maladive pour atti-
rer, exacerber le désœuvrement des badauds,
retenir la flânerie des raffinés. Cabarets nés du
besoin de nouveauté qui éperonne les blasés,
besoin poussé jusqu'à l'excentricité, jusqu'à
l'ironie morbide. Sorte de danse macabre
dansée sur un air d'opérette, plaisanteries de
rapins adoptant les fumisteries des carabins et
jonglant avec les crânes vides qui sollicitent
la songerie d'un Hamlet.
— Cabaret du Squelette !
L'annonce des drôleries promises, appari-
tions, visions et fantômes, l'avait souvent fait
sourire lorsqu'il passait tout près de chez lui,
216 L' ACCUS ATEUK
pour se rendre à la Préfecture, devant ce débit
de liqueurs à la devanture bordée de noir
comme une lettre de faire part et qui portait,
grinçant au bout de son armature de fer forgé,
une lanterne rouge pour enseigne.
Les petites, lorsqu'il parlait en riant de ce
cabaret où les garçons étaient, paraît-il, cos-
tumés en employés des pompes funèbres,
devenaient toutes pâles et la bonne grosse
Mme Bernardet, d'ordinaire souriante, disait
avec un soupir :
— Est-il possible qu'on laisse des sacri-
lèges pareils se commettre dans le quartier!
Indulgent, Bernardet essayait de répondre :
— Eh ! chère amie, où est le mal?
— Je sais ce que je dis, faisait la Bourgui-
gnonne. Plaisirs de malades, tout ça. On se
moque de la mort comme on se moque de tout.
Comment cela finira? Nous le verrons bien...
— Ou nous ne le verrons pas !
Et Bernardet se mettait à rire.
Il était entré, ayant un soir à lui, dans ce
cabaret, comme il fûl allé au théâtre. Et il y
était revenu amusé par ce que montrait de sin-
gulier le Cabaret du squelette. Il trouvait le
spectacle drôle.
Dans une petite salle qui devait être, quel-
ques mois auparavant, une salle banale de
L'ACCUSATEUR 217
marchand de vins, on avait, sur les murs,
peints en noirs, multiplié des tableaux aima-
bles : scènes de bals masqués, promenades en
gondoles, sérénades sous les balcons, des
coins de la Venise amoureuse et des vues de
l'idéale Grenade, avec des couples de soupi-
rants sur la lagune ou dans le carrefour anda-
lou, et, dans ce décor, aux visions romanti-
ques, souvenirs de Musset ou de Carlo Gozzi,
des cercueils de chêne, éclairés par des cierges
servaient de table, et un garçon, costumé en
croque-mort, coiffé du chapeau ciré orné de
crêpe, demandait à Bernardet :
— Quel poison voulez-vous absorber avant
de mourir?
Bernardet regardait le public particulier de
l'établissement. Des flâneurs, des boulevar-
diers. Çà et là, un rôdeur du quartier. Quel-
ques élégants en cravates blanches, venus là
en tenue correcte de dîner prié ou d'Opéra,
comme à une première .
Le policier comprenait" fort bien ce que les
ennuyés venaient chercher là : du piment, un
peu de kari, du poivre saupoudrant la fadeur
de l'existence quotidienne. Les cercueils sur
lesquels on posait leurs verres les amusaient.
Quelques-uns avaient demandé des bavaroises
étant au régime lacté.
19
218 L'ACCUSATEUR
Ils montraient les étranges lustres où le gaz
flambait au bout de tibias creusés.
— Un peu de patience, mes frères, disait
une façon de régisseur ou d'appariteur en
tenue de deuil, tout à l'heure vous allez pass. r
dans le four crématoire !
Les consommateurs en cravate blanche
riaient beaucoup.
Bernardet éprouvait, au contraire, quoi qu'il
eût dit à Mm0 Bernardet, une certaine gêne, et
cet inspecteur de police, habitué aux sanies et
aux vilenies du crime, se sentait blessé,
froissé en ses instincts^ bourgeois ou plutôt
peuple, sains et solides, par ces drôleries de
névropathes et ces plaisanteries de blasés
décadents.
A un moment donné, et sur une explication
du régisseur, le gaz s'éteignit et les tableaux
amoureux, couples enlacés dans les gondole-,
racleurs de guitares, chanteurs de séguidilles
ou danseurs affolés du Moulin Rouge se modi-
fièrent subitement de façon sinistre. Au lieu
des têtes roses et blondes, soudain des crânes
apparurent; les rires devinrent des rictus de
dents blanches et déchaussées. Ces corps,
revêtus de pourpoints, de velours et de satin
tout à l'heure, ne furent plus, par un jeu de
lumière intérieure, que des squelettes aux
L'ACCUSATEUR 219
déhanchements lugubres. Et, de sa voix rail-
leuse, le régisseur expliquait, commentait la
métamorphose, ajoutait au spectacle macabre
sa plaisanterie de rapin :
— Ceci vous représente la pourriture de de-
main, parisiens pourris d'aujourd'hui I
La lumière revint tout à coup, et les sque-
lettes disparurent, remplacés par les amants
soupirants sur les lagunes vénitiennes ou fre-
donnant par les rues de Grenade. Quelques
remines riaient toujours, mais d'un rire plus
contraint.
— Drôle de ville, ce Paris! soupirait Ber-
na rdet.
II était là, le dos appuyé contre la muraille,
où des versets de mort étaient peints parmi
des larmes blanches, — comme en ces loges
de francs-maçons où l'on enferme le profane
pour Ici laisser le temps de faire son testa-
ment, — lorsque la porte du cabaret, donnant
directement sur le boulevard, s'ouvrit et Ber-
nardet vit entrer un _ grand jeune homme,
solide et d'allure résolue, une barbe noire et
frisée entourant sa figure très pâle, et qui jeta,
avant d'y entrer, un regard circulaire sur la
salle un peu enfumée.
Trente ans environ, l'air d'un artiste —
sculpteur ou peintre — avec quelque chose
220 L'ACCUSATEUR
aussi de militaire dans la tenue et de farouche
dans les yeux.
Mais, ce qui frappa brusquement Bernardet,
ce qui, dès le premier coup d'œil, attira son
attention, ce fut le chapeau, le grand chapeau
de feutre gris, à bords plats et larges, tel que
le sombrero des toreros, que portait cet
homme.
Evidemment, plus d'un passant, à Paris,
pouvait adopter une semblable coiffure. Ceux
qui la portaient, cependant, étaient rares, et,
pour retrouver le vendeur du portrait de
Jacques Dantin, le petit Bernardet n'avait que
cet indice.
Oh! faible, faible, très faible indice. Mais on
utilise ce qu'on a !
Et si ce jeune homme, coiffé du chapeau de
forme étrangère qu'avait remarqué M'" ('.«lard,
était, par hasard, l'inconnu recherché. Pas
probable. Non, à bien penser, pas probable.
Mais la vérité est parfois faite d'improbabi-
lités, et Bernardet venait d'éprouver, à L'entrée
du nouveau venu, cette espèce d'émotion spé-
ciale, instinctive, tanl de fois ressentie devant
une piste devinée, une proie flairée. L'instinct
parlait, cet instinct étrange, divinatoire, incom-
préhensible, mais certain.
— Le chapeau! murmurait Bernardet, en
L'ACCUSATEUR 221
buvant à petites gorgées — sans perdre de vue
ce jeune homme — le curaçao qu'il avait
demandé.
L'inconnu semblait, du reste, faire beau jeu
au policier. Après avoir, du regard, cherché sa
place, il s'asseyait précisément devant le cer-
cueil de chêne posé en face de celui qui servait
de table à Bernardet.
Le garçon, en habit de croque-mort, vint
demander à cet homme ce qu'il voulait prendre
et allumer sous ses yeux une mince bougie en
forme de cierge qui éclaira en plein le visage
du consommateur, facile à étudier ainsi pour
l'inspecteur.
Et la pâleur mate, singulière, l'expression
un peu contractée et un peu inquiète du jeune
homme frappaient alors d'autant plus M. Ber-
nardet. Cette face blême, cette barbe noire, la
lumière en faisait ressortir les méplats, les
ombres, les éclairant d'en bas, à la façon d'une
rampe de théâtre.
L'homme, un verre -d'eau-de-vie devant lui,
appuyait son menton sur ses mains et s'accou-
dait au chêne de l'étrange appui de la table-
cercueil.
Évidemment, ce ne devait pas être un client
d'habitude ni un flâneur du quartier. Il avait
en lui quelque chose d'exotique et, autour des
19.
■22-1 L'ACCUSATEUR
gares, lorsque les transatlantiques apportent
ou embarquent leurs passagers, on voit de ces
sortes d'errants. L'œil était fixe comme celui
des chercheurs d'inconnu qui interrogent l'ho-
rizon, regardent l'eau courir, contemplent la
mer, demandent une sorte de bonne aventure à
l'infini.
— Il serait étrange, pensait Bernardet, que
pour un chapeau, et avec ce seul renseigne-
ment : un chapeau, ont pût metttre la main
sur celui qu'on cherche.
Et déjà, avec une ingéniosité de maître dra-
maturge, charpentant un scénario, l'agent avait
machiné dans sa tête, mis en action ce que les
avocats, plaidant et tournant et retournant une
cause, appellent un moyen. Il attendait que le
régisseur en habit noir vînt avertir les con-
sommateurs qu'on allait passer dans le caveau
mortuaire et alors, sur l'invitation faite à tous
ces spectateurs de se rendre dans une salle
voisine, Bernardet, profitant du mouvement
général, se rapprochait de l'inconnu et c'était
en le frôlant presque, en se tenant près de lui
coude à coude qu'il allait, suivant un étroit
couloir sombre, jusqu'à l'espèce de cave oùT
sur un tout petit théâtre, se dressait un cer-
cueil vide.
C'était là le spectacle macabre que le
L'ACCUSATEUR 223
Cabaret du Squelette offrait à sa clientèle de
désœuvrés, aux curieux attirés par l'étran-
ge té de ces exhibitions de la Butte.
Bernardet le connaissait bien, et il savait
par quels jeux de lumière, quelles projections
habiles, on donnait au public l'illusion si-
nistre de la décomposition d'un cadavre dans
le bois de la bière étroite. Cette fantasmagorie
dont venaient, aux cabarets de Montmartre,
s'amuser les boulevardiers, il l'avait vue
maintes fois dans les baraques des forains,
et les théâtres en planches de la foire de
Neuilly. Le propriétaire du Cabaret la lui avait
expliquée et le petit homme curieux et avisé
ne venait pas, en badaud, regarder une fois de
plus l'image d'un homme au cercueil.
Il savait en quoi ce spectacle lui servirait.
Le caveau était plein de monde. Hommes
et femmes, debout entre des murailles noires,
dans l'éclairage de la salle convergeant sur
l'étroite scène, se tenaient comme tassés,
leurs regards allant - tous vers un point
unique. On entendait çà et là des plaisan-
teries bizarres, des rires nerveusement fac-
tices. Quel que fût le scepticisme de tous
ces gens, l'idée, le voisinage, l'apparence
même de la mort leur donnaient une impres-
sion de malaise, une sensation singulière
224 L'ACCUSATEUR
traduite par ces nervosités «les rictus ou des
drôleries sépulcrales.
Bernardet n'avait pas quitté d'une semelle
le jeune homme au chapeau de feutre. 11 pou-
vait, au reflet de la lumière de la petite scène,
le voir en plein visage, l'étudier à son gré. De
la pénombre où s'entassaient l<is spectateurs,
il semblaitque la pâleur de l'inconnu émergeât,
fît une tache blanche. Les prunelles claires
du policier étaient rivées sur ce visage.
Et le régisseur du Cabaret maintenant de-
mandait une personne de bonne volonté qui
voulût hien se prêter à l'expérience, prendre
place dans la bière ouverte, dans cette boîte
béante où, disait-il, « vous allez voir votre
ami, votre voisin, se dissoudre et retourner
au néant... »
— Allons, mes frères, continuait de sa voix
ironique, l'imprésario se faisant narquois, un
bon mouvement, afin de procurer à votre meil-
leur ami la joie de vous voir tomber en déli-
quescence! Y a-t-il parmi vous des gens ma-
riés? C'est une occasion unique de goûter, par
avance, les délices du veuvage! Voulez-vous
voir votre mari disparaître, ma sœur? Voulez-
vous voir verdir votre légitime épouse, mon
frère?... Sacriliez-vous ! Allons, montez, la
mort vous attend !
L'ACCUSATEUR 225
On riait, mais çà et là les rires avaient quel-
que chose de strident et d'hystérique, son-
naient faux comme le tintement d'un cristal
brisé. Personne ne bougeait. Cette parodie.
de la mort en imposait même à ce ramassis
de blasés.
— Eh bien! mes frères, c'est un cadavre
attaché à l'établissement que nous aurons
l'honneur de vous servir. C'est dommage,
vous pourrez croire que nous prenons les
morts pour compères !
Et comme personne, parmi les spectateurs,
ne faisait décidément un pas vers la bière
ouverte, le régisseur, d'un geste, pria un des
comparses du Cabaret d'entrer, comme par
une porte de coulisses, sur cette scène étroite,
et le figurant se glissa, s'installa, debout, dans
la bière, où l'imprésario, l'enveloppant d'une
draperie comme d'un linceul, ne laissant
apparaître, au-dessus de cette blancheur, que
la face pâle du prétendu mort, qui souriait...
— Il rit, mes frères, il rit encore, disait
l'ironie du régisseur. Vous allez le voir expier
cette gaieté factice! Rome rit et mourut, à dit
Bossuet.
Quelques bravos railleurs, dans l'assemblée,
soulignèrent l'inattendu de cette citation de
lettré. Bernardet n'écoutait pas; il étudiait du
220 L'ACCUSATEUR
coin de l'œil, la physionomie attentive, de-
venue farouche, de son voisin. L'homme, en
regardant, en guettant avec une sorte de pas-
sion la fantasmagorie qui allait se jouer devant
lui, avait pris, les sourcils froncés et les lèvres
collées l'une à l'autre, une expression féroce.
Il tendait le cou. Un magnétisme l'attirait.
Le figurant, dans la bière étroite, continuait
à rire, sous son linceul.
— Regardez, regardez bien, reprit la voix
claironnante du régisseur, vous allez voir
votre frère se dissoudre après avoir verdi, sa
chair disparaître et faire place à son squelette.
Songez, songez mes frères, que voilà le sort
qui vous attend peut-être tout à l'heure, en
sortant d'ici ; pensez aux pneumonies, apo-
plexies, congestions cérébrales, angines de
poitrine, ruptures d'anévrisme, et autres
morts qui vous guettent; contemplez le ma-
gique spectacle offert par le Cabaret du Sque-
lette et, vous souvenant «pie vous n'êtes que
poussière, pour ne pas dire pis, et que vous
retournerez en poussière, faites-vous sage-
ment cette réflexion de L'ivrogne rencontrant
un autre ivrogne endormi : « Et voilà cependant
comme je serai dimanche ! ». En attendant, mes
frères et mes sœurs en néant, regardez se dé-
composer votre contemporain, s'il vous plaît !
L'ACCUSATEUR 227
Le reflet des lumières plaquait, en effet,
tandis que Yoraleur parlait, de larges taches,
d'abord transparentes, sur les orbites du figu-
rant debout dans le cercueil; puis, peu à peu,
les taches semblaient s'accentuer, noircir et
s'étendre. Les traits du visage, d'abord net-
tement accusés, paraissaient se détendre,
s'amollir, prendre des teintes confuses et
grises, disparaître presque comme sous un
voile, une buée qui couvrait, dévorait cette
figure maintenant méconnaissable. On eût dit,
en effet, tant la combinaison des projections
sur ce corps étalé là était habile, que cette
chair humaine se dissolvait vraiment devant
la curiosité de cette badauderie devenue main-
tenant silencieuse et comme effrayée. L'œuvre
de mort s'accomplissait là, publiquement. Le
vivant qui souriait, quelques minutes aupara-
vant, était immobile, figé, glacé, déjà ver-
dâtre.
Tout à l'heure, le jeu des lumières allait le
faire disparaître aux- yeux des spectateurs
pour ne leur montrer — grâce à des reflets de
glaces — qu'un squelette. C'était le monde
des spectres et le secret des tombes dévoilés à
à la foule par une sorte de lanterne magique
scientifique.
Bcrnardet ne voulut pas attendre plus long-
228 L'ACCUSATEUR
temps pour frapper le coup habile, à la minute
précieuse, psychologique.
L'avidité du regard de l'homme au som-
brero lui révélait déjà chez l'inconnu un
trouble profond. 11 y avait, dans ce regard,
beaucoup plus que la curiosité du spectateur
ému par un drame, secoué par une vision quel-
conque. Les traits pâles du jeune homme gri-
maçaient comme dans une souffrance maté-
rielle et dans la prunelle, où le reflet de la
scène éclairée mettait des paillettes, Ber-
nardet lisait une fièvre intérieure, voyait pas-
ser des éclairs d'effroi...
— Eh! eh! l'œil du vivant, songeait le petit
policier, est un livre aussi où l'on peut lire,
comme dans l'œil du mort!
Sur la scène, la fantasmagorie des lumières
rendait de plus en plus sinistre le figurant qui
donnait à la foule cette comédie de la mort.
On eût dit maintenant une de ces pein-
tures atroces, nées dans l'atelier de certains
peintres espagnols, dans le putridero d'un
Vallès Léal. Les chairs, par l<*s savantes com-
binaisons des lampes, semblaient se détacher,
lamentablement, prenaient l'horrible aspect
d'un cadavre en décomposition. La vision
lugubre faisait passer sur les spectateurs un
frisson d'épouvante.
L'ACCUSATEUR 220
Alors Bernardet, se haussant un peu pour
arriver à la hauteur de l'homme plus grand
que lui, s'approcha doucement et, pendant
que son coude frôlait le bras de l'inconnu, de
ses lèvres, lentement, ces paroles tombaient,
dites une à une, comme distillées, pendant
que ses yeux enveloppaient le personnage
tout entier :
— Voilà pourtant comment doit être ce
pauvre Rovère, maintenant...
Et comme, brusquement, le visage du jeune
homme exprimait une sensation de soudain
effarement, prenait l'aspect hérissé d'un pro-
meneur qui, tout à coup, verrait devant lui se
dresser une vipère :
— Ou comment il sera bientôt, ajouta le
policier avec un sourire savamment aimable
qui était un correctif voulu.
Bernardet dissimulait sous cette amabilité
d'emprunt une joie intense.
En le touchant du coude, il avait senti qu'à
ce nom de Rovère tout le corps de son voisin
tressaillait subitement. Et pourquoi eût-il été
secoué si vivement par un nom inconnu si ces
trois syllabes ne lui eussent rappelé quelque
pensée d'épouvante?
L'homme pouvait, sans doute, connaître,
comme tout le monde, les détails, ressassés
20
230 I/ACCUSATEUR
par les journaux, du crime du boulevard de
Clichy; mais, avec son visage énergique, la
résolution de son regard, il n'était pas de ceux
que troublent le récit d'un meurtre, la descrip-
tion d'une scène de sang ou même le spectacle
macabre auquel il assistait au fond d'un
cabaret bizarre.
— On n'est pas une poule mouillée, avec
cette carrure-là, pensait Bernardet.
Non, non. En entendant tomber ces quel-
ques sons qui évoquaient l'image d'un mort,
Rovère, l'inconnu n'avait pu maîtriser une
émotion violente, et il venait de tressauter
comme sous une décharge électrique. La
secousse avait été violente, brève d'ailleurs,
et, par un effort sur soi-même, il semblait
s'être ressaisi bien vite. Mais le premier mou-
vement avait eu son éloquence, une tragique
éloquence. Bernardet avait vu dans le regard,
dans le geste, dans le mouvement de tête de
cet homme, quelque chose de 1 rouble, de dou-
teux, de terrible, comme dans un éclair on
apercevrait le fond d'une mare, en pleine nuit.
Et cet éclair avait suffi. On se coupe, comme on
dit, par un geste comme par un mot.
Alors Bernardet insista :
— Ce n'est pas gai, leur spectacle, dit-il en
souriant.
L'ACCUSATEUR 231
— Non, fît l'homme.
Lui aussi voulait sourire.
II détournait les yeux de la scène où le jeu
macabre continuait.
— Ce pauvre Rovère ! reprit l'agent.
L'inconnu, maintenant, regardait Bernardel,
comme pour pénétrer sa pensée , savoir ce
que signifiait cette répétition d'un même nom,
et le coup d'œil, qui était profond, avait quel-
que chose de hagard aussi.
Bernardet soutint, l'air naïf, cet interroga-
toire muet. Il ne laissa rien transparaître de sa
pensée, éteignant doucement le feu clair de
ses prunelles. Il avait l'air d'un bonhomme
effaré que la crainte lalonne et qui parle d'une
victime récente comme s'il craignait pour lui-
même. Il attendait, d'ailleurs, que, démonté
par ce silence, l'homme, après avoir regardé,
parlât.
Dans l'amas de ses lectures disparates de
pauvre diable curieux et pris d'une boulimie
de savoir, il se rappelait cette règle de magie
applicableàTamour: «Nepasaller, fairevenir»,
— nec ire, fac ventre — applicable aussi à
la haine, à ces duels de magnétisme entre
l'homme-gibier et l'homme-limier. 11 attendait
que celui-là vint.
Et brusquement, après un silence, tandis
232 L'ACCUSATEUR
que, sur le petit théâtre, le faux cadavre deve-
nait un faux squelette sans que ni Bernardel
ni son voisin regardassent la métamorphose, le
voisin demanda, d'une voix sèche :
— Pourquoi me parlez-vous de M. Rovère?
Bernardet répondit, affable :
— Moi?... Mais parce qu'on en parle ! Parce
(jue c'est l'actualité du moment !... Je suis
du quartier... C'est là toul près que ça s'est
passé, l'affaire...
— Je sais, dit l'autre.
L'inconnu n'avait pas prononcé dix paroles
en interrogeant et en répondant et Bernardet
y trouvait deux indices, insignifiants en appa-
rence, terribles en réalité, a Je sais, venait de
répliquer l'homme, d'un ton brusque, comme
s'il eût voulu rejeter loin de lui, secouer une
pensée obsédante. Le ton, le son des mots
avaient frappé Bernardet. Mais ce qu'au pas-
sage sa fine observation saisissait, trouvant un
monde dans une nuance, c'était ce mot : mon-
sieur, avant le nom de Rovère.
— Monsieur Rovère ? Pourquoi me parlez-
vous de monsieur Rovère ? avait-il demandé.
Il semblait donc avoir connu le mort.
Tous ces gens, pressés là dans le caveau du
cabaret, si on les eût interrogés sur le meurtre
du boulevard de Clichv, eussent certainement
L'ACCUSATEUR 233
dit : Rovère — l'affaire Rovère. — Pas un, à
moins qu'il n'eût connu la victime, n'eût dit
monsieur.
— Monsieur Rovère ?
L'homme le connaissait donc ? Ce simple
mol, dans la pensée du policier, en disait
long.
Et, maintenant, le voisin de Bernardet lais-
sait tomber les propos, tandis que le régisseur
annonçait, en son boniment, qu'après avoir
passé par l'état de squelette, le cher frère qui
avait bien voulu se prêter à une expérience
macabre allait réapparaître aux yeux des spec-
tateurs dans son état ordinaire, « plus frais
même et plus rose qu'auparavant », ajoutait
le plaisantin, « ce qui n'arrive généralement
pas aux macchabées ordinaires ».
La drôlerie vulgaire faisait éclater d'un gros
rire ce public qui, d'instinct, avait le besoin
de se débrider, d'échapper visiblement au cau-
chemar infligé à sa curiosité. Seul, l'homme au
sombrero, plus pâle que tout à l'heure, ne sou-
riait point, et il eut même un violent fronce-
ment de sourcils, noté, catalogué par Bernar-
det, lorsque le régisseur ajouta :
— Il ne faut pas vous habituer à voir resr
susciter le prochain, surtout. Et, entre nous,
cela gênerait bien du monde !
20.
234 L'ACCUSATEUR
— Evidemment, pensait Bernardet, mon
jeune gaillard est mal à l'aise.
Il ne songeait maintenant qu'au moyen de
connaître le nom de ce voisin, sa personnalité,
d'établir son identité, et par là, savoir quelle
avait été sa vie, en ces derniers jours. Mais
comment ?
Les hésitations de l'agent de la Sûreté
n'étaient pas longues. Il quitta le caveau avant
même que le figurant du cercueil eût fait sa
réapparition; il se glissa, répétant : « Pardon,
je vous demande pardon », entre les clients
du cabaret, qu'il écartait d'un geste bref, la
main robuste et, traversant rapidement la
salle commune où de nouveaux arrivés con-
sommaient des liqueurs, de la bière sur les
cercueils de chêne éclairés par les cierges
minuscules, il se trouva sur le boulevard,
s'arrêta, regarda un moment devant lui,
autour de lui, et ce regard fouillait le trot-
toir, la chaussée, l'horizon, où un brouillard
léger, troué par les lueurs du gaz et les
lumières des boutiques, enveloppait les pas-
sants, les fiacres, les tramways, jetant leur
note triste dans le brouhaha de ce coin de Paris
populaire.
Ce que Bernardet cherchait des yeux, c'était
un gardien de la paix. Il en aperçut deux qui
L'ACCUSATEUR 235
causaient, marchant lentement sous les arbres
sans feuilles. En trois pas, et la tête retournée
vers la porte du cabaret, en plein éclairée par
une grosse lanterne rouge, il fut près des
agents.
Et, tout en leur parlant, il guettait les specta-
teur qui, maintenant, commençaient à sortir
du Cabaret du Squelette. Il avait l'œil à tout,
causant ici, regardant là.
— Dagonin, dit-il au brigadier, vous allez
me suivre, s'il vous plaît, et me filer. Je vais
avoir une querelle d'ivrogne avec un particu-
lier. Intervenez et rueillez-nous, l'un et l'autre.
Comprenez ?
— Parfaitement, fit Dagonin.
Il regarda son camarade qui, portant la main
à son képi, salua l'agent de la Sûreté.
Le petit Bernardet, ayant lancé sa recom-
mandation avec rapidité, presque sur le ton du
commandement, était déjà loin. Il avait tra-
versé la chaussée, rejoint le trottoir, se tenait
maintenant tout près de la porte du cabaret,
dévisageait l'un après l'autre les clients qui en
sortaient.
Il avait abaissé sur son front, jusqu'à la
racine du nez, les bords de son chapeau, et ce
n'était qu'en glissant presque là-dessous un
regard de curieux, qu'il épiait, cojnptait en
230 L'ACCUSATEUR
quelque sorte les spectateurs quittant le
cabaret.
Il s'étonnait, du reste, que l'homme au cha-
peau américain ne fût point sorti déjà. La
fournée des clients semblait close. Peut-être
— et sans doute — Y « individu » s'était-il
arrêté, en quittant le caveau, dans la salle
commune. Jetant un coup d'œil par la porte
entr'ouverte, Bernardet précisément l'aperçut
assis devant une des bières de chêne jaune
avec, devant lui, une liqueur verte.
— Besoin d'alcool pour se remonter, grom-
mela le policier.
La porte s'était refermée.
— Eh bien! j'attendrai qu'il ait fini son
absinthe.
Il n'attendit pas longtemps. Après avoir
laissé passer quelques spectateurs encore, la
porte du cabaret se rouvrit et l'homme, coiffé
de son sombrero, apparut, s'arrêta un moment
au seuil et, comme l'avait fait tout à l'heure
Bernardet lui-même, interrogea l'horizon,
sonda du regard le boulevard bruyant, em-
brumé de brouillard humide.
Bernardet avait tourné le dos, paraissant
s'éloigner du cabaret, laissant l'inconnu libre,
et, tout en le surveillant du regard par-do-u-
l'épaule gauche, il traversait la chaussée et
L'ACCUSATEUR 237
commençait, gagnant du terrain la manœuvre
qui devait, espérait-il, l'amener droit devant
l'inconnu.
L'homme paraissait hésitant. Il avait fait
brusquement quelques pas du côté de la place
Pigalle, vers cette partie du boulevard où se
trouvait le logis de Rovëre, la maison du
crime. Puis, tout à coup, s'arrêtant net, il
avait pivoté sur lui-même et, revenant vers le
Cabaret du Squelette, qu'il dépassa bientôt, il
s'achemina vers la place Clichy, longeant les
maisons jusqu'aux environs du Moulin Rouge
où il sembia, un moment, vouloir entrer. Puis
encore il resta là, debout, comme cherchant
un parti, en regardant vaguement, sans les
voir peut-être, les illuminations du bal dont
les ailes de moulin, en tournant, mettaient
comme des éclairs d'incendie aux fenêtres des
maisons en face, et faisaient passer des éclats
de rubis dans les vitres soudain constellées
d'éclats de braise.
Enfin, obéissant à une résolution dernière,
il traversa brusquement le boulevard comme
pour rentrer, cette fois, dans Paris, laisser là
Montmartre, les cabarets, la maison de Ro-
vère...
Il marchait vite et, au coin de la rue Fon-
taine, se heurta brusquement contre un
238 L'ACCUSATEUR
homme, un petit homme, qu'il n'avait pas
aperçu, qui sembla se détacher tout à coup de
la muraille et qui lui tomba presque sur la poi-
trine en titubant et en maugréant, d'une voix
avinée :
— Imbécile!
L'inconnu voulut alors repousser l'ivrogne,
mais l'ivrogne, le chapeau enfoncé sur les
yeux, demeurait en face de lui, au coin de ce
trottoir, et, tenace, lui demandait, lui répé-
tait :
— La rue... la rue... elle n'est donc pas
libre, la rue?
Oui, c'était bien un ivrogne. Non pas un
ivrogne en bourgeron, sac à vin roulant son
ivresse, mais une façon de petit bourgeois, le
chapeau de travers et la voix empâtée.
— Voulez-vous me laisser passer? dit
l'homme brusquement,
— Je... je vous empêche pas. La rue est
libre, je vous dis !
— Eh bien ! si elle est libre, je la veux !
La voix était mâle, avec des accents de co-
lère soudaine, une note stridente, un léger
accent exotique, espagnol peut-être.
L'ivrogne la trouva insolente sans doute,
car, titubant toujours, il répliqua :
— Oh! vous la voulez! vous la voulez! Je
I/ACCUSATEUR 239
veux\ Le roi dil nous voulons, vous savez!
Et, dans un mouvement nouveau, perdant
l'équilibre, il tomba à demi, la tête en avant,
sur l'homme qu'il tint, un moment, embrassé
dans une effusion soudaine :
— Elle est à moi aussi, tu sais, la rue, dit-il
encore.
Avec une violence subite, l'autre se débar-
rassa de cette caresse qui ressemblait à une
étreinte. Il écarta les bras avec force et le
mouvement fut si prompt et si robuste que
l'ivrogne, cette fois, tomba vraiment, son cha-
peau roulant dans le ruisseau, et lui, renversé
sur le trottoir.
Mais aussitôt, d'un bond immédiat, se rele-
vant, tandis que l'homme continuait son che-
min, l'ivrogne, visiblement dégrisé, fut sur
pied, bondit, par derrière, vers celui qui
l'avait renversé et, le saisissant par le
collet de son vêtement, s'accrochant à lui
tout en passant la jambe pour l'empêcher
d'avancer :
— Pardon, dit-il, on ne s'en va pas comme
ça!
Alors, à une lueur de bec de gaz, la lumière
frappant sur la l'ace de L'ivrogne, l'homme
reconnut ce petit voisin qui. si peu de temps
auparavant, coude à coude avec lui dans
240 L'ACCUSATEUR
le cabarel macabre, lui avait dit ces mots :
— Voilà pourtant comment doit être ce
pauvre Rovère !
Au même moment, des mains robustes s'a-
battaient sur lui, Dagonin et son camarade se
dressaient à ses côtés et le pressaient d'un
mouvement rapide, tandis que Bernardet, de-
vinant le geste de la main droite de l'homme
vers la poche où devait se trouver un revolver
ou un couteau, lui saisissait le poignet, s'y
cramponnait, s'y accrochait, le tordait en ré-
pétant :
— Fais pas le méchant !
L'inconnu était vigoureux; mais le briga-
dier Dagonin avait des biceps d'hercule, et les
deux autres policiers ne manquaient point de
muscle. L'effarement, d'ailleurs, paralysait ce
grand gaillard qui, au bout d'un moment,
voyant qu'on le poussait vers quelque postr de
police, demanda, stupéfait :
— Est-ce que vous m'arrêtez? Et pourquoi?
— D'abord pour m'avoir frappé, répondit
Bernardet, encore tête nue et à qui un gamin
tendait son chapeau maculé de boue en lui
disant :
— C'est à vous, ça, monsieur Bernardet!
On le connaissait dans son quartier, M. Ber-
nardet : la gloire \
L'ACCUSATEUR 241
L'homme, alors, sembla vouloir se défendre,
encore lutter, mais une observatien de Dago-
nin l'apaisa :
— Pas de rébellion. Votre cas n'est pas si
grave. Vous allez en faire une mauvaise affaire !
Il ne s'agissait, en effet, que d'une mince
querelle. On le relâcherait bien vite. Ce qui
inquiétait seulement [l'inconnu, c'est cet ivro-
gne, soudain dégrisé, et qui, si peu de temps
auparavant lui avait parlé, là-bas.
Le groupe des quatre hommes marchait vite,
poussant, poussé, dans la pénombre, le long
des maisons et par les rues à peu près vides
où des boutiques de marchands de vins, des
cafés ouverts, mettaient seuls leurs clartés.
Les passants ne pouvaient même pas se
rendre compte qu'il y eût là des agents me-
nant un inconnu à un poste de police. Un
drapeau tricolore noirci y flottait dans la lu-
mière d'une lanterne rouge. Le poste s'ouvrit,
rue de La Rochefoucauld, l'homme fut comme
enfourné dans la salle étroite et chaude où des
agents de service sommeillaient ou lisaient
autour d'un poêle, sous des becs de gaz à
larges abat-jour. Alors quand, tout en regar-
dant avec une certaine mélancolie souriante
son chapeau bossue et taché de boue, Ber-
nardet le pria de donner au chef du poste ses
21
242 L'ACCUSATEUR
nom et prénoms, l'indication de son domicile,
il comprit que l'interlocuteur du Cabaret du
Squelette lui avait tendu un piège. Il le regarda
avec une expression de colère violente, con-
centrée, une rage paie.
Puis il dit :
— Mon nom? Ou'est-ce que ça vous l'ail?
Je suis un honnête garçon. Pourquoi m'ar-
rètez-vous? Ou'est-ce que cela signifie?
— Enfin, voire nom, répéta Bernardet.
L'homme hésita.
— Eh bien! je m'appelle Pradès. Étes-yous
bien avancés?
Le brigadier écrivait :
— Pradès... P...r...a...d...è...s... ! Avec un
accent':' Pradès... Prénoms?
— Charles, si vous voulez!
— Oh! dit Bernardet, signalant la nuance,
nous ne voulons rien ! Nous ne voulons que la
vérité!
— Je vous la dis.
Charles Pradès fournit encore quelques
indications. Il vivait à l'hôtel, rue de Paradis?
Poissonnière, dans un petit hôtel de commis
voyageurs et de commissionnaires en mar-
chandises de second ordre. Il n'habitait Paris
que depuis un mois.
D'où venait-il? Il affirmait qu'il arrivait de
L'ACCUSATEUR 243
Sydney, où il était associé d'une maison de
commerce. Ou plutôt il avait rompu cette asso-
ciation pour venir à Paris chercher fortune.
Mais, tout en parlant de Sydney, il avait laissé
tomber, dans ses propos un peu vagues, fié-
vreux, le nom de Buenos- Ayres, et M. Ber-
nardet notait ce fait que c'était à Buenos-Ayres
tout justement que Rovère avait été consul de
France. L'agent ne faisait pas, du reste, res-
sortir ce petit détail. A quoi bon? L'interro-
gatoire véritable de Pradès — puisque Pradès
il y avait — serait fait par le commissaire de
police et par M. Ginory. Il n'était pas juge
d'instruction, lui, Bernardet. Il était le furet
qui fait sortir le gibier du clapier. A d'autres
d'agir!
Ce Pradès fut d'ailleurs stupéfait, puis pris
de fureur, lorsque, les questions finies, il
apprit qu'on ne le remettait pas en liberté
sur-le-champ.
Comment! une querelle absurde, une colli-
sion sans blessure da*ns une rue de Paris
suffisait pour qu'on gardât un citoyen quel-
conque au poste et qu'on lui fît passer la nuit
là, avec des vagabonds ou des filles?
— Vous vous plaindrez demain matin, ré-
pondait Bernardet.
En attendant, on avait fouillé ce Pradès
244 L'ACCUSATEUR
qui, très pâle, faisait visiblement, pour se
contenir, d'atroces efforts sur lui-même, se
mordait les lèvres, dans sa barbe noire,
tandis qu'on examinait son portefeuille, qu'on
regardait le couteau espagnol, à lame courte,
qu'il avait (Bernardet le devinait bien tout à
l'heure) dans sa poche droite.
Le portefeuille ne révélait rien. Il contenait
des notes hebdomadaires acquittées de l'hôtel
de la rue de Paradis, des enveloppes de
lettres, sans aucun timbre de la poste, au
nom de M. Charles Pradès, négociant, — et
deux billets de banque de cent francs. Rien
de plus.
Bernardet demanda simplement à Pradès
comment il se faisait qu'il eut sur lui des
lettres à son adresse qu'il n'avait évidemment
pas reçues puisqu'elles n'étaient point tim-
brées.
Il répondit :
— Ce ne sont pas des lettres. Ce sont des
adresses que je donne comme cartes de visite,
n'ayant pas eu le temps ou l'occasion de me
faire faire des cartes chez un papetier.
— Alors ces adresses sont de votre écriture?
— Oui, dit Pradès.
L'agent de la Sûreté les examina une der-
nière fois, puis, saluant le brigadier et ses
L'ACCUSATEUR 245
hommes, leur souhaita la bonne nuit et ajouta
même un petit geste assez narquois à l'adresse
de l'individu arrêté. Pradès eut alors un nou-
veau mouvement de colère et tout son corps,
brusquement, se tendit vers Bernardet avec
un geste de menace. Les mains des agents le
continrent bien vite et Pradès était repoussé
dans le fond du poste, tandis que le petit Ber-
nardet, gras et gai, passant ses doigts sur sa
moustache rousse, mettait en fredonnant le
pied dans la rue.
Et, jusqu'à son logis du passage de l'Ely-
sée-des-Beaux-Arts, ce fredon inconscient qui
venait à ses lèvres l'accompagna comme une
marche allègre :
Prends ton fusil, Grégoire,
Prends ta gourde pour boire,
Nos messieurs sont partis
A la chasse aux perdrix!
On eût pris, à l'entendre ainsi chantonner le
long des trottoirs déserts, le petit M. Ber-
nardet bien plutôt pour un bon bourgeois
sortant du théâtre et répétant le couplet du
vaudeville final que pour un policier venant de
faire bonne prise. Il allait allègre, il allait
devant lui, vif et gai. Et, jusqu'à sa demeure où
l'attendait Mme Bernardet, toujours avenante
21.
246 L'ACCL'SATEUR
et rougeaude, tandis que ses trois fillettes
reposaient dans leur chambre comme en un
dortoir, l'agent de la Sûreté dut se redire que,
pareil à l'empereur romain, lui pauvre diable,
n'avait vraiment pas perdu sa journée.
Prends ton fusil, Grégoire...
Et le refrain de Bernardet montait, à peine
distinct, comme une lointaine fanfare de vic-
toire dans le brouillard gris de cette nuit de
Paris.
XIV
M. Ginory n'était pas sans incertitude lors-
qu'il pensait au mandat de dépôt et à la déten-
tion de Jacques Dantin. Sans doute tous les
prévenus, tous les accusés ont des réticences;
ils dissimulent leur culpabilité sous des silen-
ces volontaires, nécessaires. Us ne parlent
point parce qu'ils ont prêté un serment. Leur
honneur leur commande de se taire. Ils sont
liés on ne sait envers qui par une parole dont
ils ne peuvent expliquer la cause. C'est l'ordi-
naire système des coupables qui ne peuvent se
défendre. Le mystère leur paraît le salut. Ils
croient en quelque sorte s'échapper dans le
brouillard.
Mais Dantin, mêlé à la vie de Rovère, pou-
vait avoir un intérêt quelconque à ne point
livrer un secret qui peut-être ne lui appartenait
248 L'ACCUSATEUR
point. Quel secret? Un juge d'instruction
n'a-t-il pas le droit de tout savoir ? Un homme
accusé n'a-t-il pas le droit de tout dire ? Ou
Dantin n'avait rien à révéler et il jouait une
comédie, et il était coupable. Ou, si par quelques
mots, par une confidence faite au juge, il pou-
vait échapper à l'accusation, recouvrer sa
liberté, sans doute il parlerait, après avoir
essayé d'un silence inexplicable. Comment
supposer qu'un innocent puisse s'acharner
longtemps à ce mutisme systématique?
La découverte du portrait de Rovère chez
Mme Colard devait nécessairement donner un
tour nouveau, une poussée inattendue à l'in-
slruction. L'arrestation de Charles Pradès
apportait un élément nouveau à ces recherches.
On l'amena à M. Ginory après lavoir longue-
ment interrogé, le lendemain malin, chez le
commissaire de police.
Bernardin, poupin, rasé de frais, était con-
voqué et semblait là, dans sa redingote bien
brossée, un petit abbé venant assister à une
cérémonie curieuse.
En quelques heures, au contraire, après la
nuit passée au poste, dans le trouble de l'in-
somnie et de l'angoisse, Pradès, plus pâle que
la veille, convulsé et farouche, avaii pris une
expression hagarde, clignotante d'oiseau de
L'ACCUSATEUR 249
nuit poussé vers la lumière. Il répétait devant
le juge ce qu'il avait dit devant le brigadier.
Mais la parole, vibrante hier, était devenue
rauque, sourde ; la physionomie sournoise et
tragique.
Le juge d'instruction avait fait citer Mme Co-
la rd, la revendeuse. Elle reconnut bien vite,
sans hésitation, dans ce Pradès, l'homme qui
lui avait vendu le petit panneau de Paul
Baudry.
Lui, niait. Il ne savait pas ce qu'on voulait
dire. Il n'avait jamais vu cette femme. Il igno-
rait ce qu'était ce portrait.
— C'est celui de M. Rovère, répondait le
juge. De M. Rovère assassiné. M. Rovère a été
consul à Buenos-Ayres et vous avez, hier, parlé
de Buenos-Ayres dans l'interrogatoire suc-
cinct que vous avez subi, au poste de la rue de
La Rochefoucauld.
— M. Rovère? Buenos-Ayres? répétait le
jeune homme, roulant entre ses doigts son
sombrero d'Amérique.
Il redisait qu'il ne connaissait point l'ancien
consul, qu'il n'avait jamais visité l'Amérique
du Sud, qu'il venait de Sydney...
— Bernardet, un moment, l'interrompit pour
lui prendre son chapeau sans dire un mot. et
JPradès jeta encore au petit homme. 1<>u-
250 L'ACCUSATEUR
jours poli, le regard mauvais de la veille.
M. Ginory avait conpris l'idée de l'agent et il
approuvait d'un sourire.
— La coiffe, dit-il.
Le juge regarda l'intérieur du chapeau que
lui passait Bemardet.
Le sombrero portait, à l'intérieur, l'adresse
de Gordon, Smithsoii and C°, Berner street,
London.
— Mais, après tout, songeait le juge, Bue-
nos-Ayres est un des marchés de l'importation
anglaise !
— C'est, dit Pradès qui avait compris, un
chapeau acheté à Sydney !
Devant les affirmations précises, violentes et
courageuses de Mmc Colard, qui, maintenant,
ne craignait pasd'ètre prise pour une indicatrice,
il perdait cependant un peu contenance. Il
avait beau dire, redire :
— Vous vous trompez, madame, je ne vous
ai jamais parlé, je ne vous ai jamais vue.
Lorsque M. Ginory demandait à la mar-
chande si elle persistait à reconnaître l'homme
qui lui avait vendu le tableau :
— Si je persiste ! s'écriait la revendeuse,
mais le coirtodansla guillotine, je persisterais !
Elle répétait :
— J'en suis sûre, je suis sûre que c'est lui I
L'ACCUSATEUR 251
Le premier interrogatoire de Pradès n'ame-
nait, du reste, aucun résultat décisif. Bien
certainement, si le portrait de Rovèrc avait
été en la possession de ce jeune homme et
vendu par lui, Charles Pradès était le complice
de Dantin, sinon l'auteur même du crime. On
mettrait donc en face l'un de l'autre ces deux
hommes et la confrontation, peut-être, donne-
rait un résultat immédiat.
Et pourquoi cette confrontation n'aurait-
elle pas lieu sur-le-champ, avant que Pradès
fût écroué, comme Dantin, dans la maison de
détention de Mazas?
Le juge, qui venait de prononcer ce nom de
Mazas, remarqua l'expression de terreur
rapide qui transfigura soudain le visage du
jeune homme.
Pradès balbutiait, comme hébété :
— Alors... vous ne me renvoyez pas?...
Alors, je ne suis pas libre ?
M. Ginory ne répondait pas. Il donna l'ordre
qu'on gardât à vue ce Pradès jusqu'à l'arrivée
de Dantin, qu'on allait chercher à Mazas.
Là-bas, dans la maison murée, la cellule
avait déjà fait de Jacques Dantin un malade.
De cet homme à tournure de reître, la solitude
éteignait le regard, semblait avoir courbé la
taille. Use redressa pourtant devant le gardien
282 L'ACCUSATEUR
qui vint le chercher, retrouva brusquement son
énergie nerveuse quand on ouvrit sa porte et
qu'on l'appela.
Il marchait en relevant la tête, le long des
couloir aux murs nus troués de cellules, et son
pied frappait hardiment le sol.
La vue de la voiture cellulaire qui l'attendait
pour le ramener au Palais de Justice lui
donna un tressaillement nouveau, puis il se
laissa aller, cahoté dans cette nouvelle prison
mouvante, prison de bois plus étroite que la
prison de pierre, et qui l'emportait vers
quelque inconnu nouveau.
Et cette idée, cette sensation qu'il était si
près de la vie vivante, — et si loin ! — qu'il
longeait des rues, frôlait des fiacres où des
hommes, des femmes, étaient libres, lui cau-
sait une irritation nerveuse, désespérée.
L'air que respiraient tous les autres, il le sen-
tait, il l'aspirait, mais à travers une grille, par
une sorte de jour de souffrance et comme
empoisonné, dès son entrée dans la voiture,
par l'odeur de renfermé de cette boîte où les
malfaiteurs avaient cuvé leurs crimes, vomi
leurs injures.
Il en avait assez déjà de cet étouffement, il
en était las.
On arriva au Palais de Justice et Jacques
L'ACCUSATEUR 283
Dantin reconnut les escaliers qu'il avaitgravis,
le couloir qui menait au cabinet du juge d'ins-
truction. En entrant dans la pièce étroite où
l'attendait M. Ginory, Dantin salua le magis-
trat d'un geste de bravade pourtant courtoise
comme d'un salut d'épée avant le duel. Puis,
il regarda autour de lui, étonné de trouver,
entre deux gardes municipaux, quelqu'un qu'il
ne connaissait pas : Pradès.
M. Ginory les étudiait, l'un et l'autre. S'il
avait la moindre accointance avec ce Pradès
qui, lui aussi, curieusement, interrogeait
Dantin du regard, Jacques Dantin était un
grand comédien, car aucun indice, nul tres-
saillement involontaire, pas une .expression
saisissable ne put déceler aux yeux exercés du
juge que le détenu eût jamais rencontré cet
homme.
Le juge d'instruction avait tenu à ce que
Bernardet fût encore présent à la confronta-
tion, et le visage du petit limier de police,
devenu sérieux, presque sévère, était tourné.
violemment interrogateur, vers Dantin. Le
policier devenait inquisiteur. Mais rien, rien ne
put lui révéler entre Dantin et Pradès une inti-
mité quelconque. Généralement, les prévenus
laissent échapper un geste, transparaître leur
émotion lorsque, menés dans le cabinet d'un
254 L'ACCUSATEUR
juge, ils y trouvent, brusquement arrêté, un
complice inattendu. Cette fois, pas un muscle
de Dantin n'avait bougé, pas un cil.
M. Ginory fit asseoir Jacques Dantin devant
lui, la figure en plein dans la lumière. Il lui
demanda, lui montrant Pradès debout :
— Reconnaissez-vous cet homme?
Dantin, après quelques secondes à peine.
répondit :
— Non. Je ne lai jamais vu!
— Jamais?
— Je ne crois pas. 11 m'est inconnu.
— Et vous, Pradès, avez-vous jamais vu
Jacques Dantin?
— Jamais, dit à son tour Pradès, dont la
voix rauque contrastait avec l'accent bref, la
réponse claire de Dantin.
— C'est cependant, fit le juge, l'original du
portrait que vous avez vendu à Mme Colard.
— Le portrait?
— Regardez bien Dantin. Regardez-le bien,
répéta M. Ginory. Vous reconnaissez que c'est
l'original du portrait en question?
— Oui, répondit Pradès, dont les yeux
agrandis se fixaient sur le prisonnier.
— Ah! fit le juge, l'accent joyeux.
Il compléta ce ah! en demandant :
— Et comment, dites-moi, reconnaissez-
L'ACCUSATEUR 235
vous si vite le modèle d'un portrait que vous
avez vu durant si peu de temps, dans mon
cabinet, tout à l'heure?
— Je né sais pas, balbutia Pradès, ne com-
prenant point la gravité d'une question faite
d'un ton insinuant, presque aimable.
— Eh bien! continua M. Ginory, toujours
conciliant, je vais vous l'expliquer. Il est cer-
tain que vous reconnaissez ces traits parce que
vous avez longuement contemplé le portrait en
question, parce que vous l'avez eu longtemps
entre les mains, tourné et retourné... par
exemple, .. je vous donne encore cette raison
absolum. it valable... par exemple pour en
arracher le cadre.
— Le cadre? quel cadre? demanda le jeune
homme stupéfait, ne quittant pas du regard
le juge qui lui semblait doué d'un • pouvoir
occulte, car M. Ginory continuait, précisait :
— Le cadre! que vous avez assez violem-
ment enlevé, puisque des traces de déchirure
existent dans le petit panneau de bois. Et si,
après avoir découvert la peinture même chez
Mme Colard , nous parvenons à retrouver le
cadre en question chez une autre revendeuse,
— ce cfui ne sera pas très difficile (et le juge
d'instruction souriait à M. Bernardet, l'air
toujours gai), — si nous ajoutons une dépo-
25G L'ACCUSATEUR
sition nouvelle à celle de Mme Colard...Oui ! -i.
à la déposition si nette et si décisive de cette
femme, nous en ajoutons une autre, qu'avez-
vous à dire?
Un silence. Pradès tournait la tête autour
de lui, l'expression égarée, cherchant une
issue ou un appui, étouffant comme un homme
qui se noierait.
Et le regard de Jacques Dantin s'abattait
sur lui, l'enveloppait brusquement, en même
temps que celui du juge, plus aigu, pénétrait.
fouillait l'âme de cet inconnu, blême et défait
maintenant.
Enfin, Pradès prononça quelques mots. Que
lui voulait-on? De quel cadre parlait le juge?
Un cadre?... Pourquoi cette histoire de cadre?
Et le second témoin, la revendeuse, dont il
était question dans les paroles de M. Ginory,
où était-il, ce second témoin, avec sa « dépo-
sition nouvelle »?
— Où est le témoin? répondit le juge. Oh!
tout près! Je vais le faire appeler une seconde
fois!...
— C'est bien assez d'une! dit Pradès, en
jetant un regard féroce à Mme Colard qui, sur
un signe de M. Ginory, était entrée, toute
pale, se sentant redevenir peureuse.
Il ajouta, menaçant :
L'ACCUSATEUR 257
— C'est même trop d'une !
Et les doigts de sa main droite se crispaient
comme autour d'un manche de couteau.
A partir de ce moment, Bernardet, qui étu-
diait chaque geste de l'homme , fut con-
vaincu que le meurtrier de Rovère était là.
Il voyait cette main armée d'un couteau, —
celui qu'on avait trouvé dans la poche de Pra-
dès, s'abattant sur la victime et ouvrant la
gorge à l'ancien consul.
Mais alors?... Dantin? — Un complice,
sans doute. La tête dont cet aventurier était le
bras. Car enfin, dans l'œil du mort, l'image de
Jacques Dantin, son sïsage même, se reflé-
taient comme une preuve évidente, comme
une accusation que préciserait un fantôme à
l'heure de l'agonie du mort, à son dernier râle.
Jacques Dantin était là. L'œil accusait, l'œil
parlait.
Le témoignage de Mmc Colard ne permettait
aucun doute pour M. Ginory. Ce Charles
Pradès était bien l'individu qui avait vendu le
portrait de Rovère. Tenait-il ce portrait de
Jacques Dantin? Le résultat de la confronta-
tion ne permettait pas encore de l'affirmer.
Rien ne prouvait que ces deux hommes se
fussent jamais rencontrés. Aucun tressaille-
ment n'avait décelé chez Dantin la moindre
258 I/ACCUSATEUK
émotion à la vue de Pradès. Celui-ci seul se
trahissait en retrouvant chez l'inculpé de
Mazas le modèle du portrait peint par Paul
Baudry.
Mais, du moins, comme le juge l'avait sou-
igné avec précision, le fait seul de recon-
naître Dantin constituait [contre Pradès une
charge nouvelle. Ajoutée au témoignage, à
l'affirmation formelle de la revendeuse, cette
charge devenait grave.
Froidement, M. Ginory dit à son greffier ce
simple mot :
— Un mandat.
Puis, quand Favarel eut pris un papier
imprimé portant un en-tête que Pradès, de
loin, essayait de déchiffrer, le juge interrogea.
Et, sous la parole lente de M. Ginory, le
greffier remplit les quelques mots qui res-
taient en blanc sur un de ces mandats qui,
d'un homme en liberté, font un inculpé, un
prisonnier.
— Vous vous appelez? demandait M. Gi-
nory à Pradès.
— Pradès.
— Votre prénom ?
— Henri.
— Vous aviez dit Charles au commissaire
de police.
L'ACCUSATEUR 259
— Henri-Charles ou Charles-Henri, comme
vous voudrez...
Le juge ne faisait même pas un signe à
Favarel, assis devant la table, et qui écrivait
très vite sans que M. Ginory même dictât.
— Votre profession? continua le juge.
— Commissionnaire en marchandises.
— Votre âge?
— Vingt-huit ans.
— Votre demeure ?
— Sydney. Australie.
Et, sur le papier officiel, les réponses de
Pradès venaient remplir, une à une, les
lignes blanches laissées entre les lignes im-
primées :
Tribunal de première instance du Département de la Seine
MANDAT ÛF nfPflT Nous' Edme-Armand-Georges
mwnuHi ut utrui Ginory, juge d'instruction au tri-
bunal de irc instance du départe-
Contre PRADES nient de la Seine, mandons et. or-
donnons à tous huissiers ou agents
de la force publique de conduire
on La maison d'arrêt de Mazas, en
Nota. — Mettre exac- se conformant à la loi, Pradès
tement les noms, pré- (Charles-Henri) âgé de vingt-huit
noms, profession, âge, anSi commissionnaire en marchan-
demeure et la nature de dises à Sydney.
I inculpation. ¥ ■ ». ,. ... ., ,
Inculpe de compucité dans le
meurtre de Louis-Pierre Hovère.
Enjoignons au Directeur de ladite
maison d'arrèl de recevoir et rete-
260 L'ACCUSATEUR
signalement n)1* en dépôt jusqu'à nouvel ordre
Requérons tout dépositaire de
Taille mètre la force publique de prêter main-
centimètres forte pour l'exécution du présenl
Front mandai s'il en est requis par le
ez porteur d'icelui, à l'effel de quoi
B h nous l'avons signé H scellé de
Menton noll'r SCeau-
Sourcils Fail au Palais de Justice à Paris,
Cheveux le 12 février mil huit ceril quatre-
Visage vingt-seize.
Et, au-dessous du timbre sec appliqué par
le greffier sur le mandat, M. Ginory mettait sa
signature en disant à Favarel :
— Le signalement reste en blanc. On le
remplira au service anthropométrique !
Alors Pradès, abêti jusque-là, et comme ne
comprenant qu'à demi ce qui se passait autour
de lui, eut un ressaut subit, une révolte, et tout
ce qu'il y avait en lui de fauve le poussa à tin
bondissement terrible. Un cri jaillit :
— Arrêté ? Vous m'arrêtez ?
Vers la table où, très calme, le cou gras sor-
tant de sa cravate mal nouée, M. Ginory s'ap-
puyait, tenant encore la plume qui venait de
signer le mandat de dépôt, le jeune homme -<■
tendit, le corps en avant, fou de colère et si
les gardes municipaux ne l'eussent retenu par
les poignets, ses mains saisissaient le juge
d'instruction au cou, ce cou court et rougeaud
d'homme sanguin.
L'ACCUSATEUR 261
Oïi maintint Pradès et, piquant du bout de
sa plume la table sur laquelle le greffier écri-
vait, le juge d'instruction dit doucement, avec
un sourire :
— Tout de même, plus d'un malfaiteur se
livre lui-même dans sa colère. J'ai souvent
pensé à me faire un peu, tout petit peu assas-
siner, quand j'avais devant moi un inculpé que
je sentais coupable et qui n'avouait pas. Emme-
nez cet homme-là î
Et, pendant qu'on poussait hors de la salle
Pradès qui hurlait , criait : « Canailles ! »
M. Ginory ordonnait qu'on le laissât seul avec
Dantin.
— Seul, dit-il en appuyant sur le mot, à
Bernardet , dont le regard n'était pas sans
inquiétude.
Le greffier se levait à demi, repliant des
papiers, les glissant dans les poches d'une
serviette usée.
— Non, vous restez, vous, Favarel !
— Eh bien ! dit le juge, presque familier,
lorsque Jacques Dantin se retrouva, comme
quelques journées auparavant, face à face
avec lui dans ce même cabinet du Palais de
Justice, avez-vous réfléchi ?
Jacques Dantin. les lèvres serrées, ne répon-
dait pas.
262 L'ACCUSATEUR
— C'est pourtant une conseillère... une
conseillère d'un genre spécial que la cellule.
Celui qui l'a inventée...
— Oui, interrompit Dantin brusquement.
Le cerveau bout entre ces murailles. Je n'ai
pas dormi depuis que je suis là-bas. Pas dormi.
L'insomnie me tue. Il me semble que j'y devien-
drai fou.
— Alors? lit M. Ginory.
— Alors...
Jacques Dantin jeta un regard sur le greffier
qui se tenait, la plume à l'oreille, le menton
entre les mains, attendant.
— Alors, eh bien î alors, voilà... la promesse
que je m'étais faite à moi-même de rester muet,
de tout garder en moi, je ne peux pas la tenir.
J'étouffe, je veux tout dire... tout... Mais à
vous, à vous...
— A moi seul ?
— Oui, répéta Dantin avec la même expres-
sion farouche.
— Mon cher Kavarel..., commença le juge.
Le greffier s'était déjà levé, saluant légère-
ment et ne faisant même pas à M. Ginory l'in-
jure de lui jeter ce regard un peu effrayé qu'avait
eu tout à l'heure le bon Bernardet.
— Maintenant, dit le juge à Jacques Dantin.
assis en face de lui, vous pouvez parler.
LACCCSÂTKUR 263
L'inculpé hésitait encore.
— Monsieur, demanda-t-il. est-ce que tout
ce qui se dit ici sera répété, doit ou peut être
répété dans une salle de tribunal , en cour
d'assises, je ne sais où, devant le public ?
— Cela dépend, tit M. Ginory. Mais quoi que
vous sachiez, vous devez la vérité à la justice.
Qu'elle soit une révélation, une accusation ou
un aveu, je vous la demande !
Il veut encore, chez Dantin, une hésitation,
puis un violent effort après ces mots, ajoutés
par le juge :
— Je l'exige !
— Soit, dit le prisonnier. Mais 'c'est à
l'homme d'honneur plus encore qu'au magis-
trat que je m'adresse. Si j'ai hésité à parler, si
j'ai accepté de passer pour un coupable, c'est
qu'il me semblait impossible, absolument im-
possible que cette vérité même ne jaillît pas
brusquement, — je ne sais de quelle façon,
— mais qu'elle vous devînt évidente, tout à
coup, et sans qu'il me fût imposé de livrer un
secret qui n'est pas à moi.
— Au juge d'instruction on peut tout dire,
fit M. Ginory. Le cabinet où nous sommes a
entendu bien des confessions qui n'en sont
pas plus sorties que du confessionnal d'un
prêtre !
264 L'ACCUSATEUR
Et déjà, après avoir accusé Dantin de men-
songe, cru à une comédie, souri dédaigneu-
sement de cette invention si commode de
serment prêté et qu'on ne peut violer, la per-
ception entrait dans la pensée du magistrat de
la possibilité d'une sincérité chez cet homme,
fermé jusqu'ici et comme enserré dans un
mutisme hostile.
La façon même dont, cette fois, Jacques
Dantin abordait la question, le ton résolu dont
il parlait ne ressemblaient guère à l'attitude
qu'il gardait l'autre jour, obstinément, dans ce
même cabinet, sur ce même siège* à cette
même place.
La réflexion, la prison — la cellule sans
doute, l'effarante et pneumatique cellule —
avaient agi. L'homme qui s'acharnait à ne
point parler voulait maintenant tout révéler.
— Oui, dit-il, tout, puisque, malgré mon
espoir, rien n'est venu vous affirmer que je ne
mentais pas !
Je vous écoute, fit le juge.
XV
Alors, dans une confidence longue et ardem-
ment faite, émouvante, pleine de ressouvenirs,
de tristesses, de retours quasi inconscients
vers le passé disparu, évoquant les années de
jeunesse, les chères années autrefois vécues
avec Rovère, les printemps enfuis, l'affection
défunte, Jacques Dantin se livra, livra ses
amertumes, ses déceptions, la rancœur de sa
vie gâchée, vie de viveur, d'une existence qui
aurait pu être belle et qui, si inutile et si bête,
avait pu donner à penser qu'il pût être —
et pourquoi? comment? par besoin d'argent,
perte du sens moral, — descendu jusqu'au
crime.
— Ah! j'ai payé cher par vos soupçons les
folies de mes journées vides !
23
266 LACCUSATEIR
Ce Rovère, qu'on l'avait accusé d'avoir
tué, il l'avait aimé, et, à dire vrai, dans cette
existence absurde et tourmentée qu'il s'était
faite, Rovère avait été le seul ami vrai qu'il
eût rencontré. Le seul. Lui aussi, Rovère,
sorte de philosophe pessimiste, solitaire,
lycanthrope, après avoir été épris d'intermina-
bles fêtes, assoiffé de jouissances, lui aussi
reconnaissait, dans les dernières années de sa
vie, que les affections désintéressées sont
rares en ce monde et sa misanthropie sauvage
s'adoucissait devant ce qui restait à Jacques
Dantin de la belle humeur d'autrefois.
— Moi, je continuais à essayer de chercher
dan- ce qu'on appelle le plaisir et ce qui, lorsque
les tempes grisonnent, devient le vice, dans le
jeu, dans le tapage de Paris, à oublier la \ i<\
la lourde vie de l'homme vieillissant, -cul.
sans foyer, sans famille, vieux garçon aboli
que les plus jeunes regardent avec haine
comme en se disant : « Pourquoi esfc-il encore
là? » — Lui, de plus en plus, s'enfonçait dans
un besoin de solitude noire, ruminant sa vie
d'aventures, aussi niaisement gaspillée que la
mienne et ne voulant plus voir personne. Un
loup, un sanglier dans sa bauge. Comprenez-
vous cette amitié de deux êtres vieillis, dont
l'un s'étourdit pour ne pas se sentir vivre et
L'ACCUSATEUR 267
dont l'autre enfermé, farouche, attend la mort
au coin du feu?
— Parfaitement, allez !
Et le juge*, les yeux rivés sur Jacques Dan-
tin, voyait cet homme s'exalter, devenu
fébrile, au récit de ce passé, à l'évocation de
ces choses enfuies, de cette affection perdue,
perdue comme toute sa vie même.
— Ce n'est pas une conférence, n'est-ce
pas? Vous ne croyez pas non plus à une comé-
die ? J'aimais Rovère. La vie souvent nous
avait séparés. Il allait chercher fortune au
bout du monde ; moi je gâchais et mangeais la
mienne à Paris, mais nous avions toujours
gardé des relations étroites, et quand il reve-
nait toucher terre en France, c'était notre joie
de nous retrouver. Et plus la barbe devenait
grise, plus le cœur, racorni sur tant d'autres
points, redevenait tendre sur ce point-là. Je
l'avais toujours trouvé morose. Dès nos vingt
ans il traînait avec lui un compagnon sinistre:
l'ennui. Il n'avait choisi cette carrière des
consulats que pour aller au diable, vivre loin
de tout et d'une existence qui ne ressemblait
pas à la nôtre. Je lui répétais souvent, en
riant, qu'il devait avoir en lui un amour rentré,
une passion malheureuse. Il disait non. Je
feignais de le croire. On n'est pas sombre
268 L'ACCUSATEUR
comme ça sans un chagrin qui ronge. Après
tout, dit Jacques Dantin en s'interrompant, il
y en a d'autres qui ne sont pas plus gais avec
un rire aux lèvres ! La tristesse ne prouve rien.
Ni la gaieté !
Son visage de reître hautain prenait une
expression de mélancolie lassée qui étonnait,
puis apitoyait le juge, écoutant, silencieux et
grave.
— Je laisse là tous les détails de notre exis-
tence, n'est-ce pas ? Mon monologue serait
trop long. Les années de jeunesse, passées
avec une rapidité de vertige, nous nous étions
retrouvés enfin, lui tout à fait las, choisissant
ce logis du boulevard extérieur pour y vivre
en tisonnant son feu et y mourir, entre ses
tableaux et ses livres, moi continuant à m'épe-
ronner comme un cheval fourbu. Rovère me
faisait de la morale, je me moquais de ses
prêches et j'allais le voir pour ruminer un peu
de notre passé au coin de la cheminée. Une de
ses joies, c'avait été ce portrait de moi par Paul
Baudry, fait à Bordeaux, il y a si longtemps î
71!... Il l'avait accroché dans son salon, au
coin de sa cheminée, à gauche, et me disait
souvent :
— « Tu sais, quand tu n'es pas là, je te
parle !
L'ACCUSATEUR 269
« Je n'étais pas là souvent. La vie de Paris
nous prend par ses mille riens. Les journées,
qui semblent interminables quand on a vingt
ans, filent comme des trains fous quand on a
passé la cinquantaine, Pftt ! Quelle vitesse
express ! Et Ton n'a même pas le temps de
s'arrêter pour voir, fût-ce en passant, ceux
qu'on aime le mieux. Au dernier moment, si
l'on a sa raison, on doit se dire : « Comme j'ai
jeté au vent tout ce que la vie nous donne d'un
peu précieux, les rares affections rencontrées!
Comme j'ai été fou ! Comme j'ai été bête ! » Ne
faites pas attention à mes philosophailleries...
de cellule ! Mazas force à penser.
« Un jour, — c'était un matin, au retour du
cercle où j'avais passé la nuit à perdre stupide-
ment des sommes qui eussent fait la joie de
cent familles — je trouvai sur mon bureau une
carte-télégramme de Rovère. Si l'on a fouillé
mes papiers, on a dû la retrouver, je l'ai
gardée. Rovère, dans ce petit bleu, me sup-
pliait d'accourir le voir, tout de suite. J'eus un
frisson, la perception nette d'un danger de
mort. L'écriture était tremblée, modifiée. El je
me frappai le front avec colère. Ce télégramme
m'attendait chez moi depuis la veille, tandis
que je dépensais ma nuit a la table de jeu ! —
Si, me précipitant vers le boulevard de Clichy,
2K.
270 L'ÀCCUSATEUB
j'avais trouvé Rovère mort en y arrivant, je
n'aurais pas eu, je crois, un plus grand déses-
poir dans toute ma vie. Son assassinat m'a
paru atroce ; mais j'ai pu, du moins, ne pas
faire faillite à son affection.
« Voici comment : Le télégramme lu, je me
jette dans un fiacre, j'accours chez lui. Cette
femme qui lui servait de ménagère. Mme Mo-
niche, la concierge, lève les bras après m'avoir
ouvert la porte et me dit :
— Vous voulez voir monsieur ? Il a failli
passer, cette nuit, mais il va mieux !
« Au coin de son feu, la veille, Rovère avait
été frappé d'une hémiplégie, bientôt com-
battue, et dès qu'il avait pu tenir une plume il
avait — malgré la défense du docteur appelé
en hâte — tracé, envoyé cette dépêche qui
m'attendait depuis des heures !
« Il voulait me voir de suite. Dès qu'il m'a-
perçut, lui, l'homme fort, le misanthrope for-
cené, silencieux etsombre, il me lendit les bras,
me serra contre lui, fondit en larmes. Son
étreinte était celle d'un homme qui concentre
dans un être tout ce qui lui reste d'espoir.
« — Toi! toi! me disait-il, tout bas, dans
l'oreille. Toi !.. Si tu savais!
« Je me sentais remué jusqu'aux moelles.
Cette figure mâle, si énergique d'ordinaire,
I/ACCL'SATEUR 271
avait une expression d'effroi en quelque sorte
enfantine, un effarement peureux. Des larmes
montaient aux yeux agrandis.
« — Oh ! comme je t'attendais ! comme je
t'attendais !...
« Il répétait cette phrase avec une obstina-
tion encore anxieuse. Et puis des étouffements
le prenaient. L'émotion! Ma vue lui rappelait
l'affreuse angoisse de cette longue nuit où il
avait cru mourir sans m'avoir parlé une der-
nière fois.
« — ... Car, ce que j'ai à te dire...
« Et il hochait la tête.
.<( — ... C'est tout le secret de ma vie !
« Il était étendu sur une chaise longue, dans
ce bureau où il passait ses dernières journées,
avec ses livres. Il me fit asseoir près de lui,
me prit la main et me dit :
« — Je vais mourir. J'ai bien cru que c'était
fini, cette nuit. Je t'appelais ! Eh bien, si j'é-
tais mort, il y a un être au monde qui n'aurait
pas eu la fortune qui lui revient... J'ai...
« Il baissa la voix "comme si on nous eût
épiés, comme si l'on pouvait entendre.
« — ... J'ai une fille... Oui, même à toi qui
sais à peu près tout de ma vie, j'ai caché ce
secret-là, qui me torture. Une fille qui m'aime
et qui n'a pas le droit d'avouer cette tendresse
272 L'ACCUSATEUR
pas plus que je n'ai celui de lui donner mon
nom. Ah! notre jeunesse! Triste jeunesse!
Elle pèse de tout son poids. J'ai eu des ca-
prices, j'ai fait des folies, je n'ai pas su me
créer des devoirs. On ne vit plus que par les
devoirs, à un moment donné de l'existence. Si
j'avais su!... J'aurais un foyer aujourd'hui,
un être cher auprès de moi et, au lieu de
cela, une affection dont j'ai honte et que j'ai
cachée, même à toi, Jacques, à toi, com-
prends-tu?
((J'ai toutes ces paroles de Rovère présentes
comme si je les entendais encore. Cette con-
versation avec le pauvre ami que secouait par-
fois quelque crise m'est restée comme le plus
précis et le plus poignant des souvenirs. Elle
m'enfonçait, d'ailleurs à moi-même, comme
des épingles dans le cœur. Tout ce que souf-
frait le solitaire, je l'éprouvais, moi aussi,
l'inutile ! Et, dans une sorte de confidence
haletante, qui me navrait, le pauvre homme,
en effet, me révéla le secret qu'il avait cru de-
voir me cacher depuis tant d'années et que je
lui jurai , — je lui jurai sur l'honneur, et voilà
pourquoi j'ai hésité à parler ou plutôt j'ai re-
fusé de parler, ne voulant compromettre per-
sonne, ni le mort, ni les vivants. — je lui jurai,
monsieur le juge d'instruction, de ne rien
L'ACCUSATEUR 273
répéter de ce qu'il n'avait dit à personne, à
personne qu'à elle...
— Elle ? interrogea M. Ginory en interrom-
pant Jacques Dantin.
— Sa fille, répondit Jacques.
Le juge alors se rappela cette visiteuse en
deuil que Ton avait vue parfois au logis de
Rovère et l'espèce de petit roman dont Paul
Rodier avait parlé dans son journal : le roman
de la Femme en noir.
— Et cette fille? demanda encore le juge.
— Elle porte, fit Dantin avec un geste dé-
couragé, le nom du père que la loi lui donne et
ce nom est un grand nom, un nom illustre,
celui d'un officier général en retraite, habitant
la province, avec sa femme, et adorant cette fille
qui est née d'un autre. La femme vit avec son
mari, qu'elle soigne, qu'elle entoure d'un dé-
vouement fait de remords, peut-être, mais qui
donne au vieux soldat l'illusion du plus pro-
fond amour qu'un homme puisse rencontrer
sur terre; Il y a quelques années, pendant une
maladie qu'elle pouvait croire, qu'elle croyait
mortelle, la mère, redoutant les aphasies de
l'agonie, le mutisme de la mort, avait fait à sa
fille la confidence de cette paternité cachée. Il
lui semblait qu'en se confessant ainsi, elle
expiait. Et, par l'ordre de sa mère, celle qu'on
274 L'ACCUSATEUR
a appelé la femme en noir venait voir Rovère,
niais, en môme temps, sorte de chanté fidèle
au nom qu'elle porte, la pauvre fille, enfer-
mant en elle le secret d'un autre, laissant à
celui qui se croit son père l'illusion du bonheur,
n'a jamais voulu se marier, jamais voulu quitter
le vieux soldat paralysé qu'elle soigne, elle
aussi, qui l'appelle sa fille et qui l'adore.
— Ah ! dit M. Ginory, restant muet un mo-
ment devant ce drame très simple et dont, en
une seule minute de réflexion, il entrevoyait,
analysait presque toutes les douleurs cachées :
larmes secrètes, sanglots étouffés, embrasse-
ments furtifs. — Et voilà pourquoi vous vous
taisiez ? dit-il à Jacques.
— Oui, monsieur, Et puis il y avait en moi,
même dans cette sorte de partie engagée avec
le sort, quelque chose du défi ou de la supers-
tition du joueur. Sans être byzantin, il me
plaisait de me mesurer ainsi avec la destinée.
Je voulais, avec une sorte de curiosité morbide,
savoir ce qui sortirait de cette course de la
bille, et si elle s'arrêterait sur la rouge ou la
noire. Je vous jure, il y avait dans mon mutisme
de ce bizarre sentiment-là. Oh! mais je ne pou-
vais longtemps supporter cette torture, et, ne
voyant pas venirle salulattendu, j'aurais parlé,
j'aurais parlé pour échapper à la cellule, à
L'ACCUSATEUR 275
l'étouffement. Il me semble pourtant que je
devais à mon ami mort de ne livrer son secret à
personne, pas même à vous. Je n'oublierai
jamais la joie de Rovère lorsque, soulagé du
poids de cette confidence qu'il venait de me
faire, il me dit que maintenant celle qui était
sa fille et qui était pauvre, ne vivant là-bas, à
Blois, que de la pension de retraite de celui
dont elle se faisait, avec Vautre, la mère, la
garde-malade, sachant qu'elle n'était pas son
enfant, cette innocente qui payait d'une exis-
tence de sacrifice la faute de deux coupables,
pourrait du moins avoir une fin dévie heureuse.
« — Elle est jeune, celui qu'elle soigne ne*
vivra pas toujours. Ma fortune lui fera une dot.
Et alors...
« Cette fortune, c'est à moi qu'il voulait la
confier. Il avait peu d'argent chez son notaire.
Défiant et maniaque, Rovère gardait toutes ses
valeurs chez lui, dans sa caisse, comme ses
livres dans sa bibliothèque. Il semblait qu'il fût
collectionneur, amasseur en toutes choses.
Avare? Non. Mais il voulait avoir autour de
lui, près de lui, sous la main, tout ce qui était
à lui. Il voulait peut-être aussi avoir la possi-
bilité de donner directement ce qu'il voudrait
à qui bon lui semblerait et, par exemple, de
me confier à moi un fidéicommis.
-27*i L'ACCUSATEUR
« Je regrette de ne lui avoir pas demandé
nettement, ce jour-là, le jour de la première
confidence, ce qu'il comptait faire de sa for-
tune et comment il entendait enrichir cette
enfant qu'il n'avait pas le droit de reconnaître.
Je n'osai pas ou plutôt je n'y pensai pas.
Rien n'était plus facile sans doute. De la main
à la main, par moi, il pouvait faire parvenir à
qui il voulait tout ce qu'il eût souhaité. Je n'y
songeai pas, je vous le répète. J'étais tout à
cette émotion qui me secouait en retrouvant
un être affaibli et quasi moribond dans l'ami
que j'avais connu si altier et si beau. Oh ! ces
pauvres yeux douloureux et inquiets, cette voix
basse, comme s'il eût redouté qu -un ennemi
ou même un indifférent lut aux écoutes! La
maladie avait fait brusquement, brutalement,
de cet être hardi un homme vieilli soudain et
peureux!
« Je sortis navré de cette douloureuse visite,
emportant ce secret qui me semblait lourd et
cruel et me rappelait à moi-même l'inutilité
d'une vie gâchée. Mais je sentais que Rovère
devait, en effet, sa fortune à cette fille qui, au
lendemain de la mort du malade qu'elle veil-
lait pieusement, allait se trouver pauvre et
isolée, perdue dans une petite maison d'une
des rues montantes, près du château de Blois.
L'ACCUSATEUR 277
Je sentais que ce que ce père anonyme lais-
sait après lui ne devait pas aller à des col-
latéraux lointains qu'il n'aimait pas, ne con-
naissait même pas, qui ignoraient ses souf-
frances et peut-être même son existence et
qui, de par la loi, hériteraient de biens appar-
tenant, de par la volonté du mourant, à une
autre.
« Un mourant, oui. Il n'y avait pas à se faire
illusion et le docteur Vilandry, que je priai de
m'accompagner chez Rovère, ne me le cacha
point. Rovère mourait d'une albuminurie qui»
faisait des progrès rapides, elle l'avait terrassé
tout d'abord et le minait lentement.
« Il fallait donc que, puisque cet homme
n'était pas seul au monde, il songeât à celle
qu'il m'avait nommée et qu'il aimait.
« — Car je l'aime, cette enfant dont je n'ai
pas le droit de dire le nom. Je l'aime. Elle est
bonne, tendre, admirable. Si je ne trouvais pas
qu'elle me ressemble — car elle me ressemble
— je te dirais qu'elle est belle. Je serais fier de
crier tout haut : « C'est ma fille! » de la pro-
mener à mon bras, de m'en parer, et je dois
cacher ce secret-là à tout le monde. Et c'est ma
torture. Et c'est le châtiment de tout ce qui
n'est pas la vie droite et le devoir. Ah ! tristes
amours, mauvaises amours!
278 L'ACCUSATEIR
« Cette même malédiction du passé lui
venait aux lèvres comme elle m'était venue à
la pensée, en le quittant. Le vieux manœuvre,
narrasse de labeur pendant la semaine et qui
pouvait se promener, sur ce boulevard de
Clichy, avec sa fille à son bras, était plus
heureux que Rovère! Et — chose étrange,
sentiment de honte et de remords — se sentant
glisser vers le trou du cimetière, il ne témoi-
gnait pas du désir de voir cette enfant, de la
faire venir de Blois sous un prétexte quel-
conque, facile à trouver, une dépèche à in-
venter...
« Non, il éprouvait comme un Apre besoin
de solitude, il redoutait une entrevue où toute
sa douleur lui fût remontée aux lèvres en
paroles incohérentes. 11 avait peur de lui-même,
de sa faiblesse, des balbutiements de sa parole,
d'un vide étrange qu'il ressentait dans sa tête.
« — Il me semble qu'elle oscille sur mes
épaules. Si Marthe venait... Marthe (et il
répétait le nom, comme un enfant l'eût épelé)
j'aurais peur de lui donner le triste spectacle
d'une ruine, de lui laisser le souvenir d'une
loque humaine... Et puis, et puis (il disait cela
du ton ardent d'un moine), ne pas la voir,
n'avoir pas le droit de la voir, c'est bien fait,
ça me punit, ça me châtie!
L'ACCUSATEUR 279
<( Soit. Je comprenais. J'avais peur surtout
qu'une entrevue ne fût mortelle. Il avait été si
terriblement secoué quand il m'avait fait de-
mander, quand il m'avait vu, l'autre fois.
« Mais, du moins, je voulais lui rappeler le
désir formel qu'il m'avait exprimé d'assurer
l'avenir de l'innocente. Je tenais à ce qu'il
réparât ainsi le passé, puisque l'argent est une
des formes de ces réparations-là. Et lui re-
parler de cela, de ces fidéicommis qui était si
bien dans sa pensée, je n'osais pas.
« Il me disait, cet homme fort, que jamais
la mort n'avait effrayé, qu'il avait bravée tant
de fois, un peu partout, il me disait maintenant,
affaibli par ce mal qui le tuait heure par heure :
« — Si je savais que je suis perdu, je pren-
drais un parti... Mais j'ai le temps !
« Le temps ! Chaque jour lui enlevait un peu
de cette vie et j'avais peur de lui dire : « Il est
venu, le temps! » peur, en le poussant à une
résolution suprême, de ressembler au bourreau
dont la présence vient dire , au condamné :
« C'est pour aujourd'hui! » Vous comprenez
cela, monsieur? Et pourtant, non! je ne pouvais
pas plus longtemps attendre. La confidence de
Rovère avait fait de moi comme un second
Rovère conservant la force de volonté que le
premier n'avait plus. Je sentais que je tenais
280 L'ACCUSATEUR
dans ma main, pour ainsi dire, le sort de cette
Marthe, que je ne connaissais pas, mais que je
sentais martyre auprès du paralytique à qui
elle payait en amour la dette de l'épouse
repentie. Je me disais : « Il faut qu'à moi, à
moi seul, Rovère remette ce qu'il veut léguer à
sa tille pauvre et c'est à moi de réveiller main-
tenant, de pousser sa volonté défaillante!
« J'y étais résolu. C'était un devoir. Chaque
journée emportait un peu de l'énergie du mal-
heureux. Je la voyais, la loque humaine! Un
matin, comme j'allais chez lui, je le trouvai
dans un état singulier de terreur. 11 me conta
je ne sais quelle histoire de voleur dont il avait
failli être la victime, la serrure de sa porte
forcée, son coffre-fort ouvert...
« Puis, tout à coup, s'interrompant, il se
mit à rire, d'un pauvre faible rire, qui me lit
mal :
« — Je suis bête, dit-il... Je rêve tout haut...
Je continue, le jour, les cauchemars de la
nuit... Un voleur ici!... Personne n'est venu...
Mme Moniche a veillé... Mais j'ai la cervelle si
faible, si faible !... Et j'aiconuu tant de canailles
dans ma vie! Elles reviennent!... Drôles de
revenants, hein?... Mais on ne retrouve en ses
rêves que ce qu'on a rencontré dans sa vie. Il
allait mieux choisir, voilà!
L'ACCUSATEUR 281
« II essayait de rire encore.
« C'était le délire. Un délire qui se dissipait,
mais qui m'effrayait, augmentant chaque jour,
à des intervalles plus rapprochés.
« — Eh! bien me disais-je, pendant une
heure lucide, il faut qu'il fasse ce qu'il avait
résolu, ce qu'il a voulu — ce qu'il veut faire I
« Et je me décidai — il le fallait bien, si je
voulais que sa fille eût une dot, — oui, je me
décidai à aider cette volonté hésitante, à demi
abolie. C'est le jour où Mn,c Moniche m'a vu
près de lui, dans le désordre des papiers épars.
Je le trouvai, ce jour-là, plus calme, étendu
sur sa chaise longue, enveloppé dans sa robe
de chambre et ramenant sur ses jambes mai-
gres une couverture de voyage. Avec sa calotte
noire et sa barbe grise, il avait l'air d'un doge
mourant.
« Il me tendit sa main osseuse, me donna
un triste sourire, et me dit qu'il se sentait
mieux. Une période de rémission dans la
maladie, une sorte de bien-être dans son état
général.
« — Si je survivais pourtant?... si je m'en
sortais, hein?... tit-il en me regardant bien en
face.
« Et je comprenais, par ce regard ardent,
d'une vitalité singulière, que cet homme, qui
24.
282 L'ACCUSATEUR
n'avait jamais redouté la mort, se raccrochait
à la vie. C'est l'instinct.
« Je lui répondis que certainement il pou-
vait, je lui dis même il allait survivre, mais —
quelque répugnance douloureuse que j'eusse
à aborder un tel sujet — je lui demandai m.
précisément, le bien-être qu'il ressentait ne
serait point doublé par la pensée que le sort
de cette enfant, dont il m'avait parlé, serait
assuré.
« — Et, puisque tu te sens mieux, mon bon
Rovère, c'est peut-être le cas de mettre tout
en ordre dans cette vie que tu vas reprendre
et qui sera une vie nouvelle !
« Il tixa une fois encore sur moi ses beaux
yeux au regard profond et je vis bien qu'il
devinait toute ma pensée.
« — Tu as raison, dit-il fermement. Pa> de
faiblesse !
« Alors, il ramassa toutes ses forces, se
leva, droit, repoussant même le bras que je
lui tendais, et, dans la robe de chambre qui
l'enserrait, il me parut plus grand, plus maigre,
plus beau aussi... Il lit deux ou trois pas,
d'abord en chancelant, puis, se raidissant, il
alla droit à sa caisse, dont il lit tourner les
lettres de cuivre — et qu'il ouvrit, après avoir
souri en disant :
[/ACCUSATEUR 283
« — J'oubliais le motl,.. Quatre lettres, c'est
pourtant peu de chose, quatre lettres... Mais
voilà... la tête est vide !
« Puis, la caisse ouverte, il y prit des papiers,
des valeurs sans doute, des paperasses qu'il
rapporta près de sa chaise longue, étala sur
une table, tout près, et dit :
« — Voyons... Ce que je vais te remettre là,
c'est pour elle... Un testament, oui, je pouvais
faire un testament... Mais on se fût demandé
en quoi j'avais été mêlé à sa vie... On eût
recherché, fouillé le passé, et la mère... désho-
norée, la mère... Non... Je ne veux pas..*.
Ce qui est à moi sera à elle, tu le lui remet-
tras... tu...
« Et ses grands yeux hagards cherchaient,
sur ces papiers aux larges formats, des ins-
criptions qu'ils n'y trouvaient pas.
« — Ah çà ! disait-il , où sont ces obliga-
tions ? Des Egyptiens, de la rente au porteur,
du trois pour cent... J'ai cela ici... Ici, oui...
Pas à la Banque... Où ai-je mis cela ?
« Il remuait les papiers, les tournait, les
retournait, s'effarant, devenant plus pâle...
« — Mais, lui dis-je, ce n'est donc pas
ça?
« Il haussa les épaules, montra avec ironie
les paperasses étalées :
■2H', L'ACCUSATEUR
« Dos brevets de décorations ! Le bric-à-
brac de la vie de consul !
« Puis, dans un nouvel effort d'énergie, il
revint au coffre de fer, ouvrit la caissette, fouilla,
chercha encore et recula, tout effaré :
« — Ce n'est plus là!... Pourquoi n'est-ce
plus là ?
« Et je le vis me regarder encore,
hagard, terrible. Toute sa face disait son
effroi. Puis encore il porta à son front, où
ses pauvres tempes faisaient des trous
lugubres, ses mains — et balbutia, comme
sortant d'un rêve :
« C'est vrai, je me souviens... J'ai caché
cela... Oui, caché.. Où?... Oui, où? Je ne
sais pas où... Dans des livres peut-être...
Lesquels ?
« Il tournait autour de lui des regards de
fou. L'anémie cérébrale, qui lui avait donné
la peur d'être dévalisé, lui enlevait le souvenir,
et le pauvre Rovère, mon vieil ami. avait main-
tenant sur le visage l'angoisse d'un homme
qui se noie et ne sait où se raccrocher pour se
sauver.
« Il était debout toujours, l'œil errant,
hagard; puis, essayant de tourner sur lui-
même, il chancela.
« Il répétait, la voix rauque, égaré :
L'ACCUSATEUR 285
« — Où?... Où ai-je mis... où ai-je caché
cela?
« C'est alors, monsieur le juge, oui, ce fut à
ce moment que la concierge entra et nous vit,
tous deux, face à face, devant ces papiers dont
elle a parlé. Je devais avoir Pair fort embar-
rassé, très pâle, une violente émotion me tenait
à la gorge. Rovère lui dit, brusquement :
« Que venez-vous faire là? » et la renvoya du
geste. Mais Mme Moniche avait eu le temps de
voir cette caisse ouverte et ces papiers étalés
qu'elle dut prendre pour des valeurs. Je con-
çois qu'elle ait pu s'y tromper et, quand j'y
songe, m'accuser. II y avait entre Rovère et
moi quelque chose de tragique. Celte femme
ne le devina pas mais le sentit.
« Et ce fut plus terrible, cent fois plus
atroce encore, lorsqu'elle eut disparu. Il se
livra sous le crâne de Rovère comme une
bataille entre la volonté et la maladie. Debout,
se contraignant à ne pas fléchir, ramassant
tout ce qui lui restait de forces cérébrales pour
se souvenir, retrouver la- trace de la cachette
où absurdement il avait glissé sa fortune,
Rovère appelait à lui, violemment, ardem-
ment, son énergie suprême, se débattait contre
l'amnésie qui lui ôtait la mémoire de ce qu'il
avait fait, — tout récemment peut-être, —
286 L'ACCUSATEUR
et roulait des yeux désespérés, ne retrouvant
rien, ne se souvenant pas.
« Et c'était effroyable, ce combat contre la
mémoire qui se dérobait, fuyait, cet aspect
de bête haletante, de sanglier forcé, que pre-
nait cette homme — et j'eus un frisson, un
affreux frisson, lorsque avec une rage que je
n'oublierai jamais, le moribond vint, en deux
pas, se jeter sur les papiers étalés, les prit
entre ses maigres doigts, les froissa, les
déchira et les jeta à ses pieds avec un rire
d'ironie en disant, le verbe strident :
« — Ah! des décorations! Des brevets!
Hochets, bêtises d'enfants ! A quoi ça sert-il,
ça ? Ça la ferait-il vivre !
« Et son rire continuait. Il s'acharnait sur
les brevets qu'il trépignait avec colère jus-
qu'à ce qu'épuisé, il dit : « J'étouffe ! » et se
laissa tomber à demi sur la chaise longue où
je le couchai.
« Je crus bien qu'il allait mourir. J'en eus
l'horrible sensation, toute l'angoisse. Il reprit
connaissance pourtant. Mais comment, après
cet évanouissement et cette crise, lui repar-
ler de sa fille, de ce qu'il voulait lui léguer,
lui donner plutôt, lui faire tenir par moi?
Revenu à lui, d'ailleurs, il n'y pensait plu-.
11 se préoccupait d'enfantillages, de songeries
L'ACCUSATEUR 287
de malade, me parlait de sa sortie prochaine.
Nous irions ensemble au Bois. Nous déjeu-
nerions là-bas, au Pavillon. Il avait envie de
voyager. Athènes ! ... Il me parlait d'Athènes, de
la Grèce... « Moi qui ai tant vu de pays, je
n'ai pas vu celui-là ! » Sa tête partait vers les
espaces.
« Je me disais : « Attendons. Demain, après
une nuit de bon sommeil, il se souviendra
peut-être. J'ai bien quelquesjours devant moi.
Lui reparler aujourd'hui, ce serait provoquer
une crise nouvelle ! »
« Et je l'aidai à renfermer dans sa caisse
les papiers froissés, déchirés, sans qu'il me
demandât, et se demandât à lui-même, com-
ment ils étaient là, qui les avait jetés sur le
parquet et, ce coffre-fort, qui l'avait ouvert.
(> Il avait un sourire indistinct, des gestes
d'automate.
« Ensuite fatigué :
« — Je suis bien las, dit-il, je voudrais
dormir !
« Je le laissai. Il avait', allongé sous sa cou-
verture, fermé les yeux en disant, répétant
tout bas :
« — C'est si bon, dormir !
« Je le reverrais demain. Demain, j'essaie-
rais encore de réveiller cette volonté assoupie.
288 L'ACCUSATEUR
Domain, la mémoire lui serait revenue et, dans
quelques-uns de ses livres où il avait peut-
être, comme font les Arabes en leurs silos,
enfoui sa moisson, il retrouverait, nous retrou-
verions ce qu'il destinait à sa fille.
« Demain! C'est le mot qu'on répète le
plus souvent et dont on a le moins le droit de
se servir!
« Je ne devais revoir Rovère que mort, la
gorge coupée — assassiné ! Par qui? L'homme
que vous avez arrêté a beaucoup voyagé; il
vient de loin. Rovère a été consul à Buenos*
Ayres et vous savez ce qu'il me disait, ce der-
nier jour où je l'ai vu : « J'ai connu tanl de
canailles dans ma vie! » Ce qui prouvait sim-
plement, du reste, qu'il avait vécu.
« Voilà la vérité, monsieur. J'aurais pu VOUS
la dire plus lot. Je vous répète que j'avais la
faiblesse de tenir au serment prèle à l'ami
mort. J'avais un nom de femme à livrer, le
nom d'un homme aussi, innocent de la faute
de Rovère et que le pays honore, mêlé à nos
victoires d'autrefois, à nos revers aussi. Et
puis, encore une fois, il me semblait que cette
vérité devait jaillir des faits eux-mêmes.
Lorsque j'ai été arrêté, une sorte de bravade
folle m'a poussé à attendre jusqu'où l'absur-
dité du hasard pouvait accumuler contre moi
L'ACCUSATEUR 289
des semblants de preuve. Appétit de joueur!
C'est une partie, je vous le répète, — et ce je
ne sais quoi de fou vous expliquera tout, —
une gageure que je tenais contre vous ou plu-
tôt contre la niaiserie du destin. Je n'ai pas eu
une seconde l'idée que l'erreur pût durer. Je
gagnerais à ce baccarat sinistre, j'en étais
certain. Je n'avais d'ailleurs qu'un mot à dire,
mais ce mot, je vous le répète, j'ai hésité, et
j'ai volontairement supporté le poids de cette
hésitation même, parce que ce mot c'était un
nom.
— Ce nom, dit M. Ginory, je ne vous l'ai
pas demandé.
— Je le refusais au magistrat, fit Jacques
Dantin, je le confierai à l'homme d'honneur.
— C'est qu'il n'y a ici qu'un magistrat,
répondit le juge. Mais l'instruction a ses se-
crets comme la vie !
Et Jacques Dantin donna le nom que por-
tait, devant la loi, celle que Louis-Pierre
Rovère appelait Marthe.
2;
XV
Pour M. Ginory, pour M. Leriche, le chef
de la Sûreté, pour le petit Bernardet, — main-
tenant spectateur, après avoir été acteur dans
le drame, — pour tout le monde judiciaire, le
doute n'existait plus et Charles Pradès étahj
évidemment le meutrier de Rovère.
Paul Rodier, en bon reporter, avait appris
avant ses confrères l'arrestation du jeune
homme et, abandonnant ce qu'il avait appelé
la piste de la Dame en noir, il se retournait
brusquement, dans un article qui fit sensation
à la première page de Lutèce, vers le nouveau
venu à qui il inventa bien vite une biographie
sensationnelle. Charles-Henri Pradès, ou plu-
tôt Carlos Pradès, comme il l'appelait, avait
été gaucho y dompteur de buffles, cowboy,
maniant tour à tour le revolver américai)
contre les Peaux-Rouges et le lasso mexicaij
L'ACÇUSÀTEim 291
contre les Yankees. Le journaliste avait obtenu
un bout de signature de Pradès, ramassé par
la logeuse de l'hôtel où l'inculpé était descendu
et, publiant dans son journal ces caractères
autographiés, il en déduisait par la graphologie
des observations dramatiques. Cooper autre-
foi-. Gustave Aymard hier, Rudyard Kipling-
ou Dret-Harte aujourd'hui, n'avaient pas ren-
contré de personnage à la fois plus redoutable
et plus héroïque. Et Radier saupoudrait de
pittoresque sa copie, haute en couleur. Carlos
Pradès jouait de la navaja avec la rapidité ter-
rible d'un Catalan. Il nourrissait, depuis Bue-
nos-Ayres, une haine farouche contre l'ancien
consul, et ce crime, que quelques confrères,
habituellement mal informés — c'était Paul
Rodier qui parlait — attribuaient maintenant
à la seule avidité d'un cambrioleur d'outre-
mer, le reporter lui donnait pour cause une
vengeance et bâtissait là-dessus un roman qui
faisait frissonner les abonnés.
Ou plutôt Paul Rodier ne disait rien expres-
sément. Il laissait entrevoir, il esquissait on
ne savait trop quelle sombre histoire. Tantôt,
il faisait de ce Carlos Pradès, l'instrument ri
le bras d'une association vengeresse. Il pou-
vait y avoir de l'anarchie dans son cas. Tantôt,
il mêlait le jeune homme à quelque rivalité
292 L'ACCUSATEUR
d'amour, à un drame de passion dont la Repu-
blique Argentine était le théâtre.
Au total, il avait réussi à rendre intéressant
l'homme que Bernardet poussait, quelques
soirs auparavant, dans le poste de police,
devinant là une bonne prise.
Et, chose singulière, le reporter avait deviné
une partie de la vérité. C'était encore un peu
de son passé que Rovère expiait en se trou-
vant, un jour, dans son salon du boulevard de
Clichy, face à face avec celui qui allait être
son meurtrier. Là-bas, à Buenos-Ayres, l'an-
cien consul s'était associé, pour une grande
exploitation agricole, à un homme que des
spéculations hasardeuses, le jeu, les aventures,
avaient complètement ruiné et qui laissait après
lui deux enfants : une jeune fille, que Rovère
un moment songeait à épouser, et un fils, plus
jeune — pauvres êtres dont le consul, liquidant
les dettes de son associé, était l'aide naturel, le
soutien. Jean Pradès,en se suicidant, — car il
s'était tué, effaré devant la responsabilité de
ses dettes, — avait recommandé ses enfants à
Rovère.
Carlotta eût vécu, sans doute le consul en
eût fait sa femme. Il l'aimait d'une tendresse
respectueuse et profonde. La pauvre fille
fut brusquement emportée et il ne resta à
L'ACCUSATEUR 293
Rovère que son fantôme. Un de ces souvenirs
de coin du feu, un des spectres qui venaient
battre son front du bout de leurs ailes ou des
plis de leurs suaires, lorsque, dans la solitude
où volontairement il s'enfonçait, se cloîtrait,
Le chercheur d'aventures se rappelait le passé.
— Peut-être cette morte m'eût-elle donné le
bonheur que je n'avais pas le droit de demander
à la mère de Marthe. Et si j'avais eu d'elle une
fille, elle eùl porté mon nom et j'aurais mainte-
nant le droit de la montrer à tous !
Et la tristesse de cette désillusion d'hier, de
cette vision emportée, s'ajoutait pour le soli-
daire à l'amertume de cette passion adultère
qui lui laissait pour toute consolation une
affection vivante qu'il fallait cacher à tous,
comme un crime.
Aussi Rovère avait-il reporté sur ce frère de
Carlotta la tendresse qu'il avait ressentie pour
la disparue. Il se rappelait, du reste, les recom-
mandations du suicidé. Le fils de Pradès,
passionné, avide de vivre, tenté par tous les
appétits, acceptait comme une chose due le
dévouement vraiment absolu de Rovère. Le
père, tombé avec une balle au front, le cœur
meurtri, la sœur mourant avec un sourire
triste, ces deux spectres assuraient au jeune
Carlos l'affection fidèle de Rovère.
25.
294 L'ACCUSATEUR
— Associé de mon père et fiancé de ma
sœur, c'est une tirelire donnée par le sort, ce
brave consul de France!
Mais, peu à peu, les sollicitations, les exi-
gences de Pradès, qui, proclamant ainsi son
droit sur l'ancien collaborateur de son père,
trouvait tout naturel que le survivant se
dévouât, ces continuelles et pressantes de-
mandes devenaient pour Rovère des obses-
sions irritantes. Le consul semblait décidément
pour le jeune homme dépensier et joueur —
joueur d'une frénésie atavique — une sorte de
vivante caisse d'épargne où il puisait sans
compter. Ses exigences Unissaient par sem-
blera Rovère fatigantes et excessives et Pra-
dès était averti, un beau jour, qu'il ne devait
plus, à partir de ce moment, compter sur la
générosité de son bienfaiteur.
C'était à Buenos-Ayres, et presque à l'heure
du départ pour la France du consul démission-
naire que la rupture avait lieu. Rovère ajou-
tait à celte déclaration très nette un dernier
bienfait. Il donnait au frère de la morte, au iils
de Pradès, une somme suffisante pour vivre
en attendant des chances meilleures, et il
disait en propres termes au jeune homme que,
n'ayant plus à compter sur personne, il allât
se « faire pendre ailleurs ■ .
L/ACCUSATECR 295
— Le garrot ! Vous voulez rire répondait
gaiement le jeune homme.
Le mot pouvait n'être pas, avec les mœurs
et les appétits de Charles Pradès, pris au
figuré et le jeune homme continuait sa vie
d'aventures, aussi tragiques dans leur réalité
et aussi invraisemblables que les inventions
mélodramatiques du reporter de Lutèce.
Puis, à bout de ressources, après avoir
cherché fortune parmi les mineurs, las de son
métier de batteur d'estrade en Amérique, il
s'embarquait, un malin, pour le Havre, avec
crUc idée que la meilleure mine d'or était
encore ce placer vivant qu'il avait déjà ex-
ploité à Buenos-Ayres cl qui s'appelait Pierre
Rovère.
A Paris, où il savait que le consul s'était
retiré, Pradès retrouverait bien la trace, la
retraite de son beau-frère. Son beau-frère! Il
prononçait le mol avec un ricanement mau-
vais, comme s'il y eut eu pour lui un sous-
entendu dans le virginal et doux souvenir de la
pauvre morte. Apres tout, qu'était-ce que ce
Rovère? Un viveur sans scrupules, et Carlotta
était si jolie! Et alors, dans ce grand Paris.,
avec 1'-- quelques ressources qui lui permet-
taient de payer son loyer el sa nourriture dans
un hôtel louche , il cherchait, demandait,
2% L'ACCUSATEUR
découvrait enfin l'adresse de l'ancien consul et
se présentait à Rovère qui sentait, à la vue de
ce spectre, ses colères lui revenir.
La première fois que Charles Pradès avait
demandé au concierge du boulevard de Clichy
si M. Rovère était chez lui, les Moniche avaient
laissé monter cet homme et peut-être Mme Mo-
niche eût-elle tout d'abord soupçonné du crime
le visiteur au sombrero si elle n'avait eu surpris
Jacques Dantin debout devant la caisse ouverte
et les valeurs étalées.
Du reste, Pradès n'avait paru que trois fois
chez Rovère et, le jour du meurtre, il s'y
était introduit en choisissant, pour pénétrer
chez le consul, le moment où Mme Moniche
balayant les étages supérieurs et Moniche tra-
vaillant dans le fond de sa loge, l'escalier était
vide. Alors, il avait sonné et Rovère, d'un pas
traînant, Rovère malade et enveloppé de sa
robe de chambre, était venu ouvrir un peu
ennuyé, mais croyant, instinctivement, à une
visite de la Dame en noir — sa fille.
Et tout avait servi les projets de Pradès,
venu d'ailleurs non pour tuer, mais pour se
glisser chez Rovère, afin d'y trouver quelque
ressource, emprunt plus ou moins consenti,
plus ou moins forcé et en tirer, comme il se
disait tout bas, pied ou patte.
L'ACCUSATEUR 2&7
Rovère, déjà harrassé, las des supplica-
tions d'autrefois, avait eu la tentation de fer-
mer brusquement la porte au nez du jeune
homme, mais Pradès poussait lui-même cette
porte, entrait, la refermait et disait, moitié
suppliant, moitié narquois :
— Une dernière séance ! Vous ne me rever-
rez plus! mais écoutez-moi!
Alors, Rovère le laissait pénétrer jusqu'au
salon et, malgré l'affaiblissement de ses forces,
voulait avoir avec lui un entretien décisif, se
débarrasser une fois pour toutes de cet éternel
quémandeur, tantôt plaignard, tantôt sinistre.
— Ne me laisserez-vouspas mourir en paix?
dit-il, et n'ai-je pas payé ma dette?
Mais Pradès s'était assis dans un fauteuil,
croisant les jambes et enfonçant son genou
dans le grand chapeau américain, battant sur
le feutre une marche de minstrels :
— Mon cher monsieur Rovère, c'est un der-
nier appel de fonds. Je crois que l'Amérique
vaut encore mieux que Paris. Et, que j'y
retourne ou que je tâche de faire ici mon trou,
vous comprenez qu'il me faut ce que je n'ai
pas, ce que je n'ai plus, de l'argent !
— Je suis las de vous en donner ! avait dit
brusquement Rovère.
Et, entre ces deux hommes, liés par le sou-
298 L'ACCUSATEUR
venir d'une morte, — douloureux à l'un, ex-
ploité par l'autre, — un choc de mots amers et
de sentiments irrités amenait peu à peu une
colère.
— J'ai fait de mon mieux pour vous laisser
tranquille, mon cher consul. Mais la faim fait
sortir le loup du bois. J'ai grand'faim, Et me
voici.
Le mourant, la tète malade, affaibli, dans
une angoisse sombre, eût volontiers tout
abandonné, tout donné, mais, par un reste
d'énergie, se raidissant contre les exigences
de ce Carlos qui, moralement et matérielle-
ment l'obsédait :
— Je ne puis plus rien donner à vos appé-
tits, dit-il. C'est assez. Assez ! Vous n'êtes
plus rien pour moi qu'un fardeau !
— 0 ingratitude !
Et Pradès, avec son accent argentin, rappe-
lait le nom de sa sœur.
— Mon père mourant et Carlotta elle-même
m'avaient confié à vous, mon cher beau-
frère !
Il semblait au malade irrité, que ce nom
— qui, pour Rovère, était comme embaumé
de tendresse chaste — tut une suprême in-
jure!
— Je vous défends d'évoquer ce souvenir I
L'ACCUSATEUR 299
Vous ne voyez donc pas que la mémoire de
cette chère et sainte créature (il appuyait sur
les mots) est une des tristesses de ma vie !
— Et c'est un des héritages de la mienne !
Beau-frère d'un consul, seùormio, mais c'est un
titre et j'y tiens!
Rovère avait envie d'appeler, de sonner, de
donner l'ordre qu'on jetât l'importun visiteur
à la porte. Mais, brusquement une pensée peu-
reuse traversa son cerveau malade. Que croi-
rait-on ? Que dirait-on? Et l'homme énergique
et sans peur qu'il était naguère encore, trem-
blait, anémié par la maladie, devant un scan-
dale possible. Alors, se levant, fébrile, il
essayait de pousser lui-même, hors du salon,
le jeune homme qui résistait et, au premier
attouchement, bondissait d'instinct, tout ce
qu'il y avait de fauve en lui déchaîné subite-
ment.
Une lutte s'engageait, sans qu'un mot de
plus fût prononcé, une lutte brutale, rapide,
Rovère comptant sur sa force passée, prenant
nerveusement au colletée Pradèsqui venait à
lui la menace à la bouche, et Pradès, tout en
maintenant l'ancien consul de la main gauche,
cherchant dans sa poche une arme, celle que
Bernardet devait saisir sur lui.
Il y avait eu une minute sinistre. Pradès
300 L'ACCUSATEUR
avait repoussé Rovère qui, chancelant, se
heurtait à un meuble tandis, que, dégagé de son
étreinte, Carlos se reculant un peu, ouvrait ra-
pidement sa navaja, puis d'un bond, courait,
effrayant, à l'homme et le secouait le couteau
levé, en disant :
— Tu l'auras voulu !
C'était à cet instant même que Rovère, les
mains crispées, enfonçait ses ongles dans le
cou de l'assassin — ces ongles que le commis-
saire Desbrière et M. Jacquelin des Audrais
devaient trouver encore rouges, maculés de
sang.
Et Pradés maintenant, venu pour supplier
ou menacer, n'avait plus qu'une pensée,
hideuse et féroce : tuer. Il ne raisonnait pas.
Il n'était plus qu'un instinct déchaîné. Les
bruits des orgues, sur le boulevard, qui accom-
pagnaient de leurs musiques traînardes cette
scène sauvage, comme un trémolo soulignerait
un mélodrame de théâtre, il ne les entendait
pas. Toute l'intensité de sa vie se résumait
dans sa fureur, et la main armée du couteau,
s'abattit sur Rovère, lui taillada la chair,
ouvrant la gorge comme là-bas, avec les gau-
chos, Pradès égorgeait un mouton ou saignait
un bœuf.
Rovère chancela, oscilla, lâché par les doigts
L'ACCUSATEUR 301
qui le tenaient, et Pradès, faisant un pas en
arrière, le regarda, le cou ouvert, cravaté d'un
atroce sillon rouge.
Livide, le mourant n'avait déjà plus de vie
que dans son regard. Il avait, par ses yeux
agrandis, jeté au meurtrier une menace der-
nière. Maintenant, dans une sorte d'angoisse
suprême, il cherchait, ses yeux cherchaient un
appui, un secours, oui, ils appelaient, tandis
que de la gorge crevée ne sortaient, au lieu
de cris, que des bruits hideux de gargouille
engorgée.
Et Pradès vit, avec une sorte d'effroi, Rovère
se redresser dans un grand effort tragique et,
titubant comme un homme ivre, s'abattre sur
le rebord de la cheminée où ses pauvres mains
crispées saisirent un objet que le meurtrier
n'avait pas remarqué et sur lequel, avec une
ardente expression de prière, l'assassiné fixa
son regard, en essayant de balbutier des mots
de prières, des mots précipités, appels tra-
giques plutôt inarticulés- et mourant dans la
gorge ouverte.
Ce qu'ils regardaient ces yeux, ce qu'ils
dévoraient, l'être qu'ils suppliaient, c'était un
portrait, un portrait d'homme, un portrait
entouré d'une sorte de cadre historié où Pradès
crut apercevoir des pierres précieuses, des
302 L'ACCUSATEUR
perles enchâssées dans les rinceaux (il sut
depuis que c'étaient simplement des minéraux
intéressants, un cadre sculpté et orné par quel-
que orfèvre de la République Argentine et
rapporté de Buenos-Ayres), et ce portrait,
Rovère lui jetait, dans un regard fou, où tout
ce qui lui restait de force se concentrait, il lui
dictait un ordre, lui demandait un appui, lui
répétait ardemment quelque recommandation
de mourant.
. Et, chose étrange, il sembla à Pradès
qu'entre sa victime et lui, il y avait un témoin
et, soit qu'il crût à la valeur des pierres
enchâssées dans le cadre, soit qu'il voulût
enlever ce dernier appui à Rovère en détresse,
il revint à l'homme ensanglanté et tenta de lui
arracher le portrait. Mais une force extra-
ordinaire semblait cire maintenant revenue au
mourant et Rovère avait résisté, collant son
regard sur ce portrait, dardant sur lui une
flamme vive, comme un dernier éclair d'une
lampe qui agonise — et c'est en contemplant
l'image de ce Danlin, inconnu de Pradès. que
l'ancien consul était mort.
Puis Rovère étendu sur le tapis, dans sa robe
de chambre maculée, Pradès avait saisi ce
portrait, descellé les doigts qui se crampon-
naient au cadre. Ce cadre si riche, il le ven-
L'ACCUSATEUR 303
drait. Cela devait valoir cher, ces pierres.
Il avait pris encore, çà et là, quelques objets
qui lui semblaient précieux et il allait entrer
dans le bureau où se trouvait la caisse, lorsque
du bruit arrivant de la porte d'entrée avait
éveillé son instinct de trappeur. Quelqu'un
venait. Oui cela ? Peu importait. Un témoin,
un danger. Rester, c'était s'exposer à être
arrêté rapidement. Le cadavre aperçu, on
appellerait, on irait, porte close, chercher les
policiers !
Pris entre le désir de piller et la nécessité
de fuir, Pradès n'avait pas hésité. Se cacher ?
impossible. Alors, il se blottit contre la porte
du salon, attendit, collé contre la muraille qu'on
ouvrît cette porte et, dès que le battant der-
rière lequel il s'était tapi fut poussé, il se glissa
dans l'antichambre sans bruit, et, au moment
même où Mmc Moniche — c'était elle — péné-
trait dans le salon et poussait un cri en voyant
Rovère étendu, Pradès ouvrait la porte de l'an-
tichambre, la refermait sur lui et descendait
l'escalier vivement, se trouvant sur le boule-
vard de Clichy, parmi les passants et les flâ-
neurs, avant même que Mme Moniche, terrifiée,
eût appelé à l'aide et crié à l'assassin.
XVII
Tous les détails de cet égorgement, M. Gi-
nory les avait tirés un à un des interrogatoires
de Charles Pradès ; le meurtrier avait nié
d'abord, hésité, discuté, puis, à la fin, comme
une cuve débondée 'qui eût laissé couler, non
pas du vin mais du sang, l'homme arrêté dit
tout, avoua, raconta, lâcha la partie, s'aban-
donna, veule et vaincu, las de sa misère.
— J'ai été si bête, dit-il violemment, si stu-
pide de garder le portrait! Et moi qui croyais
que ce cadre valait une fortune ! Imbécile ! Je
l'ai vendu cent sous !
Il donna l'adresse du marchand, quai Saint-
Michel. Bernardet retrouva le cadre, comme il
avait trouvé le panneau, et cette fois, il n'y
avait pas grand mérite. « C'est devenu simple
comme bonjour ! »
L'ACCUSATEUR 305
— Maintenant, disait-il, l'affaire est finie,
classée. Mes enfants (il contait toutes ses aven-
tures à ses filles) il faut passer à une autre ! Et
pourtant...
— Pourtant quoi? demandait Mme Ber-
nardet.
— Eh! voilà! Pourtant, il manque un
éclaircissement au problème. Oui, la question
judiciaire est claire, de ce côté-là tout est dit.
Mais, si j'étais savant, je dirais : « Et la ques-
tion scientifique? » Car, enfin, j'ai posé une
question, tout comme un autre. Non, non, ce
n'est pas fini... Je verrai, je saurai.
Le souvenir de ce jeune docteur danois
qu'il avait vu, auprès de M. Morin, lors de
l'autopsie du pauvre Rovère, ne le quittait pas.
Avec sa science des hommes, son fin coup
d'œil aiguisé de policier, Bernardet avait
deviné une nature supérieure, un peu rêveuse
et mystérieuse, chez ce chercheur qui ressem-
blait si peu aux gens coudoyés chaque jour. II
savait où le docteur Erwin, pendant son
séjour à Paris, demeurait, et le petit Bernardet
sonna, un beau matin, à la porte d'un hôtel
d'étudiants et d'étrangers, boulevard Saint-
Germain.
Il eût bien demandé avis à M. Morin, aux
maîtres de la science française, mais lui, petit
26.
306 L'ACCUSATEUH
inspecteur de la Sûreté, aborder ces sommités,
les interroger, il n'osait pas !
Tandis qu'un médecin danois! Plus acces-
sible sans doute, moins formaliste, ce médecin
de Copenhague qui ne le rappellerait pas au
sentiment de la hiérarchie.
La cervelle de Bernardet s'échauffait. Il était
certain que le docteur Erwin lui donnerait,
sur le phénomène observé, l'explication que
lui-même soupçonnait.
— L'œil du mort a parlé et peut parler, se
disait Bernardet. Oui, certainement. Et je ne
me trompais pas quand je l'affirmais!...
Les longs cheveux blonds, l'œil bleu, très
doux, très calme, le docteur Erwin écouta le
policier avec une attention profonde.
Bernardet répétait, par le menu, les aveux
arrachés à Pradès, puis il demanda au mé-
decin danois s'il croyait que vraiment l'image
de Jacques Dantin avait pu se tixer dans la
rétine du mourant durant un temps assez
long pour que la photographie l'eût pu re-
trouver.
— Car enfin, disait le policier, les épreuves
que j'ai obtenues <>nl beau être confuses, il est
possible, je dirai presque, il est facile d'y recon-
naître les traits de ce Jacques Dantin. Nous
l'avons bien vu. et. à votre avis, .a peinture
L'ACCUSATEUR 307
même a pu être — comment m'expriïner? —
emmagasinée par l'œil du mort.
— La preuve, c'est que vous l'y avez trou-
vée, dit le docteur Erwin.
— Ainsi, à votre avis, docteur, je ne me suis
pas trompé ?
— Non.
— J'ai vraiment retrouvé dans la rétine du
cadavre la dernière vision du vivant?
— Oui.
— Mais la vision d'une peinture ! D'une
peinture, docteur! D'une peinture!
— Pourquoi pas? fit le docteur Erwin, la
voix stridente. Savez-vous ce qui est arrivé?
Se sentant mourir, le malheureux est allé, par
une impulsion tragique, à ce portrait qui
représentait pour lui tout ce qu'il laissait après
lui, concentrait en une seule image toute sa
vie passée.
— Alors, c'est possible? C'est possible?
répétait Bernardet..
— Je le crois, dit le Danois. Et le fait même
ne me donne-t-il pas raison? L'homme va
mourir. Il n'a qu'une pensée : aller droit à
celui qui, lui survivant, garde une partie de
ses secrets et de sa vie. 11 saisit son image, il
s'y accroche par tout ce qu'il y a en lui de puis-
sance nerveuse, il lui parle des yeux, il boit
308 L'ACCUSATEUR
du regard, si je puis dire, cette image de l'être
aimé à qui il veut parler, crier sa dernière
volonté, dicter sans doute ses pensées de ven-
geance, crier, s'il le connaît, le nom du meur-
trier. A ce moment suprême, toute l'énergie
est centuplée, je ne sais quelle intensité de vie
se dégage de l'être et, ramassant tout ce qui
lui reste de puissance dans ce dernier coup
d'œil, l'homme qui veut vivre, l'homme même
miné par la maladie, le mourant, l'assassiné,
met dans ce regard suprême la force élec-
trique, l'étincelle qui emmagasine aussitôt,
comme vous le dites fort bien, — garde con-
fuse sans doute, mais reconnaissable pourtant,
puisque vous l'avez reconnue, — l'image, la
dernière image fixée. Un fantôme, si vous
voulez, qui se reflète dans l'œil du moribond!
— Et, répéta encore Bernardet, voulant pré-
ciser la question, ce n'est pas seulement l'image
d'un être vivant, c'est, pour me servir de votre
mot, le fantôme même d'une peinture que peut
garder la rétine?
— Je ne vous réponds pas : « Cela se peut »,
c'est vous qui me dites : « J'ai vu ! » Et vous
avez vu, en effet, et la forme, quelque vague
qu'elle soit, la forme peinte vous a permis de
retrouver, chez un passant, l'homme même
dont la rétine vous représentait le fantôme!
L'ACCUSATEUR 309
Alors, la preuve est faite. Le mort, en accu-
sant, peut devenir le justicier!...
— Eh bien! docteur, fit le petit Bernardet,
j'aurai beau conter cela, on niera ! On criera à
à l'impossible!
Le docteur Erwin se mit à sourire. Il sem-
blait, de ses yeux bleus profonds, contempler
quelque perspective invisible par delà les
murailles de sa petite chambre d'étudiant :
— On a dit, fit-il, que le mot impossible
n'était pas français. Il serait plus exact d'affir-
mer qu'il n'est pas humain. Nous touchons,
cependant, à la connaissance de l'inconnais-
sable. Le mystère se laisse approcher. Il ne
faut rien nier a priori, rien, il faut croire tout
possible et n'avoir qu'un rêve ou qu'un souci
plutôt : la recherche de la vérité, Y âpre vérité,
disait votre Stendhal... Eh bien! l'épithète est
impropre. On pourrait plus justement dire
Y exquise vérité, car c'est une joie pour celui
qui la cherche, cette vie quotidienne où chaque
minute marque un pas -en avant, où le cœur
bat aux rendez-vous du laboratoire comme aux
rendez-vous d'amour! Ah! il est heureux, celui
qui a donné sa vie à la science! Il vit en plein
rêve. C'est la poésie de notre temps de prose.
— Le rêve , continuait le jeune Danois
comme dans une extase, le rêve (et Bernardet
310 L'ACCUSATEUR
écoutait, ravi), il est partout, le rêve! L'impos-
sible se fait tangible. La pensée, la pensée
humaine, pourra être quelque jour déchiffrée
comme à livre ouvert. Un médecin américain
a demandé qu'on lui permît de faire une expé-
rience sur le crâne d'un condamné vivant
encore. A travers ce crâne perforé, il étudie-
rait le cerveau de l'homme, il en noterait le
travail... Ce qui est proposé aujourd'hui sera
fait demain, n'en doutez pas... Edison neva-t-il
point essayer de rendre la vue à ceux qui ne
voient plus? C'est l'heure des miracles. Mais
pour qu'ils s'accomplissent, il faut, comme à
ceux de la foi primitive, y croire, y croire
encore et y croire toujours. Le vingtième siècle
en verra bien d'autres !
— Ah 1 docteur, docteur, répétait le pauvre
Bernardet tout ému, troublé devant ce méde-
cin qui, avec son léger accent du Nord, parlait
là si bien, comme un apôtre. Docteur, je vou-
drais n'être pas l'ignorant que je suis, le père
de famille qui a des bouches aimées a nourrir,
et je vous demanderais de me prendre comme
balayeur dans votre laboratoire!
11 partit ravi de l'entretien. Désormais, il
pouvait se dire que, lui. l'ignorant, avait, par
sa conviction un peu folle en apparence, dé-
montré la réalité d'une expérience abandonnée
L'ACCUSATEUR 3H
depuis tant d'années, et l'humble policier rou-
vrait à Tinstruction criminelle une porte à peu
près fermée.
— Ma foi oui, ce que les plus savants
déclaraient impossible, je l'ai tenté. D'autres
feront mieux... A d'autres!
Un scrupule, d'ailleurs, lui venait, un doute/
une angoisse. Et, dans sa candeur absolue,
son honnêteté foncière, il voulait en faire part
à M. Ginory.
— Tout de même, pensait-il, avec sa fa-
meuse invention, oui, l'invention admirable, "il
avait, un moment, fait arrêter un innocent !
Cette constatation lui donnait un sentiment
d'inquiétude. Il avait manié une arme qui,
pour un peu, au lieu de frapper le coupable,
atteignait un malheureux, et c'était cette
fameuse découverte du docteur Bourion,
poussée par lui, Bernardet, jusqu'à sa conclu-
sion logique, oui, c'était l'expérience même
faite sur l'œil du mort qui aboutissait à cette
possibilité d'erreur.
— Faut-il donc, songeait le policier, que
l'homme soit faillible même en ses découvertes
les plus merveilleuses? Alors, c'est effrayant!
C'est peut-être fait pour nous rendre prudents.
Prudents et modestes !
Le doute maintenant le prenait. Fallait-il en
312 L'ACCUSATEUR
rester là de ses fameux essais qui aboutis-
saient à ce mensonge? Tout n'était-il que
duperie et déception ? Devait-il abandonner
toute recherche dans une voie qui finissait par
un cul-de-sac?
Et, ce scrupule douloureux, il en fit part au
juge d'instruction, dès que les hasards du
service le mirent en rapport avec le magistrat,
toujours indulgent du reste, pour cet original
petit Bernardet qui l'amusait.
— Enfin, monsieur le juge, enfin, répétait
le policier en hochant la tête, j'y pense et j'y
repense, monsieur Ginory, la découverte,
notre découverte, — celle du docteur Bourion
— elle est sujette à de belles erreurs, notre
découverte!... Elle nous conduisait tout droit
à mettre en prison... qui? Jacques Dantin,
notre découverte, et Jacques Dantin n'était pas
coupable !
— Eh oui ! monsieur Bernardet, fit alors le
magistrat qui semblait songeur, lui aussi, sa
solide mâchoire appuyée sur sa main. Cela
doit nous rabattre un peu de nos vanités. C'est
le sort de toutes les découvertes humaines...
Errare... errare humanum est!
— Il n'en est pas moins vrai, reprit le poli-
cier, que tout ce qui se passe aujourd'hui nous
ouvre des horizons étonnants sur l'inconnu...
L'ACCUSATEUR 313
— L'inconnaissable, murmura le juge.
— Quand je pense, dit Bernardet, que moi,
l'autre soir, chez un docteur qui veut bien
m'invitera ses expériences, quelquefois, moi,
Bernardet, monsieur le juge, j'ai vu, parfaite-
ment vu, ce qui s'appelle vu, dans un miroir
qu'on avait placé devant moi, tandis que les
rayons X..., verdâtres, me traversaient le
corps — oui, monsieur, j'ai vu mon cœur
battre, mes poumons fonctionner, et je suis
gras, et une personne maigre pourrait mieux_
encore, à l'œil nu, se voir vivre, littéralement
vivre ! N'est-ce point fantastique, monsieur
Ginory? N'aurait-on pas enfermé comme fou,
il y a trente ans, un homme qui aurait pré-
tendu avoir découvert ça? Nous en verrons,
monsieur le juge, nous en verrons bien
d'autres !
— Et cela, ajoutera-t-il au bonheur des
hommes ? Et cela diminuera-t-il la douleur, le
mal, le crime?
Le magistrat se parlait-comme à lui-même,
songeur, très triste.
Un mot du petit Bernardet lui ramena le
sourire aux lèvres :
— Voilà précisément, monsieur le juge,
une belle fin de chapitre pour la seconde partie
de votre grand ouvrage : Les Devoirs d'un
•>■
314 L'ACCUSATEUR
maùistrat devant les découvertes de la Science.
Et si l'Académie des sciences morales et poli-
tiques n'appelle pas à elle...
M. Ginory, soudain un peu rouge, inter-
rompit Bernardèt d'un geste bref:
— Monsieur Bernardèt...
— Je ne fais, dit Bernardèt en s'inclinant,
que répéter, monsieur le juge, ce que l'opinion
pense et dit. Il y avait encore une allusion à ce
sujet dans Ltitèce, ce matin... Un aimable gar-
çon, Paul Rodier...
— Ah! monsieur Bernardèt, monsieur Ber-
nardèt, fit alors M. Ginory en riant, vous avez
un faible pour les reporters. Voulez-vous que
je vous dise? Vous finirez dans la peau d'un
journaliste !
— Vous finirez bien dans l'habit d'un mem-
bre de l'Institut, monsieur Ginory, dit le petit
Bernardèt avec son air d'abbé narquois.
XV111
Très souvent, depuis sa mise en liberté,
Jacques Dantin allait, eu ce coin du cimetière
Montmartre où reposait Rovère, porter des
fleurs à son ami.
C'était, pour lui, depuis l'épreuve terrible de
sa détention, une sorte de besoin, une habi-
tude. Les morts sont vivants. Ils attendent,
entendent, écoutent.
11 semblait à Dantin qu'il eût un but. Hélas!
ce qui avait été la volonté, le dernier rêve du
mort ne serait jamais réalisé! Cette fortune,
que Rovère destinait à l'enfant qu'il n'avait
pas le droit d'appeler tout haut sa fille, irait,
allait à des cousins éloignés, dont l'ancien
consul ne soupçonnait même pas l'existence
peut-être, qu'il n'avait jamais connus — des
316 L'ACCUSATEUR
indifférents, des parents de hasard, des étran-
gers!
— J'aurais dû, songeait parfois Jacques,
ne pas attendre pour lui dire de me confier ce
qu'il voulait faire parvenir à sa fille?
Que deviendrait-elle dans la vie, la pauvre
enfant qui savait le secret de sa naissance et
demeurait muette, saintement dévouée, face à
face avec celle dont elle partageait le secret,
et consolait la peine, côte à côte avec le vieux
soldat dont elle portait le nom?
Un jour de février, gris et triste, Jacques
Dantin, pensant à tout ce passé d'hier, si
douloureux, à ce dénouement cruellement
brutal d'une existence folle au début, morne à
la fin, Dantin, comme alourdi par ce qu'avait
de pesant ce que lui avait coniié le disparu,
s'était acheminé vers cette pierre neuve sous
laquelle Rovère dormait. Il se rappelait ce
convoi tumultueux de l'ami mort, ces fleurs,
cette curiosité, cette passion, cette foule... Le
silence maintenant et la solitude emplissaient
les allées funèbres. De rares ombres noires
apparaissaient çà et là, parmi les tombes, là-
bas, au bout des ^chemins. Ce n'était pour les
morts ni un jour de visite, ni une heure de fré-
quents convois. C'était une de ces journées où
ils sont seuls, où ceux qu'ils aimaient peuven
L'ACCUSATEUR 31 T
leur parler plus sûrement sans craindre le
frôlement banal des indifférents, des visiteurs
curieux qui passent, déchiffrant çà et là des
noms célèbres. Et celte 'solitude plaisait à
Jacques. Il se sentait plus près de celui qu'il
avait perdu.
« Louis Pierre Rovère. » Dans ce nom, que
Moniche avait fait graver, que de souvenirs
tenaient pour cet homme qu'on avait un mo-
ment soupçonné [d'avoir assassiné ce compa-
gnon préféré! Toute l'enfance, toute la jeu-
nesse, tout un passé ! Et que d'années enfuies,
si vile, si inutilement gâchées ! Tant de fièvre,
d'agitations, d'ambitions, de déceptions, pour
aboutir là !
— Il repose, du moins, songeait jDantin en
revivant sa propre existence sans but et sans
bonheur.J
Et lui aussi reposerait bientôt, n ayant pas
même dans cet immense Paris un ami, parmi
tant d'amitiés de hasard, dont il fût sûr d'une
visite suprême. Existence gâchée, absurde et
mauvaise! Le vieux garçon sans famille se
comparaît à un arbre mort sans rejetons
sans sève.
Il donna un nouve aoieu à Rovère, lui par-
ant, le tutoyant comme jadis, par oelà la
îombe. Puis s éloigna entement. Mais
3dS L'ACCUSATEUR
comme au bout de l'allée, il se retournait pour
revoir encore, de loin, la place où reposait
Rovère, il aperçut, jvenant, là-bas, à travers
les pierres grises, par quelque allée de tra-
verse, une femme en deuil qui se dirigeait vers
l'endroit qu'il venait de quitter lui-même.
Alors, il s'arrêta, attendit, regarda: c'était
bien à la tombe de jRovère qu'allait ainsi la
visiteuse. Grande, svelte, autant que Jacques
Dantin en pouvait juger, elle était jeune, et
l'ami du mort se dit :
— C'est sa fille!
Le souvenir de la confidence dernière de
Rovère lui revint. Il revoyait le malheureux
debout, hagard, cherchant les papiers qui
(devaient constituer la fortune de son enfant el
ne rencontrant, Isous^ses^maigres doigts trem-
blotants, que les vains diplômes de décorations
étrangères. JSi cette jfemme, là-bas, était celle
à qui Rovère pensait, le mort n'avait eu qu'une
idée : par lui, Dantin, assurer l'avenir de cette
chère créature !
C'était à elle, à cette vivante que, jusqu à la
dernière minute, le pauvre mort avait songé.
Alors, Jacques Dantin revint lentement à la
tombe de Rovère.
La femme en noir, maintenant, était age-
nouillée sur la pierre. ' Courbée sur un
-L'ACCUSATEUR 319
bouquet de chrysanthèmes qu'elle venait
d'apporter, Jacques ne voyait d'elle que son
dos voûté, l'espèce de paquet d'étoffes noires
que fait une femme agenouillée près d'un tom-
beau. Elle priait.
Dantin la regarda longuement et, quand elle
se releva, la taille haute, élégante sous ses
voiles noirs, il s'avança.
Au bruit qu'il fit sur le sable du cimetière, la
visiteuse se retourna et Dantin aperçut un beau
visage jeune et triste, des cheveux blonds et de
grands yeux un peu surpris, où il retrouva,
très ému, l'expression, le reflet du regard de
Rovère.
La jeune femme, instinctivement, fit un
mouvement pour s'éloigner, céder la place à
celui qui venait. Mais, lui, l'arrêta du geste.
— N'ayez pas peur, mademoiselle, je suis le
meilleur ami de celui qui dort là !
Elle s'était arrêtée, pâle et timide.
— Je sais combien vous l'aimiez ! ajouta
Dantin.
Et, comme elle laissait instinctivement
échapper un nouveau cri d'effroi, regardant
brusquement autour d'elle :
— Il m'avait tout dit. fit-il lentement. Je
m appelle Jacques Dantin. Il vous a bien par
de moi. je pense?...
320 L'ACCUSATEUR
— Oui, dit la jeune femme, la voix profonde,
avec tout un monde de souvenirs et d'aveux dans
ce simple mot.
Elle répéta encore ce oui.
Et Dantin eut un tressaillement involon-
taire. C'était le timbre même de la voix de
Rovère.
Dans le silence de ce cimetière, auprès de
cette tombe, devant ce nom : Louis-Pierre
JRovère, qui semblait rendre présent l'ami mort,
Dantin eut alors, dès cette première entrevue,
la tentation de révéler à cette enfant ce que le
disparu voulait faire pour elle.
Us se connaissaient, en keffet, sans s'être
jamais rencontrés. Il suffisait d'un mot, il suffi-
sait d'un nom pour que le secret qui les unissait
les rapprochât dès la première minute. Ce
qu'était Dantin pour Rovère, Rovère avait dû
le dire, il l'avait dit et redit à Marthe. « Oui,
venait-elle de répondre.
Alors, comme si, du fond de la tombe, Rovère
lui eût ordonné de parler, Jacques Dantin,
dans la solennité silencieuse de ce champ des
morts, voulut, à son tour, confier à la jeune
fille ce que Rovère avait essayé de lui dire...
Il prononça des mois rapides : Un legs... un
fidéicojnmis. . . une fortune. . .
Mais, vivement, devinant tout, et repoussant
L'ACCUSATEUR 321
tout, la jeune fille l'interrompit d'un grand
geste souverain :
— Je ne veux pas savoir, monsieur, dit-elle,
ce qu'on a pu vous dire de moi... Je suis la fille
d'un homme qui m'attend à Blois, auprès de
ma mère, un héros (elle relevait la tète en pro-
nonçant ce mot), qui est vieux, n'aime que
moi, et qui, si ma mère lui manquait, n'aurait
besoin que de moi seule, [qui n'ai besoin de
rien !
Elle avait, dans l'accent, ce ton de comman-
dement et de résolution qui avait été, pendant
toute sa vie, celui de Rovère.
Dantin n'eût rien su du passé douloureux,
que ce son de voix, ce regard ardent dans cette
pâleur mate, lui eussent donné un éveil ou un
doute, le forçant invinciblement à songer à
Rovère.
Rovère revivait dans cette femme en deuil
que Jacques voyait pour la première fois.
— Alors?... demanda l'ami du mort, comme
s'il attendait un ordre. -
— Alors, dit la jeune fille de sa voix pro-
fonde, quand vous me rencontrerez auptèsde
cette tombe, il ne faut me parler de rien. Si
vous me retrouvez hors de ce cimetière, il ne
faut pas me reconnaître. Le secret que vous a
confié celui qui dort là est le secret d'une sainte
322 L'ACCUSATEl'K
que je révère et d'un vivant que je vénère, mon
père !
Elle appuya sur ce ilom, avec une sorte de
pitié tendre, passionnée, et Jacques Dantin vit
qu'elle avait dans les yeux des larmes.
— Maintenant, monsieur Dantin, adieu, dit-
elle.
Jacques voulut encore revenir à cette' der-
nière confidence du mourant...
Elle répéta :
— Adieu !
De ses doigts gantés de noir elle lit un signe
de croix, sourit tristement à la tombe où ses
chrysanthèmes étalaient leurs couleurs brunesT
puis, abaissant son voile, elle s'éloigna et,
debout, près de la pierre grise, Dantin la vit
disparaître là-bas — comme un point noir —
au bout de l'allée.
La martyre, expiant, comme l'épouse, au-
près du mari vieux et courbé, une faute dont
elle était innocente, retournait souriante] à
son sacrifice peut-être, vers celui qui, sans
soupçon, la couvant du regard, l'adorant,
l'appelait à la fois — là-bas, dans le pauvre
appartement de Blois, sa sainte et sa fille — cl
aussi vers la pauvre femme qui, à coté d'elle,
priait et effaçait la faute ignorée par une abné-
gation de toujours.
L'ACCUSATEUR 323
Elle vieillirait, eette exquise Marthe, rencon-
trée là, dans la sombre allée, comme une appa-
rition de grâce, elle se fanerait, résignée et
heureuse, auprès du soldat valétudinaire, mais
dont la constitution robuste pouvait durer
encore des années, de longues années. Elle
paierait la dette de la mère, elle la paierait en
dévouement de toutes les minutes à cet homme
dont elle portait le nom, un nom de gloire, un
nom mêlé aux victoires, aux luttes de l'histoire
d'hier... Elle serait l'otage, la victime expia-
toire...
Toute sa vie rachèterait la faute d'une autre,
de celle qui, ne pouvant le répéter au vieillard,
redisait souvent à sa fille, parmi ses baisers et
ses pleurs: « Pardon... »
— Et qui sait, mon pauvre Pierre, dit alors
Jacques Dantin parlant à Rovère endormi, ta
fille, fière de son sacrifice, est-elle peut-être
plus heureuse ainsi !
A son tour, il quitta la tombe. ïl sortit du
cimetière.
Il voulut revenir à pied dans son logis de la
rue de Richelieu. Marcher lui faisait du bien.
Sa tête lourde lui pesait. Il avait à peine fait
quelques pas sur le boulevard extérieur qu'à
la place même où — il lui semblait que c'était
hier — il avait suivi, causant avec Bernardel,
324 L'ACCUSATEUR
le convoi de Rovère, il se heurta presque au
petit homme, à ce même petit homme, qui
marchait d'un pas alerte sur le trottoir.
Le policier le salua, avec un hochement de
tête où il y avait des regrets, un peu de confu-
sion, des excuses.
— Ah ! monsieur Dantin, comme vous devez
m'en vouloir !
— Pas du tout, fit Jacques. Vous croyiez
faire votre devoir et il ne me déplaît point que
vous ayez cherché à venger si vite mon pauvre
Rovère !
Bernardet eut un geste bref.
— Le venger ! Oui, il sera vengé. Je ne don-
nerais pas quatre sous de la tête de Charles
Pradès, qu'on juge demain! Nous nous verrons
à l'audience! Au revoir, monsieur Danlin, et
toutes mes excuses !
— Au revoir, monsieur Bernardet, et tous
mes compliments !
Les deux hommes se séparèrent.
Bernardet rentrait déjeuner. 11 était en
retard. Mm0 Bernardet devait attendre. Et, un
peu rouge et congestionné, le petit homme
pressait le pas.
Il s'arrêta cependant en entendant un erieur
de journaux annoncer le dernier numéro de
Lulcca.
L'ACCUSATEUR 32S
— Demandez le procès de demain , l'enquête
de Paul Rodier sur la question de VŒU du
mort /.,.
Le vendeur de Lutèce salua M. Bernardet,
qu'il connaissait bien.
— Donnez-moi un numéro ! dit le policier.
Le crieur détacha une feuille du paquet
qu'il portait, l'agitant comme un drapeau.
— Ah ! je conçois, ça vous intéresse, ça,
monsieur Bernardet !...
Et, pendant que le petit homme regardait^
en tète de Lutèce, en grosses capitales, le titre
imprimé en manchette qu'avait donné Paul Ro-
dier à une suite d'interviews avec des célé-
brités médicales : TQEil du Mort, le vendeur,
rendant la monnaie voulue sur une pièce de
dix sous, ajoutait :
— C'est demain le procès! Mais il n'y a pas
d'hésitation, n'est-ce pas, monsieur Bernar-
det? Le P rades? Condamné d'avance!
— Il a avoué, c'est une affaire escomptée, fit
Bernardet, reprenant sa monnaie.
— Au revoir, et merci, monsieur Bernar-
det !
Et le vendeur, continuant sa route, criait
aux passants :
— Demandez Lutèce!... Le procès Rovère!...
L'affaire de demain!... L'acte d'accusation de
28
326 [/ACCUSATEUR
Charles Pradès!... L'enquête de Paul Rodier
sur l' Œil du Mort!
La voix se perdait au loin, dans le fracas des
tramways et des fiacres.
M. Bernardet pressait le pas.
Les petites devaient s'impatienter, oui, oui,
et l'attendre et le demander, autour de la table
du passage de l'Elysée-des-Beaux-Arts.
Il regarda le numéro qu'il venait d'acheter.
Paul Rodier avait, sur la question soulevée
par lui, Bernardet, interrogé des savants, des
physiologistes, des psychologues, et, en bon
journaliste habile, il publiait, à la veille du
procès, le résultat de son Enquête.
M. Bernardet lisait, tout en marchant et
hâtant le pas, le long titre à majuscules mis
par le rédacteur de Lutèce en tête du numéro :
ON PROBLÈME SCIENTIFIQUE A PROPOS DE L'AFFAIRE ROVÈRE
QUESTION DE MÉDECINE LÉGALE
L'ŒIL DU MORT. - L'ACCUSATEUR SUPRÊME
INTERVIEWS ET OPINIONS
DE MM. LES DOCTEURS BROUARDEL, ROUX. DUCLAUX, PÉAN, ROBIN, PCZZl,
BÎ.UM, GILLES DE LA TOORETTE. .
Bernardet retourna les pages du journal.
Les interviews remplissaient deux pages au
moins, en colonnes serrées.
L'ACCUSATEUR 327
— Tant mieux, tant mieux! dit le Dolicier
enchanté. C'est amusant, c'est curieux. Que
pensent-ils de ma petite ré-invention les
savants?... Nous allons voir!
Et, hâtant le pas encore sur le pavé gras de
la ruelle :
— Je vais leur lire tout ça, aux enfants,
disait-il, se parlant à lui-même, oui, tout ça!...
Ça les distraira!... Un roman comme un
autre, la vie! Plus incroyable qu'un autre ! Et
ces questions-là : l'inconnu, l'invisible, tous
ces problèmes, comme c'est poignant!... Et si
passionnant, le mystère!
Paris, 181)6-1897.
Paris. — L. Marethrux, imprimeur, I. nie Caisetii?. — 1051:?.
La Bibliothèque
Université d'Ottawa
Echéance
The Library
University of Ottawa
Date Due
a
a39003 0025^6926b
CE PQ 2207
.C6A7 1897
C00 CLARETIE» JU ACCUSATEUR,
ACC# 1221157