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Full text of "Le panslavisme et l'intérêt francçais"

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LE   PANSLAVISME 


y 


DU  MÊME  AUTEUR 


La  Russie  intellectuelle,  librairie  Maisonneuve.   .    .  10     » 

Serbes,  Croates  et  Bulgares,  études  historiques  et 

littéraires,  librairie  Maisonneuve 7  50 

Les  Racines  de  la  langue  russe,   librairie  Maison- 
neuve  5    » 

Grammaire  russe,  librairie  Maisonneuve 5    » 

Chrestomathie  russe,  librairie  Colin 4  50 

La  Littérature  russe,  librairie  Colin 4    » 

La  Mythologie  slave,  librairie  Leroux 7  50 

Études  slaves.  3  vol..  librairie  Leroux 10    » 

Russes  et  Slaves,  2"  et  3«  série,    librairie    Hachette, 

le  vol.  3  50 

Le    Monde  slave,   2  vol.,   librairie  Hachette,  le  vol.  3  50 

Souvenirs  d'un  slavophile,  1  vol.,  librairie  Hachette.  3  50 

Histoire    d'Autriche-Hongrie,    5«    édition,    librairie 

Hachette 5     » 

Nicolas  Gogol,  1  vol..  hbrairie  Bloud 2  50 

Histoire  de  Russie,  librairie  Larousse  .......  0  80 

Histoire  de  la  littérature  russe,  hbrairie  Larousse  .  1     » 

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La  Renaissance  tchèque,  librairie  Alcan 3  50 

Moscou,  librairie  Laiirens 3  50 

Prague,  librairie  Laurens 3  50 

La    Liquidation    de    l'Autricbe-Hongrie,    librairie 

Alcan 1  25 

Les  Luttes  séculaires  des  Germains  et  des  Slaves, 

librairie  Maisonneuve 2  50 

La  Race  slave  (traduit  de  Niéderlé),  Hbrairie  Alcan.  3  5q 


Bibliothèque  de  Philosophie  scientifique. 


LOUIS   LEGER 

MKMBRB   DE   l'iNSTITUT 
PROFESSBUR  AU   COLLÈGE  DE  FRANCK 


Le  Panslavisme 

et  l'Intérêt  français 


PARIS 

ERNEST    FLAMMARION,    ÉDITEUR 

26,     RUE     HA  CINE,     26 


Tous  droits  de  traduction,  d'aJ«p;ation  et  de  reproduction 
réservés  pour  tous  les  pays. 


^77 


9C617Î) 


Droits  de  tradsction  et  do  reproduction  réservés 
pour  tous  les  p»ys. 

Copyright  1917, 

by    Ernest    Flammarios. 


LE   PANSLAVISME 


CHAPITRE  I 

COUP  D'OEIL  SUR  L'ENSEMBLE  DES  PEUPLES 
SLAVES 

uCB  Slovènes.  —  Le  groupe  Serbo-Croate.  —  Les  Bulgares. 
Les  Tchèques  et  les  Slovaques. 

D'après  les  évaluations  les  plus  vraisemblables 
la  race  slave  qui  s'étend  des  bords  de  l'Adriatique 
à  ceux  de  l'océan  Pacifique  constitue  actuellement 
un  total  d'environ  cent  soixante  millions  d'âmes. 
Il  va  de  soi  que  ce  groupe,  s'il  savait  s'organiser 
et  s'unir  au  groupe  latin  constitué  par  la  Belgique, 
la  France  çt  l'Italie,  constituerait  un  ensemble 
formidable  qui  tiendrait  en  échec  les  ambitions 
germaniques  et  leur  interdirait  à  tout  jamais 
l'accès  delà  Méditerranée  et  par  suite  de  l'Asie. 

Examinons  un  peu  en  allant  de  l'ouest  à  l'est 
quels  sont  les  éléments  do  ce  groupe  : 

Slovènes 1.500.000 

Serbes  et  Croates  .    .  9.773.000 

Bulgares 5.700.000 

Tchèques  7.500.000 

Slovaques 2.740.000 


*  LE   PANSLAVISME 

Serbes  de  Lusace.    .    .  157.000 

Polonais 22.000.000 

Kachoubes 370.000 

Russes 110.000.000 

Le  groupe  russe  se  décompose  ainsi  : 
Grands-Russes    ....     69.500.000 

Petits-Russes 33.000.000 

Russes  blancs 7.400.000 

Mais  ces  différences  purement  linguistiques  — 
analogues  à  celles  qui  existent  chez  noiis  entre  la 
langue  d'oïl  et  la  langue  d'oc,  n'ont  qu'un  médiocre 
intérêt  au  point  de  vue  de  l'ensemble  de  la  race  : 

Voyons  quelles  régions  occupent  ces  différents 
groupes,  quelles  sont  leurs  tendances  politiques 
et  religieuses  et  quelle  barrière  ils  peuvent  oppo- 
ser à  l'expansion  de  l'Allemagne. 


Les  Slovènes. 

Les  Slovènes,  au  nombre  d'environ  1.500.000 
âmes,  constituent,  avec  les  Serbes  ou  Wendes  de 
Lusace,  le  plus  petit  des  peuples  slaves;  mais, 
comme  nous  allons  le  voir  tout  à  l'heure,  ils  se 
fondent  en  réalité  dans  le  groupe  sud-slave,  autre- 
ment dit  jougo-slave. 

Leur  idiome  littéraire  diffère  en  somme  assez 
peu  de  celui  qui  est  pialiqué  à  Zagreb  (Agram),  à 
Belgrade,  à  Raguse,  à  Sarajevo. 

Ils  occupent,  —  sauf  l'îlot  allemand  de  Gottschce, 
—  toute  la  Carniole,  le  nord  de  l'Istrie,  la  région 


COUP  d'œil  sur  l'ensemble  des  peuples  slave^  3 

de  Gorica  que  les  Italiens  appellent  Gorizia  et  les 
Allemands  Goritz  (tous  ces  noms  viennent  du 
slave  gora,  montagne),  la  région  d'Udine  dans  le 
Frioul  (région  nécessairement  abandonnée  à  l'Ita- 
lie), la  partie  sud-est  de  la  Carinthie  et  une  petite 
partie  des  deux  comitats  de  Vas  et  de  Zalad  en 
Hongrie. 

Il  ne  faut  rien  abandonner  à  la  Hongrie. 

Ici  les  revendications  slaves  devront  être  impi- 
toyables. Assez  longtemps  la  horde  asiatique  des 
Magyars  aura  exploité  les  peuples  slaves  soumis  à 
sa  domination  et  pratiqué  à  leur  détriment  la 
farouche  maxime  Tôt  ember  nem  ember  (l'homme 
slovaque  n'est  pas  un  homme).  Quand  le  jour 
des  légitimes  représailles  sera  venu,  les  vengeurs 
des  nations  exploitées  devront  se  montrer  impla- 
cables. 

Non  moins  violente  devra  être  la  réaction  contre 
les  Allemands  qui,  en  Carinthie  et  en  Styrie,  se 
sont  emparés  des  fonctions  publiques  et  des  écoles. 

«  La  situation  géographique  des  Slovènes,  fait 
remarquer  M.  Niéderlé^,  est  fort  importante  pour 
la  race  slave.  Ce  sont  eux  qui  interdiront  aux 
Allemands  de  réunir  l'Adriatique  à  la  Mer  du  Nt»rd.  » 
C'est  ce  que  j'avais  déjà  noté,  il  y  a  bientôt  un 
demi-siècle,  et  on  me  permettra  de  répéter  aujour- 
d'hui les  observations  que  je  présentais  en  ce 
temps-là  aux  lecteurs  de  la  Revue  Muderuc,  dans 
un  article  depuis  réimprimé  dans  Le  Monde  Slave 
(2*  édition,  Paris,  1897). 

«  On  ne  saurait  trop  répéter  que  rAUemagne  ne 

i.  Niederlé,  la  Race  alave,  2»  édition.  (Paris,  Aican.) 


N 


4  *  LE    PANSLAVISME 

va  pas  au  delà  de  Klagenfûrth.  Quelques  préten- 
tions qu'elle  invoque  sur  l'Adriatique,  quarante 
lieues  de  pays  slaves  la  séparent  de  Trieste,  et 
c'est  aux  Slovènes,  aux  Italiens,  aux  Dalmates 
(autrement  dit  aux  Serbo-Croates),  que  la  mer 
appartient.  La  France  suit  avec  un  trop  vif  intérêt 
le  développement  de  la  nouvelle  Allemagne  pour 
qu'il  lui  soit  permis  d'ignorer  les  nationalités 
secondaires  qui  s'opposent  à  ce  développement. 
Les  Slovènes  ne  se  sont  point  laissé  absorber  par 
le  germanisme  autrichien  et  n'ont  nulle  envie 
d'entrer  dans  la  Grande  Allemagne.  Ils  savent 
fort  bien  à  quelle  race  ils  appartiennent  et  si,  dans 
une  crise  européenne,  l'Allemagne. les  revendiquait 
au  nom  de  je  ne  sais  quelle  raison  d'État,  ils  ne 
seraient  pas  embarrassés  pour  trouver  des  alliés 
chez  leurs  frères  slaves,  dussent-ils  aller  les  cher- 
cher à  Moscou.  » 

De  même  que  les  Slovaques,  dont  nous  parle- 
rons tout  à  l'heure,  les  Slovènes  ont  le  malheur 
de  n'avoir  point  d'histoire  nationale.  Ils  ont  été 
soumis  tour  à  tour  par  leurs  voisins,  les  Bavarois, 
les  Francs,  les  Frioulans,  colonisés  par  des  labou- 
reurs et  des  moines  allemands.  Pendant  longtemps 
l'usage  commun  de  la  langue  latine  leur  a  fait 
oublier  la  différence  d'idiome  entre  les  Germains 
et  les  Slaves.  La  Réforme,  en  introduisant  la 
langue  vulgaire  dans  l'Église,  obligea  ses  adhérents 
à  créer  un  idiome  littéraire. 

Au  début  du  xix°  siècle,  les  pays  Slovènes,  par 
suite  des  conquêtes  de  Napoléon,  firent  partie 
(en  1809)  du  royaume  d'Illyric  improvisé  par  le 


Coup  d'œil  sur.  L'ENSEiiBLE  ces  peuples  slaves     5 

conqu<^rant.  Le  poète  Vodnik  chanta  la  résurrec- 
tion et  le  slavisme  de  cette  Illyrie. 

«  Le  Grec  et  le  Latin  l'appellent  l'Illyrie,  mais 
tous  ses  fils  l'appellent  la  Slovénie. 

«  Le  citoyen  de  Raguse,  l'habitant  du  littoral  de 
Cattaro,  de  Gorica  (la  Gorizia  des  Italiens)  tous 
de  leur  ancien  nom  s'appellent  Slaves. 

«  Chez  les  Slovènes  pénètre  Napoléon.  Une  géné- 
ration tout  entière  s'élance  de  la  terre.  » 

On  retrouve  les  mêmes  sentiments  chez  les 
Croates  qui  firent  partie  du  royaume  d'Illyric. 

Il  y  a  une  trentaine  d'années  je  me  trouvais  le 
13  juillet  à  Ljubljana(Laybach),  la  capitale  intellec- 
tuelle du  peuple  Slovène.  Dans  une  réunion  ami- 
cale,, un  député  aujourd'hui  décédé,  M.  Vosniak, 
portant  un  toast  à  l'hôte  de  passage,  se  faisait  l'in-, 
terprète  des  sentiments  que  sa  race  professe  pour 
la  nôtre,  des  antipathies  qu'elle  éprouve  pour  les 
Germains. 

«  Comparons,  disait-il,  l'histoire  des  Allemands, 
des  Slaves  et  des  Français.  Nous  n'avons,  jusqu'ici, 
vu  l'Allemagne  faire  la  guerre  que  pour  satisfaire 
les  intérêts  les  plus  égoïstes.  L'Allemand  ne  se 
contente  pas  do  vivre  chez  lui  ;  il  prétend  aussi 
s'établir  chez  les  autres;  il  revendique  notre  sol, 
il  veut  nous  imposer  sa  langue  et  ses  mœurs. 
Quand  a-t-on  vu  les  Allemands  faire  la  guerre  pour 
une  idée,  délivrer  un  peuple  asservi  sans  rien 
lui  demander,  comme  la  France  qui  naguère 
alTranchissait  l'Italie,  comme  la  Russie  qui  arra- 
chait les  Bulgares  au  joug  musulman?  » 

bans  une  poésie  célèbre,  un  poète  slovène  con- 


6  va  PANSLAVISME 

temporaîn,  Gregorcic,  met  en  scène  un  prêtre  catho- 
lique qui  impose  les  cendres  aux  fidèles  suivant  le 
rite  de  l'Église  catholique.  Parmi  eux  figure  le 
peuple  Slovène  si  longtemps  dédaigné,  si  misérable. 
Le  prêtre  rejette  les  cendres  loin  de  lui  et  s'écrie 
d'une  voix  forte  :  «  Lève-toi,  mon  pauvre  peuple, 
jusqu'ici  foulé  aux  pieds  dans  la  poussière;  ce 
n'est  pas  le  jour  des  Cendres  qui  est  ton  jour, 
c'est  le  jour  de  la  Résurrection  ». 

Cette  résurrection  définitive,  les  Slovènes  ne 
peuvent  l'attendre  que  de  leur  entrée  dans  une 
confédération  sud-slave  à  constituer  sous  l'égide 
delà  Serbie  et  cette  confédération  ne  peut  s'assurer 
une  existence  définitive  que  dans  la  vaste  fédéra- 
tion slave  qui  renouvellera  la  face  de  l'Europe. 


Le  groupe  serbo-croate. 

Au  point  de  vue  ethnique,  les  Serbes  et  les 
Croates  sont  de  même  langue  et  de  même  origine. 
L'histoire  et  la  géographie  les  ont  séparés;  mais 
beaucoup  d'entre  eux  comprennent  aujourd'hui  la 
nécessité  de  se  réunir  pour  former  un  groupe 
définitif. 

Les  populations  qui  se  sont  établies  au  nord- 
ouest  ont  profité  du  voisinage  de  la  mer,  de  la  civi- 
lisation latine  et  ont  pris  le  nom  de  Croates.  Elles 
appartiennent  à  la  religion  catholique.  Leur  prin- 
cipal centre  intellectuel  est  aujourd'hui  Zagreb, 
que  nous  appelons  Agram.  Les  tribus  du  sud  et  de 
l'est,  établies  plus  avant  daps  la  Péninsule  balka- 


COUP  d'œil  sur  l'ensemble  des  peuples  slaves     7 

nique,  ont  pris  le  nom  de  Serbes,  et  embrassé  le 
christianisme  sous  la  forme  byzantine  avec  la 
liturgie  slavonne.  Il  résulte  de  là  que  les  Croates 
écrivent  leur  langue  en  caractères  latins,  tandis 
que  les  Serbes  emploient  l'alphabet  cyrillique 
analogue  à  l'alphabet  russe.  Tandis  que  la  Croatie 
formait  un  royaume,  une  annexe  du  royaume  de 
Hongrie,  la  nation  serbe,  après  avoir  constitué 
plusieurs  États  indépendants  est  tombée  au  xv"  siècle 
sous  la  domination  turque  et  ne  s'en  est  éman- 
cipée qu'au  début  du  xix*  siècle. 

Voici  quels  étaient,  en  1900,  les  chiffres  approxi- 
matifs des  Serbes  et  des  Croates  qui  doivent 
aujourd'hui  être  renforcés  d'au  moins  10  °/oj  peut- 
être  même  15  °/o. 

Autriche  cesleithane 711.382 

Croatie  et  Slavonie 2.101.580 

Hongrie  (approximativement).    ,    .    .  70.000 

Territoire  de  Rieka  (Fiume) 13.929 

Bosnie-Herzégovine* 1.650.000 

Monténégro  environ 350.000 

Royaume  de  Serbie 2.398.551 

Vilayet  de  Scutari  et  Albanie,  environ.  100.000 

Italie 5.000 

Russie  . 5.000 

Amérique  et  autres  pays 300.000 

'  8.553.442 

que  nous  pouvons,  sans  exagérer,  porter  aujour- 
d'hui à  dix  millions.  Ce  chiffre,  joint  à  celui  des 
Slovènes,  donne  un  total  qui  atteindra  très  prochai- 
1.  D'après  le  recensement  de  1905. 


8  LE    PANSLAVISME 

nemenl  douze  millions.  N'oublions  pas  qu'il  s'agit 
d'un  groupe  essentiellement  prolifique. 

L'un  des  signes  principaux  qui  différencie  les 
Croates  des  Serbes,  c'est  la  religion.  Les  Croates 
sont  essentiellement  catholiques,  les  Serbes  ortho- 
doxes et  musulmans,  mais  la  règle  n'est  pas  absolue. 
Il  y  a  des  orthodoxes  en  Dalmatie,  notamment  à 
Raguse,  aux  bouches  de  Kotor  (Cattaro)  et  dans 
certains  districts  de  la  Hongrie.  Presque  tout  le 
royaume  de  Serbie  appartient  à  l'orthodoxie. 
En  Bosnie- Herzégovine,  on  a  compté,  en  1905, 
598.632  Serbes  musulmans.  Suivant  les  évaluations 
du  professeur  Florinsky  de  Kiev,  le  nombre  des 
musulmans  pour  l'ensemble  des  pays  serbes  serait 
d'environ  800.000.  Le  jour  où  les  Turcs  seront 
définitivement  vaincus,  ce  chiffre  ira  diminuant  par 
suite  de  l'émigration.  Naturellement,  le  gouverne- 
ment austro-hongrois  "s'est  appliqué  à  souligner 
les  différences  linguistiques  ou  religieuses  pour 
empêcher  les  tendances  unionistes  de  se  développer. 
A  un  certain  moment,  il  avait  même  imaginé  une 
nationalité  bosniaque  et  il  désignait  la  langue  parlée 
par  ses  sujets  du  mot  de  landsprache  (zemaljski 
jezik)  la  langue  du  paysl 

Le  gouvernement  serbe  avait  été  mieux  inspiré 
quand,  pour  attester  sa  tolérance  religieuse,  il 
avait  conclu  un  concordat  avec  Rome  par  les  soins 
de  M.  Vesnitch,  son  ministre  actuel  à  Paris. 

Pour  éviter  l'inconvénient  d'une  double  dénomi- 
nation, j'ai  proposé  pour  les  deux  groupes  le  nom 
commun  d'Illyriens  qui  se  rattache  aux  souvenirs 
de  l'antiquité   et    de  Napoléon.   Il  symboliserait 


COUP  d'(f.il  sur  l'ensemble  des  peuples  slaves     9 

l'unité  morale  des  deux  groupes,  de  même  que  le 
nom  des  Belges  symbolise  l'unité  politique  des 
Flamands  et  des  Wallons.  Ce  nom  a  d'ailleurs  été 
déjà  employé  dans  l'histoire,  sous  la  forme  illy- 
risme, pour  caractériser  la  renaissance  littéraire 
des  pays  croates  au  xix*  siècle. 


Les  Bulgares. 

J'ai  proposé  plus  haut  l'épithète  d'illyrienne  pour 
l'union  serbo-croate.  On  a  proposé  jougo-slave  ;  mais 
l'épithète  conviendrait  également  aux  Bulgares  qui 
actuellement  ne  paraissent  guère  disposés  à  faire 
partie  du  groupe,  encore  que  leur  situation  géogra- 
phique soit  plus  méridionale  que  celle  des  Serbes. 

Les  Bulgares,  comme  les  Serbo-Croates,  ont  eu 
leur  berceau  quelque  part  au  nord,  du  côté  des 
Carpalhes,  non  loin  des  Russes.  Quand  ils  sont 
arrivés  dans  la  Péninsule  balkanique,  ils  ne  por- 
taient pas  encore  le  nom  de  Bulgares  et  vivaient, 
d'ailleurs  comme  leurs  voisins  serbes,  en  tribus 
isolées  et  anarchiques. 

Sur  les  bords  du  Volga  existait  une  tribu  d'ori- 
gine turque  appelée  les  Bulgares  ;  elle  se  mit  en 
mouvement,  traversa  le  Danube,  pénétra  dans  la 
Dobroudja,  soumit  les  Slaves  de  l'est  de  la  Pénin- 
sule, les  unifia  et  leur  donna  son  nom.  D'autre 
part,  elle  adopta  la  langue  slave  et  s'assimila  aux 
indigènes.  Le  même  phénomène  s'est  accompli 
chez  nous.  Nous  sommes  un  peuple  celtique,  orga- 
nisé tour  à  tour  par  la  conquête  romaine  et  les 
Francs,  peuple  germanique. 


10  LK    PANSLAVISME 

Le  même  phénomène,  comme  nous  le  verrons 
tout  à  l'heure,  s'est  également  accompli  en  Russie. 
Les  Russes  et  les  Bulgares  sont  des  Slaves,  mais  des 
Slaves  dont  les  ancêtres  ont  subi  un  alliage  dont 
la  proportion  est  d'ailleurs  difficile  à  déterminer. 

La  destinée  des  Bulgares  a  été  parallèle  à  celle 
des  Serbes;  eux  aussi  ont  fondé  un  empire  (tsarat) 
qui  a  eu  des  jours  de  gloire;  eux  aussi  ont  été 
opprimés  par  les  Turcs;  non  seulement  par  les 
Turcs,  mais  aussi  par  les  Grecs  qui,  grâce  à  la 
complicité  du  Divan,  ont  réussi  à  s'emparer  de 
presque  toute  la  hiérarchie  ecclésiastique.  On  sait 
comment  ils  ont,  dans  ces  dernières  années,  échappé 
à  ce  double  joug  par  la  constitution  de  l'exar<^hat 
ecclésiastique,  qui  assurait  leur  autonomie  reli- 
gieuse, et  par  les  armes  victorieuses  de  la  Russie 
qui  a  posé  les  bases  de  leur  indépendance  poli- 
tique. 

A  la  fin  de  l'année  1900,  M.  Niéderlé  <  comptait 
un  total  de  cinq  millions  de  Bulgares  qui  se  décom- 
posait ainsi  : 

Royaume  de  Bulgarie,  d'après  le  recensement 
du  30  décembre  1900 2.885.379 

Roumélie,  Turquie,  Albanie,  Cons- 
tantinople,  Asie  Mineure 600,000 

Macédoine   (d'après  la   statistique 
de  M.  Kantchov) 1.200. 000 

Roumanie  avec  la  Dobroudja  .    .    .  180.000 

Autres  pays 50 .  000 

Total 4.915.379 

1.  La  Race  slave,  p.  206. 


COUP  d'cfil  sl'r  l'ensemble  des  peuples  slaves   11 

soit  en  chiffre  ronds  5  millions.  Ce  n'est  pas  exa- 
gérer que  d'évaluer  h  700  mille  l'accroissement 
du  peuple  bulgare  depuis  cette  époque,  ce  qui 
nous  donnerait  un  total  de  5.700.000. 

Les  Slaves  balkaniques,  disait  un  empereur 
byzantin,  sont  des  peuples  anarchiques  et  qui  se 
détestent  les  uns  les  autres  (ethna  anarkhika  kai 
misalléla).  Le  mot  est  toujours  vrai.  Notons  en 
passant  que  cette  définition  est  d'ailleurs  justifiée 
par  l'histoire  ou  le  folklore  de  tous  les  pays  slaves. 
Comment  débute  l'histoire  de  la  Russie?  Il  y  a  là- 
bas,  dans  les  régions  du  lac  Ladoga  et  du  Ilaut- 
Volga,  des  tribus  slaves  et  finnoises  qui  passent 
leur  temps  en  guerres  et  en  querelles,  w  Un  jour  ils 
se  dirent  ;  Cherchons  un  prince  qui  règne  sur  nous 
et  nous  juge  suivant  le  droit.  Et  ils  allèrent  au  delà 
de  la  mer  chez  les  Varègues  qui  s'appellent  Russes 
et  ils  leur  dirent  :  Notre  pays  est  grand  et  riche, 
mais  il  n'y  a  point  d'ordre  parmi  nous,  venez  donc 
nous  régir  et  nous  gouverner  *  ». 

On  sait  quelle  était  l'anarchie  polonaise.  Or,  que 
disait  un  proverbe  national  polonais?  La  Pologne 
se  maintient  par  l'anarchie.  Et  l'histoire  primitive 
des  Tchèques  nous  raconte  au  ix*  siècle,  l'épisode 
du  prince  de  la  Grande-Moravie,  Svatopluk  pré- 
sentant à  ses  111s  un  faisceau  do  dards  qui  unis  ne 
peuvent  être  brisés  et  qui  le  sont  aisément  quand 
on  les  sépare.  L'histoire  tout  entière  des  Slaves 
n'est  que  celle  des  misères  résultant  de  leurs  ins- 
tincts anariîhiques, 

1.  Chronique  dite  de  Nestor,  c^dillon  française.  (Paria, 
Leroux,  1884,  p.  15.) 


12  LE    PANSLAVISME 

Je  reviens  aux  Bulgares.  Ils  ont  pris  rang  parmi 
nos  ennemis  et  nous  n'avons  aucune  raison  d'avoir 
pour  eux  une  tendresse  particulière.  Mais  le  devoir 
des  savants  est  avant  tout  de  rechercher  et  de 
proclamer  la  vérité. 

Les  Bulgares  se  sont  alliés  aux  Allemands  et  aux 
Auslro -Hongrois  dans  l'idée  de  se  venger  des 
Serbes.  Or,  quel  était  le  point  de  départ  du  con- 
flit? la  question  de  la  Macédoine.  En  laissant  de 
côté  les  passions  actuelles  (La  passion,  a  dit 
Montesquieu,  fait  sentir  et  jamais  voir),  exami- 
nons cette  question  au  point  de  vue  purement 
scientifique. 

Voici  ce  que  j'écrivais  vers  1888  dans  la  Grande 
Encyclopédie,  à  une  époque  où  l'on  était  loin  de 
prévoir  que  le  conflit  franco-allemand  aurait  sa 
répercussion  dans  la  Péninsule  balkanique  : 

«  La  Macédoine,  disais-je,  malgré  les  affirmations 
contraires  des  Grecs  et  des  Serbes,  est  à  peu  près 
entièrement  peuplée  de  Bulgares.  Les  prétentions 
des  Grecs  et  des  Serbes  ne  sauraient  prévaloir 
contre  les  constatations  précises  des  ethnographes 
indépendants  tels  que  Lejean,  Kiepert,  Rittich, 
Grigorovitch,  Hilferding,  Mackenzie.  En  réalité, 
le  mont  Char  (Char  Dagh)  indique  la  limite  des 
nationalités  bulgare  et  serbe...  Les  Slaves  macé- 
doniens se  considèrent  comme  Bulgares  et  parlent 
un  dialecte  bulgare. 

Ce  n'est  qu'après  le  traité  de  Berlin,  lorsque  la 
Serbie  s'est  vu  définitivement  enlever  la  Bosnie  et 
l'Herzégovine  que  certains  de  ses  hommes  d'État 
ont  eu  l'idée  de  chercher  une  compensation  du 


COUP  d'œil  sur  l'ensemble  des  peuples  slaves  13 

côté  de  la  Macédoine  et  de  supposer  des  Serbes 
dans  des  pays  peuplés  de  Bulgares.  » 

Voilà  ce  qu'écrivait  en  1888,  un  savant  français 
très  slavophile,  parfaitement  impartial  et  désireux 
devoir  s'établir  sur  les  débris  de  l'empire  ottoman 
une  confédération  balkanique. 

Les  lecteurs  désireux  de  connaître  tous  les  détails 
de  la  question  qui  nous  occupe  devront  se  référer 
au  volume  de  M.  Niederlé  (pp.  211  et  suivantes). 
Voici  ce  que  ce  savant  écrivait  dans  l'édition  tchèque 
publiée  en  1909.  (La  première  édition  française 
est  de  1911,  la  seconde  de  1916)  : 

«  Il  est  hors  de  doute  que  la  partie  la  plus  con- 
sidérable du  peuple  de  Macédoine  se  sent  et  se 
proclame  bulgare,  qu'elle  se  rattache  à  l'Église 
bulgare  autocéphale  dont  le  chef  est  l'exarque.. 
Dans  son  ensemble  et  par  certains  détails,  la 
langue  se  rapproche  beaucoup  plus  du  bulgare 
que  du  serbe.  La  solution  naturelle,  concluait 
M.  Niederlé  en  1909,  est  celle  qui  adjugerait  la 
Vieille-Serbie  aux  Serbes  et  la  Macédoine  aux 
Bulgares.  Les  relations  des  deux  peuples  se  trou- 
veraient ainsi  réglées  et  leur  développement  na- 
tional assuré.  » 

Quelles  que  soient  actuellement  les  erreurs  de 
la  politique  bulgare,  menée  par  un  prince  étranger, 
il  ne  faut  pas  désespérer  de  les  voir  un  jour  répa- 
rées et  de  voir  la  Bulgarie  rentrer  dans  le  giron 
du  monde  slave  régénéré. 

Quand  l'ardeur  de  la  lutte  sera  refroidie,  quand 
une  paix  honorable  aura  rendu  aux  parties  lo 
sécurité  qui  leur  manque  aujourd'hui,  les  enneraia 


14  LB    PANSLAVISMB 

d'hier  feront  bien  de  méditer  les  vers  du  grand 
poète  panslavc,  du  Slovaque  Kollar.  «  Slaves, 
peuple  à  l'esprit  anarchique ,  qui  vivez  dans  la 
lutte  et  les  déchirements,  allez  demander  des 
leçons  d'union  aux  charbons  ardents. 

«  Tant  qu'ils  sont  groupés  dans  un  unique  mon- 
ceau, ils  brûlent  et  chauffent;  mais  le  charbon 
s'éteint  solitaire  quand  il  est  séparé  de  son  com- 
pagnon. Faites  cette  joie  à  votre  mère  la  Slavie, 
Russes,  Serbes,  Tchèques,  Polonais,  \i\ùi  en  bon 
accord. 

«  Alors,  ni  la  guerre  mangeuse  d'hommes,  ni  les 
perfides  ennemis  ne  pourront  vous  entamer,  et 
votre  peuple  sera  bientôt  le  premier  du  monde.  » 

Kollar  ne  nomme  pas  les  Bulgares  dans  ce 
sonnet  écrit  vers  1880.  Ils  n'étaient  pas  encore 
ressuscites.  Mais  les  perfides  ennemis  du  monde 
slave  existent  toujours  ;  ils  exploitent  leurs  divi- 
sions et  les  Bulgares  regretteront  quelque  jour 
de  s'être  liés  à  eux. 


Les  Tchèques  et  les  Slovaques 

Le  nom  des  Tchèques,  longtemps  ignoré  chez 
nous,  commence  à  être  plus  connu  depuis  que  le 
gouvernement  français,  reconnaissant  leur  natio- 
nalité et  rendant  justice  à  leurs  sentiments,  les  a, 
ainsi  que  les  Polonais,  exemptés  des  mesures  de 
précautions  qu'il  a  prises  vis-à-vis  des  autres  sujets 
austro-hongrois.  Non  seulement  ils  ont  été  auto- 
risés à  résider  librement  en  France,  mais  encore 


COUP  d'oeil  sur  l'ensemble  des  peuples  slaves    15 

un  grand  nombre  d'entre  eux  ont  été  admis  à  servir 
dans  l'armée  française. 

Les  Tclièques  sont  les  habitants  slaves  du  royaume 
de  Bohême,  des  provinces  de  Moravie  et  de  Silésie, 
où  malheureusement  ils  sont  en  contact  avec 
environ  deux  millions  d'immigrés  allemands.  Les 
Slovaques  sont  le  prolongement  de  la  nation  tchèque 
dans  le  nord-ouest  de  la  Hongrie  où  ils  sont  indi- 
gnement exploités  et  opprimés  par  les  Magyars, 
lesquels  eux  sont  de  race  et  de^langue  ouralo- 
altaïque.  «  Établie  à  la  ligne  de  partage  des  eaux 
du  nord  et  du  sud,  protégée  par  des  murailles 
naturelles,  sans  les  fautes  de  ses  princes,  cette 
nation  occuperait  aujourd'hui  dans  le  monde  slave 
une  autre  situation  que  celle  qui  lui  appartient  » 
(Niederlé.) 

Les  princes  slaves  du  xii'^  et  du  xui*  siècle  ont  eu 
le  très  grand  tort  d'appeler  des  Allemands  pour 
défricher  les  forêts  de  l'ouest  et  du  nord-ouest. 
Or,  une  fois  établis  dans  un  pays,  les  Teutons  ne 
songent  qu'à  croître  et  multiplier,  à  ne  point  s'en 
aller  et  à  dominer  la  nation  qui  a  fait  la  sottise  de 
les  a[)peler.  C'est  à  eux  plus  qu'à  tout  autre  peuple 
que  Ion  peut  appliquer  le  mot  du  poète  : 

Laissez-leur  prendre  un  pied  chez  vous; 
lis  en  auront  bientôt  pris  quatre. 

Une  réaction  en  faveur  de  l'élément  slave  se 
l)roduisit au  XIV"  siècle  sous  la  règne  do  l'empereur- 
roi  Charles  IV  et  de  son  fils  Vacslav  (Wenceslas). 
Ce  fut  Charles  IV  qui,  en  sa  qualiti;  d'empereur, 
prescrivait  dans  sa  Uulle  d'Or  l'élude  do  la  langue 


16  LE    PANSLAVISME 

slave  aux  héritiers  du  roi  de  Bohême,  du  comte 
palatin  du  Rhin  et  du  margrave  de  Brandebourg. 
«  II  est  juste,  disait-il,  que  les  princes  électeurs  qui 
sont  les  colonnes  de  l'empire  aient  la  connaissance 
de  plusieurs  idiomes,  leur  devoir  étant  de  soulager 
l'empereur  en  ses  plus  importantes  affaires.  » 
Donc  il  ordonnait  que  les  princes  en  question 
«  qui  doivent  savoir  l'allemand  pour  l'avoir  appris 
dès  l'enfance,  apprennent  à  partir  de  sept  ans  les 
langues  latine,  italienne  et  slave,  de  façon  à  les 
posséder  à  l'âge  de  quatorze  ans.  » 

D'autre  part,  il  se  plaisait  à  rappeler  au  tsar  des 
Serbes  Etienne  Douchan  les  liens  de  sympathie 
que  créait  entre  eux  l'usage  commun  de  la  langue 
slave  :  ejitsdem  nobilis  slavici  idiomatis  parti- 
cipation, ejusdem  generosx  lingux  sublimitas  ^ .  Ce 
n'est  pas  précisément  le  langage  que  le  roi  de 
Bohème  François-Joseph  a  tenu  au  roi  Pierre  de 
Serbie. 

La  période  du  hussitisme  n'est  pas  seulement 
une  période  de  réforme  religieuse,  mais  de  luttes 
héroïques  pour  la  défense  de  la  langue  et  de  la 
nationalité  slaves.  Puis  survient  une  période  de 
réaction,  une  invasion  du  luthéranisme  allemand, 
enfin  l'ensemble  de  circonstances  qui  provoque 
l'insurrection  contre  la  maison  d'Autriche,  laquelle 
aboutit  à  la  bataille  de  la  Montagne-Blanche  (1620) 
et  à  l'assujettissement  définitif  de  la  nation  tchèque. 
Beaucoup  de  familles  quittent  le  pays  et  sont  rem- 
placées par  des  immigrés  allemands.  Il  faut  suivre 

1.  LelU'e  datée  de  Pise,  19  février  1355. 
t 


COUP  d'œil  sur  l'ensemble  des  peuples  slaves  17 

« 

dans  lelivredeM.Niéderlé  (pp.  109  et  suivantes)  les 
progrès  effrayants  du  germanisme  en  Boiiême  et 
en  Moravie.  La  nationalité  slave  semble  perdue. 
Puis,  à  la  fin  du  xvin"  siècle,  une  réaction  s'opère: 
les  Tchèques  reprennent  conscience  do  leur  natio- 
nalité et  comprennent  que  pour  la  défendre  il  leur 
faut  avant  tout  s'appuyer  sur  l'unité  de  la  race. 
Ils  seront  donc  nécessairement  des  apôtres  du 
panslavisme  intellectuel,  en  attendant  le  pansla- 
visme politique. 

Les  Slovaques  eux  ont  joué  dans  l'histoire  un 
rôle  beaucoup  moins  considérable;  opprimés  par 
les  Magyars  ils  suivent  de  loin  le  mouvement 
tchèque  en  dépit  des  injustices  et  des  persécutions 
dont  ils  sont  l'objet.  Dans  la  première  moitié  du 
XIX*  siècle  ils  ont  donné  à  l'idée  panslave  deux  de 
ses  apôtres  les  plus  éminents,  le  poète  Kollar  et 
l'ethnographe  Safarik. 

Les  statistiques  officielles  de  l'Autriche  et  de  la 
Hongrie  font  tout  ce  qu'elles  peuvent  pour  dimi- 
nuer le  nombre  des  Tchèques  et  des  Slovaques. 
M.  Niéderlé  en  1909  arrivait  à  un  total  de  7  mil- 
lions pour  les  Tchèques  proprement  dits  et  pour 
les  Slovaques  à  2.600.000.  En  restituant  à  la 
nationalité  slave  tous  ceux  qui  pour  diverses  rai- 
sons (employés,  ouvriers,  soldats)  sont  encore 
obligés  de  la  dissimuler,  nous  resterons  certaine- 
ment en  dessous  de  la  vérité  en  présentant  comme 
total  général  un  chiffre  de  11  millions. 

Au  point  de  vue  religieux  un  grand  nombre  de 
Tchèques  se  rattachent  à  la  tradition  hussite  ;  mais 
ils  sont   officiellement  catholiques.  Les  réformés 

a 


18  LE    PANSLAVISME 

ne  constituent  qu'un  effectif  de  2,  4  %•  Chez  les 
Slovaques,  les  proportions  ne  sont  pas  les  mêmes; 
on  compte  70,  2  "/o  tie  catholiques,  23  %  de 
éformôs  de  la  confession  d'Augsbourg  ;  5  %  sont 
des  Uniates,  autrement  dit  des  Grecs  unis.  Dans 
un  pays  bilingue  les  Juifs  de  tempérament  cosmo- 
polite hésitent  entre  les  deux  nationalités.  En- 
viron 60  7o  des  Juifs  de  Bohème  et  de  Moravie  se 
sont  déclarés  Tchèques.  En  Hongrie  où  il  consti- 
tuent 14,8  7o  de  la  population,  presque  tous  se 
sont  déclarés  Magyars,  depuis  que  la  nationalité 
magyare  est  prépondérante.  Le  jour  ou  la  natio- 
nalité slave  reprendra  le  dessus  un  certain  nombre 
d'entre  eux  se  laisseront  aisément  slaviser.  Les 
Slovaques  depuis  environ  un  siècle  ont  essayé  de 
constituer  dans  leur  dialecte  une  littérature  indé- 
pendante. Le  jour  où  la  Tchéquie  régénérée  cons- 
tituera un  Etat  indépendant,  ils  reviendront  très 
probablement  à  l'unité  de  la  langue  littéraire,  tout 
au  moins  pour  les  matières  du  haut  enseignement 
et  de  la  culture  générale. 


CHAPITRE   II 

LES  SLAVES  DISPARUS  DE  LA  BALTIQUE 
ET  DE  L'ELBE 

La  trace  de  ces  Slaves  en  Allemagne.  —  La  toponomastique. 
—  Les  trois  groupes  principaux.  —  La  conversion  au 
christianisme  synonyme  de  germanisation.  —  KoUar  et 
Renan. 


Les  Serbes  de  Lusace  dont  nous  avons  évalué  le 
total  à  157.000  constituent  le  plus  petit  des 
peuples  slaves  et,  nécessairement,  celui  qui  a  le 
moins  d'avenir.  Le  nom  de  la  Lusace  (allemand 
Lausitz,  serbe  Luzica)  est  un  mot  slave  qui  veut 
dire  pays  marécageux.  Cette  région  faisait  naguère 
partie  de  la  Couronne  de  Bohême  ;  en  1635  elle  fut 
cédée  à  la  Saxe.  Aujourd'hui  les  Serbes  appartien- 
nent, pour  la  plus  grande  partie  à  la  Saxe  royale, 
et  pour  un  groupe  au  royaume  de  Prusse.  Ils  par- 
»lent  deux  langues  différentes  et  appartiennent  à 
deux  religions  (catholique  et  réformée).  Leurs 
principaux  centres  sont,  en  Saxe,  la  ville  de 
Budyssin  que  les  Allemands  appellent  Bautzen  et 
en  Prusse,  celle  de  Chotebuz  ([ue  les  Allemands 
appellent  Kottbus.  Isolés  à  la  fois  des  Tchèques 
au  sud  et  des  Polonais  à  l'est,  ils  Ilolteut  comme 


20  LB    PANSLAVISME 

un  îlot  ethnographique  dans  la  mer  allemande  et 
sont  menacés  d'être  un  jour  complètement  en- 
gloutis par  elle  si  leurs  congénères  ne  viennent  à 
leur  secours. 

Ces  Slaves  sont,  comme  on  dit  en  géologie,  les 
témoins  de  l'existence  d'un  groupe  considérable 
aujourd'hui  disparu,  les  Slaves  baltiques  nommés 
aussi  Slaves  de  l'Elbe  ou  Polabes  (de  po  le  long, 
de  Labe,  l'Elbe). 

En  effet,  toute  la  partie  de  l'Allemagne  du  nord, 
qui  s'étend  sur  les  deux  rives  de  l'Elbe  et  qui  com- 
comprend  la  Prusse,  la  Saxe  royale,  le  Mecklem- 
bourg;  les  petites  principautés  et  l'île  de  Riigen 
était  occupée  naguère  par  les  Slaves  et  n'a  été 
définitivement  germanisée  qu'au  xiv*  siècle. 

L'origine  slave  de  certaines  localités  se  constate 
encore  aisément  dans  la  forme  extérieure  de  leur 
nom.  Nous  avons  dans  la  principauté  d'Anhalt  au 
nord  de  l'Elbe  une  ville  qui  s'appelle  Zerbst  et  qui 
est  bien  connue  parce  que  Catherine  II  de  Russie 
était  princesse  d'Anhalt-Zerbst.  Or,  Zerbst  repré- 
sente une  ancienne  forme  slave,  Serbistie,  le  lieu 
de  réunion  des  Serbes  et  rappelle  précisément 
l'existence  des  Serbes  qui,  en  cet  endroit,  ont 
depuis  longtemps  disparu.  Dans  le  royaume  de 
Saxe  les  noms  slaves  sont  encore  fort  nombreux. 
Commençons  par  la  capitale.  Dresde  s'appelle  en 
allemand  Dresden.  Ce  mot  vient  d'une  ancienne 
forme  serbe  Driezdzany  (en  Tchèque  Drazdany) 
dérivé  lui-même  d'un  ancien  mot  dromga  qui 
veut  dire  forêt. 

Leipzig  représente  une  ancienne   forme   Lipsk 


6:,AVE3    DISPARUS   DE   LA   BALTIQUE    ET   DE   l'eLBE     ^1 

OU  Lipsko  et  veut  dire  le  bois  de  tilleuls,  du  mot 
lipa,  tilleul  qui  a  fourni  un  grand  nombre  de  noms 
de  lieux  dans  les  pays  slaves.  Nous  trouvons  dans 
la  Saxe  Royale  une  ville  de  mines  qui  s'appelle 
Chemnitz.  C'est  la  déformation  du  mot  Kamenica 
(de  Kamen,  pierre)  qui  veut  dire,  la  mine,  la  car- 
rière. On  trouve  une  vingtaine  de  noms  analogues 
dans  les  parties  encore  slaves  de  la  Bohême  et  de 
la  Moravie.  La  Silésie  est  encore  aujourd'hui  en 
partie  polonaise.  On  ne  sera  pas  surpris  d'y  ren- 
contrer des  noms  de  villes  slaves,  tels  que  Torgau 
(la  ville  du  commerce),  Glogau  (la  ville  des  houx). 
Dans  l'Allemagne  du  nord,  nous  n'avons  pas  moins 
de  trois  villes  portant  encore  le  nom  de  Stargard 
(Stary  Grad,  le  vieux  château).  Le  nom  de  la 
Poméranie  (en  allemand  Pommern)  veut  dire  en 
slave  le  littoral  (po,  le  long  de,  more,  la  mer).  Je 
pourrais  multiplier  ces  noms  à  l'infini.  Ils  rappel- 
lent les  anciens  habitants  de  ces  contrées  aujour. 
d'hui  germanisées  et  les  luttes  qu'ils  ont  eues  à 
soutenir  contre  leurs  envahisseurs,  ces  luttes  que 
l'annaliste  Widukind,  moine  de  Corvey,  en  West- 
phalie,  résumait  ainsi  au  x'  siècle  :  Trauseunt  dies 
plurimi,  Gcrmanis  pro  (jloria  et  pro  magno  latoque 
imperio,  Sclavis  pro  libertate  ac  ultime  servitute 
varie  certanliùus. 

C'est  du  nom  des  Slaves  fait  prisonniers  et 
vendus  comme  serfs  par  les  Allemands  que  vient 
notre  mot  d'esclave. 

Ces  Slaves  disparus  étaient  établis  dans  lo 
bassin  de  l'Oder,  de  la  Save  ot  de  l'Elbe. 

Ils  be  répartissaient  en  trois  grandes  familles. 


22  LE    PANSLAVISME 

1°  Les  Obotrites,  qui  occupaient  le  Mecklembourg 
et  le  Holstein  jusqu'au  fleuve  Warnawa  (en  alle- 
mand Warnau)  ; 

2°  Les  Lutitses  ou  Vélètes,  entre  l'Oder  et  l'Elbe  ; 

3°  Les  Serbes  sur  l'Elbe  moyen  et  dans  les  bas- 
sins de  son  affluent  la  Sale,  de  l'Oder  et  de  la 
Bobra.  Ces  Serbes  (Srbi),  leur  non\  est  absolument 
identique  à  celui  de  leurs  congénères  du  Danube; 
mais  leur  langue  est  bien  difl'érente  de  la  leur. 

Chacun  de  ces  groupes  était  divisé  en  une  infi- 
nité de  tribus.  Et  ces  tribus  n'avaient  aucune  idée 
des  intérêts  communs  de  la  race. 

Le  christianisme  fut  prêché  à  ces  Slaves  par  des 
Allemands  et  leur  conversion  fut  la  première  étape 
de  la  germanisation.  Les  évêchés  sont  des  avant- 
postes  du  germanisme.  Les  noms  se  transforment 
et  prennent  une  physionomie  allemande.  Ainsi 
Mezibor  ^  devient  Mersebourg.  En  1022,  Pribigniev, 
prince  des  Obotrites,  qui  porte  un  nom  bien  slave, 
se  fait  baptiser  et  son  fils  reçoit  le  nom  allemand 
de  Gottschalck. 

L'ile  de  Rûgen  devient  le  dernier  refuge  du  pa- 
ganisme slave.  En  If 68,  les  Danois  détruisent  le 
sanctuaire  païen  d'Arkona.  Eux  aussi,  ils  ont  tra- 
vaillé à  la  grandeur  future  de  la  Prusse.  Une  fois 
convertis,  lesSlaves  deviennent  nécessairement  des 
tributaires;  peu  à  peu  ils  s'assimilent  aux  Alle- 
mands. Ecoutez  ce  fragment  de  la  fondation  d'un 
évêché  dans  la  ville  slave  de  Ratibor  (1158)  : 

«  Par  droit  d'héritage,  dit  Henri  le  Lion,  nous 

1.  La  ville  entre  les  bois.  —  Le  slave  bor,  forêt,  devient 
en  allemand  burg. 


SLAVES    DISPARUS   DE   LA   BALTIQUE    ET   DE   l'eLBE     23 

avons  reçu  de  nos  ancêtres  des  peuples  païens 
appelés  Wénèdes  (Venedi,  ail.  Windisch,  —  c'est 
le  nom  que  les  Allemands  donnent  volontiers 
aux  Slaves).  Dès  le  temps  de  Charlemagne  ils 
étaient  des  rebelles,  ennemis  de  Dieu  et  de  la 
sainte  Église,  et,  après  avoir  soumis  leurs  tètes 
obstinées  à  la  foi  chrétienne,  ils  sont  souvent 
retournés  à  l'abomination  du  paganisme.  Même  de 
notre  temps,  nous  n'avons  pas  cessé  d'accabler 
souvent  avec  le  glaive  les  cols  asservis  des  infi- 
dèles et,  pour  les  punir  de  leur  méchanceté, 
nous  avons  considérablement  augmenté  les  tri- 
buts, et  maintenant,  les  ayant  ainsi  accablés,  nous 
régnons  depuis  longtemps  sur  eux  pour  l'accrois- 
sement de  notre  puissance.  » 

De  tous  ces  Slaves  disparus,  les  Serbes  de  Lusace 
seuls  subsistent  encore. 

Quand  les  autres  Slaves,  ceux  do  Bohème  notam- 
ment, ont  connu  cette  tragique  histoire  elle  leur  a 
donné  lieu  de  faire  d'amères  réflexions  sur  leur 
propre  destinée. 

Le  poète  Kollar  qui  en  qualité  d'étudiant  en 
théologie  séjourna  à  léna  de  1815  à  1819,  à  léna, 
c'est-à-dire  dans  les  régions  mômes  qu'avaient 
naguère  habitées  ses  congénères  disparus,  y  était 
sans  cesse  hanté  par  le  souvenir  de  ces  ancêtres. 
«  Chaque  localité,  chaque  village,  chaque  rivière, 
chaque  montagne  portant  un  nom  slave  —  écrit-il 
dans  ses  Mémoires  —  me  semblait  un  tombeau, 
un  monument  d'un  gigantesque  cimetière.  Je  vou- 
lais visiter  et  étudier  toutes  les  communes  qui 
portaient  des  noms  slaves  et  rechercher  si  l'on  n'y 


24  LB    PANSLAVISME 

trouverait  pas  encore  quelques  traces  de  la  natio- 
nalité primitive.  » 

Mais  KoUar  était  plus  poète  qu'archéologue,  et 
dans  le  prologue  de  son  poème  la  Fille  de  Slava, 
sur  lequel  nous  reviendrons,  il  a  éloquemment  tra- 
duit ses  patriotiques  émotions. 

«  Elle  est  là  devant  mes  yeux  mouillés  de  larmes, 
celte  terre,  berceau  jadis,  aujourd'hui  tombeau  de 
mon  peuple  :  0  siècles  anciens  qui  planez  sur 
moi  comme  la  nuit,  ô  contrée,  image  de  toute 
honte  !  De  l'Elbe  infidèle  ^  aux  flots  dévorants  de 
la  Baltique,  la  voix  harmonieuse  des  Slaves  reten- 
tissait naguère.  Elle  est  muette  aujourd'hui.  Qui  a 
commis  cette  criante  injustice?  Qui  a  dans  un  seul 
peuple  déshonoré  toute  l'humanité?  Rougis, 
jalouse  Germanie,  voisine  de  la  Slavie!  Ce  sont 
tes  mains  qui  ont  commis  cet  attentat.  Jamais 
ennemi  n'a  fait  couler  autant  de  sang  que  ta  main 
n'en  a  versé  pour  détruire  le  Slave.  Celui-là  seul 
est  digne  de  la  liberté  qui  sait  respecter  la  liberté 
d'autrui.  Celui  qui  met  des  esclaves  aux  fers  est 
lui-même  un  esclave.  Qu'il  enchaîne  la  main  ou  la 
langue,  c'est  tout  un...  Il  ne  sait  pas  respecter  les 
droits  des  autres. 

«  Qu'êtes-vous  devenus,  chers  peuples  slaves  qui 
viviez  jadis  ici?...  je  regarde  au  loin  à  ma  droite, 
je  fouille  l'horizon  à  ma  gauche.  Mon  œil  dans  la 
Slavie  cherche  en  vain  les  Slaves.  » 

Remplacez  les  Serbes  de  l'Elbe  par  les  Serbes 

1.  Le  poète  l'appelle  inûdèie  parce  que  le  fleuve,  après 
avoir  coulé  en  pays  slave  (la  Bohême),  court  ensuite  en 
pays  allemand. 


SLAVES    DISPARUS  DE   LA  BALTIQUE    ET   DE   l'eLBE    25 

du  Danube.  La  tactique  allemande  est  la  même 
vis-à-vis  des  Slaves  du  midi  que  naguère  vis-à-vis 
des  Slaves  du  nord.  Elle  se  résume  dans  le  mot 
que  Bismarck  appliquait  naguère  aux  Polonais  : 
ausrotten,  c'est-à-dire  extirper,  déraciner,  exter- 
miner. 

Un  demi  siècle  après  Kollar,  un  grand  Français 
évoquait  le  souvenirdes  Slaves  baltiques.  C'était  au 
lendemain  de  nos  désastres  en  1871.  Renan,  dans 
une  de  ses  lettres  à  Strauss,  s'exprimait  ainsi  : 

«  Chaque  affirmation  du  germanisme  est  une  affir- 
mation du  slavisme  ;  chaque  mouvement  de  con- 
centration de  la  part  des  Allemands  est  un  mouve- 
ment qui  «  précipite  »  Je  Slave,  le  dégage,  le  fait 
être  séparément.  Il  verra  cette  longue  exploitation 
historique  de  sa  race  par  la  vôtre  —  et  le  nombre 
des  Slaves  est  le  double  du  vôtre.  Songez  quel 
poids  pèsera  dans  la  balance  du  monde,  le  jour  où 
la  Bohême,  la  Moravie,  la  Serbie,  toutes  les  popu- 
lations slaves  de  l'empire  ottoman  sûrement  desti- 
nées à  l'affranchissement,  races  héroïques  encore, 
toutes  militaires  et  qui  n'ont  besoin  que  d'être 
commandées,  se  grouperont  autour  de  ce  grand 
conglomérat  moscovite,  qui  paraît  bien  le  noyau 
désigné  de  la  future  unité  slave. 

«  Une  des  blessures  des  Russes  sera  un  jour 
d'avoir  été  civilisés  par  les  Allemands.  Ils  le 
nieront,  mais  ils  se  l'avoueront  tout  en  le  niant  et 
ce  souvenir  les  exas[iérera.  L'Acadéiuic  de  Saint- 
Pétersbourg  en  voudra  autant  un  jour  à  celle  de 
[Berlin  pour  avoir  été  allemande  que  celle  de 
BerUu   nous  eu   veut  pour  avoir  été  autrefois  à 


26  LE    PANSLAVISME 

moitié  française.  Nbtre  siècle  est  le  siècle  du 
triomphe  du  serf  sur  le  maître.  Le  Slave  a  été  et,  à 
quelque  égard,  est  encore  votre  serf. 
r.  «  Sous  prétexte  d'une  étymologie  germanique 
vous  prenez  pour  la  Prusse  tel  village  de  Lorraine. 
Les  noms  de  Vienne,  de  Worms,  de  Mayence  sont 
gaulois;  nous  ne  vous  réclamerons  jamais  ces 
villes,  mais,  si  un  jour  les  Slaves  viennent  reven- 
diquer la  Prusse  proprement  dite,  la  Poméranie,  la 
Silésie,  Berlin  pour  la  raison  que  tous  ces  noms 
sont  slaves  ;  s'ils  font  sur  l'Elbe  et  sur  l'Oder  ce 
que  vous  avez  fait  sur  la  Moselle;  s'ils  pointent  sur 
la  carte  les  villages  obotrites  ou  vénètes,  qu'aurez- 
vous  à  dire?  » 

Il  y  a  plus  de  trente  ans,  je  citais  ces  paroles  de 
Renan  dans  ma  leçon  d'ouverture  du  Collège  de 
France  et  cette  leçon  se  terminait  par  ces  paroles  : 

«  J'ai  la  ferme  conviction  de  servir  non  seulement 
la  science,  mais  le  pays  en  vous  apprenant  à  mieux 
connaître  une  race  qui,  malgré  son  éloignement, 
a  été  plus  d'une  fois  en  contact  avec  la  nôtre  et 
dont  le  développement  ultérieur  ne  sera  pas  sans 
influence  sur  notre  avenir.  » 

Le  moment  est  venu  où  ces  paroles  doivent  se 
réaliser. 

Comme  on  peut  en  juger  par  ces  considérations, 
les  Serbes  de  Lusace,  en  dépit  de  leur  petit  nombre, 
ou  plutôt  à  cause  de  ce  petit  nombre,  ne  sont  pas 
un  élément  à  négliger  dans  la  constitution  de  la 
nouvelle  Europe.  Ils  nous  donnent  une  leçon  d'his- 
itoire  que  les  publicistes  et  les  hommes  d'État  ne 
sauraient  trop  méditer. 


CHAPITRE  III 
LES  POLONAIS  ET  LES  RUSSES 


Les  Polonais,  éliminés  à  l'Ouest  par  les  Allemands,  s'ef- 
forcent de  se  dédommager  du  côté  des  Russes.  —  Statis- 
tiques. —  Les  Russes.  —  Leur  expansion  vers  l'Est  et  le 
Sud.  —  DilTérentes  formes  de  leur  nom.  —  Grands-Rus- 
ses et  Petits-Russes.  —  Unité  des  deux  groupes. 


Les  Polonais 

De  tous  les  peuples  slaves,  le  polonais  établi  de 
temps  immémorial  entre  l'Oder,  les  Carpathes  et 
la  mer,  est  probablement  celui  qui  s'est  le  moins 
éloigné  de  son  berceau.  Les  Polonais  occupent 
une  situation  centrale  parmi  leurs  congénères.  Mal- 
heureusement ils  ne  surent  pas  comprendre  l'inté- 
rêt majeur  qu'ils  avaient  à  défendre  leurs  voisins 
les  Slaves  de  l'Elbe  contre  les  ambitions  des  Alle- 
mands. Ils  ne  surent  pas  défendre  la  ligne  de 
l'Elbe,  ils  ne  surent  pas  convertir  les  Slaves  païens 
que  la  conversion  leur  eût  sans  doute  assimilés.  Ils 
eurent  le  tort  d'appeler  les  cbevaiiors  teutoniqucs 
pour  convertir  les  Prussiens  païens  et,  sous  le  coup 
do  l'invasion  tatare  (1241),  ils  durent  abandonner 
la  Silébic  aux  Allemands.  Toutefois,  il  reste  encore 
dans   cette  province    un   élément  polonais   assez 


LB    PANSLAVISME 

considérable  qu'une  Pologne  reconstituée  devra 
s'appliquer  à  récupérer. 

Ce  qu'ils  avaient  perdu  du  côté  de  l'ouest,  les 
Polonais  essayèrent  de  le  regagner  du  côté  de 
l'est,  autrement  dit  du  côté  du  monde  russe.  Ils 
pénétrèrent  en  Lithuanie,  dans  la  Russie  galicienne, 
en  Podolie,  en  Volynie  et  s'efforcèrent  de  s'assi- 
miler les  populations  russes  de  religion  orthodoxe 

—  autrement  dite  grecque  —  en  leur  imposant 
l'Union  avec  l'Église  de  Rome.  Moscou,  centre  du 
monde  russe  et  do  la  foi  orthodoxe,  devait  nécessai- 
rement entrer  en  lutte  avec  la  Pologne.  Ce  que 
nous  appelons  les  partages  de  la  Pologne,  ce  fut 
en  grande  partie  la  réannexion  au  monde  russe 
des  provinces  qui  en  avaient  été  distraites.  Non 
seulement  l'empire  russe  reprit  ses  provinces, 
mais  encore  l'Europe  lui  permit  d'annexer  des 
contrées  purement  polonaises  et  l'on  sait  com- 
ment la  Prusse  et  l'Autriche  s'annexèrent  Tune  la 
PosnanJe,  l'autre  la  Galicie. 

Tandis  que  les  Polonais  —  surtout  depuis  1860 

—  jouissaient  d'une  situation  enviable  en  Galicie, 
la  Prusse  s'efforçait  per  fas  et  nefas  do  germaniser 
le  territoire  qu'elle  occupait. 

Aujourd'hui  •—  sauf  bien  entendu  l'Allemagne  et 
l'Autriche  —  tout  le  monde  est  d'accord  pour  cor- 
riger l'injustice  commise  on  1815  et  restaurer  un 
Etat  poloiiai::»  dans  les  limites  de  la  nationalité 
polonaise. 

Quel  est  le  chiffre  exact  dos  Polonais?  Pour  des 
raisons  faciles  à  deviner,  les  adversaires  et  les 
eïpIoiteji'P  de  leur  nationalité  tendent  à  le  dimi- 


LES  POLONAIS  ET  LES  RISSES  29 

nuer.  Eux-mêmes,  d'autre  part,  tendent  à  l'aug- 
menter en  y  faisant  entrer  des  éléments  allogènes. 
Dans  son  travail  souvent  cité,  M.  Niederlé,  au 
cours  do  l'année  1900,  l'évaluait  ainsi  : 


Pour  l'Empire  russe  (avec  l'Asie). 

Pour  l'Autriche 

Pour  l'Allemagne 

Pour  le  reste  de  l'Europe.    .    .    . 
Pour  l'Amérique 

Total 


8.400.000 
4.259.150 
3.450,200 
55.000 
1.500.000 

17.664.350 


Ce  nombre  est  approximatif,  ajoute  M.  Niederlé 
en  note.  D'après  une  rectification  qu'il  m'a  fournie 
de  lui-même,  j'ai  au  §  40  (p.  217  de  la  traduction 
de  l'ouvrage)  relevé  le  chiffre  à  vingt  millions. 

Au  chapitre  I^de  ce  volume  j'ai  donné  un  chiffre 
hypothétique  de  22  millions. 

Depuis,  les  évaluations  de  l'Agence  polonaise  de 
Paris  l'ont  porté  jusqu'à  25  millions.  Mais,  quoi  que 
soit  le  total  auqiiol  on  s'arrête,  les  Polonais  ne 
forment  pas  une  masse  compacte  ;  ils  ne  couvraient 
pas  le  territoire  historique  de  l'ancienne  Pologne 
dans  sa  plus  grande  étendue.  Par  exemple,  ils 
forment  10  p.  100  dans  le  gouvernement  de  Grodno, 
8,2  p.  100  dans  celui  de  Vilna,  6,2  p.  100  dans  la 
Vulhynie,  9  p.  100  dans  celui  de  Kowno.  Il  y  a  des 
colonies  considérables  dans  les  grandes  villes,  à 
.Moscou,  Pélersbourg,  Kiev.  Il  s'est  formé  récom- 
ment d'importantes  colonies  ouvrières  dans  l'Alle- 
magne ocridontale,  h  Huhrurt,  à  Esscn,  h  hort- 
mund,  à    Bochum,   à  (ielsonkirchen,  etc.  Il  faut 


30  LE    PANSLAVISME 

espérer  que  si  la  Pologne  obtient  son  indépendance, 
tous  ces  groupes  épars  se  rejoindront  au  foyer 
central. 

L'immense  majorité  des  Polonais  est  catho- 
lique; les  protestants  ne  constituent  guère  que 
1  p.  100  de  la  population.  En  revanche,  les  Juifs 
sont  fort  nombreux.  Ils  constituent  plus  de 
14  p.  100  de  la  population.  Cependant  un  certain 
nombre  d'entre  eux  se  déclarent  sionistes  et  ne 
sont  peut-être  p«,s  des  Polonais  définitifs.  D'autres 
se  donnent  comme  complètement  russifiés. 


Le  groupe   russe 

De  tous  les  peuples  slaves  le  peuple  russe  est  le' 
plus  considérable.  La  région  où  il  apparaît  au  début 
de  l'histoire  est  comprise  entre  Novgorod-la-Grande 
et  Kiev.  Les  Slaves  de  ces  contrées,  peuple  anar- 
chique,  comme  tous  leurs  congénères,  auraient  été 
organisés  par  une  tribu  Scandinave  appelée  la 
Rous  qui  lui  donna  son  nom.  Très  prolifiques  ils 
lancent  de  bonne  heure  des  colonies  chez  les  voi- 
sins du  nord  et  de  l'est,  les  Lithuaniens,  les 
Tchoudes  (ou  Finnois),  les  Mouromiens,  les  Mord- 
vines  ;  ils  se  les  assimilent  et  les  convertissent  à  la 
religion  grecque  orthodoxe  qui  leur  est  commune 
avec  les  Serbes  et  les  Bulgares.  Ils  ont  au  Moyen 
Age  de  longues  luttes  à  soutenir  contre  lesTatares, 
luttes  qui  laisseront  des  traces  dans  leurs  institu- 
tions et  dans  leur  langue.  Contenus  du  côté  de 
l'est  par  les  Polonais  qui   s'efforcent^  saème  par 


LES    POLONAIS    ET    LES    RUSSES  31 

Vunio7i  politique  et  religieuse,  de  soumettre  ou  d'as- 
siniiler  des  éléments  russes  et  qui  y  réussissent 
en  partie,  ils  s'étendent  indéfiniment  dans  les 
régions  du  nord,  de  Test  et  du  sud  et  ils  assimilent 
de  nombreuses  populations  allogènes.  Ils  finissent 
par  occuper  le  littoral  de  la  mer  Noire,  les  régions 
du  Caucase,  les  rives  de  l'océan  Pacifique,  enfin 
dans  la  seconde  moitié  du  dix-neuvième  siècle  les 
plateaux  de  l'Asie  centrale. 

Par  suite  du  partage  de  la  Pologne,  un  certain 
nombre  de  Russesqui  lui  étaient  soumis  sont  échus 
à  l'Autriche.  Ces  Russes,  ainsi  que  quatre  ou  cinq 
cent  mille  de  leurs  congénères  qui  débordent  sur 
la  Hongrie,  on  les  appelle  parfois  Ruthènes,  par- 
fois môme  Rusniaks.  Le  terme  est  tout  à  fait 
impropre.  L'ancienne  collectivité,  la  tribu  primi- 
tive s'aj)pelait  Rous  d'où  un  membre  de  cette  col- 
lectivité s'est  appelé  nécessairement  Rusin  ou 
Jiousin.  Sur  ce  mot  Rusin  on  a  fabriqué  une  forme 
latine  Ruthenus,  de  même  que  sur  le  mot  latin 
Prussia  on  a  fabriqué  une  forme  Pruthenia,  Pru- 
thenus.  Plus  tard,  quand  par  suite  de  l'invasion 
tatare,  le  centre  de  l'Etat  russe  s'est  trouvé  trans- 
porté à  Moscou  on  a  formé  sur  le  grec  Rhos,  un 
adjectif  rossiiskiij  formation  pédante  et  sans  base 
historique. 

Des  publicistes  polonais  profitant  de  l'ignorance, 
à  peu  près  absolue  du  public  occidental  en  matière 
slave  ont  essayé  d'établir  une  distinction  abso- 
lue entre  les  Russes  de  l'ouest  naguère  soumis  à 
sa  domination  politique  et  à  celle  de  l'Eglise  ro- 
maine et  les  Moscovites.  Cette  distinction  doit  être 


32  LB.  PANSLAVISME 

rejetée.  Il  y  a  des  Grands-Russes  et  des  Petits- 
Russes,  comme  il  y  a  des  Français  de  langue  d'oc 
et  de  langue  d'oïl,  des  gens  qui  parlent  le  haut- 
allemand  et  le  platt-deutsch,  des  Romains,  des  Pié- 
montais,  des  Toscans,  des  Napolitains.  Mais  ces 
nuances  dialectiques  ne  font  aucun  tort  à  l'unité 
du  monde  russe.  Malgré  la  difficulté  d'établir  des 
statistiques  exactes,  Niederlé  admettait  les  chiffres 
suivants  pour  l'année  1900. 

Grands-Russes 59.000.000 

Russes  blancs 6.000.000 

Petits-Russes 23.000.000 

A  ces  chiffres,  il  ajoutait  pour  l'Autriche-Hon- 
grie  3.800.000  Russes.  Il  notait  d'ailleurs  que  les 
Petits-Russes  sont  tentés  d'augmenter  singulière- 
ment leur  nombre.  Ainsi  M.  Netchoiii  Levitsky 
donnait  pour  le  monde  entier  un  total  de 
37.206.000  Petits-Russes,  dont  31.174.000  pour  la 
Russie  d'Europe.  Je  ne  puis  que  renvoyer  à  l'édi- 
tion française  du  livre  de  M.  Niederlé  pour  les 
origines  du  conflit  entre  les  deux  grands  représen- 
tants du  peuple  russe.  Ce  conflit,  jadis  les  Polonais, 
aujourd'hui  les  Allemands  ont  essayé  d'en  profiter 
et  de  le  porter  à  l'état  aigu.  Mais  ils  n'y  ont  pas 
réussi.  Qu'il  suffise  de  rappeler  que  les  troupes 
cosaques,  si  redoutées  de  nos  ennemis,  appartien- 
nent pour  la  plus  grande  partie  à  l'élément  petit- 
russe.  Nous  conclurons,  comme  M.  Niederlé  par  les 
paroles  que  Gogol  qui  était  lui-même  un  Petit- 
Russe  écrivait  à  propos  du  conflit  des  deux 
groupes  :  «  Que  les  forces   différentes    des    deux 


LES    POLONAIS    ET    LES    RUSSES  33 

races  se  développent  de  telle  sorte  que,  s'étant 
ensiiilo  uniliées,  elles  produisent  quelque  chose 
d'achevé  dans  l'humanité.  » 

Ce  qui  constitue  surtout  l'unité  des  deux  groupes 
grand  et  petit  russe,  c'est  l'unité  de  culture  primi- 
tive, l'unité  d'alphabet,  l'unité  religieuse.  Tous 
deux  pratiquent  la  même  liturgie  et  ont  la  même 
langue  ecclésiastique,  le  slavon.  Cette  unité,  les 
Polonais  ont  essayé  de  la  rompre  en  imposant 
naguère  l'union  à  un  certain  nombre  de  sujets  du 
grand-duché  de  Lithuanie.  Mais  cette  union  soi- 
gneusement maintenue,  encouragée,  favorisée  de- 
puis les  partages  dans  la  Galicie  par  l'Autriche 
catholique,  cette  union  n'a  jamais  été  acceptée 
par  la  totalité  de  la  population.  Je  ne  citerai  à  ce 
sujet  qu'un  seul  témoignage,  c'est  celui  d'un  prêtre 
français,  l'abbé  F.  de  S.  qui  au  cours  des  années 
1688-1G89  a  visité  la  Petite-Russie  *. 

11  s'exprime  ainsi  :  «  Les  Russiens  qui  font  une 
belle  province  de  ce  royaume...  sont  la  plupart 
schismaliques  ;...  leur  liturgie  est  la  langue  rus- 
sienne.  » 

Petits-Russes  et  Grands- Russes  s'entendent 
d'ailleurs  dans  leur  conception  du  slavisme.  Ce  fut 
un  historien  originaire  de  la  Petite-Russie,  Kosto- 
marov  qui  en  1846  eut  l'idée  de  créer  à  Kiev  une 
société  dite  des  Saints  Cyrille  et  Méthode  qui  avait 
pour  objet  l'union  politique  des  nations  slaves  et 
l'émancipation  des  divers  groupes  russes,  notam- 
ment du  groupe  petit-russe.  Elle  avait  un  sceau 

1.  Publié  à  Paris,  dans  la  cullnclion  iiilitulée  Bibliothèque 
russe  et  polonaise,  librairie  Franck,  18C8,  p.  93. 


34  LB   PANSLAVISME 

sur  lequel  étaient  gravées  ces  paroles  :  «  Vous  com- 
prendrez la  vérité  et  la  vérité  vous  rendra  libres». 
Chacun  des  membres  portait  une  bague  de  fer 
avec  sur  le  chaton  les  lettres  K.  M.  (Kirill,Mefodii). 
Cette  société  songeait  à  convoquer  un  Congrès 
des  Slaves.  Pour  la  Russie  de  Nicolas  I"  ce  projet 
était  inexécutable.  Il  devait  se  réaliser  deux  ans 
après  à  Prague.  Schevtchenko  qui  était  le  poète  de 
la  Petite-Russie,  de  même  que  Koslomarov  en  était 
l'historien,  tournait  ses  regards  vers  cette  ville  de 
Prague  qu'il  ne  devait  jamais  voir,  exaltait  l'œuvre 
de  Schafarik  et  le  martyr  de  Jean  Hus. 

Dans  son  épître  à  Schafarik,  il  exaltait  le  savant 
qui  avait  entrepris  de  réunir  en  une  seule  mer  les 
fleuves  slaves.  Il  priait  Dieu  pour  que  les  Slaves 
devinssent  de  bons  frères  et  fassent  en  état  d'as- 
surer au  monde  la  liberté  et  la  gloire. 


CHAPITRE   IV 

LES  TÉMOIGNAGES   DES   HISTORIENS   PRIMITIFS 
ET  DES  LÉGENDES 


Les  témoignages  des  historiens  primitifs  et  des  légendes.  — 
La  chronique  russe  dite  de  Nestor.  —  Les  chroniques  polo- 
naises et  tchèques.  —  Le  prétendu  testament  d'Alexandre 
le  Grand. 


Quelles  idées  les  premiers  historiens  se  font-ils 
des  origines  de  la  race  et  de  la  solidarité  primi- 
tive des  peuples  slaves? 

La  chronique  russe  dite  de  Nestor  (début  du 
XII'  siècle)  fait  descendre  les  Slaves  de  la  race  de 
Japhet  et  leur  donne  pour  première  patrie  la  région 
du  Danube.  «  C'est  de  là  que  les  Slaves  se  sont 
répandus  sur  la  terre,  et  ils  ont  pris  des  noms 
particuliers  à  mesure  qu'ils  se  sont  répandus  dans 
les  différents  pays;  ainsi  ils  allèrent  s'établir  sur 
une  rivière  appelée  Morava  et  s'appelèrent  Moravcs 
et  d'autres  s'appelèrent  Tchèques.  Sont  encore 
Slaves  les  Croates  blancs,  les  Serbes,  les  Korou- 
tancs  (Slovènes).  Les  Vlakhs  (Valaques  ou  Rou- 
mains) étant  venus  chez  les  Slaves  du  Danube  et 
les  ayant  opprimés,  ces  Slaves  allèrent  s'établir 


36  I^B    PANSLAVISME 

sur  la  Vistule  et  s'appelèrent  Poliancsi,  d'autres 
Lioulitches,  d'autres  Mazoviens,  d'autres  Pomo- 
riens  ». 

La  chronique  énumère  les  noms  d'un  certain 
nombre  de  tribus  et  continue  : 

«  Les  Slaves  qui  s'établirent  autour  du  lac  Ilmen 
gardèrent  leur  nom,  bâtirent  une  ville  et  l'appe- 
lèrent Novgorod  et  d'autres  s'appelèrent  Sévériens. 
(Ce  sont  ces  Slaves  qui,  plus  tard,  dans  les  cir- 
constances que  nous  avons  indiquées  plus  haut, 
prendront  le  nom  de  Russes.) 

Dans  une  série  de  chapitres  subséquents,  l'anna- 
liste expose  la  dispersion  des  différentes  tribus 
slaves  sur  le  sol  de  l'Empire  actuel,  raconte  l'ar- 
rivée des  Scandinaves  et  l'apostolat  des  deux 
apôtres  slaA'es  Cyrille  et  Méthode.  Il  rappelle  dès 
légendes  chrétiennes,  absurdes  au  point  de  vue  de 
la  critique  historique,  mais  fort  intéressantes  pour 
le  sujet  qui  nous  occupe. 

L'apôtre  Àndronique,  l'un  des  soixante-dix  dis- 
ciples de  saint  Paul,  aurait  été  l'instituteur  de  la 
nation  slave. 

Il  est  A^enu  en  Moravie.  De  même  l'apôtre  saint 
Paul  qui  est  venu  en  Illyrie  où  se  trouvaient  des 
Slaves  :  «  C'est  pourquoi  saint  Paul  est  l'instituteur 
du  peuple  slave  auquel  nous  appartenons  aussi, 
nous  Russes.  Donc  saint  Paul  est  aussi  notre  maître 
à  nous  Russes.  Or  la  nation  slave  et  la  nation  russe 
sont  une.  » 

La  chronique  polonaise  dite  de  Gallus,  qui  date 

1.    C'est-à-dire   habitants   des   champs,   des    plaines.    L 
mot  Polonus  est  l'équivalent  de  notre  mot  Champenois. 


TÉMOIGNAGES   DES   HISTORIENS    PIU.MITIFS  37 

de  la  même  époque,  nous  dit  en  termes  formels  : 
«  Polonia  pars  est  Sclavoniœ  »,  et  cette  Sclavonia 
s'étend  à  l'ouest  jusqu'à  la  Bavière,  à  l'Epire 
jusqu'aux  frontières  de  la  Vénélie.  La  chronique 
désigne  ainsi  clairement  l'ensemble  du  territoire 
occupé  par  les  Slaves. 

Vers  la  fin  du  règne  de  Napoléon  III,  un  certain 
nombre  de  publicistes  étaient  atteints  de  russo- 
phobie,  par  suite  de  slavophobie.  Pour  avoir 
employé  le  mot  de  Slavie  dans  un  de  mes  pre- 
miers ouvrages  je  fus  par  l'un  d'eux  accusé  d'être 
un  panslaviste;  c'était  alors  une  tare  presque 
déshonorante.  Si  j'avais  connu  le  texte  de  Gallus, 
j'aurais  pu  y  renvoyer  mon  contradicteur  qui  en 
eût  été  abasourdi;  malheureusement,  je  n*  le 
connaissais  pas  encore. 

Au  xiii°  siècle, le  chroniqueur  polonais,  Mierzwa 
nous  expose  l'ethnologie  de  ses  compatriotes.  Ils 
descendent  d'un  certain  Vandalus,  descendant 
lui-même  de  Japhet,  dont  la  race  a  occupé  plus  de 
la  quatrième  partie  de  TEurope  :  la  Russie  tout 
entière  à  l'Orient,  la  Pologne,  la  Poméranie,  le 
pays  des  Kachoubes  (tribu  baltique  que  nous  avons 
rattachée  à  la  Pologne),  la  Serbie  qui  s'appello 
aujourd'hui  Saxe  (voyez  plus  haut  pp.  20  à  26), 
la  Bohême,  la  Moravie,  la  Slyrie,  la  Carinthie,  la 
Slavonie  ou  Dalmatic,  la  Croatie,  la  Paniiouie.  C'est 
en  somme  un  tableau  complet  du  monde  slave  où 
ne  sont  oubliés  que  les  Serbes  et  les  Bulgares, 
peut-être  compris  sous  le  nom  archaïque  de  Pan- 
nonie. 

Vers  la  même   époque,  Bogachvul,  évoque  de 


38  LB   PANSLAVISMB 

Poznan  (Posen)  suppose  l'existence  légendaire  d'un 
certain  Pan,  roi  de  Pannonie  [pan,  en  polonais, 
veut  dire  seigneur).  Ce  prince  a  trois  fils  qui  s'ap- 
pellent Gzech,  Lech  et  Rus.  Ces  trois  personnages 
sont  les  pères  dés  trois  grands  peuples  slaves. 
Cette  invention  a  fait  fortune.  On  la  retrouvera 
dans  une  foule  de  textes  postérieurs  jusqu'au 
xvni'  siècle.  Ils  sont  comme  le  symbole  de  l'unité 
de  la  race  slave.  Seulement  on  ne  sera  plus  d'ac- 
cord sur  leur  patrie.  Les  uns  la  mettront  dans  le 
Sud,  les  autres  dans  le  Nord.  Ce  qu'il  y  a  de  cer- 
tain, c'est  que  personne  ne  sait  rien  de  la  vie  ni 
des  actions  de  ces  héros  éponymes.  Ce  sont  des 
noms  et  rien  de  plus. 

Le  premier  chroniqueur  tchèque,  le  chanoine 
Cosmas,  ne  s'occupe  pas  des  origines  ethniques  du 
personnage  qu'il  appelle  pater  Bohemus.  Au 
xiv°  siècle,  le  rimeur  anonyme  connu  sous  le  nom 
de  Dalemil  fait  venir  ce  personnage  qu'il  appelle 
Gzech,  d'un  pays  appelé  Charoaty  (Croatie)  situé 
dans  la  région  serbe.  11  s'agit  évidemment  pour  lui 
des  Serbes  de  Lusace,  autrement  dit  des  Sorabes. 
Un  peu  plus  loin  il  raconte  comment  Borivoj, 
duc  de  Bohême,  fut  baptisé  par  Méthode.  Cet 
archevêque,  dit-il,  était  Russe  et  célébrait  la 
liturgie  en  langue  slave.  En  réalité  Méthode  était 
originaire  de  Salonique  et  probablement  Bulgare 
d'origine.  Mais  les  caractères  d'écriture  de  sa 
liturgie  étaient  les  caractères  slaves,  analogues  aux 
russes,  —  ce  qui  explique  l'erreur  du  chroni- 
queur. 

La  chronique    contemporaine   de    Pulkava  est 


TÉMOIGNAGES   DES   HISTORIENS    PRIiMITlFS  39 

mieux  informée  que  celle  du  prétendu  Dalemil. 
Elle  fait  venir  les  Slaves  de  la  vallée  de  Sennaar. 
Ils  ont  occupé  la  Bulgarie,  la  Russie,  la  Serbie, 
la  Dalmatie,  la  Croatie,  la  Bosnie,  la  Carinthie, 
VIstrie,  la  Carniole.  Czech  est  venu  de  la  Croatie 
pour  occuper  la  Bohème,  Lech  a  occupé  la  Pologne 
et  ses  descendants  ont  peuplé  la  Russie. 

Nous  allons  voir  intervenir  ici  un  personnage 
qu'on  ne  s'attendait  guère  à  rencontrer  dans  l'his- 
toire des  Slaves.  C'est  Alexandre  le  Grand. 

D'après  la  chronique  polonaise  de  Mierzwa,  dont 
nous  parlions  tout  à  Iheure,  Alexandre  aurait 
réclamé  un  tribut  aux  Polonais.  Ils  lui  répondirent 
de  façon  insolente.  Le  héros  macédonien  entra  en 
campagne,  prit  Cracovie  et  Sieradz.  Finalement 
il  fut  repoussé  et  la  campagne  s'acheva  pour  lui  de 
façon  peu  glorieuse. 

Celte  légende  va  faire  le  tour  du  monde  slave.  A 
la  suite  des  guerres  des  llussiles,  le  patriotisme 
tchèque  se  surexcite  et  l'on  voit  apparaître  une 
lettre  de  Majesté,  autrement  dit  un  privilège  donné 
aux  Tchèques  et  aux  Slaves  par  Alexandre  le 
Grand  pour  les  remercier  de  la  fidélité  avec  laquelle 
ils  l'ont  servi.  Il  leur  accorde  tous  les  pays,  depuis 
l'Italie  jus'iu'au  Nord  :  «  Si  quelque  autre  peuple, 
dit  le  texte,  se  trouve  sur  ces  terres,  qu'il  soit  votre 
serviteur  et  que  ses  fils  soient  les  serviteurs  de  vos 
descendants.  » 

Hélas!  nous  sommes  loin  aujourdliui  do  cet 
idéal  et  nous  ne  savons  que  trop  bien  quel  peuple 
se  trouve  sur  le  territoire  de  tous  les  peuples  slaves 
et  quelle  peine  ils  ont  à  défendre  leur  existence. 


40  LB    PAISSLAViSMB 

Au  xvr  siècle,  les  historiens  polonais  Slryjkonski 
et  Sarniecki  racontent  que  le  privilège  d'Alexandre 
a  (Hé  découvert  dans  les  archives  de  la  Bohême  et 
qu'il  est  conservé  dans  un  monastère  près  de 
Craccvic.  lî'autre  part,  les  Slaves  méridionaux 
affirment  que  le  privilège  d'Alexandre  se  conserve 
à  Coustantinople  dans  le  trésor  de  l'empereur  des 
Turcs. 

Des  chroniqueurs  polonais  la  légende  passe  dans 
les  écrivains  russes  du  xvi'=  siècle  qui  l'erabellis- 
saient  à  l'envi.  Ils  racontent  que  la  lettre  du  tsar 
Alexandre  a  été  suspendue  par  les  princes  Veli- 
kosan,  Asan.,  Areskhasan  dans  le  temple  du  dieu 
slave  Yeles  et  qu'ils  en  ont  fait  l'objet  d'une  véné- 
ration particulière.  Ce  Pnvilegivm  gentis  Slavorum 
Mo;cis  ah  Alexandre  Magno  concesswn  sera  repro- 
duit au  xvn^  siècle  par  le  prêtre  croate  Sébastien 
Glavinic,  qui  avait  accompagné  une  ambassade 
impériale  à  Moscou  (1661-1663),  dans  son  opuscule 
De  nd'XxS  Moschorw7i^. 

Peu  à  peu  ce  document  apocryphe  devient  un 
article  de  foi  pour  tous  les  patriotes  et  naturelle- 
ment les  poètes  ne  manquent  pas  d'en  tirer  parti. 

Ainsi  Gundnlic,  le  grand  poète  ragusain  du 
xvu«  siècle,  dans  son  épopée  VOsmanide,  suppose 
que  de  tout  temps  les  Slaves  ont  occupé  la  Pénin- 
sulfc  balkanique.  Il  fait  d'Orphée  un  poète  slave. 
Ce  glorieux  poète  bulgare  a  laissé  ses  chansons  au 

1 .  Cet  opuscule  a  été  publié  par  Vicbmann  dans  le  recueil 
intitulé  Sammlung  Kleiner  Schriflen,  zur  Alteren  Ges- 
chir.htedes  russischen  Reiches  (Berlin,  1820).  Il  a  été  traduit 
en  russe  en  \S~iz  dans  les  Lec'ure'^  de  la  Société  historique 
do  Moscou. 


TÉMOIGNAGES   DES  HISTOIUEi\S   l'IUMlTIFS  41 

peuple  slave  pour  qu'il  célèbre  sans  cesse  les  ac- 
tions glorieuses.  C'est  ainsi  que  dans  ces  chansons 
on  célèbre  encore  Alexandre  le  Serbe^  glorieux 
entre  tous  les  tsars. 

Lu  même  idée  a  été  reprise  au  xviu"  siècle  par 
le  poète  franciscain  André  Kacic  Miosic  (1690- 
1760)  dans  un  recueil  célèbre  de  ballades  intitulé  : 
Le  noble  discours  de  la  nation  slave,  dans  lequel  on 
raconte  le  commencement  et  la  fin  des  rois  slaves 
qui,  pendant  des  siècles,  ont  régné  sur  les  pays 
slaves,  avec  des  chants  sur  les  rois,  les  bans  et  les 
héros  slaves. 

Cet  ouvrage  très  populaire  (il  a  eu  à  ma  con- 
naissance seize  éditions)  est  précédé  de  deux 
poèmes,  dont  l'un  en  quatrains,  qui  'peuvent  se 
chanter  en  dansant  le  kolo^. 

Nous  en  citerons  quelques  fragments  : 

«  Chaque  peuple  a  quchpies  vertus  dont  il  se 
glorifie  et  dont  l'a  doué  le  Dieu  tout-puissant. 
Ainsi  enseignent  les  sages. 

Toute  valeur  règne  chez  les  peuples  slaves;  la 
force,  le  courage,  le  cœur  chez  les  guerriers 
croates. 

C'est  ce  qu'atteste  Alexandre,  le  grand  roi  du 
monde  entier;  il  met  sous  les  yeux  de  tous  les 
nobles  actions  qu'ont  toujours  fait  paraître  les 
chevaliers  slaves.  Aussi  cette  vaillante  race  s'est- 
olle  toujours  ap[)elée  glorieuse  (slavna)  *. 

Avant  de  mourir   il  leur  a  k'gué  des  privilèges, 

1     Sorte  do  branle  ou  de  sarubaiidc. 
2.  Slaviia.  Slava  dans  les  langues  slaves  veut  dire  gloire. 
Ce    eu  de  mots  se  retrouve  fréi|ueninient  chez  les  poètes. 


42  LE    PANSLAVISME 

marque  de  sa  reconnaissance.    Il   les  a  glorifiés, 
célébrés  à  cause  de  leur  noble  vaillance. 

Il  a  détendu,  sous  des  peines  graves,  sous  peine 
de  malédiction,  que  l'on  insultât  ce  peuple  ;  il  a 
interdit  à  qui  que  ce  soit  d'adresser  des  injures 
aux  Slaves. 

Il  leur  a  laissé  pour  domaine  tous  les  pays  qui 
vont  de  la  mer  latine  à  l'Océan  glacial. 

Leur  nom  doit  rester  ce  qu'il  était  dans  l'anti- 
quité. Personne  ne  doit  s'y  opposer.  Ainsi  l'a 
voulu  Alexandre. 

Toute  la  grande  Sarmatie  leur  appartient  de 
toute  antiquité  :  la  glorieuse  Bosnie,  la  Dalmatie, 
les  pays  illyriens,  la  Moscovie,  la  Pologne,  la  Bo- 
hème, la  Hongrie^,  toute  la  riche  Slavonie  et  l'hé- 
roïque Bulgarie. 

Ce  sont  là  les  pays  slaves  qu'il  a  possédés  na- 
guère. Ils  ont  le  droit  de  se  glorifier,  car  ils  ont 
vaincu  des  nations. 

La  Ligonie,  l'Alanie,  la  plaine  de  Lika,  Krbava, 
et  aussi  la  belle  Albanie,  tout  cela  est  du  royaume 
illyrien. 

La  riche  terre  du  littoral  (dalmate)  et  Gorica,  lo 
Banat  et  la  Carniole  ont  de  tout  temps  appartenu 
au  peuple  slave. 

La  terre  serbe  et  la  Russie  sont  son  héritage  de 
jtout  temps,  et  aussi  la  Tatarie  et  la  Prusse. 

Dans  sa  blanche  capitale,  qui  s'appelait  Alexan 
drie,  à  son  cher  peuple  slave  il  a  adressé  un  su- 

1,  Le  poète  oublie  que  les  habitants  de  la  Hongrie  ne 
sont  pas  tous  des  Slaves,  mais  qu'il  y  a  parmi  eux  de- 
Magyars. 


TEMOIGNAGES   DES  HISTORIENS   PRIMITIFS  43 

prême  saiut.  Il  a  conjuré  en  outre  les  dieux  qu'il 
honorait,  Mars,  Jupiter,  Pluton,  do  leur  accorder 
tous  les  biens... 

Onze  glorieux  bans  étaient  là  présents,  ainsi 
que  le  trésorier,  quand  Alexandre  salua  les 
Slaves. 

Ils  furent  appelés  pour  attester  au  monde  en- 
tier, ô  glorieuse  nation  !  les  bans  soussignés,  — 
ainsi  que  les  doctes  nous  l'ont  appris,  —  pour  attes- 
ter au  monde  entier  le  legs  qu'Alexandre,  lîls  de  Phi- 
lippe, t'a  légué  en  reconnaissance  de  ses  exploits.  » 

L'authenticité  de  ce  prétendu  testament  avait  été 
mise  en  doute  dès  le  xvi'  siècle  par  le  polygraphe 
tchèque  Veleslavin  (1545-1599),  plus  tard  par  le 
jésuite  Balbin  (1622-1688),  qui  était  pourtant  un 
patriote  passionné,  et  aussi  par  le  Croate  Krija- 
nitch  dont  nous  parlerons  tout  à  l'heure  et  qui 
est,  comme  nous  le  verrons,  un  fougueux  pansla- 
viste.  Il  déclare  que  c'est  une  fable  grossière,  une 
invention  des  Tchèques.  Il  fait  remarquer  qu'au 
temps  d'Alexandre  les  Slaves  n'habitaient  point 
dans  la  Péninsule  balkanique  et  que  le  conquérant 
macédonien  n'a  jamais  eu  de  rapports  avec  les 
Ilusses. 

Ce  n'est  pas  seulement  Alexandre  que  les  falsi- 
ficateurs, et  à  leur  suite  les  naïfs,  s'elTorcent  de 
rattacher  à  l'histoire  de  la  race  slave.  Auxvii"  siècle 
ai)paraît  en  Dalmalie  un  fal.sidcateur  (jui  invente 
d'annexer  à  la  race  slave  l'empereur  Justinieii. 
Cette  erreur,  longtemps  acceptée  par  les  savants 
des  pays  slaves,  n'a  été  déma.îquco  qui!  y  u  uno 
quarantaine  d'annéeâ. 


CHAPITRE  V 

L'IDÉE  PANSLAVE   CHEZ  LES  POÈTES, 
LES  LITTÉRATEURS  ET  LES  PHILOLOGUES 


Témoignages  dalmates,  polonais,  tchèques,  Slovènes,  serbes 
^de  Lusace). 


Chez  les  érudits,  chez  les  poètes,  chez  les  gram- 
mairiens, c'est  un  lieu  commun  que  d'exalter 
la  gloire  et  la  grandeur  de  la  race  slave  :  «  II 
n'y  a  pas  de  peuple  aussi  grand  que  le  nôtre  », 
écrit  au  xvi*  siècle  le  croate  Vrancic  (1505-1573), 
plus  connu  sous  le  nom  latin  de  Verantius.  «  Notre 
langue  ne  se  cache  pas  dans  quelque  coin  du 
monde,  mais  elle  est  en  usage,  dans  beaucoup  de 
grands  empires  »,  écrit  en  1562  son  compatriote 
Antoine  Dalmatin. 

Au  XVI*  siècle  les  poètes  polonais  —  bien  qu'ils 
aient  quelques  raisons  d'être  fiers  de  leur  nation 
—  aiment  à  exalter  le  nom  slave. 

Ainsi  Grochowski  (1554-10 12)  écrit  La  Calliopc 
slave,  Zawicki  (xvi'  siècle)  les  Charités  (autrement 
dit  les  Grâces)  slaves,  Wilkowski  (xviu^  siècle)  La 
Sapho  slave  en  Vhonneur  de  la  glorieuse  victoire 
de  Smoleyuk,  Miaskowski  (1549-1022)  l'Hercule 
slave. 


l'idée  panslave  chez  les  poètes  45 

Dans  un  de  ces  poèmes,  le  rossignol  slave 
embrasse  d'un  coup  d'œil  tout  l'ensemble  des 
peuples  slaves  et  les  fait  apparaître  dans  l'histoire 
bien  avant  l'époque  où  leur  existence  est  réelle- 
ment constatée. 

«  On  les  voit  sur  les  sommets  élevés  de  Pro- 
méthée,  (le  Caucase).  On  les  voit  sur  l'océan  Gla- 
cial. Ici  les  Vénètes  qui  donnent  leur  nom  à  une 
mer  (la  Baltique,  Sinus  Venetus),  ici  les  Rossanes, 
d'où  les  Russes  ont  tiré  leur  nom,  ici  les  Laxes, 
d'où  viennent  les  Lechs  (les  Polonais)  *  là,  les 
puissants  Ceclis,  d'où  tirent  leur  nom  les  Tchèques 
actuels,  puis  les  Bulgares  sur  le  Danube,  les  Slo- 
vaques, les  Serbes,  les  Antes,  les  Bosniaques  et  les 
vaillants  Croates.  Contre  tous  ces  peuples  les  Césars 
romains  luttent  en  vain.  Le  peuple  slave  s'établit 
jusque  sur  les  bords  de  l'Adriatique,  sur  les  rives 
de  l'Elbe  glacée.  » 

Chez  les  Tchèques,  le  chroniqueur  Hajek  (mort 
en  1553),  fait  descendre  les  Slaves  de  Japhet,  leur 
assigne  en  partage  les  pays  serbes,  bulgares, 
croates,  russes  et  moscovites;  il  y  ajoute  même  les 
Valaques  qui  pratiquaient  alors  la  liturgie  et  l'al- 
phabet slaves. 

Au  xvin'  siècle,  la  triade  symbolique  Czech, 
Lech  et  Rous  est  tellement  populaire  qu'elle  se 
retrouve  môme  dans  les  livres  d'éducation  publiés 
par  les  Jésuites,  dont  la  plupart  s'étaient  cepen- 
dant donné  la  mission  d'extirper  du  pays  la  natio- 
nalité slave. 

1.  Ces  étymologies  sont  de  puro  fantaisie. 


46  LE*  PANSLAVISME 

Au  xvii'  siècle  il  se  trouva  un  jésuite  patriote  — 
infidèle  à  l'esprit  de  son  ordre  —  pour  plaider  en 
Bohême  la  cause  de  la  langue  nationale  menacée. 
Bohuslav  Balbin  (1622-1688)  écrivit  une  Dissertalio 
apologetica  pro  lingua  slavonica,  prœcipue  bohemica 
qui  ne  fut  publiée  qu'un  siècle  après  sa  mort,  en 
1775  : 

«  La  langue  slave,  disait  Balbin,  est  aujourd'hui 
la  plus  répandue  de  toutes  celles  qui  existent.  Elle 
s'étend  de  la  mer  Adriatique  jusqu'à  l'océan  Gla- 
cial, elle  est  parlée  en  Istrie,  en  Dalmatie,  en 
Croatie,  en  Hongrie,  en  Bosnie,  en  Bohême,  en 
Moravie,  en  Silésie,  en  Lusace,  chez  les  Polonais, 
les  Rulhènes,  dans  une  partie  de  la  Prusse,  chez  les 
Russes  et  les  Moscovites  (Notons  en  passant  que  les 
Ruthènes  doivent  être  identifiés  aux  Moscovites  à 
moins  qu'il  ne  s'agisse  du  dialecte  petit-russe)  dont 
l'empire  est  immense.  Il  n'y  a  dans  le  monde 
entier  aucune  autre  langue  avec  laquelle  on  puisse, 
en  changeant  seulement  de  dialecte,  parler  à  tant 
de  peuples  et  de  nations.  » 

Au  xvi°  siècle  un  prêtre  de  la  secte  des  frères 
Bohèmes,  Jean  Blahoslav,  avait  écrit  une  grammaire 
qui,  rédigée  en  1571 ,  n'a  été  publiée  que  trois  siècles 
plus  tard,  en  1867.  Il  énumère  les  différents  dia- 
lectes du  slave,  le  tchèque,  le  polonais,  le  russe, 
le  moscovite  et  il  se  demande  quel  est  —  au  point 
de  vue  esthétique  —  le  premier  de  ces  dialectes  : 

«  C'est,  répond-il,  sur  quoi  il  est  inutile  de  dis- 
puter, car  de  telles  choses  sont  pleines  d'incerti- 
tudes et  d'erreurs.  Qui  pourrait  faire  une  réponse 
juste  et  acceptable  également  pour  tous? 


l'idée  panslave  chez  les  poètes  47 

«  îl  me  paraît  utile,  dit-il  plus  loin,  quand  on 
sait  un  do  ces  dialectes  d'apprendre  les  autres. 

«  Par  exemple  un  Tchèque  qui  entend  les  autres 
dialectes  comprendra  bien  mieux  les  origines,  les 
mutations,  les  dérivations  des  mots.  »  Ce  sont  là 
des  observations  très  justes,  mais  dont  l'applica- 
tion est  plus  difficile  qu'on  n'imagine. 

Nous  retrouvons  les  mêmes  idées  chez  un  écri- 
vain Polonais,  Lucas  Gornicki  (1527-1603)  qui, 
en  1566,  fit  paraître  à  Cracovie  un  ouvrage  intitulé 
le  Courtisan  polonais.  C'est  une  adaptation  du 
célèbre  ouvrage  italien  de  Casliglione,  //  cortegiano. 
îl  fournit  de  curieux  détails  sur  les  mœurs  et  la 
vie  polonaise  au  xvi»  siècle.  L'auteur  suppose  un 
dialogue  entre  quelques  gentilshommes  de  ses 
compatriotes.  «Messeigneurs,  il  faut,  ditl'un  d'eux, 
que  vous  sachiez  que  notre  langue  n'est  pas 
ancienne  par  elle-même;  mais  qu'elle  est  née,  il  y 
a  peu  de  temps,  du  slave. 

«  Toutes  ces  langues,  le  polonais,  le  tchèque,  le 
russe  et  le  croate,  le  bosniaque,  le  serbe  i  le  bulgare 
ctbien d'autres  d'abordqu'unen'étaientseulclanguc 
slave,  de  même  qu'il  n'y  avait  qu'un  seul  peuple 
slave.  Ainsi  donc,  quand  un  gentilhomme  ne  trouve 
pas  de  mot  polonais,  il  fera  bien  d'emprunter  à  la 
langue  tchèque  plutôt  qu'à  toute  autre,  car  cette 
langue  est  considérée  chez  nous  comme  la  plus 
achevée.  Mais  si  le  mot  tchèque  est  trop  difficile 
et  que  le  russe,  le  croate  ou  le  serbe  2  soit  plus 

1.  Le  croate,  le  bosniaque  <t  le  serbe  ne  forment  on 
réalité  qu'une  seule  et  luCnie  langue.  V.  plus  haulcliap.  I". 

2.  Même  observation. 


48  LE    PANSLAVISME 

facile  à  comprendre  pour  un  Polonais,  il  faudrait 
l'emprunter  sans  hésitation.  » 

Ph'it  à  Dieu  que  les  Polonais  eussent  écouté  ces 
sages  conseils!  Ils  n'auraient  pas  défiguré  leur  belle 
langue  par  une  infinité  de  germanismes  et  de 
vocables  douteux  qu'il  est  aujourd'hui  bien  diffi- 
cile d'extirper.  S'ils  recouvrent  jamais  leur  indé- 
pendance-politique ils  feront  bien  d'écheniller  un 
peu  leur  idiome  que  les  influences  teutonnes  ont 
terriblement  corrompu. 

Nous  trouvons  un  témoignage  analogue  aux 
précédents  chez  le  Slovène  Bohoricz,  partisan  pas- 
sionné de  la  réforme  luthérienne  et  par  suite  de  la 
langue  nationale.  Il  fit  paraître,  en  1584,  à  Wit- 
tenberg  une  grammaire  rédigée  en  latin  qui  était 
à  sa  façon  une  sorte  de  grammaire  comparée  unde,' 
dit  le  titre  qui  est  fort  long,  Moskoviticss,  Rutenicœ, 
Polonicx,  Boemicie  et  Lusaiicse  Lingux  cum  Dalma- 
tica  et  Croalica  cognatio  facile  deprehenditur. 
Bohoricz  imagine  une  langue  ruthène  et  une  langue 
moscovite,  une  langue  dalmate  efune  croate.  J'ai 
déjà  signalé  ces  erreurs  chez  d'autres  écrivains.  Ce 
qu'il  y  a  de  plus  intéressant  dans  son  ouvrage,  ce 
sont  les  idées  sur  l'unité  et  la  diffusion  de  la 
langue  slave. 

On  lit  dans  la  préface  :  «  Sous  le  nom  de  S»laves 
je  n'entends  pas  un  peuple  caché  dans  quelque 
recoin  de  la  terre,  et  renfermé  dans  des  limites 
étroites,  mais  j'appelle  slaves  tous  les  pays  de  tous 
les  peuples  où  l'on  parle  slave,  où  l'on  manifeste 
quelque  connaissance  de  la  langue  slave  {slavicse 
linguse). 


1,'lDÉlS  PANSLAVK  CHEZ  LES  POÈTES        49 

Or  la  langue  slave  est  répandue  par  la  plus 
grande  partie  du  monde,  sinon  par  le  monde 
entier...  A  la  cour  du  Sultan  les  janissaires  parlent 
notre  langue  et  écrivent  dans  notre  al[)habet  cyril- 
lique (il  s'agit  des  janissaires  d'origine  bulgare  et 
serbes  qui  étaient  en  elïet  assez  nombreux).  Notre 
langue  est  tellement  répandue  dans  l'empire 
ottoman  qu'elle  efface  presque  celle  des  Turcs  cu.v 
mémeti. 

Au  nord,  sous  le  pôle  même,  habitent  les  Mos- 
covites (Bohoricz  écrit  les  Mosliovites,  et  comme 
beaucoup  de  ses  compatriotes  il  fait  venir  ce  nom 
du  mot  Slovène  mosh  homme,  ce  qui  est  d'ailleurs 
une  étymologie  absurde). 

Après  les  Moscovites,  il  mentionne  les  Ruthènes 
et  tous  les  peuples  que  Ptolémée  groupe  autour 
du  golfe  Vénétique  septentrional  et  il  énuraère 
avec  complaisance  les  Lithuaniens  (qui  ne  sont 
pas  des  Slaves)  les  Polonais,  les  Tchèques,  les 
Lusacieus,  les  Wcndes,  les  Serbes,  les  Bulgares. 
«  Tous  ces  peuples,  dit-il,  sont  slaves  et  parlent 
slave.  »  Peut-être,  ajoute-t-il,  prétendra-t-on  à 
cause  de  quelques  différences  de  prononciation  ou 
d'écriture  que  ces  peuples  ne  sont  pas  homoglottes  * 
ou  qu'ils  ne  sont  pas  tous  slaves.  C'est  comme  si 
l'on  i)r6lendait  que  les  Souabes,  les  Misniens,  les 
Saxons,  les  Flamands  ne  sont  pas  tous  germains. 
Nous  les  reconnaissons  pour  germains,  nous  leurs 
adjugeons  une  patrie  commune  à  cause  do  la 
communauté  de  la  langue.  Pouniuoi  agir  autre- 
ment  vis-à-vis  des    Slaves?  Il   y   a   certainument 

1.  C'est-à-dire  du  môiiio  langue. 


50  LE    PANSLAVISME 

entre  les  dialectes  slaves  moins  de  différences  de 
prononciation  qu'entre  les  Misniens,  les  Saxons  et 
les  Flamands.  » 

Même  chez  le  plus  petit  des  peuples  slaves,  chez 
les  Serbes  de  Lusace,  nous  retrouvons  cette  con- 
science et  cet  orgueil  de  la  nationalité  slave.  Le 
prêtre  luthérien,  Michel  Frencel  (1608-1706)  s'ins- 
pire des  bibles  tchèque  et  polonaise  pour  ses  tra- 
ductions de  l'Ecriture  et  pousse  si  loin  son  patrio- 
tisme qu'il  raconte  dans  un  sermon  que  même  en 
Chine  on  parle  wende  (c'est-à-dire  serbe).  Quand 
Pierre  le  Grand  passe  à  Dresde,  Frencel  lui  fait 
remettre  ses  traductions  de  l'Evangile  et  des 
Epîtres. 

Il  accompagne  son  envoi  d'une  dédicace  où  il 
salue  «  le  souverain  de  beaucoup  de  millions  de 
sujets  qui  parlent  notre  langue  serbe  ou  sarmate 
(c'est-à-dire  slave),  le  souverain  qui  a  honoré  de 
sa  présence  la  ville  de  Dresde  construite  naguère 
parles  Serbes  (Cf.  plus  haut  c'nap.  il).  Il  rappelle 
la  légende  de  trois  frères  Czech,  Lech  et  Rous  et 
il  conclut  ainsi  : 

«  J'honore  et  vénère  Votre  Majesté  Impériale, 
moi  prédicateur  wende  ou  serbe  en  Lusace  de 
l'Électeur  de  Saxe,  et,  comme  les  Russes  ou  Mos- 
covites parlent  notre  langue  serbe  ou  slave,  autre- 
ment dite  glorieuse*...  je  vous  présente  ces  traduc- 
tions en  vous  priant  de  les  emporter  dans  votre 
Russie  ou  Moscovie  afin  que  les  Moscovites 
apprennent  par  ces  livres  que  la  vcVritable  religion 
luthérienne  fleurit  en  Saxe.  » 

1.  Slava  veut  dire  gloire. 


l'idée  panslavb  chez  les  poètes  51 

On  ignore  comment  Pierre  le  Grand  accueillii 
cet  liommage.  Ce  qu'on  sait,  c'est  qu'il  revint 
quelques  années  plus  tard  et  qu'il  visita  Witten- 
berg.  Dans  cette  visite,  il  était  accompagné  par 
des  étudiants  serbes  qui  lui  donnaient  des  explica- 
tions en  leur  langue.  S"'ils  parlaient  le  serbe  pur  il  ne 
dut  rien  comprendre  ou  lit  semblant  de  comprendre 
par  politesse.  Peut-être  quelqu'un  de  ses  ciceroni 
avait- il  quelques  notions  de  slavon  et  put-il 
s'exprimer  dans  un  nègre  intelligible. 

Michel  Frencel  eut  un  fils,  Abraham,  qui  a  écrit 
en  latin  un  gros  volume  De  Originibus  lingux  so 
rabicx  (Bautzen  1G93)  oii  il  fait  venir  cette  langue 
de  l'hébreu,  ce  qui  rattache  à  l'hébreu  tous  les 
idiomes  slaves.  Il  y  parle  avec  orgueil  de  l'immen- 
sité de  sa  race  qui  s'étend  en  Orient  jusqu'à  la 
Tatarie  et  jusqu'à  Constantinople.  En  tête  du 
volume  figuraient,  suivant  l'usage  du  temps,  des  vers 
latins  en  l'honneur  de  l'auteur  et  du  sujet  traité. 
L'un  des  poètes  s'écrie  : 

Si  par  virtuti  Slavis  fortuna  fuisset, 
Orbis  adoraret  slavica  sccptra  tremens. 

Si  la  fortune  des  Slaves  avait  égalé  leur  courage 
(ou  leur  vertu)  le  monde  adorerait  leur  sceptre  en 
tremblant. 

Ce  vœu  du  versificateur  complaisant  est  bien  loin, 
hélas!  d'être  réalisé. 


CHAPITRE  VI 
LES  IDÉES  PANSLAVES  ET  LA  POLITIQUE 


Los  premières  applications  chez  les  peuples  slaves.  — 
Samo,  Svatopluk  et  l'empire  morave.  —  Premysl  Otokar. 
— ^  Insatiabiles  Teutonicorum  hiatus.  —  Charles  IV  el 
l'Evangéliaire  de  Reims.  —  Les  hussites  et  la  Pologne. 
--  Polonais  et  Russes.  —  Adam  Kisel. 


Si  les  poètes,  les  historiens,  les  publicistes  ont 
eu  l'idée  de  la  solidarité  slave,  il  faut  reconnaître 
que  les  chefs  des  peuples  n'ont  pas  eu  souvent 
les  intentions  de  la  réaliser.  Laissons  de  côté  l'em- 
pire éphémère  de  Samo  (vii°  siècle)  qui  s'étendait, 
—  à  ce  qu'il  semble  —  des  rives  de  l'Adriatique 
jusque  chez  les  Sorabes  et  qui  ne  survécut  pas  à 
son  fondateur.  Ne  mentionnons  que  pour  mémoire 
celui  du  prince  morave  Svatopluk  qui  au  ix^  siècle 
réunit  à  la  Bohème  une  partie  des  pays  slovaques 
et  polonais.  Svatopluk  avait  prévu  le  mal  que 
l'anarchie  apporterait  à  ses  compatriotes  et  ses 
prédictions  se  réalisèrent.  Son  nom  est  resté  dans 
un  proverbe  national.  Un  dicton  populaire  dit  en 
parlant  de  celui  qui  cherche  une  chose  introu- 
vable :  Il  cherche  Svatopluk.  Et  la  poésie  oopu- 
laire  chante  encore  son  souvenir. 


LES   IDÉES   PANSLAVES   ET    LA    POLITIQUE  5'^ 

«  Près  du  large  Danube,  près  des  flots  écumanls 
de  la  Morava  saigne  le  cœurj)lessé  dos  Slaves. 

«  0  patrie  de  nos  nobles  aïeux,  théâtres  retentis- 
sants de  nos  anciennes  luttes,  tu  gis  ensevelie  dans 
ta  vaste  étendue.  La  flèche  du  malheur  a  trans- 
percé ta  poitrine. 

«  Ton  temps  est  passé  ;  ta  gloire  s'est  endormie  du 
sommeil  éternel,  les  rochers  et  les  ruines  couvrent 
le  casque  de  Svatopluk  !  Parfois  seulement  du  sein 
de  l'oubli  un  souvenir  s'envole  au  ciel  dans  une 
chanson.  » 
Et  encore  : 

«  Nitra,  chère  Nitrâ,  blanche  Nitra  !  *  oi!i  sont  les 
temps  où  tu  florissais?  Nitra,  chère  Nitra!  mère 
des  Slaves,  quandje  te  contemple  il  me  faut  pleurer. 
«  Tu  étais  naguère  la  mère  de  tous  les  pays  où 
coulent  le  Danube,  la  Vistule  et  la  Morava.  Tu  étais 
la  résidence  de  Svatopluk,  quand  régnait  sa  main 
puissante.  Tu  étais  la  ville  sainte  de  Méthode, 
(piand  il  prêchait  à  nos  pères  la  parole  de  Dieu. 
Aujourd'hui  ta  gloire  est  voilée  d'ombre.  Ainsi  le 
temps  change.  Ainsi  va  le  monde!  » 

Au  X*  siècle  Boleslaw  le  Grand,  roi  de  Pologne 
(992-1025)  prend  le  titre  de  roi  des  Slaves  et  réunit 
pour  un  instant  les  peuples  situés  entre  l'Elbe  et 
le  Dnieper,  entre  la  Baltique  et  le  Danube.  Mais 
cet  l']tat  éphémère  ne  lui  survit  pas. 

Au  xiii"  siècle  le  roi  de  Bohème  Premysl  Otokar 
(1253-1278)  est  loin  d'être  l'ennemi  des  Allemands. 
11  encounage  leur  colonisation  en  Moravie.  Mais  le 

1 .  Nitra,  allemand  Noulra,  magyar  Nyilra,  ville  Je  Hongrie 
sur  les  conûns  do  la  Moravie. 


54  l,B    PANSLAVISME 

jour  OÙ  il  voit  se  dresser  devant  lui  l'ambition 
inexorable  de  Rodolphe  de  Habsbourg,  il  comprend 
qu'il  a  fait  fausse  route.  Dans  une  lettre  adressée  à 
un  cardinal  romain  il  se  plaint  énergiquement  du 
tort  que  les  Frères  Mineurs  allemands  font,  en 
Bohème"  et  en  Pologne  aux  Frères  de  langue  slave, 
«  à  la  honte  de  notre  royaume  et  de  notre  langue 
slave.  »  Sa  femme,  la  reine  Gunégonde  tient,  dans 
une  affaire  du  même  genre,  un  langage  analogue  à 
celui  de  son  mari.  Elle  recommande  à  une  abbesse 
silésienne  des  religieux  tchèques  et  polonais, 
«  attendu  qu'ils  sont  de  notre  langue.  » 

Premysl  Otokar  invoque  l'aide  des  Polonais 
contre  Rodolphe  de  Habsbourg  et  fait  appel  au  sen- 
ti ment  de  la  solidarité  slave.  Il  écrit  ù  ce  sujet  des 
paroles  qui  pourraient  servir  d'épigraphe  à  toute 
l'histoire  des  Slaves  occidentaux  :  «  Si  le  roi  alle- 
mand nous  soumet,  la  convoitise  insatiable  des 
Allemands  se  donnera  libre  carrière  et  s'étendra 
aussi  sur  vous  ». 

Ici  le  texte  latin  est  d'une  merveilleuse  énergie  : 

«  Insatiabiles  teutonicorum  hiatus  ».  La  voyez- 
vous  cette  gueule  des  Teutons  qui  s'ouvre  pour 
engloutir  les  nations  voisines?  La  voyez-vous? 

Premysl  Otakar  continue  : 

«  Nous  sommes  pour  vous  le  plus  sûr  rempart  et, 
si  nous  ne  pouvons  échapper  à  la  tempête  qui  nous 
menace,  vous  êtes  vous  et  vos  sujets  menacés  d'un 
grand  danger.  L'ambition  allemande  ne  se  contente- 
rait pas  de  votre  soumission;  la  libre  Pologne  serait 
soumise  à  un  jottg  a/freux  j  notre  peuple  périrait 
tout  entier.  » 


LES   IDÉES   PAN'SL.VVES   ET    LA    POLITIQUE  55 

Celle  lettre  gène  considérablement  un  historien 
allemand  de  la  Silésic,  Griinhagen.  !1  en  conteste 
l'authenticité.  Il  prétend  qu'elle  représente  quelque 
exercice  de  style  d'un  notaire  tchèque  du  xiv°  siècle. 
Ce  notaire  aurait  été  singulièrement  perspicace 
et  j'aimerais  à  connaître  son  nom.  Il  a  prévu  jus- 
qu'au partage  de  la  Pologne. 

J'ai  parlé  plus  haut  (p.  15)  de  Charles  IV  et 
de  son  zèle  pour  la  défense  de  la  nationalité  et  de 
la  langue  slaves.  Nous  avons  en  France  un  curieux 
monument  de  ses  sentiments  slavophiles.  C'est 
l'Evangiliaire  slavon  de  Reims  dont  j'ai  publié 
naguère  une  édition  fac-similé^.  Je  rappelle  seule- 
ment que  Charles,  d'accord  avec  le  pape  Clément  II, 
avait  fondé  à  Sazava,  aux  environs  de  Prague,  un 
monastère  inauguré  en  1372  où  des  moines  croates 
et  tchèques  célébraient  la  liturgie  en  langue  sla- 
von ne. 

La  période  hussite  ne  fut  pas  seulement  une 
période  de  réforme  religieuse,  mais  aussi  de  réac- 
tion nationale.  Jean  Zizka,  dans  un  de  ses  mani- 
festes, déclare  qu'il  veut  venir  en  aide  aux  fidèles 
de  l'Eglise  et  notamment  de  la  langue  tchèque  et 
slave.  La  période  hussite  crée  entre  les  réforma- 
teurs tchèques  et  les  réformateurs  polonais  des 
lions  intimes.  A  certains  moments  la  couronne  de 
liohôme  et  celle  de  Pologne  appartiennent  au 
même  souverain. 

D'autre  part,  les   Polonais    qui    détiennent  une 

1.  Reims,  Micliaml  (■ditoiir,  1899.  L'introdiiclion  a  été 
nMnipiiiuéc  duiis  le  Monde  slave,  2«  série,  (l'uris,  tiacbctte, 
1902.) 


56  LE    PANSLAVISME 

partie  des  terres  rtisses,qui  au  début  du  xvir siècle 
onl,  même  poussé  leurs  armes  victorieuses  jusqu'à 
Moscou,  rêvent  parfois  d'une  union  plus  intime 
avec  leurs  voisins  de  l'est. 

En  1646  le  tsar  Mikhaïlovitch  reçut  à  Moscou  du 
castellan  de  Kiev,  Adam  Kisel.  C'était  un  de  ces 
Russes  orthodoxes  qui  dépendaient  alors  de  la 
Pologne.  Il  prononça  un  discours  où  il  proclamait 
en  termes  lyric[ues  la  fraternité  des  deux  pays  voi- 
sins, cette  fraternité  qui  devait  depuis  être  soumise 
à  de  si  rudes  épreuves. 

«  Le  grand  royaume  de  Pologne  et  le  grand 
empire  russe  —  tels  deux  cèdres  du  Liban  nés  d'une 
même  racine  —  ont  été  créés  par  la  main  du  Seigneur 
d'un  même  sang  slave,  d'une  même  langue  slave. 
C'est  ce  qu'attestent  les  annalistes  grecs  et  latins  ; 
mais  le  meilleur  témoin  est  la  langue  commune 
aux  deux  grands  États.  C'est  pourquoi  à  vous  et  à 
nous  s'applique  le  mot  de  l'Ecriture,  qu'il  est  bon 
et  beau  pour  des  frères  de  vivre  en  communauté. 
Suivant  ce  précepte  divin  le  tsar  Michel  Federo- 
vitch  a  signé  un  traité  de  fraternité  éternelle  avec 
mon  Seigneur.  » 

Kisel  exprime  l'espoir  que  ces  relations  d'amitié 
fraternelle  continueront  sous  le  règne  d'Alexis 
Mikhaïlovitch.  Il  évoque  les  souvenirs  de  l'histoire 
slave  qu'il  divise  en  trois  périodes  :  . 

1°  La  période  heureuse  où  les  Slaves,  grâce  à 
l'union  de  toutes  leurs  forces,  étaient  glorifiés  dans 
le  monde  entier. 

Cette  période,  —  soit  dit  en  passant  —  est  pure- 
ment imaginaire.   L'orateur,  joue   comme   on  l'a 


LES    IDÉES    PANSLAVBS   ET    LA    POMTJO'iE  57 

ait  bien  souvent  sur  l'identité  des  mots  :  S/ama7î«?, 
les  Slaves  et  slnva,  la  gloire  ; 

2°  La  période  d'anarchie  et  de  querelles  dont  les 
étrangers  ont  profité  pour  arracher  aux  nations 
slaves  divers  territoires  (cette  période  d'anarchie 
dure  encore  aujourd'hui,  témoins  les  tragiques 
querelles  de  Serbes  et  de  Bulgares)  ; 

3°  La  période  actuelle,  période  de  l'éternelle 
alliance,  de  l'éternel  amour  des  deux  Etats  russe  et 
polonais. 

Ce  sont  là  de  belles  illusions  qui  devaient  être 
cruellement  déçues.  Nous  les  retrouverons  chez  un 
Croate  auquel  elles  devaient  coûter  cher,  le  prêtre 
catholique  Krijanitch. 

La  réalité  est  que  le  tsar  Alexis  Mikaïlovitch 
s'intéressait  beaucoup  moins  aux  Slaves  qu'aux' 
Allemands  et  aux  Anglais  chez  lesquels  il  croyait 
trouver  pour  son  peuple  des  éléments  de  civili- 
sation. 


CHAPITRE  VIÎ 

LE  GRAND  PANSLAVISTE  DU  Xyii-^  SIÈCLE 

Georges  Krijanitch.  —  Sa  vie  et  ses  idées.  —  Mavro  Orbini. 

L'un  des  apôtres  les  plus  ardents  des  idées  pan- 
slavistes  fut,  au  xva"  siècle,  un  prêtre  croate, 
Georges  Krijanitch^.  Il  était  né  en  1617,  en 
Bosnie.  On  ne  sait  ni  le  lieu  ni  la  date  de  sa 
mort.  Il  était  de  petite  noblesse  et  fut  destiné  de 
bonne  heure  à  la  carrière  ecclésiastique.  11  étudia 
la  théologie  à  Agram,  à  Vienne,  à  Bologne  et  à 
Rome.  Dans  cette  ville,  le  pape  Grégoire  XÏII  avait 
fondé  le  collège  de  Saint-Anastase  pour  les  ortho- 
doxes convertis  à  V Union,  c'est-à-dire  ceux  qui, 
en  gardant  le  mariage  des  prêtres  et  la  liturgie  en 
langue  nationale,  reconnaissaient  la  suprématie 
spirituelle  du  Souverain-Pontife.  Krijanitch,  en 
étudiant  dans  cet  établissement,  imaginait  certai- 
nement pouvoir  agir  un  jour  sur  ses  compatriotes, 
les  Serbes  orthodoxes.  Tout  en  approfondissant  la 
théologie  et  la  langue  italienne,  il  méditait  sur  sa 
langue  maternelle  ;  il  apprenait  cet  idiome  slavon 
qui  est  celui  de  l'Eglise  chez  les  Slaves  du  rite  grec, 

1.  Ou  Krizanic. 


I 


lE    GB-'.ND    PANSLAVISTE    hV    XVll"    SIÈCLE  59 

les  Serbes,  les  Russes  et  les  Bulgares.  Il  préparait 
dans  sa  langue  maternelle  un  écrit  théologique 
pour  réfuter  les  dogmes  sur  lesquels  les  schisma- 
tiques  diffèrent  des  catholiques.  Ces  études  appe- 
laient sa  curiosité  sur  cette  lointaine  Moscovie  qui 
commençait  à  se  révéler  à  l'Occident.  Il  écrivait 
une  BibUo'.heca  schismalum  universa  à  laquelle  il 
donnait  pour  épigraphe  ces  deux  versets,  emprun- 
tés, l'un  à  Ezéchiel,  l'autre  à  saint  Jean  :  «  Il  n'y 
aura  plus  désormais  deux  peuples,  et  ils  ne  seront 
pas  divisés  en  deux  royaumes.  —  Il  n'y  aura  qu'un 
troupeau  et  qu'un  pasteur  ». 

Excité  sans  doute  par  son  zèle  religieux  et  par 
cet  instinct  panslaviste  qui  fermentait  en  lui^  il  se 
rendit  en  Russie.  Il  emmenait  avec  lui  une  abon- 
dante bibliothèque.  Chemin  faisant,  il  s'arrêta 
durant  trois  mois  à  Lwow  (Lemberg),  oi!i  se 
rencontraient  les  Polonais  catholiques  et  les  Ru- 
thènes  —  autrement  dit  Petits-Russes  —  soumis 
à  VU7}ion. 

De  là  il  passa  dans  la  Petite-Russie  proprement 
dite  et  séjourna  à  Niejine,  dans  la  ville  où  plus  tard 
Gogol  fera  ses  études. 

C'est  là  qu'il  composa  son  premier  écrit  poli- 
t'^que,  le  Discours  aux  Petits-Russieyis,  qui  flot- 
taient alors  entre  la  Russie  et  la  Pologne.  Sou 
patriotisme  panslavc  ne  trouve  que  dans  la  Russie 
des  garanties  d'avenir  pour  ses  congénères  ;  il  en- 
gage les  Pelits-Russiens  à  se  rattacher  frari- 
chement  aux  Moscovites,  à  se  soumettre  «  au 
très  doux  et  très  illustre  seigneur  de  la  Russie  ». 

Krijanitch  a  une  confiance  absolue  dans  l'aveni/ 


60  LE    PANSLAVISME 

de  l'Etat  moscorite  et  se  fait  même  sur  le  compte 
de  ses  habitants  des  illusions  prématurées. 

«  Je  suis  venu  ici,  écrit-il  dans  sa  Politique,  pour 
purifier  la  langue  slave,  en  écrire  une  bonne 
grammaire  et  un  bon  lexique,  pour  rédiger  une 
histoire  de  la  nation  slave  tout  entière  (notez  cette 
expression,  la  nation  slave,  c'est-à-dire  l'ensemble 
des  peuples  que  nous  avons  énumérés  aux  pre- 
miers chapitres  de  ce  volume),  enfin  pour  réfuter 
les  mensonges  que  les  étrangers  répandent  sur  le 
compte  des  Slaves,  et  spécialement   des  Russes. 

a  ...  C'est  bien  à  tort,  dit-il  ailleurs,  qu'on  m'a 
traité  d'aventurier  et  de  vagabond.  Je  suis  venu 
trouver  le  seul  roi  de  ma  nation  et  de  ma  langue 
qu'il  y  ait  au  monde  (il  oubliait  le  roi  de  Pologne 
qui,  sans  doute,  n'eût  pas  compris  grand'chose  à 
ses  rêveries).  Je  suis  venu  chez  mon  peuple  et 
dans  ma  vraie  patrie,  dans  le  seul  pays  où  l'on 
puisse  tirer  profit  de  mes  ouvrages,  où  je  puisse 
trouver  des  acheteurs  pour  mes  travaux,  ma  gram- 
maire, mes  dictionnaires  et  mes  autres  livres  en 
langue  slave.  » 

Krijanitch  se  faisait  de  singulières  illusions,  La 
Russie  moscovite  n'était  pas  encore  assez  éclairée 
pour  apprécier  ses  travaux,  écrits  dans  une  langue 
singulière  et  peu  intelligible.  Il  professait  d'ail- 
leurs des  doctrines  libérales  pour  lesquelles  les 
Russes  n'étaient  pas  encore  mûrs.  «  Le  devoir  et 
l'honneur  du  souverain,  disait-il,  c'est  de  rendre 
son  peuple  heureux.  Car  les  empires  n'ont  pas  été 
faits  pour  les  souverains,  mais  les  souverains  pour 
les  empires.  Là  où  il  y  a  de  bonnes  lois  les  sujets 


LE    GRAND    PANSLAVISTK    DL'    XVII*    SlîiCLE  61 

vivent  heureux  et  les  étrangers  viennent  volon- 
tiers. » 

Ces  doctrines  et  son  caractère  de  prêtre  catho- 
lique ne  pouvaient  que  le  rendre  suspect.  Le 
16  janvier  1661,  il  se  vit,  par  ordre  du  tsar,  dé- 
porté à  Tobolsk.  Il  emportait  d'ailleurs  avec  lui 
une  bibliothèque  assez  considérable,  si  l'on  en 
juge  par  les  nombreuses  citations  dont  il  émaille 
les  ouvrages  écrits  dans  ce  lointain  exil.  On  sait 
qu'il  revint  de  Sibérie  à  une  époque  qu'il  n'est  pas 
aisé  de  déterminer.  On  ne  sait  pas  non  plus  où 
et  quand  il  mourut. 

Les  Académies  de  Petrograd  et  d'Agram  de- 
vraient s'entendre  pour  publier  une  biographie 
définitive  et  une  édition  vraiment  critique  des  œuvres 
de  cet  illustre  précurseur. 

L'exil  de  Krijanitch  ne  modifia  en  rien  ses 
idées.  Il  est  resté  toute  sa  vie  un  panslaviste  incor- 
rigible. Il  entreprend  de  créer  un  idiome  panslave, 
également  intelligible  aux  Russes,  aux  Slaves  du 
Midi,  aux  Lechs.  — c'est-à-dire  aux  Polonais  — et 
aux  Tchèques.  Il  constate  avec  amertume  que  les 
peuples  slaves,  en  se  soumettant  aux  nations 
étrangères,  ont  perdu,  les  uns  le  tiers,  les  autres 
la  moitié  de  leur  lexique  (il  exagère  un  peu),  et  il 
imagine  de  restituer  ce  lexique  dans  toute  sa  pu- 
reté. Son  purisme  va  si  loin  qu'il  s'indigne  de  ren- 
contrer des  mots  indo-européens,  comme  mati  et 
mater,  oko  et  oculus,  ootsa  et  ovis. 

Celui  de  ses  ouvrages  qui  nous  intéresse  le  plus, 
c'est  son  traité  De  hi  Politique.  L'épigraphe  latine 
du  livre  en  révèle  la  pensée  maîtresse  :  «  J'écris 


62  LE    PANSLAVISMB 

ceci  pour  la  défense  de  noire  commune  nation.  Je 
veux  chasser  de  notre  armée  tous  les  étrangers  ; 
j'accepte  tous  les  Russes,  lés  Polonais,  les  Lithua- 
niens et  les  Serbes  qui  veulent  servir  sous  mes 
ordres  ». 

Il  dédia  son  ouvrage  au  tsar  Alexis  Mikhaïlo- 
vitch,  le  père  de  Pierre  le  Grand. 

«  La  race  slave,  lui  dit-il,  est  partagée  en  six 
tribus,  les  Russes,  les  Polonais,  les  Tchèques,  les 
Bulgares,  les  Serbes  et  les  Croates.  Tous  ont  eu 
autrefois  des  rois  nationaux.  Seule  aujourd'hui  la 
Russie  possède  un  souverain  de  sa  langue.  Tous 
les  autres  peuples  sont  soumis  à  des  étrangers... 
La  race  slave  n'a  pas  encore  eu  d'historien.  Les 
Allemands  ne  cessent  d'écrire  sur  elle,  spéciale- 
ment sur  la  Russie,  toutes  sortes  de  calomnies. 
J'ai  donc  résolu  de  rédiger  une  histoire  de  la  race 
slave  tout  entière,  oîi  seraient  réfutés  les  men- 
songes des  Allemands...  » 

Krijanitch  est  avant  tout  un  patriote  passionné 
pour  la  grandeur  de  sa  race.  Il  réclame  l'expul- 
sion des  Allemands  qui  exploitent  la  Russie  : 

«  Notre  peuple  slave  est  tout  entier  en  proie  à 
la  misère;  nous  sommes  dépouillés  parles  Alle- 
mands, les  Juifs,  les  Ecossais,  les  Tziganes,  les 
Arméniens,  les  Grecs... 

«  Des  peuples  autrefois  célèbres,  les  Egyptiens, 
les  Hébreux,  les  Grecs,  sont  aujourd'hui  retombés 
dans  la  barbarie;  d'autres,  naguère  grossiers  et 
sauvages,  les  Français,  les  Allemands,  les  Italiens, 
sont  arrivés  à  une  haute  civilisation.  Personne  n'a 
le   droit  de  dire   qu'à    nous,  Slaves,  la  voie  des 


LE    GRAND    PAXSL.WISTE    DU    XVII*    SIÈCLE  63 

sciences  est  fermée  par  un  arrêt  du  ciel,  que  nous 
n'avons  pas  le  droit  ou  le  devoir  de  progresser 
dans  la  culture...  » 

Dans  un  chapitre  fort  curieux,  l'auteur  expose  sous 
la  forme  dramatique  du  dialogue  les  mistires  de  sa 
race.  Les  deux  interlocuteurs  qu'il  met  en  scène 
s'appellent,  l'un  Boris,  l'autre  Ilervoï.  Boris,  c'est  le 
Russe;  Ilervoï,  c'est  le  Slave  du  Midi  (Hrvati  est  le 
nom  national  des  Croates). 

«  ...Je  considère,  dit  Boris,  comme  nous  sommes 
devenus  un  objet  de  risée  pour  les  autres  nations. 
Les  unes  nous  offensent  cruellement,  les  autres 
nous  méprisent  ;  d'autres  nous  exploitent  et  dévo- 
rent nos  biens  sous  nos  yeux  et,  ce  qu'il  y  a  de 
plus  cruel,  elles  nous  insultent,  nous  haïssent, 
nous  appellent  barbares  et  nous  rangent  plutôt 
parmi  les  animaux  que  parmi  les  hommes.  » 

Ilervoï  explique  à  son  interlocuteur  les  raisons 
de  celte  infériorité  : 

«  La  première,  dit-il,  est  notre  mépris  pour  les 
arts;  la  seconde,  notre  passion  pour  les  étrangers; 
nous  soulTrons  qu'ils  régnent  sur  nous,  qu'ils  nous 
trompent  par  toute  espèce  d'artifices,  qu'ils  fas- 
sent de  nous  tout  ce  qu'ils  veulent.  Voilà  pour- 
(T       quoi  ils  nous  appellent  barbares.  » 
B         Notez  ce  couplet.  Ilervoï  a  cruellement  raison, 
B      et  les  satiriques   russes  et  polonais,    surtout    au 
■^  xviii'  siècle^  ont  vigoureusement  llélri  la  xénoma- 
^K  nie  de  leurs  compatriotes. 

^B      Ilervoï,  avec   une  amèrc  ironie,  éniimèrc  une  à 

^"    une,  dans  la  langue  originale,  les  injures  dont  les 

étrangers  accablent  ses  compatriotes  slaves.  «  Les 


6i 


LE    PANSLAVISME 


Grecs,  —  il  aurait  dû  dire  aussi  les  peuples  de 
langue  latine  —  quand  ils  veulent  désigner  un 
esclave,  emploient  le  nom  de  notre  nation.  Un  de 
leurs  proverbes  dit  :  «  L'Hellène  est  beau,  l'Albanais 
intrépide,  le  Bulgare  n'est  pas  un  homme  ».  Les 
-Hongrois  disent  :  «  L'Allemand  est  un  pourceau,  le 
Slave  n'est  pas  un  homme.  Le  Bulgare,  le  Tchèque 
et  le  Valaque  sont  trois  voleurs  ».  Les  Français  eux- 
mêmes  nous  parlent  des  ours  de  Pologne. 

Hervoï  ne  méconnaît  pas  les  vices  de  ses  congé- 
nères et  s'exprime  sévèrement  sur  leur  compte. 
Il  oppose  à  la  mollesse  des  Slaves  la  ténacité  des 
Allemands.  Ecoutez  ces  paroles,  dont  il  y  a  encore 
aujourd'hui  à  tirer  quelque  profit  : 

«  Ils  ont  mené  leurs  affaires  de  telle  sorte  que 
jamais  un  souverain  étranger  ne  les  a  gouvernés. 
Peu  à  peu  ils  ont  soumis  à  leur  pouvoir  tous  les 
royaumes  de  l'Europe,  les  uns  par  la  ruse,  les 
autres  par  la  force.  Là  même  où  on  croit  qu'ils  ne 
régnent  pas,  ils  sont  les  maîtres.  Sous  prétexte 
de  prendre  du  service,  d'exercer  le  commerce  ou 
quelque  industrie,  ils  envahirent  maint  pays.  Ils 
enlèvent  aux  indigènes  les  profits  qui  leur  revien- 
draient et  les  traitent  comme  du  bétail... 

«  En  vérité,  le  peuple  qui  volontairement  se 
soumet  à  des  étrangers  se  réduit  à  l'état  du  trou- 
peau qui  ne  choisit  pas  le  berger  parmi  ses  mem- 
bres. Ainsi  les  Croates,  les  Serbes,  les  Bulgares, 
réduits  par  la  force  à  supporter  le  joug  des  Alle- 
mands ou  des  Turcs,  ont  moins  à  rougir  que  les 
Polonais,  qui  vont  chercher  des  rois  chez  les  Hon- 
grois,  les  Lithuaniens,  les  Français.   Q.'ant  aux 


LE    GRAND    PANSLAVISTE    DU   XVII*   SIÊCLB  65 

Allemands,  ils  envahissent  nos  pays  sous  prétexte 
d'y  apporter  les  arts  de  la  paix  ou  de  la  guerre. 
Ils  viennent  s'établir  chez  nous  avec  leurs  femmes  ; 
mais  ils  ne  trouvent  pas  le  chemin  du  retour.  C'est 
ainsi  qu'ils  nous  ont  chassés  de  la  Moravie,  de  la 
Poméranie,  de  la  Silésie,  de  la  Prusse.  En  Bo- 
hême, il  ne  reste  que  peu  de  Slaves  dans  les  villes; 
en  Pologne,  elles  sont  complètement  germanisées. 
Une  fois  installés  dans  un  endroit,  ils  s'y  multi- 
plient et  supplantent  les  véritables  habitants.  » 

Krijanitch  ne  doute  de  rien.  Il  adresse  au  tsar 
Alexis  Mikhaïlovitch  les  conseils  les  plus  hardis 
avec  une  audace  qui  suffirait  à  nous  expliquer  sa 
disgrâce.  Par  une  prosopopée  qu'on  pourrait  qua- 
lifier d'impertinence  et  qui  dut  sembler  un  acte  de 
lèse-majesté,  il  met  dans  la  bouche  même  du 
souverain  l'exposé  des  réformes  qu'il  rêve  pour 
la  Russie. 

C'est  le  tsar  lui-même  qui  invite  son  peuple  à 
jurer  qu'il  n'acceptera  jamais  de  souverains  étran- 
gers. Si  la  famille  tsarienne  venait  à  s'éteindre,  on 
ne  pourra  élire  qu'un  prince  de  race  slave.  Le  sou- 
verain de  son  côté  s'engage  à  ne  donner  ses  filles 
qu'à  des  princes  slaves  ou  à  des  boïars  russes.  Il 
promet  de  faire  cesser  les  querelles  religieuses  et 
de  conclure  de  salutaires  alliances  de  façon  qu'un 
jour  la  nation  slave  soit  délivrée  du  joug  ottoman. 

Dans  l'histoire  de  l'humanité,  Krijanitch  ne  voit 
que  celle  de  sa  race.  Il  rappelle  comment,  après  la 
chute  de  l'empire  romain,  les  ancêtres  des  Slaves 
actuels  passèrent  le  Danube  et  occupèrent  la  Bul- 
garie, la  Serbie  et  la  Croatie.  «  Mais,  à  cause  de 


66  LE 'PANSLAVISME 

leurs  péchés,  de  leur  anarchie,  de  leurs  discordes 
ils  ont  perdu  le  terrain  qu'ils  avaient  conquis  et 
sont  tombés  sous  le  joug  des  étrangers. 

«  Une  autre  partie  des  Slaves  s'est  établie  sur  les 
bords  de  la  mer  Baltique,  dans  la  Poméranie,  la 
Pologne,  la  Silésie,  la  Bohême  et  la  Moravie.  Mais, 
à  cause  de  leurs  querelles  et  de  leurs  alliances 
avec  les  Allemands,  ils  sont  tombés  dans  un  hon- 
teux servage.  lisse  sont  germanisés- de  telle  sorte, 
qu'ils  ne  sont  aujourd'hui,  ni  Slaves,  ni  Allemands. 
Les  Allemands  nous  ont  chassés  des  villes  de 
Livonie,  de  Prusse,  de  Poméranie,  et  de  tous  les 
rivages  de  cette  mer  naguère  slave,  aujourd'hui 
allemande.  Les  peuples,  du  Danube  ont  déjà  perdu 
leur  langue'.  Il  n'y  a  plus  de  souverain  slave 
qu'en  Russie. 

«C'est  donc  toi,  ô  grand  tsar,  qui  dois  veiller  sur 
les  peuples  slaves  et,  comme  un  bon  père,  prendre 
soin  de  tes  enfants  dispersés.  Aie  pitié  de  ceux  qui 
se  sont  laissé  tromper  et,  comme  le  père  de 
l'Évangile,  amène-les  à  la  raison.  Beaucoup  d'entre 
eux  sont  comme  enivrés  par  un  breuvage  magique. 
Dans  leur  aveuglement,  ils  ne  sentent  même  pas 
les  injures  que  leur  font  les  étrangers  :  ils  ne 
connaissent  point  leur  honte.  Ils  s'y  plaisent  au 
contraire. 

u  Toi  seul,  ô  tsar,  as  été  donné  de  Dieu  pour  venir 
au  secours  des  Slaves  du  Danube,  des  Polonais, 
des  Tchèques,  pour  leur  faire  comprendre  l'oppreS' 
sion  et  l'humiliation  qui  les  accablent,  toi  seul,  tu 

1 .  Ceci  est  une  erreur.  Ni  le  serbe  ni  le  bulgare  n'avaien'. 
disparu. 


LIS    GRAND    PAN9LAVISTE    DU    XVIl'    SIÈCLE  67 

peux  leur  apprendre  à  venger  leur  nation,  à  secouer 
le  joug  allemand  qui  pèse  sur  eux. 

«  Les  Slaves  du  Danube  ne  peuvent  rien  par 
eux-mêmes;  il  leur  faut  une  force  extérieure  pour 
qu'ils  puissent  se  remettre  sur  pied  et  compter 
encore  dans  le  nombre  des  nations.  Si  tu  ne  peux, 
ô  tsar,  dans  les  temps  actuels  leur  venir  en  aide 
et  remettre  leur  royaume  en  son  premier  état,  tu 
peux  du  moins  épurer  la  langue  slave  dans  les 
livres  et  par  de  sages  publications  ouvrir  les  yeux 
de  ces  infortunés.  » 

Ici,  Krijanitch s'abuse  singulièrement; les  Russes 
du  xvii''  siècle  ne  connaissent  pas  les  langues 
slaves  étrangères  et  sont  encore  incapables  de  s'en 
occuper. 

Krijanitch  tient  absolument  à  ce  qu'ils  s'occu- 
pent de  leurs  congénères  nu  point  de  vue  politiciue. 
Il  leur  recommande  particulièrement  de  s'inté- 
resser aux  Polonais.  La  destinée  de  ces  voisins  est 
aussi  pitoyable  que  celle  des  Slaves  du  Danube. 
Ils  se  vantent  d'une  ombre  de  souveraineté  et  de 
leurs  libertés  anarchiques;  néanmoins  ils  ne  peu- 
vent rien  par  eux-mêmes;  il  leur  faut  un  secours 
extérieur. 

L'alliance  seule  de  la  Russie  pourrait  les  sauver. 
Quant  aux  provinces  de  la  Baltique,  à  la  Bohème, 
à  la  Silésie,  à  la  Moravie,  aux  villes  maritimes,  à 
Hambourg,  à  tant  d'autres  cités  qui  furent  jadis 
slaves,  on  ne  peut  songer  à  les  reconquérir. 

Ici,  Krijanitch  se  trompe  absolument  pour  co 
qui  concerne  la  Bohème  et  la  Moravie.  Mais,  dans 
l'état    d'abaissement    où    la  nation  tchè(iue   était 


68  LE.  PANSLAVISME 

tombée,  qui  aurait  osé  prévoir  sa  miraculeuse 
résurrection? 

Pour  ce  qui  est  des  Slaves  méridionaux,  leurs 
intérêts  et  ceux  des  Russes  paraissent  à  Krijanitch 
absolument  identiques.  Malheureusement,  deux 
circonstances,  d'après  lui,  ont  empêché  jusqu'ici 
la  Russie  d'accomplir  sa  mission  :  sa  situation 
d'Etat  schismatique  et  la  manie  des  Slaves  pour 
l'étranger,  la  xénomanie. 

Parmi  les  étrangers  les  plus  dangereux  sont  les 
Allemands  et  les  Grecs.  Krijanitch  trace  des  uns  et 
des  autres  un  portrait  peu  flatteur  et  dont  certains 
détails  ne  sont  pas  toujours  exacts. 

«  Les  Allemands  traitent  de  barbarie  la  simpli- 
cité slave;  ils  courent  sans  cesse  le  monde,  s'in- 
sinuent auprès  des  souverains  ;  dans  leur  avidité 
ils  s'indignent  de  n'avoir  pu  mettre  la  main  sur  le 
trône  de  Russie.  Ils  s'etîorcent  d'y  arriver  par  les 
mêmes  procédés  qui  leur  ont  si  bien  réussi  en 
Pologne  et  en  Bohême.  Ils  détestent  les  Russes 
dont  la  sagesse  a  limité  l'essor  de  leur  ambition. 
Ils  haïssent  la  Russie  par  ce  qu'ils  sont  hérétiques 
et  qu'elle  est  orthodoxe.  » 

Ce  dernier  trait  me  paraît  quelque  peu  exagéré. 

Pour  ce  qui  concerne  les  Grecs,  Krijanitch  s'ins- 
pire des  griefs  que  les  Slaves  méridionaux  ont 
toujours  invoqués  contre  les  Fanariotes.  Il  voit  en 
eux  —  et  l'hypothèse  était  très  fondée  à  son  époque 
—  des  alliés  ouverts  ou  secrets  de  la  domination 
ottomane.  Il  leur  reproche  avec  raison  de  payer 
les  Turcs  pour  exercer  les  fonctions  épiscopales 
dans  les  pays  slaves. 


LK    GRAND    PANSLAVISTE    DU    XVII*    SIÈCLE  69 

«  J'ai  entendu  un  Grec  s'indigner  contre  le  bien- 
heureux Cyrille  de  Thessalonique,  inventeur  de 
l'alphabet  slave.  Il  ne  fallait  pas,  disait-il,  créer 
un  alphabet  et  traduire  les  Ecritures  pour  ces 
gens-là.  Ils  auraient  été  forcés  de  recourir  sans 
cesse  à  des  maîtres  grecs.  » 

Krijanitch  exagère  assurément  quand  il  accuse 
les  Grecs  de  se  mêler  des  relations  entre  Kusties 
et  Polonais. 

«  Nous  sommes  avec  les  Polonais  de  même 
langue  et  fils  d'un  même  père.  Il  ne  peut  y  avoir 
entre  ces  deux  royaumes  (la  Russie  et  la  Pologne) 
de  plus  grand  bonheur  que  dans  une  concorde 
fraternelle.  Mais  nos  ennemis  excités  par  le  démon 
s'elTorcent  de  semer  entre  nous  les  querelles,  les 
haines  et  les  guerres. 

«  Les  Grecs  savent  que  si  nous  étions  d'accord 
avec  la  Pologne  nous  reconnaîtrions  bien  vite  leurs 
impostures.  » 

Il  s'agit  ici  d'impostures  en  matière  religieuse 
et  ce  couplet  n'est  pas  inspiré  par  l'esprit  politique, 
mais  par  Vodium  theologiecum. 

Krijanitch  continue  :  «  Les  Allemands,  spéciale- 
ment les  Suédois,  savent  qu'ils  ne  pourraient  pas 
garder  ce  qu'ils  ont  enlevé  aux  Polonais.  Les  Empe- 
reurs convoitent  depuis  des  siècles  le  territoire  des 
Polonais;  ils  voient  que  cette  conquête  est  impos- 
sible si  les  Polonais  vivent  avec  nous  dans  la  cha- 
rité et  dans  l'amour.  Ainsi  donc,  ces  superbes 
maîtres  du  inonde,  dans  leur  origucil  et  leur  mépris 
pour  nous,  envoient  des  ambassadeurs  pour  e.xcit6r  | 
la  discorde.  » 


70  LE    PANSLAVISME 

Comme  Krijanitôh  avait  raison  et  que  la  Russie 
officielle  a  eu  tort  de  n'avoir  pas  médité  ses 
leçons  ! 

Me  pernieltra-t-on  de  renvoyer  ici  à  ce  que 
j'écrivais,  il  y  a  quelques  années  dans  la  revue 
l'Opinion  (n"  du  9  février  1909)  ? 

«  La  Russie,  disais-je,  se  trouve  gênée  dans  ses 
rapports  avec  les  Slaves  qui  pourraient  lui  appor- 
ter un  précieux  concours  par  la  politique  inégale 
qu'elle  suit  vis-à-vis  des  Polonais  de  l'Empire 
russe,  faisant  aujourd'hui  des  concessions  qu'elle 
rétracte  le  lendemain,  retirant  d'une  main  ce 
qu'elle  offre  de  l'autre,  suggestionnée,  semble-t-il, 
par  ses  vieilles  relations  avec  l'Allemagne,  à  l'in- 
fluence desquelles  il  paraît  que  Pétersbourg  a  de 
la  peine  à  s'échapper  définitivement...  » 

Un  député  russe,  s'adressant  aux  Polonais, 
s'exprimait  ainsi  : 

«  Nous  espérons  que  les  malentendus  antérieurs 
ne  se  renouvelleront  plus,  à  la  lumière  de  la  cons- 
cience nationale.  »  Et  par  cette  conscience  natio- 
nale il  entendait  la  Russie  parlementaire.  Un  autre 
Russe,  député  à  la  Douma,  disait  : 

«  Nous  évoquons  les  souvenirs  du  passé  pour  y 
voir  les  fautes  qui  ne  doivent  plus  se  reproduire. 
Nous  savons  que  le  conflit  historique  le  plus  com- 
pliqué se  laisse  aisément  résoudre  si  on  aborde  la 
question  dans  un  esprit  de  justice,  » 

C'est  cet  esprit  de  justice  que  nous  espérons 
bien  voir  régner  désormais  dans  les  relations  de 
la  Russie  et  de  la  Pologne.  —  Il  n'est  jamais  trop 
tard  pour  réparer  des  fautes,  même  séculaires.  Do 


LE    GBAND    PANSLAVISTE    Di:    XVIl"   SIÈCLE  71 

la  réparation  intégrale  de    ces  fautes  dépendent 
aujourd'hui  les  plus  chers  intérêts  de  l'Europe. 

A  côté  de  Krijanitch,  nous  nous  contenterons  de 
mentionner  son  contemporain  et  compatriote,  le 
religieux  dalmate  Orbini  (mort  vers  1614).  Il  était 
né  dans  l'île  de  MIet  (italien  Meleda)  et  fut  à 
Kaguse  abbé  de  l'ordre  des  Bénédictins.  Sur  l'invi- 
tation d'un  noble  de  cette  ville,  un  certain  Bobali, 
il  écrivit  et  publia  en  italien  (Pesaro,  1601)  un 
ouvrage  intitulé  le  Royaume  des  Slaves. 

Si  les  grandes  actions  des  Slaves  ne  sont  pas 
connues  que  celles  des  Hébreux,  des  Grecs  et  des 
Romains,  cela  tient,  dit  Orbini,  à  ce  qu'ils  n'ont  pas 
eu  d'hommes  aussi  savants  que  les  autres  nations. 

Ils  ont  lutté  contre  toutes  les  nations  du  monde, 
les  Perses,  l'Asie,  l'Afrique,  l'Egypte  sous  Alexandre 
le  Grand  ;  ils  ont  fait  tributaires  Rome  et  son  empe- 
reur. 

Orbini  déclare  qu'il  écrit  pour  la  gloire  de  la 
race  slave  et  il  la  prie  d'accepter  avec  bienveil- 
lance son  ouvrage  comme  un  témoignage  de  la 
grandeur  des  ancêtres. 

Il  raconte  que  les  Slaves,  descendants  de 
Japhet,  ne  formaient  qu'un  seul  peuple  avec  les 
Goths,  et  il  leur  rattache  les  Burgondes,  les  Sar- 
mates,  les  Vandales,  les  Vénôdos.  Ils  ont  naguère 
occupé  l'Angleterre;  ils  ont  tenu  tête  à  Alexandre 
le  Grand  ;  ils  ont  vaincu  les  rois  de  Médie,  de  Perse, 
d'Egypte. 

Oncques  ne  vis  pareil  exemple  de  mégalomanie 
rétrospective. 

A    partir  du  xvi*  siècle  de  l'ère  chrétienne,  Or- 


72  LE    PANSLAVISME 

bini  arrive  sur  un  terrain  un  peu  plus  solide.  Il  croit 
encore  aux  fables.  Par  exemple,  il  fait  partir  les 
deux  frères  Czech  et  Lech  de  la  Croatie.  A  propos 
des  Slaves  baltiques,  il  note  le  mal  que  leur  ont 
fait  leurs  discordes.  S'ils  avaient  su  s'entendre,  ils 
seraient  devenus  les  maîtres,  non  seulement  des 
rivages  de  la  mer  Baltique,  mais  encore  de  toute 
l'Allemagne  et  de  toute  la  France.  Ceci  est  un  peu 
exagéré. 

Orbini,  bien  que  moine  catholique,  témoigne 
une  égale  sympathie  aux  catholiques  et  aux  ortho- 
doxes. 

Son  livre  eut  un  grand  succès.  En  1638,  un 
compatriote  de  l'auteur,  Ruzic,  qui  signe  Martin 
Roza,  en  donna  un  résumé  en  vers  latins,  qui  fut 
publié  à  Madrid. 

La  renommée  de  l'ouvrage  arriva  jusqu'en 
Russie.  Pierre  le  Grand  le  fit  traduire  par  un  Her- 
zégovinien  appelé  Sava  Vladislavitch,  et  l'ouvrage 
fut  édité  par  les  soins  d'un  théologien  renommé, 
Thophane  Prokopovitch.  L'édition  russe  parut  à 
Pétersbourg  en  1722.  Le  titre  de  cette  édition  est 
à  lui  seul  tout  un  programme  panslaviste.  Le  voici 
en  entier  : 

Livre  d'historiographie  du  commencement,  du 
nom,  de  la  gloire  et  de  la  diffusion  de  la  race 
slave  et  de  leurs  tsars  et  princes,  sous  beaucoup 
de  noms  et  avec  beaucoup  de  tsarats,  de  royaumes 
et  de  provinces,  rassemblé  dans  beaucoup  de 
livres  historiques  par  M.  Mavrourbino,  archiman- 
drite ragusain,  dans  lequel  sont  racontés  l'origine 
et  les  gestes  de  tous  les  pays  qui  ont  été  de  langue 


LE    GRAND    PANSLAVISTE    DUvXVIl*    SIÈCLE  73 

slave,  qui  sont  d'une  seule  patrie,  bien  que  main- 
tenant ils  soient  dispersés  dans  beaucoup  d'em- 
pires par  suite  de  beaucoup  de  guerres  qu'ils  ont 
eues  en  Europe,  en  Asie,  en  Afrique;  l'extension 
de  leur  Empire,  leurs  antiques  coutumes  à  diffé- 
rentes époques  et  leur  conversion  au  christia- 
nisme, sous  différents  princes,  traduit  de  l'italien 
et  imprimé  par  ordre  de  S.  M.  TEmpereur  Pierre 
le  Grand. 

Pierre  le  Grand  n'a  pas  écrit  le  fameux  testa- 
ment qu'on  lui  a  faussement  attribué,  mais  en  fai- 
sant traduire  l'ouvrage  de  Mavro  Orbini,  il  a  pré- 
paré la  Russie  à  s'occuper  du  monde  slave  qu'elle 
avait  longtemps  négligé 


CHAPITRE  VIII 
LA  RUSSIE  ET  LES  SLAVES 


Pierre  le  Grand  et  les  Slaves.  —  La  Russie  dans  la  littéra- 
ture des  Slaves  méridionaux.  —  Les  poètes  dalmates.  — 
Le  dictionnaire  de  Polikarpov.  —  Kopievitch.  —  Les 
Serbes  ;  Dosithée  Obradovitch. 


Pierre  le  Grand  était,  comme  ou  sait,  beaucoup 
plus  intelligent  que  son  père,  le  tsar  Alexis  Mikhaï- 
lovitch.  Ce  qui  l'avait  frappé  chez  les  Slaves,  c'est 
qu'ils  étaient  en  état  d'apprendre  le  russe  beau- 
coup plus  facilement  que  les  autres  nations.  Il  eut 
donc  l'idée  de  faire  entrer  dans  son  administra- 
tion des  expéditionnaires  {schreiberov,  il  employait 
ce  mot  allemand,  ne  sachant  pas  dire  la  chose  en 
russe)  qui  avaient  été  au  service  de  l'Empereur, 
c'est-à-dire  des  Bohémiens,  des  Moraves,  des  Silé- 
siens,  dont  la  langue  maternelle  était  le  tchèque. 

11  avait  l'idée  de  fonder  un  théâtre  national.  Il 
lui  fallait  des  acteurs.  Prendre  des  étrangers 
pour  jouer  des  pièces  de  théâtre,  c'est  une  singu- 
lière idée.  Un  Tchèque  peut  apprendre  le  russe 
plus  facilement  qu'un  Anglais  ou  qu'un  Allemand; 
mais  s'approprier  les  délicatesses  de  la  langue  et 
les  caprices  de  l'accent  moscovite,  cela  n'est  pas 


LA    RUSSIE    ET    LES    SLAVES  7o 

si  commode.  Les  Allemands  ne  doutent  de  rien.  Il 
se  présenta  des  Allemands  qui  se  déclarèrent  prêts 
à  apprendre  le  tchèque,  pour  se  mettre  en  état 
d'étudier  le  moscovite  ! 

Pierrele  Grand  ne  se  faisait  pas  une  idée  très 
nette  de  la  dialectologie  slave;  il  lui  fallait  des 
historiens  et  des  philologues.  En  1712,  il  envoie 
chercher  à  Prague  des  gens  capables  d'écrire  sur 
les  origines  de  la  langue  slave,  sur  la  langue 
russe,  et  il  ordonne  de  réunir  des  livres.  Il  pres- 
crit de  rassembler  des  encyclopédies  en  diverses 
langues,  de  s'entendre  à  Prague  avec  les  profes- 
seurs des  écoles  des  Jésuites  pour  les  prier  de  tra- 
duire ces  livres  en  langue  slave  :  «  Or,  dit-il, 
comme  certaines  expressions  (tchèques)  ne  sont 
pas  identiques  à  celles.de  notre  langue  *,  nous 
pouvons  leur  envoyer  quelques  Russes  sachant  le 
latin  pour  leur  expliquer  les  mots  qu'il  faudrait 
interpréter.  » 

Entre  le  russe  et  le  tchèque,  il  y  a  à  peu  près  la 
même  ditTérence  qu'entre  le  français  et  le  portu- 
gais. 

On  ne  tarda  pas  à  s'apercevoir  que  c'était  uije 
mauvaise  manière  de  procéder,  que  la  traduction 
tchèque  ne  faisait  qu'apporter  des  complications 
embarrassantes,  et  on  y  renonça. 

Un  siècle  et  demi  plus  tard,  les  relations  intel- 
lectuelles furent  reprises  avec  les  Tchèques,  mais 
celte  fois  de  façon  plus  pratique. 

1.  Il  aurait  dft  dire  sont  absoliimpnt  inintelligibles  pniir 
les  Russes.  Mais  il  n'avait  naturoUeaient  que  des  idées  assez 
vagues  sur  la  question. 


76  LE    PANSLAVISME 

Pierre  le  Grand,  en  lutte  contre  la  Turquie,  ne 
pouvait  négliger  les  Slaves  de  la  Péninsule  balka- 
nique. 

Ils  devaient  être  pour  lui  des  alliés  naturels.  De 
leur  côté,  ces  Slaves  orthodoxes  devaient  tourner 
leurs  regards  v^rs  leurs  coreligionnaires  de  la 
Russie.  Ils  envoient  des  représentants  auprès  de 
lui  et,  plus  heureux  que  Krijanitch,  ceux-là  sont 
écoutés. 

Le  Monténégrin  Sava  Yladislavitch  signale  à 
Pierre  l'importance  et  les  intérêts  de  ses  congé- 
nères, les  Monténégrins,  les  Bulgares,  les  Serbes, 
les  Macédoniens,  les  Bosniaques,  les  Dalmates. 
Des  Serbes,  les  Miloradovitch,  les  Zmaievitch  en- 
trent au  service  de  la  Russie.  On  sait  quel  rôle 
le  général  Miloradovitch,  d'origine  serbe,  devait 
jouer  plus  tard  dans  les  guerres  contre  Napoléon. 

Malheureusement,  l'échec  de  la  campagne  du 
Pruth  (1711)  ajourna  toutes  les  espérances  des 
Slaves  balkaniques. 

Les  poètes  croates,  ragusains  ou  dalmates  ne 
négligèrent  point  de  chanter  la  gloire  de  Pierre 
le  Grand. 

Le  Jésuite  Ignace  Gradic  s'inquiète  peu  de  sa- 
voir si  Pierre  le  Grand  est  un  hérétique.  Dans  un 
poème  daté  de  1710,  intitulé  la  Flamme  du  Nord, 
il  invite  nettement  Pierre  le  Grand  à  écraser  les 
Osmanlis  et  à  délivrer  les  Chrétiens  : 

«  Fais  que  tes  actions  glorieuses  écrasent  la 
vipère  turque.  Brûle  et  massacre  les  infidèles  qui 
haïssent  la  vraie  vérité.  Fais  qu'ils  s'étouffent  et 
périssent^  i» 


LA    RUSSIE    ET    LES    SLAVES  77 

Un  poète  originaire  de  Spliet  (Spalato)  Kavanjin 
(en  italien  Cavagnini),  écrit  un  poème  didactique 
de  trois  mille  deux  cents  vers  sur  la  Pauvreté  et  la 
Richesse.  C'est  une  paraphrase,  d'ailleurs  fort  en- 
nuyeuse, de  l'histoire  de  Lazare  dans  l'Evangile. 
L'auteur  y  chante  tout  ce  qui  lui  passe  par  la  tête. 
Il  énumère  tous  les  peuples  slaves,  depuis  la  Bo- 
hême jusqu'à  la  Russie,  tous  les  héros  slaves  ou 
soi-disant  tels,  y  compris  Achille,  Mars,  Philippe 
de  Macédoine,  Alexandre  le  Grand,  Czech,  Lech  et 
Rous  ;  il  met  dans  la  série  des  princes  slaves  jus- 
qu'à des  rois  de  Danemark. 

La  plus  grande  partie  du  treizième  chant  de  son 
poème  est  consacrée  à  l'éloge  du  tsar  Pierre  au 
moment  où  celui-ci  va  attaquer  la  Turquie  : 

«  Doué  de  toutes  les  qualités  héroïques  d'un 
glorieux  souverain,  il  envoie  ses  mousquetaires  et 
ses  Moscovites  pour  détruire  le  Turc  maudit.  Il 
n'est  pas  bon  qu'ici-bas  la  puissance  se  partage 
entre  doux  souverains. 

«  C'est  ta  ferme  volonté,  ton  inébranlable  réso- 
lution que  le  Turc  soit  étranglé  avec  la  corde  de 
son  arc  et  qu'il  n'y  ait  qu'un  Empire,  comme  il 
n'y  a  qu'un  soleil. 

«  Tes  boïars,  tes  peuples  vont  renverser  le  fils 
d'Othman.  Ton  but  est  dans  ta  main.  Ta  fortune 
plane  au-dessus  de  toi  :  car  depuis  longtemps  on 
raconte  que  tu  seras  empereur  d'Orient. 

«  ...  Aigle   d'or  du   Septentrion    qui  voles  plus, 
haut  que  le  soleil,  envoie-moi  une   de  tes  plumes 
si  tu  veux  que  je  puisse  chanter  dignement  une  do 
ton  actions.  ^ 


78  LE    PANSLAVISME 

«  Et  tu  entendras  comment  l'humble  semteur 
de  ta  Majesté  te  tressera  une  verte  couronne  de 
ses  chants,  et  Spalato  répandra  ta  gloire  sur  le 
monde  tout  entier.  » 

Ceci  est  quelque  peu  exagéré.  Bien  peu  de  per- 
sonnes — ,,dans  l'univers  tout  entier  —  entendaient 
alors  l'idiome  slave  de  Spalato. 

Pierre  le  Grand  n'eut  pas  l'occasion  de  con- 
naître ce  présomptueux  hommage.  Le  poème  de 
Kavanjin  ne  fut  publié  qu'au  xix*  siècle. 

En  1717,  le  prêtre  Etienne  Ruzic  écrit  un 
poème  intitulé  Petar  Aleksiovic  (Petr  Alexieevitch 
en  russe).  C'est  une  œuvre  bizarre  où  l'auteur  ex- 
prime l'idée  que  le  soleil  russe  obscurcira  la  lune 
ottomane  —  que  nous  appelons  le  Croissant  —  et 
que  l'illustre  tsar  fera  périr  le  dragon  d'Orient.  On 
sait  aujourd'hui  combien  cette  prédiction  est  diffi- 
cile à  réaliser. 

Au  cours  de  Tannée  1718,  un  Croate  laïque  ap- 
pelé Vitezovic,  —  qui  a  écrit  en  sa  langue  mater- 
nelle une  chronique  où  il  esquisse  un  tableau 
complet  du  monde  slave  —  adresse  à  Pierre  le 
Grand  une  ode  bilingue,  latine  et  croate,  pour 
l'inviter  à  chasser  les  Turcs  d'Europe. , 

Au  cours  de  l'année  1711,  Pierre  le  Grand 
informant  la  ville  de  Raguse  de  ses  succès  contre 
les  Suédois,  rappelle  les  sympathies  que  lap^tito 
République  professe  pour  la  Russie. 

Les  Russes  commencent  à  s'intéresser  aux 
choses  slaves. 

En  1704,  le  directeur  de  la  typographie  de  Mos- 
cou, Polikarpov,  publia,  par  l'ordre  de  Pierre,  un 


LA    RUSSIE    ET   LES    SLAVES  79 

dictionnaire  des  trois  langu  ;s  slavonne,  grecque  et 
latine.  Il  s'exprime  ainsi  dans  sa  préface  : 

«  Notre  langue  slave  est  la  mère  féconde  de 
beaucoup  d'idiomes.  D'elle,  comme  d'une  source 
inépuisable,  sortent  de  nombreuses  langues,  le 
tchèque,  le  bulgare,  le  lithuanien  i,  le  petit- 
russe. 

«  Notre  langue  slave  n'a  pas  peu  d'honneur,  car 
elle  doit  son  nom  à  la  gloire  (slava).  On  peut  lui 
appliquer  le  mot  de  l'Evangile  sur  la  ville  de  Beth- 
léem :  «  Et  toi,  Bethléem,  tu  n'es  pas  la  dernière 
«  ville  de  Juda.  »  Et  vous,  race  et  peuple  slaves, 
vous  n'êtes  pas  les  derniers.  » 

Un  contemporain  de  Pierre  le  Grand,  llia  Ko- 
pievitch,  ou  Kopievsky,  originaire  de  la  Russie 
blanche,  qui  avait  fait  ses  éludes  en  Hollande, 
était  devenu  protestant,  mais  n'en  était  pas  moins 
resté  très  Russe  ;  rentré  en  Russie,  il  servit  en 
qualité  de  traducteur  au  Collège  —  ou  départe- 
ment des  Affaires  étrangères.  Dans  un  ouvrage 
intitulé  Introduction  â  l'fJUtoire  générale,  s'adres- 
sant  au  lecteur  russe,  il  s'exprime  ainsi  : 

(1  Sache,  ô  lecteur  orthodoxe,  que  je  n'aurais 
pas  écrit  pour  quelque  peuple  barbare;  mais  la 
nation  russe-slave  s'est  glorieusement  glorifiée 
[slavianorossisku  narod  slavno  proslavisia),  (notez 
le  jeu  de  mots  que  nous  avons  déjà  signalé  plus 
haut)  (p.  41)  plus  (]ue  toute  autre  nation  par  son 
intelligence.  Les  autres  peuples  ne  comprennent 
pas  les  peuples  limitrophes.   Or,  le  peuple  slavo- 

1.  Ceci  est  une  erreur. 


80  Lfe    PANSLAVISME 

russe  a  reçu  ce  don  de  Dieu  qu'il  peut  traverser 
toute  l'Europe  en  parlant  sa  langue  :  je  ne  rap- 
pellerai point  ici  les  pays  polonais^  prussiens, 
tchèques,  moraves,  hongrois,  valaques,  slovaques, 
kachoubes,  illyriens,  » 

Kopievitch  va  beaucoup  trop  loin  :»les  trois  peu- 
ples dont  j'ai  souligné  les  noms  n'entendent  point 
le  russe  et  ne  le  parlent  pas  ;  quant  aux  autres,  — 
j'en  ai  quelque  expérience  —  le  meilleur  moyen 
de  se  faire  entendre  d'eux,  c'est  encore  de  leur 
parler  français  ou  allemand. 

Jusqu'ici,  parmi  les  Slaves  du  Sud,  nous  n'avons 
entendu  que  des  Croates  catholiques.  L'année  de  paix 
deNystadt,  qui  assurait  des  avantages  considérables 
à  la  Russie  du  côté  de  la  Baltique,  Pierre  reçut 
des  félicitations  de  l'archevêque  serbe  Moïse  Petro- 
vitch,  qui  profitait  de  l'occasion  pour  le  prier 
d'envoyer  à  ses  compatriotes  des  professeurs  de 
langue  slave,  latine,  et  des  livres  ecclésiastiques. 

Dosithée  Obradovilch,  le  rénovateur  de  la  litté- 
rature serbe  (1742-1811)  raconte  dans  ses  Mémoires 
ses  entretiens  avec  un  vieux  moine  de  la  Hongrie 
méridionale  *.  Ce  vieillard  lui  faisait  l'éloge  de 
Pierre  le  Grand,  qui  avait  civilisé  son  pays  :  «  Je 
prie  Dieu,  dit-il,  de  faire  naître  souvent  de  tels 
souverains,  qui  puissent  affranchir  de  la  barbarie 
toute  l'Europe,  la  Serbie,  la  Bosnie,  l'Herzégo- 
vine, la  Bulgarie,  la  Grèce  et  les  autres  pays,  » 

On  retrouve  les  mêmes  idées  dans  un  chant  po- 
pulaire monténégrin  du  xviii*  siècle  : 

1.  Voir  sur  ce  personnage  mon  volume  Serbes,  Croates 
et  Bulgares.  (Maisonneuve,  1913.) 


LA   RUSSIE   ET   LES   SLAVES  81 

«  Sauvons  le  peuple  chrétien 
«  Et  glorifions  le  nom  slave. 
«  Vous  êtes  de  même  race  que  les  Russes, 
«  D'une  même  foi,  d'une  même  langue.  » 
Les  Russes  sont  un  peuple  voisin  de  la  Pénin- 
sule balkanique;   ils  sont   de  même  race  que  les 
Bulgares  et   les  Serbo-Croates,  de  même  religion 
que  les  Grecs  et  les  Roumains  ;  il  est  donc  tout 
naturel  qu'ils  leur  portent  un   intérêt   spécial  — 
sans  parler  des  visées  que,  depuis  Catherine,  tel 
ou  tel  souverain  a  pu  avoir  sur  Constantinople. 

Nous  n'avons  point  ici  à  refaire  l'histoire  tant  de 
fois  écrite  de  la  question  d'Orient  et  nous  ne  pou- 
vons que  renvoyer  les  curieux  aux  histoires  de 
Russie  et  de  l'empire  ottoman.  Nous  n'avons  à 
nous  occuper  ici  que  des  eiïorts  intellectuels  de  la 
Russie  pour  entrer  en  rapport  avec  ce  monde 
slave  qu'elle  connaît  si  peu  et  qui,  de  son  côté, 
éprouve  le  désir  plus  ou  moins  instinctif,  plus  ou 
moins  conscient,  d'en  être  connu. 


CHAPITRE  IX 

LES  RELATIONS  INTELLECTUELLES  ENTRE  LA  RUSSIE 
ET  LES  PEUPLES  SLAVES 


Catherine  II  et  la  langue  russe.  —  L'Académie  russe.  — 
L'amiral  Schichkov  et  les  Slaves.  —  Le  chancelier  Rou- 
miantsov.  —  Les  sociétés  slaves  en  Russie.  —  La  police 
autrichienneetles  Slaves.  — Razoumovsky.  —  Roumiantsov. 
—  Les  premières  chaires  de  slavistique.  —  Négociations 
avec  les  Tchèques.  —  Les  missionnaires  russes  dans  les 
pays  slaves.  —  Panslavistes  et  slavophiles.  —  Khomiakov 
et  Pouchkine. 


On  sait  quelles  furent  les  ambitions  de  Cathe- 
rine II  du  côté  de  Constantinople.  Ce  qu'on  sait 
moins,  c'est  que  cette  impératrice,  d'origine  alle- 
mande, était  profondément  russe  et  qu'elle  compte 
parmi  les  écrivains  nationaux  les  plus  distingués 
de  son  Empire.  En  1783,  elle  avait  eu  l'idée  de 
fonder  une  Académie  russe,  qu'il  ne  faut  pas  con- 
fondre avec  l'Académie  Impériale  des  Sciences, 
établie  par  Pierre  le  Grand  au  mois  de  jan- 
vier 17ii4.  L'Académie  des  Sciences- était  alors  sur- 
tout composée  de  savants  étrangers  et  négligeait 
la  littérature  nationale. 

A  l'instigation  de  sa  favorite,  la  princesffe  Dach- 
kov,  Gathejine   II   institua  la  Rossiiskaia  Akade- 


RELATIONS    ENTRE    LA    RUSSIE    ET    LES   SLAVES  83 

Ku'a,  i)our  épurer  et  enrichir  la  langue  russe,  en 
prose,  en  éloquence  et  en  poésie.  La  princesse 
Dachkov  en  fut  la  première  présidente.  L'Acadé- 
mie vécut  ou  vivota  jusqu'à  la  fin  de  l'année  1841. 
A  cette  époque  elle  fut  supprimée,  ou  plutôt  ad- 
jointe à  l'Académie  Impériale  des  Sciences,  dont 
elle  constitua  la  deuxième  section  (langue  et  lit-  " 
térature). 

Le  budget  de  la  nouvelle  section  était  assez  mé- 
diocre. Il  était  constitué  par  un  revenu  de 
6.250  roubles.  Le  nombre  des  membres  était  fixe 
à  soixante.  Ils  ne  recevaient  aucun  traitement.  Si 
quelqu'un  d'entre  eux  s'était  signalé  par  un  travail 
remarquable,  il  recevait  une  médaille  d'or  du  prix 
de 250  roubles. 

L'Académie  devait  publier  un  dictionnaire,  qui 
parut  en  effet  de  1789  à  1794.  Dans  la  première 
édition,  les  mots  étaient  groupés  par  ordre  étymo- 
logique. Dans  la  seconde,  publiée  de  1806  à  1822, 
l'ordre  alphabétique  fut  adopté.  D'autre  part, 
l'Académie  fut  chargée  de  rédiger  une  grammaire 
russe  (3  éditions,  1802,  1809,  1827).  Peu  à  peu 
son  budget  et  ses  publications  s'élargirent.  Mais 
l'histoire  de  l'Académie  ne  rentre  dans  le  cadre 
de  ce  volume  qu'en  raison  des  rapports  ([u'elle  éta- 
blit avec  les  peuples  slaves. 

En  1813  elle  eut  pour  président  raïuiral  Schich- 
kov.  C'était  un  ardent  patriote  qui  détestait  les  Fran- 
çais et  qui  était  passionné  pour  l'étude  dosa  langue 
maternelle  et  de  l'idioinede  l'Eglise  russe,  le  slavoii. 
En  1813  il  avait  accompagné  l'empereur  Alexandre  1"' 
dans  son  expédition  contre  Napoléon.  Il  était  ailé 


84  LE    PANSLAVISME 

en  Autriche.  Il  avait  rencontré  à  Prague  l'abbé 
Dobrowsky,  le  fondateur  de  la  slavistique  mo- 
derne, qui,  dix  ans  auparavant,  avait  —  le  pre- 
mier des  savants  tchèques  —  visité  Pétersbourg  et 
Moscou.  Dès  ce  moment  sans  doute  le  savant  abbé 
méditait  sa  grammaire  slavonne  qui,  sous  ce  titre, 
Institutiones  linguœ  slavicse  dialecti  veleris,  devait 
paraître  à  Vienne  en  1822.  A  Vienne,  Schichkov 
avait  également  eu  l'occasion  de  rencontrer  le  Slo- 
vène Kopitar,  qui  était  bien  loin  d'être  un  pansla- 
viste  —  c'était  un  Autrichien  passionné  —  mais 
qui,  au  point  de  vue  scientifique,  avait  pu  lui  donner 
d'utiles  indications. 

Schichkov  n'avait  au  fond  aucune  idée  des  lan- 
gues slaves,  mais  il  était  passionné  pour  le  slavon 
d'Eglise  et  il  employait  le  mot  slave  à  tort  et  à 
travers.  Ce  fut  lui  qui  rédigea  les  manifestes  de 
l'année  1812. 

Il  a  parfois  des  lubies  plutôt  malheureuses. 
Ainsi,  parlant  des  généraux  qu'Alexandre  opposait 
à  Napoléon,  il  dira  :  «  Dans  leurs  veines  coule  de 
le  sang  des  Slaves,  sang  illustré  par  des  victoires 
retentissantes.  »  Or,  ces  prétendus  Slaves  s'appe- 
laient Bagration*,  Barclay  de  Tolly,  Wittengstein. 

Gomme  philologue,  Schichkov  était  pitoyable.  Il 
s'imaginait  que  le  russe  et  le  slavon  représentaient 
une  seule  et  même  langue.  Au  lieu  de  rapprocher 
le  mot  notch  (la  nuit)  de  l'allemand   nacht  et  du 

1.  Bagration  était  un  Géorgien.  Sur  son  nom  un  slavo- 
phile  russe  avait  fait  le  jeu  de  mot  suivant  Bog  rati  on;  il 
est  le  Dieu  de  la  guerre.  C'est  peut  être  le  même  qui  inter- 
prétait ainsi  le  nom  de  Napoléon  :  Na  polie  on  :  il  est  par 
terre. 


RELATIONS   ENTRE    LA   RUSSIE,  ET    I,ES   SLAVES  85 

latin  nox,  il  l'inlcrprétait  par  ces  deux  mots  :  niet 
otchi  (on  n'a  pas  d'yeux,  on  n'y  voit  pas!). 

Son  zèle  ne  portait  pas  toujours  à  faux.  Ainsi  il 
rendit  justice  au  labeur  que  représentait  le  Dic- 
tionnaire polonais  de  Linde,  publié  de  1807  à 
1814;  il  fil  recevoir  l'auteur  membre  de  l'Aca- 
démie et  eut  l'idée  d'un  travail  analogue  pour 
lequel  la  science  russe  n'était  pas  encore  mûre. 
11  entra  en  rapport  avec  les  savants  tchèques, 
Ilanka,  Jungmann.  Il  fut,  comme  tout  le  monde, 
ému  de  la  découverte  des  pseudo-manuscrits  tchè- 
ques auxquels  tout  le  monde  croyait  alors  et 
dans  lesquels  on  a  reconnu  plus  tard  d'impu- 
dentes falsifications.  Il  fit  reproduire  le  Jugement 
de  Lîbussa  dans  les  Mémoires  de  l'Académie; 
en  1820  il  traduisit  iui-même  le  manuscrit  dit 
de  Kralové  Dvor  {Kralodvorsky  Rukopis), 

A  Moscou,  un  groupe  d'hommes  sérieux  se  grou- 
pait autour  d'un  homme  éclairé,  le  chancelier 
Roumiantsov.  Le  professeur  Katchenovsky  étudiait 
dans  le  Messager  d'Europe  un  certain  nombre  de 
questions  relatives  à  l'histoire  et  à  la  littérature 
des  Slaves.  Notammentil  rendait  compte,  enlSlG, 
des  travaux  de  Dobrowsky.  A  ce  propos  il  faisait 
l'observation  suivante  :  «  Jusqu'ici,  chez  nous,  on 
a  peu  réfiéchi  sur  la  parenté  intime  qu'ont  avec 
notre  langue  beaucoup  d'autres  usitées  aussi  bien 
dans  l'intérieur  de  notre  patrie  qu'au  délit  de  ses 
frontières,  au  profit  énorme  qu'en  retirerait  l'his- 
toire de  la  Russie,  la  science  nationale,  si  nous 
nous  occupions  des  différents  dialectes  slaves,  de 
leur  formation  et  de  leurs  relations  réciproques.  » 


86  LB   PANSLAVISME 

Du  cercle  des  idées  philologiques,  chez  des 
cerveaux  mal  préparés,  enclins  au  mysticisme  et 
à  la  rêverie,  le  slavisme  passait  dans  la  sphère  des 
conceptions  politiques. 

En  1819  on  vit  apparaître  à  Kiev  une  société 
maçonùique  portant  cette  dénomination  bizarre  : 
Les  Pauvres  Slaves.  Elle  renfermait  des  Russes  et 
quelques  Slaves.  On  sait  peu  de  chose  de  son  his- 
toire. 

En  1825,  dans  une  petite  ville  voisine,  à  Vasil- 
kov  (gouvernement  de  Kiev),  un  groupe  de  jeunes 
officiers  forme  une  société  politique  qui  s'intitule  les 
Slaves  réunis.  Elle  avait  pour  objet  de  grouper 
tous  les  Slaves  en  une  fédération.  Elle  aurait  com- 
pris huit  groupes  :  1°  Russie;  2°  Bohême,  Mora- 
vie; S°  Dalmatie  ;  4°  Croatie;  5"  Hongrie;  6°  Tran- 
sylvanie; 7°  Serbie;  8°  Moldo-Valachie.  Cette 
division  était  arbitraire  et  même  tout  à  fait  fantas- 
tique. Elle  négligeait  les  Polonais  et  faisait  absor- 
ber par  les  Slaves,  les  Magyars,  les  Moldo-Vala- 
ques  ou  R,oumains,  peuples  qui  ont  sans  doute  subi 
l'influence  des  voisins  slaves, mais  qui  appartiennent, 
l'un  à  la  famille  turque,  l'autre  à  la  famille  latine. 

Ce  mouvement  de  rêveurs  peu  dangereux 
inquiéta  fort  la  police  autrichienne,  facile  à  s'é- 
mouvoir. Elle  se  préoccupa  notamment  des  rap- 
ports qu'ils  pouvaient  entretenir  avec  Prague. 

Le  poète  Czelakovsky  écrivait  à  son  confrère 
Kamaryt,  le  12  juin  1822  :  «  Il  est  question  de 
transporter  la  censure  (de  Prague)  à  Vienne.  La 
cour  voit  partout  des  dangers,  des  complots,  des 
carbonari,  des  sociétés  russes.  » 


RELATIONS   ENTRE    LA   RUSSIE   ET   LES   SLAVES  87 

On  lit  dans  une  autre  lettre,  datée  de  sep- 
tembre 1824  : 

«  Les  dénonciations  se  multiplient  contre  Hanka  *. 
Il  a  été  appelé  à  la  police.  On  l'a  interrogé  sur  les 
gens  d'outre-Dnieper,  comme  s'il  avait  avec  eux 
quelques  secrètes  relations.  Ce  qui  a  provoqué 
de  graves  soupçons  chez  ces  imbéciles,  c'est  qu'il 
est  membre  de  l'Académie  polonaise  2  et  de  l'Aca- 
démie de  Saint-Pétersbourg,  qu'il  a  reçu  une  mé- 
daille d'argent,  une  bague  de  prix,  et  récemment  le 
Dictionnaire  de  l'Académie  en  six  volumes.  » 

Dans  une  lettre  datée  du  mois  d'août  1826,  c'est- 
à-dire  postérieure  à  la  mort  d'Alexandre  1",  Czela- 
kovsky  communique  au  même  ami  ce  qu'il  a  en- 
tendu dire  de  certains  projets  panslavistes  : 

«  L'empereur  Alexandre,  écrit-il,  est  tombé  vic- 
time de  ces  fanatiques.  Ils  voulaient  démembrer 
la  Russie  en  morceaux,  à  la  manière  allemande,  en 
petites  principautés,  en  faire  un  bund-staat  (Etat 
fédératif).  La  Bohême,  l'Illyrie  auraient  fait  partie 
de  cet  Etat.  La  famille  impériale  aurait  été  com- 
plètement anéantie.  » 

Ces  informations  semblent  singulièrement  fan- 
taisistes. Peut-être  provenaient-elles  du  cerveau 
de  quelque  Petit-Russe  d'esprit  révolutionnaire  et 
particulariste. 

Ce  que  nous  acceptons  volontiers  dans  ce  pro- 
gramme, c'est  l'idée  de  la  Bohême  et  de  l'Illyrie 
faisant  partie  d'une  fédération  slave. 

Pour  méditer  avec  fruit  sur  les  destinées  des 

1.  11  sera  plus  loin  question  rie  Hanka. 

2.  Il  veut  dire  la  Société  des  sciences  de  Varsovie. 


88  LE    PANSLAVISME 

pays  slaves,  il  fallait  avant  tout  les  étudier,  et  la 
Russie  avait  beaucoup  à  faire. 

En  1811,  Razoumovsky  (Alexis  Kirillovitchj, 
ancien  curateur  *  de  l'Université  de  Moscou,  y  fit 
créer  une  chaire  de  littérature  slave  (slavianskoï). 
Mais  ce  mot  de  slave,  il  ne  faut  pas  le  prendre  au 
sens  où  nous  l'entendons  ici.  Il  faut  tout  simple- 
ment entendre  le  slavon,  c'est-à-dire  la  langue  de 
l'Eglise  et  de  la  littérature  au  Moyen  Age.  Ceci  n'a 
rien  de  commun  avec  le  sujet  qui  nous  occupe  en 
ce  moment.  Les  slavianophiles  russes  sont  tout 
simplement  des  conservateurs  soucieux  d'opposer 
l'esprit  vieux-russe,  la  tradition  byzantine  aux 
innovations  de  l'Occident.  Certains  d'entre  eux, 
pour  élargir  leur  base  d'opération,  furent  incidem- 
ment amenés  à  s'occuper-  des  Slaves  non  Russes.^ 

Roumiantsov,  par  exemple,  avait  été  amené 
d'assez  bonne  heure  à  étudier  les  rapports  réci- 
proques des  idiomes  slaves.  Il  avait  été  en  rela- 
tions avec  Dobrowsky ,  le  patriarche  de  la  slavistique. 
Retiré  à  Moscou,  il  inspira  ou  dirigea  toute  une 
série  de  publications  relatives  à  l'ancienne  Russie 
et  créa  le  musée  qui  porte  son  nom,  musée  d'an- 
tiquités nationales  qui  renferme  depuis  1867  une 
très  intéressante  collection  de  mannequins  repré- 
sentant les  différents  types  de  l'Empire  russe  et  de 
la  race  slave. 

C'est  notamment  sous  les  auspices  de  Rou- 
miantsov que  Constantin  Fedorovich  Kalaïdovitch 
publia  en  1824  son  ouvrage  sur  Jean^  exarque  de 
Bulgarie,  qui  appela  sur  lui  l'attention  de  Kopitar 
1.  Curateur,  ce  serait  chez  nous  recteur. 


RELATIONS    ENTRE    LA    RUSSIE   ET   LES   SLAVES  89 

et  de  Dobrowsky,  et  qui  excita  un  certain  intérêt 
pour  le  passé  de  la  nation  bulgare. 

L'intérêt  pour  les  choses  slaves,  et  par  suite  pour 
les  origines  russes,  devint  tel  que  des  Allemands 
s'y  associent  et  Unissent  même  par  se  slaviser. 
Ainsi  Alexandre  Voldemar  Ostenek,  né  en  1780  à 
Aremberg,  devient  Alexandre  ChristophorovitchVos- 
tokov  (Vostok  représente  l'allemand  Ost)  et,  sous  ce 
nom,  il  est  un  des  représentants  les  plus  illustres  de 
la  philologie  slave  en  Russie.  Ce  n'est  pas  ici  le 
lieu  de  rappeler  les  découvertes  scientifiques  aux- 
quelles son  nom  est  resté  attaché.  Mentionnons 
seulement  que  durant  sa  longue  carrière  (1781- 
1864)  il  organisa  l'étude  scientifique  de  la  langue 
slavonne  et  celle  de  la  langue  russe  dans  leurs 
rapports  avec  les  autres  langues  slaves. 

On  éprouve  le  besoin  de  se  mettre  en  relation 
avec  les  savants  de  Prague  et  de  Vienne  et  de  faire 
connaître  leurs  travaux.  Michel  Petrovitch  Pogo- 
dine  (1800-1875),  qui  fut  professeur  à  l'Université 
de  Moscou  et  membre  de  l'Académie  de  Saint- 
Pétersbourg,  est  l'un  des  agents  les  i)Ius  actifs  de 
ces  relations.  Il  se  propose  d'abord  pour  traduire 
les  Institutiones  lingux  slavicx  de  Dobrowsky,  et 
il  commence  par  traduire  de  cet  auteur  une  Vie 
des  apôtres  Cyrille  et  Méthode.  La  traduction  des 
Institutiones  paraît  à  Pétersbourg  par  les  soins  de 
Pogodine  et  de  Schcvyrev  au  cours  des  années 
1833-1834.  C'est  un  hommage  rendu  par  deux 
Russes  illustres  à  l'érudition  tchèque. 

Vostokov,  né  Allemand,  avait  éprouvé  le  besoin 
de  russifier  son  nom.  Son    compatriote  Keppen, 


90  LB    PANSLAVISME 

%    ■ 

né  Kœppen,  n'a  qu'à  modifier  l'orthographe  du 
sien  pour  devenir  un  parfaitMoscovite.il  était  né 
en  1793  à  Kharkov,  où  son  père,  Brandebourgeois 
d'origine,  servait  en  qualité  de  médecin.  II  n'a 
gardé  de  ses  origines  germaniques  qu'un  amour 
passionné  pour  la  science. 

Ce  fut  le  premier  Russe  qui  ait  fait  un  voyage 
sérieux  chez  les  Slaves  autrichiens.  Au  cours  des 
années  1822-1823  il  visita  Vienne,  où  il  eut  l'occa- 
sion de  faire  la  connaissance  de  Kopitar,  de  lui 
exhiber  des  livres,  des  fac-similés  de  manuscrits; 
il  poussa  jusqu'à  No vi-Sad,  chez  les  Serbes  de 
Hongrie,  où  il  rencontra  le  jeune  Schafarik.  Au 
cours  de  l'année  1823  il  était  à  Prague,  où  il  en- 
trait en  rapport  avec  Dobrowsky  et  Hanka. 

A  son  retour  il  fonda  la  Revue  bibliographique^ 
qui  devint  l'organe  des  études  slaves  en  Russie  et 
qui  eut  pour  collaborateurs  les  principaux  slayistes 
de  l'étranger,  lep  Tchèque!  Dobrowsky,-  Jean  K'oî-t 
lar,  Schafarik,  le  Slovène  Kopitar,  le  Serbe  Vouk 
Karadjitch,  les  Polonais  Bandtkie,  Linde,  Mrango- 
vius. 

Sa  correspondance  avec  Hanka  est  particulière- 
ment curieuse. 

Malheureusement  Keppen,  en  sa  qualité  d'Alle- 
mand originaire,  était  resté  luthérien  ;  mal  vu  du 
clergé  orthodoxe,  il  dut  abandonner  cette  publi- 
cation. 

Les  relations  épistolaires  avec  les  Slaves  d'Occi- 
ident  étaient  alors  fort  coûteuses;  les  relations  de 
librairie  n'existaient  pas.  11  était  onéreux  d'écrire 
une  lettre,  ruineux  et  presque  impossible  d'ache- 


BELATIONS   ENTRE    LA   RUSSIE   ET    LES   SLAVES  91 

ter  un  livre.  Des  deux  cotés  on  travaillait  isolé- 
ment sans  se  connaître.  Parmi  les  Occidentaux, 
trois  seulement,  Dobrowsky,  et  plus  tard  le  Croate 
Gaj  et  le  Serbe  Karadjitch  réussirent  à  pénétrer 
jusqu'à  Moscou. 

La  Russie  ne  pouvait  rester  indéfiniment  étran- 
gère au  mouvement  intellectuel  de  ses  congénères 
slaves. 

Lorsque  Karadjitch  vint  en  Russie,  au  cours  de 
l'année  1819,  le  généreux  Mécène  Roumiantsov 
lui  olTrit  de  visiter  à  ses  frais  les  pays  slaves  pour 
y  rechercher  les  anciens  documents,  les  manus- 
crits, les  chroniques,  etc.  Cette  mission  n'aboutit 
pas.  D'ailleurs  Karadjitch  n'eût  été  capable  de  la 
remplir  que  pour  les  pays  serbes.  D'autre  part, 
l'Académie  russe  chargeait  Vouk  de  lui  fournir 
les  nouveaux  ouvrages  qui  paraîtraient  chez  les 
Slaves  d'Occident.  J'ignore  dans  quelle  mesure 
cette  mission  fut  accomplie. 

En  1826  l'Allemand  russifié  Keppen  et  l'amiral 
slavomane  Schickhov  élaborèrent  un  plan  qui  de- 
vait, à  ce  qu'on  imaginait,  donner  les  meilleurs 
résultats. 

Schichkov  était  devenu  ministre  de  rinstruction 
publique. 

A  la  fin  de  l'année  1826  Keppen  écrit  à  Ilanka 
qui  était  passionné  pour  les  Russes,  à  Kopitar  qui 
ne  pouvait  pas  les  souffrir,  mais  qui  était  un  esprit 
ingénieux  et  érudit,  pour  leur  annoncer  que  l'on 
allait  fonder  trois  chaires  de  slaoisliijue  à  Péters- 
bourg,  Moscou  et  Kazan.  La  Russie  n'ayant  pas 
réussi  à  trouver,  pour  ces  chaires  à  créer,  de  sa- 


92  LB    RANSLAVISME 

vaiits  nationaux,  on  songeait  à  trois  Tchèques, 
Hanka,  Schafarik,  Palacky.  Au  début,  en  atten- 
dant que  les  nouveaux  titulaires  eussent  acquis  la 
pratique  de  la  langue  russe,  l'enseignement  pou- 
vait être  donné  en  allemand  ou  en  latin. 

Ce  document  capital  est  daté  du  18  novembre 
1826. 

Kopitar  —  qui  n'aimait  pas  les  Tchèques  et  se 
défiait  d'eux  —  répondit  à  Keppen  qu'il  vaudrait 
mieux  prendre  des  Russes,  après  les  avoir  en- 
voyés se  perfectionner  dans  les  pays  slaves.  En 
cela  il  n'avait  pas  tort.  Sauf  pour  la  pratique  de 
la  langue  courante,  en  tout  pays  un  étranger  en- 
seigne mal. 

Nous  n'avons  pas  la  réponse  de  Hanka,  mais 
nous  avons  sous  les  yeux  une  lettre  de  son  compa- 
triote Jungmann  qui  nous  apprend  que  la  nouvelle 
fut,  dans  les  pays  tchèques,  accueillie  avec  enthou- 
siasme. C'était  une  grande  joie  de  penser  que  la 
langue  tchèque  se  ferait  entendre  en  Russie. 

Mais  Schichkov  rencontra  dans  le  monde  officiel 
des  obstacles  qu'il  n'avait  pas  prévus.  Des  Alle- 
mands influents  —  il  n'en  manquait  pas  —  s'ap- 
pliquaient à  faire  échouer  ses  projets.  Le  premier 
juin  1827  Keppen  écrivait  à  Schafarik  :  «  Il 
est  impossible  de  savoir  quand  la  question  des 
chaires  slaves  sera  résolue  :  peut-être  bientôt, 
peut-être  jamais.  » 

Schichkov  quitta  le  ministère  au  courant  de 
l'année  1827;  mais  il  devint  président  de  l'Aca- 
démie russe,  et,  en  cette  qualité,  il  reprit  sous 
uneautre  forme  son  projet  d'attirer  les  savants  tchè- 


RELATIONS   ENTRE    LA   RUSSIE   ET    LES   SLAVES 


93 


ques  dans   sa  patrie.   On  appelait  en  qualité  de 
bibliothécaires  Hanka,  Schafank  et  Czelakovsky, 
l<^#«d4a^  Tchèques,  -tt    mav    v^ 

Hanka  devait  être  chargé  d'un  Dictionnaire  com- 
paratif des  langues  slaves. 

Nous  retrouvons  dans  la  correspondance  du 
poète  Czelakovsky  l'écho  de  ces  négociations. 
Czelakovsky  acceptait  à  son  cœur  défendant,  pour 
assurer  son  existence. 

Hanka  et  Schafarik  devaient  avoir  le  septième 
tchine  (rang  équivalent  au  grade  de  lieutenant- 
colonel). 

En  Russie,  on  se  réjouissait  déjà  de  voir  arriver 
les  Ujpiis  Tchèques.  st  i- .'  - 

En  ce  temps-là  un  si  lointain  voyage  n'était  pas 
une  petite  affaire .  Le  choléra  sévissait  en  Europe. 
Czelakovsky  et  Schafarik  étaient  retenus  par  des 
intérêts  de  famille  et  réclamaient  sans  cesse  de 
nouveaux  délais.  Hanka  hésitait. 

L'Académie  dut  finalement  renoncer  à  faire 
venir  les  bibliothécaires  espérés. 

Puisque  décidément  les  étrangers  se  refusaient 
à  venir  en  Russie,  la  Russie  devait  aller  à  eux.  Les 
savants  russes  ne  mancjuaient  pas  des  ressources 
nécessaires  et  ils  avaient  l'habitude  des  longs 
voyages,  d'ailleurs  plus  confortables  à  l'étranger 
que  dans  l'intérieur  de  l'Empire.  Parmi  les  pre- 
miers missionnaires,  je  rappellerai  seulement  les 
noms  de  Preiss,  de  Bodiansky,  de  Sreznovsky,  de 
Grigorovitch.  Je  les  ai  tous  connus,  excepté  Preiss 
qui  mourut  fort  jeune.  C'étaient  de  sérieux  éru- 
dits,  très  dignes    de   défricher  le  champ  confié  à 


/ 


94  LE   I>ANSLAVISMB 

leur  activité.  Ils  occupèrent  les  premières  chaires 
de  slavistique  à  Kharkov,  à  Moscou  et  à  Kazan. 
Plus  tard,  l'enseignement  nouveau  fut  appliqué  à 
touteslesuniversités  russes.  Pogodine  lui  aussi  visita 
les  Slaves  occidentaux  et  ceux  du  Danube  et 
appela  sur  eux  (en  1839  et  1842)  l'attention  du 
ministre  de  l'Instruction  publique,  qui  était  alors 
le  comte  Ouvarov.  Ce  qu'il  lui  demandait,  c'était 
dans  une  certaine  mesure  la  réalisation  du  pro- 
gramme de  Kollar  —  que  nous  exposerons  tout  à 
l'heure  —  sur  la  mutualité  ou  la  solidarité  slave. 

La  sympathie  que  Pogodine  manifestait  aux 
Slaves  n'était  pas  absolument  désintéressée  ;  elle 
avait  des  arrière-pensées  politiques,  et  co  pansla- 
visme-là, c'était  le  seul  dont  on  eût  la  notion 
dans  l'Europe  orientale.  On  s'en  défiait,  et  cette 
défiance  était  soigneusement  entretenue  par  ceux 
qui  avaient  intérêt  à  dénigrer  les  Russes  ou  à  ex- 
ploiter les  Slaves  ;  les  Allemands,  les  Magyars,  les 
Polonais,  en  lutte  constante  contre  ceux  qu'ils 
appelaient  les  Moscovites,  entretenaient  naturelle- 
ment ces  préjugés. 

Pogodine  recommandait  cependant  de  ménager 
les  Polonais,  pour  empêcher  qu'ils  ne  fussent 
altirés  par  la  Prusse.  Il  rêvait  de  voir  publier  à 
Varsovie  une  revue  panslave  rédigée  dans  les 
diverses  langues;  il  voulait  instituer  à  Leipzig  une 
librairie  russe  pour  les  pays  slaves.  Notons  en 
passant  ce  choix  de  Leipzig.  Cette  ville  est  le  grand 
marché  de  la  librairie  allemande.  Elle  l'est,  hélas! 
de  la  librairie  slave.  ïl  semblerait  beaucoup  plus 
naturel  que  ce  marché  fût  établi  à  Prague.  Depuis 


RELATIONS   ENTilE    LA   RUSSIE   ET   LES  SLAVES  95 

un  siècle  d'agitations  panslavistes  sous  diverses 
formes,  les  Slaves  n'ont  pas  encore  eu  le  temps 
d'y  songer. 

D'autre  part  —  c'est  toujours  Pogodine  qui 
parle  —  des  pédagogues  et  des  savants  slaves  de- 
vaient être  appelés  en  Russie.  Pogodine  ne  son- 
geait pour  le  moment  qu'au  slavisme  ou  au  pan- 
slavisme littéraire.  Le  reste,  disait-il,  viendra  plus 
tard,  si  Dieu  le  veut. 

Pogodine  était  un  panslaviste  politique.  Il  était 
aussi  un  slavianophile  ou  slavophile.  On  a  volon- 
tiers, en  0';cident,  confondu  les  deux  nuances.  En 
réalité,  les  slavophiles  étaient  avant  tout  des  enne- 
mis déclarés  de  l'influence  occidentale,  des  doc- 
trines religieuses  de  l'Occident  —  catholicisme  ou 
protestantisme.  Ils  représentent  un  idéal  politique 
et  religieux  qu'il  serait  intéressant  d'étudier  à  part, 
mais  dont  nous  n'avons  point  à  nous  occuper 
ici  1. 

Ce  qui  les  distingue  notamment,  c'est  leur  pas- 
sion pour  l'orthodoxie,  dans  laquelle  ils  veulent 
voir  la  religion  nécessaire  du  monde  slave. 

Quelques-uns  de  ces  slavophiles  ont  joué  leur 
rôle  dans  l'histoire  des  idées  panslavistes.  Tel  est, 
par  exemple,  le  poète  Khomiakov  (1804-1860). 
Certains  de  ses  poèmes  sont  devenus  populaires 
dans  tous  les  pays  slaves.  Je  ne  citerai  ici  que 
deux  fragments  de  «es  œuvres. 


i.  Voir  ce  que  j'ai  dit  n.igiU'ro  sur  co  sujet  h.  propos  (l(! 
l't'i  rivain  augluis  Uixon.  Le  Monde  slave  (2"  édit.,  pp.  Sii'J 
et  suiy.). 


96  VS    PANSLAVISME 

La  fraternité  slave. 

«  Ne  t'enorgueillis  pas  devant  Belgrade,  Prague, 
ô  reine  des  pays  tchèques!  Ne  l'enorgueillis  pas 
devant  Prague,  Moscou  aux  coupoles  dorées! 

«  Souvenons-nous  que  nous  sommes  frères,  en- 
fants d'une  mère  unique.  Aux  frères  les  embrasse- 
ments  fraternels,  la  poitrine  contre  la  poitrine,  la 
main  dans  la  main  ! 

«  Qu'il  ne  s'enorgueillisse  pas  de  la  force  de  son 
bras,  celui  qui  a  tenu  bon  dans  le  combat.  Qu'il  ne 
soit  pas  honteux  celui  qui,  dans  une  longue  lutte, 
a  succombé  sous  la  rigueur  du  destin  ! 

«  Le  temps  de  l'épreuve  est  dur,  mais  celui  qui 
est  tombé  se  relèvera.  Il  y  a  beaucoup  de  miséri- 
corde chez  Dieu.  Sans  bornes  est  son  amour. 

«  La  brume  funèbre  se  dissipera.  Attendu  depuis 
longtemps,  le  beau  jour  luira  enfin;  les  frères 
seront  réunis. 

«  Tous  seront  grands,  tous  libres!  Contre  l'ennemi 
marcheront  leurs  rangs  victorieux,  tous  pleins 
d'une  pensée  noble,  forts  d'une  foi  unique.  » 

Le  dernier  vers  est  peut-être  un  écho  de  la  thèse 
religieuse  des  slavophiles.  La  foi  unique  dont  rêve 
Khomiakov,  c'est  l'orthodoxie. 


Les  aigles  slaves. 

«  Tu  as  établi  bien  haut  ton  nid,  aigle  des  Slaves 
du  Nord.  Tu  as  étendu  largement  tes  ailes.  Tu  t'es 
élevé  bien  haut  dans  les  cicux.  Vole!  Mais  dans  la 


RELATIONS   ENTUE    LA   RUSSIE   ET    LES   SLAVES  97 

mer  azurée  de  lumière  où  ta  poitrine  respire  la 
force  et  brûle  de  l'ivresse  de  la  liberté,  n'oublie 
pas  tes  jeunes  frères. 

;<  Vers  les  plaines  du  Midi,  vers  le  lointain  Occi 
dent,  regarde!  Ils  sont  nombreux  là  où  murmure 
le  Danube,  là  où  les  Alpes  cachent  leurs  sommets 
dans  les  nuages,  dans  les  cols  des  rochers,  dans 
les  ombres  des  Karpathes,  dans  les  forêts  pro- 
fondes des  Balkans,  dans  les  filets  des  perfides 
Teutons.  Ils  attendent,  les  frères  enchaînés,  le 
moment  où  ils  entendront  ton  appel,  le  moment 
où  tes  larges  ailes  s'étendront  sur  leur  faible 
tète. 

«  Oh  !  souviens-toi  d'eux,  aigle  du  Nord.  Envoie- 
leur  ton  salut  retentissant.  Que  dans  la  nuit  de 
l'esclavage  la  lumière  de  la  liberté  vienne  les 
consoler!  Nourris-les  de  la  force  morale  I  Nourris- 
les  de  l'espéranoe  des  jours  meilleurs! 

«  Ces  cœurs  glacés  où  coule  ton  sang,  réchauffe- 
les  de  ton  brûlant  amour.  Leur  heure  viendra  : 
leurs  ailes  seront  plus  fortes;  leurs  jeunes  ongles 
croîtront.  Les  aigles  pousseront  leur  cri  et  les 
chaînes  que  la  violence  leur  impose,  ils  les  brise- 
ront avec  un  bec  de  fer.  » 

Deux  fois,  depuis  moins  d'un  demi-sicclc,  l'aigle 
du  Nord  a  répondu  à  ces  appels  des  slavophiles. 
Deux  fois  il  s'est  heurté  à  l'aigle  noir  des  Teu- 
tons. La  première  fois,  après  la  campagni;  dij)I()- 
inaliquo,  c'a  été  l'intcrveillion  austro-allcinaudo 
([ui,  par  le  traité  de  Berlin,  a  ravi  à  la  Russie  les 
fruits  de  si  victoire;  la  seconde  fois,  c'est  dans  la 


98  LE   PANSLAVISME 

guerre  actuelle,  où   l'aigle  noir  a  couvert  de   ses 
ailes  les  provinces  de  la  Serbie  et  de  la  Pologne. 

Mors  et  vita  hello 
Conflixere  mirando. 

Liitte  tragique  où  se  joue  ia  liberté  même  de 
l'Europe  et  où  l'aigle  noir  doit  lîuir  par  suc- 
comber I 

Je  viens  de  citer  Khomiakov.  Il  est  en  quelque 
sorte  le  poète  classique  du  panslavisme.  11  est  un 
autre  poète  que  l'on  cite  bien  souvent  à  côté  de  lui  : 
c'est  Pouchkine.  A  vrai  dire,  Pouchkine,  élève 
de  notre  xviir  siècle,  de  Voltaire  et  de  Piron, 
n'entendait  pas  grand'chosc  en  matière  slave. 
Il  s'est  lourdement  laissé  abuser  par  Mérimée, 
dont  il  a  traduit  en  vers  quelques-uns  des  pré- 
tendus chants  delà  Guzia.  Il  n'a  été  amené  à  dire 
son  mot  sur  les  Slaves  qu'à  propos  des  événements 
de  Pologne. 

La  Révolution  polonaise  de  1830  avait  suscité  de 
vives  sympathies  en  Occident,  en  France  notam- 
ment. La  Russie  de  Nicolas  était  vivement  atta- 
quée, notamment  dans  notre  Parlement.  A  ces 
attaques  Pouchkine  répondit  par  une  pièce  célèbre. 
Aux  Détracteurs  de  la  Russie.  Je  l'ai  traduite  en 
entier  dans  ma  Littérature  russe  (p.  384).  Je  n'en 
cite  que  les  vers  qui  intéressent  notre  sujet  : 

«  Pourquoi  tout  ce  bruit,  orateurs  populaires? 
Pourquoi  menacez-vous  la  Russie  d'anathème? 
Qu'est-ce  qui  vous  agite  "^  Les  troubles  de  Js. 
Lithuanie?  Halte  !  C'est  une  querelle  des  Slaves 
entre  eux,  une  vieille  querelle  de  famille  déjà  ré- 


RELATIONS   ENTKE   LA   RUSSIE   ET    LES   SLAVES  99 

glée  par  le  destin,  une  question  que  vous  ne  sau- 
riez résoudre. 

«  Il  y  aîongtemps  déjà  que  ces  peuples  luttent; 
plus  d'une  lois,  sous  la  tempête,  leur  parti  ou  le 
nôtre  a  dû  s'incliner.  Qui  sortira  vainqueur  de 
cette  lutte  inégale?  Le  Polonais  présomptueux  ou 
le  Russe  lidèle?  Les  ruisseaux  slaves  iront-ils  se 
fondre  dans  la  mer  russe,  ou.  cette  ruer  se  dessé- 
chera-t-elle?  Voilà  la  question.  » 

On  a  souvent  cité  ces  vers,  en  les  appliquant  à 
tout  l'ensemble  des  peuples  slaves,  mais  c'était 
une  erreur.  Il  n'est  question  ici  que  de  la  que- 
relle des  Russes  et  des  Polonais.  Nous  voulons 
espérer  que  cette  querelle  est  aujourd'hui  com- 
plètement éteinte  et  que  les  deux  nations  compren- 
dront désormais  l'intérêt  majeur  qu'ils  ont  à  vivre 
réconciliés  contre  l'ennemi  commun,  l'Allemand, 
contre  celui  dont  le  proverbe  polonais  dit  :  «  Tant 
que  le  monde  sera  monde,  l'Allemand  ne  sera  pas 
le  frère  du  Polonais.  » 

Je  reviens  à  l'histoire  des  chaires  slaves.  Elles 
ont  été  successivement  introduites  aux  Universités 
de  Moscou,  Pétrograd,  Kazan,  Kiew,  Odessa,  Var- 
sovie. Celle  de  Varsovie  aurait  eu  plus  de  crédit,  si 
la  Russie,  obéissant  à  une  poIiti(iue  vraiment  slavo- 
phile,  ne  s'était  pas,  durant  de  longues  années 
imaginé  de  vouloir  russifier  la  Pologne.  N'insiston 
pas  sur  ce  sujet  douloureux. 

Dans  l'Empire  d'Aulriche-IIongrie,  cet  enseigne- 
ment figure  dans  toutes  les  Universités,  sauf  celles 
d'Inspruck  et  de  Kolosvar.  Il  est  rei)résenlé  à  celles 
de  Belgrade,  pour  la  Serbie,  et  do  Sofia,  pour  1 


100  BB   PANSLAVISME 

Bulgarie.  Il  figure,  en  Allemagne,  à  Berlin,  à  Brcs- 
lau,  à  Leipzig  et  à  Munich  ;  en  Angleterre,  à 
Oxford.  Nous  verrons  plus  loin  dans  quelles  circohs- 
tances  la  slavistique  a  été  introduite  à  Paris  et  quel 
rôle  la  chaire  française  a  joué  par  rapport  au  sojet 
qui  nous  occupe. 


CHAPITRE  X 
LA  FRANCE  ET   LE  PANSLAVISME 


La  Chaire  du  Collège  de  France.  —  Véritables  raisons  de 
l'établissement  de  cette  chaire.  —  Mickiewicz  et  le  pansla- 
visme. —  Cyprien  Robert.  —  iJiichinski  et  Henri  Martin. 
—  Un  pluriel  pour  un  singulier.  —  Le  vrai  titre  de  la 
chaire.  —  Un  mot  de  M.  Batbie. 


Ce  ne  fut  point  le  désir  de  mieux  connaître  les 
peuples  slaves  —  alors  complètement  ignorés  —  qui, 
vers  1840,  fit  créer  la  chaire  de  littérature  slave  au 
Collège  de  France.  Ce  fut  simplement  celui  d'as- 
surer une  situation  honorable  à  un  grand  poète 
qui  était  considéré  comme  le  porte-voix  de  la 
cause  polonaise,  sous  le  règne  de  Louis-Philippe. 
Ce  poète,  c'était  Adam  Mickiewicz. 

Celui  qui  prit  la  première  initiative  des  dé- 
marches, ce  fut  Paul  Foucher,  publiciste  et  auteur 
dramatique  —  bien  oublié  aujourd'hui  —  dont  la 
sœur  était  la  femme  de  Victor  Hugo.  Il  avait 
épousé  une  Polonaise  qui  était  la  cousine  de 
M™*  Mickiewicz. 

Ainsi  les  alTaires  de  famille  jouent  leur  rôle 
Jans  les  choses  les  plus  graves  de  ce  monde. 
C'était  donc  en  vue  de  la  Pologne  et  uniquement 
d'elle  —  et  pour  des  raisons  d'ordre  intime  —  que 

8. 


102  LE    PANSLAVISME 

Foucher  prit  cette  initiative.  «  La  chaire  à  laquelle 
on  vous  appelle,  écrivait-il  le  11  avril  1840,  à  Mic- 
kiewicz,  a  un  caractère  politique.  On  veut  créer  un 
centre  au  moins  littéraire  à  la  nationalité  polo- 
naise dans  l'exil.  » 

L'exposé  des  motifs  présenté  par  Cousin,  à  la 
Chambre  des  députés,  était  un  tissu  d'erreurs  et 
d'inepties.  Il  déclarait  par  exemple  que  le  polonais 
était  le  plus  parlé  des  idiomes  slaves  —  au  détri- 
ment de  la  langue  russe  réduite  au  second  rang  — 
ce  qui  était  absurde. 

Il  n'évaluait  le  nombre  des  Slaves  balkaniques 
qu'à  deux  millions.  Il  ignorait  le  développement 
romantique  de  la  littérature  russe.^  La  discussion 
à  la  Chambre  fut  pitoyable.  Néanmoins  la  fonda- 
tion nouvelle  eut  un  grand  retentissement  dans  les 
pays  slaves.  Son  titre  même  semblait  une  réclame 
pour  l'idée  panslaviste  :  Chaire  de  langue  et  de 
littérature  slave  —  au  singulier.  —  Mickievvicz  ne 
songea  point  à  protester  contre  ce  titre  antiscien- 
tifique.  Il  n'eut  d'ailleurs  pas  l'idée  d'exposer  à 
son  public  où  vivaient  les  peuples  slaves,  quel  était 
leur  nombre,  quels  étaient  leurs  traits  distinctifs. 
Dans  sa  première  leçon,  il  semble  même  se  ratta- 
cher à  l'idée  d'un  panslavisme  assez  vague. 

«  Un  long  séjour  dans  les  îpays  slaves,  les  sym- 
pathies que  j'y  ai  rencontrées,  les  souvenirs  qui 
sont  gravés  dans  ma  mémoire  m'ont  donné  de 
sentir  Vunité  de  notre  race  plus  que  je  n'aurais  pu 
le  faire  par  la  seule  étude  et  le  raisonnement  théo- 
rique :  les  causes  de  nos  divisions  passées,  les 
moyens    d'arriver  à    notre   réunion  future  n'ont 


LA    FnWTE    ET    LE    PANSLAVISME  103 

jamais  cesse  de  nie  préoccuper  ».  Comme  on  le 
voit  par  cette  citation,  Mickiewicz  ne  songe  nulle- 
ment à  exclure  les  Russes  de  la  race  slave,  comme 
devaient  le  faire  plus  tard  certains  de  ses  compa- 
triotes. 

Et  il  termine  ainsi  sa  première  leçon  : 

«  La  littérature  est  un  champ  où  tous  les  peuples 
slaves  apportent  les  fruits  de  leur  activité  morale 
et  intellectuelle,  où  ils  se  rencontrent  sans  se 
refouler  et  sans  se  haïr.  Plaise  à  Dieu  que  cette 
rencontre  pacifi(|ue,  sur  ce  noble  champ,  soit 
l'emblème  de  leur  réunion  future  sur  un  autre 
terrain.  » 

A  la  fin  de  la  neuvième  leçon,  à  propos  de  la 
légende  des  trois  frères  C/.ech,  Lech  et  Rous,  dont 
j'ai  parlé  plus  haut,  il  s'exprimait  ainsi  : 

«  L'idée  du  Panslavisme,  ou  unité  slave,  n'a  com- 
mencé à  poindre  que  dans  les  siècles  derniers  ; 
elle  est  le  fruit  de  travaux  scientifiques  ou  litté- 
raires, mais,  pour  arriver  à  réaliser  un  jour  cette 
unité,  je  ne  crois  pas  qu'on  ait  pris  les  moyens  les 
plus  propres,  les  voies  les  plus  droites.  Les  savants 
invoquent  toujours  la  communauté  de  race,  oubliant 
que  ce  sont  les  institutions  religieuses  et  politiques 
qui  ont  créé  les  séparations  qu'ils  voudraient 
anéantir  et  qu'il  est  impossible  de  détruire  tout  le 
passé  d'une  nation  pour  le  ramener  à  son  origine 
physique.  C'est  ainsi,  qu'au  derniersiècle,  on  atentô 
de  réunir  les  Allemands  autour  d'une  seule  idée  : 
Teuloma,  en  leur  rappelant  leur  patriarche  fabu- 
leux. Toute  la  tentative  avorta  et  fut  bientôt  aban- 
donnée   des    plus    chauds    partisans    de    l'unité 


104  LE»  PANSLAVISME 

allemande.  (Que  dirait  Mickiewicz,  s'il  vivait  au- 
jourd'hui ?) 

«  D'autres  savants  ont  entrevu  la  possibilité  de 
l'unité  future  des  Slaves  dans  l'adoption  de  cer- 
taine forme  gouvernementale.  Cependant  quel  gou- 
vernement a  jamais  eu  assez  de  force  pour  réunir 
et  relier  ensemble  des  nationalités  différentes  ? 
L'Empire  romain  qui,  certes,  fut  l'idéal  de  la  puis- 
sance matérielle,  a  imposé  sa  forme  politique  à 
plusieurs  peuples  de  l'Occident;  mais  cette  forme 
morte,  ce  lien  sans  vie,  il  a  suffi  pour  le  briser  du 
premier  coup  porté  par  l'invasion  des  Barbares. 
On  doit  donc  renoncer  à  l'espoir  de  grouper  les 
peuples  slaves  autour  de  telle  ou  telle  forme  gou- 
vernementale, autour  d'une  idée  purement  phy- 
sique de  sang  et  de  race  ;  ce  qu'il  faut,  c'est  une 
idée  commune,  vaste,  immense,  une  idée  qui  ren- 
ferme en  elle  tout  le  passé  et  aussi  tout  l'avenir  de 
ces  peuples.  »  (Leçon  du  26  janvier  1841.) 

Mickiewicz  use  et  abuse  du  mot  slave,  peuple 
slave,  sans  qu'on  puisse  tirer  de  cet  abus  des  con- 
séquences. Ainsi,  à  la  fin  de  son  premier  volume, 
on  trouve  cette  conclusion  inattendue  : 

«...  Tout  ce  qui  se  fera  maintenant  de  grand, 
de  beau,  dans  le  pays,  fera  la  gloire  de  la  noblesse 
polonaise,  et  de  môme  on  pourra  accuser  cette 
noblesse  de  toutes  les  fautes  et  de  tous  les  mal- 
heurs du  peuple  slave  ».  Voilà  donc  le  peuple  slave 
identifié  aux  Polonais  I 

Le  poète  considère  les  peuples  slaves  comme 
solidaires  les  uns  des  autres.  Ainsi  il  s'étonne 
(Leçon  du  25  mai  1841),   que  la  Pologne  et    la 


LA    FRANCE    ET    lE    PANSLAVISME  105 

Bohême  aient  vu,  avec  indifférence,  la  tyrannie 
et  les  excès  divan  le  Terrible. 

«  Les  peuples  slaves  voisins  de  la  Russie,  tels 
que  la  Pologne  et  la  Bohême  (la  Bohème  n'est  pas 
si  voisine  de  la  Russie  ;  elle  l'est  pour  le  moins 
autant  de  la  France),  étaient  témoins  impassibles 
des  cruautés  du  souverain  moscovite,  sans  rien 
tenter  pour  soustraire  la  Russie  à  cette  oppres- 
sion ».  La  Pologne  cela  se  comprendrait  encore. 
Mais  la  Bohême  ! 

Mickiewicz  ne  se  rend  pas  compte  que  la 
Bohême,  fort  éloignée  de  la  Russie,  n'avait  pas 
plus  d'intérêts  communs  avec  sa  politique  inté- 
rieure, que  nous  n'en  avons  nous-mêmes  avec  la 
Suède  et  le  Portugal. 

Dans  sa  leçon  d'ouverture  de  l'année  1841 
(14  décembre),  le  poète  fait  allusion  au  malaise 
dont  souffre  la  race  slave  —  et  ce  malaise  est  loin 
d'être  guéri  à  l'heure  où  j'écris  ces  lignes  —  et  il 
n'ose  en  proposer  ni  l'explication  ni  le  moyen  de  le 
guérir. 

«  Tous  les  pays  slaves,  en  ce  moment,  sont 
dans  une  attente  solennelle.  Tout  le  monde  attend 
une  idée  générale,  une  idée  nouvelle.  Quelle  sera 
cette  idée  ?  La  race  slave  sera-t-elle  entraînée  vers 
la  Russie  par  la  conquête  ?  Ou  bien  les  Polonais 
réussiront-ils  à  l'enchaîner  dans  leur  marche  aven- 
tureuse à  la  recherche  de  cet  avenir  que  les  Russes 
appellent  un  rêve,  que  les  Bohèmes  nomment  une 
utopie  et  qui  n'est  qu'un  idéal?  Fera-t-on  des 
deux  côtés  quelques  concessions?  Trouvera-t-on 
une   formule  qui   puisse  satisfaire    les  âmes,  les 


106  LB    PANSLAVISME 

intérêts  et  les  tendances  de  tous  les  peuples  ? 
Comme  Slave  et  comme  témoin  des  mouvements 
qui  agitent  l'esprit  ^et  les  cœurs  des  peuples  de 
l'Occident,  je  me  sens  attiré  par  une  force  irrésis- 
tible vers  cette  grave  question.  » 

Naturellement,  cette  grave  question,  Mickie- 
wicz  ne  devait  pas  la  résoudre.  Il  s'abîma  dans 
les  doctrines  fuligineuses  du  Messianisme,  et  son 
enseignement  dut  être  supprimé i. 

Son  successeur,  Cyprien  Robert,  était  un  autodi- 
dacte dépourvu  de  critique,  qui  d'ailleurs  avait  beau- 
coup vu  et  beaucoup  observé.  Dans  une  brochure 
publiée  en  1847  à  Leipzig,  intitulée  les  Deux  Pansla- 
vismes,  il  expliquait  qu'il  fallait  distinguer  les 
aspirations  des  Slaves  d'Occident  des  visées  per- 
sonnelles de  la  Russie,  avec  lesquelles,  à  cette 
époque,  on  les  confondait  très  souvent.  Il  avait 
raison.  Mais  aujourd'hui,  en  présence  des  appétits 
farouches,  des  ambitions  illimitées  du  Deiitsch- 
tum,  il  n'y  a  plus  lieu  d'établir  ces  distinctions. 
Ce  qu'il  nous  faut  —  comme  je  l'expliquerai  plus 
loin  —  c'est  une  vaste  fédération  slave,  appuyée 
d'un  côté  sur  la  France,  de  l'autre  sur  la  Russie. 
Dans  son  ouvrage  intitulé  le  Monde  slave,  son  pré- 
sent, son  passé  et  son  avenir  (2  vol.  Paris,  Pessard, 
1852),  Robert  consacre  un  chapitre  au  pansla- 
visme. 

1.  Voir  pour  l'analyse  des  idées  de  Mickiewicz  mon  volume 
Russes  et  Slaves  (2'=  série,  Paris,  Hachette,  1896).  Les  curieux 
pourront  consulter  les  Slaves,  cours  professé  au  Collège  de 
France  (5  vol.  in-S»)  et  notamment  les  deux  derniers 
volumes.  Je  n'ai  encore  rencontré  personne  qui  ait  eu  le 
courage  de  les  lire. 


LA   FRANCE    ET    LE    PANSLAVISME  107 

On  y  trouve  des  idées  qu'il  est  encore  intéres- 
sant de  méditer  aujourd'hui. 

«  L'idée  qui  sert  de  base  au  panslavisme  n'est 
point  nouvelle,  dit  Cyprien  Robert  (tome  I,p.  107). 
Les  anciens  Grecs  étaient  panhelléniques,  quoique 
divisés  en  plusieurs  républiques  rivales.  » 

L'auteur  est  bien  obligé  de  reconnaître  qu'il  y  a 
entre  les  langues  slaves  de  bien  autres  différences 
qu'entre  les  anciens  dialectes  grecs.  Il  n'y  a  qu'un 
seul  lexique  grec;  il  y  a  autant  de  dictionnaires 
slaves  qu'il  y  a  de  langues,  et  beaucoup  de  vocables 
ne  sont  intelligibles  que  pour  une  seule  nation. 

«  Le  seul  panslavisme  politique  qu'indique  la 
nature,  dit  encore  Cyprien  Robert,  c'est  avant  tout 
l'aiïranchisscment  des  quatre  nationalités  slaves  i, 
et,  comme  une  de  ces  nationalités  (la  Russie),  jouit 
déjà  de  son  gouvernement  propre  et  indigène,  il 
s'agit  de  faire  obtenir  aux  trois  autres  le  même 
avantage.  Voilà  le  but  définitif  de  tous  les  pansla- 
vistes  sincères.  Ils  se  proposent  d'organiser  une 
sorte  d'assurance  mutuelle,  une  ligue  tacite,  mais 
effective  pour  l'émancipation.  Le  panslavisme  des 
patriotes  est  sans  doute  loin  de  se  montrer  aussi 
affermi  dans  sa  marche  que  le  [lanslavisme  des  sa- 
vants. La  raison  de  l'infériorité  du  premier  est  toute 
simple  :  la  police  le  persécute  et  travaille  partout 
à  le  dissoudre,  pendant  qu'elle  tolère  l'autre...  » 

Cyprien  Robert  cite  un  discours  du  député  alle- 
mand Ileckcr,  à  la  Chambre  badoise,  discours  pro- 
noncé au  cours  de  l'année  1846.  Le  député  annon- 

1.  Russe,  polonaise,  tchèque  et  serbe.  A  ce  raoraent-là  on 
ignore  encore  l'existence  des  Bulgares. 


108  LE    PANSLAVISME 

çait  qu'une  catastrophe  menaçait  l'Allemagne. 
«  Regardez,  disait-il,  le  progrès  des  littératures 
slaves,  et  comme  s'y  développe  la  conscience  na- 
tionale. Allez  écouter  les  leçons  de  la  chaire  slave 
de  Paris;  prêtez  l'oreille  à  ce  que  disent  les  Slaves 
au  sein  même  de  l'Allemagne  ;  lisez  le  testament 
de  Pierre  le  Grand  *  ;  tout  pronostique  à  notre 
patrie  allemande  une  des  crises  les  plus  graves 
qu'elle  ait  jamais  eu  à  subir.  Parcourez  la  Bo- 
hême, la  Hongrie  2,  la  Croatie,  partout  où  un 
Slave  a  son  foyer,  dans  la  hutte  enfumée  du  plus 
misérable  serf,  vous  trouvez  appendu  le  portrait 
du  tsar.  A  votre  question  :  «  De  qui  est  ce  por- 
«  trait?  »  on  vous  répond  :  «  C'est  le  portrait  du 
((  petit  père,  du  maître  qui  doit  réunir  un  jour 
«  toute  notre  race  en  un  seul  corps  3.  »  Le  jour  où' 
cette  réunion  s'accomplira,  je  vous  le  demande, 
Messieurs,  comment  serons=nous  en  état  d'opposer 
une  force  de  résistance  égale  à  la  force  d'attaque 
des  Slaves?  Qui  nous  assurera  que  leurs  dévasta- 
tions ne  surpasseront  pas  celle  des  Mongols?  Le 
panslavisme  grandit  si  rapidement  qu'on  peut 
craindre  de  le  voir  prendre  bientôt  dans  le  monde  le 
rôle  dominateur  enlevé  aux  Romains  et  à  la  race 
germanique^.  » 

1.  Ce  testament  est  aussi  apocryphe  que  celui  d'Alexandre 
le  Grand,  dont  nous  avons  parlé  plus  haut  (chap.  IV). 

2.  La  Hongrie  n'est  pas  un  pays  slave,  du  moins  en  ce  qui 
concerne  la  population  dominante,  les  Magyars. 

3.  Tout  ceci  est  faux  bien  entendu.  Mais  ces  mensonges 
intéressés  trouvaient  alors  grand  crédit  non  seulement  en 
Allemagne,  mais  en  France. 

4.  Karl  Ilecker  (1811-1881),  après  avoir  essayé  de  proclamer 
la  République  dut  quitter  son  pays  et  émigrer  en  Amérique. 


LA    FRANCE    ET    LE    PANSLAVISME  109 

Cypricii  Robert  avoue  qu'il  y  a  dans  ces  propos 
quelques  exagérations.  Et,  comme  il  a  été  élevé  à 
l'école  d<3  l'émigration  polonaise,  il  y  voit  une 
preuve  des  tristes  pressentiments  et  des  remords 
qui  poursuivent  l'Allemagne  pour  le  démembre- 
ment de  la  Pologne.  Il  s'imagine  que  le  cours  des 
événements  amènera  prochainement  la  Confédé- 
ration germanique  à  protester  à  main  armée 
contre  les  envahissements  de  la  Russie  ;  mais  il 
considère  que  la  Prusse  luthérienne  et  l'Autriche 
catholique  seront  impuissantes  à  s'unir  contre  la 
Russie  schismatique.  Tout  ce  chapitre  est  à  lire, 
pour  se  faire  une  idée  des  fantaisies  et  des  erreurs 
dont  vivaient  nos  pères.  Le  métier  de  prophète  en 
politique  est  décidément  un  bien  mauvais  métier. 

Cyprien  Robert  répudie  et  condamne  le  pansla- 
visme tsarien.  Mais  il  n'hésite  pas  à  se  prononcer 
en  faveur  du  panslavisme  fédéral.  C'est  précisé- 
ment  celui  que  je  rêve  eu  ce  moment. 

Encore  une  citation  : 

«  Etrangère  aux  questions  slaves,  la  presse 
française  reproduit  aveuglément  ce  que  lui  envoie 
sur  ces  questions  la  presse  d'outre-Rhin,  et  les 
idées  les  plus  fausses  s'emparent  ainsi  des 
esprits.  » 

Ce  tfétait  pas  seulement  la  presse  d'outre-Rhin 
qui  faussait  les  idées.  Ce  qui  les  faussait  égale- 
ment, c'étaient  les  inlluences  de  l'émigration  polo- 
naise et  des  peuples  hostiles  aux  Slaves,  notam- 
ment des  Magyars,  qui  avaient  alors  quelque 
crédit  chez  nous. 

Ces   influences   s'exercent    chez   nous  par   des 


110  LE    PANSLAVISME 

moyens  qu'on  ne  soupçonne  pas  toujours.  J'en 
voudrais  citer  un  récent  et  curieux  exemple.  La 
veille  de  la  guerre,  je  faisais  à  la  Société  de  Psy- 
chologie une  conférence  sur  la  psychologie  des 
peuples  slaves.  Je  reçus  une  lettre  fort  courtoise 
d'une  revue  de  politique  étrangère  dont  j'ai 
oublié  le  nom,  revue  qui  s'offrait,  moyennant  des 
honoraires  fort  convenables,  à  publier  le  texte  de 
ma  conférence.  J'acceptai  et  envoyai  mon  manus- 
crit. J'avais  expose  les  griefs  et  les  rancunes  de 
chacune  des  nations  slaves,  notamment  ceux  des 
Slovaques  contre  les  Magyars.  On  me  renvoya  le 
manuscrit,  avec  une  lettre  fort  courtoise  où  l'on 
me  déclarait  que  la  revue  en  question  étant  faite 
avec  de  l'argent  fourni  par  Budapest,  on  ne  pou- 
vait publier  des  vérités  désagréables  sur  le  compte 
de  la  politique  hongroise.  Les  Magyars,  eux  aussi, 
avaient  chez  nous  leurs  fonds  des  reptiles.  Et  com- 
bien de  fois,  ces  reptiles,  je  les  ai  vus  se  glisser . 
dans  des  organes  que  je  ne  veux  pas  nommer 
aujourd'hui. 

Le  successeur  de  Cyprien  Robert,  Alexandre 
Ghodzko  (de  1857  à  1883),  se  renferma  prudem- 
ment dans  la  pratique  des  textes  et  des  questions 
grammaticales.  Tandis  qu'il  vaquait  modestement 
à  ses  utiles  fonctions,  sa  chaire  devint  le  prétexte 
de  manifestations  antipanslavistes  qu'il  est  néces- 
saire de  rappeler  ici  en  peu  de  mots. 

Après  l'insurrection  malheureuse  de  1863,  les 
Polonais  étaient  chez  nous  en  grand  crédit.  Ils  rê- 
vaient de  la  revanche  et  estimaient  que  tous  les 
moyens  étaient  bous  pour  y  arriver.  L'un  d'entre 


LA    FRANCE    ET    LE    PANSLAVISME  111 

eux,  appelé  Duchinski,  avait  imaginé  ce  qu'on 
pourrait  appeler  la  revanche  ethnographique.  Dans 
des  livres  fort  indigestes,  il  s'efforçait  de  démon- 
trer que  les  Russes,  ou  mieux  les  Moscovites, 
n'étaient  pas  des  Indo-Européens,  par  suite  des 
Slaves,  mais  des  Touraniens;  autrement  dit  qu'ils 
n'avaient  rien  à  voir  avec  les  Slaves,  ou  même 
avec  l'Europe.  L'Europe  n'avait  qu'à  les  éliminer; 
la  Pologne  redevenait  une  grande  puissance,  et  l'é- 
quilibre du  monde  était  sauvé.  En  180i,  il  publia 
à  Paris  un  volume,  d'ailleurs  illisible,  sous  ce  titre 
pompeux  :  Nécessité  de  réformes  dans  l'exposition 
de  Vhistoire  des  peuples  ary as-européens  et  tourans, 
particulièrement  des  Slaves  et  des  Moscovites.  Très 
remuant,  comme  tous  les  illuminés  et  les  mysti- 
ques, il  colportait  sa  doctrine  dans  les  sociétés  sa- 
vantes et  chez  les  publicistes  qui  voulaient  bien 
l'accueillir,  et,  comme  nous  étions  fort  ignorants  et 
très  polonophiles,  on  le  laissait  parler.  Il  fît  la 
conquête  d'Henri  Martin,  qui  publia  sous  son 
influence  un  gros  volume  bien  oublié  aujourd'hui, 
la  Russie  et  l'Europe  (février  18G6),  et  qui  soutint 
ses  doctrines  dans  le  Siècle.  Il  mit  la  main  sur  un 
journaliste  bien  oublié  aujourd'hui  qui,  sous  ce 
titre  extraordinaire,  Un  pluriel  pour  un  singulier 
et  le  panslavisme  est  détruit  dans  son  principe, 
adressa  à  la  Chambre  une  pétition  pour  faire 
modifier  le  titre  de  la  chaire  du  Collège  de 
France.  Ce  titre  était  dangereux.  En  le  modifiant 
on  assurait  le  salut  de  la  France.  La  pétition  obtint 
gain  de  cause.  Le  titre  de  la  chaire  devint  Chaire 
de  langues  et  de  littératures  d'origine  slave,  ce  qui 


112  LE    PANSLAVISME 

n'était  pas  très  scientifique.  Depuis  quelques  an- 
nées elle  porte  la  dénomination  qu'elle  aurait  tou- 
jours dû  porter  :  Chairede  langues  et  de  littéra- 
tures slaves.  Voilà  à  quel  jeu  byzantin  se  divertis- 
sait, à  la  veille  de  1870,  une  Assemblée  qui  voyait 
des  périls  sur  le  Danube  ou  sur  l'Oder,  mais  qui 
ne  soupçonnait  pas  ceux  qui  nous  menaçaient  sur 
le   Rhin  et  sur  les  Vosges  *.    Pour  avoir  refusé 
de  m'associer  à  ces   manifestations  enfantines,  je 
fus    dénoncé    comme    panslaviste,  autrement  dit 
comme  agent  moscovite.    Au  lendemain    de     la 
guerre,  Henri  Martin,  qui  était  avant  tout  un  pa- 
triote, reconnut  qu'il  avait  fait  fausse  route.  Mais 
comme  l'Europe  aurait  changé  de  face  si,  au  lieu 
d'une  Russie  neutre,  ou  plutôt  hostile,  nous  avions 
eu,  en  1870,  l'alliance  russe  contre  l'Allemagne! 
Qu'on  se  rappelle   le  télégramme   du  vieux  Guil- 
laume à  son  ami  l'empereur  Alexandre  :  «  Après 
Dieu,  c'est  à  Votre  Majesté  que  je  dois  ma  victoire.  » 
Le  professeur  qui  occupe  depuis  plus  de  trente 
ans  la  chaire  du  Collège  n'a  cessé  d'appeler  l'at- 
tention de  ses  compatriotes  sur  la  nécessité  d'étu- 
dier les  peuples  slaves,  de  se  rapprocher  d'eux,  et 
sur  les  avantages  qu'elle  pourrait  retirer  de  leur 
union.  11  n'a  cessé  de  dire  que  le  danger  était  sur 
le  Rhin,  sur  la  Meuse,  et  non    pas  sur  la  Neva. 
Les  derniers  événements    ne  lui  ont  donné  que 
trop  cruellement  raison. 
Hélas  !  même  après  1870,  nos  malheurs  n'avaient 

1.  Certains  compatriotes  de  Duchinski  firent  célébrer  à 
Cracovie  une  messe  d'actions  de  grâces  pour  remercier  la 
ciel  d'avoir  donné  un  tel  génie  à  la  Pologne. 


LA    FRANCE    ET    LE    PANSLAVISME  113 

jvas  complètement  éclairé  tous  nos  hommes  poli- 
tiques. Certains  d'entre  eux  vivaient  de  vieilles 
formules.  Pour  l'histoire  de  notre  ignorance  natio- 
nale, qu'on  me  permette  de  renvoyer  une  fois 
pour  toutes  à  mes  Souvenirs  d'un  slavophile  ^  ;  mais 
dans  ces  souvenirs  j'ai  oublié  de  raconter  mes 
débuis  dans  l'enseignement  à  l'Ecole  des  langues 
orientales.  C'était  en  1873;  l'administrateur  de 
l'Ecole,  M.  Scheffer,  m'avait  demandé  d'y  faire  un 
cours  de  langue  serbe  etavait  obtenu  pour  moi  une 
généreuse  subvention  de  1.500  francs.  J'étais  depuis 
cinq  ans  docteur  es  lettres,  et,  pour  me  consacrer 
entièrement  à  mes  études,  j'avais  refusé  une  situa- 
tion lucrative  en  province.  Scheffer  estima  que  je 
devais  aller  remercier  le  gouvernement  de  sa  gé- 
nérosité et  m'obligea  à  demander  une  audience  au 
ministre  de  l'Instruction  publique,  feu  Batbie,  éco- 
nomiste distingué  qui,  sous  la  République,  préten- 
dait organiser  le  gouvernement  de  combat,  en 
faveur  de  la  royauté.  Il  m'accueillit  avec  bienveil- 
lance, me  fit  les  compliments  obligatoires,  et  ter- 
mina par  ces  paroles  :  «  Surtout  n'enseignez  pas 
le  panslavisme!  »  Le  panslavisme  à  propos  d'un 
cours  de  grammaire  serbe  I  Je  fis  semblant  de 
comprendre  et  ne  répliquai  rien. 

Ainsi,  môme  après  1870,  nos  hommes  d'Etat 
répétaient  encore  des  formules  que  leur  avaient 
serinées  sous  l'Empire  des  étrangers  ignorants  de 
nos  intérêts  et  des  intérêts  de  l'Europe.  Ah  !  l'Al- 
lemagne peut  se  vanter»  d'avoir  été  bien  servie 
chez  nous  I 

1.  Paris,  llacholle  (190G). 


CHAPITRE    XI 
LES  TCHÈQUES  ET  LE  PANSLAVISME  SCIENTIFIQUE 


L'abbé  bobrowsky.  —  Hanka.  —  Czelakovsky.—  Schafarik.  — 
Ilavliczek.  — Le  slavisme  chez  les  Illyrieiis  et  les  Polonais. 


Dans  un  chapitre  précédent  nous  avons  été 
amené  à  parler  des  rapports  scientifiques  du 
monde  russe  avec  les  Tchèques.  Les  Tchèques  ont 
élé  dès  la  fin  du  xvin'  siècle  les  véritables  pré- 
curseurs du  panslavisme  scientifique  et  —  par 
contre-coup  —  ils  ont  collaboré  inconsciemment 
à  l'œuvre  du  panslavisme  politique. 

Le  premier  apôtre  de  celte  science  nouvelle  est 
un  prêtre  catholique,  l'abbé  Dobrowsky  (1753- 
1828).  C'était  un  bon  Autrichien,  un  fidèle  sujet  du 
Kaiser,  qui  écrivit  la  plus  grande  partie  de  ses  tra- 
vaux en  allemand.  Dépassant  de  beaucoup  les 
cadres  de  l'histoire  de  la  Bohême  et  de  la  Moravie, 
il  aborda  dès  l'année  1786  la  question  de  l'origine 
de  la  race  slave,  de  la  formation  des  langues 
slaves,  entreprit  en  1792,  sur  l'initiative  de  la 
Société  des  Sciences  de  Prague,  un  voyage  en 
Suède  et  en  Russie  dont  il  publia  le  compte  rendu 
dans  les  Mémoires  que  celte  Société  rédigeait  alors 
en  allemand.  Il  collaborait  en  môme   temps   au 


LES  TCHÈQUES   ET    LE    PANSLAVISME   SCIENTIFIQUE       115 

recueil  que  son  compatriote  et  confrère  Vacslav 
Durych  faisait  paraître  sous  ce  titre  :  Bibliotheca 
slavica  cnUiquissIma  dialecli  commuais  et  ecclesias- 
tica  luiiversœ  Slavorum  gentis  (Vienne  1798).  Il  écri- 
vait une  Vie  des  Apôtres  slaves  Cyrille  et  Méthode 
(1823).  Ce  travail  traduit  en  russe  par  Pogodine  en 
1825,  était  en  qucl]ue  sorte  la  clef  de  voûte  des 
études  panslaves  de  philologie  et  d'histoire  reli- 
gieuse. D'antre  part,  dès  1806,  il  avait  publié  un 
recueil  en  allemand  intiUilé  Slavin,  Message  de 
B oh'^mc  d  tous  les  peuples  slaves,  om  Contribution 
la  connaissance  de  la  langue  slave  dans  tous  les 
dudrcles.  Remarquez  qu'on  croit  alors  à  l'unité  de 
la  langue  slave.  Ce  recueil,  d'ailleurs,  ne  put  être 
continué,  faute  d'abonnés. 

Dobrowsky  ne  se  découragea  pas  et  donna,  en 
1831  —  toujours  en  allemand,  bien  entendu  —  un 
projet  d'Ftymologie  générale  des  langues  slaves  et, 
la  même  année,  un  nouveau  périodique  Slovanka 
(La  Slave),  recueil  pour  l'étude  de'l'ancienne  et  de 
la  nouvelle  littérature  slave,  de  la  science  des  divers 
dialectes,  de  Vhxsloire  et  des  antiquités  et  enfin  en 
1822,  il  fit  paraître  le  grand  ouvrage  Institutioneslin- 
guse  slavicœ  dialecti  veteris.  C'était  la  première 
grammaire  scientifique  de  celte  langue  slavonne 
qui  est  —  avec  diverses  variantes  —  la  langue 
de  l'Eglise  et  de  la  littérature  du  moyen  àcro  dans 
les  pays  orthodoxes,  Russie,  Bulgarie-,  Sorbie  et 
même  Roumanie.  L'ouvra^'o  niar(juait  un(;  date 
importante  dans  l'histoire  des  pays  orthodoxes 
et  nous  avons  vu  plus  haut  le  succès  qu'il  obtint 
en  Russie. 


116  LE    PANSLAVISME 

L'auteur  fut  en  rapport  avec  ScI\ich\ov,  Keppen, 
Roumiantsov,  Vostokov.  L'Académie  russe  l'admit 
au  nombre  de  ses  correspondants.  Dobrowsky 
devançait  de  beaucoup  son  époque.  Il  rêvait  de 
voir  les  Slaves  arriver  à  l'unité  linguistique  et 
même  à  l'unité  politique.  Ce  rêve  était  aussi  celui 
de  Jungmann  (1773-1847),  le  lexicographe  de  la 
langue  tchèque.  Le  rôle  que  la  Russie  avait  joué 
dans  la  chute  de  Napoléon  exaltait  le  patriotisme 
slave  en  Bohême.  Jungmann  rêvait  de  la  langue 
russe  comme  idiome  panslave  et  de  l'union 
future  du  monde  slave  sous  la  protection  de  la 
Russie.  VacslavHanka  (1791-1861),  comme  beaucoup 
de  ses  compatriotes,  eut  l'occasion  de  rencontrer  les 
Russes  quand  ils  passèrent  en  Bohême  et  de  s'ini- 
tier à  leur  langue.  Il  avait  d'autre  part  étudié  le 
serbo-croate  auprès  de  soldats  de  régiments  illy- 
riens.  Bibliothécaire  du  Musée  de  Prague,  il  eut 
l'occasion  d'y  mettre  en  ordre  les  manuscrits 
slaves  et  d'entrer  en  rapports  personnels,  ou  en 
correspondance  avec  les  savants  slaves  ou  russes 
qui  venaient  visiter  Prague  ou  qui  s'adressaient  à 
lui  par  écrit.  Nous  avons  vu  plus  haut  quels  efforts 
on  avait  faits  pour  l'attirer  en  Russie.  11  faisait  les 
honneurs  de  la  ville  de  Prague  et  de  ses  collections 
avec  un  empressement  et  une  bonhomie  dont  ses 
hôtes  lui  étaient  d'autant  plus  reconnaissants 
qu'il  les  accueillait  dans  leur  langue  maternelle.  ,. 

Il  parlait  et  écrivait  fort  convenablement  le 
russe  et  le  polonais  —  dont  il  a  donné  des  gram- 
maires —  et  à  cette  époque-là  la  connaissance 
pratique   des  idiomes  slaves    était  fort  rare.  Les 


LES   TCHÈQUES   ET    LE    PANSLAVISME    SCIENTIFIQUE        1  lî 

relations  de  librairie  entre  Prague  et  Varsovie, 
Pétersbourg,  Moscou  étaient  très  difficiles  et 
Hanka  était  le  plus  obligeant  des  commission- 
naires. En  1848  il  fut  chargé  à  l'Université  alle- 
mande de  Prague  d'un  cours  nouveau  où  il  ensei- 
gnait le  slavon,  le  russe,  le  polonais  et  le  tchèque. 

C'était  précisément  l'enseignement  qu'on  aurait 
voulu  naguère  lui  confier  en  Russie.  Sa  cor- 
respondance avec  les  pays  slaves  qui  a  été  publiée  * 
nous  le  montre  en  rapport  avec  les  représentants 
scientifiques  les  plus  distingués  de  la  Russie,  de  la 
Pologne,  des  Slaves  méridionaux.  Ce  fut  au  fond 
un  savant  médiocre,  —  parfois  peu  délicat  —  mais 
un  agitateur  des  plus  actifs  et  dont  le  nom  ne  sau- 
rait être  oublié  dans  une  revue  du  mouvement 
panslaviste. 

Un  peu  plus  jeune  que  Hanka  (1808-1852),  le 
poète  Czelakovsky  s'était  de  bonne  heure  pris  de 
passion  pour  la  Russie,  notamment  pour  ses  chants 
populaires  qu'il  a  fort  habilement  imités.  Dès 
1822,  il  fait  paraître  un  recueil  de  chants  popu.- 
laires  slaves  oîi  figuraient  des  textes  russes,  petits- 
russes,  serbes  et  Slovènes. 

Il  s'occupe  à  recueiUir  les  proverbes  des  dilïë-i 
rents  peuples  slaves.  La  philosophie  du  peuple  slav 
dans  ses  proverbes  ne  paraît  qu'en  1852.  Il  y 
travaillait  dès  1827.  Il  rêve  d'un  dictionnaire  éty- 
mologique des  langues  slaves,  œuvre  qui  ne  sera 
réalisée  que  beaucoup  plus  tard  par  le  Slovène 
Miklosich  (Vienne  1886).  Ce  dictionnaire,  il  médite 

1.  Voir  sur  Ilanka  naoû  volume  Renaissance  tchèque 
(pp.12-81). 


118  L*E    PANSLAVISME 

de  le  rédiger  en  russe,  ce  qui  lui  vaut,  de  la  part 
des  loyalistes  autrichiens,  des  témoignages  non 
équivoques  de  mauvaise  volonté.  Le  21  janvier  1828 
•  l'Académie  russe  est  saisie  de  ce  projet  de  diction- 
naire et  décide  en  principe  d'imprimer  l'œuvre  à 
ses  frais.  Mais  il  y  a  bien  loin  du  projet  à  l'exécu- 
tion. Du  manuscrit  primitif  de  Czelakovsky  il  n'est 
resté  en  Russie  que  quelques  fragments,  et  l'éty- 
mologie  comparée  a  fait  de  terribles  progrès  depuis 
ces  temps  héroïques, 

La  campagne  des  Russes  contre  les  Turcs  (1828- 
1829),  n'excite  pas  moins  d'enthousiasme  que  les 
campagnes  contre  les  Français.  On  fait  des  vœux 
pour  les  frères  slaves,  on  porte  la  santé  des  vain- 
queurs. La  police  autrichienne  —  toujours  ombra- 
geuse —  s'émeut.  Elle  confisque  dans  les  magasins 
une  lithographie  représentant  le  passage  du  Danube 
par  les  Russes.  Elle  interdit  une  chanson  tchèque 
fort  innocente  vLes  Russes  sur  le  Danube.  Elle  ne 
peut  cependant  empêcher  l'enthousiasme  de 
s'exhaler  dans  des  lettres  particulières  :  «  Que 
seraient  les  Slaves  sans  les  Russes?  écrit  Czela- 
kovsky à  un  ami  :  Sans  eux  les  Allemands  nous 
extermineraient  tous,  La  flamme  de  Moscou  a  illu- 
miné de  sa  lueur  toute  la  Russie  et  en  même  temps 
tout  le  monde  slave.  Nous  ne  nous  en  rendons  pas 
compte  nous-mêmes.  » 

Après  avoir  refusé  une  chaire  en  Russie,  Czela- 
kovsky finit  par  en  accepter  une  en  Prusse  à  l'Uni- 
versité de  Breslau.  Il  jusliOait  ainsi  le  proverbe 
tchèque  :  Le  Tchèque  ne  meurt  pas  de  faim  pourvu 
qu'il  sache  l'allemand. 


LES  TCnÈQUES   ET    LB    PANSLAVISME   SCIENTIFIQUE       119 

Hanka,  Czelakovsky  ne  sont  au  fond  que  des 
figures  de  second  plan.  Au-dessus  d'elles  se  dresse 
infiniment  plus  haut  et  plus  respectable  celle  de 
Safarik  ou  Schafarik.  Comme  le  poète  KoUar  auquel 
nous  consacrons  un  chapitre  spécial,  Schafarik 
est  un  Slovaque  et-un  protestant.  D'après  une  tra- 
dition fort  vraisemblable,  sa  famille  prétendait  se 
rattacher  primitivement  à  la  secte  des  Frères 
Bohèmes,  héritiers  des  Ilussites,  et  descendre  de 
Tchèques  réfugiés  en  Hongrie  pour  échapper  aux 
persécutions  religieuses,  vers  le  début  du  xvii"  siècle. 
Au  Collège  de  Kesmark  où  il  acheva  ses  humanités 
il  eut  la  bonne  fortune  de  rencontrer  quelques 
Serbes  qui  lui  apprirent  leur  langue  et  lui  donnè- 
rent l'occasion  de  réfléchir  sur  la  parenté  des 
idiomes  slaves.  Comme  son  compatriote  et  coreli- 
gionnaire Kollar,  il  alla  terminer  ses  études 
à  l'Université  d'Iéna.  Il  en  revint  plein  de  res- 
pect pour  la  science  allemande  et  aussi  pour 
le  patriotisme  allemand  qui,  dès  cette  époque, 
tendait  à  l'union  des  peuples  germaniques. 
L'exemple  de  ses  hôtes  avait  surexcité  son  patrio- 
tisme slave.  Lui  aussi,  il  rêvait  vaguement  l'union 
de  ses  congénères  :  «  Je  suis  prêt,  écrivait-il  en 
1820,  à  son  ami  Kôllar,  à  sacrifier  pour  mon 
peuple  mon  existence.  Mieux  vaut  honorer  son 
peuple  par  sa  mort  que  de  le  déshonorer  par  sa 
vie.  » 

En  1819  on  lui  oITrit  la  direction  du  gymnase 
serbe  de  Novi  Sad  (Neusalz  en  allemand,  Ujvidek 
en  magyar).  Cette  ville  était  le  foyer  intellectuel  des 
Serbes  do  Hongrie;  elle  était  située  dans  le  voisi- 


120  Lïl   PANSLAVISME 

nage  des  monastères  serbes  de  la  Frouchka  Gora 
qui  renfermaient  de  nombreux  manuscrits.  C'est 
dans  cette  ville  qu'il  reçut  la  visite  du  savant  russe 
Keppen  qui  méditait  de  l'attirer  dans  sa  patrie 
(voyez  plus  haut  chap.  VII).  C'est  dans  cette  ville 
qu'il  rédigea  en  allemand  un  ouvrage  panslave  qui 
appela  sur  lui  l'attention  de  tous  les  Slaves  et  de 
ceux  qui  s'y  intéressaient.  Cet  ouvrage  était  inti- 
tulé 3  Histoire  de  la  langue  et  de  la  littérature  slaves 
dans  tous  ses  dialectes.  La  première  édition  parut  à 
Ofen  en  1826.  Une  seconde  —  sans  changements 
—  a  été  réimprimée  à  Prague  en  1869. 

Le  titre  du  volume  nous  étonne  aujourd'hui.  Il 
n'y  a  point  une  seule  langue  slave  avec  des  dia- 
lectes différents,  mais  des  langues  slaves  aussi 
divergentes  les  unes  des  autres  qui  peuvent  l'être 
le  français,  l'espagnol  et  l'italien.  Mais  à  ce  moment- 
là  ce  titre  ne  choquait  personne  et  onze  ans  après 
un  ouvrage  signé  E.  0.  paraissait  à  Leipzig  sous 
un  titre  analogue . 

L'ouvrage  débutait  par  une  introduction  de 
quatre-vingts  pages  sur  les  régions,  la  culture  et  la 
langue  des  différents  peuples  slaves  au  début  du 
XIX'  siècle,  puis  venaient  une  caractéristique  des 
Slaves,  un  coup  d'œil  général  sur  l'état  de  leur 
littérature,  sur  les  sociétés  savantes,  les  biblio- 
thèques, les  journaux,  les  imprimeries.  L'ouvrage, 
bien  entendu,  n'était  exempt  ni  d'erreurs,  ni 
d'omissions.  Ainsi  l'auteur  ignorait  à  peu  près 
complètement  l'existence  des  Bulgares  dont  il  con- 
sidérait la  langue  comme  un  dialecte,  serbe.  La 
statistique  qu'il  avait  dressée  atteignait  pour  l'en- 


LES  TCUÈQUES   §T   LE    PANSLAVISME    SCIENTIFIQUE       121 

semble  de  la  race  le  chitTre  de  55.270.000  âmes. 
Il  est  intéressant  d'en  reproduire  ici  les  détails. 

Russes 32.000.000 

Petits-Russes  .    .    .  3.000.000 

Bulgares 600.000 

Serbes  en  Turquie.  800.000 

—    en  Hongrie  .  350.000 

Bosniaques.    .    .    .  350.000 

Monténégrins.    .   .  60.000 

Slavoniens.    .    .   .  253.000 

Dalmates 380.000 

Croates 800.000 

Slovènes 800.000 

Tchèques 3.700.000 

Polonais 10.000.000 

Serbes  de  Lusace  .  200.000 

Les  différents  groupes  que  j'ai  réunis  sous  une 
accolade  ne  forment  en  réalité  qu'un  seul  et  même 
peuple,  les  Serbo-Croates. 

Malgré  ses  lacunes  et  ses  erreurs,  le  succès  de 
l'ouvrage  fut  considérable.  Le  nom  de  l'auteur 
dépassa  les  limites  de  l'Empire  d'Autriche,  pénétra 
jusqu'à  Varsovie  et  même  à  Moscou.  Même  un 
éditeur  allemand,  Perthes,  qui  publiait  une  histoire 
des  Étals  européens,  demanda  à  Schafarik  d'écrire 
pour  sa  collection  une  histoire  générale  des  peu- 
ples slaves.  Il  refusa.  Il  n'écrivait  pas  pour  les 
libraires.  Peut-ôtre  ciit-il  tort. 

Eu  1833,  il  s'établit  à  Prague  et  entreprit  son 
grand  ouvrage  sur  les  Antiquités  slaves  publié  en 
langue  tchèque  en    1837.  Il    fut   édité   par    sous- 


122 


LB   jPANSLAVISMB 


criplioii  et  ne  put  aboutir  que  grâce  à  un  subside 
de  cinq  cents  roubles,  fourni  par  l'iiistonen  russe 
Pogodine.  C'étaient  là  les  manœuvres  panslavistes 
et  les  roubles  russes  dont  on  éberluait  les  bour- 
geois naïfs  de  Paris  et  de  Berlin.  Ceux  de  Berlin 
n'étaient  pas  si  naïfs  I 

On  peut  appliquer  à  cet  ouvrage  le  mot  que 
Voltaire  adressait  à  Montesquieu  à  propos  de  la 
publication  de  VEsprit  des  lois.  «  La  race  slave 
avait  perdu  ses  titres.  Vous  les  avez  retrouvés  et 
vous  les  lui  avez  rendus  ».  Le  succès  dépassa  les 
espérances  de  l'auteur.  L'ouvrage  fut  successive- 
ment traduit  en  polonais,  en  allemand  et  en  russe. 
Le  gouvernement  russe  trouva  le  moyen  d'encou- 
rager l'auteur  en  lui  envoyant  par  une  voie  détournée 
une  somme  de  cinq  mille  roubles.  Il  fut  nommé 
correspondant  des  Académies  de  Pétersbourg,  de 
Berlin  et  de  Munich.  L'Institut  de  France  où  son 
nom  eût  pu  honorer  les  listes  de  l'Académie  des 
Inscriptions  ou  de  l'Académie  des  Sciences  morales 
persista  à  l'ignorer.  J'ai,  il  y  a  tantôt  cinquante  ans, 
entendu  Victor  Leclerc,  le  doyen  de  la  Sorbonne, 
regretter  cet  oubli. 

Il  compléta  son  œuvre  de  panslavisme  scienti- 
fique par  la  publication  de  VEthnographie  slave 
qui  parut  en  langue  tchèque  en  1842.  L'ouvrage 
comprenait  une  statistique  de  la  race  qui  consti- 
tiait  alors  un  total  de  78  millions,  la  description 
des  pays  qu'elle  habitait,  la  caractéristique  des 
langues  slaves,  la  bibliographie  des  dictionnaires 
et  des  grammaires,  des  spécimens  de  poésie  popu- 
laire et  une  carte  ethnographique.  Le  livre  arrivait 


LES  TCUÈyUES  ET  LE  PANSLAVlï^ME  SCit-.N  i  1 1  iy  t- h   123 

à  propos,  au  moment  où  les  peuples  slaves  com- 
mençaient à  prendre  conscience  de  leur  nationa- 
lité, de  leur  solidarité  et  à  se  prévaloir  de  leur 
commune  origine  dans  la  lutte  qu'ils  soutenaient 
contre  les  Allemands,  les  Magyars,  les  Italiens,  les 
Grecs,  lesTurcs.  C'était,  disait  leTchèqueJungmann, 
un  livre  d'or  que  tout  Slave  devait  avoir  chez  lui  et 
dans  sa  mémoire. 

En  deux  ans,  le  volume  eut  en  langue  tchèque 
trois  éditions  dont  l'une  fut  tirée  à  trois  mille 
exemplaires;  il  fut  traduit  en  polonais  et  en  russe. 

Avec  ces  trois  publications  de  Schafarik,  les 
professeurs  des  chaires  slaves  avaient,  en  y  ajou- 
tant le  produit  de  leurs  recherches  personnelles, 
la  base  d'un  sérieux  enseignement. 

La  Russie  avait  oiîcrt  une  chaire  à  Schafarik.  Il 
l'avait  refusée.  En  1841,  le  gouvernement  prussien 
lui  offrit  d'en  créer  une  à  l'Université  de  Berlin  et 
l'invita  à  fixer  lui-même  ses  conditions.  Il  refusa. 
II  estimait  que  Prague  était  le  centre  et  le  foyer 
nécessaire  de  son  activité.  Mais  il  accepta  de  se 
rendre  à  Berlin  pour  conférer  avec  le  ministre  sur 
les  titres  des  candidats  éventuels.  Le  gouverne- 
ment prussien  le  remercia  de  ses  services  en  lui 
conférant  l'ordre  Pour  le  Mcrile.  En  1848,  le  gou- 
vernement autrichien  se  décida  à  lui  créer  une 
chaire  à  l'Université  de  Prague.  Mais  les  conditions 
étaient  si  misérables  qu'il  ne  put  accepter.  On  dut 
se  rabattre  sur  llanka.  Nous  verrons,  dans  le  cha- 
pitre consacré  au  congrès  slave  do  Prague,  quel 
rôle  il  joua  dans  cette  assemblée  éphémère.  Toute 
sa  vie  il  avait  pu  8'appli(jiier  la  formule  pessimiste 


124  LE   PANSLAVISME 

qu'il  a  résumée  ainsi  dans  une  de  ses  lettres  : 
«  La  slavistiquey  c'est  la  mendicité.  »  Après  sa 
mort,  la  Bohême  reconnaissante  lui  a  rendu  les 
honneurs  qu'elle  n'avait  pu  lui  accorder  de  son 
vivant.  Sa  biographie,  que  j'ai  longuement  racontée 
ailleurs  *  est  l'une  des  pages  les  plus  douloureuses 
du  long  martyrologe  de  la  race  slave  et  de  la  nation 
tchèque-slovaque  en  particulier. 

Nous  réservons  KoUar  pour  une  étude  spéciale. 

A  côté  des  personnages  que  nous  venons  de  citer, 
nous  devons  encore  signaler  Charles  Havliczek 
(1821-1856).  Havliczek  s'était  d'abord  inspiré  des 
doctrines  de  Kollar  (voir  le  chapitre  suivant)  et,  plus 
heureux  que  les  Tchèques  sédentaires  qui  n'avaient 
étudié  le  slavisme  que  dans  les  livres,  il  avait  eu,  lui, 
l'occasion  de  l'étudier  sur  les  Slaves  eux-mêmes. 
Il  visita  la  Bohême,  la  Moravie,  la  Galicie,  Vienne, 
cil  il  fréquenta  les  Jougo-slaves  ;  il  résida  en  Russie, 
notamment  à  Moscou,  ville  où  il  eut  l'occasion 
d'apprendre  quelque  chose  sur  les  Bulgares,  alors 
si  peu  connus.  Il  fut  précepteur  dans  une  famille 
russe;  son  esprit  libéral  s'accordait  mal  avec  les 
idées  absolutistes  qui  régnaient  alors  dans  l'Em- 
pire de  Nicolas  P^  Il  se  convainquit  que  les  Tchè- 
ques ne  pouvaient  entretenir  avec  les  Russes  et  les 
Polonais  que  des  relations  littéraires.  Ils  n'avaient 
d'intérêts  communs  qu'avec  les  Jougo-slaves  de  la 
monarchie.  Le  22  mai  1844,  il  écrivait  de  Moscou 
à  son  ami  Zap  : 

M  C'est  surtout  avec  les  Jougo-slaves  que  je  sym- 

1.  Voir  la  Renaissance  tchèque  au  XIX'  siècle.  (Paris, 
Alcan,  1911). 


LES  TCn'ÈQUES   ET   LE   PANSLAVISME   SCIENTIFIQI.E       125 

pathise  le  [)liis  maintenant  et  j'espère  que  je  sym- 
pathiserai encore  quand  je  reviendrai  d'ici.  Je  ne 
veux  avoir  aucun  rapport  avec  les  Russes  et  les 
Polonais;  j'ai  envie  de  démontrer  que  les  Russes  et, 
imitatis  i7iut(nidis,  les  Polonais  ne  sont  pas  nos 
frères,  comme  nous  les  nommons,  mais  de  bien 
plus  grands  ennemis,  et  beaucoup  plus  dangereux 
pour  notre  nationalité  que  les  Magyars  et  les  Alle- 
mands. Nous  pouvons  profiter  de  leur  langue  et  de 
leur  littérature  à  notre  gré,  mais  laissons  de  côté 
toute  idée  do  parenté  avec  eux.  Sinon  tout  ira  mal.  » 
Remarquons  une  chose,  Havliczek  avait  été  pré- 
cepteur en  Russie,  et,  s'il  était  tombé  sur  quelque 
disciple  mal  élevé,  on  comprend  suffisamment 
sa  mauvaise  humeur  i.  Rentré  dans  son  pays,  il 
exposa  ses  idées  dans  un  article  publié  par  la 
Gazette  de  Prague,  intitulé  Slave  et  Tchèque.  II  ne 
s'y  prononçait  pas  contre  la  mutualité  slave, 
mais  contre  la  fausse  idée  qu'on  s'en  faisait  et 
contre  le  caractère  abstrait  qu'on  lui  prêtait.  Il 
démontrait  que  l'on  peut  souhaiter  la  mutualité 
sur  le  terrain  littéraire,  mais  que  cette  mutualité 
était  encore  un  pium  desiderium  (j'ajoute  qu'elle 
l'est  encore  aujourd'hui)  et  non  pas  une  réalité. 
Contrairement  h  l'idée  de  Kollar,  il  prétendait, 
qu'entre  les  quatre  peuples  slaves,  il  ne  peut  y 
avoir  de  véritable  amour.  Il  arrivait  de  la  Russie 
du  temps  de  Nicolas  I"  et  il  savait  à  quel  état  aigu 

1.  Celte  boulaile  de  Havliczek  me  rappelle  un  mot  d'une 
vieille  Polonaise  (|ui  avait  é-lé  institutrice  dans  de  grandes 
familles  do  son  pays  :  «  Je  romi)rond8,  disait-elle,  et  j'excuse 
le  massacre  des  innocents  si  Ilérodc  avait  été  précepteur 
dans  une  grande  famille  polonaise.  > 


126  LB   PANSLAVISME 

était  arrivé  le  conflit  des  Russes  et  des  Polonais, 
Il  invitait  les  peuples  slaves  à  garder  chacun  leur 
individualité  et  à  ne  jamais  y  renoncer.  Au  fond,  sa 
formule,  revenait  à  celle  de  Palacky  :  «  Conserver 
l'Autriche  et  nous  conserver  nous-mêmes  dans 
l'Autriche.  »  Nous  verrons  plus  loin  que  Palacky  a 
dû  modifier  cette  formule  et  la  remplacer  par 
celle-ci  :  «  Nous  avons  été  avant  l'Autriche,  nous 
serons  après  elle.  » 

A  l'approche  du  Congrès  slave  de  Prague,  Hav- 
liczek  agita  énergiquement  en  faveur  de  celte  réu- 
nion où  tous  les  Slaves  d'Autriche  devaient  s'en- 
tendre pour  une  action  commune  de  résistance; 
malgré  son  opinion  sur  les  Polonais,  il  sentait  que 
le  concours  des  Polonais  de  Galicie  était  indispen- 
sable à  la  réussite  du  Congrès.  Pour  les  y  attirer, 
il  fit  tout  exprès  un  voyage  dans  cette  province  ;  il 
en  fit  un  également  chez  les  Croates. 

L'échec  du  Congrès,  le  développement  de  l'esprit 
germanique  et  réactionnaire  dans  les  régions  gou- 
vernementales ne  tardèrent  pas  à  modifier  les  opi- 
nions du  vaillant  publiciste. 

Son  journal  ayant  été  supprimé  à  Prague,  il  fut 
réduit  à  publier  à  Kutna  Horai  une  feuille  bi- 
hebdomadaire intitulée  d'un  titre  significatif  5/ourtn, 
le  SlaA'e.  Cette  fois,  il  ne  se  contente  plus  du  sla- 
visme  autrichien.  Il  comprend  que  l'Autriche  réac- 
tionnaire à  trahi  ses  espérances;  il  en  revient, 
sous  une  forme  plus  raisonnée  et  plus  pratique, 
aux  idées  de  Kollar  :  «  Je  suis,  écrit-il,  l'ennemi 
de  tout  despotisme;  je  défendrai  jusqu'à  ma  mort 

1    C'est  la  ville  qu'on  appelle  en  allemand  Kuttenberg. 


LES  TCHÈQUES  ET   LE   PANSLAVISME   SCIENTIFIQUE       127 

le  régime  constitutionnel;  mais,  si  je  ne  pouvais 
en  aucune  façon  échapper  au  despotisme,  je  pré- 
fère celui  de  la  Russie  ».  Et  encore  :  «  Voulant 
rester  des  Slaves,  nous  ne  voulons  pas  être  Russes; 
mais  nous  serions  plus  volontiers  des  Russes  que 
des  sujets  absorbés  par  la  germanisation.  »  C'est  la 
conclusion  à  laquelle  arriva  plus  tard  Palacky  et 
que  je  lui  ai  entendu  bien  souvent  répéter. 
Gomme  base  de  toute  politique  slave,-  comme 
unique  moyen  d'arriver  à  la  victoire,  Ilavliczek 
signale  la  mutualité  franche  et  cordiale  des  peuples 
slaves.  «  Ne  nous  abandonnons  pas  les  uns  les  autres, 
quand  même  de  quelque  alliance  étrangère  vien- 
drait un  avantage  momentané  pour  telle  ou  telle 
de  nos  nations.  »  L'objet  de  cette  politique  slave, 
c'est  d'amener  tous  les  peuples  slaves  de  l'Occi- 
dent et  autres  à  l'union  et,  par  cette  union,  d'as- 
surer à  chacun  d'entre  eux,  la  liberté  et  l'épa- 
nouissement de  la  vie  nationale.  «  Jusqu'ici,  ce 
qui  nous  a  maintenus  ensemble,  c'est  plutôt  l'ins- 
tinct, le  sentiment  d'un  danger  commun,  des 
tendances  communes;  il  faut  maintenant  qu'avec 
une  pleine  conscience,  nous  nous  mettions  à  tra- 
vailler comme  font  les  pays  bien  organisés.  Une 
alliance  d'aide  mutuelle  et  de  protection  entre  les 
Polonais,  les  Tchèques,  les  Jougo-slavcs  et  les 
Petits-Russes  est  la  seule  vraie  condition  de  la 
liberté  des  petites  nations  européennes.  C'est  une 
réunion    amphictyonique*    pour    la   défense   des 

1 .  Je  rappelle  que  le»  amphictyonios  (étaient  (les  associations 
d'État  à  la  fois  politiques  et  religieuses.  La  plus  célî;bre  était 
celle  de  Delphes,  dans  laquelle  douze  peuples  étaient  associés. 


128  LE    PANSLAVISME 

droits  contre  les  brutalités  et  les  injures  des  plus 
forts.  Ce  ne  sont  pas  seulement  les  peuples  slaves 
qui  doivent  rester  en  relations  constantes.  Nous 
devons  chercher  à  nous  entendre  avec  les  nations 
non  slaves  qui  ont  eu  la  même  destinée  que  nous 
et  qui  se  livrent  aux  mêmes  efforts.  J'entends  par 
là,  les  Roumains  et  les  Valaques  et  en  partie  les 
Magyars  eux-mêmes.  » 

Ici,  Havliczek  se  laisse  aller  à  quelques  illusions 
sur  le  compte  des  Roumains  et  des  Magyars.  Il  ne 
prévoit  pas  l'avenir  des  Roump,ins  qui,  une  fois 
définitivement  libérés,  tenteront  de  s'agrandir  aux 
dépens  du  voisin  bulgare  et  du  voisin  serbe.  Il  se 
trompe  absolument  sur  le  compte  des  Magyars, 
dont  il  ne  soupçonne  pas  l'égoïsme  national  et 
l'esprit  de  persécution.  Il  semble  qu'il  n'ait  pas  lu 
Kollar  et  qu'il  n'ait  jamais  entendu  parler  du 
fameux  proverbe  :  Tôt  ember  nem  ember.  L'homme 
slovaque  n'est  pas  un  homme. 

Je  suis  en  revanche  tout  à  fait  d'accord  avec  lui 
quand  il  écrit  : 

«  Nous  émanciper  du  germanisme  doit  être  à 
tous  les  points  de  vue  notre  but.  L'étude  des  lan- 
gues et  des  littératures  romanes,  du  français  et  de 
l'anglais  doit  être  l'objet  principal  de  nos  jeunes 
gens  les  mieux  doués  doués  et  les  plus  intelligents  ». 

Un  recueil  où  s'étalaient  de  pareilles  doctrines 
ne  pouvait  pas  vivre  dans  l'Autriche  absolutiste. 
Le  14  août  1851,  Havliczek  suspendit  de  lui-môme 
son  journal,  au  moment  précis  où  le  gouverne- 
ment de  Vienne  s'apprêtait  à  le  supprimer.  Ce 
sacrifice  ne  suffit  pas  au  despotisme  autrichien  qui 


LES  TCHÈQUES   ET   LE   PANSLAVISME   SCIENTIFIQIE       129 

interna  le  publiciste  dans  la  ville  de  Briinn  et  le 
garda  sous  la  surveillance  de  la  haute  police  jus- 
qu'à sa  mort,  qui  arriva  le  29  juillet  1S5G.  Ilav- 
liczek  est  un  des  personnages  les  plus  intéressants 
de  la  Renaissance  tchèque  et  mériterait  chez  nous 
une  monographie  particulière.  Nous  n'avons  ici  à 
l'éludicr  qu'au  point  de  vue  spécial  qui  nous  inté- 
resse dans  ce  volume. 

Les  idées  des  savants,  des  poètes  et  des  publi- 
cistes  tchèques  trouvaient  de  l'écho  chez  les  Slaves 
méridionaux.  Les  Slovènes,  qui  n'ont  pour  ainsi 
dire  pas  d'histoire  politique,  sont  surtout  portés 
aux  combinaisons  ou  aux  rêveries  philologiques,  et 
ces  rêveries  n'ont  pas  d'intérêt  pour  celte  éludé. 
Chez  les  Croates,  le  principal  propagateur  de  l'idée 
slave  fut  LudevitGaj  (1809-1872),  qui  ressuscita  le' 
nom  d'Illijrisme,  jadis  mis  à  la  mode  par  Napo- 
léon. C'est  lui  qui,  dans  son  journal  l'Aube  illy- 
rienne,  osa  écrire  ces  paroles,  qu'il  est  bon  de 
rappeler  aujourd'hui  :  «  Les  Magyars  ne  sont 
(ju'uiie  île  qui  flotte  sur  le  grand  océan  slave.  Je 
n'ai  créé  ni  oet  océan,  ni  ses  flots.  Mais  que  les 
Magyars  fassent  bien  attention  de  ne  pas  décliaîner 
cet  océan,  de  pour  que  les  flots  ne  passent  par-des- 
sus leur  tête  et  que  leur  île  ne  s'engloutisse.  »  Gaj 
est  en  rapports  épistolaires  avec  les  jjrincipaux 
apôtres  du  slavisme,  notamment  avec  Schafarik, 
qui  lui  écrit  en  18;}3  : 

«  Notre  fractionnement,  notre  anarchie  est  la 
cause  de  tous  nos  malheurs.  » 

C'est  Schafarik  qui,  en  1848,  invite  Gaj  à  ce 
congrès   de    Prague,    où    l'on    doit  chercher    les 


130  LE    PANSLAVISME 

moyens  d'améliorer  le  sort  de  la  race.  Nous  retrou- 
vons des  idées  analogues  dans  l'œuvre  du  poète 
Preradovic,  de  l'historien  Kukuljevic  Sakcinski. 

Chez  les  Polonais,  le  patriotisme  qui  les  portait 
à  refaire  la  patrie  détruite  les  invitait  à  en  recher- 
cher les  origines,  à  se  rapprocher  de  leurs  congé- 
nères. Le  9  mai  1801,  Albertrandi,  dans  la  pre- 
mière séance  de  la  Société  des  Sciences  de  Var- 
sovie —  alors  sous  le  joug  de  la  Prusse,  mais 
d'une  Prusse  relativement  tolérante  et  qui  n'avait 
rien  de  commun  avec  la  Prusse  actuelle  —  invitait 
tous  les  patriotes  amis  de  la  science  à  préserver  de 
la  ruine  cette  langue  qui  «  grâce  à  sa  parenté 
avec  d'autres  idiomes  de  même  famille,  s'étendait 
de  la  Nouvelle-Zemble  au  territoire  de  Venise,  et 
de  Raguse  aux  frontières  de  la  Chine.  » 

Dans  un  mémoire  sur  les  Moyens  de  déve- 
lopper et  d'enrichir  la  langue  nationale,  Alber- 
trandi signale  l'intérêt  qu'il  y  aurait  à  envoyer 
un  ou  plusieurs  savants  en  mission  chez  les 
peuples  slaves  pour  étudier  leur  langue.  Il  es- 
quisse le  plan  du  voyage.  Les  délégués  de  la  Société 
devraient  d'abord  visiter  les  contrées  naguère  ha- 
bitées par  les  Slaves,  la  Hongrie,  la  Ditmarsie  (je 
ne  sache  pas,  soit  dit  en  passant,  que  cette  région 
ait  jamais  été  slave),  le  Mecklembourg,  la  Pomé- 
ranie,  et  les  pays  qui  sont  encore  slaves,  la 
Lusace,  la  Bohême,  la  Moravie,  la  Silésie,  les, pays 
des  Slovènes,  autrement  dit  la  Carniole,  la  Slavo- 
nie,  la  Croatie,  la  Dalmatie,  Raguse.  Partout  ils 
devront  s'occuper  non  seulement  de  l'étude  des 
langues  slaves,  mais  aussi  des  idiomes  voisins  qui 


.El  TCHÈQUES   ET   LS   PljJSLAVlSME   SCIENTIFIQUE       131 

)nl  inllué  sur  elles,  de  ralletnaml,  du  magyar, 
lu  turc,  du  grec,  de  l'italieu.  C'est  là  un  pro- 
)R3ine  très  complexe  et  qui,  môme  à  notre  époque, 
i  été  bien  rarement  résolu,  dans  les  termes  où  le 
)Osait  ie  savant  polonais.  L'auteur  ne  se  dissimule 
rcz,  que  de  tels  voyages  seraient  très  longs  tt  très 
îoùteux  et  propose  un  procédé  plus  économique 
jui  consisterait  tout  simplement  à  se  procurer 
les  grammaires,  des  dictionnaires,  des  textes  ori- 
ginaux ou  traduits.  Il  recommande  d'ailleurs  les 
extes,  plus  accessibles  aux  Polonais,  du  siav^.  j 
scclt'blastique  et  de  la  littérature  russe. 

L'idée  de  l'unité  de  la  race  slave  se  rencontre 
lans  le  poème  inachevé  de  Woronicz,  archevèq'.c 
ie  Varsovie  (1757-1820),  intitulé  Lech,  poème 
consacré  aux  origines  légendaires  delà  Pologne. 
Uant  Kollar,  il  adresse  ses  invocations  à  une 
)rétendue  déesse,  Slava,  déesse  des  anciens 
îlaves.  11  gémit  sur  les  malheurs  de  cette  race, 
lont  les  flls  passent  leur  temps  à  lutter  entre  eux. 
1  les  interpelle  en  ces  termes  : 

«  Pourquoi,  lils  d'un  même  père,  vous  qne- 
'ellez-vous?  Soyez  unis,  et  vous  disposerez  du 
nonde.  » 

Parmi  les  premiers  représentants  de  la  science 
listorique,  encequiconcerneles  Slaves,  il  faut  citer 
[eau  Potocki  (17G1-1815)  et  Stanislas  Sostrenc/e- 
vicz.  Pourvu  d'uiu^  vaste  érudition  et  dune  l'or- 
.une  coiisidérabh;  qui  lui  pormol  les  longues  rc- 
îherches  et  les  lointains  voyages,  Potocki  a  fait 
)araltre,  en  français,  à  Vars()\ie,  di'-s  ITSf»,  dca 
'iecherclies  sur  l'kisloire  de  la   6armatie,  puis,  en 


132  LE    PANSLAVISME 

1793.  SOUS  ce  titre  :    Chroniques,  Mémoires  et  Re- 
cherches pour  servir  à'V histoire  de  tous  les  peujjles 
slaves,  un  recueil  de   mélanges  où  il  étudie  tour  à 
tour   l'histoire  des   Polonais,  des    Tchèques,  des» 
Russes,  des  Croates,  des  Serbes,  des  Bulgares. 

Un  autre  ouvrage  nous  intéresse,  plutôt  par  les 
tendances  de  l'auteur  que  par  les  résultats  acquis. 
C'est  le  Voyage  dans  quelques  parties  de  la  Basse- 
Saxe  pour  la  recherche  des  antiquités  slaves  ou 
wendes,  fait  en  1794.  Le  livre  parut  à  Hambourg  en 
1795.  Signalons  encore  les  Fragments  historiques 
et  géographiques  sur  la  Scythie,  la  Sarmatie  et  les 
Slaves  (4  volumes,  Brunswick,  1795).  Je  laisse  de 
côté  des  travaux  sur  la  Russie,  qui  nous  entraîne- 
raient trop  loin.  L'œuvre  de  Potocki  n'a  plus  au- 
jourd'hui de  valeur  scientifique,  mais  elle  atteste 
une  rare  curiosité  et  une  érudition  peu  commune 
à  cette  époque. 

Sestrzenczewicz  (1731-1825),  qui  devint  arche- 
vêque de  Mogilev  et  métropolitain  des  églises 
catholiques  en  Russie,  écrit  en  français,  comme 
Potocki.  Son  principal  ouvrage,  Recherches  histo- 
riques sur  l'origine  des  Sarmates,  des  Esclavons  et 
des  Slaves,  a  eu  deux  éditions.  (4  vol.  Pétersbourg, 
1812  et  1824.) 

Le  prince  Alexandre  Sapieha  (1772-1812)  visite 
au  commencement  du  xix*^  siècle  les  régions  slaves 
de  l'Adriatique  et  publie  le  récit  de  son  voyage 
Breslau  en  1811. 

Ces  précurseurs  sont  un  peu  oubliés  aujour- 
d'hui; mais  il  en  est  un  dont  l'œuvre,  si  impar- 
faite qu'elle  soit,  durera  autant  que  la  langue  po- 


SS  TCHÈQUES   ET   LE   PANSLAVISME   SClENTiriOfR       133 

maisc.  C'est  le  lexicographe  Samuel  Bogumil 
inde  (1771-1847).  Linde  a  passé  la  plus  grande 
irtie  de  sa  vie  à  compiler  un  dictionnaire  de  sa 
nguo  nationale,  dont  les  six  volumes  parurent-à 
arsovie  à  une  époque  singulièrement  troublée,  de 
Î07  à  1814.  Ce  n'est  pas  seulement  un  vaste 
jpertoire  historique  de  la  langue  polonaise,  c'est 
jssi  un  lexique  comparatif  des  langues  slaves 
ins  leur  rapi)ort  avec  le  polonais.  La  lexicogra- 
lie  slave  était  encore  dans  l'enfance,  et  il  ne  faut 
is  s'étonner  des  erreurs  de  Linde  ;  mais  on  ne 
Lurait  trop  admirer  l'énergie  avec  laquelle  il  a 
)ursuivi  un  travail  colossal  dont  non  seulement 
s  Polonais,  mais  tous  les  Slaves,  devront  lui  être 
ernellemont  reconnaissants.  L'Académie  russe  fit 
;tc  d'intelligence  en  appelant  Tauteur  à  siéger 
irmi  ses  membres.  Linde  rêvait  d'une  fusion  des 
ngues  slaves,  qui  peu  à  peu  se  réduiraient  aune 
iule,  laquelle  s'écrirait  en  caractères  latins.  C'était 
un  rêve  irréalisable.  En  1817,  l'Université  deVar- 
>vie  songea  à  fonder  une  chaire  de  dialectes 
aves,  qui  aurait  été  confiée  à  Linde.  Mais  le  lexi- 
»gra[)he  refusa,  déclarant  qu'il  n'aurait  pas  d'é- 
ves.  En  dehors  du  russe,  qui  avait  un  enseigne- 
enl  spécial,  bien  peu  de  Polonais  eussent  songé 
étudier  le  tchèque  ou  le  serbo-croate,  et  Lindo 
•ail  trop  peu  de  pratique  de  ces  langues  pour  ôtro 
»  état  de  les  enseigner  sérieusement.  En  tête  des 
iuscri[ttcurs  du  Dictionnaire  figurent  l'ompercur 
5  Russie  et  le  roi  do  Prusse  qui,  à  ce  motnent-là, 
)  songeait  pas  encore  à  extirper  la  langue  natio- 
ile  de  ses  provinces  polonaises. 


CHAPITRE  XII 
KOLLAR  LE  POÈTE  DU  PANSLAVISME 


Origines  de  Kollar.  —  Son  séjour  à  léna.  —  Sa  brochure 
sur  la  Mutualité  littéraire.  —  Son  grand  poème  :  la 
Fille  de  Slava.  —  Ses  idées  sur  l'avenir  du  monde  slave. 


Le  reprosentant  le  plus  complot  et  le  plus  ori- 
ginal —  dans  tous  les  sens  du  mot  —  de  l'idée 
panslaviste  dans  la  première  moitié  du  xix°  siècle, 
c'a  été  le  poète  slovaque  Jean  Kollar. 

Il  appartenait  à  la  religion  réformée,  par  suite, 
à  la  tradition  hussite.  il  était  né  le  29  juillet  1793 
à  Mosovce,  dans  le  comitat  de  Saint-Martin,  chez 
les  Slovaques  de  Hongrie.  J'ai  dit  plus  haut  quelles 
misères  a  supportées  la  nation  slovaque  tout 
ensemble  opprimée  et  exploitée  par  les  Magyars. 

Dans  sa  famille  personne  ne  lisait  le  magyar, 
tout  le  monde  lisait  le  tchèque.  Peu  de  temps 
après  la  bataille  d'Austerlitz  il  vit  passer  des  soldats 
russes  qui  lui  chantèrent  des  chansons  analogues 
à  celles  des  pays  slovaques  et  l'accablèrent  de 
caresses,  et  cet  épisode  lui  inspira  une  sincère 
affection  pour  ce  monde  russe  qu'il  ne  devait 
amais  visiter.  En  revanche,  au  gymnase  de  Krem- 


lOLI  AR    I.E    POÈTE    DU    PANSLAVISME  185 

nice,  il  eut  l'occasion  d'éprouver  la  grossièreté  et 
la  brutalité  dos  Allemands. 

De  1812  à  1815  il  alla  étudier  à  Presbourg,  qui 
était  alors  la  capitale  intellectuelle  des  pays 
slovaques.  Là  il  se  lia  d'intime  amitié  avec  un  jeune 
Serbe  qui  lui  apprit,  outre  sa  langue  nationale, 
le  slavon,  c'est-à-dire  l'idiome  sacré  de  l'Église 
orthodoxe.  Il  fit  la  connaissance  d'un  jeune  Morave 
qui  devait  être  l'historien  national  de  la  Bohème, 
François  Palacky. 

«  A  mon  insu,  écrit-il  dans  ses  Mémoires,  et  d'un 
mouvement  naturel,  j'étais  attiré  vers  ce  frère 
slave  d'une  amitié  plus  cordiale  que  vers  aucun 
Allemand  ou  Magyar.  Déjà  mon  cœur  était  pénétré 
d'un  sentiment  mystérieux  et  devinait  que  le 
monde  slave  doit  prendre  une  autre  face^  que  nous 
devons  tous  constituer  une  nation.  » 

Sa  vocation  l'entraînait  vers  la  carrière  ecclé- 
siastique. C'était  alors  la  coutume  d'envoyer  les 
plus  méritants  des  jeunes  théologiens  protestants 
se  perfectionner  à  l'Université  d'Iéna. 

Ce  qu'il  étudia  pendant  un  séjour  de  quatre  ans 
dans  cette  ville,  ce  ne  fut  pas  seulement  la  théo- 
logie, ce  fut  l'histoire  et  l'archéologie  des  Slaves 
qui  avaient  naguère  occupé  l'Allemagne  du  Nord 
(voyez  chapitre  l")  et  dont  j'ai  rappelé  plus  haut 
les  tragiques  destinées. 

Il  se  prit  d'une  passion  presque  maladive  pour 
ces  ancêtres  disparus.  11  se  mit  à  étudier  leurs 
annales  et  leurs  monuments  archéologiques  —  ou 
ceux  qu'il  croyait  tels  —  avec  jilus  d'enthousiasme 
que  de  critique  et  à  instruire  le  procès  des  vain- 


138  LE    PANSLAVISME 

»    ■ 

queurs.  Celte  étude  devint  chez  lui  une  sorte  d'ob- 
session. 

En  même  temps,  il  observait  les  Allemands  et 
l'Allemagne.  Il  assista  aux  fêtes  qui  célébrèrent 
le  troisième  anniversaire  séculaire  de  la  Réforme 
et  qui  eurent  pour  théâtre  le  fameux  château  de  la 
Wartbourg.  Il  prit  part  à  des  réunions  où  s'éla- 
borait l'idée  de  la  Grande-Allemagne.  Elles  lui 
donnèrent  l'occasion  de  réfléchir  sur  l'idée  de  la 
Grande-Slavie. 

Il  entendit  un  étudiant  prononcer  un  discours  où 
il  était  dit  : 

«  Chacun  de  nous  doit  être  non  seulement  un 
homme,  mais  un  Allemand,  exclure  de  son  cœur  tout 
égoïsme,  tout  esprit  provincial,  et  s'élever  à  la  hau- 
teur de  la  nation.  C'est  une  honte  d'être  seulement  un 
Saxon,  un  Hessois,  un  Franconien,  un  Souabe,  un 
Prussien,  un  Autrichien,  un  Bavarois,  un  Hano- 
vrien,  un  Suisse.  Que  ces  particularismes  dispa- 
raissent! Soyons  un  seul  peuple  allemand.  » 

Ces  formules,  Kollar  les  adaptait  à  sa  race  : 

«  C'est  une  honte,  pensait-il,  d'être  seulement 
des  Tchèques,  des  Slovaques,  des  Polonais,  des 
Illyriens,  des  Russes.  Soyons  avant  tout  des 
Slaves.  Soyons  un  seul  peuple  slave...  »  Et  il  s'ap- 
pliquait à  mettre  ses  idées  en  vers.  La  poésie  se 
présentait  tout  naturellement  à  lui  sous  la  forme 
du  sonnet. 

Cette  poésie  patriotique  allait  s'épanouir  sous 
l'influence  d'un  sentiment  nouveau,  l'amour.  Un 
jour  le  jeune  théologien  fut  invité  à  aller  prêcher 
dans  un  village  voisin  d'Iéna,  Lobda  ou  Lobeda. 


KOr.I.AP.    I.E    POÈTE    DU    PANSLAVISME  137 

Le  pasteur  —  qui  s'appelait  Schmidt  —  avait  une 
fille,  Wilhelmine.  Le  prédicateur  improvisé  s'en 
éprit  et  fut  payé  de  retour.  Schmidt!  Wilhelmine 
Voilà  des  noms  terriblement  tudesques?  Kollar 
allait-il  aimer  une  Allemande?  Quel  démenti  donné 
à  son  patriotisme!  Au  bout  de  quelques  entretiens 
il  découvrit  avec  enlhousiasine  que  sa  bien- 
aimée  était  d'origine  slave. 

La  famille  Schmidt  avait  émigré  naguère  de 
la  Lusace.  Elle  parlait  encore  la  langue  serbe. 
Elle  ap[tartenait  à  cette  race  des  Slaves  de  l'Elbe 
à  laquelle  le  poète  portait  un  si  poignant  intérêt. 
Le  patriotisme  et  le  cœur  du  poète  étaient  d'accord. 
Il  pouvait  aiuier  sa  Mina  sans  scrupules.  Elle  deve- 
nait pour  lui  le  vivant  symbole  de  la  Slavie,  la 
Laurede  Pétrarque,  la  Béatrice  de  Dante.  Plus  que 
jamais,  sous  l'influence  de  son  amoir,  il  se  plongea 
dans  l'étude  mystique  des  Slaves  germanisés. 

«  De  retour  à  léna,  dit-il  dans  ses  Mémoires,  je 
commençai  à  éprouver  des  sentiments  inconnus 
jusqu'alors,  des  douleurs  poignantes,  comme  celli's 
qui  nous  saisissent  dans  les  cimetières,  mais  bien 
autrement  grandioses.  C'étaient  des  sentiments 
sur  la  mort  du  peii[)le  slave  dans  ces  contrées,  sur 
les  tombeaux  de  mes  chers  ancftlrcs,  des  Serbes 
écrasés  et  détruits.  Chaque  localité,  chaque  rivière, 
chaque  montagne  portant  un  nom  slave  me  sem- 
blait un  tombeau,  un  monument  d'un  gigantesque 
cimetière.  Je  voulais  visiter  et  étudier  toutes  les 
communes  qui  portaient  des  noms  slaves  et 
rechercher  si  l'on  n'y  trouverait  pas  encore  quel- 
ques traces  de  la  nationalité  primitive.  » 


138  LE    PANSLAVISME 

La  passion  pour  l'histoire  des  Slaves  disparus 
et  l'amour  de  Mina  se  livrèrent  dans  le  cœur  du 
poète  à  une  lutte  dont  la  première  sortit  victo- 
rieuse. Après  la  mort  du  pasteur  Schmidt,  on 
offrit  à  Kollar  la  cure  vacante  de  Lobda.  Il  eut  le 
courage  de  refuser.  «  Je  ne  suis  point  Allemand, 
répondit-il,  je  suis  Slovaque  et  je  dois  consacrer 
ma  vie  et  mes  forces  à  mon  peuple.  »  C'est  à  peu 
près  la  réponse  que  fit  plus  tard  l'historien  tchèque 
Palacky  à  ceux  qui  lui  offraient  une  candidature  au 
parlement  germanique  de  Francfort. 

La  résolution  du  poète  était  vraiment  héroïque. 
Car  la  mère  de  Wilhelmine  ne  voulait  pas  marier 
sa  fille  en  Hongrie.  Elle  considérait  ce  pays  comme 
une  contrée  barbare,  une  sorte  de  Sibérie.  Le 
pauvre  amoureux  quitta  léna  le  cœur  navré.  Il 
avait  obtenu,  il  est  vrai,  le  droit  de  correspondre 
avec  sa  bien-aimée;  mais  sa  correspondante  le 
laissa  souvent  sans  nouvelles.  Il  finit  par  croire  à 
la  mort  de  Mina;  morte,  elle  devint  plus  que 
jamais  sa  Muse.  Il  devait  l'épouser  au  bout  de 
quinze  ans  d'attente! 

Durant  son  voyage  de  retour,  il  eut  l'occasion  de 
traverser  la  Bohême;  il  se  retrouvait  chez  des 
frères  slaves,  ceux-là  bien  vivants.  C'était  la  seconde 
fois  qu'il  avait  l'occasian  de  visiter  Prague,  la  ville 
dorée  aux  cent  tours. 

«  Quelle  différence,  écrit-il  dans  ses  Mémoires, 
entre  ce  séjour  et  le  premier.  La  première  fois 
j'étais  ignorant  comme  Adam  dans  le  paradis; 
maintenant  j'avais  goûté  le  fruit  amer  et  doulou- 
reux de  l'arbre  de  la  science;  il  me  sembla  que 


KOLLAR  LE  POÈTE  DU  PANSLAVISME       13D 

Prague    représentait    l'histoire    pétrifiéo    de    la 
Bohême.  » 

Cette  histoire,  il  se  plaisait  à  en  causer  avec  son 
jeune  ami,  Palaoky,  le  futur  annaliste  de  cette 
nation  illustre  et  malheureuse.  Tous  deux  étaient 
également  préoccupc^s  des  misères  de  leur  race  et 
des  moyens  d'y  remédier  :  «  Cher  ami,  s'écriait 
KoUar,  nous  sommes  infortunés!  Notre  peuple  est 
misérable.  C'est  maintenant  seulement  que  je  vois 
sa  triste  situation  et  tout  ce  qui  lui  manque.  En 
échangeant  ces  propos,  nous  pleurions  tous  deux, 
nous  tenant  embrassés,  et  n'ayant  d'autre  témoin 
que  la  lune  qui  brillait  au-dessus  de  nos  têtes.  » 

Cette  généreuse  cl  patriotique  douleur,  le  poète 
l'a  traduite  dans  un  des  sonnets  dont  se  compose 
son  grand  poème  : 

«  Seigneur,  Seigneur,  toi  qui  as  toujours  voulu 
le  bien  de  tous  les  peuples  :  hélas  !  il  n'est  per- 
sonne sur  la  terre  qui  rende  justice  aux  Slaves. 

«  Partout  où  j'ai  passé,  le  gémissement  de  mes 
frères  a  partout  assombri  la  joie  de  mon  âme. 
0  toi!  juge  des  juges,  je  te  le  demande  :  En  quoi 
mon  peuple  est-il  coupable? 

'(  On  lui  fait  tort,  on  lui  fait  grand  tort  et  le 
monde  se  rit  de  nos  plaintes  et  de  nos  tristesses. 

«  Du  moins  que  ta  sagesse  m'éclaire  sur  co 
point.  Qui  pèche  ici,  celui  qui  fait  le  tort  ou  celui 
qui  le  subit?  » 

Nommé  vicaire  de  la  communauté  évangéliquo 
de  Pesth,  qui  comprenait  des  Allemands  et  des 
Slovaques,  le  jeune  pasteur  s'efforça  do  relever  le 
niveau  moral  et  intclleclu<'l  do  ses   compatriotes. 


140 


LE    PANSLAVISMB 


Il  créa  pour  eux  une  école,  il  les  érigea  en  paroisse 
indépendante.  Son  patriotisme  slave  le  fil  naturel- 
lement mal  venir  des  Magyars  et  il  dut  parfois 
recourir  à  la  haute  protection  de  l'Empereur,  qui 
se  plaisait  surtout  à  maintenir  la  discorde  parmi 
ses  peuples.  Tantôt  on  cherchait,  à  lui  arracher  sa 
démission,  tantôt  on  le  menaçait  de  mort.  Il  tint, 
bon  malgré  tous  les  efforts  de  ses  ennemis. 

En  1836,  il  écrivait  à  son  ami  le  juriste  polonais 
Maciojowski  : 

«  Nous  autres  Slovaques,  nous  n'avons  guère  le 
temps  actuellement  de  nous  occuper  d'archéologie. 
Nos  adversaires  les  Magyars  s'efforcent  d'anéantir 
notre  langue  et  notre  caractère  national;  la  lutte 
pour  le  salut  est  notre  plus  saint  devoir.  « 

En  1839,  il  écrivait  au  même  correspondant  : 

«  Nous  devons  lutter  au  prix  de  notre  sang. 
D'année  en  année  les  Magyars  procèdent  plus 
cruellement  contre  les  Slaves.  Leur  fureur  contre 
moi,  qui  suis  regardé  comme  le  chef,  dépasse 
toute  description.  Ils  considèrent  tout  livre  slave 
qui  paraît  ici  comme  un  attentat  contre  la  nation 
magyare.  » 

Notez  bien  ceci  et  rappelez-vous  que  depuis  1840 
la  fureur  des  Magyars  a  singulièrement  augmenté. 

Et  en  1841,  Kollar  apprenait  au  célèbre  physio- 
logiste tchèque  Purkynije  qu'on  avait  voulu  le 
dépouiller  de  ses  fonctions  de  pasteur  et  qu'un 
dimanche  on  lui  avait  envoyé  un  huissier  pour  lui 
signifier  défense  d'aller  au  temple. 

Ces  misères  sont  attestées  par  d'autres  que  par 
lui.  En  1839  le  jeune  slaviste  russe  Bodiansky  se 


KOLLAR  LE  POÈTE  DU  PANSLAVISME       141 

trouvait  à  Pesth.  Voici  ce  qu'il  mandait  à  la  date 
du  13  mars  à  sou  confrère  russe  Pogodine  : 

«  Au  moment  où  j'écris  ceci,  Kollar  entre  dans 
ma  chambre,  le  visage  bouleversé,  et  me  tend  une 
lettre  où  on  l'accable  de  menaces  pour  le  cas  où  il 
ne  cesserait  pas  de  s'occuper  du  slavisme  et  des 
Slaves.  Un  anonyme  promet  de  venir  le  tuer  le 
15  septembre  prochain,  s'il  n'a  pas  changé  de 
conduite.  Les  Magyars  sont  encore  des  sauvages 
comme  ils  l'étaient  il  y  a  mille  ans.  Il  faut  être  ici 
pour  voir  à  quel  point  de  brutalité  est  poussée  la 
persécution  des  Slaves.  » 

Kollar  finit  par  retrouver  et  par  épouser  sa  chère 
Mina.  En  1849,  il  fut  nommé  professeur  d'archéo- 
logie et  de  mythologie  slaves  à  l'Université  de 
Vienne.  Il  mourut  dans  cette  ville  en  1852.  Ce  fut 
un  philologue  et  un  archéologue  lamentable,  un 
détestable  professeur.  Mais  comme  publiciste, 
comme  agitateur,  comme  poète  il  a  rendu  à  la 
cause  slave  de  grands  services  que  notre  devoir  est 
de  faire  ressortir  ici. 

Nous  avons  d'abord  à  nous  occuper  de  sa  bro- 
chure sur  la  Solidarité,  ou  mieux  la  Mutualité 
slave.  Nous  examinerons  ensuite  ses  poèmes. 

Il  paraissait  dans  ce  temps-là  à  Presbourg  ou  à 
Pesth  une  revue  tchèque  appelée  la  Ilronka^.  Kollar 

écrivit  un  certain  nombre  d'articles  qu'il  réunit 
en  brociiure,  mais  cette  fois  il  les  récrivit  eu  alle- 
mand pour  être  compris  de  tous  les  peuples  slaves. 

1.  C'eal-è-dirc  la  riveraine  du  Ilron,  affluent  du  Danube, 
qui  arrose  les  pays  slovaques.  Les  Alleiuunds  rappellent 
Grun. 


142  LB    PANSLAVISME 

Le  Tchèque  ne  meurt  pas  de  l'aim,  dit  un  proverbe 
que  j'ai  déjà  cité,  pourvu  qu'il  sache  l'aliemand. 
Le  titre  exact  de  cet  opuscule  était  assez    long  : 

Uber  die  literarische  Wechselseitigkeii  zwischen 
den  verschicdenen  Staemman  und  Mundarten  der 
Slaivischen  Nation,  c'est-à-dire  :  De  la  Mutualité 
littéraire  des  diverses  branches  et  langues  de  la  nation 
slate  (Pesth,  1837). 

Comme  on  le  voit  par  ce  titre,  Kollar  estime 
qu'il  n'y  a  qu'une  seule  langue  slave,  qu'une  seule 
nation. 

Comme  nous  l'avons  déjà  vu  plus  haut,  cette 
notion  était  alors  fort  répandue  et  elle  a  pénétré 
même  au  Collège  de  France. 

Pendant  longtemps,  dit-il  en  résumé,  les  peuples 
slaves  sont  restés  isolés  les  uns  des  autres.  Depuis 
quelque  temps,  ils  commencent  à  se  regarder 
comme  un  grand  peuple;  ils  s'éveillent  au  senti- 
ment de  la  nationalité.  Celte  union  morale  répond 
à  un  besoin  urgent.  Elle  mérite  l'attention  de  tout 
Slave  éclairé;  parfaitement  innocente  en  elle- 
même,  elle  peut  aisément  donner  lieu  à  des  malen- 
tendus, à  des  erreurs.  Qu'est-ce  que  la  mutualité 
littéraire  des  Slaves?  C'est  l'intérêt  commun  que 
toutes  les  branches  du  monde  slave  prennent  aux 
productions  intellectuelles  de  leur  nation.  Comment 
la  pralique-t-on?  En  achetant  et  en  lisant  des 
livres  publiés  dans  tous  les  dialectes  slaves.  Chaque 
dialecte  doit  puiser  une  nouvelle  force  dans  les 
autres,  se  rajeunir,  s'enrichir  par  leur  concours. 

C'est  là,  au  fond,  une  idée  juste;  les  langues 
elaves  se  sont  corrompues   le  plus  souvent  sous 


KOLLAR    LE    POÈTE    DU    PA^'SLAVISME  143 

rint:uence  d'idiomes  étrangers,  de  l'allemand,  du 
turc,  du  français.  Aujourd'hui,  qu'il  existe  une 
union  internationale  des  Académies  slaves,  il  y  au- 
rait intérêt  à  ce  que  cette  union  constituât  une 
commission  chargée  de  surveiller  et  d'épurer  les 
vocabulaires,  de  remplacer  peu  à  peu  les  termes 
étrangers  par  des  vocables  slaves.  Je  ne  dis  pas 
que  cela  soit  très  facile,  mais  —  avec  un  peu  de 
bonne  volonté  —  la  chose  n'est  pas  impossible. 

On  peut  craindre  que  la  réciprocité,  la  mutua- 
lité lexicographiquene  cache  l'idée  d'une  solidarité 
politique.  Kollar  va  au-devant  de  l'objection^  «  La 
réciprocité,  dit-il,  ne  consisLepas  dans  l'union  po- 
litique des  Slaves,  dans  des  intrigues  démagogi- 
ques ou  des  mouvements  révolutionnaires  qui  ne 
produisent  que  des  désordres  ou  des  catastro- 
phes. »  Kollar  sait  que  l'Autriche  de  son  temps 
est  un  Etat  essentiellement  réactionnaire,  et  il 
prend  ses  précautions...  La  mutualité  slave  peut, 
selon  lui,  exister,  même  lorsqu'une  nation  vit 
sous  plusieurs  sceptres,  se  compose  de  beaucoup 
:d'Etats,  de  principautés  ou  de  républiques.  Elle 
est  encore  possible  dans  une  nation  qui  pratique 
plusieuis  religions,  qui  a  des  alphabets,  des  cou- 
tumes, des  climats  dilTérents.  Elle  n'est  point  dan- 
gereuse pour  les  autorités  temporelles,  car  elle  ne 
s'attaque  pas  aux  fonctions,  ni  aux  [)uuvoirs  des 
souverains.  Elle  prêche  l'amour  de  la  nation  et  de 
la  langue,  mais  aussi  l'obéissance  et  la  fidélité  au 
munaniue.  Suit  un  éloge  habilement  amené  de 
l'empereur  d'Autriche,  qui  est  le  protecteur  des 
Slaves,  qui  encourage  les  travaux  de  leurs  savants, 


144  LE    PANSLAVISME 

en  Dalmatie  et  en  Bohême.  Je  ne  suis  pas  si  sûr 
que  cela  des  sympathies  de  François  II  pour  les 
Slaves,  et,  sur  le  compte  de  ce  vilain  personnage, 
je  m'en  tiens  à  ce  que  me  disait  naguère  feu 
Palacky  :  «  François  II  !  mais  il  était  pire  que 
Tibère.  » 

Plus  tard,  le  Croate  Jellachich,  développant  l'idée 
de  Kollar,  dira  :  «  On  nous  accuse  d'être  des  pan- 
slavistes;  mais  nos  sympathies  vont  aux  peuples 
slaves,  et  non  à  leurs  gouvernements.  » 

«  La  mutualité  slave,  continue  Kollar,  n'a  pas 
pour  objet  de  mélanger  par  force  tous  les  dialectes 
pour  en  faire  une  langue  artificielle.  Tous  ont  une 
vie  indépendante  qui  doit  être  respectée.  »  Kollar 
en  reconnaît  quatre  :  le  russe,  l'illyrien  (ou  serbo- 
croate),  le  tchèque-slovaque  et  le  polonais.  Il  né^^lige 
le  bulgare,  encore  fort  peu  connu  à  cette  époque, 
et  que  certains  prenaient  pour  un  dialecte  serbe. 
Tous  les  Slaves  doivent  se  considérer  comme  ap- 
partenant à  une  même  famille  et  prendre  pour 
devise  :  Slavus  sum^  nihil  siavici  a  me  aliemem 
puto.  (Je  suis  Slave,  rien  de  ce  qui  est  slave  ne 
m'est  étranger.)  Malheureusement,  jusqu'ici,  la 
connaissance  des  langues  slaves  est  tellement  peu 
répandue  que,  lorsqu'on  veut  traiter  quelque 
question  d'intérêt  général,  il  faut  se  servir  d'une 
langue  étrangère.  —  Et  c'est  ce  que  fait  Kollar  lui- 
même  en  écrivant  sa  brochure  en  allemand.  «Tout 
Grec  éclairé,  continue  l'auteur,  comprenait  les 
quatre  dialectes  helléniques.  Ainsi,  tout  Slave 
inteUigent  devra  comprendre  le  tchèque,  le  polo- 
nais, le  russe  et  l'illyrien.  »  Kollar  s'abuse  ici.  Il 


KOI.LAH    LE    POÈTE    DU    PANSLAVISME  145 

est  aussi  difficile  pour  un  Slave  de  posséder  à  fond 
cos  quatre  langues  que  pour  un  Latin  de  possède'* 
le  français,  l'italien,  l'espagnol  et  le  portugais 
Nous  n'avons  qu'un  seul  dictionnaire  grec  ;  nous 
sommes  obligés  d'avoir  un  lexique  spécial  pour 
chaque  langue  slave,  de  même  que  pour  chaque 
langue  latine. 

D'où  vient,  se  demande  le  poète,  cette  idée  de 
mutualité?  Elle  est  née  chez  les  Slovaques  des  Car- 
pathes-  Ce  sont  eux  qui,  les  premiers,  ont  étendu 
les  bras  pour  embrasser  tous  les  Slaves.  Dans  l'ou- 
vrage du  Slovaque  Schafarik,  ainsi  que  dans  un 
grand  miroir,  les  Slaves  se  sont,  pour  la  première 
fois,  contemplés  en  tant  que  nation.  Après  les  Slo- 
vaques sont  venus  les  Russes,  les  Croates,  le*  Polo- 
nais, loî  Serbvs.  11  est  bien  regrettable  que  le 
génie  de  la  mutualité  n'ait  pas  inspiré  les  plus 
éminents  poètes  contemporains,  le  Russe  Pouch- 
kine, le  Polonais  Mickiewicz.  Les  pieds  sur  le  sol 
russe  ou  polonais,  la  tête  planant  dans  l'éther 
slave,  ils  auraient  pu  être  vus  de  toute  la  nation. 

Ici,  ridée  de  Kollar  tourne  vraiment  à  la  mono- 
manie. D'après  sa  théorie,  c'est  lui,  le  poète  pan- 
slave  par  excellence,  qui  devrait  être  le  plus  grand 
des  poètes  slaves.  Malheureusement,  la  valeur  des 
poèmes  ne  se  mesure  pas  à  l'idée  qui  les  inspire, 
mais  au  génie  qui  les  exécute. 

Kollar  note  que  les  Slaves  se  divisent  en  deux 
groupes  différents  :  ceux  qui  ont  une  patrie  libre 
et  indépendante;  ceux  qui  vivent  mélangés  à 
d'autres  peuples  et  à  qui  l'on  conteste  même  lo 
droit  d'en  avoir  une. 


146  Lfe   PANSLAVISME 

Pour  ceux-là,  l'idée  de  la  race  est  un  dédomma- 
gement, une  consolation,  un  refuge  moral.  Avec  la 
tendance  naturelle  de  son  esprit,  il  exagère  singu- 
lièrement les  choses  quand  il  compare  la  nation  et 
la  littérature  slaves  à  un  grand  arbre  partagé», 
entre  quatre  grandes  branches;  chaque  branche 
produit  des  fleurs  et  des  fruits  particuliers  ;  aucune 
d'entre  elles  ne  peut  être  détruite  sans  que  l'arbre 
devienne  malade  ou  soit  déformé.  La  destruction 
des  Slaves  de  la  Baltique  et  de  l'Elbe  n'a  fait 
aucun  tort  au  génie  littéraire  ou  artistique  de  la 
Russie  ou  de  la  Pologne;  en  revanche,  elle  a  fait 
un  tort  effroyable  aux  intérêts  généraux  de  la  race 
slave  et  de  l'humanité. 

Tout  en  gémissant  sur  les  misères  de  sa  race, 
KoUar  a  une  foi  indomptable  dans  son  avenir. 
Qu'on  n-e  lui  oppose  pas  le  long  sommeil,  la  longue 
sujétion  des  Slaves.  Pour  les  nations,  la  prescrip- 
tion n'existe  pas.  Un  peuple  qui  a  dormi  de  lon- 
gues années,  qui  a  subi  le  joug  des  étrangers,  qui 
est  resté  éloigné  de  toute  civilisation,  a  autant  de 
droits,  une  fois  réveillé,  à  la  liberté,  à  la  culture, 
que  ceux  qui,  durant  des  siècles,  sont  restés  en 
possession  de  tous  ces  biens.  Les  dons  de  Dieu 
sont  inaliénables,  et  celui-là  se  trompe  qui  croit 
qu'il  y  a  des  peuples  autorisés  à  confisquer  pour 
toujours  la  liberté  et  le  droit  à  la  civilisation  de 
leurs  voisins  et  de  leurs  descendants.  (Ceci  est 
évidemment  pour  la  Kultur  allemande.) 

Ici,  il  convient  de  citer  les  propres  paroles  de 
Kollar  : 

«  Nous   sommes,  il  est  vrai,  arrivés  un  peu  en 


KOLLAR  LE  POÈTE  DU  PANSLAVISME       147 

retard,  mais,  en  revanche,  nous  sommes  plus 
jeunes.  Nous  savons  ce  qu'ont  fait  les  autres  na- 
tions, mais  ce  (jue  nous  devons  faire,  les  autres  ue 
le  savent  pas.  Tel  peuple  attend  plus  ou  moins 
longtemps  pour  arriver  à  la  maturité,  mais  il  finit 
par  y  arriver.  » 

Ces  idées,  Kollar  les  reprendra  en  vers  dans  un 
des  sonnets  dont  se  compose  son  poème. 

Kollar  s'exagère  singulièrement  les  résultats  de 
la  mutualité  littéraire  des  Slaves.  Elle  accroîtra 
leiircuiture  au  point  de  la  rendre  gigantesque.  Elle 
ouvrira  un  immense  marché  à  la  librairie.  Au 
point  de  vue  politique,  tous  les  Etals  qui  possè- 
dent des  sujets  slaves  retireront  de  la  mutualité  des 
avantages  extraordinaires.  Les  relations  littéraires 
suffiront  à  toutes  les  ambitions;  aucun  peuple  ne 
rêvera  d'être  annexé  à  un  autre.  Chaque  tribu 
slave  restera  chez  elle,  car  elle  trouvera  chez  elle 
tous  les  avantages  qu'un  peuple  voisin  pourrait  lui 
oiïrir.  Même  avec  des  souverjùns  non  slaves,  les 
Slaves  auront,    si  le  prince  est  tolérant,  plus  de 

nantie  et  de  sécurité  pour  l'autonomie  et  l'exis- 

iice  de  leurs  dialectes.  Une  tribu  ne  courra  pas 
le  risque  d'être  assimilée  ou  absorbée,  comme 
'Ile  le  serait  avec  un  souverain  fiarlant  une  langue 
-Inve. 

Ici,  il  est  nécessaire  d'ouvrir  une  parenthèse. 
Kollar  se  faisait,  ou  voulait  se  faire  de  singulières 
illusions.  S'il  vivait  aujourd'hui  il  verrait  comment 
le  souverain  de  la  Prusse  a  traité  les  Polonais  de 
Po/.nanie  et  comment  Fran\;uis-.Ioseph  agissait  vis- 
à-vis  des  Serbes,  des  Croates,  des  Tchèques,  des 


148  LE    PANSLAVISME 

Slovaques,  des  Russes  de  Galicie,  improprement 
appelés  Rulhèues.  Les  dernières  lignes  du  para- 
graphe semblent  faire  allusion  aux  tentatives  des 
Russes  pour  absorber  ou  annihiler  les  Polonais. 
Mais  Tallusion  est  nécessairement  discrète. 

D'ailleurs,  Kollar  ne  se  dissimule  pas  les  obsta- 
cles qui  peuvent  être  opposés  à  la  mise  en  pra- 
tique de  la  mutualité  slave.  Les  réiîexions  qu'il 
présentait  à  ce  sujet,  il  y  a  trois  quarts  de  siècle, 
étaient  encore  de  mise  dans  une  période  très  ré- 
cente, et  je  ne  suis  pas  sûr  qu'elles  n'aient  pas 
encore  aujourd'hui  l'occasion  de  se  présenter  à  tel 
ou  tel  esprit.  «  Chez  la  plupart  des  peuples  euro- 
péens, dit  Kollar,  régnent  encore  de  graves  préju- 
gés contre  les  Slaves.  On  en  a  peur  ;  leur  race  consti- 
tue une  sorte  de  spectre;  autrefois  on  méprisait  les 
Slaves  parce  que  leur  situation  intérieure  était 
misérable;  aujourd'hui  on  les  insulte  parce  qu'ils 
veulent  changer  cette  situation.  Il  y  a  encore  des 
peuples  en  Europe  qui  considèrent  tout  Slave 
comme  un  ennemi,  tout  livre  écrit  en  slave  comme 
un  attentat  contre  la  littérature  de  la  nation  domi- 
nante. » 

Les  peuples  en  question,  ce  sont  les  Allemands 
et  les  Magyars.  C'est  moi  qui  les  désigne.  Kollar, 
sujet  austro-hongrois,  était  tenu  à  plus  de  réserve. 
Mais  est-il  bien  sûr  qu'à  certain  moment  nous 
n'ayons  pas  fait  partie  de  ces  peuples-là? 

«  Les  obstacles  intérieurs  —  c'est  Kollar  qui  re- 
prend la  parole  —  tiennent  à  l'indolence  des  Slaves 
eux-mêmes,  à  leur  goût  pour  le  particularisme,  à 
leur  attachement  exagéré  pour  le  dialecte  local.  » 


KOLLAR  LE  POÈTE  DU  PANSLAVISME       149 

Je  ne  suivrai  pas  Kollar  dans  les  pages  où  il 
examine  les  moyens  d'organiser  la  mutualité 
slave.  Les  relations  étaient  alors  fort  difficiles 
entre  les  pays  slaves.  Quelques-uns  de  ses  deside- 
rata dans  l'ordre  philologique  sont  aujourd'hui 
réalisés.  D'autres  sont  encore  ajournés. 

Examinons  maintenant  son  poème  Slavy  Dcera 
(la  fille  de  Slava).  Mythographe  fantaisiste,  Kollar 
croyait  à  l'existence  d'une  divinité  imaginaire, 
Slava,  mère  et  protectrice  des  Slaves,  que  nous 
avons  déjà  rencontrée  dans  l'œuvre  du  poète 
polonais  Woronicz.  La  fille  de  Slava,  c'était  l'ins- 
piratrice Mina,  la  fille  du  pasteur  de  Lobda,  qu'il 
devait  épouser  plus  tard.  Elle  joue  dans  le  poème 
le  même  rôle  que  Béatrix  dans  la  Divine  Comédie. 
Lœuvre,  sauf  le  prologue  que  je  citerai  tout  à 
l'heure,  était  tout  entière  écrite  en  sonnets,  et 
dans  la  troisième  édition,  où  elle  a  trouvé  sa 
forme  définitive,  elle  est  divisée  en  cinq  chants 
qui,  tous,  portent  des  noms  de  fleuves,  réels  ou 
mythologiques  :  I.  La  Sale;  H.  L'Elbe,  le  Rhin; 
la  Vltavai;  lll.  Le  Danube;  IV.  Le  Léthé;  V.  L'A- 
chéron. 

Ce  qui  distingue  ce  poème  de  tous  les  poèmes 
antérieurs  dont  il  a  pu  s'inspirer  —  ceux  notam- 
ment du  Dante  et  de  Byron  —  c'est  l'intensité  du 
patriotisme  slave,  ou  plutôt  panslave,  et  d'autre 
jiart  la  variété  et  la  profondeur  de  l'érudition  que 
l'auteur  met  au  service  de  ce  patriotisme.  Suivant 
la  modo  des  poètes  didactiques  de  ce    temps-là, 

1.  Nom  slave  de  la  Moldau,  qui  arrose,  comme  on  s&ik 
la  ville  de  Prague. 


150  lîB   PANSLAVISMB 

l'œuvre  est  accompagnée  d'un  commentaire  qui 
constitue  tout  un  volume.  C'est  une  mine  fort 
riche  de  documents  historiques. 

J'ai  eu  la  patience  de  lire  en  entier  ce  commen- 
taire; j'ai  eu  l'occasion  d'y  faire  plus  d'une  décou- 
verte intéressante.  L'auteur  y  a  réuni  des  textes  infi- 
niment précieux  pour  l'histoire  de  la  lutte  des  Slaves 
contre  leurs  ennemis  séculaires,  les  Germains. 

J'ai  dit  quelles  pensées  lugubres  avait  inspirées 
au  poète  le  séjour  à  léna,  dans  une  région  qu'il 
considérait  comme  le  tombeau  des  Slaves,  ses 
ancêtres.  Cette  mélancolie,  il  l'a  traduite  dans  le 
prologue  du  poème,  qui  est  un  des  beaux  mor- 
ceaux de  la  poésie  tchèque. 

«  Elle  est  là,  devant  mes  yeux  mouillés  de 
larmes,  cette  terre,  berceau  jadis,  aujourd'hui 
tombeau  de  mon  peuple.  Arrêtez-vous,  mes  pas  !  De 
tous  côtés  vous  foulez  des  lieux  sacrés.  Vers  les 
cieux,  fils  des  Carpathes^,  dirige  tes  regards,  ou 
plutôt  appuie-toi  contre  ce  grand  chêne,  qui  tient 
encore  tête  aux  outrages  du  temps. 

«  Mais  il  est  pire  que  le  temps,  l'homme  qui, 
dans  ces  contrées,  a  fait  peser  sur  ton  col,  ô 
Slave,  sa  verge  de  fer;  il  est  pire  que  les  guerres 
sauvages,  que  la  foudre,  que  le  feu,  lorsqu'il 
dirige  sa  rage  aveugle  contre  tes  frères.  0  siècles 
ancien?  qui  planez  sur  moi,  ô  contrée,  image  de 
toute  honte  !  De    l'Elbe  infidèles  aux  flots  dévo- 

1.  L«s  Carpathes  sont  les  montagnes  du  pays  slovaque, 
patrie  de  Kollar. 

2.  Le  poète  appelle  l'Elbe  infidèle  parce  qu'après  avoir 
pris  sa  source  chez  les  Slaves  le  Oeuve  s'est  laissé  germaniser. 


KOM.An    LE    POÈTE    nU    PANSLAVISME  151 

rants  de  la  Baltique,  la  voix  harmonieuse  tles  vail- 
lants Slaves  retentissait  naguère.  Elle  est  muette 
aujourd'hui.  Qui  a  commis  cette  injustice  qui  crie 
au  ciel  ?  Qui  a  ddshonord  dans  un  seul  peuple 
toute  l'humanité?  Rougis,  jalouse  Germanie,  voi- 
sine de  la  Slavie  !  Ce  sont  tes  mains  qui  ont  jadis 
commis  cet  attentat.  Jamais  ennemi  n'a  fait  couler 
autant  de  sang  que  ta  main  n'en  a  verse  pour  dé- 
truire le  Slave.  Celui-là  seul  qui  est  digne  de  la 
liberté  sait  respecter  la  liberté  d'autrui.  Celui  qui 
met  des  esclaves  aux  fers  est  lui-môme  un  es- 
3lave;  qu'il  enchaîne  les  mains  ou  la  langue,  c'est 
tout  un...  Il  ne  sait  pas  respecter  les  droits  des 
iutres. 

«  Qu'ètes-vous  devenus,  peuples  slaves,  qui 
viviez  jadis  ici,  qui  buviez  les  eaux  de  la  Poméra- 
nie,  ou  celles  de  la  Sale?  race  paisible  des  Serbes, 
descendants  de  l'Empire  obotrite?  Où  êtes-vous, 
tribus  des  Wiltsos,  petits-fils  des  Ukres? 

«  Je  regarde  au  loin,  à  ma  droite;  je  fouille 
l'horizon,  à  ma  gauche.  Mon  œil  dans  la  Slavie 
cherche  en  vain  les  Slaves. 

«  Répondez,  arbres,  temples  verdoyants  smis 
l'ombrage  desquels  ils  bn^Inient  jadis  des  victimes 
en  l'honneur  des  dieux.  Où  sont  ces  peuples,  leurs 
princes  et  leurs  villes?  Quand  le  fils  de  la  Slavie 
vient  visiter  se."  frères  dans  ^-e  i)ays,  ^on  frèrf'  ne 
le  rec^nnuit  pas  et  no  lui  tend  pas  une  main  ^yni 
pathiquo.  Une  langue  étrangère  l'olTasque  dans 
une  bouche  slave;  une  physionomie  --lave  lui 
ment  et  bon  oreille  dément  cruellement  sca 
yeux.  » 


152  LE  «PANSLAVISME 

Le  poète,  lâchant  la  bride  à  son  imagination, 
fait  de  ces  Slaves  disparus  les  premiers  labou- 
reurs, les  premiers  industriels,  les  premiers  maî- 
tres de  TEurope  primitive,  et  il  s'écrie  : 

«  Nation  industrieuse,  quels  remerciements  as- 
tu  reçus  pour  tes  services  ?  Gomme  des  frelons 
flairant  le  miel  s'introduisent  dans  une  ruche  et 
tuent  la  reine  et  les  abeilles,  ainsi  de  perfides  voi- 
sins ont  soumis  les  Slaves  et  leur  ont  jeté  au  col 
une  lourde  chaîne.  » 

Cette  chaîne,  elle  pèse  encore  aujourd'hui  sur 
une  grande  partie  de  la  race. 

«  Cette  terre,  dit  Kollar  dans  un  des  sonnets  du 
premier  chant,  elle  a  bu  le  sang  de  mes  frères, 
versé  par  la  main  de  perfides  assassins. 

«  Et  ce  qu'il  y  a  de  plus  déplorable,  c'est  que  les 
descendants  de  ces  Caïns  n'ont  pas  encore  com- 
mencé à  se  repentir.  » 

J'ajouterai  :  Et  ils  ne  se  repentent  pas  encore 
aujourd'hui.  Bien  au  contraire. 

Pour  empêcher  le  retour  de  ces  misères,  le  poète 
ne  voit  qu'un  remède,  et  ce  remède  c'est  le  pan- 
slavisme politique,  dont  il   s'était  défendu  dans  sa 
brochure  allemande. 
Méditez  bien  ceci  : 

«  Sonnet  54.  —  Si  les  ruines  de  la  Slavie  doivent 
être  relevées  par  vos  mains,  postérité  à  venir, 
croyez-en  l'expérience  qui,  par  mes  lèvres,  vous 
donne  ce  conseil  : 

«  Fondez  un  Etat  appelé  d'un  seul  nom,  solide, 
pour  que  les  étrangers  n'osent  pas  y  toucher; 
fidèle  à  la  concorde,  pour  que  les  étrangers  ne  le 


KOLLAR  LE  POÈTE  DU  PANSLAVISME       153 

détruisent  pas  encore  par   un  nouveau  désastre. 

«  Ayez  beaucoup  de  membres,  mais  une  seule 
tète,  une  tête  née  de  votre  corps  ;  ne  confondez 
jamais  le  blanc  et  le  noir  (c'est-à-dire  le  Slave  et 
l'étranger). 

«  Ces  errements  nous  ont  perdus  jusqu'ici  ;  pré- 
servez-vous de  nos  fautes  et  faites  une  patrie  so- 
lide et  durable.  » 

Kollar  entreprend  un  voyage  à  travers  les  pays 
slaves.  Son  itinéraire  l'amène  en  Bohème,  au  pays 
des  Tchèques  asservis. 

«  Coulez,  s'écrie  Kollar,  coulez,  mes  tristes 
larmes,  dans  la  Vltava,  et  portez  ce  conseil  aux 
enfants  de  Slava  :  Plus  de  ces  discordes  qui  ont 
déjà  creusé  le  tombeau  de  la  patrie  !...  Que  cha- 
cun travaille  avec  énergie  dans  le  champ  patrio- 
tique; les  voies  peuvent  être  ditférentes;  seulement 
ayons  tous  une  égale  bonne  volonté...  Souvent 
l'humble  chaumière  du  pâtre  peut  faire  plus  pour  la 
patrie  que  le  camp  où  combattait  Zizka.  » 

Ces  vers  pourraient  servir  de  devise  à  la  nation 
tchèque,  dont  le  grand  effort  national,  au 
XIX'  siècle,  a  surtout  été  produit  par  des  fils  de 
bourgeois  ou  de  paysans,  par  des  savants,  par  des 
littérateurs  et  des  poètes. 

Il  nous  faut  maintenant  citer  en  entier  une  série 
de  sonnets  qui  sont  aujourd'hui  plus  que  jamais 
d'actualité.  Souhaitons  que  les  idées  qu'ils  expri- 
ment descendent  des  hauteurs  de  la  poésie  pour 
être  interprétées  dans  la  prosn  des  diploniattîs. 

«  Sonnet  138.  —  Slavie  !  Slavie!  nom  à  la  douce 
harmonie,  aux   amers  souvenirs;  nom    cent  fois 


154  LB't»AN3LAVISMB 

déchiré  en  lambeaux,  pour  être  toujours  ensuite 
plus  vénéré. 

«  De  l'Oural  aux  Garpathes,  des  déserts  où  s'é- 
tend l'Equateur,  partout  s'étale  ton  Empire,  jus- 
qu'aux lieux  où  se  couche  le  soleil*. 

«  Tu  as  beaucoup  souflert,  mais  tu  as  survécu 
à  tous  les  attentats  de  tes  ennemis,  même  à  la 
tristt)  ingratitude  de  tes  propres  enfants. 

«  Ainsi,  tandis  que  d'autres  bâtissaient  aisément 
dans  une  terre  molle,  tu  as  établi  ton  trône  sur 
les  ruines  entassées  parles  siècles. 

«  Sonnet  139.  —  De  FAthos  au  Triglav^,  à  la 
Poméranie,  des  champs  de  la  Silésie  à  ceux  de 
Kosovo,  de  Constantinople  à  Pétersbourg,  du  lac 
Ladoga  jusqu'à  Astrakan; 

w  Du  pays  des  Cosaques  à  celui  des  Ragusains, 
du  lac  Balaton  à  la  Baltique  et  à  Azov,  de  Prague 
â  Kiev  et  à  Moscou,  du  Kamtchatka  au  Japon; 

«  Au  pied  de  l'Oural  ou  des  Garpathes,  sur  la 
Save,  sur  toutes  les  montagnes,  dans  toutes  les 
vallées,  partout  où  s'entend  la  langue  slave, 

«  Exultez,  frères,  et  vous  et  moi  embrassons- 
nous  tous  ensemble;  c'est  là  qu'est  votre  patrie  : 
c'est  la  Panslavie. 

«  Sonnet  140.  —  Nous  avons  tout,  croyez-moi, 
chers  amis,  tout  ce  qui  peut  nous  placer  parmi  les 
grands  peuples,  les  peuples  adultes  de  l'humanité. 

«  La  terre  et  la  mer  s'étendent  sous  nos  pieds; 

1.  Ceci,  bien  entendu,  est  une  fantaisie  de  poète.  Los 
Slaves  n'ont  jamais  touché  à  l'Equateur. 

2.  Triglav,  en  allemand  Terglou,  la  montagne  aux  trois 
têtes,  sur  les  conûus  de  la  Carniole  et  du  littoral. 


tiOl.I.An    LE    POÈTE    DU    PANSLAVISME  155 

uous  avons  l'or,  l'argent,  des  mains  habiles,  un 
langage  et  des  chants  joyeux;  il  ne  nous  manque 
que  la  concorde  et  la  culture. 

«  Donnez-nous  les,  donnez-nous  l'esprit  pan- 
slave,  et  vous  allez  voir  un  peuple  tel  qu'il  n'y  en 
eut  jamais  dans  le  passé. 

(«  Entre  les  Grecs  et  les  Bretons,  votre  nom  bril- 
lera sous  la  voûte  étoilée  du  ciel. 

i(  Sonnet  141.  —  Slaves,  peuple  à  l'esprit  anar- 
chique,  qui  vivez  dans  la  lutte  et  les  déchirements, 
allez  demander  des  leçons  aux  charbons  ardents. 

«  Tant  qu'ils  sont  groupés  dans  un  monceau 
unique  ils  brûlent  et  chau lient;  mais  le  charbon 
s'éteint,  solitaire,  quand  il  est  séparé  de  son 
compagnon. 

«Faites  cette  joie  à  votre  mère,  la  Slavie; 
Russes,  Serbes,  Tchèques,  Polonais,  vivez  en  bon 
accord. 

«  Alors,  ni  la  guerre,  mangeuse  d'homm.es,  ni 
les  perfides  ennemis  ne  pourront  vous  entamer,  et 
votre  peuple  sera  le  premier  du  monde. 

«  Sonnet  142.  —  Pourquoi  nos  cœurs  frissonne- 
raient-ils? Pourquoi  se  plcMigornicnt-ils  dans  le 
deuil?  Parce  que  nous  avons  trouvé  devant  nous 
un  désert  qu'aucune  charrue  n'aencore  déchiré. 

«  Je  ne  veux  pas  d'une  victoire  qui  tombe  du 
ciel  sans  effort;  je  préfère  la  misère,  le  chaos, 
l'obscurité,  pour  faire  jailKr  la  lumière  là  où  ré- 
gnait jadis  le  néant. 

«  Sans  doute,  d'autres  suivent  un  chemin  plus 
aplani;  nous  nous  traînons  péniblement,  lourde- 
ment, deiiicre  eux. 


156  LE    PANSLAVISME 

<c  En  revanche,  nous  sommes  un  peuple  plus 
jeune;  nous  savons  ce  que  les  autres  ont  fait; 
mais  personne  ne  peut  encore  deviner  ce  que  nous 
serons  un  jour  au  livre  de  l'humanité.  » 

«  Ah!  si  je  pouvais,  dit  un  sonnet  du  troisième 
chant,  de  toutes  nos  tribus  slaves  dispersées,  or, 
argent,  bronze,  je  ferais  une  seule  statue. 

«  Av.ec  la  Russie  je  fondrais  la  tête;  les  Polonais 
formeraient  le  tronc  ;  les  Tchèques  les  bras  et  les 
mains.  Des  Serbes,  des  Lusaciens,  des  ^Croates, 
des  Silésiens,  des  Slovaques  je  ferais  les  vêtements 
et  les  armes. 

«  Toute  l'Europe  s'inclinerait  devant  cette  idole, 
car  elle  aurait  la  tête  au-dessus  des  nuages  et  les 
pieds  sur  la  terre.  » 

Kollar  qui,  en  sa  qualité  de  pasteur,  connaît; 
bien  les  Ecritures,  cite  quelque  part  ce  mot 
d'Isaïe  :  «  Seigneur,  tu  as  multiplié  ce  peupl.e.  mais 
tu  n'as  point  multiplié  ses  joies.  »  Et  il  le  commente 
dans  un  sonnet  pathétique  : 

«  Cent  fois  je  vous  l'ai  dit;  maintenant  je  vous 
le  crie  à  vous,  ô  Slaves  morcelés  :  Soyons  un  en- 
semble, et  non  des  fragments  J  Soyons  tout  ou 
rien  I 

«  On  vous  appelle  un  peuple  de  colombes.  Mais, 
du  moins,  les  colombes  aiment  un  colombier 
commun.  C'est  là  la  vertu  que  je  vous  souhaite. 

«  Slaves  !  peuple  morcelé  !  C'est  l'union  qui  fait  la 
force  ;  mais  le  torrent  se  perd  à  diviser  ses  eaux. 

«  Slaves!  peuple  à  cent  têtes,  les  sages  ne  con- 
naissent pas  de  pire  mort  qu'une  vie  corrompue, 
vide  et  sombre.  » 


KOLLAR  LE  PuÈTE  DU  PANSLAVISME       157 

Les  rêves  et  les  espérances  du  poète  se  résument 
(luiis  un  sonnet  où  je  voudrais  voir  une  prophétie. 
Hélas!  au  moment  où  j'écris,  elle  n"est  pas  encore 
réalisée.  liien  au  contraire.  Les  Tenions  ne  cessent 
d'appliquer  aux  Slaves  vaincus  le  programme  de 
Bismarck,  extirper,  anéantir  (ausrotten),  et  ceux- 
là  mêmes  qui  avaient  mis  en  eux  leur  espérance 
n'ont  eu  que  trop  d'occasions  de  le  regretter. 

«  Que  serons-nous,  Slaves,  dans  cent  ans?  Que 
sera  toute  l'Europe?  La  vie  slave,  comme  un  dé- 
luge, étendra  partout  son  empire. 

«  Cette  langue,  que  les  idées  fausses  des  Teu- 
tons tenaient  pour  un  idiome  d'esclaves,  elle  re- 
tentira sous  les  voûtes  des  palais  et  dans  la 
bouche  môme  de  ses  adversaires. 

M  Les  sciences  couleront  par  le  canal  slave  ;  le 
costume,  les  mœurs,  les  chants  de  notre  peuple 
seront  à  la  mode  sur  la  Seine  et  sur  l'Elbe. 

«  Ah  1  si  j'avais  pu  naître  à  cette  époque  du 
rogne  slave,  ou  si,  du  moins,  je  pouvais  alors 
sortir  du  tombeau!  » 

Ces  vers  étaient  écrits  vers  1830.  A  cette  époque 
on  n'animait  rien  compris  chez  nous  aux  rêves  du 
poète,  à  des  espérances  qu'on  aurait  traitées  de 
chimériques.  Aujourd'hui,  nous  avons  subi  les 
dures  leçons  de  l'expérience.  Si  nous  voulons  sau- 
ver le  monde  des  appétits  insatiables  {insatiabiles 
hiatus)  du  monde  germaniijue,  c'est  chez  les  peu- 
ples slaves  qu'il  nous  convient  de  chercher  la 
plus  solide  des  alliances.  Leur  intérêt  nous  répon- 
dra de  leur  dévouement.  C'est  a  nous  d'aider  à  l'or- 


158  LE    PANSLAVISME 

ganisation  de  ce  panslavisme  que  rêvait  Kollar  et 
dont  l'avenir  est  solidaire  du  nôtre. 

C'est  aux  Slaves  de  comprendre  que  le  grand 
intérêt  de  leur  race  doit  primer  les  intérêts  mo- 
mentanés dételle  ou  telle  tribu. 

La  paix,  et  par  suite  l'unité  harmonieuse  du 
monde  slave  ne  pourront  être  assurées  que  le  jour 
où  les  Polonais  et  les  Russes,  les  Serbes  et  les 
Bulgares  se  seront  franchement  réconciliés. 

Si  les  Slaves,  obéissant  aux  suggestions  plus  ou 
moins  dissimulées  du  monde  germanique,  persis- 
tent à  se  déchirer  entre  eux,  ils  finiront  comme  ont 
fini  naguère  les  Slaves  de  l'Elbe  et  de  la  Baltique; 
ils  seront  engloutis,  écrasés,  assimilés,  et  la  Mé- 
diterranée deviendra  une  mer  germanique,  comme 
la  Baltique  l'est  en  grande  partie  devenue. 

Il  y  a  beaucoup  de  rêveries  dans  le  poème  de 
Kollar,  mais  aussi  beaucoup  d'idées  dont  il  faut 
souhaiter  la  réalisation  dans  le  domaine  politique. 


CHAPITRE  XIII 
LE  CONGRÈS  SLAVE  DE  PRAGUE  EN   1848 


Constitution  du  comité  préparatoire.  —  La  lettre  de  convo 
cation.  —  Ouverture  du  Congrès.  —  Discours  de  Palacky 
et  de  Schafarik. —  Projet  de  pétition  à  l'empereur. —  Mani- 
feste aux  peuples  de  l'Europe.  —  Les  Tilleuls  slaves. 
—  Notices  sur  quelques  membres  du  Congrès. 


Pour  bien  comprendre  le  Congrès  de  Prague  il 
faut  se  reporter  d'une  part  aux  indications  que  j'ai 
données  sur  l'ethnographie  slave  au  début  de  ce 
volume,  d'autre  part  à  celles  que  j'ai  fournies  sur 
le  mouvement  des  esprits  en  Autriche-  Hongrie  dans 
mon  Histoire  de  l'Autriche- Hongrie  (livres  VII  et 
VIII). 

Un  sait  le  contre-coup  que  notre  révolution  de 
février  1848  exerça  sur  toute  l'Europe.  Tandis  que 
les  Magyars,  dès  le  mois  de  mars,  agitaient  à 
Vienne  pour  la  reconstitution  du  royaume  de  saint 
?]tienne  dans  lequel  ils  prétendaient  absorber  pour 
les  magyariser  toutes  les  nationalités  de  leur 
Etat,  Slaves,  Roumains,  Allemands,  les  Croates 
sous  la  direction  du  hati  Jellachich,  les  Serbes  soua 
celle  du  patriarche  Raïatchitch  organisaient  la 
résistance. 


160  LE    PANSLAVISME 

D' Autre  part,  les  délégués  des  divers  États  alle- 
mands se  réunissaient  à  Francfort  et  demandaient 
la  convocation  d'un  parlement  germanique  où 
aurait  été  représentée  toute  la  Gisleithanie  actuelle 
—  laGaîicie,  la  Bukovine,  la  Dalmatie  exceptées  — 
qui  depuis  1815  faisait  partie  de  la  Confédération 
germanique.  Or  dans  cette  Confédération  on  avait 
fait  entrer,  sans  les  consulter,  les  Tchèques  de 
Bohême,  de  Moravie  et  de  Silésie,  les  Slovènes  et 
les  Croates  de  la  Styrie,  de  la  Garinthie,  de  la 
Carniole,  de  l'Istrie,  les  Polonais  de  Silésie, 
d'Oswiencim  et  de  Zator  sur  les  frontières  de  la 
Galicie. 

Convoquer  les  habitants  de  ces  régions  à  se  faire 
représenter  au  Congrès  allemand  de  Francfort, 
c'était  faire  preuve  de  quelque  impudence,  mais 
on  sait  que  la  discrétion  et  le  tact  ne  sont  pas 
préciséjnentles  vertus  dominantes  des  Allemands. 
Les  délégués  teutons  se  croyaient  tellement  sûrs 
de  leur  affaire  qu'ils  invitèrent  même  Thistorien 
national  du  peuple  tchèque  à  venir  prendre  part  à 
leurs  délibérations.  Palacky  leur  répondit  par  une 
lettre  de  refus  dont  il  convient  de  citer  ici  quelques 
fragments  : 

«  Je  ne  suis  pas  Allemand,  disait-il,  ou  du 
moins  je  n'ai  pas  conscience  de  l'être  et  certaine- 
ment vous  ne  m'avez  pas  appelé  pour  remplir  le 
rôle  d'un  comparse  sans  opinion  et  sans  volonté. 

e  devrais  ou  renier  mes  sentiments  et  jouer  la 
comédie,  ou  vous  faire  une  opposition  déclarée. 
J'ai  trop  de  franchise  pour  le  premier  rôle,  trop 
peu  d'impudence  pour  le  second.  Je  ne  puis  me 


LB    CONGRÈS    SLAVE    DE    PRAGUE    EN     1848        161 

résoudre  à  troubler  par  des  paroles  discordantes 
l'entente  et  la  concorde  que  je  désire  voir  régner 
non  seulement  chez  nous,  mais  encore  chez  nos 
voisins. 

«  Je  suis  Tchèque,  je  suis  d'origine  slave,  et  le 
peu  que  je  vaux  est  tout  entier  au  service  de  ma 
nation;  cette  nation  est  sans  doute  petite,  mais 
elle  constitue  depuis  ses  origines  une  individualité 
historique.  Ses  princes  sont  entrés  dans  le  con- 
cert des  princes  allemands,  mais  le  peuple  lui- 
même  ne  s'est  jamais  considéré  comme  allemand. 
D'autre  part,  vous  voulez  affaiblir  à  jamais,  rendre 
même  impossible  l'existence  de  l'Autriche  comme 
État  indépendant;  or  le  maintien,  l'intégrité,  le 
développement  de  TAutriche  sont  d'une  haute 
importance,  non  seulement  pour  mon  peuple,  mais 
pour  l'Europe  entière,  pour  l'humanité  et  la  civi- 
lisation elle-même.  » 

Depuis,  Palacky,  comme  nous  le  verrons  plus 
loin,  a  quelque  peu  modifié  son  opinion  sur  l'Au- 
triche. A  ce  moment-là  il  rêvait  — ■  comme  il  le 
dira  au  Congrès  de  Prague,  «  une  association  de 
peuples  égaux  de  façon  à  concilier  les  besoins 
particuliers  des  peuples  avec  l'unité  de  l'empire  ». 

Si  l'Autriche  avait  eu  un  souverain  honnête  et 
intelligent,  elle  aurait  eu  une  belle  mission  à 
remplir.  Elle  a  manqué  à  sa  vocation  légitime  et 
s'est  elle-même  condamnée  à  mort. 

Cette  lettre  eut  un  immense  retentissement. 
Pour  la  première  fois  depuis  1815,  dans  un  docu- 
ment auquel  les  circonstances  prêtaient  un 
caraotôre  international  et  presque  diplomnfiqno. 

11 


162  LE    PANSLAVISME 

la  nation  tchèque,  par  la  voix  de  son  plus  illustre 
représentant,  affirmait  son  indépendance  et  rom- 
pait solennellement  avec  cette  Allemagne  à  laquelle 
on  l'avait  incorporée  à  son  cœur  défendant. 

Du  moment  où  les  Allemands  se  réunissaient 
pour  délibérer  sur  leurs  intérêts  communs,  il 
était  naturel  que  les  Slaves  eussent  la  même 
idée.  Cette  idée  flottait  dans  l'air,  si  Ton  peut 
s'exprimer  ainsi.  Le  premier  qui  lui  donna  une 
forme  concrète,  ce  fut  un  écrivain  croate,  Kukulje- 
vic  Sakcinski  (1816-1889).  Tour  à  tour  publiciste, 
poète,  historien,  Kukuljevic  Sakcinski  jouait  à 
Zagreb  (Agram)  un  rôle  considérable  et  sa  réputa- 
tion avait  dépassé  les  limites  de  sa  petite  patrie. 
Dans  la  Gazette  nationale  croate,  dalmate,  slavonne, 
il  publia  dans  le  courant  du  mois  d'avril  un  article 
qui  fut  reproduit  le  30  du  même  mois  dans  la 
Gazette  nationale  de  Prague  rédigée  par  Havliczek, 
Faisant  allusion  aux  récents  événements  de  France, 
d'Allemagnt  et  d'Italie  le  publiciste  croate  s'ex- 
primait ainsi  : 

«  Donc  ni  l'empire  d'Autriche,  ni  l'Europe  ne 
peuvent  se  révolter  si  les  Slaves  constituent  une 
fédération  slave,  s'ils  suivent  la  voie  que  leur  ont 
tracée  leurs  fraternels  voisins  et  concitoyens,  les 
Allemands.  Les  Slaves  sont  comme  les  Allemands, 
divisés  en  divers  États  et  vivent  sous  divers  gou- 
vernements. Ils  ont,  comme  les  Allemands,  à 
craindre  pour  leur  nationalité  et  pour  leur  liberté, 
au  sens  de  notre  siècle  et  de  notre  esprit.  De 
même  que  les  Allemands,  ils  représentent  une 
certaine  façon  de  penser  devant  les  autres  nations. 


LE    CONGRÈS    SLAVE     DE    PRAGUE    EN     18 'î8       1C3 

C'est  pourquoi  les  Slaves  et  les  Allemands  no 
peuvent  avoir  une  politique  dilîérente  vis-à-vis  de 
leur  nation  et  de  la  liberté  de  l'humanité. 

Mais  quelle  voie  peut  arriver  à  une  telle  confé- 
dération? On  ne  peut  arriver  que  par  une  diète 
générale  de  toutes  les  branches  de  la  nation 
slave.  On  ne  doit  pas  se  préoccuper  de  savoir  si 
telle  branche  est  grande  ou  petite,  si  elle  vit  sous 
tel  ou  tel  gouvernement,  si  elle  parle  un  dialecte 
du  Nord  ou  du  Midi.  A  Francfort,  à  côté  d'États 
petits  et  grands,  sont  représentés  par  des  députés 
les  Allemands  de  Prusse,  de  Saxe  et  d'Autriche. 
De  même  à  la  diète  de  l'association  slave  doivent, 
à  côté  des  délégués  des  Slaves  russes,  polonais, 
serbes,  monténégrins,  bulgares,  bosniaques,  figu- 
rer des  délégués  des  Slaves  de  Prusse,  de  Saxe 
et  de  tous  les  pays  de  l'empire  autrichien,  sans 
avoir  pour  cela  renversé  leurs  gouvernements, 
sans  que  rien  soit  changé  dans  l'organisation  par- 
ticulière, dans  la  situation  spéciale  de  chaque 
contrée.  Quel  sera  le  siège  d'une  telle  réunion 
slave?  Sera-ce  Prague  ou  une  autre  ville?  La  majo- 
rité en  décidera.  C'est  elle  aussi  qui  dira  au 
nom  de  qui  et  dans  quel  esprit  devra  opérer  la 
direction  de  celte  assemblée.  » 

Tout  le  monde  tomba  d'accord  pour  désigner 
Prague,  ville  slave  en  communication  facile  avec 
les  Slaves  du  nord  et  ceux  du  Midi. 

Le  30  avril,  dans  la  maison  du  poète  archéo- 
logue Vocel  se  tint  à  Prague  une  réunion  prépa- 
ratoire à  laquelle  assistaient  une  vingtaine  do 
Tchèques    et  de   Polonais    qui    constituèrent   uu 


164  LE    PANSLAVISME 

comité  d'études.  Ce  comité  se  composait  de  douze 
membres  auxquels  étaient  adjoints  cinq  bourgeois 
de  Prague  plus  particulièrement  chargés  des 
questions  pratiques  et  économiques.  Le  président 
du  comité  était  le  comte  Mathias  de  Thun,  repré- 
sentant d'une  vieille  famille  historique  qui  s'était 
fait  remarquer  quelques  années  auparavant  par 
une  brochure  allemande  sur  le  Slavisme  en  Bohême, 
mais  qui  ne  tarda  pas  â  se  dérober  à  ses  fonc- 
tions ;  il  avait  été  à  Prague  membre  du  comité 
national  et  s'était  énergiquement  opposé  aux  élec- 
tions pour  le  parlement  germanique  de  Francfort; 
le  vice-président  était  le  chevalier  Ivan  de  Neu- 
berg,  dévoué  aux  œuvres  tchèques,  l'un  des  bien- 
faiteurs du  musée  national  de  Prague;  l'adminis- 
trateur était  Charles  Zap,  historien  et  archéologue 
distingué  qui  avait  longtemps  vécu  en  Galicie,  qui 
avait  épousé  une  Polonaise  et  entretenait  les  meil- 
leures relations  avec  les  Polonais  et  les  Petits- 
Russes  de  Galicie.  Nous  avons  déjà  parlé  plus 
haut  de  sa  correspondance  avec  Havliczek. 

Ajoutons  que  le  gouverneur  du  royaume,  le 
comte  Léon  de  Thun,  assista  fréquemment  aux 
séances  de  ce  comité  provisoire;  c'est  dire  que 
le  gouvernement  central  de  Vienne  —  alors  d'ail- 
leurs fort  désorienté  —  croyait  n'avoir  rien  à 
craindre  du  congrès  en  préparation. 

Le  comité  avait,  comme  on  devait  s'y  attendre, 
atténué  le  projet  de  KukuijevicSakcinski,  qui  em- 
brassait tous  les  Slaves.  Le  31  mai  1848,  il  lança 
un  appel  qui  avait  été  rédigé  par  l'écrivain  slo- 
vaque Ludevit  Stur.  Cet  appel  ne  s'adressait  plus 


LB 


CONGRÈS    SLAVE    DE    PRAGUE    EN     1848       165 


qu'aux  Slaves  de  l'État  autrichien.  Les  Slaves 
étrangers  qui  se  rendraient  au  congrès  ne  pou- 
vaient être  considérés  que  comme  des  hôtes,  c'esl- 
cà  dire  qu'ils  n'avaient  aucun  rôle  dans  les  déli- 
bérations et  qu'ils  ne  votaient  pas. 

Ludevit  Stur  était  Slovaque,  comme  Kollar, 
comme  Schafarik.  On  voit  quel  rôle  les  Slovaques 
si  oubliés  chez  nous,  pour  ne  pas  dire  si  ignorés, 
ont  joué  dans  la  vie  de  la  race  slave  au  xix'  siècle. 

L'appel  rédigé  par  le  comité  était  aiusi  conçu  : 

«  Frères  Slaves  !  qui  d'entre  nous  ne  contemple 
avec  douleur  notre  passé?  Qui  d'entre  nous  ignore 
que  nos  souffrances  sont  dues  à  notre  ignorance 
mutuelle,  à  notre  éparpillement  qui  a  séparé  des 
frères  de  leurs  frères? 

«  Mais,  après  tant  de  siècles  pendant  lesquels 
nous  nous  étions  oubliés  les  uns  les  autres,  pen- 
dant lesquels  tant  de  malheurs  ont  fondu  sur  nos 
têtes,  nous  avons  reconnu  que  nous  ne  formons 
qu'un  tout,  que  nous  sommes  Çrères.  Des  moments 
graves  sont  arrivés  qui  ont  délivré  des  nations,  qui 
leur  ont  enlevé  le  fardeau  sous  lequel  elles  gémis- 
saient. Ils  nous  l'ont  enlevé  surtout  à  nous  et 
maintenant  nous  pouvons  exprimer  ce  que  nous 
sentions  depuis  longtemps,  nous  pouvons  discuter 
et  proclamer  ce  (jui  sert  nos  intérêts.  Les  nations 
européennes  s'entendent  et  se  groupent.  Les  Alle- 
mands pour  s'unir  ont  convoqué  à  Francfort  un 
parlement  qui  exige  que  l'Etat  autrichien  lui  cède 
de  son  indépendance  tout  ce  qui  est  nécessaire  à 
l'unité  germanique,  que  cet  Etat  entre  dans  le 
nouvel  empire  allemand  avec  tous  ses  pays  non 


166  LÉ    PANSLAVISME 

hongrois.  Une  telle  façon  d'agir  ne  détruirait  pas 
seulement  l'unité  de  l'Autriche,  mais  aussi  l'union 
et  l'indépendance  des  peuples  slaves  dont  la  natio- 
nalité se  trouverait  ainsi  gravement  compromise. 
C'est  à  nous  qu'il  appartient  de  défendre  sérieuse- 
ment ce  que  nous  avons  de  plus  sacré;  le  temps 
est  venu  pour  nous  Slaves  de  nous  entendre  et 
d'unifier  nos  idées. 

C'est  pourquoi,  déférant  avec  joie  aux  vœux  qui 
nous  ont  été  transmis  de  différents  pays  slaves, 
nous  adressons  cet  appel  à  tous  les  Slaves  de 
l'empire  d'Autriche  et  nous  invitons  tous  les 
citoyens  en  possession  de  la  confiance  de  leurs 
compatriotes,  qui  s'intéressent  au  bien  général, 
à  se  réunir  dans  la  vieille  et  glorieuse  cité  slave  de 
Prague  le  31  Mai  de  cette  année  afin  de  délibérer 
avec  nous  sur  tout  ce  qui  touche  à  l'intérêt  de  notre 
nation,  sur  tout  ce  que  nous  avons  à  faire  à  ce 
grave  moment.  Si  des  Slaves  étrangers  à  notre 
empire  veulent,  en  qualité  d'hôtes,  nous  honorer 
de  leur  présence,  ils  seront  les  bienvenus.  » 

Cette  proclamation  fut  d'abord  publiée  en  langue 
tchèque  dans  les  deux  journaux  de  Prague,  la 
Gazette  nationale  et  la  Gazette  de  Prague. 

Les  premiers  signataires  étaient  : 

Jean  Malhias,  comte  de  Thun;  Vojtiech*,  comte 
Deym;  Jean,  chevalier  de  Neuberg;  Paul-Joseph 
Schafarik;  Charles  Malysz  (^Polonais);  François 
Palacky;  Vacslav  Ilanka;  Ludvit  Stur;  Jean-Pierre 
Jordan;  Erasm  Wocel;  Charles  Zap;  Ladislas 
Rieger;   Witalis  Grzybowski    (Polonais);   Vacslav 

1.  Ce  prénom  correspond  à  l'allemand  Adalberi. 


LK    CONGRÈS    SLAVE     DE     PRAGUE     EN     1848        167 

Stulc;  Michel  Panic;  Charles-Marie,  baron  Villani-, 
Charles-Iaromir  Erben;  François  Miklosich  (Slo- 
vène). 

Quelques-uns  de  ces  noms  sont  déjà  connus  du 
lecteur,  d'autres  réclament  un  bref  commentaire. 

Le  comteVojtiechDeym  appartenait  à  une  famille 
nobiliaire  qui  a  des  branches  en  Bavière  et  en 
Prusse.  Il  était  né  en  1812.  Il  était  l'un  des  bail- 
leurs de  fonds  de  la  Gazette  nationale  et  joua  un 
rôle  tort  actif  dans  les  événements  de  1848.  En 
1849,  il  fut  nommé  député  au  parlement  autri- 
chien de  Kromeriz  (Kremsier)  et  rentra  ensuite 
dans  la  vie  privée.  Ludvit  Stur,  dont  nous  avons 
déjà  parlé,  fut  un  publiciste  et  un  agitateur  slovaque 
qui  a  joué  dans  la  vie  de  sa  nation  un  rôle  consi- 
dérable!. Pierre  Jordan  (1818-1891)  était  un  Serbe 
de  la  Lusace  saxonne.  Il  avait  étudié  à  Prague  et 
le  tchèque  lui  était  aussi  familier  que  sa  langue 
maternelle;  il  avait  été  professeur  de  littérature 
*lave  à  l'Université  de  Leipzig  et  avait  du  se  retirer 
devant  rhoslilité  de  ses  collègues  allemands.  Il 
avait  créé  dans  cette  ville,  en  1843,  un  précieux 
recueil  Jahrbûcher  fur  slavische  Litterntur,  Kunst^ 
Wissenschaft  (Annales  de  littérature,  d'art  et  de 
science  slave)  qui  fut  repris  depuis  par  son  compa- 
triote Schmaler  (Smolarj  (1818-1903).  Rieger  devait 
jouer  dans  l'histoire  de  la  nation  tchèciue  un  rôle 
très  considérable  et  je  ne  puis  que  renvoyer  à  la 
notice  détaillée   que  je  lui  ai  consacrée  dans  la 

1.  11  a  été  récemment  l'objet  d'une  thèse  de  doctorat  d'Uni- 
vorsili'',  brillamment  soutenue  à  la  Sorbonie  par  une  de  ses 
coiiipalriolcs  M""  ïurczer. 


168  LE'  PANSLAVISME 

lienaissance  tchèque^.  Vacsiav  Stulc  (18i4-1877) 
depuis  chanoine  de  la  cathédrale  de  Prague,  fut 
un  poète  distingué.  Le  baron  Villani  (1818-1883) 
appartenait  à  une  famille  d'origine  évidemment 
italienne  établie  en  Bohême  depuis  le  xvn*  siècle, 
mais  entièrement  slavisée.  Patriote  tchèque  très 
ardent,  il  a  pris  part  plus  tard  au  congrès  slave  de 
Moscou  en  1867  et  a  publié  plusieurs  recueils  de 
poésies  dont  quelques-unes  mises  en  musique  sont 
devenues  populaires.  Charles  Jaromir-Erben(1811- 
1870)  tout  ensemble  érudit  et  poète,  est  l'un  des 
hommes  les  plus  sympathiques  de  la  Renaissance 
tchèque.  Nous  le  retrouverons  plus  tard  à  Moscou. 
François  Miklosich  (1813-1891)  représentait  la  natio- 
nalité Slovène.  Il  devait  faire  à  Vienne  une  bril- 
lante carrière  comme  professeur  de  philologie 
slave.  11  est  mort  comblé  d'honneurs,  membre 
d'une  foule  d'académies,  y  compris  la  nôtre. 
Depuis  1850,  il  avait  renoncé  complètement  à  la 
politique  pour  devenir  —  comme  l'appelait  dé- 
daigneusement Palacky  —  le  slaviste  de  la  cour 
(der  Hofslavist).  Klacel  (1800-1882)  eut  une  desti- 
née douloureuse.  Il  était  prêtre  et  patriote.  Pro- 
fesseur au  séminaire  de  Brno  (Brttnn)  il  écrivait 
dans  les  journaux  de  Prague  et  était  en  rapport 
avec  les  patriotes  que  l'on  appelait  dans  les  régions 
officielles  les  panslavistes.  Par-dessus  le  marché, 
il  était  professeur  de  philosophie  et  en  cette  qua- 
lité il  fut  accusé  de  panthéisme.  Découragé,  il 
quitta  son  pays  en  1869  et  alla  vivre  en  Amérique. 

La  liste  publiée  le  7  juin  dans  \^  Gazette  nationale 

1.  Paris,  Alcan. 


LE    CONGRÈS    SLAVE    DE    PRAGUE    EN     18i8       169 

s'accrut  de  six  nouvelles  signatures,  parmi  lesquelles 
je  relève  ^seulement  celle  du  prince  Lubomirski 
(1817-1872).  Ce  magnat  galicien  était  un  des  rares 
Polonais  qui  aient  défendu  le  système  fédéraliste 
eu  Autriche.  Il  a  rendu  de  sérieux  sérieux  services 
à  la  Galicie  et  contribué  notamment  à  la  fondation 
de  l'Académie  polonaise  de  Gracovie.  Jean  Do- 
bczanski  (1820-1866)  était  un  publiciste  très  actif 
qui  a  collaboré  à  de  nombreux  journaux  de  Lwow 
(Lemberg).  Notons  encore  l'adhésion  d'un  comte 
Jean  Waldstein  représentant  de  la  célèbre  famille 
bohémienne  sur  le  compte  duquel  nous  n'avons 
pas  d'ailleurs  de  renseignements  particuliers. 
Parmi  les  signatures  ajoutées  le  12,  nous  notons 
encore  celle  d'un  comte  Kolovrat-Krakovsky 
(1794-1872)  qui  appartenait  à  une  vieille  famille 
aristocratique. 

La  proclamation  fut  traduite  en  illyrien,  c'est-à- 
dire  en  serbo-croate.  Le  mot  illyrien  était  alors  à 
la  mode  et  j'aimerais  à  l'y  voir  revenir  lora  de  l'or- 
ganisation définitive  de  ce  groupe  politique  qui 
peut  constituer  quelque  jour  un  État  de  douze  mil- 
lions d'hommes*.  Elle  fut  également  traduite  en 
polonais,  en  serbe  de  Lusace  et  en  allemand. 

Elle  fut  accueillie  avec  enthousiasme.  «  Il  con- 
vient, disait  un  journal  polonais,  Le  Progrès^  de 
Lwow  (Lemberg),  il  convient  de  répondre  à  cet 
appel  des  Tchècjues.  Seul  un  Congrès  slave  peut 
arriver  à  l'entente  des  peuples  slaves  qui,  jus- 
qu'ici, a  si  peu  existé.  Jusqu'ici  le  gouvernement 

1.  Voir  {a  Liquidation  de  l'Autriche-Uongriet  par  Loui» 
Léger.  (Paris,  Alcan). 


170  LB  'PANSLAVISME 

s'est  efforcé  de  maintenir  la   discorde  parmi  les 
peuples  pour  faciliter  la  germanisation.  » 

La  Gazette  du  Paysan,  journal  Slovène,  qui 
paraissait  à  Lublanja  (Laybach),  écrivait  : 

«  Chez  nous,  l'esprit  national  s'est  énergique- 
ment  réveillé.  Il  faut  donc  espérer  que  beaucoup 
de  zélés  Slovènes  se  rendront  à  cette  invitation.  Le 
Congrès  a  clairement  fait  connaître  son  triple 
objet  :  1°  L'intégrité  de  l'Empire  est  garantie. 
L'antique  et  intégrale  fidélité  est  gardée  à  l'empe- 
reur ;  c'est  donc  un  mensonge  et  une  infâme  calom- 
nie de  déclarer  qu'il  s'agit  de  séparatisme,  de  rus- 
sisme  ou  de  toute  autre  idée  avec  laquelle  les 
Slaves  n'ont  rien  à  voir.  2°  Les  Allemands  ont 
leurs  droits  ;  les  Slaves  auront  les  leurs  ;  aucune 
nation  ne  songera  à  en  opprimer  une  autre.  3"  Les 
Slaves  s'entendront  ensemble  pour  établir  leur 
nationalité  sur  la  base  la  plus  solide.  » 

Les  Slaves  avaient  beaucoup  d'ennemis.  Il  était 
évident  que  l'idée  du  Congrès  allait  être  exploitée 
contre  eux.  Pour  répondre  d'avance  aux  accusa- 
tions et  aux  calomnies,  le  Comité  publia  la  procla- 
mation suivante,  qui  fut  rédigée  par  François 
Palacky,  et  qui  porte  la  date  du  5  mai  : 

«  Nous  avons  adressé  un  appel  à  nos  frères  de 
l'Empire  d'Autriche,  pour  les  inviter  à  se  réunir  à 
Prague,  le  31  mai,  à  l'effet  de  délibérer  sur  nos 
intérêts  communs.  Ayant  égard  à  nos  obligations 
envers  nos  compatriotes  non  slaves,  nous  croyons 
devoir  nous  expliquer  clairement  et  franchement 
sur  les  idées  et  les  principes  qui  nous  ont  ins- 
pirés. 


LH    CONGRÈS    SLAVE    DE    PRAGUE    EN    18i8        171 

«  Nous  déclarons  solennellement  que  nous  sommes 
résolus  à  rester  fidèles  à  la  maison  de  Habsbourg- 
Lorraine  qui  règne  sur  nous  en  vertu  du  droit  héré- 
ditaire et  des  principes  constitutionnels  ;  nous 
sommes  résolus  à  maintenir  l'intégrité  et  l'indé- 
pendance de  l'Empire  par  tous  les  moyens  en 
notre  pouvoir.  Nous  repoussons  donc  toutes  les 
accusations  de  séparatisme,  de  panslavisme,  de 
russisme  qui  pourraient  être  portées  contre  nous 
par  des  accusateurs  mal  intentionnés. 

«  2°  Nous  déclarons  solennellement  que  nous 
n'avons  jamais  eu  l'intention  de  faire  du  tort  à 
quelque  nationalité  non  slave,  ou  de  l'opprimer  ; 
nos  efforts  ont  toujours  tendu  à  obtenir  la  recon- 
naissance et  la  mise  en  pratique  de  l'égalité  des 
droits  pour  toutes  les  nations  de  l'Empire. 

«  3°  Nous  déclarons  enfin  que  nous  sommes 
résolus  à  revendiquer  dans  leur  plénitude  les  droits 
qui  nous  appartiennent  en  vertu  du  principe  ci-des- 
sus énoncé,  à  les  défendre  contre  toute  attaque, 
d'où  qu'elle  vienne.  Donc,  la  réunion  slave  que 
nous  préparons  n'a  pas  d'autre  cause  que  le  désir 
d'atteindre  ce  but  par  les  moyens  les  plus  sûrs  et 
les  plus  pacifiques. 

«  Notre  indépendance  nationale  et  notre  union 
dépendent  du  maintien  de  l'intégrité  et  de  l'indé- 
pendance de  l'Empire  d'Autriche.  Donc  notre  entre- 
prise est  dans  son  essence  de  nature  conservatrice 
et  n'a  rien  en  elle-même  qui  puisse  le  moins  du 
monde  inquiéter  nos  concitoyens  équitables  et 
libéraux  des  autres  nationalités.  » 

Les  Slaves  autrichieDS  répondirent  nombreux 


172  LB  Panslavisme 

cet  appel.  Le  30  mai,  159  hôtes  étaient  arrivés,  dont 
24  Jougo-slaves,  autrement  dit  Illyriens,  30  Polo- 
nais. Le  reste  se  composait  de  Slovaques,  de  Moraves, 
de  Petits-Russes,  ou  Ruthènes.  La  plupart  arri- 
vaient par  la  gare  de  Vienne  et  leur  arrivée  donnait 
lieu  à  d'enthousiastes  manifestations;  les  maisons 
étaient  pavoiséesde  drapeauxaux  couleurs  tchèques 
(blanc  et  rouge)  ou  slaves  (c'est  notre  drapeau  tri- 
colore). 

«Les  frères  Croates,  Serbes,  Polonais,  Slovaques, 
Petits-Russes  et  Tchèques  parlaient  chacun  leur 
langue  maternelle  cl  tous  se  comprenaient,  dit  une 
relation  du  temps.  » 

Ceci  est  une  illusion  nationaliste.  J'ai  quelque 
pratique  de  toutes  ces  langues  depuis  plus  d'un 
demi-siècle.  Ils  ne  se  comprenaient  pas  plus  que 
ne  se  comprendraient  dans  un  Congrès  panlatini- 
niste  des  Français,  des  Portugais,  des  Espagnols 
et  des  Italiens.  ï!s  se  devinaient,  si  l'on  veut. 

L'enthousiasme  était  grand  dans  la  foule  ;  l'ordre 
était  maintenu  par  la  Svornost  (la  Concorde),  légion 
de  garde  nationale,  et  par  la  Slavia,  légion  acadé- 
mique d'étudiants. 

Le  2  juin,  arrivèrent  encore  70  adhérents. 

Ce  jour-là  eut  lieu  l'ouverture  solennelle  du 
Congrès  : 

A  neuf  heures  du  matin,  les  membres  se  réu- 
nirent à  l'hôtel  du  Musée-National  qui  n'était  pas 
encore  le  splendide  édifice  que  l'on  voit  aujour- 
d'hui se  dresser  à  l'extrémité  de  la  place  Saint- 
Vacslav.  C'était  un  modeste  palais  de  la  rue  du 
Fossé. 


LE    CONGRÈS    SLAVE     DE    PRAGUE    EN    1848       173 

Dans  cette  première  réunion,  Palacky  fut  élu 
président,  le  prince  Lubomirski  et  le  poète  croate 
Stanko  Vraz,  vice-présidents. 

Le  cortège  se  rendit  d'abord  à  l'église  Notre- 
Dame  du  Tyn,  paroisse  de  l'Hôtel  de  Ville,  et  là, 
devant  la  statue  des  apôtres  slaves,  Cyrille  et 
Méthode,  le  chanoine  Stulc  dit  des  prières  appro- 
priées à  la  circonstance.  Puis  on  se  réunit  dans  la 
grande  salle  de  l'île  Sophie,  décorée  des  drapeaux 
des  diverses  nations  slaves  de  l'Empire,  au  milieu 
desquels  flottait  l'étendard  jaune  et  noir  de  l'empe- 
reur. 

Le  président  du  Comité  préparatoire,  sans  doute 
par  prudence,  ne  s'était  pas  rendu  à  cette  réunion. 
Parmi  les  hôtes  du  Congrès,  figuraient  le  Polonais 
Libelt,  de  Poznan,  pubiiciste  et  philosophe  distin- 
gué, et  l'agilaleur  russe  Bakounine  qui,  en  principe, 
ne  devaient  point  avoir  voix  délibérative. 

Le  président  du  Congn'îs,  l'historien  Palacky, 
prononça  le  discours  suivant  : 

«  Ce  que  nos  pères  n'auraient  jamais  osé  espérer, 
le  jour  d'aujourd'hui  le  réalise.  Nos  frères  slaves, 
de  leurs  lointaines  [)atries,  se  sont  rendus  en  grand 
nombre  dan»  notre  glorieuse  Prague,  pour  s'y  récla- 
mer de  leur  grande  race,  pour  s'y  donner  les  mains 
en  vue  d'une  alliance  éternelle  d'amour  et  de  fra- 
ternité. Appelé  par  votre  volonté  à  la  jtrésidence 
de  cette  respectable  Assemblée ,  je  vous  salue, 
vous  tous  qui  do  près  ou  de  loin,  êtes  venus  à  cette 
réunion  fraternelle.  Vous,  frères  Jougo-slaves,  vail- 
lants Illyriens,  Croates  et  Slavonieris,  vous,  délé- 
gués de  l'héroïque  et  pieuse  nation  serbe,  vous,  qui 


174  LE    PANSLAVISME 

êtes  venus  des  deux  versants  des  Carpathes,  Slo- 
vaques, Petits-Russes  et  Polonais  égalementcélèbres 
par  votre  vaillance  et  vos  malheurs,  et  vous  frères 
de  Moravie,  et  vous,  représentants  de  notre  belle 
patrie  tchèque.  C'est  le  sentiment  de  la  liberté,  de 
l'amour  fraternel  et  de  la  concorde  qui  nous  a 
réunis  en  cet  endroit.  La  liberté  dont  nous  jouis- 
sons en  ce  moment  n'est  point  parmi  nous  une 
hôtesse  nouvelle  et  inconnue.  Ce  n'est  pas  une 
plante  exotique  ;  c'est  un  arbre  poussé  sur  notre 
sol,  c'est  l'antique  héritage  de  nos  ancêtres.  Les 
anciens  Slaves,  tous  égaux  entre  eux  devant  la  loi, 
n'ont  jamais  eu  la  prétention  de  dominer  les  autres 
peuples.  Ils  entendaient  leur  devoir  beaucoup 
mieux  que  telles  tribus  renommées  de  nos  jours 
qui,  même  aujourd'hui,  ne  comprennent  pas  la 
liberté  sans  la  domination.  Eh  bien  !  apprenons- 
leur  comment  on  doit  comprendre  et  respecter 
l'égalité  entre  les  nations.  L'objet  essentiel  de 
notre  Congrès,  c'est  de  rappeler  au  monde  troublé 
ce  principe  naïf,  mais  éternel  :  Ne  fais  pas  à  autrui 
ce  que  tu  ne  voudrais  pas  qu'on  te  fît  à  toi-même. 
Là  est  la  source  divine  de  tout  droit  et  de  toute 
justice.  Un  grand  peuple,  comme  le  nôtre,  n'aurait 
pas  perdu  sa  primitive  indépendance  s'il  ne  s'était 
divisé,  fragmenté,  si  ses  membres  n'étaient  devenus 
étrangers  les  uns  aux  autres,  si  chacun  d'eux  n'avait 
suivi  une  politique  différente.  Ces  misères  étaient 
peut-être  nécessaires  pour  qu'instruits  par  une 
expérience  séculaire,  mais  cruelle,  nous  ayons  enfin 
conscience  de  nos  besoins  véritables.  Si  nous 
sommes  rentrés  en  possession  de  notre  antique 


LE    CONGRÈS    SLAVE    DE    PRAGUE    BN     18iS       l'î5 

héritage,  si  nous  sommes  mainlenaDt  et  si  nous 
devons  rester  libres,  nous  devons  en  rendre  grâces, 
d'abord  à  notre  réveil  national,  à  la  conscience  de 
ce  qui  peutseul  nous  apporter  le  salut  ;  nous  devons 
en  outre  remercier  notre  bienfaisant  souverain, 
l'empereur-roi  Ferdinand,  qui  a  volontiers  reconnu 
nos  droits,  ainsi  que  nos  besoins,  qui  les  a  pris  à 
cœur.  Nous  devons  encore  rendre  grâces  au  senti- 
ment généreux  qui  anime  tous  les  membres  de 
cette  Assemblée,  le  sentiment  de  l'amour  fraternel 
et  de  la  concorde.  Le  Slave  est  et  sera  invincible 
tant  que  l'idée  de  l'union  et  de  la  concorde  domi- 
nera dans  son  cœur.  Sous  ces  auspices  s'ouvre 
pour  nous  une  ère  nouvelle  et  glorieuse.  Heureux 
ceux  qui,  commenous,  se  sont  réunis  à  cette  fête  de 
la  concorde! 

(t  Pour  moi  qui  connais  les  anciennes  misères, 
les  soulTrances  de  notre  race,  et  qui  envisage 
d'un  œil  assuré  les  grandes  destinées  de  mon  peuple 
bien-aimé,  je  m'écrie  dans  un  transport  avec 
l'homme  de  l'Evangile  :  «  Seigneur,  tu  peux  main- 
«  tenant  congédier  ton  serviteur  ;  car  nos  yeux  ont 
«  vu  le  salut  que  tu  nous  as  préparé  à  la  face  du 
«  monde,  la  lumière  de  la  révélation  pour  les 
«  peuples  et  la  gloire  de  la  race  slave.  ». 

«  Messieurs,  en  vertu  de  la  présidence  que  vous 
m'avez  confiée,  je  proclame  l'ouverture  du  Congrès 
slave,  je  déclare  que  son  droit  et  son  devoir  est  de 
délibérer  au  nom  do  la  patrie  et  de  la  nation  dans 
un  esprit  de  liberté,  de  concorde  et  de  paix.  » 

Nous  ne  pouvons  avoir  la  prétention  de  rappor- 
ter ici  tout  le  détail  des  débats.  Ils  ont  été  publiés 


176  LE    PANSLAVISME 

dernièrement  à  Prague,  en  un  volume  qui,  dans 
les  circonstances  actuelles,  ne  nous  est  pas  acces- 
sible. 

Le  premier  orateur,  après  Palacky,  fut  le  Polo- 
nais Lubomirski.  Les  Slaves,  d'après  lui,  appa- 
raissaient maintenant  comme  un  troisième  groupe 
à  côté  des  Germains  et  des  Latins.  Ils  allaient  faire 
plus  qu'eux  pour  l'humanité.  Ils  ne  voulaient  pas 
rendre  à  leurs  ennemis  ce  dont  ils  avaient  souf- 
fert. Ils  voulaient  s'organiser  en  fédération.  Déjà 
les  Polonais  avaient  tenté  une  fédération*,  mais 
leur  projet  n'avait  pas  réussi  parce  qu'il  ne  com- 
portait pas  la  liberté  absolue.  Maintenant,  instruits 
par  l'expérience,  ils  voulaient  réparer  les  fautes 
du  passé. 

Parmi  les  orateurs  qui'  suivirent,  je  note  seule- 
ment le  nom  du  Petit-Russe  Boriskievitch  qui 
revendiqua  les  droits  de  sa  nationalité  alors  presque 
absolument  ignorée. 

Je  citerai  à  peu  près  en  entier  le  discours  de 
Schafarik.  C'est  la  seule  fois  dans  sa  vie  que 
l'illustre  ethnographe  et  archéologue  sortit  du 
silence  de  son  cabinet  pour  aborder  à  la  tribune 
des  matières  politiques  : 

«  Qu'est-ce  qui  nous  a  rassemblés  ici?  La  crise 
de  trois  races  1  Une  crise  sans  exemple  dans  l'his- 
toire de  l'humanité,  un  mouvement  sous  lequel  la 
terre  frémit  et  tremble,  devant  lequel  s'écroulent' 
les  géants,  devant   lequel    s'évanouit    le  pouvoir 

1.  Lubomirski  faisait,  je  pense,  allusion  aux  rapports  de 
la  Pologne  catholique  avec  la  Lithuanie  russe  ou  ruthène, 

orthodoxe  et  uniatc 


LB    CONGRÈS    SLAVE     DE    l'RAGlE    EN     1848       177 

des  baïonnettes  et  des  espions,  au  nom  duquel  le 
peuple  réclame  sa  part  de  l'héritage  de  Dieu.  Ce 
mouvement  nous  a  mis  en  marche  et  réunis  ici. 

«  Le  gouvernement  des  baïonnettes  et  des  espions 
est  désormais  impossible.  Si  ce  gouvernement 
était  possible,  il  n'aurait  pas  échappé  aux  mains 
de  ceux  qui  le  tenaient,  car  ils  étaient  des  géants 
d'une  intelligence  rare,  d'une  audace  inouïe,  mais 
Dieu  n'était  pas  dans  leur  cœur. 

«  Les  nations  sont  rentrées  dans  leur  droit.  Elles 
se  sont  réunies,  elles  délibèrent  sur  leurs  intérêts 
et  sur  les  nôtres,  leur  avenir  et  le  nôtre,  à  Franc- 
fort et  à  Pesth,  chez  nous  et  au  dehors  de  notre 
monarchie. 

«  Eh  bien  !  puisque  les  autres  nations  s'occupent 
de  nous  et  prétendent  régler  notre  avenir,  délibé- 
rons nous  aussi  sur  cet  avenir.  Nous  nous  con- 
naissons certainement  mieux  que  les  autres  ne  nous 
connaissent,  nous  connaissons  mieux  qu'eux  nos 
besoins,  nos  tendances,  nos  aspirations. 

M  Quel  est  le  jugement  que  portent  sur  nous  les 
autres  peuples,  nos  voisins  allemands,  magyars, 
italiens?  Sachons  le  reconnaître,  si  dur  qu'il  soit 
de  le  proclamer.  Ils  déclarent  f|ue  nous  ne  sommes 
pas  capables  de  la  pleine  liberté,  pas  capables 
d'une  vie  politique  supérieure,  uniquement 
parce  que  nous  somuîes  des  Slaves.  Le  Slave, 
d'après  eux,  est  destiné  par  la  nature  à  servir  des 
peui)le8  élus,  mieux  doués  et  plus  nobles. 

«  Or  qui  sont-ils,  ceux  qui  nous  jugent  ainsi? 
Ceux  qui  ont  fait  peser,  (jui  font  encore  peser  sur 
nous  une  main  de  fer,  ceux  (jni  ont  tondu  la  lainu 


178  LE    PANSLAVISME 

de  nos  brebis  et  qui  se  sont  engraissés  de  la  moelle 
de  nos  os,  ceux  qui  ont  vécu  de  la  sueur  de  nos 
laboureurs,  ceux  pour  qui  nos  fils  ont  versé  leur 
sang,  ceux  qui,  sous  prétexte  de  nous  civiliser  et 
de  nous  protéger,  nous  dépouillent  de  notre  carac- 
tère slave.  Ceux-là,  nous  les  appelons  nos  oppres- 
seurs, les  assassins  de  nos  âmes. 

«  Si  nous  refusons  de  nous  civiliser  à  leur  ma- 
nière, c'est-à-dire  de  nous  germaniser,  de  nous 
magyariser,  de  nous  italianiser,  ils  nous  traitent 
de  barbares  et  d'esclaves.  Si  nous  voulons  réelle- 
ment nous  civiliser,  c'est-à-dire  nous  slaviser  à 
fond,  ils  nous  traitent  de  mauvais  fils  de  la  patrie, 
de  traîtres,  d'ennemis  de  leur  liberté. 

«  Cette  situation  ne  peut  plus  durer.  Le  sort  en 
est  jeté.  L'heure  décisive  a  sonné  pour  nous  plus 
tôt  que  nous  ne  pensions.  Montrons  que  nous 
sommes  dignes  de  la  liberté.  Mettons-nous  en 
état  de  pouvoir  dire  avec  orgueil  devant  les  na- 
tions :  «  Je  suis  Slave  »,  ou  cessons  d'être  Slaves. 
La  mort  morale  est  pire  que  la  pire  mort. 

«  La  mort  morale  est  pire  que  la  pire  mort, 
mais  la  vie  morale  est  la  vie  la  plus  haute.  Donc, 
avant  de  nous  mettre  à  la  merci  des  autres  nations, 
pénétrons  dans  le  fond  de  nos  âmes,  examinons 
ce  qu'elles  renferment  de  force  morale.  Constatons 
si  nous  sommes  en  état  d'élever  la  voix  dans  le 
conseil  des  nations,  si  nous  sommes  en  état  de 
discuter  avec  elles  de  l'égalité  de  nos  droits.  Tout 
ce  qu'il  y  a  sous  le  ciel  obéit  à  la  force  morale. 

«  Chers  frères,  ce  n'est  pas  le  moment  de  faire  de 
longs  discours.  Ce  qui   importe  avant  tout,  c'est 


LE  CONGRÈS  SLAVE  DE  PRAGUE  EN  1818   179 

(l'agir.  On  ne  passe  pas  sans  combat  de  la  servi- 
tude à  la  liberté.  Ou  la  victoire  et  la  liberté  natio- 
nale, ou  la  mort  honorable  et,  après  la  mort,  la 
gloire  !  » 

Ce  discours,  ou  plutôt  ce  sermon  laïque  où  l'on 
retrouve  l'austère  descendant  des  hussites  per- 
sécutés fut  d'un  effet  prodigieux.  Les  Croates,  en 
signe  d'enthousiasme,  tirèrent  leurs  sabres  du 
fourreau,  d'autres  s'embrassèrent  avec  effusion. 
La  séance  fut  levée  au  milieu  d'une  émotion  géné- 
rale. 

Pour  faciliter  les  travaux,  le  Congrès  avait  été 
divisé  en  trois  groupes. 

Le  premier  comprenait  les  Tchèques,  les  Mo- 
raves,  les  Silésiens,  les  Slovaques.  C'est  le  groupe 
que  nous  entendons  réunir  aujourd'hui  sous  la 
rubrique  du  royaume  de  Bohême,  après  la  liqui- 
dation de  l'Autriche-Hongrie. 

Le  second  groupe  comprenait  les  Polonais  et  les 
Ruthènes  ou  Petits-Russes.  Les  événements  ont 
marché  depuis  un  demi-siècle  et  la  reconstitution 
de  la  nationalité  polonaise  sur  une  base  ethnique 
rend  désormais  ces  deux  éléments  inconciliables. 

Le  troisième  groupe  comprenait  les  Slovènes, 
les  Croates,  les  Dalmates  et  les  Serbes  réunis  sous 
le  nom  commun  de  Jougo-slaves.  C'est  celui  que 
j'appelle  illyrien  et  dont  je  fais  une  confédération 
ayant  pour  foyer  central  le  royaume  de  Serbie. 

C'est  à  chacun  de  ces  groupes  qu'étaient  dévolua 
les  travaux  préparatoires. 

Le  nombre  total  des  membres  du  Congrès,  en  y 
comprenant  ceux   qui   arrivèrent   avec   un  lége 


180  LE    PANSLAVISME 

retard  s'éleva  à  363  dont  42  pour  le  groupe  jougo- 
slave,  Ci  pour  le  groupe  polonais  et  petit-russe, 
237  pour  le  groupe  tchèque-slovaque. 

Le  programme  des  questions  dont  le  Congrès 
devait  s'occuper  avait  été  résumé  dans  un  mé- 
morandum rédigé  par  François  Zach  dont  la  vie 
aventureuse  mérite  d'être  rappelée  ici.  Il  fut  à 
sa  façon  un  panslaviste  en  action.  Il  était,  né  en 
1&07  en  Moravie  et  commença  par  être  un  petit 
employé  dans  son  pays  natal.  En  1830,  il  se  rendit 
en  Pologne  et  prit  part  à  l'insurrection  polonaise. 
Il  .-e  réfugia  en  France  après  l'échec  de  l'insurrec- 
tion et,  considéré  comme  émigré  polonais,  il  obtint 
un  emploi  à  la  bibliothèque  du  château  de  Fon- 
tainebleau. Bien  vu  du  prince  Adam  Czartoryslci, 
il  fut  envoyé  par  lui  à  Belgrade.  De  Belgrade  il  se 
rendit  à  Prague  où  il  ligura  dans  notre  Congrès. 
En  1849,  il  passa  chez  les  Slovaques  et  combattit 
avec  eux  contre  les  Magyars,  puis  il  revint  à  Bel- 
grade où  il  attira  l'attention  du  ministre  Garacha- 
nine  qui  le  fit  nommer  capitaine  et  lui  donna  la 
direction  d'une  académie  de  guerre  qu'il  l'avait 
chargé  d'organiser.  11  fit  désormais  sa  carrière 
militaire  en  Serbie.  11  prit  part  à  la  campagne  de 
1877-78  contre  les  Turcs,  y  perdit  une  jambe  et 
fut  pensionné  avec  le  litre  de  général.  Il  est  mort 
en  1889. 

Le  programme  qu'il  avait  rédigé  réclamait  la 
transformation  de  l'Autriche  en  un  Etat  fédératif. 
Il  insistait  surtout  sur  l'émancipation  des  Slaves 
(le  Hongrie  que  l'on  s'efTorrait  de  magyariser. 
L'Autriche  étant  un  Etat  polyglotte  il  exigeait  dei 


LE    CONGRES    SLAVE    DE    PRAGUE    EN    1858       ISl 

ses  représentants  officiels  la  connaissance  de 
diverses  langues  et  n'admettait  la  priorité  d'au- 
cune. 

Dépassant  le  programme  officiel  du  congrès  et 
les  limites  de  l'Empire  il  demandait  Tégalité  com- 
plète entre  les  Polonais  et  les  Russes,  l'émancipa- 
tion des  Serbes  opprimés  par  les  Turcs;  l'enseigne- 
ment des  diverses  langues  slaves  dans  tous  les 
pays  slaves,  l'établissement  de  congrès  scienti- 
fiques slaves  annuels,  la  tolérance  religieuse 
absolue. 

Il  protestait  énergiquement  contre  l'incorpora- 
tion à  la  Confédération  germanique  de  n'importe 
quelle  partie  des  pays  slaves.  «  Nous  autres  Slaves, 
disait-il,  nous  ne  pouvons  consentir  à  sacrifier 
l'indépendance  de  l'Eiat  autrichien  en  nous  lais- 
sant incorporer  à  un  Etat  étranger.  Jamais,  jamais 
nous  ne  reconnaîtrons  la  suprématie  do  l'Alle- 
magne ..  Jamais  nous  ne  reconnaîtrons  la  décision 
de  Francfort...  Nous  espérons  que  tous  les  Slaves 
seront  d'accord  pour  leur  dénier  toute  validité 
dans  les  régions  slaves  de  l' Autriche.  Ce  que  nous 
proposons,  c'est  la  transformation  de  l'Autriche 
en  Etal  fédératif.    » 

Les  commissions  préparèrent  un  manifeste  aux 
peuples  de  l'Europe  qui  fut  définitivonienl  rédigé 
par  Palacky  et  que  je  traduis  en  entier  : 

«  Le  congrès  slave  de  Prague  est  un  évéïiomont 
nouveau,  non  seulement  pour  l'Europe,  mais  pour 
les  Slaves  eux-mêmes.  Pour  la  première  fois 
depuis  que  notre  nom  est  apparu  dans  l'histoire, 
les  membres  dispersés  d'une  grande  race  se  sont 


182  LE    PANSLAVISME 

réunis,  venus  de  pays  lointains,  pour  se  recon- 
naître en  tant  que  frères  et  délibérer  pacifique- 
ment sur  leurs  intérêts  communs.  Nous  nous 
sommes  entendus,  non  seulement  dans  notre  belle 
langue  parlée  parquatre-vingts  millions  d'hommes^, 
mais  par  le  battement  harmonique  de  nos  cœurs  et 
l'égalité  de  nos  intérêts  nouveaux.  La  vérité  et  la 
franchise  qui  ont  présidé  à  toutes  nos  délibéra- 
tions nous  ont  décidé  à  déclarer  aussi  devant 
Dieu  et  devant  les  hommes,  ce  que  nous  voulions 
et  quels  principes  nous  ont  dirigés. 

«  Les  peuples  romans  et  germaniques,  naguère 
célèbres  en  Europe  comme  de  puissants  conqué- 
rants, ont  depuis  des  siècles  établi  par  la  force  du 
glaive  leur  puissance  politique  et  su  satisfaire  leur 
besoin  de  domination.  Leur  constitution,  reposant 
principalement  sur  l'idée  de  la  force,  n'a  garanti 
la  liberté  qu'aux  classes  supérieures  qui  ont  do- 
miné grâce  aux  privilèges,  en  n'imposant  au  peuple 
que  des  charges.  Aujourd'hui  seulement,  grâce  à 
la  force  de  l'opinion  publique,  qui,  comme  l'esprit 
de  Dieu,  s'est  répandue  soudain  sur  tous  les  pays, 
on  a  réussi  à  briser  les  chaînes  de  la  féodalité,  à 
rendre  aux  individus  les  droits  imprescriptibles, 
éternels,  de  l'homme  et  de  l'humanité.  Les  Slaves, 
eux,  aimaient  d'autant  plus  ardemment  la  liberté 
qu'ils  avaient  moins  le  désir  de  conquérir  et  de 
subjuguer.  Chez  eux  la  passion  de  l'indépendance 
empêchait  toujours  l'établissement  d'une  autorité 
centrale  supérieure;  peu  à  peu  les  diverses  tribus 

1.  Ceci,  je  le  répète,  est  faux.  Voir  plus  haut,  p.  172.  La 
réalité  est  qu'on  s'entendit  surtout  en  allemand. 


LE    CONGRÈS    SLAVE    DE    PRAGUE    EN     1848        183 

soul  tombées  dans  la  dépendance  du  voisin.  Une 
politique  depuis  longtemps  condamnée,  a  fini  par 
dépouiller  les  héroïques  Polonais,  nos  nobles 
frères,  de  leur  existence  nationale.  Le  vaste  monde, 
on  eût  dit  qu'il  était  pour  toujours  asservi,  et  les 
suppôts  de  la  tyrannie  n'hésitaient  point  à  affir- 
mer qu'il  était  incapable  de  liberté,  mais  cette 
opinion  téméraire  s'évanouit  enfin  devant  la  parole 
de  Dieu  qui  se  fait  nettement  entendre  dans  tous 
les  cœurs  au  milieu  des  bouleversements  eiïroya- 
bles  de  cette  époque.  L'esprit  a  enfin  remporté  la 
victoire;  l'enchantement  de  la  vieille  malédiction 
est  conjuré,  l'édifice  millénaire  qu'avait  construit 
et  défendu  la  force  brutale,  d'accord  avec  le  men- 
songe et  l'iniquité,  s'écroule  devant  nos  yeux. 
L'esprit  fécond  d'une  vie  nouvelle  souffle  et  crée 
de  nouveaux  mondes;  la  liberté  de  la  parole,  la 
liberté  de  l'action  sont  devenues  enfin  une  vérité. 
Le  Slave  longtemps  opprimé  relève  la  tête,  secoue 
le  joug  de  la  violence  et  réclame  d'une  voix  puis- 
sante son  antique  bien,  la  liberté.  Fort  par  le 
nombre  qu'il  représente,  plus  encore  par  sa 
volonté  et  par  la  récente  union  fraternelle  de  tous 
ses  peuples,  il  n'en  reste  pas  moins  fidèle  à  son 
caractère  naturel,  aux  principes  de  ses  ancêtres. 
Il  ne  demande  ni  domination,  ni  conquête;  il 
réclame  la  liberté,  tant  pour  lui  que  pour  tous, 
il  demande  qu'elle  soit  reconnue  comme  le  droit 
le  plus  sacré  de  l'homme. 

«  C'est  pourquoi,  nous  Slaves,  nous  rejetons,  nous 
abominons  toute  domination  de  la  force  seule  qui 
prétend  faire  la  loi;  nous  répudions  tous  les  privi- 


184  LB    PANSLAVISME 

lèges,   tous   les   droits   exceptionnels,    toutes  les 
distinctions  politiques  de  castes.  Nous  demandons 
sans  exception  l'égalité  devant  la  loi,  les  droits  et 
les  devoirs  égaux  pour  tous.    Là   où  parmi  des 
millions  d'hommes  naît  un  seul  esclave,  là  on  ne 
connaît  pas  encore  la  vraie  liberté.  Liberté,  égalité, 
fraternité  de  tous  ceux  qui  vivent  dans  l'Etat,  au- 
jourd'hui, comme  il  y  a  mille  ans,voilà  notre  devise. 
«  Mais  ce  n'est  pas  seulement  en  faveur  des  indi- 
vidus que  nous  élevons  la  voix,   que  nous  récla- 
mons.   Pour  nous,  la  nation  avec  l'ensemble    de 
ses  intérêts  moraux  n'est  pas  chose  moins  sainte 
que  l'individu  avec  son  droit  naturel.  Si  l'histoire 
nous  montre  un  développement  plus  parfait  chez 
certaines  nations  que  chez  certaines  autres,  elle 
nous  montre  aussi  que  la  facilité  de  se  développer 
n'est  pas  limitée  chez  ces  dernières.  La  nature  ne 
connaît  ni  nations  nobles  ni  nations  vilaines;  elle 
n'a  appelé  aucune  d'elles  à  régner  sur  les  autres; 
elle  n'a  obligé  aucune  d'elles  à  servir  d'instrument 
à  l'autre  pour  satisfaire  son  égoïsme.  Toutes  ont 
un  droit  égal  au  développement  humain  :  c'est  là 
une  loi  divine  que  personne  ne  peut  transgresser 
sans  être  châtié. 

«  Malheureusement,  il  semble  que  cette  loi  de  nos 
jours,  même  chez  les  nations,  n'est  pas  encore 
observée  et  pratiquée,  comme  il  conviendrait.  Les 
abus  auxquels  on  a  renoncé  volontairement  vis-à-vis 
des    personnes^,  l'assujettissement  et  le  servage, 

1.  (;  fl^  dirait  Palacky  s'il  vivait  aujourd'hui,  s'il  avait  été 
témoin  des  abominations  commises  sur  les  personnes  en 
Belgique  et  dans  le  Nord  de  la  France? 


LE  CONGnèS  SLAVE  DE  PRAGUE  EN  1818   185 

des  ruiLions  les  pratiquent  encore  vis-à-vis  *raii!ii  s 
nations;  elles  revendiquent  l'autorité  au  nom  de 
la  liberté  sans  savoir  les  distinguer.  Ainsi  le  libre 
citoyen  de  la  Grande-Bretagne  se  refuse  à  recon- 
naître l'Irlandais  comme  étant  complètement  son 
égal.  Ainsi  l'Allemand  menace  maint  peuple  slave 
de  violence,  s'il  ne  veut  pas  contribuer  à  la 
grandeur  politique  de  l'Allemagne  ;  ainsi  le 
Magyar  n'a  pas  honte  de  ne  réclamer  que  pour 
lui  seul  le  droit  de  nationalité  en  Hongrie.  Nous, 
Slaves,  nous  flétrissons  radicalement  toutes  ces  pré- 
tentions, nous  les  repoussons  d'autant  plus  éner- 
giquement  qu'elles  se  couvrent  à  tort  du  manteau 
de  la  liberté.  Cependant,  fidèles  à  notre  caractère 
propre,  et  repoussant  toute  idée  de  vengeance  pour 
les  torts  du  passé,  nous  tendons- une  main  frater- 
nelle aux  nations  voisines  qui  sont  prêtes  à  recon- 
naître comme  nous,  à  défendre  sérieusement  l'éga- 
lité de  toutes  les  nationalités,  quelle  que  soit  leur 
puissance  politique,  quel  que  soit  leur  nombre. 

'<  Nous  flétrissons  également  et  nous  réprimons 
cette  politique  qui  dispose  impudemment  des  pays 
et  des  nations  comme  d'une  matière  livrée  à  l'arbi- 
traire du  souverain,  qui  permet  de  les  prendre,  de 
les  modifier,  de  les  partager  à  sa  fantaisie,  sans 
tenir  compte  de  leur  solidarité  naturelle,  de  leur 
légitime  iiidéfjendimce.  La  force  brutale  du  sabre 
a  décidé  arbitrairement  de  la  destinée  de  peujjlcs 
qui  n'avaient  pas  môme  paru  dans  le  combat  et 
dont  habituellement  on  ne  réclamait  que  des  soldais 
et  de  l'argent- pour  étayer  un  pouvoir  arbitraire,  ej, 
quelque  flatterie  hypocrite  pour  l'exploiteur. 


186  LE    PANSLAVISME 

«  Considérant  que  l'état  des  esprits  en  notre  siècle 
réclame  de  nouvelles  combinaisons  politiques,  que 
l'Etat  doit  s'établir,  sinon  dans  de  nouvelles  fron- 
tières, au  moins  sur  de  nouvelles  bases,  nous  avons 
proposé  à  l'empereur  d'Autriche,  sous  l'autorité 
constitutionnelle  duquel  nous  formons  la  majorité 
de  ses  sujets,  de  transformer  son  Empire  en  une 
confédération  de  nationalités  jouissant  des  mêmes 
droits,  de  façon  à  tenir  compte  des  besoins  de  ces 
nationalités  et  de  l'unité  de  l'Etat.  Nous  voyons 
dans  cette  fédération  non  seulement  notre  salut  à 
nous,  mais  aussi  le  salut  de  la  liberté,  de  la  civili- 
sation et  de  l'humanité  et  nous  ne  doutons  pas  de 
la  bonne  volonté  de  l'Europe  à  en  aider  la  réalisa* 
tion.  En  tout  état  de  cause,  nous  sommes  résolus  à 
acquérir,  par  tous  les  moyens  possibles,  pour 
notre  nationalité,  en  Autriche,  les  mêmes  droits  que 
possèdent  déjà  les  Allemands  et  les  Magyars.  Nous 
comptons  sur  le  puissant  appui  que  le  bon  droit  a 
toujours  trouvé  dans  les  cœurs  vraiment  libéraux. 

«  Les  ennemis  de  notre  nationalité  ont  réussi  à 
troubler  l'Europe  par  l'épouvantail  d'un  Pansla- 
visme politique  qui  menace,  paraît-il,  de  détruire 
tout  ce  qui  a  été  acquis  jusqu'ici  par  la  liberté,  la 
civilisation  et  l'humanité.  Mais  nous  savons  le  mot 
magique  qui  suffit  à  conjurer  ce  fantôme,  et  dans 
l'intérêt  de  la  liberté,  de  la  civilisation,  de  l'hu- 
manité, nous  ne  devons  pas  le  dissimuler  devant 
des  nations  tourmentées  par  les  remords  de  leur 
propre  conscience.  Ce  mot,  c'est  justice  :  justice 
pour  la  nation  slave  et  pour  chacun  de  ses  groupes 
en  particulier.    L'Allemand  se  vante  d'être,  plus 


LE    CONGRÈS    SLAVE     DE     l'RAGUE     EN     1848        187 

que  toute  autre  nation,  capable  d'apprécier  avec 
justice  tous  les  traits  principaux  du  caractère  des 
autres  nations.  Nous  souhaitons  et  nous  demandons 
que,  pour  ce  qui  nous  concerne,  il  ne  soit  point 
convaincu  de  mensonge.  Nous  élevons  énergique- 
meut  la  voix  en  faveur  de  nos  malheureux  frères 
polonais  qui,  par  la  perfidie  et  la  violence,  ont  été 
privés  de  leur  indépendance.  Nous  invitons  les 
puissances  à  réparer  enfin  le  vieux  péché,  à  conju- 
rer cette  malédiction  héréditaire  qui  pèse  sur  la 
politique  des  cabinets.  Nous  comptons  en  ce  point 
sur  la  sympathie  de  toute  l'Europe.  Nous  atten- 
dons des  gouvernements  de  Prusse  et  de  Saxe 
qu'ils  cessent  enfin  de  dénationaliser  systémati- 
quement les  Slaves  de  la  Lusace,  de  la  Posnanie, 
de  la  Prusse  orientale  et  occidentale.  Nous  deman- 
dons au  ministère  hongrois  de  cesser  immédiate- 
ment l'emploi  de  procédés  inhumains  vis-à-vis  des 
Slaves  de  Hongrie,  des  Serbes,  des  Croates,  des 
Slovaques,  des  Petits-Russes,  et  d'assurer  la  ga- 
rantie immédiate  de  leurs  droits.  Nous  espérons 
qu'une  politique  égoïste  n'empêchera  pas  plus 
longtemps  nos  frères  de  Turquie  de  constituer  leurs 
nationalités  sous  forme  d'Etats  et  de  les  dévelop- 
per par  les  moyens  natui^ils. 

«  Enprotestant  solenncîlement  contre  tant  d'actes 
indignes,  nous  proclamons  notre  foi  dans  l'in- 
fluence  bienfaisante  de  la  liberté.  La  liberté  rendra 
plus  justes  les  nations  qui  ont  jusqu'ici  dominé, 
et  leur  fera  comprendre  que  l'injustice  et  l'orgueil 
n'apportent  pas  de  honte  à  celui  qui  en  souffre, 
mais  à.  celui  qui  les  dépluie. 


188  LK    PANSLAVISME 

«  Nous  nous  présentons  de  nouveau  sur  le  théâtre 
politique  de  l'Europe  comme  les  plus  jeunes,  mais 
non  comme  les  moins  nombreux.  Nous  proposons 
d'organiser  un  congrès  général  des  nations  euro- 
péennes pour  régler  toutes  les, questions  interna- 
tionales. Nous  sommes  convaincus  que  des  nations 
libres  s'entendront  mieux  que  des  diplomates  sala- 
riés. Puisse  ce  projet  être  pris  en  considération 
avant  que  la  politique  réactionnaire  des  cours 
amène  de  nouveau  à  en  venir  aux  mains  des  na- 
tions excitées  par  la  haine  et  la  jalousie.  » 

Ce  manifeste  aux  pays  européens  est  le  seul 
acte  du  congrès,  dont  l'existence  fut  courte,  comme 
nous  le  verrons  tout  à  l'heure.  Le  congrès  avait 
d'abord  déclaré  qu'il  ne  s'occuperait  que  des 
Slaves  autrichiens  ;  mais  il  avait  été,  malgré  lui, 
débordé.  Il  avait  admis  à  ses  délibérations  un  Po- 
lonais de  Prusse,  Libelt,  un  socialiste  russe, 
^akounine.  Dans  le  document  que  nous  venons  de 
voir,  il  dépassait  de  beaucoup  les  limites  de  l'Etat 
autrichien.  Il  réclamait,  comme  nous  la  récla- 
mons aujourd'hui,  la  reconstitution  de  la  Pologne. 
On  a  remarqué  cette  phrase,  où  l'on  reconnaît  le 
style  austère  de  Palacky  —  une  sorte  de  Guizot 
slave  —  qui  fut  tout  ensemble  un  historien  et  un 
moraliste  :  «  Nous  invitons  les  puissances  à  répa- 
rer le  vieux  pécké,  à  conjurer  cette  malédiction  héré- 
ditaire qui  pèse  sur  la  politique  des  cabinets  ». 
Vers  1863,  mes  contemporains  polonpphiles  se 
plaisaient  à  répéter  une  phrase  du  père  Gratry  : 
«  Depuis  le  partage  de  la  Pologne,  l'Europe  est  en 
état    de  péché   mortel   ».   Cette   noble     idée,  le 


LE    CONGhès    SLAVE    DE    PRAGUE    EN    1848        189 

protestant  Palacky  l'avait  exprimée  avant   notre 
compatriote. 

On  remarquera  aussi  dans  ce  manifeste  les 
plirases  relatives  à  l'émancipation  des  Slaves  de 
Turquie.  On  sait  comment  ce  programme  a  été 
réalisé.  En  livrant  la  Bosnie  et  l'Herzégovine  à 
i'Autriche-Hongrie,  sous  prétexte  de  les  pacifier  et 
d'y  rétablir  l'ordre,  les  diplomates  de  1878  ont 
tout  simplement  préparé  la  guerre  effroyable  qui 
s'est  déchaînée  au  cours  de  l'année  1914. 

A  côté  de  ce  document,  qui  garde  aujourd'hui 
toute  son  importance  et  qui  peut  encore  servir  de 
base  pour  la  constitution  d'une  Europe  nouvelle, 
ie  congrès  avait  préparé  un  projet  d'adresse  à 
l'empereur-roi.  Ce  document  fut  rédigé,  sur  les 
iudicaliuns  d'une  commission  nommée  ad  hoc,  par 
un  Qélèbre  jurisconsulte  polonais,  Antoine-Sigis- 
mond  Ilelcel  (1800-1870),  qui  était  en  même 
temps  un  philosophe  distingué  et  qui,  depuis, 
fut  membre  de  la  Diète  de  Kromeriz  et  du 
Reichsrat  de  Vienne. 

Ce  document  explique  les  circonstances  dans 
lesquelles  le  congrès  a  dû  se  réunir  et  les  requêtes 
qu'il  entend  présenter  au  souverain.  11  lui  dit  fran- 
chement comment  le  régime  antérieur  de  l'Au- 
triche n'a  pu  être  entretenu  que  par  la  bureau- 
cratie et  l'absolutisme. 

«  La  nation  passe  soudainement,  sans  transi- 
tion, d'une  obscurité  complète  à  la  lumière 
éblouissante  de  la  liberté,  de  l'âge  de  la  minorité 
à  un  état  qui   exige  une  complète  maturité  poli- 


190  LB    PANSLAVISME 

tique.  Des  nationalités  éloignées  l'une  de  l'autre 
se  dressent  en  ennemies  l'une  contre  l'autre.  La 
confiance  et  le  crédit  sont  disparus,  les  revenus 
sont  compromis,  le  commerce  et  l'industrie  péris- 
sent; les  liens  de  l'Etat  autrichien  se  relâchent  à 
vue  d'oeil. 

«  La  puissance  de  l'Autriche  repose  sur  le  libre 
développement  de  ses  nationalités,  particulière- 
ment des  nationalités  slaves,  qui  ont  été  grave- 
ment, même  mortellement  lésées  par  la  politique 
du  régime  disparu.  La  justice  envers  toutes  les 
nations  si  longtemps  opprimées  est  le  moyen  le 
plus  énergique  de  faire  échapper  l'Autriche  aux 
tempêtes  actuelles.  Nous,  fils  de  la  grande  race 
slave,  nous  voulons  contribuer  à  la  renaissance  de 
l'Etat  autrichien.  Les  nations  d'une  même  race, 
en  fraternisant  sous  le  sceptre  de  Votre  Majesté, 
seront  la  garantie  de  l'égalité  juridique  des 
diverses  nationalités  qui  feront  de  l'Autriche  trans- 
formée un  Etat  fédératif.  » 

Suit  l'exposé  des  desiderata  des  différents  peu- 
ples slaves  : 

Les  Tchèques  remercient  des  garanties  qui  leur 
ont  été  données  par  la  patente  du  8  avril  pour  les 
droits  de  leur  nationalité. 

Les  Moraves,  frères  des  Tchèques,  réclamen  es 
mêmes  droits  ;  ils  demandent  que  les  délégations 
de  leur  Diète  puissent  se  réunir  à  la  délégation  de 
la  Diète  de  Bohême  pour  discuter  sur  les  intérêts 
communs. 

Les  Galiciens  réclament  les  garanties  qui  ont  été 
assurées  aux   Tchèques;   ils    demandent  que  les 


LE    CONGRÈS    SLAVE     DE     PRAGUE    EN     1848        191 

fonctionnaires  qui  ignorent  les  deux  langues  de  la 
province  —  le  polonais  et  le  petit-russe  —  soient 
remplacés  par  des  fonctionnaires  qui  les  connais- 
sent; que  les  langues  polonaise  et  petit-russe  de- 
viennent d'un  emploi  officiel  dans  l'administra- 
tion; que  les  deux  nationalités  de  la  province  et 
les  diverses  confessions  religieuses  soient  mises 
sur  un  pied  absolu  d'égalité. 

Les  Slovaques  et  les  Petits-Russes  de  la  Hon- 
grie demandent  à  être  reconnus  comme  nation 
par  les  Magyars  et  à  avoir  les  mêmes  droits,  à 
tenir  des  congrès  nationaux  chargés  de  veiller 
sur  leurs  intérêts.  Ils  demandent  à  posséder  dans 
leur  langue  tous  les  organes  de  l'enseignement, 
depuis  l'école  primaire  jusqu'à  l'Université.  Ils 
demandent  qu'aucune  nation  dans  le  royaume  ne 
soit  considérée  comme  dominante,  mais  que  toutes 
soient  mises  sur  un  pied  d'égalité;  que  le  droit 
d'association  leur  soit  garanti  comme  il  l'est  aux 
Magyars. 

Les  Croates  réclament  le  maintien  de  leur  auto- 
nomie. Ceux-là  étaient,  par  rapport  aux  autres 
nationalités,  un  peuple  privilégié. 

Les  Slovènes  de  la  Styrie  et^du  royaume  d'Illyrie 
demandent  à  former  un  groupe  unique  qui  pren- 
drait le  nom  de  Slovénie  et  dont  la  ca[)ita!c  «orait 
Lublania  (Laybach).  La  langue  Slovène  sera  la 
seule  langue  de  l'administration;  une  Université 
sera  érigée  à  Lublania. 

D'autre  part,  la  Holiéme,  la  Moravie  et  les  Slo- 
vènes {)rotestcnt  contre  toute  incorporation  à  la 
Confédération  germani(iuc. 


192  LS    PANSLAVISME 

Le  comité  avait  décidé  que  ces  différents  arti- 
cles devaient  être  soumis  aux  Diètes  compétentes 
de  Bohème,  de  Moravie,  de  Galicie,  de  Croatie. 
Mais  les  événements  se  précipitaient,  et  tous  les 
vœux  du  congrès  devaient,  jusqu'à  nouvel  ordre, 
rester  à  l'état  de  pia  desideria. 

Le  10  juin  était  le  jour  de  la  Pentecôte.  Ce  jour- 
là,  le  Congrès  suspendit  ses  travaux,  mais  non  pas 
ses  manifestations.  Sur  la  place  Saint-Vacslav  — 
que  l'on  appelait  aussi  le  Marché  aux  chevaux  — 
s'élevait  une  statue  équestre  assez  médiocre  de  ce 
saint,  statue  qui,  dans  ces  dernières  années,  a  été 
transportée  sur  la  colline  du  Vysehrad.  Devant 
cette  statue,  un  prêtre  serbe  de  l'Eglise  orthodoxe, 
l'archiprêtre  de  la  ville  de  Novi  Sad,  Paul  Stama- 
tovitch,  avait  célébré,  huit  jours  auparavant,  une 
messe  orthodoxe  en  plein  air.  Le  spectacle  était 
nouveau  à  Prague.  Une  foule  immense  était  venue 
assister  à  la  liturgie.  La  messe  se  termina  par 
des  prières  pour  le  patriarche  serbe,  pour  l'empe- 
reur Ferdinand,  pour  les  peuples  slaves,  pour  les 
écrivains  tchèques  décédés.  A  la  fin  de  Toffice, 
le  prêtre  bénit,  en  langue  serbe,  l'ensemble  des 
nations  slaves.  Le  jour  de  la  Pentecôte,  ce  fut  un 
chanoine  de  Lwow  (Lemberg),  un  prêtre  russe  de 
l'Eglise  uniate,  Grégoire  Ginilovitch,  qui  célébra  à 
son  tour  la  messe  suivant  les  rites  de  son  Eglise. 
Ainsi,  les  trois  religions  dominantes  du  monde 
slave,  la  catholique,  l'orthodoxe,  l'uniate  avaient, 
tour  à  tour,  pris  part  à  cette  réunion  solennelle. 
On  n'avait  laissé  de  côté  que  la  religion  protes- 
tante, celle  de  la  minorité,  mais  d'une  minorité  à 


LB    CONGRÈS    SLAVE    DE    PRAGUE    EN    18  i8        193 

laquelle  appartenaient  Palacky,  Kollar  et    Scha- 
farik. 

Le  lundi  12  juin,  les  Commissions  du  Congrès  se 
rassemblèrent  de  nouveau  ;  elles  décidèrent  que  le 
Congrès  se  réunirait  le  14,  pour  adopter  le  texte 
définitif  des  deux  Documents  que  nous  venons  de 
traduire  et  d'analyser. 

Malheureusement,  tandis  que  le  Congrès  poursui- 
vait ses  pacifiques  délibérations,  une  émeute,  dont 
les  causes  sont  encore  difficiles  à  déterminer,  éclata 
à  Prague.  Il  se  glisse,  dans  toutes  les  révolutions, 
de  mauvaises  têtes  qui,  selon  l'expression  popu- 
laire, ne  cherchent  que  plaies  et  bosses. 

Il  ne  manquait  pas  d'ailleurs  d'éléments  réac- 
tionnaires —  allemands  ou  magyars  —  qui  avaient 
tout  intérêt  à  faire  échouer  l'œuvre  du  Congrès.  Le 
12  juin,  des  coups  de  feu  furent  échangés  entre  des 
étudiants  et  des  soldats  de  la  garnison.  La  femme 
du  commandant  de  la  garnison,  Windischgraetz,  fui 
tuée  dans  son  hôtel,  par  une  balle  égarée  ;  des 
barricades  s'élevèrent. 

La  Vltava  divise  Prague  en  deux  parties,  la 
ville  basse  qui  s'étend  sur  la  rive  droite,  la  ville 
haute  qui  s'élève  sur  la  rive  gauche  et  qui  est  sur- 
montée par  le  château  royal.  Ce  château  est  pro- 
tégé par  une  batterie  dont  les  canons  ont  vue  sur 
la  ville  basse.  Ce  fut  cotte  batterie  qui,  durant  trois 
jours,  bombarda  la  ville  basse  où,  d'ailleurs,  elle 
fit  peu  de  dommages.  Un  Congrès  ne  peut  guère  se 
tenir  sous  le  feu  de  l'artillecio  et  les  séances  se 
trouvèrent,  de  fait,  suspendues.  On  se  rassembla 
de  nouveau  le  16  juin.  Mais  un  grand  nombre  de 


194 


LE    PANSLAVISME 


membres  avaient  déjà  quitté  Prague.  On  ne  put 
délibérer.  Le  28  juin,  le  Congrès  fut  définitivement 
ajourné  sine  die.  Les  membres  étrangers  se  'dis- 
persèrent et  retournèrent  dans  leur  pays  oij  plu- 
sieurs jouèrent  dans  la  vie  intellectuelle  et  politique 
un  rôle  considérable.  Nous  allons  voir  tout  à 
l'heure  que  le  Congrès  des  Cercles  politiques  appe- 
lés les  Tilleuls  Slaves  (Lipa  slovanska),  eut  l'idée 
de  convoquer  un  nouveau  Congrès  ;  mais  cette 
idée  ne  put  se  réaliser.  En  1851,  Kukulievic  Sak- 
cinski,  dont  nous  avons  parlé  plus  haut,  conçut  la 
pensée  de  convoquer  un  Congrès  des  littératures 
slaves  à  Belgrade  ou  à  Varsovie,  mais  il  ne  put 
aboutir. 

L'œuvre  que  le  Congrès  de  Prague  avait  tentée 
fut  poursuivie  pendant  quelque  temps  par  la  Société 
du  Tilleul  Slave  (Lipa  slovanska) .  Pour  com- 
prendre cette  dénomination,  il  faut  savoir  que  cet 
arbre  est  considéré  comme  l'arbre  national  des 
Slaves,  de  même  que  le  chêne  en  Allemagne  est 
considéré  comme  l'arbre  symbolique  des  Ger- 
mains. Cette  Société  s'était  donné  pour  objet, 
l'établissement  du  régime  constitutionnel  et  de 
l'égalité  absolue  entre  les  éléments  allemands  et 
slaves  du  royaume,  la  défense  de  l'indépendance 
politique  contre  les  prétentions  de  la  Confédération 
germanique  et  du  Parlement  de  Francfort,  la  con- 
solidation de  la  solidarité  slave,  l'union  fraternelle 
de  tous  les  peuples  slaves.  Parmi  ses  membres, 
figurent  la 'plupart  des  initiateurs  du  Congrès 
(Mathias  Thun,  Neuperg,  Erb.en,  Hanka,  Jordan, 
Palacky,  Rieger,  Stulc,  Villani,  Vocel,  Zap,  etc.). 


LE    CONGRÈS    SLAVE     DE    PRAGUE    EN     1848       195 

La  Sociélt^  du  Tilleul  Slave  créa  en  province  un 
certain  nombre  de  Sociétés  affiliées.  Elle  sur- 
vécut aux  sanglantes  journées  de  juin.  Au  mois 
d"août  elle  intervint  auprès  de  la  Diète  de  l'Empire 
par  un  mémorandum  où  elle  exposait  les  cruautés 
commises  inutilement  à  propos  des  journées  de 
juin  et  réclamait  en  faveur  des  victimes;  elle 
demandait  la  garantie  du  droit  d'association,  l'or- 
ganisation définitive  d'une  garde  nationale.  Quand 
les  nations  slaves  du  royaume  de  Hongrie  s'insur- 
gèrent contre  les  Magyars,  la  Lipa  publia,  le  11  sep- 
tembre 1848,  une  proclamation  à  la  nation  tchèque 
pour  l'inviter  à  venir  en  aide  aux  frères  slaves 
«  afin  d'attester  que  la  nation  tchèque  comprenait 
toute  l'importance  de  la  première  lutte  slave  dans 
les  temps  actuels  ».  Lorsque  l'insurrection  slo- 
vaque fut  étoufTée  dans  le  sang,  la  Lipa  adressa,  le 
l"  octobre,  une  pétition  aux  députés  slaves  de  la 
Diète  pour  les  inviter  à  intervenir  en  faveur  de 
leurs  frères,  à  TefTet  de  leur  garantir  leurs  droits 
nationaux. 

Qu  and  le  ban  croate  Jellacich,  vainqueur  des 
Magyars,  s'approchait  de  Vienne,  quelques  esprits 
se  demandaient  s'il  était  l'instrument  du  slavismo 
ou  de  la  réaction  autrichienne.  Le  ban  adressa  à 
la  Lipa  une  lettre,  où  il  déclarait  qu'il  était  enthou- 
siaste de  l'idée  slave  et  que  l'élément  slave  était 
l'appui  le  plus  solide  de  l'Autriche. 

Le  28  décembre  1848,  fut  convoqué,  à  Prague, 
un  Congrès  général  de  toutes  les  Llpas.  Il  fut 
décidé  qu'elles  se  constitueraient  en  fédération  et 
qu'elles  auraient  un  Congrès  tous  les  ans  au  mois 


196  LE    PANSLAVISME 

de  mai.  Cette  décision  fut  le  chant  du  cygne.  La 
Ztpa,  durant  sa  courte  existence,  fut  donc  un  organe 
de  la  solidarité  slave,  autrement  dit  du  Pansla- 
visme. Elle  disparut  naturellement  avec  la  période 
de  réaction. 

Avant  de  clore  ce  chapitre,  nous  devons  encore 
au  lecteur  quelques  détails  sur  certains  membres 
du  Congrès  qui  ont  joué  un  rôle  dans  la  vie  poli- 
tique ou  littéraire  de  leur  nation.  A  côté  du  prince 
Georges  Lubomirski,  le  vice-président  du  Congrès 
était  le  poète  croate  Stanko  Vraz.  Il  était  d'origine 
Slovène,  étant  né  à  Cerovec,  en  Styrie,  en  1810 
(il  mourut  en  1850).  Il  avait  rencontré  des  Croates 
à  l'Université  de  Gratz,  s'était  familiarisé  avec  leur 
langue  et  c'est  en  croate  qu'il  publia  ses  poésies. 
Il  avait  traduit  en  cette  langue  quelques  sonnetà 
de  Kollar  ;  il  avait  fait  les  honneurs  de  sa  patrie 
croate  aux  jeunes  slavistes  russes,  Sreznevsky  et 
Preis.  Il  était  en  correspondance  avec  le  Tchèque 
Erben.  Il  avait  entrepris  une  revue,  A'oio*,  à  laquelle 
collaborait  son  ami  Erben  et  où  il  s'efforçait  de 
tenir  ses  compatriotes  au  courant  des  littératures 
slaves.  Dans  une  lettre  à  Erben,  datée  du  5  août 
1842,  je  trouve  un  curieux  témoignage  de  l'in- 
fluence des  travaux  de  Schafarik  auxquels  j'ai  fait 
allusion  plus  haut.  Vraz  lui  commando  20  exem- 
plaires de  V Ethnographie  Slave.  «  Si  Schafarik  ne 
peut  m'envoyer  les  volumes,  qu'il  m'envoie  du 
moins  la  carte.  J'ai  constaté  que  depuis  le  livre  do 
Kollar  sur  La  Mutualité  des  Langues  Slaves,  aucun 

1.  Le  kolo  est  une  rlnnso  des  Slaves  méridionaux.  Voyez 
plu8  liaut  la  uotc  de  la  p.  41 


LE    CONGRÈS    SLAVE    DE    PRAGUE    EN     1818        197 

travail  n'a  fait  autant  d'impression  sur  toutes  les 
couches  de  la  société  que  la  carte  des  peu- 
ples slaves  de  Schafarik.  Tout  le  monde  s'émer- 
veille et  ne  peut  assez  s'émerveiller  de  la  grandeur 
de  la  race  slave.  Celte  carte  fera  chez  nous  plus  de 
patriotes  que  n'a  pu  en  faire  toute  noire  littéra- 
ture. Grâces  soient  rendues  à  Schafarik,  pour  ce 
magique  présent.  » 

Cet  épisode  m'en  rappelle  un  plus  récent  qui 
s'est  passé  non  pas  là-bas  chez  les  Croates,  mais 
chez  les  Athéniens  de  Paris.  En  1869,  le  célèbre 
homme  d'Etat  tchèque  Rieger  vint  à  Paris,  pour 
tâcher  d'attirer  sur  ses  compatriotes  l'attention  de 
nos  politiciens  et  de  nos  publicisles.  J'ai  raconté 
ailleurs  [La  Renaissance  Tchèque,  p.  168  et  sui- 
vantes), comment  il  réussit  à  obtenir  une  audience 
de  Napoléon  III.  11  en  obtint  une  aussi  d'un  des 
maîtres  de  la  presse,  Adolphe  Guéroult,  directeur 
de  L'Opinion  IVationale.  Il  lui  exposa  sommaire- 
ment l'ethnographie  de  l'Autriche  et  finit  par  lui 
mettre  sous  les  yeux  la  carte  ethnographique  poly- 
chrome de  l'Allemand  Kiepert.  Guéroult  la  con- 
templa avec  stupéfaction  et  laissa  échapper  cet 
aveu  :  «  Ma  foi,  je  n'avais  pas  la  inuindreidée  de  (;a  !  » 
C'était  au  lendemain  de  Sadowa,  à  la  veille  des  évé- 
nements de  1870.  Combien  de  Français  n'avaient 
pas  la  moindre  idée  de  ça  !  El  tout  récemment 
encore,  à  propos  des  événements  de  la  péninsule 
balkanique,  je  sais  tel  diplomate  «  qui  n'avait  pas 
la  moindre  idée  de  va  ». 

Stanko  Vraz  était  un  des  champions  les  plus 
énergiques  de  l'Illyrisme,  autrement  dit  du  Sla- 


198  LE    PANSLAVISME 

visme  contre  les  prétentions  des  Magyars.  «  Nous 
vivons  ici  dans  une  lutte  perpétuelle  de  notre 
nationalité  contre  la  magyaromanie,  écrivait-il  à 
un  ami,  le  28  décembre  1842...  Les  Magyars 
déploient  toute  leur  énergie  pour  étouffer  dans 
fleur  notre  littérature,  bien  qu'ils  prétendent  n'en 
pas  vouloir  à  la  littérature.  C'est  pour  cela  que 
notre  censure  est  si  rigoureuse,  car  elle  est  sous 
les  coups  de  celle  de  Pesth,  » 

Stanko  Vraz  eût  certainement  joué  un  grand  rôle 
dans  l'évolution  littéraire  et  politique  de  sa  nation 
si  sa  rie  avait  été  moins  brève.  Il  mourut  à  l'âge 
de  quarante  et  un  ans. 

A  côté  de  son  nom,  j'en  rencontre  dans  le  groupe 
jougo-slave  deux  autres  qui  méritent  d'être  relevés 
ici.  Le  premier,  est  celui  du  baron  Kusljan  qui, 
lui  aussi,  eut  une  vie  assez  courte.  Il  était  né  en 
1817.  Il  mourut  en  18G7.  Il  avait  été  un  des  agents 
les  plus  actifs  du  mouvement  illyrien,  il  avait  con- 
tribué à  l'élection  du  ban  Jellacich,  le  redoutable 
ennemi  des  Magyars;  il  eut  l'honneur  d'une  polé- 
mique avec  le  grand  Magyar  Deak.  Tour  à  tour 
avocat  et  notaire,  c'était  avant  tout  un  juriste. 

L'autre  nom  est  celui  de  Popovitch  Danicitch. 
Celui  qui  devait  l'illustrer  était  alors  âgé  de  23  ans 
(1825-1882).  i\  s'appelait  primitivement  Popovitch 
et  prit  le  nom  littéraire  de  Danicitch  en  souvenir 
d'une  amie,  Daniça,  fille  de  Karadjitch,  qui  lui  avait 
été  enlevée  par  une  mort  prématurée.  Il  devait 
s'illustrer  par  de  beaux  travaux  philologiques.  Il 
fut  tour  à  tour  secrétaire  de  l'Académie  d'Agram, 
professeur  à  l'Université  de  Belgrade.  Nul  n'a  plus 


LB    CONGRÈS    SLAVE    DE    mAGUE    EN    1848        199 

contribué  que  lui  à  établir  entre  Agram  et  Belgrade 
celte  solidarité  intellectuelle  que  nous  voudrions 
voir  appliquer  désormais  dans  le  domaine  de  la 
vie  politique. 

Le  groupe  polonais  ruthène,  autrement  dit  petit- 
russe,  était  présidé  par  Libelt,  —  ce  qui  était  con- 
traire aux  décisions  primitives,  puisque  Charles 
Libelt  (1807-1875),  était  sujet  prussien.  Il  avait  pris 
part  à  l'insurrection  de  1830  ;  après  avoir  pris  part 
au  Congrès  de  Prague,  il  se  rendit  à  celui  de  Franc- 
fort pour  protester  contre  l'incorporation  de  la 
Pologne  prussienne  à  l'Allemagne.  Député  au 
Parlement  de  Berlin,  il  défendit,  sans  relâche,  la 
cause  de  ses  compatriotes.  Ses  écrits  sont  relatifs 
à  la  philosophie  et  aux  mathématiques. 

Nous  voyons  figurer  à  côté  de  lui,  parmi  les 
Polonais,  l'historien  Antoine  Walenski  (né  en  1805, 
mort  en  1879),  qui  fut  depuis  professeur  à  l'Uni- 
versité de  Cracovie  et  qui  a  publié  d'intéressants 
travaux  en  français,  en  allemand  et  en  polonais  ; 
le  comte  Léon  Sapieha  (1801-1878),  qui  fut 
membre  de  la  Chambre  des  seigneurs  et  maréchal 
de  la  Diète  deGalicie  ;  Wladyslaw  Zavvadzki  (1821- 
1891),  qui  fut  un  littérateur  distingué;  Wojciech 
Cybulski  (1812-1867),  né  en  Prusse,  et  qui  en  cette 
qualité  n'aurait  pas  dû  figurer  au  Congrès,  fut 
député  à  la  Chambre  prussienne  et  professeur  aux 
Universités  de  Berlin  et  de  Breslau.  Le  Russe, 
Michel  Bakounine,  né  dans  le  gouvernement  russe 
de  Tver,  avait  encore  bien  moins  de  droits  à  figu- 
rer dans  une  Assemblée  où  les  Grands-Russes 
n'étaient  d'ailleurs  pas  représentés. 


200  LE    PANSLAVISME 

Parmi  le  groupe  tchèque  ou  mieux  tchéco-slo- 
vaque,  dont  nous  avons  déjà  signalé  les  principaux 
membres,  il  nous  faut  encore  relever  les  noms  de 
Vacslav  Nebesky  (1818-1882),  poète,  littérateur, 
historien,  que  j'ai  connu  il  y  a  bientôt  un  demi- 
siècle  conservateur  du  Musée  national  et  rédac- 
teur en  chef  de  la  Revue  qu'il  publie;  Miloslav 
Hurban  (1817-1888),  élève  de  Ludvit  Stur,  pas- 
teur de  l'Eglise  réformée  slovaque  et,  comme  ses 
coreligionnaires  Palacky,  Stur,  Schafarik,  patriote 
très  ardent.  Il  fut  un  des  organisateurs  de  l'insur- 
rection slovaque.  Ecrivant  tour  à  tour  en  tchèque 
et  en  slovaque,  il  fut  un  rude  polémiste  et  eut  l'hon- 
neur d'être  deux  fois  emprisonné  par  les  tribunaux 
hongrois.  A  côté  de  lui,  figure  son  compatriote 
Hodza  (1831-1878).  Hodza  était,  lui  aussi,  un  pas- 
teur protestant.  Kollar  exerça  sur  lui  une  influence 
considérable  ;  poète  et  polémiste  religieux,  il  prit, 
lui  aussi,  part  à  l'insurrection  slovaque  ;  vers  la  fin 
de  sa  vie,  il  fut  l'objet  de  persécutions  qui  l'obli- 
gèrent à  quitter  sa  patrie  pour  se  retirer  à  Tiesin 
(Teschen),  en  Silésie,  où  il  mourut.  Notons  encore 
parmi  les  Tchèques,  deux  avocats  qui,  depuis,  ont 
joué  un  rôle  politique  :  François  Brauner,  et  Joseph 
Fricz  et  parmi  les  représentants  de  l'aristocratie, 
le  comte  Jean  Harrach. 

Je  ne  veux  pas  prolonger  outre  mesure  cette 
énumération.  Elle  suffît  à  démontrer  que  le  Con- 
grès de  Prague  fut  en  somme  la  réunion  d'une 
élite  intellectuelle.  Si  les  conclusions  politiques 
auxquelles  il  devait  nécessairement  aboutir  avaient 
été  réalisées,  il  y  aurait,  dans  l'Europe  actuelle, 


LE    CONGRÈS    SLAVE    DE    PRAGUE    EN    1848       201 

un  peu  plus  de  justice  et,  conséquence  bien  loin- 
taine —  mais  absolue  —  ou  n'aurait  pas  vu  éclater 
la  guerre  actuelle,  qui  n'est  que  la  revanche  et  le 
châtiment  des  iniquités  commises  envers  les 
Slaves  et  de  l'indifférence  avec  laquelle  les  nations 
occidentales  les  ont  laissé  commettre. 


CHAPITRE  XÎV 

DU  CONGRÈS  DE  PRAGUE   A  CELUI  DE  MOSCOU 
(1848-1867) 

La  réaction.  —  Le  programme  de  Palackj'  et  le  programme 
centraliste.  —  La  Constitution  de  1861.  —  La  guerre 
de  186G,  proclamation  allemande  au  royaume  de  Bohême. 
—  Établissement  du  dualisme.  —  Griefs  des  Slaves.  —  Le 
procès  Kober. 


Nous  n'avons  pas  le  dessein  de  refaire  dans  ce 
chapitre  l'histoire  générale  des  Slaves  d'Autriche 
que  nous  avons  écrite  ailleurs.  Nous  n'avons  à  en 
rappeler  ici  que  certains  traits  généraux. 

L'Etat  autrichien  semblait  destiné  par  sa  confi- 
guration ethnographique  à  former  une  Confédéra- 
tion monarchique  dont  un  Etat  voisin,  la  Suisse 
républicaine,  lui  donnait  le  parfait  modèle.  Cette 
Confédération  aurait  eu  avant  tout  pour  base 
le  respect  des  peuples  et  des  langues. 

Mais  il  y  avait,  en  outre,  àtenir  compte  de  l'histoire 
de  certains  groupes,  notamment  des  royaumes  de 
Bohème  et  de  Hongrie,  et  ces  groupes  étaient  loin 
d'être  parfaitement  homogènes.  H  y  avait  à  conci- 
lier la  tradition  historique  et  les  droits  des  natio- 
nalités. 


DU    CONGRÈS   DE   PRAGL'E   A    CELUI    DE   MOSCOli       203 

En  montant  sur  le  trt^me,  le  jeune  François- 
Joseph  avait  déclaré  qu'il  était  prêt  à  partager  ses 
droits  avec  les  représentants  de  ses  peuples,  mais 
qu'il  espérait  arriver  à  réunir  en  un  grand  corps 
d'Etat  tous  les  pays  et  toutes  les  races  de  la  mo- 
narchie. 

C'était  là  un  programme  centraliste  que  Joseph  II 
avait  naguère  essayé  d'imposer;  or,  seul  le  fédéra- 
lisme pouvait  satisfaire  toutes  les  races  et  toutes 
les  traditions  historiques.  Palacky  avait  élaboré  un 
projet  qui  formulait  les  desiderata  des  fédéralistes. 
Il  n'admettait  que  quatre  ministères  communs  à 
tout  l'Empire,  la  guerre,  la  marine,  les  finances  et 
les  affaires  étrangères.  Chaque  Etat  ou  province 
devait  jouir  d'une  entière  autonomie;  les  Diètes 
nationales  choisissaient  un  certain  nombre  de  dépu- 
tés qui,  réunis,  constituaient  la  Diète  centrale. 
Palacky  comptait  sept  nationalités  :  allemande, 
tchèque,  polonaise,  italienne,  jougo-slave,  magyare 
et  roumaine;  peut-être  eût-il  mieux  valu  en  comp- 
ter huit  ;  les  Ruthènes  ou  Petits-Russes  n'auraient 
probablement  pas  longtemps  consenti  à  faire 
ménage  avec  les  Polonais,  mais  à  ce  moment-là, 
de  même  que  les  Rulgares,  dans  la  Péninsule  bal- 
kanique, ils  étaient  généralement  ignorés.  Cha- 
cune de  ces  nations  aurait  été  représentée  à  Vienne 
par  une  chancellerie.  Mais,  ep  l'absence  des  Hon- 
grois —  qui,  certainement  d'ailleurs,  n'y  eussent 
pas  adhéré  —  le  projet  de  Palacky  ne  pouvait  être 
voté.  La  Diète  de  Kromerize  (Kremsier),  fut  dissoute 
et  une  Constitution  octroyée  par  un  manifeste 
impérial.  Cette  Couslilution,  qui  ne  fut  point  appli- 


204  LB    PANSLAVISME 

quée,  ji'était  qu'un  expédient  qui  ne  répondait  en 
rien  aux  exigences  légitimes  des  nations.  Elle  fut 
d'ailleurs  supprimée  par  un  décret  du  1"  janvier 
1852.  L'Etat  tout  entier  fut  régi  par  la  réaction, 
l'absolutisme  et  la  germanisation.  Le  jury  et  la 
publicité  des  tribunaux  furent  suspendus  ;  l'égalité 
de  la  langue  allemande  et  do  la  langue  nationale 
supprimée  dans  les  écoles.  La  police  remplaça  le 
pouvoir  judiciaire  ;  la  liberté  de  la  presse  fut  com- 
plètement étouffée.  Il  n'était  pas  permis  de  publier 
un  seul  journal  en  langue  non  allemande.  Le  clergé, 
inféodé  au  souverain,  déclarait,  en  1849,  que  les 
nationalités  étaient  un  reste  du  paganisme,  «  que 
la  différence  des  langues  était  une  conséquence  du 
péché  et  de  la  chute  de  l'homme  ».  C'était  proba- 
blement la  première  fois  que  l'on  voyait  la  légende 
de  Babel  intervenir  dans  la  vie  politique  d'un  Etat. 

Vis-à-vis  des  Slaves  balkaniques,  la  politique 
autrichienne  restait  absolument  négative.  Elle  ne 
pouvait  songer  à  leur  venir  en  aide  alors  qu'elle 
s'appliquait  à  étouffer  le  slavisme  dans  l'intérieur 
de  ses  Etats.  Incapable  de  faire  prévaloir  son 
influence  au  delà  du  Danube,  l'Autriche  se  conten- 
tait d'annihiler  celle  de  la  Russie  et  s'appliquait  à 
maintenir  les  chrétiens  dans  le  servage  ottoman. 

Ce  régime  centraliste  et  germanisateur  aboutit 
en  1859  à  la  perte  de  la  Lombardie.  Des  régiments 
hongrois  ou  slaves  s'étaient  débandés  pour  ne  pas 
combattre.  En  Bohême,  les  paysans  disaient  :  «  Si 
nous  sommes  vaincus,  nous  aurons  la  Constitution  ; 
si  nous  sommes  vainqueurs,  nous  aurons  l'Inqui- 
sition ». 


DU  CONGRès  DE  PRAGUE  A  CELUI  DE  MOSCOU   205 

On  eut  en  effet,  en  1861,  une  Constitution. 

Elle  créait  deux  Chambres,  l'une  dite  des  Sei- 
gneurs, dont  les  membres  représentaient  certaines 
catégories  sociales,  princes,  grands  propriétaires, 
prélats,  quelques  hommes  plus  ou  moins  éminents 
nommés  par  le  souverain  ;  on  pouvait  être  sûr 
d'avance  que  les  Slaves  n'y  seraient  point  en  majo- 
rité ;  l'autre  Chambre,  celledes  députés,  comprenait 
3i3  membres  nommés  par  les  Diètes  provinciales, 
85  pour  la  Hongrie,  20  pour  la  Transylvanie,  9  pour 
la  Croatie-Slavonie,  5  pour  la  Dalmatie,  54  pour  la 
Bohême.  22  pour  la  Moravie,  6  pour  la  Silésie, 
28  pour  la  Haute  et  Basse-Autriche,  3  pour  Salz- 
bourg,  13  pour  la  Styrie,  5  pour  la  Carinthie, 
G  pour  la  Carniole,  6  pour  l'islrie  et  Trieste, 
38  pour  la  Galicie,  3  pour  la  Bukovine,  12  pour  le 
Tyrol  et  le  Vorarblerg.  Bien  entendu,  il  ne  s'agis- 
sait pas  de  faire  nommer  ces  Diètes  par  le  suffrage 
universel,  qui  eût  peut-être  reflété  la  proportion 
des  nationalités. 

Le  nouveau  régime  substituait  à  la  représenta- 
tion des  masses  celle  des  intérêts.  Il  répartissaif 
les  électeurs  en  trois  curies  : 

1°  La  grande  propriété  qui  appartenait  à  des 
familles  généralement  inf(''0'Jécs  à  la  dynastie; 

2°  Les  villes,  où,  même  en  pays  slaves,  il  y  avait 
de  nombreuses  colonies  germaniques  ou  judéo- 
germaniques  et  dont  un  cerlain  nombre  étaient 
l'objet  de  scandaleux  passe-droits.  . 

3*  Les  paysans  des  camp;ignes. 

Les  circonscriptions  électorales  étaient  reparties 
de  la  façon  1»  plus   arbitraire  :   en  Bohême,  par 


208  LE    PANSLAVISME 

exemple,  les  villes  slaves  avaient  un  député  pour 
12.020  électeurs,  tandis  que  les  villes  allemandes 
en  avaient  un  pour  10.315.  Dans  les  circonscrip- 
tions rurales,  les  Slaves  avaient  un  député  pour 
53.206  électeurs,  tandis  que  les  circonscriptions 
allemandes  en  avaient  un  pour  40.800  électeurs. 
La  ville  allemande  de  Reichenberg,  avec  19.000 
habitants,  avait  trois  députés,  tandis  que  la  ville 
tchèque  de  Prague,  avec  150.000  habitants,  n'en 
avait  que  dix,  alors  qu'elle  aurait  dû  en  avoir  plus  de 
vingt. 

Certains  villages  allemands  constituaient,  ce 
qu'on  appelle  dans  la  vie  politique  anglaise,  de 
véritables  bourgs  pourris.  Par  exemple,  le  village 
allemand  de  Parchen,  avec  500  habitants,  avait  un 
député  ;  la  ville  tchèque  de  Kladno,  avec  8.000  habi- 
tants, n'en  avait  pas  un  seul.  Les  conditions  étaient 
les  mêmes  dans  les  pays  slaves. 

Les  Tchèques  ne  consentirent  à  envoyer  de  dépu- 
tés à  Vienne  qu'en  réservant  tous  les  droits  du 
royaume.  Les  Hongrois  se  refusèrent  complète- 
ment à  se  faire  représenter  à  Vienne.  Le  ministère 
avait  proclamé  la  liberté  de  la  presse,  mais  pas 
pour  les  Slaves.  Dans  l'espace  de  trois  ans,  en 
Bohême  et  en  Moravie,  quatorze  journaux  eurent  à 
se  partager  soixante  et  un  mois  de  prison  simple 
ou  dure  (avec  jeûne  et  fers)  et  21.500  florins 
d'amende. 

En  1865,  l'empereur  dut  congédier  son  premier 
ministre  Schmerling  et  négocier  avec  les  Hongrois. 
En  1866,  survint  la  guerre  désastreuse  avec  la 
Prusse.  Le  roi  de  Prusse  avait  occupé  Prague  et 


DU  CONGRÈS  DE  PRAGUE  A  CELUI  DE  MOSCOU   207 

comme  il  avait  l'intention  d'exploiter  l'Autriche, 
après  l'avoir  assujettie,  il  ne  s'était  livré  à  aucun 
des  excès  qui  déshonorent  aujourd'hui  les  armées 
de  son  successeur.  Il  avait  adressé  au  glorieux 
royaume  de  Bohême  une  proclamation  qu'il  serait 
intéressant  de  reproduire.  Je  n'en  ai  malheureu- 
sement plus  le  texte  intégral  sous  les  yeux.  Je  ne 
retrouve  dans  mes  notes  que  ce  fragment  :  «  Si 
notre  cause  juste  était  victorieuse,  l'occasion  pour- 
rait peut  être  se  présenter  pour  les  Bohémiens  et 
les  Moraves  (autrement  dit  les  Tchèques),  de  réali- 
ser leurs  vœux,  ainsi  que  les  Hongrois.  Puisse  alors 
ui;e  heureuse  étoile  assurer  leur  bonheur  à 
jamais  !  »  On  sait  aujourd'hui  ce  que  veulent  dire 
ces  vœux  peu  désintéressés. 

Au  courant  du  mois  d'août  suivant,  un  député,  à 
la  seconde  Chambre  de  Prusse,  Lubienski,  s'avisa 
d'évoquer  ces  paroles  pour  réclamer  en  faveur  de 
la  nationalité  polonaise.  Il  fut  durement  rabroué 
par  Bismarck  ([ui  lui  répliqua  qu'un  document 
militaire,  publié  en  pays  ennemi,  ne  pouvait  pas 
être  invoqué  dans  les  affaires  intérieures  du 
royaume. 

Le  roi  de  Prusse,  en  1868,  reconnaissait  solen- 
nellement les  droits  du  royaume  de  Bohème.  Son 
successeur  n'en  fwait  pas  autant  aujounl'hui. 

Réduit  à  renoncer  à  l'hégémonie  de  l'Allemagne, 
François-Joseph  était  obligé  d'entrer  eu  arrange- 
ment avec  ses  peuples.  Il  imagina  qu'aucun  de  ses 
sujets  n'était  capable  de  réaliser  cette  tâche  diffi- 
cile, et  il  fit  venir  de  Dresde  M.  de  Beust,  le 
malheureux  adversaire  de  Bismarck.  On  sait  quelle 


208  LE  p'anslavisme 

fut  la  solution  adoptée  par  cet  étranger  :  U  partage 
de  l'Empire  entre  les  Allemands  et  les  Magyars. 
On  lui  attribue  un  mot  qui,  vrai  ou  faux,  peint 
admirablement  sa  politique  :  «  Gardez  vos  hordes, 
aurait-il  dit  à  un  homme  d'Etat  hongrois,  nous 
garderons  les  nôtres  ».  Ces  hordes,  c'étaient  en 
Hongrie,  les  Croates,  les  Serbes,  les  Roumains, 
les  Slovaques,  les  Petits-Russes;  en  dehors  de  la 
Hongrie,  les  Tchèques,  les  Slovènes,  les  Dalmates 
(autrement  dit  Serbo-Croates),  les  Polonais,  les 
Petits-Russes.  Ainsi  fut  établi, sans  que  les  «  hordes  » 
sfaves  eussent  été  consultées,  le  régime  appelé 
dualisme,  qui  dure  encore  aujourd'hui. 

Les  habitants  des  pays  étrangers  à  la  Hongrie, 
autrement  dit  d'après  la  dénomination  officielle 
«  des  autres  pays  de  Sa  Majesté  »  ou  de  la  Cislei- 
thanie,  furent,  purement  et  simplement,  invités  à 
envoyer  des  députés  au  Reichsrat  qui  devait  se 
réunir  à  Vienne. 

Les  Tchèques  et  les  Moraves  s'y  refusèrent;  les 
Galiciens  y  consentirent  et  cette  circonstance 
amena  entre  les  deux  nations,  si  unies  naguère, 
lors  du  Congrès  de  Prague,  un  refroidissement 
qui  décida  beaucoup  de  Tchèques  à  se  rendre  à 
Moscou,  comme  nous  l'expliquerons  tout  à  l'heure. 

On  peut  juger  de  l'état  des  esprits  durant  cette 
période  par  un  procès  qui  fut  jugé  à  Vienne  r\u 
cours  de  l'année  1864.  Dans  un  faubourg  de  la 
capitale  on  avait  trouvé  un  portefeuille  renfermant 
un  certain  nombre  de  bulletins  au  crayon,  écrits 
en  langue  tchèque.  L'un  de  ces  billets  était  signé. 
Le  signataire  était  le  fils  d'un  éditeur  b.'ien  connu 


DU   CONGRÈS   DE   PRAGUE   A   CELUI   DE   MOSCOU       209 

de  Prague.  Il  est  mort  depuis  longtemps.  On  peut 
donc  rappeler  son  nom  sans  le  compromettre.  Il 
était  alors  âgé  de  quatorze  ans.  Il  s'appelait  Charles- 
Edouard  Kober.  Le  billet  était  ainsi  conçu  : 

«  Moi,  Charles-Edouard  Kober,  je  jure  devant 
Dieu  tout-puissant  vengeance  éternelle  à  l'empe- 
reur. Je  jure  que  dans  tous  les  dangers  je  soutien- 
drai mes  alliés  Charles  et  Alfred.  Quand  l'occasion 
se  présentera  de  tuer  l'empereur,  je  jure  de  le 
tuer.  Je  jure  de  ne  trahir  personne.  » 

On  découvrit  le  jeune  conspirateur  avec  ses  deux 
complices,  l'un  Polonais,  l'autre  Hongrois,  dans  un 
pensionnat  de  la  capitale  et  un  procès  de  haute 
trahison  fut  instruit  et  jugé  devant  la  cour  de 
Vienne. 

Le  jeune  Kober  avait  rédigé  la  formule  du  ser- 
ment. 

II  l'avait  donnée  à  ses  deux  camarades  en  les 
priant  de  la  traduire  dans  leur  langue  respective 
et  ce  n'était  pas  un  simple  jeu,  comme  essaya  de 
le  démontrer  dans  une  brillante  plaidoirie  le 
célèbre  avocat  Miihlfeld.  Tous  les  actes,  tous  les 
écrits  du  jeune  Kober  témoignaient  d'une  haine 
profonde  pour  l'empereur  et  le  régime  autri- 
chien. 

A  cette  question  :  Quels  étaient  les  motifs  de 
votre  haine  pour  l'empereur?  le  jeune  accusé 
répondait  :  L'oppression  de  la  nationalité  slave. 
{Die  (înturdriicliviiq  dos  Slniroitutns).  Il  avait  qua- 
torze ans,  l'âge  auquel  la  loi  autrichienne,  moins 
bien  inspirée  que  la  nôtre,  déclare  l'adolescent 
capable  d'apprécier  toute  la  portée  de  ses  actes.  Il 

U 


210 


LE   PANSLAVISME 


fut  condamné  à  cinq  ans  de  prison  dure.  On  eut 
le  bon  sens  de  le  gracier  plus  tard. 

Cet  enfant  avait  proclamé  la  vérité.  L'oppression, 
l'exploitation  de  la  nationalité  slave,  telle  était, 
telle  est  encore  la  devise  des  Habsbourg,  particu- 
lièrement de  celui  qui,  pour  le  malheur  des  Slaves 
et  à  la  honte  de  l'humanité,  a  régné  plus  de 
eoixante  ans  sur  l'Autriche-Hongrie. 


CHAPITRE  XV 
LE  CONGRÈS  DE  MOSCOU   (1867) 


La  Société  des  Sciences  naturelles  de  Moscou  invite  les 
Slaves  à  son  Congrès.  —  Palacky  et  Rieger  à  Paris  ;  ils 
négocient  avec  les  Polonais.  —  Le  banquet  de  Moscou. 
—  Discours  de  Pogo'line  et  de  Rieger.  —  Pamphlet  de 
Klaczko.  —  Strossmayer  et  Palacky.  —  Le  Congrès  archéo- 
l(igii|ue  de  Kiev. 


La  réunion  slave  de  Moscou  durant  l'été  de 
l'année  1867  ne  fut  pas  un  congrès  proprement 
dit,  comme  avait  été  celle  de  Prague  en  1848, 
mais  une  réunion  amicale,  sans  caractère  officiel, 
oîi  des  Slaves  de  divers  pays  se  rassemblèrent  pour 
échanger  leurs  idées  sur  les  problèmes  communs 
à  la  race  tout  entière. 

La  Société  des  Sciences  Naturelles  de  Moscou 
avait  organisé  dans  cette  ville  une  exposition  an- 
thropologi(|ue  et  un  congrès  ethnographique.  Elle 
eut  l'idée  d'inviter  <^  cette  réunion  scientificjue  Ips 
représentants  des  diverses  nations  slaves  :  Pologne, 
Bohême,  Serbie,  Monténégro,  Bulgarie  et  aussi  les 
Slave.s  non  ('iiianciitt's  de  l'empire  ottoman. 

bien  entendu  le  gouvonicrnfnt  russe  n'interve- 
nait pas  offlciellement,  mais  il  avait  donné  toutes 
les  autoritiations  et  toutes  les  facilités  nécessaires, 


212  LE    PANSL.WISMB 

et  nolamment,  comme  les  Slaves  en  général 
n'éUicni;  pas  riches,  il  avait  accordé  aux  invités  la 
circulation  gratuite  sur  les  chemins  de  1er  db  1  em- 
pire. 

Tous  les  pays  slaves  —  sauf  la  Pologne  qui  avait 
ses  raisons  de  s'abstenir  —  acceptèrent  l'invitation. 
Les  délégués  les  plus  nombreux  étaient  ceux  des 
pays  tchèques  ;  à  leur  tète  étaient  les  deux  chefs  de 
la  nation,  î/historien  Palacky  et  son  gendre  Ladislas 
Rieger  qui  en  était  le  véritable  chef  politique, 
l'archiviste  poète  Erben  que  nous  avons  déjà  ren- 
contré au  congrès  de  Prague,  Jules  Grégr,  publi- 
ciste  distingué,  propriétaire  de  La  Gazette  natio- 
nale, des  érudits,  des  députés  des  journalistes,  un 
peintre  célèbre,  Mânes,  môme  un  représentant  de 
la  noblesse,  ^e  comte  Villani,  un  survivant  de  1848. 

La  Slovaquie  envoyait  notamment  le  docteur 
Mudron,  un  de  ses  principaux  chefs  politiques,  la 
Croatie,  le  D'  Gaj  l'apôtre  de  Tillyrisme,  les  Serbes 
de  Hongrie,  le  publiciste  Polit  Desantchitch,  la 
Serbie,  le  D''  lanko  Schaîarilc,  bibliothécaire  de 
Belgrade,  neveu  de  l'illustre  slaviste  tchèque,  his- 
torien et  philologue.  Milan  Militchevitch  dont  la  vie 
tout  entière  a  été  consacrée  à  des  travaux  excel- 
lents sur  l'histoire  et  l'ethnographie  de  sa  nation, 
Vladan  Georgevitch  homme  de  lettres  et  homme 
d'État;  deux  délégués  de  la  Bukovine  représen- 
taient la  nation  ruthènc,  autrement  dit  la  Petite- 
Russie. 

Rieger  et  Palacky,  qui  faisaient  partie  de  la 
députation  tchèque,  n'avaient  pas  suivi  le  même 
itinéraire  que  leurs  compatriotes.  Ils  étaient  d'abord 


LE  CONGRÈS  DE  MOSCOU  EN  1867       213 

allés  à  Paris  pour  visiter  l'Exposition  universelle, 
pour  s'entretenir  avec  leurs  amis  de  France  et 
aussi  avec  les  chefs  de  l'émigration  polonaise.  On 
était  presque  au  lendemain  de  l'insurrection  de 
1862-63,  insurrection  organisée  à  Paris  par  l'émi- 
gration dont  les  chefs  étaient  alors  le  vieux  général 
André  Zamojski  et  le  prince  Ladislas  Gzartoryski, 
propriétaire  du  fameux  hôtel  Lambert.  Les  Polo- 
nais de  Galicie  n'avaient  pas  suivi  les  Slaves  de  la 
Cis-  et  de  la  Transleithanie^  dans  leur  campagne 
contre  l'établissement  du  dualisme.  Ils  avaient 
gardé  une  attitude  isolée  et  particularisle.  Les  deux 
délégués  de  la  nation  tchèque  furent  reçus  courtoi- 
gement  à  l'hôtel  Zamojski  et  à  l'hôtel  Lambert; 
mais  les  conversations  n'aboutirent  pas  et  ils  par- 
tirent pour  la  Russie.  Toutefois  Rieger  avait  promis 
d'intervenir,  autant  que  les  circonstances  le  per- 
mettraient, comme  médiateur  entre  les  deux  nations 
et  de  chercher  un  modus  vivendi  honorable  pour 
les  deux  parties. 

Ils  rejoignirent  à  Vilna  la  caravane  qui  était 
entrée  dans  le  royaume  de  Pologne  par  Graniça,  sur 
la  frontière  de  Galicie.  En  agissant  ainsi  ils  avaient 
évité  un  épisode  assez  pénible. 

A  Trzebinio  —  la  première  station  de  l'empire 
russe,  à  Czenstochowa,  le  grand  sanctuaire  catho- 
lique polonais,  à  Varsovie  dans  la  capitale  du 
royaume  de  Pologne,  les  invités  slaves  étaient  chez 
les  Polonais  et  c'étaient  uniquement  des  foncliou- 

1.  Je  rappelle  que  ces  deux  mois  désignent  les  pays  en 
deçà  et  au  delà  de  la  Leitha,  qui  sépare  la  Hongrie  des 
autres  pays  do  Sa  Majesté. 


214  LE    PANSLAVISME 

naires  et  des  officiers  russes  qui  leur  faisaient  les 
honneurs. 

Les  Polonais,  peuple  soumis,  étaient  absents  de 
cérémonies  où  leurs  vainqueurs  jouaient  le  rôle 
de  maîtres  de  maison  et  cette  circonstance  n'était 
pas  sans  jeter  quelque  gêne  dans  les  épanchements. 
Ainsi  à  Trzebinie  un  orateur  russe  s'avisa  déporter 
un  toast  à  l'Université  tchèque  de  Prague  et  parut 
désagréablement  surpris  quand  on  lui  apprit  que 
cette  université  n'existait  pas  encore. 

Les  hôtes  ne  l'eussent  pas  été  moins  si  la  conver- 
sation avait  porté  sur  l'Université  polonaise  de 
Varsovie,  complètement  russifiée  depuis  plusieurs 
années.  Depuis  les  Tchèques  ont  été  gratifiés 
d'une  Université  qui  a  rendu  de  grands  services, 
mais  dont  les  professeurs,  nécessairement  fonction- 
naires autrichiens,  ont  dû  parfois  oublier  qu'ils 
étaient  les  représentants  intellectuels  d'une  natio- 
nalité slave. 

A  Vilna,  Rieger  dut  prendre  la  parole  :  «  Nous 
sommes  ici  pour  la  première  fois,  dit-il,  sur  un 
sol  slave  où  le  Slave  est  maître  chez  lui.  Nous 
espérons  tous  qu'un  meilleur  avenir  se  prépare 
pour  les  autres  Slaves  et  qu'ils  seront  aussi  les 
maîtres  chez  eux.  » 

Ce  toast  n'était  pas  très  heureux.  Il  était  dans  une 
ville  naguère  presque  entièrement  polonaise,  russi- 
fiée en  apparence,  mais  où  les  Polonais  n'étaient 
certainement  pas  les  maîtres  chez  eux.  Rieger  aurait 
mieux  fait  de  garder  le  silence  et  de  réserver  son 
premier  toast  pour  Pskov  où  réellement  les  Slaves, 
C'est-à-dire  les  Russes,  étaient  les  maîtres  chez 


LE    CONGRÈS    DE    MOSCOU    EN    1867  215 

eux.  J'ai  eu  à  diverses  reprises  l'occasion  de  visiter 
la  Pologne,  mais  en  raison  de  circonstances  que 
l'on  devine,  j'ai  toujours  —  sauf  en  Galicie  —  gardé 
autant  que  possible  Vincognito. 

Le  20  mai,  la  députation  arrivait  à  Pétersbourg. 
L'accueil  fut  naturellement  enthousiaste.  Au  souper 
qui  suivit  l'arrivée  les  toasts  les  plus  chaleureux 
furentéchangés.  Un  délégué  tchèque,  le  D'-Brauner, 
avocat  à  Prague,  fil  ressortir  le  contraste  absolu 
entre  la  chaleur  avec  laquelle  les  frères  slaves 
étaient  accueillis  en  Piussie  et  la  façon  dont  ils 
étaient  traités  en  Autriche. 

En  partageant  l'Etat  austro-hongrois  entre  les 
Allemands  et  les  Magyars,  Beust  aurait  prononcé, 
dit-on,  deux  paroles  infiniment  regrettables.  La 
première,  que  j'ai  déjà  rappelée  plus  haut,  était 
celle-ci  :  «  Gardez  vos  hordes,  nous  garderons  loa 
nôtres.  »  L'autre  propos  était  celui-ci  :  «  Quant 
aux  Slaves,  nous  les  mettrons  au  pied  du  mur.  » 

«  Après  dix  siècles  d'eiïorts  et  de  luttes,  disait 
Brauner,  nos  ennemis,  pour  nous  remercier  des 
services  rendus,  nous  ont  déclaré  qu'ils  voulaient 
non":  serrer  contre  lo  mur;  vous,  vous  nous  serrez 
sur  votre  cœur.  » 

Brauner  ne  pouvait  pas  parler  autrement.  Il 
devait  ignorer  ou  oublier  ce  qu'il  avait  pu  cons- 
tater de  Graniça  à  Varsovie  et  môme  à  Vilua.  En 
Pologne,  c'étaient  les  Polonais  qui  étaient  au  pied 
du  mur, 

Ilicgor  tint  un  langage  molng  poétique,  mais 
infiniment  plus  sérieux  et  ses  paroles  pourraient 
servir  d'épigrnphe  à  ce  livre  : 


216  LE    PANSLAVISME 

«  Les  Slaves,  disait-il,  sont  la  nation  la  plus 
nombreuse  de  l'Europe.  Mais  hélas  cette  nation 
n'est  pas  la  première.  Nous  devons  chercher  la 
cause  de  cette  situation  dans  ce  fait  qu'ils  sont  les 
membres  éparpillas  d'une  race.  Chaque  groupe  a 
dû  lutter  contre  un  ennemi  spécial,  celui-ci  contre 
le  Magyar,  celui-là  contre  TAllemand,  cet  autre 
contre  le  Tatare.  Mais  quand  se  lèvera  le  soleil  de 
la  solidarité  slave,  quand  nous  aurons  reconnu 
que  nous  sommes  un  seul  peuple,  quand  nous 
aurons  appris  à  nous  soutenir  mutuellement,  nous 
serons  une  grande  nation,  une  nation  aussi  grande 
dans  la  réalité  qu'elle  l'est  par  le  nombre.  » 

A  Pétersbourg,  la  délégation  qui  avait  passé  la 
frontière  russe  à  Graniça  fut  rejointe  par  un  cer- 
tain nombre  de  congénères,  serbes,  croates, 
tchèques  et  même  par  un  Kachoube,  le  D'Cénova* 
—  un  membre  de  cette  nation,  dernier  débris  des 
Slaves  baltiques,  que  nous  avons  dû  plus  haut 
adjuger  à  la  Pologne.  Ce  Kachoube,  évidemment, 
se  considérait  comme  Slave  baltique  et  non  comme 
Polonais. 

Le  22  mai,  les  Serbes  de  la  principauté  étaient 
reçus  par  le  chancelier  Gortchakov.  «  La  nation 
serbe,  dit  le  ministre,  est  une  race  forte  et  jeune 
à  laquelle  l'avenir  réserve  un  grand  développe- 
ment. Je  suis  vieux  et  ne  verrai  pas  ce  développe- 
ment. Mais  mes  successeurs  veilleront  sur  les 
destinées  de  la  nation  serbe,  comme  j'ai  fait  moi- 

1.  Génova  (1818-1881)  était  un  médecin  philologue  qui 
a  écrit  un  certain  nombre  d'ouvrages  en  dialecte  kachoube 
sur  liv  langue  ei  le  foik-Iore  de  ses  compatriotes. 


IF,    CONGRÈS    DE    MOSCOU    EN     I8G7  217 

même  ».  On  sait  que  c'est  pour  la  défense  de  la 
nation  serbe  que  la  Russie  s'est  lancée  dans  la 
guerre  en  1914. 

Dans  un  banquet  offert  au  Club  de  la  noblesse, 
on  lut  une  pièce  de  vers  du  poète  Tioutchev. 
Celte  pièce  qui  attestait  les  sentiments  fraternels 
de  la  Russie,  se  terminait  par  une  strophe  que  l'on 
n'a  pas  osé  reproduire  dans  le  compte  rendu  publié 
à  Prague.  On  eût  risqué  un  procès  de  haule  trahi- 
son. Cette  strophe  était  ainsi  conçue  : 

«  La  confiance  dans  la  justice  divine  ne  s'étein- 
dra point  dans  nos  âmes,  dussions-nous  prévoir 
des  centaines  de  sacrifices.  Un  jour  —  s'il  existe  — 
le  juge  suprême  rendra  un  arrêt  certain  :  et  ces 
mots,  tsar  libérateur,  franchiront  les  frontières  de 
la  Russie  ». 

Le  tsar  libérateur,  c'a  été  d'abord  celui  qui  a 
décrété  l'affranchissement  des  serfs;  c'a  été  ensuite 
celui  quia  délivré  la  nation  bulgare  dont  une  par- 
tie a  été  ensuite  maintenue  en  servage  par  la 
diplomatie  européenne.  Celui  qu'annoncent  les 
vers  de  Tioutchev,  c'est  celui  qui  libérera  tout 
l'ensemble  de  la  race  slave,  y  compris  la  Pologne 
—  j'entends  la  Pologne  des  Polonais.  Il  ne  saurait 
être  question  de  leur  restituer  ni  Kiev,  ni  Smo- 
lensk. 

Le  25  mai,  les  Slaves  furent  reçus  à  Tsarskoïe- 
Selo,  par  l'empereur.  Ce  fut  l'ambassadeur  d'Au- 
triche, le  comte  Revertora,  qui  présenta  les  sujets 
austro-hongrois. 

Parmi  les  innombrables  toasts  prononcés  à 
Pétersbourg,  je   signalerai  seulement    celui   d'un 


218  LE,  PANSLAVISME 

officier  russe,  le  général  Ivanitsky  :  «  Le  malheur 
de  notre  nation,  disait-il,  c'est  que  —  en  dépit  de 
notre  croissance  et  de  notre  extension  —  nous 
avons  dû,  surtout  pour  ce  qui  concerne  la  civilisa- 
tion et  le  progrès,  nous  adresser  à  nos  ennemis, 
les  Allemands.  Ils  se  sont  faufilés  chez  nous  et, 
sous  prétexte  de  nous  civiliser,  ils  ont  abomina- 
blement gâté  notre  langue.  Ils  ne  nous  ont  pas 
réellement  servis  ;  mais  ils  ont  opéré  au  détriment 
de  notre  esprit  national.  Mais  nous  ne  les  croyons 
plus,  nous  ne  croyons  plus  dans  la  science  alle- 
mande. Vous,  Tchèques,  vous  avez  des  savants  : 
vous  êtes  un  peuple  éclairé  ;  venez  prendre  chez 
nous  la  place  qu'occupaient  ici  les  Allemands. 
Vous,  vous  comprenez  les  vrais  intérêts  slaves  ». 
Ces  paroles  étaient  parfaitement  justes,  et  de  nom- 
breuses immigrations  tchèques  en  Russie,  ont  en 
partie  réalisé  les  idées  du  général. 

Les  pèlerins  slaves  arrivèrent  le  28  mai,  à  huit 
heures  du  soir,  à  Moscou.  Ils  furent  surtout  fêtés 
dans  cette  capitale  par  l'historien  publiciste  Pogo- 
dine.  Pogodine  était  un  sincère  ami  des  Slaves; 
mais  il  ne  voyait  leur  salut  que  dans  l'orthodoxie 
religieuse.  A  ce  point  de  vue,  il  était  l'adversaire 
déclaré  des  Polonais.  Le  premier  Slave  qui  eut 
l'occasion  de  lui  répondre  était  précisément  un 
Serbe  orthodoxe,  Soubolitch,  membre  du  tribunal 
de  Zagreb  (Agram),  et  poète  distingué. 

«  Nous  sommes  venus,  dit-il,  à  cette  réunion 
fraternelle,  et  nous  vous  avons  apporté  trois  dons  : 
le  premier,  c'est  Vamour,  l'amour  pur  et  saint  qui 
anime  tous  les  fils  de  la  race  slave.  Pendant,  notre 


LB  CONGRÈS  DE  MOSCOU  EN  1867       219 

voyage  nous  avons  appris  à  croire  que  cette  vertu 
de  la  parenté  a  des  racines  solides  dans  la  pensée 
et  le  cœur  de  la  nation  russe  et  cette  foi  est  notre 
second  présent.  Notre  troisième,  c'est  Vespérance. 
C'est  ici,  dans  cette  vieille  et  glorieuse  Moscou, 
que  s'est  éveillée  en  nous  l'espérance  d'un  meilleur 
avenir  dans  un  accord  fraternel  avec  la  puissante 
Russie  qui  nous  reçoit  aujourd'hui  ».  De  retour 
dans  son  pays,  l'orateur  dut  expier  ces  paroles. 

Les  hôtes  visitèrent  naturellement  l'Exposition 
anthropologique  qui  était  le  but  officiel  de  leur 
lointaine  excursion.  L'objet  de  cette  excursion 
n'était  pas  un  Congrès  politique  comme  celui  de 
Prague,  mais  un  échange  de  vues  et  d'idées. 

Parmi  les  discours  échangés,  je  note  celui  du 
D'  Sokolov,  président  de  la  Société  des  médecins 
russes. . 

«  Notre  Société,  disait-il,  a  rendu  de  grands  ser- 
vices, particulièrement  dans  le  domaine  de  la  phar- 
macie. Naguère,  cette  profession  était  presque 
entièrement  aux  mains  des  Allemands  qui  s'enri- 
chissaient d'une  façon  inouïe.  Par  exemple,  il  ven- 
daient doux  roubles  telle  substance  que  la  phar- 
macie, fondée  par  notre  Société,  vend  deux  kopeks 
et  pourtant  avec  bénéfice^  » 

Palacky  prit  la  parole  pour  rappeler  les  épreuves 
que  la  science  slave  avait  eu  à  supporter  chez  les 
Tchèques,  notamment  dans  la  personne  de  Scha- 
farik. 

1 .  Lo  kopok  est  au  rouble  ro  quo  le  conlimc  est  au  franc 
Noluns  que  réceiiiiiiciil  encore  notre  pharmacopée  était  Bub- 
mergée  par  la  drogue  allemande. 


220  LB    PANSLAVISME 

Au  dîner  offert  par  l'Université,  le  recteur  Bar- 
chev  rappela  que  la  politique  actuelle  de  l'Europe 
était  la  politique  des  nationalités  : 

tf  La  cause  de  nos  misères  antérieures  doit, 
disait-il,  être  cherchée  dans  la  diversité  du  monde 
slave.  Ces  misères  cesseront  quand  les  Slaves 
seront  unis,  quand  les  droits  de  la  nation  slave 
seront  reconnus,  comme  le  sont  ceux  des  nations 
italienne  et  allemande.  » 

Pour  atteindre  ce  but,  Rieger  proposa  l'organi- 
sation de  congrès  slaves  où  se  réuniraient  pério- 
diquement les  naturalistes,  les  historiens,  les 
artistes  et  les  économistes.  Je  ne  sache  pas  que 
cette  idée  ait  été  définitivement  réalisée.  Il  y  a  eu 
quelques  timides  essais  —  notamment  celui  de 
Kiev,  dont  je  parlerai  tout  à  l'heure  —  mais  on  n'a 
pas  abouti  à  une  organisation  définitive. 

Le  2  juin,  un  banquet  de  cinq  cents  couverts  était 
offert  dans  le  parc  des  Fauconniers  (Sokolniki),  aux 
quatre-vingt-deux  hôtes  slaves  présents  à  Moscou. 

Au  centre  de  la  salle,  entre  les  deux  tables  prin- 
cipales, était  dressé  l'étendard  des  apôtres  slaves, 
des  saints  Cyrille  et  Méthode  qui  ont  été  naguère 
les  apôtres  de  la  Grande-Moravie  et  qui  symbolisent, 
ou  plutôt  qui  devraient  symboliser  l'unité  reli- 
gieuse et  morale  des  Slaves  catholiques  et  ortho- 
doxes par  lesquels  ils  sont  également  vénérés.  C'est 
sous  cet  étendard  symbolique  que  les  toasts  furent 
prononcés. 

Après  les  toasts  officiels  en  l'honneur  de  l'Empe- 
reur et  de  l'Impératrice,  ce  fut  l'historien  Pogo- 
dine  qui  prit  la  parole  : 


7,E    CONGUÈS    DE    MOSCOU    EN    18G7  22i 

«  Je  soubaite,  dit-il,  en  résumé,  que  tous  les 
Slaves,  sans  exception,  à  quelque  Etat  qu'ils  appar- 
tiennent, jouissent  des  droits  des  citoyens  du  dix- 
neuvième  siècle,  que  nul  d'entre  eux  ne  soit 
soumis  à  l'oppression  antérieure.  Je  souhaite  le 
même  bonheur  au  Tchèque  et  au  Serbe,  au,  Croate 
et  au  Dalmate,  au  Russe  de  Galicie  et  au  L^sacien, 
au  Slovaque  et  au  Polonais.  Je  viens  de  pronopcer 
le  nom  des  Polonais.  Mais  où  sont-ils?  Je  n^  les 
vois  point  dans  notre  réunion.  Ils  se  tiennent  au 
loin,  l'œil  courroucé,  et  ne  prennent  point  part  à 
notre  œuvre  commune.  Nous  regrettons  ce  sépa- 
ratisme dans  l'œuvre  slave,  nom  pleurons  sur 
lui...  Mais  nous  espérons  que  le  temps  viendra  où 
les  Polonais  rendront  justice  à  notre  bon  et  noble 
souverain  et  rentreront  dans  le  sein  de  la  Slavie. 

«  Nous  souhaitons  que  notre  Congrès  soit  le 
commencement  de  relations  constantes  dans  l'in- 
térêt de  la  science,  de  l'industrie,  du  commerce,  Je 
la  colonisation  et  que  tous  les  Slaves,  on  vue  d'un 
but  commun,  adoptent  une  langue  commune.  » 

Pogodine,  il  faut  bien  le  reconnaître,  avait  abso- 
lument manqué  de  tact.  Il  y  a,  dit  le  cardinal  de 
PiCtz,  des  choses  «  qui  ne  s'entendent  jamais  si 
bien  que  dans  le  silence  >>.  Il  eût  beaucoup  mieux 
fait  de  garder  le  silence  sur  l'absence  des  Polonais. 

llieger  estima  que  le  moment  était  venu  de  tenir 
la  promesse  qu'il  avait  faite  naguère  durant  son 
séjour  à  Paris,  à  Zaniojski  et  à  Czartoryski.  Il  prit 
en  main  l'étendard  de  Cyrille  et  Méthode  et,  après 
quelques  formules  de  politesse  préliminaires,  il 
continua  ainsi  : 


222  LB    PANSLAVISME 

«  Mon  ami  Pogodinea  prononcé  une  belle  parole 
en  souhaitant  le  bonheur  et  la  félicité  des  Russes 
et  des  Polonais.  Moi  aussi,  je  constate  avec  tris- 
tesse que  dans  cette  réunion  fraternelle  de  tous 
les  Slaves,  seuls  les  Polonais  sont  restés  en  dehors; 
mais  j'estime  que  ce  procédé,  qui  vous  étonne,  n'est 
pas  tout  à  fait  sans  raison. 

«  Lors  de  la  dernière  guerre  —  une  guerre 
hélas  !  fratricide  —  l'un  des  vôtres  en  appela  à 
l'opinion  impartiale  des  Tchèques  ;  car  à  ce  moment- 
là  toute  l'Europe  était  contre  la  Russie. 

«  Messieurs,  mon  paternel  ami  M.  Palacky*  et 
moi,  à  l'époque  où  toutes  les  nations  de  l'Occi- 
dent se  déclaraient  contre  les  Russes  et  manifes- 
taient leurs  sympathies  aux  insurgés,  nous  avons 
hardiment  déclaré  que  nous  regardions  l'attitude 
des  Polonais  comme  un  malheur  et  que  nous  con- 
sidérions les  écrits  qu'ils  publiaient  contre  vous 
comme  un  grand  tort  fait  à  un  peuple  frère. 

«  En  notre  qualité  de  frères  des  Polonais  et  des 
Russes  nous  nous  sommes  tenus  à  l'écart  et  nous 
avons  voulu  porter  un  jugement  équitable  sur  les 
uns  et  les  autres.  Nous  savions  par  l'histoire  que 
la  noblesse  et  le  gouvernement  polonais  ont  fait 
grand  tort  au  peuple  russe  en  lui  enlevant  l'élé- 
ment petit-russe,  quand  ils  ont  usé  vis-à-vis  de  lui 
de  procédés  peu  nobles,  comme  la  prétendue 
union^.  Nous  avons  considéré  ces  procédés  comme 

1.  Rieger  était  le  gendre  de  Palacky. 

2.  On  sait  que  pour  assimiler  les  Russes  de  Lithuanieet  de 
l'Ukraine  les  Polonais  leur  ont  imposé  l'union  avec  l'Eglise 
romaine,  union  à  laquelle  un  grand  nombre  d'entre  eux 
ont  d'ailleurs  refusé  de  s'associer. 


LE    CONGRÈS    UE    MOSCOU    EN    1867  223 

des  torts  et  nous  avons  reconnu  que  vous  aviez 
raison  de  réannexer  des  pays  qui  vous  avaient  été 
enlevés  par  la  violence. 

«  Nous  avons  déclaré  que  le  groupe  petit-russe  a 
le  droit  de  se  réclamer  de  vous,  attendu  qu'au 
jugement  de  la  science  vous  ne  faites  qu'une  seule 
et  même  nation^. 

((  Mais  nous  ne  pouvons  dissimuler  que  les  Polo- 
nais, groupe  des  Slaves  occidentaux,  diffèrent  des 
Russes  par  la  langue  et  par  l'histoire,  et  les  paroles 
de  mon  estimable  ami,  le  professeur  Pogodine, 
me  garantissent  que  tous  les  Russes  éclairés  et 
justes  reconnaissent  aussi  le  droit  des  Polonais.  Je 
vois  dans  cet  accord  l'assurance  d'un  meilleur 
avenir  pour  les  Slaves.  Car  l'amour  mutuel  des 
Slaves,  la  fraternité  panslave  ne  serait  point  une 
vérité,  mais  une  vaine  parole,  si  l'égoïsme  d'un 
groupe  prétendait  l'élever  au-dessus  des  autres, 
l'autoriser  à  engloutir  les  autres  groupes. 

«  Le  véritable  amour  fraternel,  le  véritable  et 
noble  panslavisme  n'est  possible  que  si  chaque 
Slave  considère  les  autres  Slaves  comme  ses 
égaux. 

«  Lorsque  s'est  produite  l'insurrection  polonaise, 
nous  avons  reconnu  qu'elle  faisait  beaucoup  de 
tort  aux  Russes  dans  le  monde  entier.  Maintenant 
je  dis  qu'elle  a  été  un  malheur  pour  touUle  monde 
slave. 

«  Instruisons-nous  par  l'histoire  de  notre  race. 
Les  anciens  Slaves  do  l'Elbe  qui  occupaient  naguère 

1.  CousultfM-  Bur  cello  qucslion  Nioderlé,  la  liucc  slave 
(édition  française,  pi».  4'J  et  suiv.) 


224  LE    PANSLAVISME 

la  moitié  de  la  Germanie  actuelle,  étaient  divisés 
entre  eux  et  se  faisaient  la  guerre.  Dans  ces  guerres 
les  Allemands  venaient  à  leur  aide  contre  des 
frères  slaves,  et  c'est  ainsi  que,  se  démolissant  les 
uns  les  autres,  tous  sont  tombés  en  servage  ou  ont 
péri. 

«  Messieurs,  qui  peut  nous  garantir  que  cette 
catastrophe  ne  se  répétera  pas,  si  nous  ne  nous 
laissons  pas  instruire  par  les  leçons  du  passé  et  par 
l'amour  fraternel? 

«  Si  la  lutte  entre  les  Russes  et  les  Polonais  con- 
tinue, si  dans  cette  lutte  il  s'agit  de  l'existence 
nationale,  qui  nous  garantit  que  les  Polonais 
n'appelleront  point  à  leurs  secours  contre  les 
Russes  les  Allemands  arrivés  à  l'unité  et  à  l'état 
de  grande  puissance  militaire?  Et  moi  je  prévois 
avec  douleur  que  dans  une  telle  lutte  un  grand 
peuple  slave  périra  encore  de  façon  ou  de  l'autre. 
Et  que  deviendra  alors  notre  Slavie  et  le  rôle  que 
doit  remplir  la  civilisation  européenne  un  peuple 
si  considérable  qui  occupe  la  moitié  de  l'Europe? 

«  Avec  l'aide  de  Dieu,  cette  catastrophe  ne  se 
produira  pas  et  j'espère  bien  que  l'histoire  sera 
une  leçon  pour  nous,  et  que,  pénétrés  du  senti- 
ment de  la  solidarité  et  de  l'amour  fraternel,  nous 
reconnaîtrons  que  nous  devons  suivre  une  autre 
voie  que  celle  des  infortunés  Slaves  disparus. 

«  ...  Si  parfois  la  guerre  éclate  entre  des  frères,  si 
l'un  des  deux  a  fait  du  tort  à  l'autre  et  si  l'un  des 
deux  frères  remporte  la  victoire,  qu'arrive-t-il? 
La  rancune,  la  haine,  doivent-elles  subsister  éter- 
nellement? Je  pense  qu'il  arrive  un  moment  où 


LE  CONGRÈS  DE  MOSCOU  EN  1867       225 

l'amour  fraternel  doit  triompher,  où  le  vainqueur 
magnanime  doit  dire  à  l'autre  :  «  Tu  vois,  je  t'ai 
écrasé;  tu  es  en  mon  pouvoir  et  je  puis  faire  de 
toi  ce  que  je  veux;  mais  je  suis  juste,  je  veux  me 
conduire  avec  toi  comme  un  frère,  te  donner  ce 
qui  te  revient  et  t'aider  à  exister.  » 

Rieger  sentait  qu'il  s'aventurait  sur  le  terrain 
des  considérations  politiques,  sur  un  terrain  par- 
ticulièrement glissant  et  dangereux;  il  s'excusait  et 
déclarait  en  appeler  au  cœur  généreux  de  l'Empe- 
reur. 

«  Je  ne  veux  pas,  ajoutait-il,  que  les  Russes 
cèdent  un  pouce  du  terrain  auquel  les  attachent 
l'honneur  et  le  droit  de  leur  nation;  mais  quand 
les  Polonais  reconnaîtront  loyalement  les  droits 
de  votre  nationalité,  et  notamment  du  groupe 
petit-russe,  je  pense  que  vous,  qui  êtes  les  victo- 
rieux et  les  plus  puissants,  vous  tiendrez  à  mon- 
trer que  vous  ne  voulez  "pas  les  dénationaliser,  que 
vous  tiendrez  à  leur  manifester  un  amour  fraternel. 

«  Je  sais,  Messieurs,  que  ce  que  je  vous  ai  dit  ne 
paraîtra  ni  juste  ni  agréable  à  beaucoup  d'entre 
vous;  mais  Dieu  m'est  témoin  que  je  n'ai  parlé 
que  par  amour  pour  vous,  d'un  cœur  entièrement 
dévoué  à  tous  les  Slaves  et  je  vous  prie  d'y  bien 
réfléchir  à  tète  reposée.  Dieu  veuille  que  mes  propos 
soient  tombés  sur  un  bon  terrain. 

«  Je  le  répète,  je  ne  veux  faire  aucun  tort  au  droit 
de  la  nation  russe,  mais,  si  ce  droit  est  reconnu 
loyalement  par  les  Polonais,  j'espère  (juc  les 
Russes  en  leur  qualité  de  bons  Slaves,  de  lidôles 
disciples  des  grands    apôtres   slaves,    Cyrille    et 


226  LE    PANSLAVISME 

Méthode,  prononceront  les  premiers  ce  beau  mot 
de  la  charité  chrétienne  :  réconcilialion.  » 

Le  témoin  oculaire  tchèque  auquel  j'emprunte  les 
éléments  de  mon  récit  ne  dissimule  pas  qu'un 
grand  nombre  de  Russes  furent  désagréablement 
surpris  par  ce  qu'ils  avaient  compris  ou  ce  qu'on 
leur  avait  expliqué  de  ces  paroles  prononcées  en 
langue  tchèque  —  ce  qui  atténuait  singulièrement 
les  effets  —  et  qu'ils  donnèrent  des  signes  de  mé- 
contentement. 

Evidemment  il  avait  fallu  beaucoup  de  courage 
à  l'orateur  pour  risquer  une  démarche  aussi  auda- 
cieuse, aussi  témérairement  prématurée. 

Lorsque  le  texte  de  son  discours  me  parvint  à 
Paris  dans  les  premiers  jours  de  juin  1867  je 
m'empressai  de  le  communiquer  à  mon  voisin,  le 
vieux  général  André  Zamojski,  chez  lequel  je  m'étais 
peu  de  temps  auparavant,  rencontré  avec  mes 
amis  de  Prague.  Le  général  était  au  lit,  souffrant 
d'un  terrible  accès  de  goutte  :  il  ne  lisait  pas  le 
tchèque  et  je  lui  traduisis  le  texte  du  discours 
aussi  littéralement  que  possible.  Le  malade  écou- 
tait avec  la  plus  grande  attention  et,  quand  j'eus 
terminé  ma  lecture  : 

«  Évidemment,  me  dit-il,  je  ne  puis  m'associer 
à  toutes  les  paroles  de  M.  Rieger,  mais  nous  ne 
pouvons  que  lui  être  reconnaissants  de  ce  qu'il  a 
tenté  de  faire  pour  nous.  » 

Je  reviendrai  tout  à  l'heure  sur  les  suites  de  cet 
épisode. 

Les  membres  du  Congrès  se  séparèrent  avec  dés 
illusions  dont  bien  peu  devaient  se  réaliser. 


LE  CONGRÈS  DB  MOSCOU  EN  1867       227 

L'auteur  de  la  brochure  tchèque,  à  laquelle  j'ai 
fait  tant  d'emprunts,  au  lendemain  du  retour  dans 
sa  patrie  résun^.ail  ainsi  ses  conclusions  : 

Le  Congrès  slave  de  Moscou  ne  nous  a  pas  seule- 
appris  la  puissance  de  l'élément  slave,  mais  la 
force  de  Tidée  slave.  L'idée  de  la  solidarité  qui 
jusqu'alors  n'avait  été  cultivée  qu'en  théorie  a  pour 
la  première  fuis  sur  le  soi  russe  acquis  une  base 
réelle,  un  terrain  solide.  Sans  loucher  à  la  situation 
politique  et  aux  devoirs  des  groupes  isolés,  celte 
sitlidarité  peut  être  prati(iuée  chez  tous  les  groupes 
slaves  par  les  procédés  qui  ont  été  indiqués  à 
Moscou. 

On  a  décidé  ce  qui  suit  : 

1°  Au  moins  tous  les  deux  ans  un  congrès  pan- 
slave  aura  lieu  dans  une  ville  indiquée  d'avance. 

2'^  Dans  ces  congrès  on  discutera  librement 
les  diverses  questions  qui  se  rattachent  à  la  soli- 
darité (mutualité)  littéraire,  scientifique,  arlisUquc, 
et  d'une  façon  générale  à  la  solidarité  morale  et  à 
l'union  des  Slaves. 

3°  Ces  questions  et  les  projets  qui  s'y  rattachent 
pourront  être  prépaies  dans  des  congrès  locaux, 
scientifiques,  littéraires  et  artistiques. 

4°  Ces  congrès  se  réuniront  du  l*""  août  au 
1*""  octobre. 

5°  Une  société  d'édition  sera  fondée  [>our  enlre- 
leuir  la  solidarité  intellectuelle  des  peuples  slaves. 

6°  Un  comité  permanent  sera  institué  à  Moscou 
pour  établir  l'union  des  Slaves. 

On  a,  continue  l'auteur  de  la  brochure  tchèque, 
reconnu  le  besoin  de  rapprocher  le  plus  possible 


228  LE    PANSLAVISME 

les  diverses  nations  slaves.  Il  paraît  désirable  d'éta- 
blir une  terminologie  scientifique  unique  pour 
toutes  les  langues.  On  a  d'autre  part  exprimé  le 
désir  de  voir  une  langue  slave  vivante  devenig 
la  langue  littéraire  commune  de  tous  les  Slaves. 
Cette  langue  paraît  devoir  être  le  russe.  Mais 
l'admettre  comme  langue  littéraire  à  la  place  du 
tchèque  ce  serait  commettre  un  suicide  intellec- 
tuel et  priver  la  nation  de  tout  aliment  spirituel, 
juste  au  moment  où  elle  en  a  le  plus  besoin. 

Avant  tout,  concluait  la  brochure  tchèque,  le 
monde  slave  de  l'Occident  doit  se  dérober  au  joug 
de  la  culture  allemande  qui  ne  lui  fournit  pas  des 
aliments  propres  à  développer  son  organisme. 
Soyons  moins  allemands,  cultivons  moins  la  langue 
et  la  littérature  allemandes  pour  nous  livrer  avec 
plus  d'ardeur  aux  langues  et  aux  littératures  slaves. 

Cultivons  avant  tout  la  solidarité  slave.  Le  lien 
intime  qui  dès  maintenant  réunit  la  grande  famille 
slave  ne  peut  pas  être  sans  influence  sur  ses  des- 
tinées politiques.  La  grande  misère  des  peuples 
slaves,  c'a  été  leur  isolement. 

Ces  dernières  phrases  résument  l'idée  fondamen- 
tale du  panslavisme  et  c'est  pourquoi  le  pansla- 
visme n'a  cessé  d'être  dénoncé,  attaqué,  flétri  par 
tous  ceux  qui  avaient  intérêt  à  exploiter  les 
peuples  slaves,  notamment  les  Allemands,  les 
Magyars,  les  Turcs,  les  Hellènes. 

D'ailleurs  les  six  résolutions  que  j'ai  exposées 
plus  haut  sont  restées  lettre  morte.  Je  ne  connais 
que  deux  circonstances  où  elles  aient  obtenu  un 
semblant  de  réalisation. 


LE    CONGRÈS    DE    MOSCOU    EN    1867  229 

On  sait  qu'entre  toutes  les  grandes  Académies 
des  deux  mondes  il  existe  une  Association  interna- 
tionale qui  a  déjà  produit  d'heureux  résultats,  mais 
qui  se  trouvera  évidemment  dans  des  conditions 
difficiles  au  lendemain  de  la  paix.  Il  sera  bien 
difficile  aux  délégués  de  Paris,  Londres,  Pétro- 
grad  et  Rome  de  se  réunir  désormais  à  Berlin.  Il 
existe  actuellement  six  académies  slaves,  celles  de 
Pétrograd,  Cracovie,  Prague,  Agram,  Belgrade 
et  Sofia  auxquelles  il  faut  ajouter  la  Société  royale 
des  sciences  de  Prague,  la  plus  ancienne  des 
Sociétés  savantes  dans  le  monde  slave.  Il  y  a 
quelques  années  elles  se  sont  entendues  entre 
elles,  sauf,  je  crois  l'Académie  polonaise  de  Cra- 
covie, qui  fait  bande  à  part,  pour  l'entreprise  et  la 
publication  d'œuvres  poursuivies  en  commun.  C'est 
là  un  excellent  type  do  panslavisme  scientifique. 
D'autre  part  et  dans  un  ordre  d'idées  tout  diffé- 
rent, il  existe  dans  les  différents  pays  slaves  un 
certain  nombre  de  sociétés  de  gymnastique, 
appelés  Sokols  (les  faucons).  Ces  sociétés,  dans 
les  pays  tchèques  avaient,  avec  l'agrément  des 
autorités  autrichiennes,  constitué  une  fédération 
qui  en  1912  convoqua  toutes  les  sociétés  sœurs  des 
pays  slaves  à  un  grand  concours  de  gymnastique 
qui  eut  lieu  à  Prague  au  mois  de  juin.  J'assistais 
en  compagnie  d'un  certain  nombre  de  délégations 
françaises,  à  cette  solennité.  Tous  les  pays  slaves 
envoyèrent  des  délégués,  sauf  la  Pologne  qui  no 
voulait  pas  que  ses  gymnastes  pussent  se  rencon- 
trer, mémo  dans  le  stade,  avec  ceux  de  la  Russie. 
Les  fôtes  de  Prague  purent  néanmoins  être  consi- 


è30  I,B    PANSLAVISME 

dérées  comme  des  fêles  panslavistes.  Aujourd'hui 
elles  ne  seraient  plus  possibles.  Depuis  le  début 
de  la  guerre  la  fédération  des  Sokols  tchèques  a  été 
dissoute. 

Il  s'agit  avant  tout  pour  le  gouvernement  autri- 
chien de  faire  plaisir  à  l'Allemagne  et  de  livrer  la 
nation  tchèque  en  proie  aux  appétits  farouches  du 
teutonismc.  Les  Sokols  slaves  doivent  céder  la 
place  aux  Turnvereine  allemands. 

L'expédition  des  Slaves  à  Moscou  provoqua  natu- 
rellement une  certaine  émotion  en  Europe.  On  y 
vit  —  non  sans  raison  —  une  manifestation  pan- 
slaviste  et  le  panslavisme  élaitalors  très  mal  coté  en 
Allemagne  et,  par  suite,  naturellement  en  France  et 
en  Angleterre.  Même  en  Bohême  il  y  eut  des 
mécontents.  A  leur  tête  était  le  poète  et  pamphlé- 
taire Joseph  Fricz  qui  avait  vécu  à  Paris,  qui  était 
inféodé  à  l'émigration  polonaise  et  qui  depuis 
Sadow^a  avait  transporté  son  séjour  à  Berlin  où  il 
publiait  une  Correspondance  Tchèque.  Il  fît  paraître 
à  Prague  une  brochure  en  langue  tchèque  où  il 
prenait  violemment  à  partie  les  voyageurs  de 
Moscou  et  leur  faisait  la  leçon.  Cette  brochure,  en 
dehors  du  public  tchèque  auquel  elle  était  destinée, 
ne  fît  pas  grand  bruit.  Ce  qui  en  fît  beaucoup  plus 
ce  fut  un  article  de  Julian  Klaczko  dans  le  numéro 
du  !•'  septembre  1867  de  la  Bévue  des  Deux 
Mondes. 

C'était  un  curieux  personnage  que  JuUan  Klaczko. 
C'était  d'origine  un  juif  lithuanien  ;  dans  mon 
récent  voyage  à  Wilna,  j'ai  retrouvé,  dans  le  quar- 


LB    CONGRÈS    DE   MOSCOU    EN    1867  231 

lier  israélite,  nombre  de  ses  homonymes, peut-être 
de  ses  parents,  tou^;  plus  russes  les  uns  que  les 
autres  et  qui  écrivaient  leurs  noms  avec  rorlho- 
graj)he  russe  : 

KLIATCHKO 

II  avait  débuté  par  uu  volume  en  hébreu  :  Poda- 
jun  Visla,  sylloge  hebrseoram  carminum  atque 
narrationum  (Leipzig,  1843)  et  par  une  brochure 
allemande  qui  avait  fait  quelque  bruit  :  Die  deutsche 
Ilegemonen.  Offenes  sendschreiben  an  G.  Gervinus 
{Berlin,  1849).  Puis  il  était  venu  s'établir  à  Paris, 
s'était  converti  au  catholicisme,  était  devenu  d'un 
nationalisme  polonais  intransigeant,  et,  comme 
les  Polonais  étaient  très  bien  vus  sous  le  règne  de 
Napoléon  III,  il  avait  bénéficié  de  leur  popularité; 
il  avait  été  nommé  bibliothécaire  du  Corps  légis- 
latif, tandis  que  son  compatriote,  Charles-Edmond 
Cliojecki,  connu  dans  notre  monde  littéraire  sous 
le  nom  de  Charles-Edmond,  remplissait  les  mêmes 
fonctions,  au  Sénat.  Il  écrivait  dans  la  Revue,  des 
Deux-Mondes  où  il  a  donné  de  rares  essais  sur  les 
choses  polonaises  ;  son  esprit  cosmopolite  se  plai- 
sait surtout  aux  études  de  philosophie  politique; 
ses  convictions  catholiques,  très  ardentes,  l'incli- 
naient vers  l'Autriche  et  le  rendaient  essentielle- 
ment hostile  à  la  Prusse  luthérienne  et  à  la  Russie 
orthodoxe.  On  sait  qu'au  temps  do  M.  de  Beust,  il 
a  fini  par  passer  au  service  du  gouvornement  autri- 
chien. On  comprend  que  dans  ces  conditions-là  il 
dut  être  peu  tendre  pour  le  panslavisme. 

Ce  fut  lui   qui  se  chargea  d'exprimer  dans   la 


232  LB   PANSLAVISME 

Revue  des  Deux-Mondes  (n"  du  1"  septembre  1867), 
les  rancunes  de  l'hôtel  Lambert  contre  les  mem- 
bres de  l'expédition  moscovite.  Il  le  fit  dans  un 
article  intitulé  :  Le  Congrès  slave  de  Moscou  et  la 
■propagande  panslaviste.  Le  vieux  Buloz  n'était  pas 
en  état  de  comprendre  qu'un  Polonais  catholique 
ne  pouvait  être  assez  désintéressé  pour  renseigner 
exactement  le  public  français  sur  le  caractère  véri- 
table des  relations  des  Slaves,  d'un  côté,  avec 
leurs  oppresseurs  ou  leurs  exploiteurs,  de  l'autre, 
avec  leurs  congénères  de  Pétersbourg  et  de  Moscou. 
D'autre  part,  Buloz,  imbu  de  préjugés  anlirusses  — 
qui  subsistèrent  longtemps  encore  après  la  guerre 
de  1870  —  ne  voyait  pas  le  danger  qui  nous  mena- 
çait du  côté  de  Berlin  et  ne  soupçonnait  pas  l'appui 
qu'aurait  pu  nous  apporter  contre  le  pangerma- 
nisme, l'organisation  fêdérative  du  monde  slave, 
autrement  dit  le  panslavisme.  Il  n'y  a  point  d'autre 
mot  pour  désigner  cette  union  que  nous  devons 
désirer  et  dont  le  nom  seul  terrorise   l'Allemagne. 

Au  moment  où  l'article  parut,  au  début  de  sep- 
tembre 1867,  je  voyageais  chez  les  Slaves  méridio- 
naux. J'avais  rencontré  à  Zagreb  (Agram)  et  à 
Belgrade,  des  patriotes  qui  revenaient  de  Moscou 
et  qui  m'avaient  fait  comprendre  leur  point  de 
vue.  Au  retour  de  mon  voyage,  j'ai  essayé  de  l'ex- 
pliquer à  mes  compatriotes. 

Les  Croates,  disais-je  en  résumé,  cherchent  et 
trouvent  des  sympathies  chez  les  Slaves  d'Autriche  ; 
ils  ne  croient  même  pas  devoir  refuser  celles  que 
leur  offre  en  Russie  le  parti  dit  slavophile.  Le  sla- 
visme  est  une  conséquence  naturelle  de  la  situa- 


LE  CONGRÈS  DE  MOSCOU  EN  1867       233 

tien  des  Slaves  dans  l'Empire  d'Autriche  et  l'Em- 
pire otloman.  Opprimés  par  les  minorités  allemande, 
magyare,  italienne,  ou  turque,  il  n'est  pas  éton- 
nant qu'ils  cherchent,  dans  une  action  commune, 
le  salut  de  leur  existence  et  retournent  à  leur  pro- 
fit l'exergue  de  la  monarchie  autrichienne  :  Viribus 
iDiitis...  La  formation  d'une  grande  Allemagne  qui 
ne  dissimule  pas  son  ambition  et  réclame  la  Mol- 
dau  et  le  Danube,  comme  fleuves  germaniques, 
donne  aux  Slaves  des  craintes  légitimes^  pour 
l'avenir.  D'autre  part,  le  rôle  protecteur  que  la 
Russie  a  pris  en  faveur  des  chrétiens  d'Orient  leur 
inspire  une  confiance  que  l'on  aurait  tort  de  blâ- 
mer avant  de  s'en  être  rendu  compte.  Ils  ne 
veulent  pas  de  la  Russie  comme  dominatrice,  mais 
ils  ne  croient  pas  devoir  la  rejeter  comme  alliée, 
si  jamais  son  alliance  leur  devenait  nécessaire. 
D'autre  part,  tout  en  plaignant  les  Polonais,  les 
Slaves  méridionaux  déclaraient  n'avoir  point  de 
raison  spéciale  de  s'intéresser  à  eux.  Les  Polonais, 
après  avoir  échoué  dans  leur  tentative  contre  les 
Russes,  sont  allés  se  mettre  au  service  de  la  Porte. 
Contre  qui  ?  Contre  les  Russes  ?  Non  pas  ;  mais 
contre  les  Serbes,  contre  les  Bulgares,  c'est-à-dire 
contre  des  frères  slaves,  contre  des  peuples  qui, 
comme  la  Pologne,  réclament  la  vie  et  l'indépen- 
dance. 

Uu  sétait  imaginé  chez  nous  que  l'Exposition 
ethnographique  de  Moscou  avait  été  improvisée, 

1.  Ceci  (!tait  écrit  dans  la  fievue  Moderne,  en  avril  1868. 
Réimprimé  dans  te  Monde  slave  (2«  édition,  Paris,  1897). 
Voir  l'essai  intitulé  Agram  et  tes  Croates. 


234  LB    PANSLAVISME 

le  Havre  ou  Dunkerque  et  ce  grand  port  devenu 
polonais. 

Que  si  la  Prusse  orientale,  morceau  assez  dur  à 
digérer,  semble  trop  difficile  à  assimiler  pour  la 
seule  Pologne,  on  peut  convenir  d'un  partage  avec 
le  voisin  russe.  La  Passarge,  par  exemple,  pourrait 
servir  de  frontière  aux  deux  Etats;  la  Pologne  se 
chargerait  de  Danzig  et  la  Russie  de  Kœnigsberg. 
Ce  qu'il  faut,  c'est  que  le  germanisme  disparaisse 
absolument  de  ces  régions;  ausrotten,  dirons-nous 
à  notre  tour  et  que  la  Baltique  y  redevienne  — 
ce  qu'elle  était  naguère  sur  tout  son  littoral  — 
une  mer  slave. 

Nous  ne  voulons  point  tracer  ici  les  limites 
exactes  de  la  Pologne  du  côté  du  monde  russe.  Il  y 
a  là  des  questions  délicates  qui  tiennent  fort  au 
cœur  des  deux  nations  et  qui  devront  être  résolues 
dans  un  esprit  de  concorde  et  de  tolérance. 
Puissent  les  deux  parties  avoir  l'idée  dans  les  cas 
trop  complexes  ou  trop  épineux  de  recourir  à  des 
tiers  arbitres  absolument  désintéressés. 

Un  point  délicat  à  régler  dans  la  question  polo- 
naise, c'est  celle  du  régime  politique.  D'après  les 
traditions  historiques,  la  Pologne  était  un  État 
républicain-aristocratique,  présidé  parun  roi  élec- 
tif. Ce  régime  a  fait  ses  preuves.  Elles  étaient 
détestables;  il  faudra  trouver  autre  chose. 

On  se  rappelle  qu'au  début  des  hostilités,  dans 
l'été  de  l'année  1914,  le  grand-duc  Nicolas  avait 
adressé  au  peuple  polonais  une  proclamation  qui 
lui  promettait  avec  un  régime  nouveau  la  répara- 
tion de  tous  les  torts  des  temps  passés. 


LE  CONGRÈS  DE  MOSCOU  EN  1867       235 

sympathie  pour  la  Russie  et  pour  les  Russes.  L'au- 
teur oubliait  que  la  politique  ne  peut  pas  unique- 
ment se  régler  sur  les  intérêts  d'un  peuple  malheu- 
reux, et  que  ses  compatriotes,  si  bons  chrétiens 
qu'ils  fussent,  n'avaient  point  dédaigné  de  s'allier 
aux  Turcs,  aux  Magyars,  même  aux  Autrichiens 
contre  les  Slaves. 

Quand  l'article  parut,  l'indignation  fut  profonde 
dans  tous  les  pays  slaves.  J'étais  à  Diakovo,  chez 
M?""  Strossmayer,  le  grand  évêque,  quand  le  numéro 
de  la  Revue,  à  laquelle  il  était  abonné,  lui  arriva. 
Un  matin,  je  le  vis  entrer  dans  ma  chambre,  les 
larmes  aux  yeux,  tout  ému  : 

—  Tenez,  mon  ami,  voilà  ce  que  les  Polonais 
écrivent  de  nous  ! 

L'évêque  était  un  grand  catholique,  mais  il  était 
aussi  un  grand  Slave.  11  rêvait  l'unité  slave  sous  la 
forme  de  l'union  des  schismatiques  à  l'Eglise 
romaine.  Il  s'était  trouvé  à  Paris,  en  même  temps 
que  Rieger  et  Palacky.  Ils  lui  avaient  expliqué  les 
raisons  de  leur  pèlerinage  à  Moscou,  et  il  ne  les 
en  avait  pas  dissuadés.  Lorsque,  au  cours  de  l'an- 
née 1889,  la  Russie  célébra  le  millénaire  dé  sa 
conversion  au  christianisme,  il  envoya,  au  métro- 
politain de  Kiev,  un  télégramme  de  sympathie 
chrétienne  et  de  félicitations.  Magyars  et  Alle- 
mands furent  également  indignés,  et  l'empereur 
l''ran(;ois-Joseph,  roi  apostolique  (vous  douliez- 
vous  qu'il  fût  si  apostolique  ?)  écrivit  à  l'évêque 
une  lettre  de  blâme  où  il  l'accusait  de  trahir  les 
intérêts  de  l'Eglise  et  la  Patrie.  «  De  quoi  se 
méle-t-il  ?  disaiU'évôque  à  un  de  ses  amis.  Il  oublie 


236  LE   PANSLAVISME 

qu'au   point  de  vue  confessionnel,  c'est  moi   qu 
suis  son  supérieur.  » 

On  a  publié  récemment  dans  Le  Correspondant 
(n°  du  25  août  1916),  une  lettre  de  lui  à  la  princesse 
Lise  Troubetskoï  qui  était,  comme  on  sait,  fort  liée 
avec  M.  Thiers  et  qui  passait  pour  être  son  Egérie. 
Dans  cette  lettre,  l'évêque  recommande  chaleureu- 
sement l'alliance  de  la  France  et  de  la  Russie.  Je 
crois  devoir  la  reproduire  ici  : 

«  ...  Je  vous  prie.  Princesse,  de  vouloir  lui 
[à  M.  Thiers]  témoigner  de  ma  part  toute  mon 
admiration  et  les  vœux  les  plus  sincères  de  mon 
cœur  pour  qu'il  réussisse  dans  l'entreprise  de  l'or- 
ganisation de  sa  chère  France.  L'entreprise  non 
seulement  est  française,  mais  certainement  euro- 
péenne, parce  que,  sans  la  France  réorganisée  et 
régénérée,  il  n'y  aura  jamais  en  Europe  ni  paix 
solide,  ni  liberté,  ni  indépendance,  ni  progrès  quel- 
conque. Je  partage  entièrement  sa  conviction  que 
cette  réorganisation,  dans  les  circonstances  ac- 
tuelles, n'est  possible  que  sous  la  forme  républi- 
caine, à  la  condition  que  la  République  devienne  la 
tutrice  féconde  de  tous  les  intérêts  conservateurs 
et  qu'elle  donne  à  la  nation  sa  part  légitime  dans 
les  affaires  du  pays,  mais  qu'elle  donne  aussi  à 
l'autorité  publique  assez  de  force  et  d'énergie  pour 
pouvoir,  en  effet,  vaquer  à  sa  haute  et,  dans  les 
circonstances  actuelles,  vraiment  divine  vocation- 
Je  vous  prie  d'être  convaincue  que  j'aime  intime- 
ment et  avec  une  conviction  bien  arrêtée  la  France; 
mais  tout  ce  que  je  pourrais  dire  à  cet  égard  à 
l'homme  éminent  et  vraiment  exceptionnel  qui  est 


LB  CONGRÈS  DE  MOSCOU  EN  1867       237 

destiné  à  être  le  sauveur  de  sa  malheureuse  nation, 
il  le  sait  mille  fois  mieux  que  moi.  Quant  à  la 
France,  il  faut,  selon  mon  faible  jugement,  avant 
tout  tâcher  de  se  mettre  à  la  tête  de  la  race  latine. 
L'agglomération  teutonique  eiïectuée  par  les  moyens 
immoraux  et  violents  nous  impose  la  nécessité 
absolue  de  nous  unir  le  plus  tôt  possible,  sous 
peine  d'être  écrasés  par  le  lourd  poids  de  l'Alle- 
magne militaire.  11  faut  avant  tout  que  la  France 
gagne  par  tous  les  moyens  possibles  l'Italie,  ou 
plutôt  qu'elle  la  détache  de  l'Allemagne  qui  peut 
devenir  fatale  pour  nous  tous,  mais  spécialement 
pour  la  race  latine. 

«  Il  faut  que  la  France  fasse  une  alliance  étroite, 
intime,  durable,  presque,  dirai-je,  perpétuelle  avec 
la  Russie.  Il  existe,  selon  moi,  depuis  bien  long- 
temps, une  sourde  conspiration  en  Europe  contre 
la  Russie,  contre  sa  politique  européenne  spéciale- 
ment. Pour  égarer  le  monde,  on  a  suscité  en 
Europe  une  grande  peur  vis-à-vis  de  la  Russie,  quj 
inclut  le  but  pervers  de  la  chasser  de  l'Europe  avec 
les  forces  combinées  de  l'Europe.  La  France,  mal- 
heureusement, se  fit  plusieurs  fois  dupe  de  cette 
tendance  abominable,  à  son  grand  détriment  et 
désavantage.  Les  deux  Napoléons  ont  bien  illustré 
cette  assertion.  Si  l'Allemagne  qui  veut  étouffer 
toute  la  vie  propre  des  nations  européennes,  si 
'Angleterre  qui  veut  sauvegarder  ses  intérêts  asia 
tiques,  si  la  Turquie  qui  veut  continuer  d'être  le 
bourreau  des  Grecs  et  des  Slaves  dans  les  contrées 
les  plus  belles  de  l'Europe  ont  des  raisons  d'entrer 


238  LE    PANSLAVISME 

dans  cette  conspiration^  la  France  n'en  a  jamais  eu 
aucune.  Les  intérêts  de  la  France  et  de  la  Russie 
coïncident  toujours  et  partout.  Les  événements 
nouveaux  ont  encore  plus  démontré  la  nécessité 
absolue  d'une  alliance  entre  la  Russie  et  la  France. 
Ce  que  vous  m'avez  dit,  Princesse,  du  prince  Gorts- 
chakoff  me  console  beaucoup.  Saluez-le  révéren- 
cieusement  de  ma  part.  Qu'il  prenne  garde  vis-à-vis 
de  l'Allemagne,  qu'il  ne  se  laisse  pas  tromper  par 
les  paroles  et  par  les  apparences  amicales  de  M.  de 
Bismarck.  Il  est  évident,  selon  moi,  comme  le  jour, 
que  l'Allemagne  moderne  tend  avec  son  bras 
gauche  vers  la  Baltique,  avec  sa  main  droite  vers 
l'Adriatique  et  avec  toute  son  âme  et  corps  vers  la 
mer  Noire.  Partout  elle  trouve  des  éléments  slaves 
opposés  à  ses  tendances  et  à  ses  convoitises.  Nulle 
puissance  au  monde  ne  peut  empêcher  un  grand 
conflit  tôt  ou  tard  entre  l'élément  teutonique  et 
l'élément  slave. 

«  Cette  chose  gît  dans  l'essence  même  des  posi- 
tions mutuelles  et  s'accomplira  un  jour  avec  la 
fatalité  des  tempêtes  dans  l'atmosphère.  L'héritière 
naturelle  et  je  dirai  presque  forcée  de  la  position 
européenne  contre  la  Russie  est  l'Allemagne.  C'est 
pourquoi  elle  tient  l'Autriche  dans  l'état  présent 
de  sa  désorganisation  et  de  sa  faiblesse.  L'Autriche 
faible  et  désorganisée  est  l'instrument  aveugle  de 
son  ambition  et  la  proie  tout  à  fait  prête  de  sa 
convoitise.  Il  est  donc  d'une  évidence  extrême  que 
la  France  doit  chercher  désormais  l'amitié  de  la 
Russie  et  que  la  Russie  doit  aider  la  France,  par 
tous  les  moyens,  à  se  relever  et  à  regagner,  le  plus 


LE  CONGRÈS  DE  MOSCOU  EN  1867       239 

tdt  possible,  sa  politique  européenne.  Nous  autres, 
Slaves  de  l'ouest  ou  du  midi,  dans  l'état  actuel  de 
notre  dégradation,  nous  comptons  pour  rien  ;  mais 
à  l'heure  donnée,  nous  signifierons  aussi  quelque 
chose  dans  la  table  de  la  liberté  et  de  la  civilisation 
européenne.  C'est  pourquoi  je  vous  recommande, 
Princesse,  ces  pauvres  Slaves,  je  les  recommande  à 
vous  et  par  vous  à  la  France  et,  spécialement  à 
la  Russie.  Nous  sommes  certainement  un  bon  élé- 
ment pour  garder,  affermir  et  étendre  la  puissance 
européenne  de  la  Russie.  » 

Palacky,  de  son  côté,  écrivit  à  Saint-René  Tail- 
landier une  lettre  justificative,  dontj'ai  gardé  copie, 
mais  que  je  ne  me  crois  pas  le  droit  de  publier 
tant  que  sa  correspondance  intégrale  n'aura  pas 
été  éditée  à  Prague.  Il  avait  naguère  écrit  à  un  ami 
de  France  : 

«  L'Autriche  dans  laquelle  je  voyais,  il  n'y  a  pas 
longtemps  encore,  le  salut  de  ma  nationalité,  est 
maintenant,  comme  grande  puissance,  absolument 
perdue.  Chez  l'empereur  François-Joseph  la  répu- 
gnance, ou  plutôt  la  haine  contre  tout  ce  qui  est 
Slave,  est  telle,  qu'il  aime  mieux  périr  que  d'être 
juste  pour  la  majorité  de  ses  peuples.  Il  croit  peut- 
être  pouvoir  réussir  par  la  force  dans  la  voie  nou- 
velle où  il  s'est  engagé.  Ce  n'est  pas  la  première 
de  ses  illusions.  Tout  ce  qui  est  slave,  en  Autriche, 
est  persécuté  avec  une  passion  toujours  croissante, 
et  on  s'applique  à  étoiiirer,  dans  les  pof)ulations, 
jiiscpi'aux  dernières  étincelles  de  l'ancienne  sym- 
palhie.  » 

En  1872,  dans  un  morceau  que  l'on  peut  consi- 


240  LE    PANSLAVISME 

dérer  comme  son  testament  politique,  il  s'expri- 
mait ainsi  à  propos  du  fameux  voyage  de  Moscou  : 

«  Je  ne  regrette  point,  je  bénis  plutôt  le  moment 
où  je  me  suis  décidé  à  visiter  la  Russie.  Les  voyages 
en  France,  en  Allemagne,  en  Angleterre,  en  Amé- 
rique, sont  recommandés,  comme  le  meilleur  com- 
plément de  l'éducation  ;  je  ne  vois  pas  en  quoi  un 
voyage  en  Russie  peut  être  un  mal  et  un  péché. 
Mon  excursion  en  Russie  m'a  permis  de  corriger 
plus  d'une  erreur,  d'étudier  plus  à  fond  les  ques- 
tions si  diverses  qui  se  rattachent  à  notre  existence 
nationale.  Là,  comme  ailleurs,  je  n'ai  cessé  de 
défendre  mon  programme  politique  qui  se  résume 
en  un  mot  :  L'Autriche  fédérative. 

«  Nos  ennemis  nous  ont  prêté  je  ne  sais  quel 
plan  et  quelles  idées  de  conspiration.  Je  ne  m'en 
étonne  pas  ;  ils  nous  jugent  d'après  leur  propre 
conscience... 

«  Les  Allemands  se  moquaient  naguère  des 
Français  qui,  dans  leurs  salons,  posaient  cette 
question  :  Un  Allemand  peut-il  avoir  de  l'esprit  ? 
Mais  eux-mêmes  ne  jugent  pas  plus  sérieusement 
les  Slaves  et  surtout  les  Russes.  A  la  seule  pensée 
de  ces  voisins,  leur  cerveau  s'échauffe,  et  dans  la 
conscience  de  leur  supériorité,  ils  se  félicitent, 
comme  le  Pharisien  de  l'Evangile,  de  n'êtrp.  pas 
semblables  à  ces  barbares.  En  réalité,  ils  n'en 
savent  pas  plus  sur  le  compte  des  Russes,  que  les 
Français  n'en  savent  sur  le  compte  desAIJemsads.  » 

Du  reste,  tout  en  se  réjouissant  des  sympathies 
qu'il  avait  trouvées  chez  la  nation  russe,  Palacky 
avouait  (il  y  a  de  cela    près  d'un   demi-siècle), 


LE  CONGRès  DE  MOSCOU  EN  1867       241 

qu'elle  avait  encore  beaucoup  à  faire  pour  se  péné- 
trer de  cet  esprit  slave,  qui  doit  être  avant  tout  un 
esprit  de  justice  et  de  fraternité.  Il  désirait  que 
des  relations  morales,  plus  intimes,  s'élablisscnt 
entre  ses  compatriotes  et  les  Moscovites  ;  mais  il 
n'entendait  nullement  laisser  absorber  la  nation 
tchèque  dans  la  vie  intellectuelle  ou  politique  de  la 
Russie.  Il  protestait  hautement  contre  les  théories 
de  ces  rêveurs  qui  prétendaient  imposer  le  russe 
comme  langue  littéraire  et  l'orthodoxie  comme 
religion  à  tous  les  peuples  slaves  ;  il  entendait 
maintenir,  avant  tout,  la  langue  et  la  littérature 
de  ses  ancêtres  : 

«  Si  nous  devons  sesser  d'être  Tchèques,  il  importe 
peu,  disait-il,  que  nous  devenions  des  Allemands, 
dos  Welches,  des  Magyars  ou  des  Russes.  » 

C'est,  avant  tout,  dans  l'Autriche,  qu'il  cherchait 
un  abri  pour  sa  nationalité.  Toutefois,  au  cas  où 
l'Autriche  finirait  par  s'écrouler,  et  où  l'Allemagne  en 
réclamerait  les  provinces  slaves,  il  espérait  bien  que 
la  Russie  prendrait  l'intérêt  de  la  Bohême  contre  la 
Germanie  et  ne  laisserait  pas  dislrairu,  au  profit  de 
la  Prusse,  un  seul  mètre  carré  du  royaume. 

Naguère,  au  moment  où  il  écrivait  sa  lettre  au 
Parlement  de  Francfort  (voy.  p.  160),  il  croyait 
encore  à  la  sagesse  et  à  la  justice  des  Allemands. 

«  Comment,  s'écrie-t-il,  pouvais-je  prévoir  que 
les  Allen)ands  parleraient  de  liberté  et  do  Consti- 
tution et  qu'ils  proclameraient  la  domination  d'un 
peuple  sur  un  autre,  ([u'ils  exalteraient  les  droits 
des  individus  et  qu'ils  fouleraient  aux  pieds  ceux 
des  nations?...  Je  n'ai  point  à  m'étendre  ici  sur  les 


242  LE    PANSLAVISME 

événements  qui  m'ont  depuis  longtemps  doulou- 
reusement arraché  à  mon  erreur.  Je  ne  puis  plus 
croire,  aujourd'hui  même,  à  l'existence  de  l'Au- 
triche ;  sans  doute,  elle  est  désirable  et  môme 
possible  ;  mais  la  domination  de  deux  peuples  dans 
un  Etat  aussi  complexe  est  une  absurdité  ».  Et 
Palacky  prédisait,  non  seulement  la  ruine  de 
l'Autriche,  mais  l'avilissement  même  de  la  nation 
magyare,  dont  pas  un  débris  ne  restera,  disait-il, 
pour  fêter  le  deuxième  millénaire  du  royaume 
d'Arpad. 

Quant  à  la  nation  tchèque,  il  lui  appliquait  une 
formule  qu'il  s'agit  aujourd'hui   de  réaliser  : 

«  Nous  avons  été  avant  l'Autriche.  Nous  serons 
encore  après  elle.  » 

La  réunion  de  Moscou  n'avait  pas  été  un  Congrès 
proprement  dit,  comme  l'avait  été  celle  de  Prague, 
une  vingtaine  d'années  auparavant.  Elle  avait  été 
une  simple  réunion  de  patriotes  et  de  savants  qui 
avaient  trouvé  une  occasion  d'échanger  leurs  idées. 
Tous  les  assistants  avaient  pu  constater  qu'un 
nuage  avait  plané  sur  l'assemblée,  que  les  meil- 
leures volontés  s'étaient  heurtées  à  une  pierre 
d'achoppement  :  la  question  polonaise. 

Ce  malaise,  j'ai  eu  l'occasion  de  le  constater 
quelques  années  plus  tard  dans  une  réunion  scien- 
tifique à  laquelle  j'assistais  dans  la  ville  de  Kiev. 

C'était  un  Congrès  d'archéologie  slave,  organisé, 
en  1874,  dans  cette  ville,  par  la  Société  archéolo- 
gique de  Moscou,  sous  les  auspices  d'un  spécialiste 
émineut,  le  comte  Serge  Ouvarov.  Jusque-là,  les 
Congrès  archéologiques  avaient  été  purement  russes. 


LE  CONGRÈS  DE  MOSCOU  EN  18G7       243 

Le  caraclère  particulier  de  la  ville  de  Kiev  la  qua- 
lifiait particulièrement  pour  être  le  siège  d'une 
réunion  internationale.  Kiev  est  l'ancienne  capitale 
du  monde  russe  et  la  capitale  internationale  qu'ont 
rêvée  certains  panslavistes.  Elle  est  le  foyer  pri 
milif  de  la  religion  et  de  l'histoire  russes.  Elle  est 
le  rendez-vous  naturel  des  Grands-Russes  et  des 
Petits-Russes,  au  milieu  desquels  elle  est  située; 
elle  a  naguère  appartenu,  pendant  quelque  temps, 
aux  Polonais  et  est  la  résidence  d'une  colonie  polo- 
naise assez  considérable.  En  raison  de  toutes  ces 
circonstances,  les  Slaves,  étrangers  à  l'Empire 
russe,  avaient  été  invites,  et  on  leur  avait  fait  savoir 
que  les  communications  pourraient  être  faites  dans 
tous  les  idiomes  slaves. 

Peu  de  Slaves  répondirent  à  l'appel  de  la  Société 
russe.  Les  Polonais  de  Galicie  ne  considéraient 
pas  comme  étant  encore  arrivée  cette  période  d'apai- 
sement où  les  ressentiments  politiques  peuvent 
s'effacer  devant  l'intérêt  supérieur  de  la  science. 
Les  Polonais  de  Posnanie  qui,  eux,  sentent  peser 
sur  leurs  épaules  tout  le  poids  du  joug  allemand  et 
chez  lesquels  l'esprit  de  critique  scientifique  est 
peut-être  plus  développé  qu'en  Galicie,  firent  un 
meilleur  accueil  à  la  démarche  russe.  Malgré  une 
certaine  opposition,  la  Société  des  Amis  des  Sciences 
de  Poznan  (Posen),  décida  d'envoyer  un  de  i^ses 
membres,  M.  Dzialowski,  aujourd'hui  mort  depuis 
longtemps. 

La  Galicie  envoya  deux  Petits-Russes  :  l'un,  était 
un  publiciste,  M.  Plostchanski  ;  si  mes  souvenirs 
sont  exacts,  il  appartenait  au  parti  qui  rêvait  l'assi- 


244  LB   PANSLAVISME 

mililation,  pure  et  simple,  de  la  Petite-Russie  à  la 
Russie  proprement  dite;  l'autre  était  uu  érudit, 
M.  Kaluzniacki,  qui  était  alors  professeur  à  Lwow 
(Lemberg),  qui  est  devenu  depuis  professeur  a 
Czernowitz.  Il  apportait  pour  l'Exposition  —  annexe 
du  Congrès  —  une  intéressante  collection  de  manus- 
crits slavons.  D'autre  part,  deux  popes  du  clergé 
petit-russe,  de  Bukovine,  étaient  venus  à  Kiev  et 
avaient  apporté  de  curieux  ornements  d'église. 

La  Bohême,  dont  on  aurait  pu  attendre  beau- 
coup mieux,  mais  dont  les  savants  ne  sont  pas  très 
riches,  n'avait  envoyé  que  deux  représentants, 
appelés  tous  deuxKolar,  un  nom  prédestiné!  L'un, 
Joseph,  était  lecteur  de  langues  slaves,  à  l'Univer- 
sité de  Prague  ;  l'autre,  Martin  Kolar,  était  pro- 
fesseur au  gymnase  de  Tabor,  la  ville  qui  rappelle 
le  souvenir  des  guerres  hussites.  C'étaient  tous 
deux  des  hommes  distingués,  mais  dont  aucun  ne 
représentait  une  étoile  de  première  grandeur. 
I  En  revanche,  la  Pologne  russe  était  représentée 
par  deux  savants  de  premier  ordre,  MM.  Mierz- 
winski  et  Pawinski,  tous  deux  professeurs  à  l'Uni- 
versité de  Varsovie. 

La  Moravie  avait  envoyé  son  historien,  je  ne 
dirai  pas  national,  mais  plutôt  officiel,  l'abbé  Beda 
Dudik  (1815-1890),  l'auteur  d'une  grande  histoire 
de  Moravie,  écrite  en  allemand,  qui  fait  pendant  à 
celle  de  Palacky,  mais  qui  est  rédigée  dans  un  tout 
autre  esprit.  Les  mauvaises  têtes  prétendaient  que 
l'abbé  avait  été,  en  réalité,  chargé  de  surveiller  le 
Congrès  pour  le  compte  du  gouvernement  autri- 
chien.   Il    était    accompagné    d'un    archéologue 


LE  CONGRÈS  DE  MOSCO.U  EN  1867       245 

morave,  M.  Wankel,  auteur  d'importautes  décou- 
vertes préhistoriques. 

La  Croatie  était  représentée  par  un  de  ses  savants 
les  pluséminents,  le  professeur  Jagic,  alors  attaché 
à  l'Université  d'Odessa,  actuellement  professeur 
honoraire  à  celle  de  Vienne. 

La  Serbie,  par  M.  Stoïan  Novakovitch,  polygraphe 
et  homme  politique  des  plus  actifs  (1842-191  i),  que 
nous  avons  eu  naguère  à  Paris,  comme  ministre  de 
son  gouvernement,  et  qui  a  été  correspondant  de 
notre  Académie  des  sciences  morales  et  politiques. 

Gomme  on  le  voit,  sur  les  206  membres  du  Con- 
grès, les  personnages  étrangers  à  la  Russie  ne 
constituaient  qu'une  infime  minorité,  une  dizaine 
tout  au  plus.  Je  n'ai  point  à  insister  ici  sur  le  cùté 
technique  du  Congrès.  Je  ne  mentionnerai  que 
deux  incidents  qui  ont  un  rapport  immédiat  avec 
l'objet  de  ce  volume. 

J'ai  dit  que  la  Société  des  Sciences  de  Poznan 
avait  délégué  M.  Dzialowski.  La  journée  du  7  août 
avait  été  réservée  aux  membres  étrangers  du  Con- 
grès. Ce  jour-là,  l'abbé  Dudik  devait  lire  un  mémoire 
en  allemand  sur  les  tumuli  slaves  de  la  Moravie  ; 
M.  Stoïan  Novakovitch,  un  mémoire  sur  la  civilisa- 
tion des  Slaves  orientaux  avant  l'invasion  des  Mon- 
gols. Pensant  qu'il  serait  peu  compris,  s'il  lisait  en 
serbe,  il  avait  pris  la  peine  de  le  rédiger  en  langue 
française. 

M.  Dzialowski,  lui,avait  annoncé  qu'il  communi- 
querait un  ra[tpnrt  en  langue  polonaise  sur  l'archéo- 
logie de  son  pays,  et  notamment  sur  les  tumuli  de 
la  Poznanie. 


I 


246  LH   PAXSLAVISMB 

Le  sujet  était,  à  conp  sur,  bien  inofTensif.  Mais, 
ce  qui  ne  l'était  pas,  c'était  l'emploi  public  de  la 
langue  polonaise  dans  la  capitale  de  l'Ukraine. 

La  Petite-Russie,  dont  Kiev  est  la  capitale,  est 
une  région  où  les  Polonais  ne  constituent  qu'une 
infime  minorité,  mais  où  ils  ont  naguère  dominé. 
Depuis  l'insurrection  de  1863,  le  gouvernement 
russe  a  interdit  l'usage  public  de  la  langue  polo- 
naise, dans  les  tribunaux,  dans  l'enseignement, 
dans  l'administration.  Elle  doit  rester  confinée  au 
foyer  domestique  et  à  l'église.  Or,  les  organisa- 
teurs du  Congrès,  en  annonçant  que  toutes  les  lan- 
gues slaves  pourraient  y  être  employées,  avaient 
par  là  même  autorisé  l'emploi  public  du  polonais. 
Les  séances  étaient  publiques  et  en  général  très 
suivies.  Qu'arriverait-il,  si  une  lecture  faite  dans 
cette  langue  proscrite  donnait  lieu  à  quelques  ma- 
nifestations tumultueuses,  provoquait  quelque 
scandale  ?  Le  président,  le  comte  Ouvarov,  pou- 
vait être  rendu  responsable,  et  Dieu  sait  ce  qui 
pouvait  arriver. 

L'avant-veille  du  jour  de  la  lecture,  le  comte 
Ouvarov  vint  donc  me  trouver  pour  me  prier 
d'obtenir  de  Dzialowski,  qu'il  fît  sa  lecture  en 
français.  J'étais  dans  l'espèce  un  neutre  égale- 
ment sympathique  aux  deux  partis.  Je  lui  objectai 
que  les  deux  délégués  tchèques  avaient  l'inten- 
tion de  faire  leur  communication  dans  leur 
idiome  national,  que  le  comité  avait  pris  des 
engagements  formels  —  sans  doute  d'accord  avec 
les  autorités  locales,  qu'il  était  trop  tard  pour 
les   renier    et   qu'il    m'était    absolument    impos- 


LE    CONGBÈS    DE    MuSCOU    EN     1867  247 

sible  de  faire  la  démarche  qu'il  me  proposait.  Il 
me  répliqua  que  personne  ne  comprendrait  le  polo- 
nais. Je  me  permis  de  faire  observer  qu'il  y  avait 
des  Polonais  dans  la  salle,  que  d'ailleurs  deux  lec- 
tures étaient  annoncées  en  langue  tchèque,  que 
le  tchèque  était  bien  moins  familier  aux  Kieviens 
que  le  polonais.  Bref,  je  déclinai  absolument  la 
mission  que  le  comle  Ouvarov  avait  voulu  m'im- 
poser,  et  je  fis  bien.  Il  se  résigna.  La  lecture  de 
Dzialovvskifut  purement  technique;  il  y  avait  natu- 
ellement  dans  la  salle,  ce  jour-là,  plus  de  Polo- 
nJs  que  de  Russes.  Ils  applaudirent  furieuse- 
ment, mais  aucun  incident  ne  se  produisit. 

Il  n'en  fut  pas  de  môme  le  12  août,  jour  où  feu 
Golovatsky  lut  un  travail  sur  les  Kulhènes,  ou 
Petits-Russes  de  Galicie.  Ce  jour-là  s'accusa  une 
fois  déplus  entre  les  Polonais,  et  les  Petits-Russes 
improprement  appelés  Ruthènes,  cet  antagonisme 
qui  a  été  une  des  causes  principales  des  malheurs 
de  la  Pologne.  Le  lecteur,  Jacques  Golovatsky, 
(ou  Holovatsky,  1814-1888)  était  un  professeur  ga- 
licien qui  avait  commencé  par  la  carrière  pasto- 
rale. Il  était  prêtre  de  l'église  uniate,  comme 
l'avait  été  son  père.  Mais  là  n'était  pas  sa  vraie 
vocation.  Passionné  pour  la  lani^uc  et  la  littérature 
de  la  Petite-Russie,  il  avait  rcccueilli  en  Galicie 
et  dans  la  Hongrie  du  nord-est  des  chansons  popu- 
laires qui  ont  été  plus  tard  publiées  à  Moscou.  En 
1840,  il  avait  fait  à  Lnvow  la  connaissance  de  deux 
savants  russes  dont  nous  avons  déjà  eu  l'occasion 
de  citer  les  noms,  Po-odinc  et  Sre/nevsky.  En 
1848  il  avait  été  nommé  professeur  do  langue  et  do 


248  LE    PANSLAVISME 

littérature  de  la  Petite-Russie  à  l'Université  de 
Lwow  (Lemberg).  Diverses  circonstances  l'avaient 
jeté  dans  l'opposition.  En  1857,  le  gouvernement 
polonais  de  la  Galicie,  pour  empêcher  le  rappro- 
chement des  Ruthènes  et  des  Grands-Russes 
avait  imaginé  d'introduire  dans  leur  langue  l'alpha- 
bet latin.  C'est,  paraît-il,  ce  que  les  Autrichiens 
ont  imaginé  récemment  pour  les  Serbes  de  Hon- 
grie. Golovatsky  protesta  énergiquement  dans  une 
brochure  intitulée  :  Die  ruthenische  Sprache  und 
Schrififrage  in  Galizien^  et,  quand  le  régime 
réactionnaire  qui  se  rattache  au  nom  du  ministre 
Schmerling  eut  réduit  les  Petits-Russes  à  l'état  de 
minorité,  Golovatsky  se  rattacha  à  l'opposition 
dont  les  Tchèques  étaient  alors  l'avant-garde.  En 
1867  il  se  rendit  au  Congrès  ethnographique  de 
Moscou  et  prononça  un  discours  qui  n'était  pas 
fait  pour  déplaire  à  ses  hôtes.  Plus  il  avait  eu 
l'occasion  d'étudier  et  d'enseigner  sa  langue 
maternelle,  plus  il  avait  reconnu  la  supériorité  de 
la  langue  russe  telle  qu'on  la  pratiquait  à  Péters- 
bourg  et  à  Moscou,  et  il  s'en  était  fait  en  Galicie 
l'apôtre  et  le  vulgarisateur.  Evidemment  il  devait 
être  mal  vu  par  les  Polonais  de  Galicie  et  les 
Autrichiens  de  Vienne. 

Après  son  retour  de  Moscou,  Golovatsky  était 
nalurcllement  un  personnage  suspect.  Le  lieute- 
nant impérial,  autrement  dit  le  vice-roi  de 
Galicie,  Agenor  Goluchowski,  fit  faire  une  perqui- 
sition chez  lui  et  confisquer  sa  correspondance.  On 
ne  trouva  pas  de  quoi  l'accuser  de  haute  trahison, 

1.  La  question  de  la  langue  écrite  et  parlée  en  Galicie. 


t 


LE    CONGRÈS    DE    MOSCOU    EN    1867  249 

mais  Golovatsky  donna  sa  démission  et  passa  en 
Hiissie.  Là  il  renonça  à  l'Union  pour  embrasser 
'orthodoxie  de  l'Kglise  officielle  et  s'établit  à  Vilna 
où  il  devint  président  de  la  commission  archéo- 
graphique,  autrement  dit  directeur  des  archives 
provinciales  et  directeur  du  Musée.  Le  gouverne- 
ment russe  s'efforçait  de  russifier  Vilna  et  Golo- 
vatsky, le  cœur  gros  de  rancunes  contre  les  Polo- 
nais, s'y  employa  de  grand  cœur.  Il  apportait  encore 
cet  esprit  de  rancune  à  Kiev. 

Le  12  août  il  prit  la  parole  et,  sous  prétexte  de 
parler  des  Russes  de  Galicie,  il  prononça  un  véri- 
table réquisitoire  contre  l'administration  polonaise 
de  cette  province.  Avait-il  tort  ou  raison  dans  ses 
propos  ?  Mes  souvenirs  ne  sont  pas  assez 
exacts  pour  préciser.  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est 
que  sa  lecture  n'avait  rien  de  commun  avec  l'ob- 
jet du  Congrès.  L'auditoire  le  lui  fit  comprendre 
et  il  quitta  l'assemblée  pour  n'y  plus  reparaître. 
Dans  son  discours  de  clôture,  le  comte  Ouvarov 
exprima  ses  regrets  de  cet  incident  et  nous  fûmes 
tous  d'accord  avec  lui. 

Par  la  mention  de  ces  deux  épisodes,  on  peut 
voir  que  lunion  de  tous  les  Slaves,  n'est  pas  si 
facile  à  réaliser.  Elle  ne  se  réalisera  que  lorsque 
tous  les  Slaves  sauront  se  rendre  mutuellement  jus- 
tice dans   un  sentiment  d'é(iuité  et  de   fraternité. 

Hélas,  ils  oublient  toujours  que  les  Allemands 
sont  à  leur  porte,  ou  chez  eux,  prêts  à  profiler  de 
leurs  discordes  pour  les  subjuguer  d'abord  et  les 
anéantir  ensaitc  I 


CHAPITRE  XVI 

LES    SLAVES    D'AUTRICHE-HONGRIE 
APRÈS    L'ÉTABLISSEMENT  DU  DUALISME      ' 

Situation  désavantageuse  faite  aux  Slaves  dans  l'Etat  austro- 
hongrois.  —  L'opposition  tchèque  et  la  Déclaration.  — 
L'opposition  en  Moravie.  —  La  Résolution  galicienne.  — 
Les  réclamations  des  Slovènes.  —  Les  Serbo-Croates.  — 
Insurrection  des  Bocchesi.  —  Les  Magyars  et  les  Slaves. 
—  Persécution  des  Slovaques. 


L'institution  du  dualisme  livrait  les  Slaves  qui 
constituaient  la  vraie  majorité  de  l'empire  austro- 
hongrois  en  proie  à  deux  minorités  également  ra- 
paces,  celles  des  Allemands  et  des  Magyars.  Le 
cabinet,  représenté  par  le  Saxon  Beust  proposait 
parfois  certaines  mesures  d'apparence  libérale  qui 
rendaient  sa  politique  sympathique  à  l'opinion 
publique  de  l'étranger  et  chez  nous  faisaient 
réclamer  par  certains  naïfs  comme  Pellelan  «  la 
liberté  comme  en  Autriche.»  On  était  si  ignorant 
des  véritables  conditions  ethnographiques  et  his- 
toriques de  l'Empire!  En  1SG6,  Thiers,  plaidait  au 
Corps  Législatif  la  cause  de  l'Autriche  qui,  disait- 
il,  comptait  quinze  millions  d'Allemands.  Il  prenait 
pour  des  Allemands  les  Tchè(iues  de  Bohème  et 
de  Moravie,  les  Slovènes  de  Styrie,  de  Carinthie,  de 


LES    SLAVES    d'auTRICHE-HONGRIE  251 

Carniole  et  d'Istrie.  Il  y  a  encore  aujourd'hui  de 
braves  gens  qui  prennent  les  Dalmates  pour  des 
Italiens. 

Les  erreurs  de  Thiers,  étaient  partagées  par 
l'historien  Duruy.  J'eus  l'occasion  d'être  reçu 
par  lui  vers  1868  ou  18G9,  <à  l'époque  où  je  lui 
demandai  à  enseigner  le  peu  que  je  savais  aux 
cours  annexes  qu'il  venait  de  fonder  àla  Sorbonne. 
Il  rêvait  l'unité  de  l'Autriche  pour  faire  pendant 
à  l'unité  romaine  dont  il  était  Thistorien.  Je  ne  me 
laissai  pas  convaincre  par  ses  arguments,  j'insis- 
tai si  vivement  que,  quelque  temps  après,  il  faisait 
pénétrer  Rieger  auprès  de  Napoléon  III,  et  il  me 
chargeait  d'écrire  pour  sa  collection  l'histoire  de 
rAutriche-Ilongrie. 

On  a  souvent  cité  comme  un  modèle  de  libéra- 
lisme la  loi  organique  du  21  décembre  18G7,  sur 
les  droits  généraux  des  citoyens  des  royaumes  et 
pays  représentés  au  Ileichsrat.  Cette  loi  consacre 
toutes  les  libertés  nécessaires,  l'égalité  des  citoyens 
devant  la  loi,  l'inviolabilité  du  domicile,  le  droit 
d'association,  la  liberté  de  conscience.  L'article 
19  do  cette  loi  est  ainsi  conçu  :  «  Tous  les  peuples 
de  l'Klat  sont  sur  le  pied  ;d'égalité  et  chaque  peu- 
ple en  particulier  a  droit  à  ce  que  l'inviolabilité 
de  sa  nationalité  et  de  son  idiome  soit  garanti. 
L'égalité  de  tous  les  idiomes  usités  dans  l'Em- 
pire, par  les  écoles,  l'administration,  la  justice  et 
la  vie  publique  est  reconnue  par  l'État.  Dans  les 
pays  où  coexistent  dilTérentes  nationalités,  les 
établissements  publics  d'éducation   doivent    être 


252  LE    PANSLAVISME 

organisées  de  manière  que,  sans  être  contraints 
d'apprendre  une  seconde  langue,  chaque  ci- 
toyen puisse  acquérir  tous  les  moyens  néces- 
saires d'instruction  «.  Cet  article  si  important  n'a 
jamais  été  loyalement  appliqué.  Voyons  par  exem- 
ple ce  qui  s'est  passé  pour  l'instruction  publique. 

Il  y  a  en  Cisleithanie  cinq  Universités  allemandes, 
celles  de  Vienne,  Prague,  Insprûck,  Gratz  et  Czer- 
novitz.  Celle  de  Czernovitz  a  été  érigée  dans  la 
Bukovine,  qui  est  un  pays  roumain,  pour  fêter  le 
centenaire  de  l'annexion  de  cette  province  à  la 
Couronne.  L'enseignement  aurait  dû  être  donné 
en  roumain  et  en  petit-russe,  mais  on  a  imposé 
l'usage  de  la  langue  allemande.  En  revanche, 
les  sept  millions  de  Tchèques  n'ont  qu'une  seule 
Université,  celle  de  Prague  et  on  persiste  à  leur 
refuser  pour  la  Moravie  celle  de  Briinn  qu'ils 
réclament  depuis  longtemps.  De  même  dans  l'en- 
seignement secondaire  la  langue  allemande  pour 
les  pays  tchèques  et  Slovènes,  la  langue  italienne 
pour  les  pays  croates  occupent  une  situation  pri- 
vilégiée. 

D'autre  part  les  Slovènes  qui  constituaient  il  y  a 
un  demi-siècle  un  total  de  plus  de  1.200.000  hom- 
mes ont  en  vain  réclamé  une  Université.  Ils  n'ont 
pas  même  une  faculté  de  droit. 

La  Bohême  protesta  énergiquement  contre  la 
nouvelle  Constitution  ;  la  presse  indépendante  fut 
exposée  à  toute  espèce  de  persécutions.  Mais  les 
jurés  des  villes  tchèques  acquittaient  générale- 
ment les  articles  de  leurs  compatriotes. 

Le  Gouvernement  imagina  de  renvoyer  les  jour- 


LES    SLAVES    d'aUTRICHE-HONGRIB  ^53 

nalistes  devant  les  jurés  des  villes  allemandes  du 
royaume  qui  ne  pouvaient  pas  lire  dans  l'original 
les  articles  incriminés,  mais  dont  on  pouvait 
attendre  des  condamnations.  Quand  les  diètes 
provinciales  furent  convoquées,  les  Tchèques  qui, 
d'après  le  régime  électoral  exposé  plus  haut, 
étaient  maintenus  dans  une  minorité  factice,  refu- 
sèrent de  s'y  rendre  et  publièrent  le  22  août  1868 
le  manifeste  connu  sous  le  nom  de  Déclaration 
qui  résume  leurs  griefs  et  leurs  revendications.  En 
voici  les  principaux  articles  : 

1°  Il  y  a  entre  la  Bohême  et  le  souverain  un 
rapport  de  droits  et  de  devoirs  mutuels  qui  oblige 
également  les  deux  parties  ;  2°  l'Autriche  n'est 
pas  un  Etat  unitaire  ;  le  royaume  de  Bohême  n'est 
rattaché  au  reste  de  la  monarchie  que  par  le  lien 
de  l'union  personnelle;  3°  aucune  modification 
ne  peut  être  apportée  à  cet  état  de  choses  que  par 
un  contrat  nouveau  entre  le  royaume  et  la  dynas- 
tie; 4°  aucune  assemblée  étrangère  à  la  Bohême, 
Reichsrat  ou  délégation,  ne  peut  imposer  au 
royaume  les  dettes  de  l'Empire  ou  d'autres  char- 
ges publi(inc3;  6"  la  nation  hongroise  a  le  droit 
de  traiter  avec  le  souverain  de  ses  intérêts  mais 
non  pas  de  ceux  de  la  Bohême  ;  7"  la  Cisleithanie 
n'a  pas  de  fondement  historique,  et  la  Bohême 
n'a  pas  à  se  faire  représenter  dans  une  assem- 
blée cisieithanienne. 

[*ou  de  te  nps  après,  les  députés  tchèques  do  la 
diète  de  Moravie  publiaient  une  déclaration  ana- 
logue :  Le  dualisme,  disaient-ils,  n'est  fondé  ni  en 
droit  historique,  ni    eu    droit    politi<iiie.    Aucun 


254  LE    PANSLAVISME 

député  du  margraviat  de  Moravie  n'a  eu  le  droit  de 
traiter  au  nom  de  ce  pays  dans  le  Reichsrat,  ni  de 
céder  le  pouvoir  législatif  et  les  droits  de  la  diète 
de  Moravie  à  la  représentation  d'un  autre  pays. 
Le  pouvoir  constituant  du  Reichsrat  a  eu  pour  base 
une  violation  manifeste  d'anciens  droits  et  ses 
décisions  sont  nulles  et  non  avenues. 

Un  accommodement  n'est  possible  que  sur  la 
base  de  notre  droit  historique  et  par  une  transac- 
tion du  souverain  avec  notre  diète  légitimement 
élue  et  composée. 

En  Galicie,  les  Polonais  et  les  Petits-Russes 
incorporés  à  l'Etat  autrichien  par  la  conquête,  sans 
aucune  revendication  historique  à  exercer  envers 
la  dynastie,  devaient  se  montrer  plus  conciliants 
que  les  Tchèques.  Au  fond  ils  ne  se  considéraient 
que  comme  des  hôtes  temporaires  de  l'Etat  autri- 
chien et  visaient  à  faire  de  la  Galicie  la  base  sur 
laquelle  ils  reconstruiraient  un  jour  la  Pologne  ou 
l'Ukraine. 

Il  y  avait  cependant  parmi  eux  un  parti  fédéra- 
liste et  démocratique.  En  1868  il  exprima  ses 
vœux  dans  une  résolution  qui  faisait  pendant  à  lu 
déclaration  tchèque.  Elle  formulait  le  programme 
suivant  :  La  diète  du  pays  nomme  seule  des  dépu- 
tés au  Reichsrat.  Le  Gouvernement  ne  pourra 
jamais  ordonner  d'élections  directes.  Les  députés 
galiciens  ne  prennent  part  aux  délibérations  du 
Reichsrat  que  pour  les  affaires  communes  à  la 
Galicie  et  aux  autres  pays  cisleithans.  Les  affaires 
commerciales  de  la  province,  les  institutions  de 
crédit,  le  droit  de  cité  et  la  police  des  étrangers, 


LES  SLAVES  d'autriche-hongrie  255 

l'enseignement,  la  justice  et  l'administration  ren- 
trent exclusivement  dans  la  compétence  de  la 
diète.  La  résolution  réclamait  en  outre  un  Gou- 
vernement séparé,  responsable  devant  la  diète  et 
un  ministre  responsable.  Soumise  au  Reicbsrat 
en  18G9,  cette  résolution  fut  naturellement  repous- 
sée par  la  question  préalable  ;  elle  avait  d'ailleurs 
contre  elle  les  députés  Petits-Russes  qui  redou- 
taient la  prépondérance  des  Polonais. 

A  l'autre  extrémité  de  la  monarchie,  les  Slovènes 
persistaient  à  réclamer  la  formation  d'un  royaume 
de  Slovénie  —  ou  d'illyrie,  c'est  le  nom  qu'a 
légué  Napoléon  —  qui  aurait  compris  Trieste, 
ristrie,  Gorica.  Gradisca,  la  Carniole,  la  Carinthie 
méridionale,  la  Styrie  méridionale.  On  remarquera 
qu'ils  comprenaient  dans  leurs  prétentions  des 
territoires  également  revendiqués  par  les  Italiens. 
A  la  diète  de  Dalmatie  la  lutte  était  vive  entre  les 
Italiens,  alors  soutenus  par  le  gouvernement,  et  la 
majorité  slave  qui  représentait  les  Serbo-Croates. 
Vers  la  fin  de  l'année  1869  une  insurrection  éclata 
aux  Bouches  de  Cattaro.  Cette  région  est  habitée 
par  des  Serbes,  population  essentiellement  guer- 
rière comme  ses  voisins  les  Monténégrins.  Les 
Bocchesi  —  comme  on  les  appelle  en  italien,  vou- 
laient bien  porter  les  armes  et  combattre  pour  la 
défense  de  leurs  montagnes,  mais  ils  se  refusaient 
à  subir  la  nouvelle  loi  sur  la  landwehr  qui  préten- 
dait les  enrégimenter  et  les  transformer  en  Kai- 
serlilcs.  L'étal  de  siège  et  la  loi  martiale  ne  purent 
venir  à  bout  de  leur  résistance  ;  deux  généraux 
autrichiens  épuisèrent  en  vain  contre  ces  tireurs 


256  LB   PANSLAVISME 

habiles,  retranchés  dans  des  situations  imprena- 
bles toutes  les  ressources  de  la  stratégie.  Pour  les 
réduire  il  fallut  leur  envoyer  un  compatriote,  le 
général  croate  Rodich,  un  ancien  colonel  de 
Jellachich  dans  la  lutte  contre  les  Magyars.  Il  réus- 
sit à  les  soumettre,  plus  par  la  persuasion  que  par 
la  force,  et  obtint  pour  eux  une  amnistie  qui  mit 
fin  à  ce  sanglant  épisode. 

En  Hongrie  les  Magyars  exultaient  :  «  Les  Hon- 
grois, a  dit  très  justement  Laveleye,  n'aperçoivent 
guère  que  ce  qui  est  conforme  à  leurs  désirs; 
pour  ce  qui  les  contrarie,  ils  sont  aveugles.  » 

Hs  avaient  affaire  à  deux  groupes  de  populations. 
D'un  côté,  les  Croates  et  les  Transylvains  qui 
avaient  une  existence  historique,  un  droit  public 
parallèle  à  celui  du  royaume,  de  l'autre  des  peu- 
ples sans  traditions,  sans  privilèges,  sans  droit 
écrit  comme  les  Slovaques,  les  Serbes,  les  Ru- 
thènes  ou  Petits-Russes  qui  fj  ^tjnuaienten  Hongrie 
le  groupe  galicien. 

En  1866,  la  diète  de  Croatie  avait  voté  diverses 
résolutions,  déclarant  que  ce  royaume  —  car  c'en 
est  un  —  n'abandonnerait  rien  de  son  autonomie, 
qu'il  n'entendait  pas  se  faire  représenter  à  la 
diète  hongroise,  mais  traiter  directement  avec  le 
souverain. 

Les  Magyars  firent  deux  fois  dissoudre  la  diète 
croate,  une  première  fois  en  janvier  1867,  une 
seconde  fois  au  mois  de  mai  de  la  même  année. 

L'évêque  Strossmayer,  l'âme  de  l'opposition 
nationale,  celui  qui  devait  jeter  un  si  grand  éclat 
en  1869  au  Conseil  du  Vatican,  fut  invité  —  par 


LES  SLAVES  d'adtriche-hongrie  257 

ordre  royal  à  quitter  le  pays  et  à  voyager.  Félix 
eulpa  I  pourrait-on  dire  de  celui  qui  a  commis 
celle  erreur.  L'»îvêque  vint  à  Paris,  y  rencontra 
Rieger  et  Palacky  avant  leur  départ  pour  Moscou 
et  se  fit  parmi  les  Français  des. amis  pour  la  cause 
qu'il  défendait.  Pendant  ce  temps-là  un  person- 
nage louche  était  imposé  aux  Croates  non  pas 
comme  ban^  mais  comme  locum  tenens  banalis. 
Il  s'appelait  Rauch  et,  comme  on  sait,  ce  mot 
en  allemand  veut  dire  fumée.  Les  étudiants 
d'Agram  télégraphiaient  à  leurs  camarades  de 
Belgrade  :  i'yie  épaisse  fumée,  une  noire  fumée  nous 
couvre,  et  tout  le  monde  comprenait  l'épigramme. 
Cependant  le  gouvernement  magyar  en  modifiant 
le  régime  électoral  de  la  diète  par  des  procédés 
analogues  à  ceux  de  la  Cisleithanie,  obtenait  une, 
iiiajorilé  favorable  à  ses  projets.  Il  régnait  sur 
Agram  un  terrorisme  tel  que  les  journaux  qui  vou- 
laient rester  indépendants  étaient  obligés  de 
paraître  à  Vienne. 

Les  Serbes  et  les  Slovaques  sans  droits  histo- 
riques étaient  encore  moins  bien  traités  que 
les  Croates.  VOmladina  (La  Jeunesse),  société 
d'étudiants  serbes  <lont  le  siège  était  à  Novi-Sad 
était  l'objet  de  perpétuelles  persécutions.  En  18G7 
elle  avait  tenu  une  réunion  à  Vrchats  et  dans  celte 
réunion  des  réfugiés  de  l'Herzégovine,  alors 
turque,  des  délégués  du  Monténégro  indépen- 
dant avaient  pris  la  parole.  Ce  fut  assez  pour  faire 
interdire  l'association  dans  toute  la  Hongrie. 

D'autre  part,  le  gouvernement  serbe,  terrorisé 
par  Budapest,  interdisait  aux  membres  de  l'asso- 


258  LE    PANSLAVISME 

dation  de  se  réunir.  Quand  le  prince  Michel  de 
Serbie  fut  assassiné  en  1868  on  accusa  de  ce 
crime  les  membres  de  l'Omladina,  Des  troubles 
éclatèrent  à  Novi-Sad  et  un  certain  nombre  d'Om- 
ladinistes  furent  jetés  en  prison.  Peu  à  peu,raction 
de  l'Omladina  se  réduisit  à  celle  de  son  journal 
La  Jeune  Serbie. 

En  1878,  les  Hongrois  avaient  publié  une  loi 
sur  les  nationalités  qui,  en  théorie,  semble  assez 
équitable,  mais  qui  n'a  jamais  été  appliquée.  Les 
Slovaques,  absolument  impuissants  sur  le  terrain 
politique,  essayaient  du  moins  de  se  rattraper  sur 
le  terrain  de  la  culture  intellectuelle.  Ils  avaient 
réussi  à  créer  trois  gymnases,  soi-disant  confes- 
sionnels, deux  protestants  et  un  catholique.  On 
trouva  le  moyen  de  les  fermer  au  cours  des  an- 
nées 1874  et  1875.  Les  éditeurs  sont  généralement 
rares  chez  les  petits  peuples.  Pour  y  suppléer,  les 
Slaves  ont  créé  à  diverses  reprises  des  Maticas 
(Ruches)^,  qui  sont  de  véritables  sociétés  de  coopé- 
ration littéraire. 

Moyennant  le  versement  annuel  d'une  somme 
déterminée,  les  souscripteurs  reçoivent  annuelle- 
ment un  certain  nombre  de  volumes.  En  1862,  les 
Slovaques  formèrent  une  Société  analogue  qui  édita 
pendant  onze  ans  un  précieux  annuaire  et  d'utiles 
publications.  Ainsi  donc,  les  Slovaques  avaient  la 
prétention  de  multiplier  les  livres  en  leur  lan- 
gue, et  ces  livres  faisaient  obstacle  à  la  magya- 
risation.  C'était  du  Panslavisme!  C'était  un  crime 

1.  Le  root  Matica  veut  dire  en  Serbe  la  reine  des  abeillet. 
La  première  Matica  fut  fondée  par  les  Serbes  de  Hongri». 


LES  SLAVES  d'autriche-hongrie  259 

contre  la  sûreté  de  l'État  !  En  1875,  la  Matica  fut 
dissoute,  ses  biens  furent  confisqués.  Sa  fortune 
s'élevait  à  environ  400.000  francs,  qui  ont  élé 
employés  à  des  œuvres  de  magyarisalion.  Les 
gymnases  slovaques  furent  fermés.  Tout  l'ensei- 
gnement secondaire  dut  être  donné  en  langue 
magyare.  Il  est  même  défendu  aux  élèves  de  par- 
ler leur  langue  maternelle  en  récréation,  de  possé- 
der des  livres  slovaques.  Ceux  qui  commettent  ce 
délit  sont  exclus  de  l'établissement  pour  crime  de 
Panslavisme 


\ 


CHÂPITUE  XVII 

L'AUTRICHE-HONGRIE  ET  LA  BOHÊME 
AU  LENDEMAIN  DE  1870 


brusque  réaction.  —  Le  ministère  Hohenwart.  —  Séance 
mémorable  de  la  diète  de  Bohême.  —  Le  rescrit  royaL  — 
Les  articles  fondamentaux.  —  Intrigues  allemandes  et 
magyares.  —  Dissolution  de  la  diète.  —  Un  misérable  roi. 


Survint  la  guerre  franco-allemande  de  1870.  Si 
l'Autriche  avait  eu  à  sa  tête  un  vrai  politique  au 
lieu  d'un  fantoche  couronné,  l'occasion  eût  été 
bonne  pour  elle  de  reprendre  quelque  avantage 
sur  la  Prusse,  ne  fût-ce  que  du  côté  de  la  Silésie, 
si  traîtreusement  enlevée  par  Frédéric  II  à  Marie- 
Thérèse.  Mais  François-Joseph  avait  bien  d'autres 
idées  en  tête.  La  guerre  actuelle  nous  a  révélé  l'in- 
tensité de  la  préparation  allemande  au  point  de 
vue  militaire.  La  préparation  politique  et  diplo- 
matique n'était  pas  moins  bien  organisée,  Dieu 
sait  quels  flots  d'or  dérivés  du  fonds  des  reptiles  ont 
coulé  sur  Gonstantinople,  sur  Sofia,  sur  Athènes, 
sur  Bucarest  qui  a  finalement  eu  le  courage  de  se 
dérober.  Plus  je  réfléchis  aux  événements  politiques 
dont  l'Autriche  a  été  le  théâtre  depuis  un  demi- 


LES    SLAVES    D'AUTRICnE-HONCRl'E  201 

siècle,  plus  je  me  persuade  qu'ils  ont  été  influen- 
cés non  seulement  par  la  nullité  morale  de  Fran- 
çois-Joseph, mais  encore  par  des  faits  secrets  de 
corruption  auxquels  peut  s'appliquer  le  brocard 
latin  :  Is  fecit  cui  podest. 

Les  Allemands  d'Autriche  et  les  Magyars,  bien 
loin  de  songer  à  la  revanche,  se  réjouissaient  éga- 
lement des  victoires  allemandes.  Au  lendemain  de 
la  guerre,  en  1871,  on  vit  paraître  dans  l'antique 
capitale  de  la  Hongrie,  à  Presbourg  (Poszony),  une 
revue  dont  la  couverture  était  entourée  d'un  cadre 
aux  couleurs  germaniques  et  qui  s'intitulait  fière- 
ment :  Die  Deutsche  Wacht  an  der  Donau  (la  garde 
allemande  du  Danube  pour  faire  pendant  à  la  fa- 
meuse garde  allemande  du  Rhin).  D'autre  part,  les 
pays  serbes  du  bas  Danube  qui  avaient  naguère 
formé  une  voiévodie  ou  province  relativement  indé- 
pendante, étaient  réincorporés  au  royaume  de 
saint  Etienne.  Désormais,  les  Magyars  affectaient 
de  ne  reconnaître  les  Serbes  que  comme  secte  reli- 
gieuse. 

Les  Magyars  souhaitaient  que  les  parties  alle- 
mandes ou  germano-slaves  (Jq  la  monarchie  fus- 
sent absorbées  le  plus  tôt  possible  par  la  Grande 
Allemagne.  Ils  pensaient  ainsi  avoir  les  mains 
entièrement  libres  pour  magyariser  tout  à  leur  aise 
ces  régions  dont  les  Tontons,  d'antre  part,  pré- 
tendaient monter  la  garde.  Étranges  illusions  qu'ils 
poursuivent  encore  aujourd'hui  ! 

On  vit  alors  se  produire  tout  à  cou[i  un  phéno- 
mène tout  à  fait  inattendu  et  qui  devait  n'avoir 
d'ailleurs  qu'une  durée  éphémère.  François-Joseph 


262  LE    PANSLAVISME 

parut  soudain  touché  d'un  éclair  d^  bon  sens  et  de 
probité  politique.  Il  appela  aux  affaires  un  cabi- 
net destiné  à  faire  prévaloir  la  politique  fédéra-      j 
liste.  "  ! 

L'homme  qui  présidait  ce  cabinet,  le  comte 
Hohenwart,  avait  fait  toute  sa  carrière  dans  l'ad- 
ministration. Il  avait  servi  tour  à  tour  à  Rieka 
(Fiume),  où  il  avait  eu  l'occasion  d'étudier  les 
conflits  des  Italiens,  des  Croates  et  des  Magyars, 
à  Trente  où  il  avait  observé  ceux  des  Italiens  et 
des  Allemands,  à  Lublania  (Laybach),  où  il  avait 
observé  la  lutte  des  Slovènes  et  des  Allemands.  Il 
était  donc  mieux  qualifié  que  personne  pour  con- 
naître les  rapports,  les  frottements  perpétuels  des 
diverses  nationalités.  Il  commença  par  appeler 
deux  Tchèques  dans  le  cabinet;  Habetinek,  pro-  1 
fesseur  de  droit  à  l'Université"  de  Prague,  eut  la 
Justice,  Joseph  Jireczek,  savant  distingué,  eut 
l'Instruction  publique  et  les  cultes.  Si  l'on  compte 
le  ministre  polonais  pour  la  Galicie,  il  y  avait  donc 
pour  la  première  fois  trois  Slaves  dans  le  ministère 
cisleithan.  Grand  émoi  dans  le  camp  des  centra-  i 
listes  teutons  auxquels  ces  deux  Tchèques  ne 
disaient  rien  de  bon.  Pour  montrer  leur  défiance, 
les  centralistes  ne  votèrent  qu'un  mois  de  cré-  4 
dits  alors  que  le  cabinet  en  demandait  deux. 
Le  26  février  se  réunit  à  Vienne  un  congrès  du 
parti  allemand  libéral  (ils  appellent  leur  oppression 
libérale!)  qui  protesta  solennellement  contre  les 
tendances  fédéralistes  du  nouveau  cabinet. 

Le  28  mars,  Hohenwart  annonça  au  Reichsrat 
qu'il  présentait  un  projet  de  loi  sur  l'élargissement 


LES  SLAVES  d'autriche-hongrie  263 

du  pouvoir  législatif  des  diètes  provinciales  et  il 
déposa  ce  projet  le  25  avril.  Le  projet  fut  renvoyé 
à  une  commission  de  24  membres  qui,  à  l'una- 
nimité —  sauf  5  voix  polonaises  —  refusa  de  l'ac- 
cepter et  nomma  rapporteur  le  grand  ennemi  des 
Slaves,  le  D'  Herbst.  Le  9  mai,  ce  projet  fut  re- 
poussé au  Reiohsrat  par  88  voix  contre  58.  Il  n'est 
pas  inutile  de  se  rappeler  comment  est  organisé 
le  système  électoral  dont  cette  assemblée  est  issue. 
Le  26  mai  unf  adresse  de  défiance  contre  le  minis- 
tère fut  votée  par  93  voix  centre  66.  L'empereur 
déclara  qu'il  n'avait  pas  à  tenir  compte  de  cette 
adress*>  et  que  le  cabinet  continuait  à  garder  sa 
confianf*e. 

Cel*e.  réprnse  impériale  ne  fut  pas  sans  influen- 
cer les  'apposants.  Le  budget  fut  voté  au  mois 
de  juin  pa"  77  voix  contre  66.  Il  en  fut  de  môme 
à  la  Chambre  des  Seigneur?  dans  des  séances  où 
l'on  vi*  assister  les  princes  de  la  maison  impériale 
et  les  princes  de  l'Église,  également  désireux  de 
se  conformer  à  la  volonté  du  souverain. 

Le  '•4  septembre  suivant  furent  convoquées  les 
diètes  régionales.  Dans  la  première  séance  de  la 
diète  do  Bohème,  le  lieutenant  royal  le  comte 
Bohuslav  Chotek,  lut  un  rescrit  royal  portant  la 
date  lu  11  septembre  et  conçu  en  ces  termes  : 

«  Quand  par  notre  patente  du  20  juillet  1870  nous 
avons  convoqué  nos  diètes  à  se  réunir,  nous  avons 
été  particulièrement  ému  par  les  graves  événe- 
ments dont  l'Europe  était  le  théâtre  et  dont  les 
résultats  et  les  lointaines  conséquences  devaient 
n/'cessairenient  attirer  notre  attention.  Avec  l'aide 


264  PANSLAVISME 

de  Dieu,  nous  avons  réussi  en  face  de  cette  tem- 
pête à  conserver  à  notre  Empire  les  bienfaits  de  la 
paix.  Nous  pouvons  maintenant  d'une  âme  tran- 
quille nous  livrer  aux  travaux  qui  peuvent  consoli- 
der l'Empire  à  l'intérieur.  Notre  désir  est  que  tout 
d'abord  soient  enfin  réglés  de  façon  juste  et  satis- 
faisante les  rapports  de  notre  royaume  de  Bohême 
avec  la  monarchie,  dont  nous  avons  promis  la  revi- 
sion par  un  rescrit  du25  aoùtl870.  Ayant  présente 
à  l'esprit  la  situation  politique  de  la  Couronne  de 
Bohême,  ayant  conscience  de  la  gloire  et  de  la 
puissance  que  cette  couronne  nous  a  prêtées  à  nous 
et  à  nos  prédécesseurs,  nous  souvenant  en  outre 
de  la  fidélité  inébranlable  avec  laquelle  la  p-opula- 
tion  du  royaume  a  de  tout  temps  soutenu  notre 
trône,  nous  reconnaissons  volontiers  les  droits  de 
ce  royaume  et  nous  sommes  prêts  à  les  renouve- 
ler par  le  serment  du  couronnement.  Mais  nous 
ne  pouvons  d'autre  part  nous  dérober  aux  engage- 
ments solennels  que  nous  avons  pris  vis-à-vis  des 
autres  royaumes  et  provinces  par  notre  diplôme 
du  20  octobre  1860,  par  les  lois  fondamentales  du 
26  février  1861,  du  21  décembre  1867  et  par  le 
serment  du  couronnement  prêté  à  notre  royaume 
de  Hongrie.  Nous  prenons  donc  volontiers  en  con- 
sidération les  circonstances  exposées  dans  'les 
humbles  adresses  de  la  diète  de  notre  royaume  de 
Bohême,  le  14  septembre  et  le  15  octobre  de  l'an- 
née 1870,  qui  nous  demandent  de  mettre  en  con- 
cordance les  droits  de  ce  royaume  avec  ce  que 
réclament  la  puissance  de  l'Empire  et  les  intérêts 
des  autres  royaumes  et  provinces.    Nous  invitons 


LES  SLAVES  d'autriche-hongrie  265 

donc  la  diélc  à  aborder  ses  travaux  en  tenant 
compte  de  la  nécessité  de  mettre  d'accord  le  droit 
public  de  notre  royaume  de  Bohême  avec  ceux  des 
auli'es  pays,  de  telle  sorte  que  l'on  puisse,  sans  y 
faire  tort,  terminer  un  conflit  dont  la  prolongation 
pourrait  mettre  en  grave  péril  la  prospérité  de  nos 
fldôles  nations.  Nous  avons  confié  à  notre  gouver- 
nement le  soin  de  présenter  à  la  diète  un  nouveau 
régime  électoral  dont  il  a  déjà  été  fait  mention 
dans  notre  rescrit  du  26  septembre  1870  et  une 
loi  pour  la  protcclion  des  deux  nationalités  dans 
le  pays. 

«  Nous  adn.'ssons  à  la  diète  notre  salut  impérial 
et  royal. 

«  Donné  à  Vienne  le  12  septembre  1871. 

François-Joseph, 
hohenwart.  » 

A  travers  toute  cette  jihraséologie  de  chancel- 
lerie, un  seul  article  domine,  l'engagement  pris  par 
François-Joseph  de  se  faire  couronner  comme  ses 
prédécesseurs  et  de  mettre  par  conséqtient  lo 
royaume  de  Bohème  sur  le  môme  pied  (jue  le 
royaume  de  Hongrie.  Naturellement  cet  engage- 
ment ne  faisait  l'allaire  ni  des  Allemands,  ni  des 
Magyars. 

Le  rescrit  royal  et  les  deux  projets  concernant 
le  régime  électoral  et  le  régime  des  nationalités 
furent  renvoyés  à  une  commission  de  trente 
membres.  Dès  la  seconde  séance  de  la  diète,  les 
Allemands  qui  élaient  venus  à  la  jiremit're  s'abs- 
tinrent; les  centralistes  convoquèrent  à  \Mennc  une 


266  LE    PANSLAVISME 

réunion  de  leur  parti  pour  prolester  contre  tout 
arrangement  avec  la  Bohême.  Quelques-uns  des 
plus  fanatiques  d'entre  eux,  et  notamment  le 
célèbre  Giskra,  se  rendirent  à  Budapest  pour  cons- 
pirer avec  les  Magyars  contre  les  Tchèques. 

Cependant  la  diète  de  Prague  —  diminuée  des 
Allemands  —  avait  nommé  une  commission  de 
trente  membres  pour  lui  faire  un  rapport  sur  le 
rescrit.  En  même  temps  la  diète  élaborait  les 
articles  dits  fondamentaux  qui  résumaient  le  pro- 
gramme définitif  sur  lequel  «"établiraient  les  rap- 
ports du  royaume  de  Bohême  avec  le  reste  de  l'Etat 
austro-hongrois. 

D'après  ces  articles  la  Bohême,  de  même  que  la 
Hongrie,  se  faisait  représenter  pour  toutes  les 
affaires  communes  de  l'Empire  par  une  délégation 
nommée  par  la  diète  de  Prague  et  non  plus  par  le 
Pieichsrat.  Elle  ne  traitait  avec  les  autres  États 
cisleithans  que  par  l'intermédiaire  de  ses  délégués. 
Elle  obtenait  nn-:^  complète  autonomie  et  ne  recon- 
naissait comme  affaires  communes  à  toute  la 
monarchie,  que  la  guerre,  la  diplomatie  et  le  com- 
merce. Un  sénat  nomme  par  l'empereu»  aurait 
réglé  les  conflits  qui  pouvaient  s'élever  entre  les 
différents»  royaumes  ou  provinces.  Enfin  la  repré- 
sentation des  villes  et  des  communes  rurales  aurait 
été  considérablement  augmentée,  ce  qui  aurait  défi- 
nitivement assuré  à  la  nation  tchèque  la  prépon- 
dérance qui  lui  appartient  dans  le  royaume  en 
vertu  de  l'histoire  et  de  la  statistique.  La  diète  de 
Moravie  adhéra  à  ces  articles  fondamentaux  et 
réclama  l'institution   ou  plutôt  le  rétablissement 


LBS  SLAVES  d'autriciie-hongrie  267 

d'une  chancellerie  spéciale  pour  les  pays  de  la 
Couronne  de  Saint-Vacslav  (Boliême,  Moravie, 
Silésie). 

Évidemment  toutes  ces  innovations  n'étaient  pas 
du  goût  des  peuples  dominateurs  qu'il  s'agissai 
d'éliminer.  Un  des  chefs  du  parti  teuton  s'écriait 
en  plein  Reichsrat  :  «  Concéder  à  la  Bohême  ce 
qu'on  accorde  à  la  Galicie,  ce  serait  réduire  deux 
millions  d'Allemands  aux  rôles  de  Ruthènes^.  Mais 
il  ne  faut  pas  oublier  que  ces  Allemands  sont  les 
congénères  d'un  grand  peuple  voisin.  »  Remarquez 
ce  langage  :  s'il  avait  été  tenu  par  un  Ruthène, 
autrement  dit  un  Petit-Russe,  faisant  allusion  à  la 
Grande-Russie  il  aurait  très  probablement  valu  à 
l'orateur  un  procès  de  haute  trahison.  Un  autre 
orateur  autrichien,  notez-le  bien,  disait  :  «  Nous 
n'avons  pas  vaincu  à  Sedan  pour  devenir  les  ilotes 
des  Tchèques.  »  Ainsi  c'étaient  les  Allemands 
d'Autriche  qui  s'attribuaient  l'honneur  de  nous 
avoir  vaincus  à  Sedan. 

Des  journaux  comparaient  la  Bohême  au 
Schleswiget  faisaient  des  allusions  fort  claires  au 
rôle  libérateur  de  la  Prusse.  Que  l'on  n'oublie  pas 
ce  que  je  disais  plus  haut  du  fonds  des  reptiles. 
Ajoutez  à  ces  motifs  assez  bas,  la  vieille  haine  de 
race,  cette  haine  en  vertu  de  laquelle  la  nation 
tchèque  est  considérée  comme  un  pieu  dans  la 
chair  allemande  (Ein  Pfal  in  deulschen  Fleisch). 

Hohenwart  était  bien  ministre  do  l'Intérieur, 
mais  le  Saxon  Beust  restait  chancelier  de  l'empire 

1.  Ceci  confirma  pleinonionl  ro  que  nous  avons  dit  plus 
haut  des  griefs  des  l'utilM-ltusveH  de  Galicie. 


268  LE    PANSLAVISME 

et  marchait  d'accord  avec  le  président  du  Conseil 
hongrois,  le  comte  Andrassy.  Les  deux  compères 
agissaient  de  concert  sur  l'esprit  timoré  de  François- 
Joseph  et  Dieu  sait  qui  à  Berlin  tirait  les  ficelles. 

Beust  et  Andrassy  firent  à  l'empereur  les  courtes 
propositions  suivantes  : 

1°  L'accord  conclu  avec  la  Hongrie  ne  doit  pas 
être  soumis  à  une  nouvelle  reconnaissance  ; 

2°  Toutes  les  lois  qui  s'y  rapportent  ne  peuvent 
être  modifiées  que  de  la  façon  dont  elles  ont  été 
élaborées; 

3°  La  Constitution  a  déjà  décidé  du  droit  d'Etat 
des  divers  pays  autrichiens  ; 

4°  Le  rescrit  ne  promet  pas  que  les  articles  fon- 
damentaux seront  soumis  au  Reichsrat. 

Hohenwart  refusa  de  souscrire  à  ces  articles  sans 
l'autorisation  des  Tchèques.  Les  deux  chefs  de  la 
nation  tchèque,  Rieger  et  Clam  Martinitz,  furent 
appelés  à  Vienne.  Ils  ne  purent  rien  obtenir.  Le 
20  octobre  le  cabinet  Hohenwart  donna  sa  démis- 
sion. Le  8  novembre,  la  diète  du  royaume  votait 
une  résolution  où  elle  déclarait  qu'elle  ne  per- 
mettrait jamais  que  les  représentants  des  autres 
Etats  de  la  monarchie  devinssent  les  juges  des 
droits  de  la  Couronne  de  Bohême,  qu'elle  refusait 
de  faire  des  élections  au  Reichsrat  et  qu'elle  n'ad- 
mettait pas  que  cette  Assemblée  pût  prendre  des 
résolutions  concernant  le  droit  d'Etat  et  la  Consti- 
tution du  royaume  de  Bohême.  Le  même  jour  la 
diète  fut  clôturée.  Le  comte  Chotek  remit  sa 
démission  de  lieutenant  du  royaume;  le  prince 
Charles  de  Schwarzenberg  prononça  ces  paroles  : 


LES    SLAVES    D  AUTRICHE-HONGRIE 


269 


«  Nous  déclarons  que  nous  défendrons  et  préser- 
verons notre  patrie  suivant  nos  forces.  »  Le  prince 
Lobkowitz  ferma  la  séance  sur  cette  phrase  :  «  Je 
suis  convaincu  que  —  en  dépit  de  tous  les  obs- 
tacles —  viendra  le  jour  où  le  royaume  de  Bohême 
rentrera  dans  ses  droits.  » 

Si  j'ai  insisté  sur  cet  épisode,  c'est  qu'il  peint 
dans  toute  son  horreur  la  misère  morale  de  Fran- 
çois-Joseph et  l'immonde  égoïsme  des  Allemands 
et  des  Magyars. 

Ce  qu'il  y  eut  de  plus  singulier  dans  cet  iml^ro- 
glio,  c'est  que  M.  de  Beust,  au  lendemain  de  sa 
victoire  sur  les  Tchèques,  dut  donner  sa  démission 
et  fut  romplaié  par  le  comte  Andrassy.  La  victoire 
des  Magyars  sur  les  Slaves  était  complète,  mais 
était-ce  bien  eux  qui  avaient  définitivement  triom- 
phé? N'était-ce  pas  Berlin  plutôt  que  Budapest? 

En  tout  cas  ce  n'était  pas  François-Joseph. 
Jamais  souverain  reniant  sa  propre  parole  n'était 
descendu  à  un  pareil  degré  d'humiliation.  Les 
Tchèques  se  vengèrent  ingénieusement.  L'un  de 
leurs  éditeurs  avait  fait  magnifiquement  imprimer 
en  trois  couleurs  le  manifeste  impérial  et  royal 
dont  nous  avons  plus  haut  donné  le  texte,  et  on 
l'avait  exposé  encadré  dans  tous  les  lieux  publics, 
cercles,  cafés,  brasseries,  etc.  Le  successeur  de 
M.  Hohenwart,  le  comte  Auershcrg  fit  tout  simple- 
ment saisir  le  document  gênant  par  les  agents  de 
police!  La  parole  d'un  roi  —  d'un  roi  parjure,  il 
est  vrai  —  saisie  par  les  argousins  de  son  propre 
gouvernement,  c'est  là  un  phénomène  assurément 
sans  exemple  dans  l'histoire! 


270  LE'  PANSLAVISME 

Un  grand  journal  de  Prague,  la  Gazette  nationale 
prononça  le  mot  décisif.  Un  homme  de  lettres 
venait  alors  de  publier  un  volume  sur  Louis  XV 
sous  ce  titre  Un  misérable  roi.  Le  lendemain  de  la 
trahison  de  François-Joseph  on  put  lire  en  tète  des 
annonces  en  caractères  gigantesques. 

UN  MISÉRABLE  ROI 

En  dessous  :  Un  volume  in-12,  prixGOkreutzers. 
Tout  le  monde  comprit  l'allusion,  mais  la  police 
celte  fois  n'osa  pas  saisir  le  journall 


1 


CHAPITRE  XVIII 
LA  CONFÉRENCE  SLAVE  DE  PRAGUE  EN   1908 


Intér/'t  de  celte  conférence.  —  Résolution  prise  dans  l'inté- 
r<^t  général  des  peuples  slaves.  —  Réconciliation  des 
Russes  et  des  Polonais.  —  tchec  de  la  conférence. 


La  conférence  slave  de  Prague  au  cours  de 
l'année  1908  n'a  pas  eu  l'ampleur  des  réunions 
de  1848  et  1867.  Elle  a  cependant  marqué  une 
étape  intéressante  dans  l'histoire  des  idées  pansla- 
vistes  et  elle  a  préparé  la  réconciliation  si  désirable 
des  éléments  russes  et  polonais.  A  la  suite  des 
événements  que  l'on  sait,  cette  réconciliation  paraît 
aujourd'hui  un  fait  accompli.  Dieu  veuille  qu'elle 
[)uis8C  se  réaliser  de  façon  concrète  et  défiiiilivr 
dans  la  vie  politique  des  nations! 

Au  fond,  l'idée  premit^re  de  cette  conférence 
paraît  appartenir  à  un  patriote  russe,  M.  Borzenko, 
d'Odessa.  Possesseur  d'une  grande  fortune,  M.  Bor- 
zenko avait  fait  connaître,  dés  l'année  1000,  l'in- 
tention de  consacrer  une  somme  considérable  aux 
intérêts  de  la  race  slave. 

Nous  avons  écUaiigé  à  ce  sujet  des  corrcspon- 


272  L3    PANSLAVISME 

dances  et  nous  nous  nous  étions  arrêtés  à  l'idée 
d'un  congrès  international  de  statistique  slave. 

Dans  le  courant  du  mois  de  mai  1908,  un  homme 
politique  tchèque,  dont  le  nom  a  fait  grand  bruit 
dans  ces  clernières  années,  M.  Charles  Kramar,  se 
rendit  à  Pétersbourg  pour  échanger  quelques 
idées  avec  les  hommes  politiques  russes.  Président 
du  club  tchèque  du  parlement  de  Vienne,  membre 
de  la  diète  de  Prague,  publiciste  et  orateur  do 
premier  ordre,  M.  Kramar  jouait  un  rôle  analogue 
à  celui  que  Rieger  tenait  quarante  ans  auparavant 
dans  le  monde  slave.  Marié  à  une  Russe,  proprié- 
taire en  Crimée,  le  monde  russe  lui  était  familier 
et  il  y  jouissait  d'un  crédit  considérable.  Il  était 
accompagné  de  deux  de  ses  collègues  au  Reichsrat, 
M.  Elibovitski,  député  des  Petits-Russes  de  Galicie,' 
et  M.  Hribar,  député  Slovène  au  parlement  viennois. 

Ces  représentants  des  Slaves  autrichiens  entrè- 
rent en  relations  avec  les  membres  du  cercle  poé- 
tique de  Pétersbourg  et  du  cercle  d'action  sociale, 
îl  ne  s'agissait  point  pour  eux  de  traiter  des  ques- 
tions politiques  qui  sont  du  ressort  des  chancelle- 
ries et  des  congrès  diplomatiques,  mais  des  inté- 
rêts matériels  et  moraux  de  la  race  slave.  Les 
députés  polonais  n'étaient  pas  bien  nombreux  dans 
la  Doumf  :  mais  c'étaient  des  esprits  pratiques  qui 
comprenaient  toute  la  portée  du  mot  légendaire 
que  Nicolas  P'"  avait  jadis  adressé  à  leurs  ancêtres  : 
«  Messieurs,  point  de  rêves  !  »  D'autre  part,  depuis 
quelques  années,  chez  les  Polonais  de  Cracovie, 
s'é^ii  constitué  un  groupe  qui  prêchait  le  rappro- 
(h'jr^^nt  a/cc  les  peuples  slavcb. 


LA   CONFÉRENCE   SLAVE   DE    PRAGUE    DE    1*J08        273 

Ce  groupe  a  eu  pour  initiateur  le  professeur 
Zdziechowski,  de  l'Université  de  Gracovie.  Il  avait 
pour  organe  un  périodique  publié  dans  cette  ville, 
la  Revue  slave.  Malgré  ses  tendances,  ce  recueil 
était  à  cette  époque  interdit  en  Russie  par  la  cen- 
sure officielle  toujours  soupçonneuse  vis-à-vis  des 
Polonais. 

Assurés  de  la  bonne  volonté  des  Polonais  de 
Pétersbourg,  M.  Kramar  et  ses  collègues  s'abou- 
chèrent avec  les  hommes  politiques  russes. 

Un  certain  nombre  de  ces  derniers  avaient  fini 
par  comprendre  les  intérêts  de  la  race  slave  et  la 
nécessité  de  lutter  contre  la  politique  envahissante 
de  l'Allemagne.  Les  conditions  d'une  entente  mo- 
rale entre  les  deux  grandes  nations  slaves  étaient 
plus  faciles  à  établir  en  1908  qu'en  1867.  11  fut 
décidé  qu'une  conférence  slave  internationale  se 
réunirait  à  Prague  et  que  les  divers  peuples  slaves 
y  seraient  représentés. 

Cette  conférence  eut  lieu  en  effet  et  le  D""  Kra- 
mar en  fut  nommé  président.  Les  divers  groupes 
slaves  étaient  représentés  par  des  hommes  poli- 
tiques, des  publicisles,  des  hommes  de  lettres. 
L'épisode  est  trop  récent  pour  que  je  me  risque 
à  citer  des  noms.  Je  craindrais  de  blesser  ceux  que 
j'aurais  oublies.  Les  séances  eurent  lieu  dans  le 
local  de  l'Hôtel  de  Ville.  Les  matières  à  l'ordre  du 
jour  de  la  conférence  étaient  toutes  en  principe 
étrangères  à  la  politique. 

Elle  avait  à  8'occu[)er  d'un  projet  d'exposition 
pan3lav<3  à  ^foscou,  de  l'organisation  du  tourisme 
slave  ou  plutôt   interslave,   de  l'extensiou   et  de 


274  LE    PANSLAVISME 

l'organisation  des  Sokols  (sociétés  de  gymnastique) 
à  tous  les  pays  slaves,  de  l'établissement  d'une 
banque  slave,  de  l'organisation  des  rapports  litté- 
raires et  de  la  fondation  d'un  marché  central  de 
librairie  slave  pour  échapper  au  monopole  de 
Leipzig,  de  l'organisation  d'un  comité  i)ermanent 
des  pays  slaves. 

Les  débats  n'étaient  pas  publics  et  les  jour- 
nalistes n'ont  été  admis  qu'à  condition  de  pren- 
dre l'engagement  d'honneur  de  ne  point  révéler 
les  débats  sur  lesquels  on  leur  demanderait  le 
silence. 

La  politique  devait  en  principe  rester  étrangère 
à  ces  débats;  mais  il  n'était  point  possible  qu'elle 
ne  s'imposât  pas  à  certains  moments,  en  dépit  de 
toutes  les  précautions  protocolaires.  Voici  com- 
ment elle  fit  son  apparition. 

A  propos  d'une  exposition  qu'on  se  proposait 
d'organiser  à  Moscou,  les  délégués  polonais  décla- 
rèrent que  le  royaume,  c'est-à-dire  la  Pologne 
russe,  était  disposé  à  y  prendre  part;  mais,  ajou- 
taient-ils, vu  les  circonstances  difficiles  que  le 
pays  traverse,  cette  participation  ne  sera  peut-être 
pas  aussi  brillante  qu'on  aurait  pu  l'espérer. 

A  cette  occasion,  un  député  russe  fit  une  impor- 
tante déclaration  :  | 

«  Nous  souhaitons  vivement,  dit-il,  de  voir  dis- 
paraître le  plus  tôt  possible  les  obstacles  qui  s'op- 
posent au  développement  de  la  culture  polonaise; 
les  changements  qui  se  sont  accomplis  en  Russie 
nous  garantissent  —  nous  l'espérons  —  que  les 
malentendus  antérieurs  ne  se  renouvelleront  pas 


LA   CONFÉRENCE   SLAVE   UE   PRAGUE    DE    1'J08        275 

à  !a  lumière  de  la  conscience  nationale*.  Je  prie 
les  Poloiïais  de  considérer  que  le  peuple  russe  a 
vu,  lui  aussi,  se  dresser  ces  obstacles  de  sorte  que 
nous  ne  pouvions  pas  être  ce  que  nous  pouvons 
ôtre  à  la  lueur  de  cette  conscience.  » 

A  la  suite  de  cette  loyale  déclaration,  les  délé- 
gués russes  se  levèrent  de  leur  place  et  allèrent 
serrer  la  main  aux  Polonais.  L'exposition  de 
Moscou  fut  votée  à  l'unanimité;  les  Polonais  s'en- 
gagèrent à  y  prendre  part. 

A  propos  de  cet  incident,  la  Gazette  nationale  de 
Prague  écrivait  :  «  Quand  même  la  conférence  de 
Prague  n'aurait  donné  que  ce  résultat,  ce  serait 
déjà  suffisant.  » 

Au  banquet  oiTert  par  la  ville  de  Prague  le 
16  juillet,  un  délégué  russe,  M.  Maklovsky,  fit 
entendre  des  parole.s  do  justice  et  de  conciliation  : 

«  Nous  évoquons  le  souvenir  du  passé  pour  y 
voir  les  fautes  qui  ne  doivent  pas  se  reproduire. 
Nous  savons  que  le  conflit  historique  le  plus  com~ 
pli(iu6  se  laisse  ais-'ment  résoudre  si  l'on  aborde 
la  solution  dans  un  esprit  de  justice.  Il  est  bien 
entendu  que  l'idée  de  l'union  panslave  im{)liquo 
l'idée  de  la  liberté  et  de  l'égalité  de  tous  les  peuples 
slaves. 

«  Ce  que  nous  avons  fait  ici  à  Prague  ne  s'elTa- 
cera  pas  de  l'histoire.  Nous  avons  échangé  ici  des 
sentiments  qui  ne  s'oublient  [)as;  nous  nous  som- 
mes dit  des  paroles  qui  engagent.  Nous  avons 
commencé  une  œuvre  qui  ne  périra  pas.  » 

1.  La  conscience  nationalo,  c'esl-à-dire  la  Russie  parlo- 
mcntiiire. 


276  LE    PANSLAVISME 

A  ces  paroles  généreuses,  un  délégué  polonais 
répondit  en  rappelant  l'antique  amitié  de  Mie- 
kicwicz  et  de  Pouchkine,  en  buvant  à  l'idéalisme 
russe  et  à  son  généreux  représentant,  M.  Maklovsky. 
Un  toast  fut  porté  en  l'honneur  des  Polonais  de 
Poznanie  qui,  pour  des  raisons  faciles  à  com- 
prendre, n'étaient  pas  représentés  à  cette  fête  de 
famille.  Je  ne  puis  entrer  dans  tous  les  détails  des 
délibérations.  Un  projet  particulièrement  intéres- 
sant au  point  de  vue  économique,  c'était  celui 
qui  concernait  la  fondation  d'une  banque  slave 
internationale. 

Dans  sa  dernière  séance,  la  conférence  constitua 
un  comité  exécutif  qui  fut  chargé  de  mener  à  bien 
les  résolutions  prises.  Prague  fut  choisie  comme 
siège  du  comité  dont  la  présidence  fut  confiée  au 
D'  Kramar.  Comprenez-vous  maintenant  la  haine 
dont  ce  patriote  est  l'objet  à  Vieime  et  à  Berlin  et 
la  condamnation  à  mort  prononcée  contre  lui  pour 
haute  trahison  dès  le  début  de  la  guerre? 

Dans  ce  comité,  la  Russie  et  la  Pologne  devaient 
être  représentées  par  trois  délégués  et  trois  sup- 
pléants, les  peuples  sud-glaves  chacun  par  un 
délégué.  Il  avait  été  décidé  que  la  prochaine  confé- 
rence se  tiendrait  l'année  suivante  à  Pétersbourg 
et  cette  résolution  avait  été  votée  à  l'unanimité. 
Le  délégué  russe  Krasovsky  avait  proposé  et. fait 
adopter  la  résolution  suivante  : 

«  La  conférence  préparatoire  proclame  que  l'idée 
du  rapprochement  des  Slaves  est  réalisable  et 
féconde  et  déclare  que,  pour  mettre  fin  aux  malen- 
tendus entre  les  peuples  slaves,  il  est  indispen- 


LA   CONFÉRENCE   SLAVE   DE    PRAGUE    DE   1008        îiîV 

sable  de  reconnaître  l'égalité  du  développement 
national  de  tous  les  Slaves.  » 

Le  délégué  polonais,  M.  Dmowski,  prenant  acte 
de  cette  déclaration,  proclamait  à  son  tour  qu'une 
Russie  équitable  pour  toutes  les  nations,  et  notam- 
ment pour  les  Polonais,  était  nécessaire,  non  seu- 
lement au  peuple  russe,  mais  aussi  aux  peuples 
slaves  et  à  toute  l'humanité.  Il  ajouta,  aux  applau- 
dissements do  l'auditoire,  qu'une  Russie  équitable 
était  la  solution  nécessaire  du  problème  slave  et 
que  du  moment  où  ils  seraient  assurés  de  cet  3Sprit 
d'équité,  les  représentants  de  la  nation  polonaise 
s'engageaient  à  travailler  à  l'œuvre  commune  de 
la  race  slave. 

Le  professeur  Zdziechowski,  de  Cracovie,  prit  à 
son  tour  la  parole  en  polonais,  on  tchèque,  on 
russe  pour  rendre  hommage  au  rôle  conciliateur 
dos  Tchèques  et,  en  particulier,  à  l'activité  bien- 
faisante du  [)'  Kramar. 

A  la  fin  de  la  séance,  le  chef  de  la  délégation 
russe  remit  au  président  une  somme  de  deux  mille 
couronnes  (en  ce  temps-là  deux  mille  francs  envi- 
ron) pour  contribuer  aux  frais  d'une  enquête  sur 
les  besoins  économiques  ou  moraux  de  la  solida- 
rité slave;  les  délégués  polonais  réunirent  de  leur 
cAté  une  somme  de  seize  cent  cinfiuante  cou- 
ronnes. Cette  collaboration  financière  des  doux 
groupes  —  naguère  ennemis  —  à  une  œuvre  com- 
mune de  solidarité  slave  est  plus  éloquente  que  les 
discours  les  [dus  palliéti(}ues. 

Dans  sou  discours  de  clôture,  le  président  put 
constater  que  rien  ne  s'opposait  plus  à  la  récon- 


278  LE    PANSLAVISME 

ciliation  des  deux  plus  grands  peuples  slaves  et  l'on 
se  sépara  en  se  donnant  rendez-vous  pour  l'année 
suivante  à  Saint-Pétersbourg. 

Ce  rendez-vous  ne  devait  pas  se  réaliser.  Des 
articles  de  ce  beau  programme  aucun  n'a  été  mis 

exécution.  Les  Russes  et  les  Polonais  semblent 
aujourd'hui  réconciliés.  En  revanche,  les  Serbes  et 
les  Bulgares  sont  à  couteau  tiré  et  M.  Kramar, 
naguère  condamné  à  mort,  a  dû  expier  dans  les 
bagnes  autrichiens  son  dévouement  à  la  cause  des 
intérêts  slaves. 


CHAPITRE  XIX 
L'AUTRICHE-HONGRIE  ET  LES  SLAVES  BALKANIQUES 


L'Autriche-Hongrie  et  la  Serbie.  —  Zèle  des  Magyars  pour 
la  Turquie.  —  Persécution  des  Serbes.  —  La  campagne 
russe  en  Bulgarie.  —  Le  traité  de  San  Stefano.  —  Le 
traité  de  Berlin.  —  L'Aulriclie  en  Bosnie-Herzégovine.  — 
Serbes  et  Bulgares.  —  Kailay  et  la  Bosnie.  —  Une  expé- 
dition française  en  Bosnic-Horzégovine.  —  Un  article 
d'Anatole  Leroy-Beaulieu.  —  Le  procès  d'Agram.  —  Le 
procès  Friodjung.  —  Le  procès  de  Banialouka. 


Si  l'Autriche  avait  su  garder  une  attitude  correcte 
et  ôcjuitable  vis-à-vis  des  divers  peuples  soumis  à 
sa  domination,  elle  aurait  pu  songer  à  jouer  un 
rôle  protecteur  vis-à-vis  des  nationalités  baîka- 
ni({ues  qui  peu  à  peu  s'aiïranchissaient  du  joug  de 
rOsmanli,  elle  aurait  pu  les  réunir  sous  sa  tutelle 
dans  une  fédération  pacifique  de  nations  affranchies 
et  autonomes  qui  aurait  constitué  le  véritable 
Empire  de  l'Est  (Ofclster-Reich). 

Malheureusement  du  cabinet  de  Vienne  on  pou- 
vait tout  attendre,  excepté  une  politique  humaine 
et  honnête.  Depuis  que  la  i)rincipaulé  de  Serbie 
s'était  constituée  aux  portes  do  la  Hongrie,  en  dépit 
de  la  mauvaise  volonté  autrichienne,  la  diplomatie 


280 


LE    PANSLAVISME 


viennoise  s'efforçait  de  la  maintenir  dans  un  état 
de  sujétion  absolue  et  lui  cherchait  sans  cesse  les 
plus  misérables  chicanes.  Nation  agricole,  le  peuple 
serbe  vit  surtout  de  l'exportation  des  porcs  et 
des  pruneaux.  Pendant  longtemps  il  n'a  eu  de 
débouchés  que  sur  la  Save  et  le  Danube.  Pour  le 
réduire  à  merci  il  suffisait  aux  hommes  d'Etat 
viennois  d'im.aginer  une  épizootie  quelconque 
pour  empêcher  les  exportations  et  Dieu  sait  si 
l'Autriche  savait  user  et  abuser  de  cet  argument. 

La  principauté  de  Serbie  était  peu  de  chose  en 
elle-même.  Mais  dès  longtemps  on  pouvait  prévoir 
qu'elle  était  appelée  à  jouer  vis-à-vis  des  Sud- 
Slaves  de  la  péninsule  un  rôle  analogue  à  celui  que 
le  Piémont  avait  joué  vis-à-vis  des  populations  de 
la  péninsule  italienne.  On  sait  que  depuis  Novare 
l'Autriche  n'a  rien  épargné  pour  faire  échec  au 
Piémont  qui  avec  l'appui  de  la  France  et  de  la 
Prusse  a  fini  par  triompher. 

Les  diverses  tribus  slaves  soumises  aux  Turcs 
depuis  le  xv*  siècle,  Bosniaques,  Herzégoviniens, 
Monténégrins,  Bulgares,  etc..  ne  supportaient 
qu'avec  impatience  le  joug  qui  les  tenait  assujettis 
et  ne  demandaient  qu'à  s'y  dérober. 

Au  cours  de  l'année  1874  une  insurrection  pro- 
voquée par  des  abus  intolérables  éclata  en  Bosnie- 
Herzégovine.  Les  insurgés  rêvaient  de  s'affranchir 
de  la  domination  musulmane  et  de  s'annexer  au  Pié- 
mont de  leur  race,  c'est-à-dire  à  la  principauté  de 
Serbie.  Grand  était  l'embarras  de  François-Joseph. 
Roi  apostolique  de  Hongrie,  il  ne  pouvait  rester 
officiellement  indifférent  aux  misères  de  ses  core- 


L*AirnicnE-noN'GRiE  et  les  slaves  balkaniques 28i 

ligiouriaire8,les.  chrétiens  balkaniques.  Il  louvoyait 
de  son  mieux  et  sans  grâce  entre  les  deux  partis. 
Tantttt  il  laissait  impunément  les  Turcs  violer  son 
territoire  et  ravager  les  frontières  de  la  Croatie. 
(Ce  n'étaient  que  des  Slaves  qui  pâtissaient.) 
Tantôt  il  leur  interdisait  de  débarquer  dans  l'en- 
clave dalmate  de  Klek  des  armes  et  des  troupes. 
A  Constautinople  son  ambassadeur,  d'accord  avec 
l'ambassadeur  russe  Ignatiev,  engageait  la  Porte  à 
accomplir  ces  fameuses  réfornr.es  qu'elle  promettait 
toujours  et  n>.v<5cntait  jamais.  Les  diplomates  qui 
les  recoH) mandaient  savaient  bien  au  fond  quelle 
était  la  vanité  de  leur.")  palabres. 

En  janvier  1876  une  note  de  M.  Andrassy  résuma 
les  vœux  de  l'Europe  civilisée  et  une  conférence 
réunie  à  Constantinuple  fut  chargée  d'en  préparer 
la  réalisation.  Elle  n'aboutit  qu'à  démontrer  une 
fois  de  plus  l'impuissance  de  la  diplomatie  et  l'in- 
corrigible opiniâtreté  de  la  Porte.  La  Serbie  et  le 
Monténégro  en  a[«pelèrent  aux  armes.  Leur  entrée 
en  campagne  fut  pour  François-Joseph  une  nou- 
velle cause  d'embarras.  Les  Slaves  de  l'Empire  ne 
dissimulaient  pas  leurs  sympathies  pour  les  insur- 
gés et  leurs  alliés.  Palacky,  comme  je  l'ai  raconté 
dans  sa  biographie,  mourut  en  les  bénissant  et  en 
faisant  des  vœux  pour  les  succès  de  leurs  armes. 
De  leur  côté  les  Magyars  qui  se  sentaient  les  plus 
forts  ne  négligeaient  —  comme  aujourd'hui  — 
aucune  occasion  de  faire  éclater  leur  haine  contre 
les  Sorbes  et  leurs  sympulhies  pour  les  Ottomans 
oppresseurs.  Quand  Abdul  Kérira  pacha  remporta 
sur  les  Serbes  la  victoire  de  Djunis  (30  octobre  187 ci 


282  LE    PANSLAVISME 

une  souscription  fut  ouverte  à  Budapest  pour  lui 
offrir  un  sabre  d'honneur.  Ah  !  s'il  s'était  agi  chez 
les  Slaves  austro-hongrois  d'en  offrir  un  au  prince 
de  Serbie  c'est  cela  qui  eût  été  du  Panslavisme! 

Il  y  eut  mieux.  Une  députalion  magyare  se  ren- 
dit à  Conslantinopîe  pour  échanger  avec  les  fonc- 
tionnaires et  les  softas  ou  étudiants  musulmans 
des  manifestations  enthousiastes.  Le  général 
Klapka,  Theureux  défenseur  de  Komarom  en  1848, 
qui  naguère  avait  offert  au  roi  de  Prusse  contre 
l'Autriche  le  concours  de  son  épée,  mit  son  expé- 
rience militaire  au  service  de  la  Porte  contre  les 
Slaves  chrétiens  qui  évidemment  étaient  les  enne- 
n^.is  de  la  civilisation.  Un  peu  plus  tard  les  softas* 
vinrent  à  Budapest  rendre  à  leurs  frères  magyars 
la  visite  qu'ils  en  avaient  reçue.  Tout  cela  est  bien 
oublié  aujourd'hui  et  tout  cela  se  répète  en  ce 
moment,  avec  l'adjonction  d'un  élément  imprévu, 
les  Bulgares.  Il  n'y  eut  aucune  accusation  de  Pan- 
turcisme  ou  de  Panislamisme. 

D'autre  part,  le  sultan,  pour  remercier  les 
Magyars  de  ces  manifestations  désintéressées,  ren- 
voyait à  l'empereur-roi  quelques  épaves  de  la 
fameuse  bibliothèque  de  Mathias  Corvin,  la  Cor- 
vina,  naguère  pillée  par  les  ancêtres  des  Os- 
manlis.  Ces  manifestations,  en  somme  assez 
puériles,  étaient  dirigées  non  seulement  contre  les 
Serbes,  mais  aussi  contre  les  Russes  auxquels  les 
Magyars  ne  pardonnaient  pas  le  rôle  que  Nicolas  I" 
avait  joué  dans   la  répression  de  leur   insurrec- 

1.  Étudiants  turcs. 


l'autricue-iiongrie  et  les  sl.wes  balkaniques  283 

tion  en  1849  et  les  sympathies  qu'il  devait  néces- 
sairement professer  pour  ses  coreligionnaires  les 
Slaves  balkaniques.  D'autre  part,  les  Turcs 
n'étaient  pas  fâchés  d'évoquer  les  souvenirs  de  la 
guerre  de  Crimée. 

Des  contre-manifestations  avaient  lieu  à  Prague, 
en  l'honneur  du  général  russe  Tcherniaiev,  l'un 
des  héros  de  la  récente  guerre  balkanique.  En 
revanche,  le  gouvernement  magyar  à  Budapest 
faisait  arrêter  le  général  serbe  Stratimirovitch, 
qui  avait  pris  part  à  l'insurrection  de  1848  et  qui 
était  allé  olTrir  son  épée  au  prince  Milan  Obreno- 
vitch.  Enfin,  il  faisait  arrêter  le  vaillant  député  et 
publiciste  de  Novi  Sad,  Svetozar  Miletitch  et,  sous 
prétexte  de  haute  trahison,  sur  de  faux  témoignages 
le  faisait  condamner  à  cinq  ans  de  prison.  Or, 
sait-on  quelle  était  la  base  juridique  du  procès? 
C'étaient  des  textes  d'anciennes  lois  qui  décla- 
raient coupables  de  haute  trahison  ceux  qui  four- 
nissent des  armes  aux  Ottomans  et  autres  infidèles  1 

On  pense  bien  que  l'Autriche,  toujours  préoc- 
cupée de  maintenir  les  Slaves  balkaniques  sous  la 
main  des  Turcs,  en  attendant  de  les  faire  passer 
sous  la  sienne,  on  pense  bien  que  cet  État  de 
proie  ne  vit  pas  avec  plaisir  la  campagne  balka- 
nique entreprise  par  la  Russie  et  la  Koumanie  pour 
la  délivrance  des  Bulgares. 

On  lui  avait,  il  est  vrai,  promis  d'avance  une 
compensation  pour  le  cas  où  elle  observerait  vis- 
à-vis  de  la  Russie,  lors  de  la  campagne  de  Bulgarie, 
une  neutralité  bienveillante.  Elle  assista  donc  d'un 
œil  en  apparence  indifférent  à  cette  campagne  qui 


284  LE    PANSLAVISME 

aboutit  au  traité  de  San  Stefano.  La  Russie  par 
une  habile  et  heureuse  intervention  avait  libéré  le 
Monténégro  et  la  Serbie  et  du  Danube  à  l'Archipel 
refoulé  les  Turcs  devant  ses  armées.  Le  31  jan 
vier  1878,  les  troupes  russes  étaient  à  Andrinople. 
Le  3  mars,  Ignatiev  faisait  signer  à  la  Porte  le 
traité  de  San  Stefano.  Ce  traité  agrandissait  con- 
sidérablement la  Serbie  et  le  Monténégro,  aug- 
mentait de  la  Dobroudja  la  Roumanie,  qui,  en 
revanche,  rétrocédait  à  la  Russie  une  partie  de  la 
Bessarabie.  Une  principauté  de  Bulgarie  était 
créée  entre  le  Danube,  la  Mer  Noire  et  l'Archipel. 
La  Turquie  ne  gardait  en  Roumélie  qu'un  lambeau 
de  terre  qui  s'étendait  de  Gonstantinople  au  mont 
Rhodope,  plus  Salonique  et  la  presqu'île  de  Ghalci- 
dique. 

Si  ce  traité  avait  été  maintenu  tel  qu'il  avait 
été  signé,  la  paix  du  monde  balkanique  était,  je 
crois,  assurée  pour  longtemps.  Mais,  c'était  la 
ruine  des  ambitions  auslro- allemandes  sur  li 
péninsule,  notamment  sur  Salonique.  La  méfiance 
envers  la  Russie  était  une  vieille  tradition  de  la 
politique  britannique.  Malheureusement  cette  mé- 
fiance allait  servir  les  intérêts  autrichiens  et  par 
suite  allemands,  La  Grande-Bretagne  oubliait  ou 
ignorait  que  l'Autriche  en  Orient  et  partout  était 
désormais  l'humble  servante,  l'agent  docile,  l'avant- 
courrière  de  Berlin.  On  craignait  de  voir  Péters 
bourg  s'établir  à  Gonstantinople,  on  ne  voyait  pas 
que  l'Autriche  allait  frayer  à  Berlin  le  chemin  de 
Salonique.  C'est  à  Berlin,  devant  l'Europe  réunie 
en  Congrès,  que  fut  revisé  le  traité  de  San  Stefano. 


l'aitriche-iiongrie  et  les  slaves  balkvniqles  285 

C'est  là  que  se  signa  une  paix  d'où  découle  en 
ligne  droite  la  guerre  actuelle,  sans  compter  les 
doux  qui  l'ont  précédée. 

Rappelons  ce  que  fut  l'œuvre  sacrilège  du  traité 
de  Berlin  (13  juillet  1878). 

D'après  la  rédaction  nouvelle,  la  Bulgarie  ne 
touchait  plus  à  l'Archipel  dont  l'accès  est  indispen- 
sable à  son  plein  développement  économique.  La 
partie  septentrionale  comprise  entre  le  Danube  et 
les  Balkans  recevait  le  nom  de  principauté  de 
Bulgarie  ;  vassale  et  tributaire  de  la  Porte,  elle 
devait  avoir  un  prince  chrétien  ;  la  partie  méridio- 
nale, qui  n'allait  plus  jusqu'à  la  mer,  recevait  le 
nom  de  Roumétie  orientale  et  devait  être  pourvue 
d'un  gouvernement  chrétien  nommé  par  la  Porte. 
Evidemment  ces  deux  parties  devaient  tendre  à  se 
réunir  et  il  y  avait  dans  celte  création  hybride  le 
germe  de  sérieuses  complications  pour  l'avenir. 

La  Serbie  ne  gagnait  que  h'  titre  du  royaume 
qu'elle  prit  peu  de  temps  après.  En  revanche,  le 
Monténégro  vit  ses  acquisitions  singulièrement 
r  kluites.  Il  abandonnait  Spizza  à  l'Autriche.  H 
obtenait,  il  est  vrai,  la  libre  navigation  sur  la 
J5oïana,  gardait  Niksich,  Podgoritza,  et  Antivari. 
Mais  dans  ce  [)ort  il  était  loin  d'être  le  maître. 
L'Autriche  y  faisait  la  police  s.initaire  et  maritime. 
Car  le  Monténégro  ne  devait  avoir  ni  pavillon, 
ni  vaisseaux  de  guerre;  il  restait  complètement 
isolé  de  la  Serbie,  son  alliée  naturelle.  La  guerre 
avait  eu  pour  point  de  départ  l'insurrection  delà 
Bosnie  et  de  l'Herzégovine.  Quel  était  alors  le  rêve 
des  insurgés?  De  se  réunir  au  Piémont  sud-slave, 


283  LE    PANSLAVISME 

à  la  Serbie,,  au  Monténégro,  de  luême  que  la  Tos- 
cane et  le  royaume  de  Naples  s'étaient  naguère 
réunis  au  Piémont  italien. 

Ou  ne  leur  fit  pas  l'honneur  de  leur  demander 
ce  qu'ils  voulaient  être.  On  chargea  purement  et 
simplement  le  gendarme  de  la  Prusse,  rAutrichc- 
Hongrie  de  rétablir  l'ordre  dans  les  deux  provinces. 
Elle  obtint  en  outre,  le  droit  d'occuper  militaire- 
meut  le  Sandjak  de  Novi  Bazar  —  tout  simplement 
à  l'eiïet  d'isoler  la  Serbie  du  Monténégro,  {)ue 
l'Allemagne,  l'Autriche,  aient  signé  ce  protocole, 
cela  ne  se  comprend  que  trop  bien,  que  la  Tur- 
quie et  la  Russie  l'aient  subi,  cela  se  comprend 
encore.  Mais  que  la  France  et  l'Angleterre  aient 
pu  le  signer  je  n'ai  jamais  pu  le  comprendre. 
Toutes  les  misères  de  l'heure  actuelle  dérivent  du 
traité  de  Berlin,  pire  encore  dans  ses  consé- 
quences que  n'a  été  le  traité  de  Francfort! 

C'est  par  suite  du  traité  de  Berlin  que  l'Alle- 
magne a  mis  officiellement  les  pieds  sur  le  sol  de 
la  péninsule  Balkanique.  On  prétend  qu'Andrassy, 
en  annonçant  à  François-Joseph  le  résultat  du 
traité,  lui  aurait  dit  :  «  Sire,  je  vous  apporte  la  clef 
des  Balkans  ».  Le  mot  résume  toute  une  politique. 
Mais  si  François-Joseph  avait  reçu  la  clef,  c'était 
pour  être  le  portier  et  non  le  vrai  propriétaire. 

A  peine  investi  du  mandat  qu'il  s'était  fait  con- 
fier par  le  Congrès  de  Berlin,  le  gouvernement 
autrichien  se  met  en  mesure  de  l'exécuter.  L'oc- 
cupation des  deux  provinces  ne  fut  pas  si  aisée 
qu'on  aurait  pu  l'imaginer.  Il  y  eut  de  vigoureuses 
résistances  à  main  armée.  Le  31  juillet  1878,  les 


L'AUTRirnE-nONGRIE   ET  LES  SLAVES  BALKANIQUES  287 

premières  troupes  autrichiennes  passèrent  la 
Save.  L'Herzégovine  ne  fut  définitivement  occupée 
qu'à  la  fin  de  septembre  et  la  Bosnie  qu'à  la  fin 
d'octobre.  Pour  en  assurer  la  possession  il  avait 
fallu  faire  marcher  trois  corps  d'armées  et  dépenser . 
62  millions  de  florins.  Ce  n'est  pas  là  ce  qu'on 
peut  appeler  une  annexion  librement  consentie 
comme  le  fut,  par  exemple,  celle  de  la  Savoie  à  la 
France. 

Quels  devaient  être  les  résultats  de  ce  traité 
absolument  dirigé  contre  les  Slaves  balkaniques? 
Evidemment  les  intéressés  devaient  s'efforcer 
par  tous  les  moyens  possibles  de  se  dérober  à  ses 
conséquences.  J'ai  parcouru  la  Serbie  et  la  Bul- 
garie au  cours  de  l'année  1882  et  il  ne  me  fut 
pas  difficile  de  comprendre  les  malaises  qu'éprou- 
vaient à  la  fois  les  Serbes  et  les  Bulgares.  Ce 
malaise  se  constatait  particulièrement  à  Bel- 
grade. 

J'écrivais  à  mon  retour  :  «  Le  métier  de  roi  a 
parfois  de  dures  exigences;  l'une  des  plus  cruelles 
(jue  Milan  I"  ait  eu  à  subir,  c'est  certainement  le 
vasselage  autrichien  qui  lui  est  imposé  par  les 
circonstances.  Ses  conseillers  l'acceptent  avec  une 
gaîté  de  cœur  plus  ap[)arente,  peut-être,  que  réelle. 
La  masse  de  la  nation  est-elle  d'accord  avec  son 
gouvernement?  Oui,  si  l'on  en  croit  cerlair^es 
manifestations  officielles  de  l'opinion  publique 
non,  sans  doute,  si  l'on  fait  parler  à  cceur  ouvert 
ceux  qui  doivent  j)Our  des  raisons  politiques, 
mettre  une  sourdine  à  leur  pensée.  » 

J'écrivaisceci  dans  la  A^ouue/Zeyfevue,  en  avril  1883. 


2S8  LE    PANSLAVISME 

Quatre  mois  après,  les  élections  pour  la  Skoup- 
chtina,  la  chute  du  ministère  Pirotchanats,  une 
insurrection  grave  confirmait  mes  prévisions. 

Je  reprends  ma  citation  : 

«  Royaume  indépendant,  la  Serbie  est  aujour- 
d'hui dans  une  situation  plus  précaire  que  n'était 
naguère  la  principauté  vassale,  même  au  temps  où 
les  forteresses  étaient  occupées  par  les  Turcs.  Elle 
avait  alors  le  plus  précieux  des  biens,  l'espérance. 
Aujourd'hui,  elle  a  dû  y  renoncer  du  moins  jusqu'à 
nouvel  ordre  *.  » 

Et  du  haut  de  quelles  espérances  Milan  avait  dû 
tomber  !  Au  début  de  l'insurrection,  le  jour  anni- 
versaire de  la  bataille  de  Kosovo,  le  30  juin  1876, 
la  Bosnie  insurgée  l'avait  acclamé  en  qualité  de 
souverain,  tandis  que  l'Herzégovine  acclamait  Ni- 
colas de  Monténégro.  Quel  échec  pour  les  ambi- 
tions des  Serbes  et  du  jeune  Milan!  Le  titre  de 
roi  obtenu  au  mois  de  mars  1882  ne  pouvait 
être  pour  de  si  amers  désenchantements  qu'une 
bien  modeste  compensation.  On  sait,  d'autre  part, 
a  quel  assujettissement  économique  la  politique 
austro-hongroise  réduisait  la  Serbie. 

Dès  le  début,  les  Austro-Hongrois  s'installent 
dans  les  deux  provinces  comme  en  pays  conquis 
et  y  établissent  sans  difficulté  cet  ordre  extérieur, 
cet  vie  européenne  qui  succède  tout  naturelle- 
ment à  l'anarchie  plus  ou  moins  pittoresque  de  la 
rie  orientale.  Bien  entendu,  toutes  les  relations 
intellectuelles  ou  politiques  sont  interdites  avec  la 

1.  La  Save,  le  Danube  et  le  Dalkan,  p.  117.  ^Paris,  Pion, 
1884.) 


l'autriche-hongrie  et  les  slaves  balkaniques  289 

Serbie  et  le  Monténégro.  C'est  ainsi  que  l'on  répond 
aux  vœux  des  populations. 

Pour  consoler  les  Serbes  de  la  perte  de  ces  deux 
provinces,  la  politique  viennoise  s'imagina  d'orienter 
leurs  ambitions  d'un  autre  côté.  Divide  ut  imperes. 
Diviser  les  Slaves  balkaniques,  les  jeter  les  uns 
contre  les  autres  pour  les  dominer  tour  à  tour,  ce 
programme  était  d'autant  plus  facile  à  réaliser 
qu'il  devait  s'appliquer  à  des  hommes  inexpéri- 
mentés, dont  quelques-uns  d'ailleurs  étrangers 
aux  lois  les  plus  élémentaires  de  la  probité  poli- 
tique. Tel  était  par  exemple  le  roi  de  Serbie,  Milan. 

Pour  semer  la  zizanie  entre  les  deux  nations 
serbe  et  bulgare,  on  imagine  de  dériver  les  ambi- 
tions serbes  sur  la  Macédoine,  pays  alors  assez  mal 
connu,  que  les  Bulgares  considéraient  comme 
peuplé  par  des  congénères  et  par  conséquent  des- 
tiné à  leur  revenir  quelque  jour  (voir  plus  haut, 
p.  12).  Quand  la  Bulgarie,  pour  réparer  les  sottises 
du  traité  de  Berlin,  s'annexa  la  Roumélie  Orien- 
tale, le  roi  Milan,  excité,  on  devine  par  qui,  sous 
prétexte  de  défendre  l'équilibre  des  Etats  balka- 
niques, mobilisa  son  armée  et  marcha  sur  Sofia. 
11  fut  honteusement  défait  et,  sans  l'intervention 
officielle  de  l'Autriche,  forcée  de  se  démasquer, 
il  aurait  été  pourchassé  par  le  prince  bulgare, 
Alexandre  de  Baltenberg,  jusque  sous  les  murs  de 
Belgrade.  La  paix  fut  conclue  à  Bucarest  (3  mars 
1885),  sous  les  auspices  de  l'Autriche,  sans  que  la 
Bulgarie  indignement  attaquée,  exploitée  dans  les 
plus  légitimes  de  ses  revendications  nationales, 
ait  obtenu  l'ombre   d'une    réparation,    pas   mémo 

r.) 


89»  LE    PANSLAVISME 

an  centime  d'indemnité.  Désormais  des  germes  de 
discorde  étaient  semés  entre  deux  nations  faites 
pour  s'entendre  et  pour  barrer,  d'un  commun 
accord,  le  chemin  de  Salonique  à  l'ambition 
austro-allemande. 

Cependant  des  relations  plus  cordiales  finirent 
par  s'établir  entre  les  deux  pays,  surtout  après 
l'abdication  du  roi  Milan,  l'un  des  plus  ignobles 
personnages  dont  l'histoire  ait  .à  enregistrer  le 
nom.  L'intérêt  commun  devait  rapprocher  les  deux 
nations  ;  elles  devaient  tenter  de  compléter  leur 
domaine  national,  sans  empiéter  mutuellement 
sur  leurs  territoires.  On  sait  comment  un  traité 
d'alliance  fut  conclu  avec  la  Serbie,  le  Monté- 
gro,  la  Bulgarie,  la  Grèce  ;  cqmment  la  puissance 
turque  parut  s'écrouler  devant  la  victoire  des 
Serbes  à  Koumanovo  (23-24  octobre  1912),  et  des 
Bulgares  à  Loule-Bourgas  (29  octobre,  2  novem- 
bre). On  put  croire  qu'en  Europe,  un  nouvel  Etat 
allait  apparaître,  un  Etat  fédératif  des  nations 
balkaniques  qui  réglerait  désormais  la  destinée  de 
la  péninsule.  Mais  l'Autriche  veillait.  Elle  empêcha 
les  Monténégrins  de  s'établir  sur  les  bords  de 
l'Adriatique  où  ils  avait  conquis  Scutari,  les  Serbes 
de  se  maintenir  à  Durazzo  ;  elle  sema  la  discorde 

entre  les  Bulgares  et  les  Serbes  .  • 

Censuré ■  .    ,    .    . 

...  et,  pour  le  plus  grand  profit  de  Vienne  et  de 
Berlin,  jetales  uns  contre  les  autres  les  alliés  d'hier. 
On  sait  dans  quelles  circonstance?  la  Roumanie 
crut  devoir  intervenir,  les  armes  à  la  main,  pour 
dépouiller  la  Bulgarie,  et  lui  imposer   un  second 


L*AL'TRICnE-BONGRIE  ET  LES  SLAVES  BALKANIQUES  291 

traité  de  Bucarest.  J'ai  sur  tous  ces  événements 
des  opinions  très  nettes.  Je  les  ai,  autant  que  la 
chose  était  possible,  exprimées  dans  une  brochure 
récente  et  je  demande  la  permission  d'y  renvoyer 
le  lecteur^.  Je  me  permettrai  simplement  de  faire 
observer  que  la  connaissance  familière  des  choses 
serbes  et  bulgares  m'autorisait  à  avoir  une  opi- 
nion un  peu  différente  de  celles  qui  ontcours  aujour- 
d'hui sur  le  conflit  lamentable  des  deux  nations 
slaves. 

Les  événements  actuels  sont  la  conséquence 
directe  et  fatale  de  l'occupation  de  la  Bosnie  et  de 
rilerzcgovine  par  lAutriche-Hongrie,  autrement  dit 
par  l'Allemagne.  Ces  événements  sont  trop  pré- 
sents à  l'esprit  du  lecteur  pour  que  je  croie  utile 
d'insister. 

Ce  qu'il  n'est  pas  inutile  de  rappeler,  ou  plutôt 
d'apprendre  aux  lecteurs,  ce  sont  les  procédés 
employés  par  rAutriche-Hongrie  pour  abuserl'Eu- 
rope  sur  cette  prise  de  possession  qui  n'était  en 
réalité  qu'une  annexion,  une  annexion  d'autant 
plus  abominable  qu'elle  était  faite  avec  l'appro- 
bation des  nations  soi-disant  civilisées. 

Il  s'agissait  d'organiser  cette  conquête,  d'en 
faire  une  province  autrichienne  et  d'abuser 
l'Europe  par  un  ensemble  de  réformes,  de  nature  à 
frapper  les  yeux  inexpérimentés.  L'homme  auquel 
fut  confiée  cette  lâche  était  un  Magyar  piir  sang, 
M.  Bonjainin  Kallay  de  Nagy-Kallo  (1830-100;^). 
Il  s'était  de  bonne   heure    appliqué    à  l'élude   du 

!    1.  ta  Lutte  séculaire  des  Germains  et  de»  Slaves,  (i'oris, 
Maisuniiuuve,  i!illt>.) 


292  tB   PANSLAVISME 

problème  oriental  et  de  ses  éléments  slaves;  il 
avait  voyagé  en  Russie,  en  Roumanie,  dans  la 
péninsule  balkanique.  A  l'âge  de  trente  ans,  il  fut 
nommé  consul  général  d' Autriche-Hongrie  à  Bel- 
grade. C'était  un  poste  d'observation  de  premier 
ordre  et  un  admirable  centre  d'espionnage.  Sa 
merveilleuse  connaissance  de  la  langue  serbe,  sa 
courtoisie  lui  assuraient  l'accès  de  tous  les  milieux. 
Il  occupait  ses  loisirs  à  écrire  une  histoire  de  la 
Serbie  qui  fut  publiée  en  langue  magyare, 
en  1877,  et  fut  non  seulement  traduite  en  alle- 
mand, mais  même  en  langue  serbe.  Il  quitta  la 
Serbie  en  1875. 

Quand  l'Autriche  occupa  la  Bosnie-Herzégovine, 
en  1878,  elle  eut  naturellement  recours  à  ses 
lumières  et  lui  confia  un  portefeuille.  Dans  cette 
situation,  Kallay  s'occupa  surtout  des  intérêts  de 
sa  patrie,  la  Hongrie;  il  rattacha  Budapest  à 
l'Adriatique  par  Saraïevo,  en  négligeant  les  voies 
les  plus  courtes  entre  Vienne  et  la  mer.  Il  s'efforça 
de  se  concilieiiparticulièrement  les  musulmans  et 
ferma  de  façon  vigoureuse  la  frontière  du  côté  de 
la  Serbie  vers  laquelle  tendaient  les  aspirations  des 
intellectuels  et  des  patriotes.  Iljooussa  tellement 
loin  la  censure,  qu'il  interdit  sa  propre  «  Histoire  de 
la  Serbie  »  dans  le  pays  qu'il  s'agissait  de  dénationa- 
liser. La  langue  des  deux  provinces,  comme  je  l'ai 
expliqué  plus  haut,  c'est  le  serbo-croate,  autrement, 
dit  le  serbe,  pour  ceux  qui  pratiquent  la  religion 
orthodoxe  et  l'alphabet  cyrillique,  à  peu  près  iden- 
tique à  l'alphabet  russe,  le  croate,  pour  ceux  qui 
pratiquent  la  religion  catholique  et  l'alphabet  latin. 


l'autriche-hongrie  et  les  slaves  balkaniques      293 

Kallay  essaya  de  substituer  à  ce  nom  subversif  le 
nom  de  langue  bosniaque  ou  encore  tout  simple- 
ment, langue  du  pays  (Landssprache).  Mais  en 
cela  il  n'a  guère  réussi  qu'à  se  rendre  ridicule. 

Son  rêve  était  de  faire  légitimer  l'annexion 
autrichienne  par  l'opinion  de  l'Europe  civilisée. 
Il  aurait  même  voulu  faire  de  sa  province  un 
but  d'excursion  pour  les  touristes  curieux  de 
jolis  costumes  et  de  beaux  paysages,  et  voici  ce 
qu'il  imagina.  Il  avait  engagé  à  son  service  un 
Suisse  nommé  M..,  qui  avait  beaucoup  voyagé  et 
qui  ne  manquait  pas  d'un  certain  bagout.  Il  en 
fit  son  agent  et  le  chargea  d'aller  en  Europe, 
recruter  des  touristes  naïfs  qui  ne  manqueraient 
pas  de  faire  une  sérieuse  réclame  à  l'occupation 
austro-hongroise  et  à  son  habile  représenlunt.  Un 
jour  je  vis  débarquer  chez  moi,  le  sieur...  Je 
connaissais  un  de  ses  ouvrages  relatif  à  l'Asie  cen- 
trale. Je  l'interrogeai  sur  ses  voyages.  «J'ai  renoncé 
tout  à  fait  à  l'Asie  pour  le  moment,  me  dit- 
il.  Je  me  suis  fixé  dans  une  région  qui  m'intéresse 
prodigieusement,'  c'est  la  Bosnie-Herzégovine. 
Ah  !  Monsieur,  quel  beau  pays  1  Si  vous  saviez  tout 
ce  que  les  Autrichiens  ont  fait  pour  sa  transfor- 
mation. J'en  causais  l'autre  jour  avec  M.  do  Kallay, 
qui  dirige  avec  tant  de  sagesse  l'administration 
des  nouvelles  provinces.  Quel  malheur,  me 
disait-il,  que  les  Européens  connaissent  si  peu  le 
bien  que  nous  faisons  ici.  Ah  !  si  un  homme 
comme  M.  Louis  Léger  voulait  nous  faire  l'amitié 
de  venir  nous  visiter,  comme  je  serais  heureux 
de  lui  faire  les  honneurs  do  nos  provinces,  de   lui 


294  LE    PANSLAVISME 

faire    apprécier    les    progrès     que     nous     avon^ 
réalisés!  — Monsieur,  répondis-je,  froidement,  si 
j'avais  Tintention  d'aller  à    Sai-aïevo,    comme   jo 
suis  allé  à  Belgrade  et  à  Agram,  à  Sofia,  je  ne  suis 
pas  sûr  que,   même   avec   un   passeport,    on   me 
laisserait  entrer.  En  tout  cas,  une   fois    entré,  je 
suis    certain   qu'un    certain     nombre     d'espions 
seraient  immédiatement  attachés  à  mes  trousses 
et  qu'on  imaginerait  toutes  les  roueries  possibles 
pour  me  faire  partir,  comme  ont  fait  naguère  les 
Magyars  quand  j'étais  à  Diakovo,  chez  Monseigneur 
Strossmayer.    Si    c'est   une  invitation   que  vous 
m'apportez  de  la  part  de  M.  de  Kallay,  veuillez  lui 
faire  savoir  que  j"ai  le  regret  de  la  décliner.  » 
"  M.  M...  se  le  tint  pour  dit  et  n'insista  pas.  Il  fut 
plus   heureux  auprès  de    quelques-uns    de  mes 
compatriotes  dont  je  ne  veux  pas   rappeler  ici  les 
noms  et  qui  doivent  bien   regretter    leur  impru- 
dence.  Il   trouva  un    complice  bien  innocent,  je 
crois,  dans  la  personne  de  l'excellent  Louis  Olivier, 
docteur  es  sciences,  directeur    d'un  recueil    fort 
estimé,    La  Revue  générale   des  sciences  pures   et 
appliquées. 

Depuis  quelques  années,  M.  Olivier  organisait 
des  voyages  collectifs  fort  goûtés.  Il  louait  un 
navire  au  Havre  ou  à  Marseille  et  emmenait  un 
public  d'élite  dans  les  pays  Scandinaves,  en  Russie, 
en  Grèce,  dans  la  Méditerranée.  Des  spécialistes 
leur  faisaient  des  conférences  en  cours  de  route, 
sur  les  pays  visités.  La  proposition  de  M.  M... 
devait  d'autant  plus  le  séduire  qu'elle  donnait 
l'occasion  d'une  jolie  excursion  maritime,  sur  les 


L'AUTniciiE-noNcnir:  et  les  slaves  balkaniques  295 

côtes  de  l'Italie,  de  la  Dalmatie  et  d'un  voyage  int(^- 
ressant  dans  un  pays  pittoresque  et  considéré 
jusqu'alors  comme  peu  accessible.  Des  arrière- 
pensées  politiques  de  M.  de  Kallay,  M.  Olivier, 
docteur  es  sciences,  n'avait  je  crois  aucune  idée, 
et  rien  ne  pouvait  lui  faire  deviner  qu'il  s'associait 
h  une  œuvre  néfaste.  Il  était  dans  la  situation 
morale  de  ces  pèlerins  slaves,  dont  j'ai  conté  plus 
haut  l'histoire,  qui  entreprirent  en  1867  le  voyage  de 
Moscou,  sans  se  douter  des  questions  angoissantes 
que  soulèverait  nécessairement  le  problème  polo- 
nais. M.  Olivier  était  avant  tout  un  entrepreneur 
de  voyages  intéressants  et  instructifs.  Celui  qu'on 
lui  offrait  réunissait  à  coup  sûr,  les  deux  qualités. 
Il  accepta  et  réunit  autour  de  lui  quelques  intel- 
lectuels plus  ou  moins  capables  de  comprendre 
l'œuvre  de  M.  de  Kallay  et  de  l'expliquer  à  nos 
compatriotes. 

Il  a  publié  les  travaux  que  lui  a  inspirés  ce 
voyage  dans  un  numéro  spécial  de  sa  Revue  qui 
porte  ce  titre  modeste  :  La  Revue  générale  des 
Sciences  en  Bosnie-Herzégovine.  Le  numéro  qui 
porte  la  date  du  30  mars  1900  comprend  une 
introduction  générale  par  les  directeurs;  des  tra- 
vaux de  divers  savants  sur  la  nature  physique  en 
Bosnie  et  en  Herzégovine;  l'histoire  et  les  monu- 
ments en  Bosnie- Herzégovine  ;  la  langue  et  la 
littérature  eu  Bosnie-Herzégovine;  une  étude  sur 
les  races,  religions,  nationalités  en  Bosnie-Herzé- 
govine; une  note  sur  l'administration  actuelle  do 
ces  provinces,  et  un  dcuxicino  travail  de  M.  Olivier, 
sur  la  science  en  Bosnie-Herzégovine.  L'ensemble 


298  LE  'PANSLAVISME 

de  ces  travaux  pourrait  être  instructif  s'ils  étaient 
le  résultat  d'une  enquête  vraiment  sérieuse  et 
désintéressée.  Malheureusement,  au  point  de  vue 
de  ce  qui  nous  occupe,  les  auteurs  n'ont  vu  que 
ce  qu'on  leur  a  fait  voir  et  n'ont  dit  que  ce 
qu'on  leur  a  laissé  dire.  Ils  n'ont  été  en  rap- 
ports qu'avec  le  personnel  officiel,  gouverne- 
mental. L'accès  des  indigènes  leur  a  été  rigoureu- 
sement interdit  et,  d'ailleurs,  aucun  d'entre  eux 
n'eût  été  capable  de  tenir  une  conversation  sans 
l'aide  d'un  interprète  qui  eût  été  nécessairement 
un  espion.  L'ouvrage,  comme  le  dit  naïvement 
M.  Olivier,  est  un  hommage  rendu  à  la  grandeur  de 
l'œuvre  de  M.  de  Kallay,  qui  a  ouvert  à  la  Bosnie- 
Herzégovine  le  chemin  de  la  civilisation  (p.  287). 
Je  note,  à  la  page  290  de  ce  trav^'^,  un  curieux 
aveu  :  «  Dans  les  écoles  oîi  se  pressent  côte  à  côte 
et  de  jour  en  jour  plus  nombreux:  Croates,  Serbes 
et  Turcs,  le  serbo-croate  lu  par  tous  les  élèves, 
sous  ses  deux  formes  écrites,  prend  l'importance 
d'un  idiome  national  :  il  devient  réellement  la 
langue  bosniaque,  comme  la  qualifie  le  Gouverne- 
ment, qui  s'efforce  de  multiplier  les  liens  entre 
tous  les  enfants  du  pays  en  vue  de  faire  d'eux,  s'il 
se  peut,  un  seul  peuple,  le  peuple  bosniaque  ». 

Dans  cet  aveu  dépouillé  d'artifice,  l'innocent 
docteur  es  sciences  ne  se  doute  pas  qu'il  dresse 
contre  le  Gouvernement  de  M.  de  Kallay  la  plus 
formidable  accusation. 

Ecoutez,  d'ailleurs,  cet  autre  aveu  non  moins 
naïf  : 

«  A  peine  débarqués  à  Metkovic,  nous  reçûmes 


L'AUTniCnE-HONGRIE  ET  LES  SLAVES  BALKANIQUES  297 

du  Gouvernement  le  plus  obligeant  accueil  ;  et 
pendant  toute  la  durée  de  notre  séjour,  l'Adminis- 
tration,  informée  de  nos  desseins,  s'employa  de 
toute  manière  à  faciliter  nos  études.  Non  seule- 
ment elle  mit  à  notre  disposition  son  palais 
d'Ilidzc  et,  dans  les  campagnes,  ses  stations  de 
gendarmerie,  mais  eu  outre,  elle  eut  l'amabilité 
de  pourvoir  tous  les  représentants  de  La  Revue 
générale  des  Sciences,  d'interprètes  autorisés  qui 
les  mirent  en  contact  avec  la  population,  les  con- 
duisirent visiter  les  exploitations  rurales,  les  forêts, 
les  fabriques,  leur  montrèrent  les  constructions  et 
la  machinerie  de  l'Etat,  leur  ménagèrent  l'accès 
des  mosquées,  des  écoles,  des  prétoires  et  des 
hôpitaux.  »  Pour  bien  vous  rendre  compte  des 
choses,  imaginez  une  caravane  d'Espagnols  visi- 
tant l'Alsace-Lorraine  sous  la  conduite  de  guides 
et  d'interprètes  prussiens  et  rendant  compte 
ensuite  de  leurs  impressions  I 

Je  ne  crois  pas  que  Leroy-Beaulieu,  qui  faisait 
partie  du  voyage,  ait  publié  à  part  son  étude  sur 
Les  races,  la  religion,  la  nalionalilé  en  Bosnie- 
Herzégovine.  Il  a  bien  senti  lui-même  qu'il 
n'avait  pas  pu  faire  une  enquête  aussi  impar- 
tiale que  celles  qu'il  avait  naguère  entreprises 
en  Russie. 

Il  y  a  eu  un  mouvement  d'étonnement  en  Europe 
et  de  vives  protestations  à  Constantinople,  lorsque 
le  gouvernement  de  Vienne  a  introduit  dans  les 
deux  provinces  le  service  militaire  —  clause  non 
prévue  par  le  traité  de  Berlin.  Notre  regretté  con- 
frère est   tenté   d'expliquer  cette  mesure  par  des 


298  LE    PANSLAVISME 

considérations  esthétiques.  Après  avoir  exalté  le 
physique  superbe  des  indigènes,  il  s'écrie  :  «  On 
comprend  que  l'Autriche-Hongrie  ait  tenu  à  lever 
quelques  bataillons  parmi  ces  hommes  d'aspect  si 
martial.  Entre  toutes  les  troupes  de  l'Autriche,  il 
n'en  est  pas  d'aspect  plus  mâle  et  de  plus  guer- 
rière tournure  que  les  régimeiits  bosniaques  où 
servent  côte  à  côte  chrétiens  et  musulmans  ». 

Leroy-Beaulieu  ne  s'est  entretenu  avec  les  indi- 
gènes que  par  l'intermédiaire  d'interprètes  offi- 
cieux et  il  y  a  des  questions  que  naturellement  il 
n'a  pas  pu  leur  poser.  Quelles  étaient  leurs  aspira- 
tions au  moment  de  leur  insurrection  ?  Que 
pensent-ils  de  la  décision  de  l'Europe  qui  avait 
disposé  d'eux  sans  les  consulter,  et  du  régime 
actuel  ?  Il  faut  savoir  lire  entre  les  lignes  pour 
découvrir  des  aveux  comme  celui-ci  qui  échappe  à 
l'apologiste,  plus  ou  moins  involontaire,  de  M.  de 
Kallay. 

«  Cédant  au  penchant  habituel  de  l'Etat  moderne 
et  peut-être  aussi  à  de  secrètes  défiances  (c'est  moi 
qui  souligne),  le  gouvernement  de  la  Bosnie  a  voulu 
s'ingérer  dans  la  gestion  des  communes  serbes  ortho- 
doxes. S'il  a  d'habitude  respecté  leurs  écoles,  s'il  a 
souvent  même  laissé  aux  paroisses  le  droit  de  les 
confirmer,  il  n'a  pas  voulu  que  les  instituteurs, 
chefs  d'une  sorte  d'école  libre,  pussent  rester  en 
fonctions  sans  son  assentiment.  » 

Leroy-Beaulieu  a  visité  des  cercles,  biblio- 
thèques, des  lieux  de  réunions  serbes  et  il  note  ce 
détail  : 

«  A  côté  dès  portraits  de  l'empereur  François- 


L'.VUTRICnE-HONOrUE  ET  LES  SLAVES  BAI,KANIQUES  299 

Joseph  et  de  la  défunte  impératrice*,  on  y  voit 
d'habitudeceuxdujcuneroi  deSerbieetdu prince  de 
Monténégro.  De  semblables  images,  surtout  le  por- 
trait du  prince  de  Monténégro,  poète  et  soldat,  se 
rencontrent  souvent  en  Dalmatie,  chez  des  Croates 
catholiques,  qu'on  ne  saurait  suspecter  de  ten- 
dances séparatistes^.  Néanmoins  on  serait  étonné 
si  le  gouvernement  de  Bosnie  ne  soumettait  pas 
ces  Sociétés  serbes  à  la  surveillance  de  sa  police. 
Il  veut  s'assurer  que,  sous  prétexte  de  littérature  et 
de  culture  nationale,  ces  cercles  ne  fassent  pas 
d'agitation  politique  et  ne  servent  pas  de  foyer  à 
la  propagande  des  partisans  de  la  Grande-Serbie.  » 
Que  pensaient  les  indigènes  de  cette  Grande- 
Serbie  ?  C'est  là  une  question  que  nos  compatriotes 
n'ont  pas  osé  leur  poser  et  qui  pourtant  eût  mé- 
rité quelques  méditations.  On  s'imagine  difficile- 
ment une  enquête  sérieuse  sur  la  Bosnie-Herzégo- 
vine qui  n'eût  pas  débuté  par  cette  question. 


1.  La  présence  de  ces  portraits  est  obligatoire.  Notez  bien 
ceci.  Celle  des  doux  autres  ne  l'est  pas.  Celte  question  du 
portrait  du  souverain  joue  un  grand  rôle  dans  les  Etats 
monarchiques.  Aiu.si  parmi  les  condamués  à  mort  du  récent 
procès  do  BanialouUa  ligure  un  certain  Miloutin  lovano- 
vitch,  coupable  d'avoir  avec  d'autres  membres  du  Comité  de 
la  Société  de  lecture  à  Zepce,  en  1914,  publiquement  enlevé 
l'effigie  de  rKmpercur  de  la  Kalle  de  lecture  et  de  l'avoir 
transporté  dans  l'ancionno  cuisine,  actuellement  cabinet  de 
débarras.  Cet  acte  constitue  tout  simplement  le  crime  de 
lèse-majesté. 

2.  Si  Lcroy-Beaulieu  vivait  aujourd'hui,  j'imagine  qu'il 
tiendrait  un  autre  langage.  Il  suffit  de  consulter  la  liste  du 
comité  jongo-slave  où  figuri-nt  îles  membres  do  tous  les 
pays  sud-slaves  gouvernés  par  l'Autriche,  notammeul  de  la 
Dalmatie  et  de  la  Croatio. 


300  LE    PANSLAVISME 

La  consigne  était  d'être  optimiste  :  qiiieta  non 
movere.  A  la  fin  de  son  étude,  Leroy-Beaulieu 
avoue  bien  que  la  situation  est  singulière  et  il 
ajoute  ces  paroles  qui  ont  aujourd'hui  un  ironique 
et  douloureux  intérêt  d'actualité  : 

«  Quelques-uns  annoncent  que  l'Autriche-Hon- 
grie  sera  bientôt  conduite  à  mettre  fin  à  l'occupa- 
tion en  proclamant  l'annexion.  Il  en  est  qui 
appellent  déjà  la  Bosnie  la  J>{ouYelle-Âutriche.  Ce 
que  fera  le  gouvernement  autrichien,  il  ne  nous 
appartient  pas  de  le  décider  ;  nous  ne  serions  pas 
surpris  qu'il  n'en  sût  rien  lui-même  ;  mais  pour 
l'Autriche  comme  pour  la  Bosnie,  l'annexion  nous 
paraîtrait  présenter  plus  d'inconvénients  que 
d'avantages.  Annexer  les  provinces  en  dehors  d'une 
entente  formelle  avec  les  puissances  signataires 
du  traité  de  Berlin,  ce  serait  violer,  manifestement, 
la  convention  internationale  sur  laquelle  repose  le 
droit  de  l'Autriche  à  gouverner  ce  pays*.  Or,  pareille 
violation  des  traités  risquerait  fort  d'amener  en 
Orient  ou  en  Europe,  des  demandes  de  compensa- 
tion et  par  suite  des  complications  diplomatiques 
que  l'Autriche  n'a  aucun  intérêt  à  provoquer... 

«  Pour  toutes  ces  raisons,  concluait  en  1900  Ana- 
tole Leroy-Beaulieu,  il  nous  semble  douteux  que 
l'Autriche  procède,  au  moins  prochainement,  à  une 
annexion. 

«  N'y  aurait-il,  entre  elle  et  les  autres  puissances, 

1.  Comme  si  l'Autriche  s'était  jamais  gênée  pour  violer 
n'importe  quelle  convention  conclue  avec  n'importe  qui  ! 
EUo  aussi  pratique  la  politique  des  chiffons  de  papier. 
(L.  L.). 


l'altriche-iiongrie  et  les  slaves  balkaniques  301 

entre  elle  et  la  Russie  notamment,  aucun  engage- 
ment (le  ne  point  porter  alteinlc  au  statu  quo  des 
Balkans,  le  gouvernement  autrichien  nous  semble 
trop  prudent  pour  oublier  le  quieta  non  movere  !  » 

Telles  étaient  en  mars  1900  les  conclusions  de 
l'excellent  Anatole  Leroy-Beaulieu,  conclusions 
élaborées  dans  le  cabinet  du  gouverneur  civil  de 
la  Bosnie-Herzégovine.  Huit  ans  après,  le  gouver- 
nement austro-hongrois  lui  donnait  un  cruel  dé- 
menti en  annexant  purement  et  simplement  les 
deux  provinces.  L'acte  porte  la  date  du  8  oc- 
tobre 1908.  Dans  une  lettre  datée  du  7  octobre  et 
adressée  au  ministre  des  Affaires  étrangères,  comte 
d'^renthal,  l'empereur  déclare  que  dans  l'intérêt 
de  la  civilisation  et  de  la  politique,  pour  assurer 
les  résultats  déjà  obtenus  par  l'occupation  tempo- 
raire, il  étend  sa  souveraineté  sur  les  deux  pro- 
vinces. Pour  calmer  les  susceptibilités  turques,  il 
retire  ses  troupes  du  Sandjak  de  Novi-Bazar.  Dans 
une  lettre  adressée  au  successeur  de  M.  de  Kallay, 
qui  était  alors  le  baron  Burian,  ils  déclare  que  ses 
sujets  de  Bosnie-Herzégovine  jouiront  désormais 
des  mêmes  droits  que  ceux  de  la  monarchie  ! 

Le  tableau  idyllique  tracé  par  les  collaborateurs 
de  la  Revue  générale  des  Sciences  n'était  pas  tout  à 
fait  d'accord  avec  la  réalité.  Beaucoup  d'ortho- 
doxes avaient  émigré  en  Serbie  et  de  musulmans 
en  Turquie.  Voici  ce  (jue  je  lis  dans  une  publica- 
tion éditée  à  l'rague  —  en  langue  tchèque  —  au 
cours  de  l'année  1909:  «  Le  système  absolutiste 
et  bureaucratique  do  Kallay,  combiné  avec  une 
crise  économique,  avait  provoipié  dans  la  popula- 


302  LE    PANSLAVISME 

tion  un  profond  mécontentement.  Les  orthodoxes 
et  les  musulmans  travaillaient  à  émanciper  leurs 
écoles  et  leurs  institutions  religieuses  de  la  tutelle 
de  l'État  et  adressèrent  de  nombreuses  réclama- 
tions à  l'Empereur  et  aux  délégations <.  De  ces 
réclamations,  bien  entendu,  Vienne  et  Budapest 
tenaient  peu  de  compte.  Sous  la  domination  turque, 
les  Serbes  avaient,  réussi  à  créer  un  collège  à 
Saraïevo.  Il  fut  fermé,  tandis  que  les  Jésuites  en 
créaient  un  à  Travnik,  qui  fut  doté  d'une  subven- 
tion de  80.000  couronnes.  Après  sept  ans  de  lutte, 
l'épiscopat  orthodoxe,  autrement  dit  serbe,  n'obte- 
nait que  36.000  couronnes  pour  les  jeunes  gens 
qui  se  destinaient  au  sacerdoce.  L'enseignement 
de  l'allemand  fut  rendu  obligatoire  dans  toutes 
les  écoles  et  l'accès  des  emplois  publics  fut  uni- 
quement réservé  à  ceux  qui  possédaient  cette 
langue  ^  » 

De  1878  à  1906,  le  gouvernement  ouvrit  251  écoles 
primaires  et  256  casernes  pour  loger  2.442  gen- 
darmes. En  1906,  le  budget  de  Tlnstruction 
publique  comportait  575.790  couronnes  contre 
3.753.189  couronnes  destinées  à  la  gendarmerie. 
De  tous  ces  chiffres,  l'enquête  ouverte  en  l'hon- 
neur de  M.  de  Kallay  ne  dit  pas  un  mot! 

En  1894,  quelques  communautés  paroissiales  et 
scolaires  serbes  demandèrent  au  gouvernement  la 
permission  d'organiser  par  leurs  propres  moyens 
l'instruction  de  leurs  paroissiens.  Cette  requête 
fut  taxée  de  provocation  à  la  rébellion.   Malgré 

1.  Encyclopédie  tchèque  d'Otto,  Supplément,  Prague,  1909. 


l/AUTRICHEIIONGniE  ET  LES  SLAVES  BALKANIQUES  303 

tout,  le  mouvement  persista.  En  vue  de  l'annexion 
qui  se  préparait,  on  voulait  gagner  les  sympathies 
(les  Serbes.  C'est  ainsi  qu'en  1U02,  un  groupe  d'in- 
tellectuels serbes  obtint  la  permission  de  fonder 
la  société  appelée  Pvosvela  (La  Culture),  dont  la 
tâche  principale  serait  d'aider  les  étudiants  serbes 
de  Bosnie-Herzégovine  dans  leurs  éludes.  En 
dix  ans,  celle  société  devint  la  plus  puissante  orga- 
nisation du  pays.  Elle  élargissait  son  rayonnement, 
elle  donnait  des  subsides  aux  écoles  primaires, 
organisait  des  cours  pour  les  illettrés,  qui  formen^ 
en  Hosnie  00  0  0  de  la  population,  installait  des 
Quisincs  populaires,  publiait  des  livres.  Son  œuvre 
lut  facilitée  par  un  legs  généreux  de  miss  Irbyi. 
Cette  prospérité  de  la  Prosveta  était  mal  vue  par 
le  gouvernement  et  par  les  Jésuites^. 

En  1914,  à  la  suite  de  l'altenlat  de  Saraïevo,  la 
populace,  à  l'insligation  de  la  police,  démolit  les 
bureaux  de  la  Société,  livra  aux  llammes  son  mobi- 
lier. La  plupart  de  ses  membres  furent  impliqués 
dans  des  procès  scandaleux.  L'annexion  avait  pro- 
duit une  sensation  profonde  dans  toutes  les  régions 
iulércssées,  d'abord  en  Turquie,  puis  en  Serbie  et 
au  Monténégro.  A  Belgrade,  le  parti  avancé  qui  avait 
à  sa  tète  le  prince  héritier,  voulait  purement  et  sim- 
plement déclarer  la  guerre  à  l'Autriche.  La  Russie, 
la  France,  l'Angleterre  soutinrent  mollement  les 
réclamations  serbes.  L'Allemagne,  naturellement, 

1.  Miss  Irby  avnil  voyagi*!  dans  la  Pf^ninsulc  balkani(|iu'  et 
puliiii':  en  IH<>7  nii  livre  tn-s  reinarqual)lo  Bur  les  provincoi 
slaves  de  la  Turquie  d'Kumpn. 

%.  Les  ['eriixutions  det  Jouyo-Slavea,  l'aria,  1918. 


304  LE    PANSLAVISME 

se  rangea  du  côté  de  l'Autriche  qui  avait  travaillé 
pour  elle.  La  Serbie,  mal  secondée,  fut  obligée  de 
déclarer  solennellement  qu'elle  ne  se  sentait  pas 
touchée  par  les  changements  opérés  en  Bosnie- 
Herzégovine,  qu'elle  renonçait  à  protester,  qu'elle 
s'engageait  à  vivre  en  bonne  amitié  avec  sa  puis- 
sante voisine. 

Ces  protestations  ne  suffisaient  pas  à  l'Autriche. 
Elle  cherchait  un  prétexte  pour  se  débarrasser 
définitivement  d'une  voisine  importune. 

On  sait  comment  elle  l'a  trouvé.  Ce  qu'on  savait 
moins,  c'étaient  les  persécutions  auxquelles  ses 
sujets  de  Bosnie-Herzégovine,  particulièrement  les 
sujets  serbes,  autrement  dits  orthodoxes,  avaient 
été  exposés.  Ces  misères  ont  été  racontées  dans 
un  petit  volume  intitulé  :  Les  Persécutions  des 
Jougo-Slaves.  Procès  politiques  (1908-1916),  Ce 
volume  fait  partie  d'une  série  de  publications  édi- 
tées par  le  Comité  jougo-slave  dont  je  parlais  tout 
à  l'heure.  Comme  il  n'est  peut-être  pas  à  la  portée 
de  tous  mes  lecteurs,  j'en  résumerai  quelques 
parties. 

Je  dois  d'abord  présenter  une  réflexion.  La  situa- 
tion des  Serbes  soumis  à  l'Autriche  ofTre  quelque 
analogie  avec  celle  des  Russes  de  Galicie  qui  ont 
bien  souvent  été  accusés  de  Panslavisme,  autre- 
ment dit  de  haute  trahison.  L'un  des  .arguments 
les  plus  ordinaires  de  l'accusation  est  celui-ci.  On 
avait  trouvé  chez  l'accusé  un  portrait  de  l'empe- 
reur de  Russie,  ou  bien,  ce  qui  est  plus  grave,  un 
livre  de  prières  imprimé  soit  à  Kiev,  soit  à  Mos- 
cou, renfermant  les  prières  officielles  pour  l'em- 


l'altricue-hongrie  et  les  slaves  balkaniques  305 

pereur  et  la  famille  impériale  russes.  Donc,  le  pro- 
priétaire de  ces  objets  suspects  faisait  des  vœux 
pour  que  tout  ou  partie  de  la  Galicie  passât  sous  la 
domination  russe.  Pour  mieux  me  faire  com- 
prejdre,  je  transporte  la  scène  chez  nous.  Un  habi- 
tant de  Beauvais  ou  d'Arras  a  reçu  des  cartes  pos- 
tales ornées  du  portrait  du  roi  Albert  de  Bel- 
gique ;  il  a  rapporté  de  Tournai  ou  de  Bruxelles 
un  livre  de  messe  renfermant  les  prières  officielles 
pour  les  souverains  belges.  Donc,  il  souhaite  l'an- 
nexion de  tout  ou  partie  de  la  France  à  la  Belgique. 
Crime  de  haute  trahison. 

M  Ahl  Monsieur,  ils  n'ont  pas  la  conscience  pure», 
me  disait  en  1867  l'avocat  Berlic  de  Brod,  sur 
la  Save,  dans  la  Fronlière  militaire,  à  l'époque  où 
j'avais  dû  m'enfuir  de  chez  M^""  Strossmayer  pour 
échapper  aux  pièges  de  la  police  austro-hon- 
groise. 

Ces  paroles  sont  toujours  vraies  quand  il  s'agit 
des  rapports  des  Austro-Hongrois  avec  les  Slaves, 
et,  comme  au  fond  les  exploiteurs  tyranniques, 
quand  ils  ont  la  force,  ont  toujours  raison  contre 
les  exploités,  ils  peuvent  presque  accuser  à  coup 
sûr,  ayant  à  peu  près  la  certitude  d'obtenir  une 
condamnation.  Il  y  a  parfois  des  exceptions.  Ainsi, 
très  peu  de  temps  avant  la  guerre,  les  gens  de 
Vienne  avaient  machiné  à  Lwow  (Lemberg)  un 
grand  procès  c  «nlre  des  Pclits-llusses  accust's  de 
liaute  Irahisuu  pour  les  motifs  que  j'ai  signalés. 
Les  jurés  de  Lwow  eurent  le  courage  et  riutelli- 
guiice  d'acquitter  lo.s  accusés. 

Le  gouvernement  austro-hongroi.s   trouva   chez 

'M 


306  LB    PANSLAVISME 

les  Slaves  méridionaux  des  juges  plus  dociles  que 
chez  les  Galiciens.  En  Croatie,  pendant  longtemps, 
le  régime  auxquel  est  resté  attaché  le  nom  du 
ban,  plus  tard .  ministre,  Khuen  Hedervary  avait 
exploité  les  rivalités  des  Croates  et  des  Serbes. 
Les  deux  groupes  finirent  par  comprendre  qu'on 
leur  faisait  jouer  un  métier  de  dupes,  et  en  1905, 
ils  se  coalisèrent  à  la  diète  de  Zagreb  et  consti- 
tuèrent un  parti  national  auquel  adhérèrent  suc- 
cessivement les  Serbo-Croates  de  la  Dalmatie  et 
les  représentants  des  pays  Slovènes.  A  cinq  re- 
prises différentes,  le  gouvernement  recourut  à  la 
dissolution  du  Parlement  croate.  Mais  la  coalition 
sortit  victorieuse  des  élections.  A  deux  reprises, 
la  constitution  fut  suspendue.  Des  troubles  graves 
eurent  lieu  à  Zagreb  (Agram),  à  propos  de  l'appa- 
rition des  armoiries  hongroises  que  l'on  préten- 
dait substituer  à  celles  du  Royaume  triunitaire 
(Croatie,  Dalmatie,  Slavonie).  En  1908,  à  la  suite 
de  la  dissolution  de  la  diète  croate,  la  coalition 
publia  un  manifeste  où  il  était  dit: 

«  La  lutte  actuellement  engagée  en  Croatie  est 
celle  de  deux  principes  :  du  principe  constitution- 
nel et  de  l'absolutisme.  La  coalition  estime  que 
le  conflit  entre  la  Croatie  et  la  Hongrie  est  celui 
de  deux  royaumes  et  de  deux  nations.  C'est 
pourquoi  les  députés  représentant  la  majorité 
absolue  de  la  diète  protestent  contre  une  solution 
unilatérale  et  illégale  dudit  conflit.  » 

Or  le  royaume  de  Hongrie  est  partie  intéressée, 
donc  prévenue  dans  ce  conflit.  La  coalition  ne 
cédera  pas.  Par  tous  les  moyens  légaux  et  consti- 


L*AUTniCnE-nO\GRIE  ET   LES  SLAVES  BALKANIQUES  307 

tulioniiels  elle  continuera  la  lutte,  une  lutte  impla- 
cable contre  le  gouvernement  inconstitutionnel  du 
baron  Rauch  (ce  Rauch  était  le  cligne  fils  et  conti- 
nuateur (le  celui  qui  quarante  ans  auparavant 
avait  exploité  et  opprimé  la  Croatie  ^).  Elle  luttera 
également  contre  le  gouvernement  de  Budapest 
tant  que  le  royaume  de  Croatie  n'aura  pas  obtenu 
sa  liberté  et  son  indépendance. 

Les  réclanj allons  du  parti  furent  soutenues  au 
parlement  hungrois  par  le  député  serbe  Polit 
Desantchitch  que  nous  avons  déjà  rencontré  aux 
congrès  de  Prague  et  de  Moscou. 

Plus  de  trois  cents  étudiants  durent  quitter 
l'Université  de  Zagreb  pour  aller  poursuivre  leurs 
études  à  l'Université  tchèque  de  Prague.  Ceux-là, 
au  sens  où  on  l'entend  à  Budapest,  sont  évidem- 
ment devenus  des  Panslavistcs. 

Pour  Vienne  et  Budapest  il  s'agissait  avant  tout 
de  briser  la  coalition  serbo-croate  qui  semblait 
particulièrement  dangereuse  à  l'époque  où  l'an- 
nexion de  la  Bosnie-Herzégovine  inaugurait  une 
phase  nouvelle  de  la  politique  balkanique.  Il 
s'agissait  aussi  de  compromettre  le  gouvernement 
serbe  et  la  dynastie  des  Karageorgevitch. 

Vers  la  lin  de  juillet  1908  parut  à  Budapest  une 
brochure  en  croate  et  en  allemand  intitulée  Finale. 
L'auteur  était  un  certain  Georges  Na.stitch.  C'était 
un  Serbe  passé  au  service  de  l'Autriche  et  qui 
faisait  partie  de  sa  police  secrète. 

Il  avait  à  diverses  reprises  joué  àSaraïevo  le  rôle 

1.  Voyoz  pIiiR  haut  p.  2j7. 


308  LB   PANSLAVISME 

d'agent  provocateur.  Sa  brochure  fournissait  de 
nombreux  renseignements  sur  un  mouvement 
révolutionnaire  panserbe,  autrement  dit  en  faveur 
de  la  Grande-Serbie  —  ce  que  j'appelle  la  Confédé- 
ration illyrienne  —  qui  se  serait  produit  parmi  les 
sujets  austro-hongrois.  Ce  mouvement  se  serait 
produit  à  l'instigation  d'une  société  politique  de 
Belgrade  appelée  Slovenski  loug  (le  Sud  slave).  La 
brochure  fut  le  point  de  départ  de  toute  une  agita- 
tion policière  et  judiciaire.  Cinquante-trois  Serbes 
de  Croatie  furent  arrêtés  et  jetés  en  prison. 

Le  procès  provoqua  une  émotion  considérable. 
Deux  des  défenseurs  des  accusés,  MM.  Hinkovic 
et  Budislajevic  partirent  pour  Belgrade,  pour  y 
faire  une  enquête.  Ils  furent  reçus  courtoisement 
par  le  minisire  de  l'Empire,  accrédité  dans  celte 
capitale. 

Mais  à  leur  retour  il  se  produisit  un  singulier 
incident.  A  Zemun  (Semlin)  la  valise  de  M.  Hin- 
kovic fut  volée.  On  la  retrouva  et  on  la  lui  rendit 
au  bout  de  quelques  mois,  mais  elle  était  frac- 
turée. 

M.  Budislajevic  fut  arrêté  à  Zemun  et  fouillé.  On 
trouva  sur  lui  les  notes  qu'il  avait  prises  dans 
l'intérêt  de  la  défense.  On  les  confisqua  et  on  les 
remit  au  procureur  qui  s'en  servit  pour  son  réqui- 
sitoire. Il  fit  également  usage  de  documents  tron- 
qués; le  portrait  du  roi  de  Serbie  joua  naturelle- 
ment son  rôle  dans  l'accusation.  On  prétendit  qu'il 
était  plus  répandu  dans  le  pays  qne  celui  du  sou- 
verain légitime.  On  en  vint  à  incriminer  toutes  les 
institutions  serbes    qui    existaient  en    Autriche, 


l'autriche-hongrie  et  les  slaves  balkaniques  300 

sociétés  littéraires,  religieuses,  sportives,  tous  les 
emblèmes  nationaux,  voire  même  l'écriture  cyril- 
lique qui  dislingue  les  Serbes  des  Croates  (à  propos 
de  cette  écriture,  voir  ce  que  nous  avons  dit  plus 
haut  au  sujet  de  Golovatsky  p-  248), 

Tout  cela,  c'étaient  des  moyens  de  propagande 
révolutionnaire  ;  tout  cela,  c'était,  pour  parler  la 
langue  courante  du  panslavisme. 

On  eut  beau  invoquer  les  lois  constitutionnelles 
qui  garantissaient  l'usage  de  toutes  ces  circons- 
tances. Oui,  répliquait  le  procureur,  mais  tout 
dépend  de  la  tendance  avec  laquelle  on  se  sert  de 
ces  droits  qui  peuvent  devenir  criminels;  si  par 
exemple  l'emploi  de  l'écriture  cyrillique  est  un 
moyen  panserbe  quiconque  s'en  sert  devient  cou- 
pable de  haute  trahison. 

Il  y  a  des  sociétés  de  gymnastique  appelées 
xoliols  et  des  sociétés  antialcooliques  appelées 
Pohralimi  (Fraternité).  Si  ces  sociétés  propagent 
dos  idées  révolutionnaires,  (juiconque  y  adhère 
devient  responsable  de  leurs  agissements  cri- 
minels. 

La  presse  naturellement  était  la  grande  cou- 
pable et,  non  pas  seulement  les  journaux,  mais 
ceux  qui  les  lisaient.  Si  une  feuille  par  exemple 
expliquait  que  la  loi  électorale  en  Serbie  était 
plus  libérale  que  celle  do  la  Croatie,  l'article 
était  <iéclaré  subversif,  prêchant  la  révolution  en 
faveur  de  l'annexion  h  la  Serbie.  Chez  nous  [)ar 
exemple,  des  publicisles  ont  souhaité  de  voir 
introduire  en  France  le  sulTrago  plural  usité  en 
lielgique.    Les  voyez-vous  poursuivis  pour  hanio 


310  LE    PANSLAVISME 

trahison  sous  prélexlc  qu'ils  veulent  annexer  la 
France  à  la  Belgique?  Une  correspondance  racon- 
tait que  le  roi  Pierre  durant  un  voyage  fe'était 
entretenu  familièrement  avec  des  paysans  qui  le 
tutoyaient.  Ces  récits,  disait  le  procureur,  excitent 
à  la  haine  de  François-Joseph  qui  ne  parle  point 
le  serbo-croate  et  d'ailleurs  ne  permettrait  pas  à 
ses  sujets  des  façons  aussi  familières. 

Les  débats  de  ce  procès  tragi-comique  durèrent 
sept  mois  entiers  —  du  3  mars  1909  au  5  octobre. 
Si  encore  la  défense  avait  été  libre!  On  sait  quels 
sont  chez  nous  les  droits  de  la  défense  et  quel  est 
le  respect  de  la  magistrature  pour  le  barreau  dont 
le  représentant  légal  est  le  bâtonnier.  Il  n'en  va 
pas  de  même  en  Croatie.  L'avocat,  M.  Hinkovic, 
fut  à  diverses  reprises  frappé  de  lourdes  amendes 
pour  avoir  déplu  au  tribunal. 

En  fin  de  compte,  trente  et  un  accusés  furent  pro- 
clamés coupables  et  condamnés  aux  travaux  forcés 
pour  des  périodes  variant  de  cinq  à  douze  ans. 
L'avocat  ne  perdit  pas  courage  et  publia  un  long 
mémoire  adressé  à  la  cour  de  cassation  devant 
laquelle  les  condamnés  s'étaient  pourvus.  La  cour 
ordonna  la  révision.  Toulefois  cette  révision  n'eut 
pas  lieu.  Un  décret  royal  ordonna  purement  et 
simplement  l'abolition  du  procès.  C'est  là  un  pro- 
cédé qui  chez  nous  n'est  généralement  pas  en 
usage.  Toutefois  nous  avons  pu  constater  en 
France  il  y  a  quelques  années  un  procédé  juridique 
analogue. 

Cette  abolition  fut  proclamée  en  septembre  1910. 
M.   Hinkovic    ne    se    tint  pas   pour  satisfait.    11 


l'autricbe-honobte  et  les  slaves  balkaniques  311 

démontra  dans  un  article  de  journal  que  ce  pro- 
cédé n'était  au  fond  qu'un  déni  de  justice.  Des 
poursuites  furent  intentées  contre  lui.  Il  fut  con- 
damné à  six  mois  de  réclusion,  ce  qui  entraînait 
l'incapacité  d'exercer  désormais  la  profession 
d'avocat,  la  perte  du  titre  de  docteur  et  des  droits 
civils  et  politiques.  Qu'eût  dit  de  tout  cela  notre 
naïf  Eugène  Pelletan  qui  réclamait  la  liberté  comm<? 
en  Autriche? 

La  cour  de  cassation,  modifiée  bien  à  propos  par 
la  mise  à  la  retraite  de  son  président,  rejeta  le 
pourvoi  de  M.  Hinkovic  et  l'avantage  resta  défini- 
tivement à  la  couronne,  mais  non  pas  à  la  justice. 

Passons  maintenant  à  un  autre  scandale  judi- 
ciaire au  procès  Friedjung  '.  Ce  Friedjung  est  un 
publiciste  viennois  connu  par  quelques  travaux 
historiques  et  qui  passe  à  tort  ou  à  raison  pour 
être  en  rapport  intime  avec  le  gouvernement  dont 
il  reçoit  les  inspirations. 

Peu  de  temps  après  l'annexion  de  la  Bosnie- 
Herzégovine,  à  une  époque  où  les  relations  étaient 
encore  très  tendues  entre  Vienne  et  Belgrade, 
il  publiait  dans  la  Neue  freie  Presse  un  article  où 
il  accusait  le  gouvernement  et  la  famille  royale  de 
Serbie  d'avoir  s^oudoyé  les  chefs  de  la  Coalition 
croate-serbe  pour  provoquer  au  profit  de  la  Serbie 
un  mouvement  insurrectionnel  chez  les  Sud-Slaves 
de  l'Empire.  Il  citait  des  noms,  donnait  des  chiffres 


1.  Friodjiirig  Henri,  né  en  1851,  est  attaché  aux  corres- 
pondances du  bureau  de  Vienne.  On  cite  parmi  di'S  travaux 
historiques  une  éludi;  sur  Cliarles  IV,  l'Autriche  depuis  lSi<i^ 
etc.  11  est  correspondant  de  la  Gazette  de  Francfort. 


312  LB    PANSLAVISME 

et  déclarait  posséder  toutes  les  pièces  justificatives 
à  l'appui  de  ses  affirmations. 

Les  députés  appartenant  à  la  Coalition  croato- 
serbe  lui  intentèrent  un  procès  en  diffamation  qui 
se  déroula  devant  la  cour  d'assises  de  Vienne.  Le 
défenseur  produisit  ses  pièces  de  conviction. 
C'étaient  des  documents  serbes,  soi-disant  déro- 
bés à  Belgrade. 

Le  dénonciateur  prétendait  les  tenir  d'une 
source  confidentielle  —  qui  était  évidemment  le 
ministère  des  Affaires  étrangères.  A  vrai  dire  il  ne 
produisait  pas  les  documents  eux-mêmes,  mais  des 
photographies,  prises  sur  les  documents  qui 
avaient,  disait-il,  été  soigneusement  remis  dans 
leurs  archives  respectives.  M.  Friedjung  ignorait 
d'ailleurs  complètement  la  langue  serbe.  Or,  il 
suffisait  d'examiner  rapidement  ces  textes  rédigés 
en  charabia  pour  être  convaincu  qu'ils  constituaient 
une  grossière  imposture.  Friedjung  fut  obligé  de 
reconnaître  qu'il  s'était  laissé  duper,  mais  qu'il 
était  l'auteur  principal  de  la  mystification.  Il  fut 
démontré  que  les  pièces  avaient  été  fabriqués?, 
très  maladroitement  d'ailleurs,  à  la  légation  autri- 
chienne de  Belgrade. 

Le  chef  de  la  légation  était  un  Magyar,  Forgach, 
les  deux  secrétaires  étaient  deux  Polonais.  Tous  les 
trois  savaient  mal  le  serbe  et  ils  ne  s'étaient  pas 
aperçus  que  dans  l'un  des  documents  fatidiques 
figurait  cette  mention  :  Bienheureux  celui  qui  croit 
à  toutes  ces  bêtises.  Tout  le  procès  s'écroulait  devant 
cette  découverte.  On  conçoit  que  Forgach  dut 
gardCi'  une  dent  terrible  à  la  Serbie  de  cet  inci- 


L'AI'TIUCHE-lIOXGniE   ET   LES  SLAVES  BALKANIQUES  313 

dent  plutôt  désagréable.  En  1914,  il  était  chef 
de  section  au  ministère  des  Affaires  étrangères 
En  cette  qualité  il  a  pris  part  à  rullinuilum 
contre  la  Serbie  qui  devait  décbaîner  la  guerre. 
Aujourd'hui  sans  doute  il  se  croit  suffisamment 
vengé;  mais,  puisqu'il  est  censé  savoir  le  serbe, 
je  l'engage  à  méditer  ces  vers  d'un  poète  dalmate 
du  xvn'  siècle  : 

Kûlo  od  srecc  u  okoli 
Varfeci  se  ne  preslaje. 
Tko  bi  gori  eto  doli 
A   tko  doli,  gori  ustaje, 

La  roue  de  la  fortune  tourne,  tourne  sans  s'ar- 
rêter. Celui  qui  fut  en  haut,  le  voici  en  bas.  Celui 
qui  était  en  bas,  le  voici  en  haut. 

En  Bosnie-Herzégovine,  au  lendemain  de  l'an- 
nexion, les  indigènes  ne  pouvaient  se  borner  ;\ 
des  protestations  platoniques.  Le  jour  même  où 
s'ouvrait  la  diète  dont  l'Empereur  avait  gratifié  la 
nouvelle  province,  un  étudiant,  Bogdan  Zerajic, 
tirait  sur  le  gouverneur,  le  général  Varesanin. 
Inutile  de  rappeler  ici  le  coup  de  revolver  qui 
coûta  la  vie  au  prince  héritier  d'Autriche-lIongrie 
et  à  son  épouse.  Nous  n'insisterons  que  sur  quelques 
jirocôs  postérieurs  où  la  jeunesse  scolaire  était 
impliquée. 

C'est  d'abord  celui  de  Banjaluka,  intenté  à 
une  tronlaine  d'adolescents  parmi  lesquels  il  y 
avait  si'pt  musulmans,  quatre  catholiques,  un 
uniate  et  une  majorité  d'orthodoxes.  Leur  princi- 
pal crime   était  d'avoir  eu  l'intention  de  fonder 


314  LE    PANSLAVISME 

une  société  la  Jugoslavia^.  Ces  adolescents  furent 
condamnés  à  des  peines  variant  de  deux  ans  à 
quatre  mois  de  prison. 

Le  directeur  de  l'école  fut  condamné  à  quatre 
mois,  neuf  collégiens  de  Mostar,  coupables  d'avoir 
donné  des  concerts  au  profit  d'une  société  d'édu- 
cation, la  Prosveta,  furent  condamnés  à  un  an, 
dix  mois  et  un  mois  de  réclusion. 

Soixante-cinq  élèves  des  écoles  de  Saraïevo  et 
de  Trebinie.  accusés  d'avoir  propagé  des  idées 
panserbes  furent  condamnés  à  des  peines  variant 
de  trois  ans  à  six  semaines  de  réclusion. 

Au  mois  de  septembre  1915,  le  tribunal  de 
Bihacz  eut  à  juger  trente-huit  collégiens  et  trois 
de  leurs  professeurs,  coupables  d'avoir  approuvé 
l'attentat  de  Saraïevo,  d'avoir  été  en  relation  avec 
la  société  Narodna  Obrana  (la  défense  nationale) 
de  Belgrade.  L'un  des  accusés  fut  pour  haute  tra- 
hison condamné  à  mort  ;  les  autres  à  des  peines 
variant  de  seize  années  à  un  mois  de  réclusion. 
Presque  tous  étaient  des  mineurs.  Chez  certains 
d'entre  eux  le  nombre  des  années  de  réclusion 
égale  celui  des  années  qu'ils  ont  déjà  vécu. 

Mais  tous  ces  procès  ne  sont  rien  en  comparai- 
son de  celui  qui  s'est  déroulé  devant  le  tribunal 
de  Banjaluka  au  mois  de  novembre  1915.  S'il  y  eut 
jamais  un  procès  monstre,  c'est  bien  celui-là. 

Ce  procès  concernait  environ  quatre  cents 
accusés,  tous  coupables  d'avoir,  consciemment  ou 
non,  rêvé  de  la  constitution  d'une  grande  Serbie 
qui,  naturellement,  n'eût  pas  été  la  Serbie  autri- 

%.  La  Sud-Slavie  ou  Slavie  méridionale. 


l'autriche-hongrie  et  les  slaves  balkaniques  315 

chienne,  d'avoir,  sous  des  formes  diverses,  adhéré 
à  des  sociétés  serbes,  la  Narodaa  Obrana  (la  Défense 
nationale)  dont  nous  avons  déjà  parlé,  la  Prosvela 
(la  Culture),  les  Fraternités^  sociétés  antialcooli 
ques  et  les  Sokols,  sociétés  de  gymnastique.  Je 
renvoie  pour  les  détails  du  procès  au  petit  volume 
que  j'ai  signalé  plus  haut. 

L'arrêt  a  été  proclamé  le  22  avril  1916  après 
cent  soixante-quinze  jours  de  débats.  Ils  ont  abouti 
à  cinquante-trois  acquittements  et  à  quatre-vingt- 
dix-huit  condamnations,  dont  seize  condamnations 
à  mort,  et  quatre-vingt-deux  à  des  peines  variant 
de  vingt  à  deux  ans  de  réclusion.  Parmi  les 
condamnés  à  mort  il  y  a  quatre  prêtres,  naturel- 
lement des  popes  orthodoxes,  c'est-à-dire  des 
Serbes  :  parmi  les  condamnés  à  la  réclusion  il  y  a 
quatre  popes,  plusieurs  députés,  six  docteurs,  et 
une  jeune  fille  (quatre  ans  de  réclusion!).  Le  pre- 
mier condamné  à  mort  est  Miloulin  lovanovilch, 
coupable  d'avoir  enlevé  le  portrait  de  l'empereur 
de  la  salle  de  lecture  et  de  l'avoir  transporté  dans 
un  cabinet  de  débarras.  Nous  avons  plus  haut  fait 
rcmar(iuer  quel  rôle  les  portraits  des  augustes 
personnages  jouent  dans  toutes  les  poursuites. 

Que  dirait  Anatole  Leroy-Beaulieu,  ce  doux  phi- 
lanthrope, s'il  vivait  aujourd'hui?  De  quels  remords 
serait-il  assailli  ?  Je  crois  décidément  qu'il  re- 
gretterait de  s'être  laissé  prendre  dans  les  filets  de 
M.  de  Kallay. 

Rappelons-nous  la  réponse  que  le  jeune  Kober 
(voyez  plus  haut  p. 209)  faisait  un  derai-siècle  aupa- 
ravant au  tribunal  de  Vienne. 


316  LE    PANSLAVISME 

On  lui  demandait  :  Pourquoi  vouliez-vous  assas- 
jsiner  l'Empereur? 

Il  répondait  : 

A  cause  de  l'oppression  des  Slaves  ! 

Maintenant  ce  n'est  pas  l'Empereur  qu'il  faut 
assassiner.  C'est  l'empire  austro -hongrois  qu'il 
faut  détruire  à  tout  jamais,  cet  empire  qui  s'est 
inféodé  à  la  nation  prussienne  et  qui  s'est  fait 
pour  la  satisfaire  le  bourreau  des  nations. 

Il  y  a,  disait  Montalembert,  quelqu'un  de  plus 
méprisable  que  le  bourreau.  C'est  son  valet! 


CHAHTRE  XX 
L'ORGANISATION    DU     PANSLAVISME 


Nécessité  d'organiser  le  monde  siave.  —  Constitution  des 
différents  Etats.  —  La  Confédération  illyrienne.  —  La 
Bulgarie.  —  L'Etat  tchèque-slovaque.  —  La  tutelle  des 
Slaves  de  Lusace.  —  Le  corridor  entre  les  pays  slovaques 
et  rillyrie.  —  Prague  substituée  à  Leipzig.  —  La  Pologne. 
—  Conciliation  possible  des  intérêts  polonais  et  russes.  — 
La  Russie.  —  La  Slavie  et  l'Europe. 


Nous  avons  dans  les  chapitres  précédents  tracé 
un  tableau  général  du  monde  slave,  esquissé 
l'histoire  des  tentatives  impuissantes  que  les 
peuples  slaves  ont  essayées  à  diverses  reprises 
pour  s'affranchir  et  qui  n'ont  point  abouti. 

Le  monde  slave  est  arrivé  aujourd'hui  à  un 
tournant  grave  de  son  histoire.  Il  s'agit  pour  lui 
de  périr  définitivement  submergé  sous  le  flot  mon- 
tant du  germanisme,  ou  de  se  constituer  de  façon 
à  lui  tenir  tète  et  à  le  repousser  définitivement, 
ens'appuyantsur  l'alliance  du  monde  latin,  notam- 
ment de  la  France  et  de  l'Italie. 

Il  faut  lermer  à  l'Allemague  l'accès  de  la  Médi- 
terranée qui  lui  ouvrirait  celle  de  l'Asie  Mineure, 
de  l'Asie  Centrale  et  —  l'appétit  vieut  en  mangeant 


318  LE  'PANSLAVISME 

—  des  Indes  et  de  la  Chine.  Tout  le  monde  est. 
je  crois,  d'accord  là-dessus.  Le  jour  où  l'Allemagne 
serait  maîtresse  de  Salonique  et  deConstantinople, 
la  France  et  l'Italie  ne  seraient  plus  chez  elles 
dans  la  Méditerranée.  Notre  empire  africain,  celui 
de  l'Italie,  le  domaine  colonial  de  l'Angleterre 
seraient  également  menacés.  Quel  est  l'organisme 
assez  puissant  pour  nous  permettre  de  conjurer 
ces  catastrophes  ? 

C'est  précisément  ce  monde  slave  si  longtemps 
méconnu,  et  si  injustement  dédaigné.  C'est  préci- 
sément ce  panslavisme  dont  l'idée  seule  nous  a  si 
longtemps  effarés. 

Comment  et  sous  quelle  forme  peut-il  s'orga- 
niser? 

Je  supplie  instamment  le  lecteur  de  se  reporter 
aux  chapitres  de  tète  de  ce  volume  et  à  la  carte 
ethnographique  qui  accompagne  le  volume  de 
M.  Niederlé.  Je  me  permets  également  de  le  ren- 
voyer pour  certains  détails  à  la  brochure  sur  la 
Liquidation  de  V Autriche-Hongrie  *. 

Ce  qu'il  faut  opposer  à  la  Confédération  germa- 
nique, c'est  la  Confédération  slave,  autrement 
dit  le  Panslavisme  organisé. 

Quels  sont  les  éléments  de  cette  Confédération 
qui  doit  s'étendre  de  la  mer  Adriatique  à  l'océan 
Pacifique  et  de  la  Baltique  à  la  Méditerranée? 

En  marchant  de  l'ouest  à  Test,  ces  éléments 
constitués  sous  la  forme  indépendante  et  fédéra- 
tive  se  grouperaient  dans  l'ordre  suivant  : 

1.  Librairie  Alcan. 


l'organisation  du  panslavisme  319 

D'abord  l'ensemble  des  Slovènes,  des  Croates  et 
des  Serbes,  réunis  dans  un  État  que  certains  veulent 
appeler  l'État  jougo-slave  et  pour  lequel  j'ai  pro- 
posé et  je  maintiens  le  nom  de  Confédération  illy- 
rienne.  Ce  mot  me  paraît  préférable  à  celui  dejougo- 
slave  qui  n'est  qu'une  dénomination  géographique, 
laquelle  pourrait  également  s'appliquer  aux  Bul- 
gares et  à  celui  de  Serbo-Croate  qui  laisserait  en 
dehors  les  Slovènes.  Ce  groupe  offrirait  comme  la 
Suisse  le  type  de  la  variété  dans  l'unité. 

Les  peuples  qui  le  composeraient  n'appartien- 
draient pas  à  moins  de  trois,  ou  même  de  quatre 
ou  cinq  religions.  Il  comprendrait  des  catholiques* 
et  des  protestants  (en  petit  nombre),  des  uniates, 
des  orthodoxes  et  des  musulmans.  La  capitale  de 
cet  État  serait  la  ville  de  Belgrade  ou  toute  autre 
ville  du  royaume  de  Serbie,  mais  il  y  aurait  lieu 
d'avoir  égard  à  la  situation  historique  de  Zagreb 
{Agram)etde  Lublania  (Laybach)  et  peut-être  la 
diète  centrale  pourrait-eTle  se  tenir  alternativement 
dans  ces  trois  villes.  Les  provinces  qui  ont  appar- 
tenu à  lAutriche-Hongrie  pourraient  conserver 
leurs  diètes  locales,  tout  en  envoyant  des  députés 
à  un  parlement  central  qui  pourrait  siéger  alterna- 
tivement dans  les  trois  capitales  énumérées  plus 
haut. 

Les  Bulgares  constituent  au  point  de  vue  géo- 
graphique un  élément  trop  excentrique  pour  faire 
partie  de  ce  groupe.  Ils  ont  d'ailleurs  au  point  de 

1.  Et  encoro  parmi  ces  callioliqufs  il  y  a  à  côté  des  catho- 
liques romains  un  certain  iiombio  do  catlioliquos  ilave» 
glagolitiquct. 


320  LE    PANSLAVJSME 

vue  ethnographique  et  historique  une  individua 
trop  marquée  pour  s'y  laisser  absorber. 

Quelles  seraient  exactement  sur  la  frontière  ita- 
lienne les  limites  de  cet  Etat  ?  Il  y  a  ies  laipéria- 
Jistes  italiens  qui  prétendent  que  l'Italie  doit  tout 
simplement  recueillir  l'héritage  de  la  Rome  antique 
et  de  la  Venise  italienne  et  accaparer  toute  5a 
domination  militaire  et  tout  le  trafic  de  l'Adiia- 
tique.  D'autres,  plus  modérés,  se  contentent  de  la 
côte  occidentale  de  l'Istrie  jusqu'à  Pola.  En  ce  qui 
me  concerne,  je  me  rattache  à  cette  transaction 
raisonnable  et  équitable.  La  guerre  actuelle  "îst 
une  guerre  de  délivrance  pour  les  nationalités  jus- 
qu'ici opprimées  ou  écrasées  par  l'Allemagne  ou  la 
Hongrie.  C'^.si  une  guer''e  qui  doit  assurer  pour 
longtemps  la  paix  de  l'Europe.  Or,  l'impériaiisme 
italien  supposerait  comme  l'impérialisme  allemand 
des  peuples  sacrifiés  dans  un  intérêt  égoïste  à  un 
élément  étranger.  Ce  serait  pour  l'avenir  une 
source  de  troubles  nouveaux;  il  ne  faut  pas  recom- 
mencer surles  bords  de  l'Adriatique  l'errenr  dont 
l'Alsace  et  le  Schleswig  ont  souffert  et  que  l'Europe 
a  commise  à  propos  de  la  Bosnie-Herzégovine. 

Il  faut  d'ailleurs  —  tout  en  reconnaissant  à 
l'Italie  la  suprématie  militaire  —  que  le  nouvel  Etat 
sud-slave  puisse  développer  sa  vie  économique,  que 
des  relations  de  commerce  puissent  s'établir  direc- 
tement entre  l'Espagne,  la  France  et  l'Italie  elle- 
même  et  la  côte  slave  de  Dalmatie.  Il  est  donc 
indispensable  que  la  Confédération  illyrienue  ait  en 
sa  possession  un  certain  nombre  de  ports  et  qu'elle 
dispose  d'une  flotte  commerciale  et  militaire. 


l'organisation  du  panslavisme  321 

Dans  la  guerre  actuelle  le  haut  commandement 
italien  a  essayé  de  gagner  les  soldats  sud-slaves  en 
leur  distribuant  des  proclamations  où  il  représen- 
tnit  l'Italie  comme  l'ulliée  des  Serbes  dans  la  lutte 
contre  l' Autriche. 


Censurf'. 


Dans  l'Europe  nouvelle  que  nous  rèvuns,  l'éta- 
blissement d'une  Italie  impérialiste  sur  la  rive  bal- 
kanique de  l'Adriatique  constituerait  une  grave 
anomalie  et  serait  au  point  de  vue  de  l'avenir  la 
source  de  douloureuses  préoccupations. 

Dans  la  lutte  contre  l'Allemagne,  nous  avons  au 
fond  tous  les  Slaves  avec  nous,  sauf  les  Bulgares 
qui  ont  cru  devoir  lier  leur  cause  à  celle  des  am- 
bitions germaniques.  Certains  théoriciens,  invo- 
quant les  origines  ethniques  du  nom  des  Bul- 
gares voudraient  les  exclure  désormais  du  monde 
slave.  A  ce  compte-là,  il  faudrait  en  exclure  les 
Russes  dont  le  nom  est  Scandinave,  et  nous-mêmes, 
dont  le  nom  rappelle  un  peuple  germanique,  nous 
n'aurions  plus  rien  à  faire  avec  le  monde  latin.  Ce 
serait  une  grosse  erreur. 

Certes  la  lutte  des  Bulgares  contre  leurs  voisins 
Serbes  et  par  suite  contre  nous  et  contre  les  Russes 
libérateurs  a  été  une  lourde  faute,  une  faute  qui 
doit  ôtrc  surtout  imputée  à  l'origine  étrangère  du 
prince  actuel,  d'un  côté  pelil-fils  de  Louis-l'hilippe, 
mais  de  l'autre  mâtiné  de  Cobourg  et  d'Autrichien. 
Censuré     


322  LB   PANSLAVISME 

Censuré 


Ce  sont  là  assurément  des  erreurs  très  regrettables, 
mais  dont  les  conséquences  ne  sont  pas  irrépa- 
rables. Au  temps  jadis,  les  petits  Etats  italiens 
passaient  leur  existence  à  guerroyer  les  uns  contre 
les  autres,  Vénitiens  contre  Génois,  Toscans  contre 
Pisans,  ce  qui  ne  les  a  pas  empêchés  de  s'unir 
définitivement  dans  le  sentiment  de  l'unité  natio- 
nale et  la  haine  du  Tedesco  ^  Il  y  a  juste  un  demi- 
siècle  l'Allemagne  était  divisée  contre  elle-même 
et  la  Prusse  guerroyait  contre  les  Etats  du  midi  et 
contre  l'Autriche,  aujourd'hui  ses  alliés  et  même 
ses  valets.  II  y  a  quarante  ans,  Gladstone  dénon- 
çait à  l'Europe  les  horreurs  bulgares,  c'est-à-dire 
les  abominations  commises  par  les  Turcs  contre 
ces  Bulgares,  aujourd'hui,  à  leur  tour,  violem- 
ment accusés  de  trahison  par  leurs  congénères 
serbes  et  par  leurs  ennemis  héréditaires  les  Grecs. 
Et  au  moment  où  j'écris  ces  lignes,  les  Bulgares 
sont  devenus  les  alliés  de  ces  mêmes  Osmanlis 
qui...  et  récemment  ils  étaient  les  alliés  de  ces 
mêmes  Hellènes  qui  naguère  disaient  d'eux  Boul- 
garos  apanthropos,  le  Bulgare  n'est  pas  un  homme. 
Au  fond,  toutes  ces  combinaisons  politiques  ne 
se  rattachent  qu'à  des  intérêts  momentanés.  Le 
our  où  Serbes  et  Bulgares,  en  dépit  des  souve 
nirs  du  roi  Milan,  le  premier  coupable  et  du  roi 
Ferdinand,  le  second,  auront  compris  que  leur  inté- 
rêt majeur  est  de  s'entendre  pour  consolider  la 


1.  L'Allemand. 


l'organisation  du  panslavisme  323 

grande  Confédération  slave  qui  peut  seule  assurer 
leur  avenir  et  le  nôtre,  ce  jour-là  la  paix  sera 
faite  entre  les  deux  frères  ennemis,  et  nous  avons 
le  plus  grand  intérêt  à  ce  (ju'elle  se  fasse,  à  ce  que 
le  monde  slave  tienne  à  rAdriati([ue  par  la  Confé- 
dération illyrienne,  autrement  dit  l'Etat  serbo- 
croate  et  à  l'Archipel  par  la  Bulgarie.  Quelles 
seront  exactement  les  limites  du  nouvel  Etat  bul- 
gare? L'Europe  a,  pour  le  plus  grand  profit  de 
l'Allemagne,  i)erdu  quarante  années  depuis  le 
traité  de  San  Slefano.  l'eut-être  faudrait-il  pure- 
ment et  simplement  y  revenir. 

Je  n'ai  point  parlé  de  Constantinople,  ville  dans 
laquelle  je  me  plaisais  naguère  ù  voir  la  future 
capitale  d'une  Confédération  balkanique,  qui  après 
avoir  expulsé  les  Turcs,  ^aurait  compris  la  Rou- 
manie et  la  Grèce.  Pour  le  moment  je  laisse  ces 
deux  Etats  en  dehors  de  mes  combinaisons.  Si 
cependant  la  Confédération  slave  réussissait  à  s'or- 
ganiser, la  Grèce  intégrale  et  la  Roumanie  inté- 
grale seraient  appelées  sinon  à  en  faire  partie,  du 
moins  à  s'appuyer  sérieusement  sur  elle  et  à  gra- 
viter dans  son  orbite  politique  comme  le  Portugal 
gravite  dans  celui  de  l'Angleterre.  C'est  ainsi  que  la 
Hongrie,  qui  sent  l'Autriche  se  dérober  sous  elle, 
cherche  à  se  rapprocher  de  la  Grande-Allemagne 
pour  ne  pas  rester  complètement  isolée  dans  l'Eu- 
rope orientale.  Nous  verrons  tout  à  l'heure  com- 
ment on  peut  isoler  la  Hongrie  do  l'Allemagne.  En 
attendant  nous  ne'  pouvons,  concernant  la  Rou- 
manie intégrale  et  la  Grèce  intégrale,  qu'émettre 
timidement  de  pia  desideria. 


324  LE    PANSLAVISME 

En  remontant  vers  le  nord,  nous  rencontrons  la 
nation  tchèque,  clans  le  royaume  de  Bohème,  en 
Moravie,  en  Silésie  et  son  prolongement  naturel, 
les  Slovaques  de  la  Hongrie.  Actuellement  les 
Tchèques  sont,  au  point  de  vue  moral,  un  des 
meilleurs  éléments  du  monde  slave .  Sans  cesse 
en  lutte  contre  les  Allemands,  ils  ont  pris  quel- 
ques-unes des  bonnes  qualités  de  leurs  adver- 
saires et  on  peut  compter  sur  eux  pour  constituer  un 
Etat  sain  et  vigoureux,  habité  par  une  population 
essentiellement  laborieuse.  Sous  quel  régime  sera 
constitué  cet  Etat?  Si  c'est  sous  le  régime  monar- 
chique, la  question  est  de  savoir  à  quelle  nation 
sera  emprunté  le  roi.  Jusqu'ici,  l'Allemagne  avait 
été  en  possession  de  fournir  des  souverains  et  des 
souveraines  aux  jeunes  peuples  de  son  voisinage 
et  l'on  sait  dans  quel  embarras  ces  peuples  se  sont 
trouvés  récemment  encore  par  suite  de  cette 
circonstance.  Il  faudra  certainement  renoncer  à 
cette  pratique.  J'ai  raconté  ailleurs  que  naguère, 
après  la  démission  du  prince  Alexandre  de  Batten- 
berg,  j'avais  engagé  les  Bulgares  à  proclamer 
purement  et  simplement  la  République ^.  Je  n'avais 
pas  de  candidat  à  leur  recommander,  et  je  leur 
demandai  s'ils  ne  cro^a^^nt  pas  que  la  solution 
la  plus  simple  était  d'ériger  leur  pays  en  Répu- 
^blique.  Ils  n'avaient  point  de  descendant  d'an- 
ciennes dynasties,  ils  n'avaient  point  d'aristo- 
cratie héréditaire.  Ils  constituaient  essentielle- 
ment un  peuple  de  laboureurs  et   de    marchands. 

1.  Serbes-Croates  et  Bulgares,  p.  208.   Paris,  Maisonueuve 
i913J 


l'0BGA>'!S\TI0N    du    inNSI.AVISME  325 

f*ouri[uoi  ne  pas  l'aire  l'essai  d'une  constitution 
•épublicaine?  Il  serait  toujours  temps  de  cher- 
îhfr  un  prince,  si  vraiment  les  Bulgares  étaient 
lors  d'état  de  s'en  j^asser. 

Mes  interlocuteurs  ne  se  laissèrent  point  per- 
suader par  mes  arguments  ;  ils  connaissaient  leur 
)euple  mieux  que  moi,  ils  sentaient  fort  bien 
ju'aux  instincts  anarchiques  héréditaires  chez  les 
slaves,  il  fallait  opposer  un  frein  vigoureux,  imposer 
m  modérateur.  L'n  prince  venu  de  l'étranger  était 
seul  capable  de  planer  au-dessus  des  partis  et 
le  les  concilier. 

Les  Bulgares  s'adressèrent  d'abord  au  prince 
/aldemar  do  Danemark  qui,  malgré  sa  parenté 
ivec  les  cours  de  Copenhague  et  de  Saint-Péters- 
)ourg,  n'a  point  accepté;  de  désespoir,  ils  se 
ournèrent  vers  un  candidat  qui  réunissait  dans  ses 
'eines  le  sang  des  d'Orléans  et  celui  des  Cobourg. 
^endantdelonguesannées,  iisn'ont  euqu'à  sefélici- 
er  de  leur  choix;  mais  à  la  suite  d'un  second  mariage 
ivec  une  princesse  allemande,  le  sang  des  Cobourg 
i  fini  par  prévaloir  et  Dieu  sait  à  quels  abîmes  la 
julgarie  peut  être  entraînée  par  la  mégalomanie 
l'un  prince  devenu  trop  docile  aux  influences 
germaniques. 

Pour  le  royaume  tchéro-siovaque  que  nous 
■êvons,  la  France  républicaine  n'a  malheureuse- 
nent  point  de  prince  à  offrir.  A  quel  pays  s'adres- 
;er?  A  l'Angleterre?  Au  Danemark  qui  jadis, 
burnit  une  reine  à  la  Bohème  ?  A  l'Italie? 
Problème  angoissant  et  d'une  solution  difficile, 
^a  Bohème,  malgré  ses  traditions   hussites,    reste 


326  LE    PANSLAVISME 

une  nation  catholique,  qui  tient  au  sacre  de  ses 
rois  et  qui  n'accepterait  peut-être  pas  volontiers 
un  souverain  de  religion  réformée.  D'autre  part 
y  a-t-il  dans  l'aristocratie  nationale,  trop  souvent 
inféodée  à  Vienne,  une  famille  jouissant  d'un 
prestige  assez  considérable  pour  s'imposer  à  la 
nation?  Cette  famille,  je  ne  la  vois  pas  et  les 
derniers  événements  ne  l'ont  pas  révélée. 

Il  y  a  là  un  problème  angoissant  et  sur  lequel 
on  ne  saurait  trop  réfléchir  i. 

Dès  le  début  de  la  guerre,  les  Tchèques  ont  suffi- 
samment montré  leurs  sympathies  pour  nous  et 
pour  la  Russie.  Des  légions  tchèques  se  sont 
organisées  en  France  et  en  Russie.  Des  journaux 
tchèques,  qui  prêchent  l'émancipation  définitive 
des  pays  tchèques  et  slovaques,  se  sont  fondés  en 
France  et  en  Russie.  Grâce  à  la  libéralité  des 
colons  tchèques  d'Amérique,  un  journal  bimensuel,  ; 
La  Nation  Tchèque^  a  pu  paraître  à  Paris  et  ce 
journal,  vigoureusement  mené  par  mon  vaillant 
iCollègue,  M.  Ernest  Denis,  aura  certainement 
icontribué  à  éclaircir  les  idées  un  peu  troubles  de 
'quelques-uns  de  nos  hommes  d'Etatetdenospubli- 
cistes.  Cependant  nous  entendons  encore  de  braves 
gens  qui  sollicitent  notre  pitié  et  notre  sympathie  | 
pour  cette  pauvre  Autriche-Hongrie.  Il  y  a  encore  ,i 
de  naïfs  catholiques,  qui,  en  face  de  la  Prusse 
luthérienne,  rêvent   pour   lui   faire  contre-poids 

1.  Ceci  était  éêrit  avant  la  Révolution  russe.  Après  les 
év<5nements  qui  se  sont  passés  à  Pétrograd  il  est  probable 
que  la  Russie  ne  ferait  pas  d'obstacles  à  l'établissement  d'une 
république  de  Bohême  et  d'une  ré[)ublique  de  Pologne. 


l'organisation  du  panslavisme  327 

d'une  Autriche  ultramontaine,  je  n'ose  dire 
chrétienne.  Celte  Autriche  catholique,  elle  a  été 
absolument  tuée  par  l'imbécillité  criminelle  de 
François-Joseph.  Elle  ne  renaîtra  point.  II  faut 
qu'elle  disparaisse  de  l'Europe.  Il  n'y  a  point  de 
peuple  autrichien.  11  n'y  a  qu'un  ensemble  de 
nationalités  qui  doit  être  disloqué. 

La  Hongrie,  isolée  et  mutilée,  pourra,  si  elle  le 
veut,  garder  à  son  roi  le  titre  d'apostolique  et, 
comme  nous  comptons  bien  l'amputer  de  tous  ses 
appendices  étrangers,  Serbes,  Croates,  Roumains, 
Slovaques  et  Russes,  elle  aura  tout  le  loisir  de 
méditer  sur  le  mot  de  son  roi  saint  Etienne  : 
Regnmn  iinius  linguœ  imbecUle  est.  Qu'elle  entende 
imbécille  comme  elle  le  voudra.  Malheureusement 
pour  lui,  le  royaume  de  Bohême  recevra  en  héri- 
tage du  régime  antérieur  environ  deux  millions 
d'Allemands  qui  étaient  jusqu'ici  fort  insolents, 
puisqu'ils  s'appuyaient  à  la  fois  sur  Vienne  et  sur 
Berlin.  Ce  double  appui  venant  à  leur  manquer, 
il  y  a  lieu  d'imaginer  qu'ils  seront  beaucoup  plus 
modestes  et  se  tiendront  beaucoup  plus  tran- 
quilles. Si  l'histoire  nous  ofTre  de  nouveaux  spéci- 
mens de  Tchèques  germanisés  elle  n'en  offre 
pas  moins  de  Germains  tchéquisés.  Il  y  aura  lieu 
de  prendre  des  mesures  pour  réduire  ceux  qui  ne 
voudraient  pas  se  soumettre,  pour  les  obliger  au 
besoin  à  quitter  le  royaume  et  pour  assimiler  ceux 
qui  montreront  quelque  bonne  volonté.  Les  Tchè- 
ques ii  ce  point  de  vue  n'auront  qu'à  s'inspirer  de 
de  ce  qui  s'est  fait  chez  les  Magyars.  Patere  legem 
quam  /'ccisli. 


328  LB    PA.NSLAVISMB 

Les  Tchèques  auront  un  rôle  intéressant  à  rem- 
plir, celui  d'exercer  pour  le  compte  de  la  Fédé- 
ration panslave,  la  tutelle  des  Serbes  de  Lusace 
\voir  plus  haut,  page  23),  auxquels, d'après  une  tradi- 
tion séculaire,  ils  fournissent  déjà  le  clergé  catho- 
lique. Ces  Serbes  devront  être  absolument  sous- 
traits à  la  domination  de  l'Allemagne,  c'est- 
à-dire  dans  l'espèce,  de  la  Saxe  royale  et  de  la 
Prusse.  Ils  devront  faire  partie  de  la  Confédération 
slave  et,  pour  honorer  le  souvenir  historique  qu'ils 
symbolisent,  être  représentés  par  une  voix  dans  I3 
Conseil  central  des  Etats  slaves.  Il  nous  faut  une 
reva^iche  absolue  de  la  race  slave  contre  le  germa- 
nisme et  l'indépendance  des  Serbes  de  Lusace  est 
l'une  des  conséquences  de  cette  revanche.  Au 
besoin,  une  bande  de  terrain  enlevée  à  l'Allemagne 
pourra  être  ménagée  pour  établir  la  communica- 
tion entre  la  Lusace  et  le  royaume  de  Bohême. 

Le  pays  tchèque-slovaque,  séparé  des  Slaves 
méridionaux  est  malheureusement  sans  contact  et 
sans  communication  directe  avec  eux.  Je  me  ral- 
lierai très  volontiers  à  l'idée  émise  par  M.  Chervin 
dans  son  intéressante  élude  sur  V Autriche  et  la 
Hongrie  de  demain.  (Paris,  Berger-Levrault,  1915). 
Il  propose  d'établir,  entre  les  pays  slovaques  et 
les  pays  slovéno-croates,  un  corridor  taillé  sur 
es  comitats  hongrois  de  Moson,  Soprony,  Vas  et 
Zala.  «  Celte  région  tampon,  dit  M.  Chervin,  cons- 
tituerait un  territoire  de  forme  quadrilatère,  sorte 
de  couloir  de  80  à  100  kilomètres  de  large  sur 
200  kilomètres  de  long.  Ce  couloir  serait  borné, 
à  l'ouest  par  la  Leitha  et  la  frontière  autrichienne 


l'ORGAMSATION    DU    PANSLAVISME  329 

actuelle,  jusqu'au  point  oi'i  elle  rencontre  les  dis- 
tricts Slovènes  de  la  Syrie,  c'est-à-dire  jusqu'à 
la  ville  de  Radkersbourg  (Radgona),  située  sur  la 
rive  gauche  de  la  Mur  ;  au  sud,  il  suivrait  la  rive 
gauche  de  la  Mur  jusqu'à  son  confluent  avec  laDrave; 
à  l'est,  partant  de  ce  confluent,  il  longerait  la  limite 
orientale  du  comitat  de  Zala,  jusqu'à  l'angle  infé- 
rieur du  lac  Balaton  (lequel  resterait  tout  entier  à 
laHongrie^),  puis  suivrait  la  rive  droite  de  la  Zala, 
jusqu'à  son  coude,  gagnerait  la  rive  gauche  de  la 
Marczal  et  du  Raab,  jusqu'à  son  embouchure  dans 
le  Petit  Danube.  Enfin  au  nord  il  s'appuierait  au 
Danube  de  Raab  (Gyor)  à  Poszony  (Presbourg).^ 

M  Ce  corridor,  ajoute  M.  Ghervin,  servirait  tout 
à  la  fois  :  1°  A  isoler  les  Autrichiens  du  Hongrois  ; 
2°  A  faire  communiquer  les  Slaves  du  sud  avec 
tous  ceux  du  nord.  Mais  son  utilité  n'apparaît  pas 
seulement  au  point  de  vue  politique,  mais  surtout 
au  point  de  vue  économique.  Rien  ne  serait  plus 
facile,  en  elTet,  que  de  construire  un  chemin  de 
fer  sur  les  2U0  kilomètres  de  ce  couloir  pour 
transporter,  sans  passer,  ni  par  Vienne,  ni  par 
Budapest,  toutes  les  marchandises  des  pays  slaves 
à  destination  de  l'Adriatique... 

«  Qu'on  réfléchisse  à  l'importance  quej'Autriche 
et  l'Allemagne  accordaient  à  la  route  de  Salonique 
l)0ur  faire  arriver  lus  produits  allemands  jusqu'à 


i.  Ralaton  est  Iniit  simplonunt  la  forme  magyarisée  du 
slave  blato,  marécage.  (L.  L.) 

2.  Je  rappelle  que  Presboiirg  fut  an  flébut  du  xix«  siècle 
un  défi  principaux  foyers  do  la  culture  slave.  Voir  plus  haut 
(p.  I.'i4j  le  chapitre  sur  Kollar.  (L.  L.) 


330  LE  'PANSLAVISME 

la  mer  Egée,  on  comprendra  mieux  encore  la  por- 
tée que  pourrait  avoir  ce  couloir  traversé  par  un 
chemin  de  fer  qui  n'aurait  pas  à  compter  avec  la 
douane  autrichienne  ou  hongroise  et  qui  ne  risque- 
ait  pas  d'être  fermé  à  l'exportation  ni  au  transit 
d'aucune  marchandise  slave. 

«  Donc,  tant  au  point  de  vue  politique  qu'au 
point  de  vue  économique,  la  création  de  ce  couloir, 
de  cette  marche  slave  dont  je  n'ai  fait  qu'esquisser 
à  grands  traits  la  constitution,  me  paraît  d'une  uti- 
lité primordiale.  » 

J'imagine  qu'il  ne  serait  pas  sans  intérêt  pour 
nous  —  ne  fût-ce  qu'au  point  de  vue  commercial 
—  de  pouvoir  communiquer  directement  par 
l'Adriatique  avec  les  pays  tchèques,  slovaques,  par 
suite,  au  besoin,  avec  la  Pologne. 

Evidemment,  il  y  a  là  une  idée  à  creuser.  Ce  cou- 
loir serait  d'ailleurs  facile  à  slaviser;  il  suffirait  d'y 
déverser  une  partie  des  Tchèques,  des  Slovaques 
et  des  Croates  qui  jusqu'à  ces  derniers  temps  émi- 
graient  en  Amérique  ou  en  Russie. 

Je  ne  quitterai  point  la  Bohême  sans  exprimer 
un  desideratum.  C'est  celui  de  voir  la  ville  de 
Prague  remplacer  désormais  Leipzig  comme  centre 
de  la  librairie  slave.  11  est  vraiment  honteux  que 
pour  échanger  entre  eux  des  livres,  c'est-à-dire 
des  idées,  les  Slaves  aient  dû  pendant  tant  d'an- 
nées recourir  à  l'intermédiaire  des  Teutons. 

La  Bohême  est,  ou  plutôt  était,  au  point  de  vue 
industriel,  la  perle  de  l'Autriche.  Nous  aurons  le 
plus  grand  intérêt  à  faire  avec  elle  un  certain 
nombre   de  transactions  que    nous  faisions  a'^c 


l'organisation  du  panslavisme  331 

'Allemagne,  notamment  avec  la  Bavière.  Le  rôle 
de  notre  consul  devra  être  des  plus  considérables; 
une  fois  émancipés  des  produits  allemands,  les 
Tchèques  ne  demanderont  qu'à  s'ouvrir  largement 
aux  produits  française  II  y  aurait  lieu  d'organiser 
des  foires  annuelles  dans  les  grandes  capitales 
slaves,  notamment  à  Prague,  Varsovie  et  Kiev. 
Nous  serons  les  clients  naturels  de  celle  de 
Prague,  il  y  aurait  lieu  d'ailleurs  de  créer  entre 
les  différents  Etats  fédérés  un  Zollverein  analogue 
à  celui  du  monde  germanique. 

Tout  le  monde  est  d'accord  aujourd'hui  pour 
souhaiter  la  résurrection  de  la  Pologne  et  pour 
reconnaître  la  faute  commise  dans  les  diverses 
conventions  internationales  qui  ont  négligé  les 
intérêts  du  peuple  polonais  —  autrement  dit  de 
l'honneur  et  de  la  justice.  Dans  quelles  limites  la 
Pologne  sera-t-elle  rétablie?  C'est  une  question  sur 
laquelle  il  faudra  sérieusement  réfléchir  pour  évi- 


1.  Je  lis  dans  une  brochure  publiée  à  Chicago  sous  le  titre 
Mémorandum  de  la  branche  tchèque  du  parti  socialiste  : 

La  Doheme  et  la  Moravie,  les  pays  les  plus  riches  et  les 
plus  cultivés  sont  forcés  d'alimenter  la  caisse  de  l'Autrichi'- 
Hongrie  pour  ses  exigences  militaristes,  (^esonl  les  milliards 
tchèques  qui  servent  à  élever  les  forteresses  et  à  fondre  les 
canons.  C'est  le  soldat  tchèque,  qui  par  ses  facultés  intellec- 
tuelles est,  conlro  sa  volonté,  le  meilleur  élément  de  l'armée 
autrichienne.  L'indépendance  des  pays  tchèques,  constituée 
Bur  le  plan  de  la  fédération  des  Etats  suisses,  portera  un 
coup  terrible  au  militarisme  de  l'Autriche  et  de  l'Europe 
entière. 

C'est  peut-être  un  peu  exagéré.  N'oublions  pas  que  C6 
sont  des  socialistes  qui  parlent.  Mais  il  est  certain  que,  privée 
des  ressources  de  la  Boti^-nii-,  l'Autriche  sera  singulièrement 
appauvrie. 


332  LE    PANSLAVISME 

ter  des  complications  ultérieures.  Il  est  évident 
qu'il  ne  s'agit  pas  de  la  Pologne  liislorique  anté- 
rieure à  1772.  Il  s'agit  de  la  Pologne  ethnique 
qui  paraît  devoir  constituer  un  total  d'environ 
vingt  millions  d'hommes  groupés  autour  des  trois 
capitales  (Poznan  (Posen),  Cracovie,  Varsovie).  Pour 
les  groupes  disséminés  en  minorité  dans  certains 
gouvernements  russes  (Volhynie,  Podolie),  tout  ce 
qu'on  peut  souhaiter,  c'est  la  liberté  religieuse  et 
la  liberté  de  l'enseignement  privé.  Les  Polonais 
qui  voudront  vivre  d'une  vie  nationale  plus  intense, 
auront  toute  liberté  de  se  replier  sur  le  foyer 
central. 

Nous  n'oublions  pas  qu'il  s'agit  ici  de  consti- 
tuer la  race  slave  non  seulement  pour  elle-même, 
mais  aussi  contre  l'Allemagne.  Il  est  donc  indis- 
pensable que  la  Pologne  nouvelle  possède  tout  le 
cours  de  la  Vistule  qui  assure  ses  débouchés  éco- 
nomiques dans  la  mer  Baltique.  Cette  domination 
de  la  Vistule  entraînera  la  domination  de  la  Prusse 
orientale,  y  compris  Kœnigsberg.  Kœnigsberg  est 
considéré  actuellement  comme  un  des  principaux 
foyers  de  la  vie  et  de  l'idée  prussiennes.  C'est  là  que 
les  rois  de  Prusse  se  font  couronner.  Il  ne  suffira 
pas  d'avoir  brisé  les  serres  de  l'aigle,  il  faut  le 
déloger  de  son  nid.  Quant  aux  Allemands  de  !a 
province,  s'ils  ne  veulent  pas  retourner  dans  la 
mère  patrie,  dont  ils  sont  sortis  naguère,  il  suffira 
de  leur  appliquer,  dans  toute  leur  rigueur,  les  règle- 
ments de  l'administration  prussienne  en  Poznanie. 
Ils  auront  à  se  poloniser  ou  à  s'exiler. 

Autant  il  conviendra  d'être  rigoureux  vis-à-vis 


l'organisation    du    PANSLAVIS118  3G3 

des  Allemands,  autant  il  est  nécessaire  d'intro- 
duire dans  les  relations  entre  Russes  et  Polonais 
un  esprit  de  tolérance  et  d'équité.  Il  faut  avant 
tout  que  les  deux  nations  s'accordent  mutuelle- 
ment une  amnistie  pleine  et  entière.  Il  convient  de 
renoncer  à  toute  idée  de  propagande  ethnogra- 
phique ou  religieuse.  Nous  ne  sommes  plus  ti 
l'époque  des  Jésuites,  à  l'époque  où  les  Polonais 
s'imaginaient  de  bonne  foi  qu'ils  sauvaient  des 
âmes  en  faisant  des  Uniates  et  à  l'époque  plus 
récente  où  les  Russes  réunissaient  de  force  des 
Uniates  à  l'Eglise  orthodoxe.  La  tolérance  absolue 
doit  être  la  loi  de  la  Pologne  nouvelle  et  de  sa  voi- 
sine la  Russie.  Cette  Pologne  n'a  pas  plus  à  se 
mêler  des  conflits  éventuels  entre  les  Grands  et 
les  Petits-Russes,  que  nous  autres  Français  n'avons 
celui  d'intervenir  dans  les  querelles  des  Wallons 
et  des  Flamands  de  Belgique,  des  Suisses  romands 
et  allemaniques,  des  Hauts  et  des  Bas-Allemands. 
Pays  essentiellement  agricole,  la  Pologne  pra- 
tique aussi  la  grande  industrie  dans  des  régions 
malheureusement  trop  souvent  envahies,  même 
en  temps  de  paix,  par  les  Allemands  (à  Lodz,  par 
exemple).  Les  Allemands  devront  être,  par  tous 
les  moyeus,  éliminés  ou  assimilés.  On  pourra  au 
besoin  les  remplacer  par  des  Tchèques  qui  sont 
aussi  industrieux.  Par  le  port  de  Danzig  (ou  mieux 
Gdansk  (jui  est  la  dénomination  polonaise  <),  la 
Pologne  pourra  exporter  chez  nous  et  il  est  à 
souhaiter  qu'un  service  régulier  soit  établi  entre 

1.  Celte  forme  est  plus  proche  que  la  forme  allemande  de 
la  dénominaliou  latine  qui  était  Gedanum. 


234  LB    PANSLAVISME 

au  lendemain  de  Sadova,  dans  le  but  d'attirer  à  !a 
Russie  tous  les  Slaves  et  d'affaiblir  encore  l'Au- 
triche, si  profondément  ébranlée.  Sadowa  est  du 
mois  de  juillet  1866.  Or,  le  projet  d'Exposition  avait 
été  émis,  dès  1864,  par  la  Société  des  Sciences 
naturelles  de  Moscou.  Les  circonstances  qui  s'étaient 
produites  en  Autriche  avaient  naturellement  pu 
exercer  quelque  influence  sur  la  décision  d'inviter 
les  Slaves. 

Somme  toute,  les  manifestations  des  Slaves 
autrichiens  n'avaient  rien  de  plus  grave  ou  de  plus 
dangereux  que  les  manifestations  pangermanistes 
des  Allemands  de  Vienne  ou  de  Gratz.  Ils  affir- 
maient, en  toute  occasion,  la  solidarité  des  inté- 
rêts allemands.  Ils  se  livraient  à  toute  espèce  de 
démonstrations  prussophiles,  sans  qu'on  eût  jamais' 
songé  à  les  poursuivre  en  Autriche  et  sans  qu'on 
eût  chez  nous  l'idée  de  s'en  indigner.  Il  n'en  allait 
pas  de  même  pour  les  Slaves  dans  la  bienheureuse 
Autriche  et  surtout  dans  la  Hongrie  : 

Extra  IJungariam  non  est  vita^ 
Aut  si  est,  non  est  ita, 

Deux    avocats  d'Agram,   MM.   Subotic   et  Polit 
Desansic  (Desansitch),  tous  deux  écrivains  et  publi- 
cistes  distingués,    étaient  privés  de  leur  charge  i. 
eur  retour  et  il  y  eut  d'autres  exécutions. 

L'article  de  Klaczko,  dont  jeparlaistout  à  l'heure, 
In'était  pas  seulement  un  pamphlet  contre  la  Russie 
—  pamphlet  très  excusable  sous  la  plume  d'un 
Polonais  —  c'était  aussi  un  réquisitoire  veniaieux 
et  maladroit   contre  tous  les  Slaves  suspects  de 


l'organisation  du  panslavisme  335 

Tous  les  esprits  généreux  applaudirent  à  cette 
proclamation.  Nous  supposions  que  les  armées 
victorieuses  do  l'Empire  russe  allaient  délivrer  la 
Poznanie  et  la  Galicie  et  faire  l'unité  polonaise.  Au 
chef  qui  eût  réalisé  ce  grand  rêve,  il  eût  été  bien 
difficile  de  ne  pas  offrir  la  couronne  de  Sobieski. 
Malheureusement,  ce  n'est  pas  ce  qui  est  arrivé. 
Non  seulement  la  Pologne  prussienne  et  autri- 
chienne n'ont  pas  été  envahies,  mais  au  contraire, 
la  Pologne  russe  a  été  occupée  et  partagée  entre 
la  Prusse  et  l'Autriche. 

Actuellement,  les  deux  conquérants,  tout  en  fai- 
sant mourir  de  faim  le  peuple  polonais,  flattent 
son  amour-propre  national.  La  Prusse,  qui  a  si 
indignement  exploité,  opprimé,  étouffé  les  Polo- 
nais de  Poznanie,  a  des  ménagements  et  des 
caresses  pour  les  pays  occupés,  dans  lesquels  elle 
voit  une  magnifique  réserve  de  chair  à  canon. 
L'Autriche  en  fait  autant.  Souhaitons  qu'au  jour 
de  la  revanche,  le  vainqueur  réussisse  non  seule- 
ment à  délivrer  la  Poznanie,  mais  aussi  les  régions 
polonaises  de  la  Silésie,  qui  peut  être,  tout  au 
moins  partiellement,  reslitu/'c  au  slavismo.  Au  jour 
de  la  liquidation,  aucun  des  éléments  du  monde 
slave  ne  doit  être  négligé.  Souhaitons  que  la 
Pologne  régénérée  ait  un  {»rince  de  sa  religion  et 
de  sa  race  et  que  guérie  par  une  cruelle  expérience 
dr  ses  défauts  [)assé8,  elle  puisse,  dans  la  fédéra- 
lion  slave,  recommencer  une  carrière  do  gloire  et 
de  prosj)érité.  Actuellement,  il  nous  paraît  difficile 
de  désigner  un  candidat  au  trône  de  la  Pologne  ré- 
générée :  Exoriare  aliquis  ! —  Et  d'ailleurs  pour- 


336  LE    PANSLAVISME 

quoi  ne  reviendrail-elle  pas  ce  qu'elle  prétendait 
être  naguère,  une  république  ? 

De  tous  les  éléments  du  monde  slave,  la  Russie 
est  celui  que  l'on  considère  comme  le  plus  connu 
et  celui  sur  lequel  on  a  jusqu'ici  fondé  le  pluî 
d'espérances.  Pendant  de  longues  années,  les  états- 
majors  de  la  France  et  de  la  Russie  ont  échangé 
des  visites  annuelles,  et  les  naïfs  se  sont  imaginé 
que  de  tant  de  conversations,  il  était  résulté  une 
sérieuse  organisation  des  forces  militaires  des 
deux  alliés.  La  guerre  actuelle  nous  a  révélé  des 
misères  et  des  lacunes  auxquelles  personne  n'avait 
songé,  ni  à  Paris,  ni  à  Pétrograd  ;  elle  nous  a 
révélé  laforced'une  organisation  savante  et  métho- 
dique contre  laquelle  ne  peuvent  lutter  ni  le  cou- 
rage individuel,  ni  l'improvisation. 

Après  l'écrasement  définitif  de  l'Allemagne,  la 
Russie  aura  un  grand  rôle  à  jouer*.  Et  d'abord 
elle  sera  ia  puissance  maritime  des  Slaves  dans  la 
Baltique  et  dans  la  mer  Noire.  Peut-être  la  Pologne 
pourra-t-elle  entretenir  quelques  navires  sur  ses 
côtes.  La  Bulgarie  et  la  Confédération  illyrienne 
fourniront  des  escadres  légères  dans  l'Archipel  et 
l'Adriatique.  Mais  la  grande  puissance  maritime 
sera  la  Russie.  Ce  sera  aussi  la  grande  puissance 
militaire.  Toutefois,  n'oublions  pas  qu'elle  doit 
faire  face  sur  le  front  asiatique  et,  par  prudence, 

1.  D'après  les  slatisliqucs  récentes,  la  Russie  compterait 
aujourd'hui  180  millions  d'habitants.  Tous,  bien  entendu, 
n'appartiennent  pas  à  la  race  slave.  Lors  du  règlement  défi- 
nitif, il  y  aurait  lieu  de  défalquer  de  ce  chifîre  les  Polonais 
rendus  à  l'indépendance  qui,  d'autre  part,  compteront  dans 
les  ell'cctifs  militaires  de  la  Confédération  slave. 


l'obganisation  du  panslavisme  337 

n'évaluons  jamais  qu'à  la  moitié  de  ses  effectifs 
le  nombre  d'hommes  dont  elle  pourra  disposer  en 
Europe.  Evidemment,  pendant  de  longues  années, 
l'Allemagne  ne  se  tiendra  pas  pour  définitivement 
écrasée,  elle  essaiera  de  renouer  sur  le  continent 
asiatique  des  intrigues  aujourd'hui  démasquées. 
Il  faut  donc  que  la  Russie  sache  regarder  du  côté 
de  l'orient,  comme  du  côté  de  l'ouest. 

Dans  l'immense  confédération  que  je  rêve,  la 
Russie  —  malgré  la  différence  des  proportions  — 
ne  devra  jouer  que  le  rôle  d'un  primus  xnter  pares. 
Les  différents  Etats  qui  constituent  la  Confédéra- 
tion auront  près  d'elle,  et  d'ailleurs  dans  leurs 
diverses  capitales,  des  agents  diplomatiques,  et  il 
pourra  être  utile  que  ces  agents  se  réunissent  dans 
des  assemblées  périodiques  pour  étudier  les 
besoins  généraux  de  la  Confédération.  Il  est  bien 
entendu  que  chacun  d'entre  eux  aura  sa  représen- 
tation à  l'étranger,  et  dans  sa  capitale  u  n  corps  diplo- 
matique. C'est  ainsi  que  les  choses  se  passaient 
naguère  en  Allemagne  et  se  passent  encore  aujour- 
d'hui en  Bavièn%  malgré  l'hégériionie  prussienne. 
Les  confédérés  germaniques  n'ont  qu'une  langue 
officielle  qui  est  l'allemand.  Il  importe  au  plus 
haut  point  do  ménager  les  susceptihiliti^s  des  pe- 
tites nations,  etj'eslime  que  l'Union  [lanslavo devrait 
avoir  deux  langues  officielles,  riuic  (|ui  serait  le 
russe,  l'autre  qui  serait  h;  frarirais.  II  serait  fort 
important  que  les  diplomates  fédéraux  connussent 
toujours  la  langue  du  pays  slave  où  ils  seraient 
accrt'dités  et  que,  dans  les  diverses  capitales,  il  y 
eût  à  leur  usage  des  cours  spécialement  organisés 


338  I.B   PANSLAVISME 

ayant  pour  sanction  des  examens  très  sérieux,  li 
ne  s'agit  pas  de  traiter  les  frères  ca,deis  {bratouchki, 
comme  on  dit  en  russe)  en  quantité  négligeable, 
mais  de  les  mettre  sur  un  pied  absolu  d'égalité  en 
vertu  de  la  maxime:  regnum  regno  non  prescribit 
le  g  es. 

Chaque  année,  les  diplom.ates  ou  des  chargés  de 
missions  spéciales  devraient  tenir  une  conférence 
générale  dans  l'un  des  pays  fédérés.  Ces  confé- 
rences auraient  lieu  tour  à  tour  à  Pétrograd  —  ou 
peut-être  à  Kiev,  la  plus  centrale  des  cités  slaves  — 
à  Varsovie,  à  Prague,  à  Belgrade,  à  Sofia.  Elles 
n'auraientpas  seulement  un  caractère  diplomatique 
et  commercial,  elles  devraient  être  accompa- 
gnées de  réunions  où  les  attachés  militaires  d'un 
grade  égal  discuteraient  des  questions  intéressant 
la  défense  fédérale  terrestre  ou  maritime.  On  pour- 
rait, pour  tout  ce  qui  concerne  les  questions  d'in- 
térêt commun,  s'inspirer  de  ce  qui  a  été  fait  en  Alle- 
magne depuis  1870,  notamment  pour  inculquer 
aux  Allemands  restés  en  Bohême  ou  ailleurs  le  res- 
pect du  nouvel  ordre  de  choses.  Il  faudrait  bien 
toutefois  que  la  Russie  se  gardât  de  songer  à  imi- 
ter l'impérialisme  prussien  vis-à-vis  de  ses  confé- 
dérés. 

Evidemment,  quand  cette  Confédération  sera 
constituée  sur  la  base  du  respect  mutuel,  'le  l'ami- 
tié fraternelle  des  nations,  il  est  possible  que  des 
peuples  voisins  se  sentant  isolés,  en  l'air,  'îomme 
on  dit  en  style  militaire,  demandent  à  en  faire 
partie.  Tels  pourraient  être  les  Roumains  et  les 
Grecs,  peuples  de  religion  orthodoxe,  faits  pour 


l'org.vmsatiox  du  panslavisme  339 

s'entendre  —  tout  au  moins  en  matière  de  foi  — avec 
les  Russes,  les  Bulgares  et  les  Serbes.  Si  ces  deux 
nations,  la  Grèce  et  la  Roumanie  réclamaient  la 
protection  ou  l'alliance  de  la  Fédération,  si  par 
suite  de  cet  accord  Constanlinople  revenait  à  la 
chrétienté,  on  pourrait  en  faire  une  des  capitales 
fédérales.  Ce  sont  là,  sans  doute,  de  beaux  rêves  ; 
mais  avec  de  l'esprit  de  suite  —  cet  esprit  qui 
jusqu'ici  a  fait  défaut  aux  Slaves  —  ils  ne  sont  pas 
impossibles  à  réaliser. 

Les  Allemands  ont  élevé  quelque  part  une  statue 
de  la  Germanie.  Nous  rêvons,  nous,  d'une  statue 
de  la  Slavie  triomphante  sur  le  piédestal  de  la- 
quelle on  pourrait  graver  ces  vers  du  Slovaque 
Kollar  : 

De  l'Athos  au  Triglav,  à  la  Poméranie,  des  champs 
de  la  Silésie  à  ceux  de  Kosovo,  de  Constanlinople 
à  Pétersbourg,  du  lac  Ladoga  jusqu'à  Astrakhan. 

Du  pays  des  Cosaques  à  celui  des  Ragusains,  du 
lac  Balaton  à  la  Baltique,  à  Azov,  de  Prague  à 
Kiev  et  à  Moscou,  du  Kamtchatka  au  Japon. 

Au  pied  de  l'Oural  ou  des  Carpathes,  sur  la 
Save,  sur  toutes  les  montagnes,  dans  toutes  les 
vallées,  partout  où  s'étend  la  langue  slave. 

Exultez,  frères,  embrassez-vous  tous  ensemble, 
c'est  là  qu'est  votre  patrie,   c'est  lar  PANSLAVIE. 


NOTE  COMPLÉMENTAIRE 
LA  PSYCHOLOGIE  DES  PEUPLES  SLAVES» 

Dans  sa  Psychologie  des  nations,  publiée  il  y  a 
une  douzaine  d'années,  feu  Alfred  Fouillée  a  con- 
sacré un  chapitre  à  la  race  slave,  mais  il  n'a  guère 
fait  que  reproduire  —  en  citant  d'ailleurs  ses 
auteurs  —  les  idées  d'Anatole  Leroy-Beaulieu  et 
les  miennes. 

Le  lecteur  peu  au  courant  des  questions  ethno- 
graphiques et  statistiques  fera  bien  de  se  reporter 
à  l'ouvrage  du  professeur  Niederlé  :  La  race  slave 
(édition  française,  librairie  Alcan).  Les  chiffres 
qu'il  donne  devront  être  augmentés  d'au  moins  un 
dixième,  vu  l'accroissement  rapide  de  cette  race 
prolifique. 

I 

La  formule  générale,  la  synthèse  de  l'histoire 
des  Slaves  se  trouve  résumée  dans  trois  ou  quatre 
sentences  que  je  demande  la  permission  de  rap- 
peler. 

1.  Les  pages  suivantes  sont  le  résumé  d'une  conférence 
que  j'ai  faite  au  mois  de  juin  1914  pour  la  Société  de  Psy- 
chologie. 11  m'a  paru  intéressant  de  les  reproduire  ici. 


LA    PSYCHOLOGIE    DES    PEII'LES    SLAVES  341 

Au  VI'  siècle  dfi  l'ère  chrétienne  l'empereur  Mau- 
rice les  appelle  ethna  annrchika  kai  misallèla, 
autrement  dit  des  peuples  anarchiques  et  qui  se 
détestent  les  uns  les  autres.  Il  ne  songeait  qu'aux 
peuples  balkaniques.  De  nos  jours  encore  Serbes 
et  Bulgares  se  sont  chargés  de  justifier  cette  qua- 
lification. 

L'histoire  de  l'infortunée  Pologne  est  tout  entière 
concentrée  dans  deux  adages  :  Polska  nierzondem 
5^01  (La  Pologne  existe  par  l'anarchie)  et  Mondry 
Polak  po  szkodzie  (Le  malheur  rend  sage  le  Polo- 
nais). Celle  de  la  Russie  débute  par  un  aveu  naïf: 

Les  peuples  de  la  Russie  Slaves  et  Finnois  —  des- 
tinés à  être  plus  tard  slavisés  —  vivent  en  discorde 
perpétuelle  et  se  font  la  guerre  entre  eux.  Ils 
envoient  au  delà  de  la  mer  chez  les  Varègues, 
nation  Scandinave  et  leur  disent  :  «  Notre  pays  est 
grand  et  riche,  mais  il  n'y  a  point  d'ordre  parmi 
nous.  Venez  donc  nous  régir  et  nous  gouverner^.  » 
Pour  ce  qui  concerne  les  Tchèques,  on  connaît 
l'histoire  des  fils  de  Svatopluk  . 

Le  domaine  de  la  race  slave  était  jadis  dans 
l'Europe  centrale  beaucoup  plus  considérable  qu'il 
n'est  aujourd'hui.  Il  s'étendait  au  moyen  âge  jus- 
qu'aux bouches  de  l'Elbe.  Le  fameux  grenadier 
poméraiiien,  si  cher  à  M.  de  Hismarck,  était  un 
Slave  germanisé.  Le  nom  môme  de  la  Poméranie 
lest  encore  un  nom  slave  {Po  =  le  long  de,  More 
=  la  mer).  La  destinée  de  ces  Slaves  baltiques  ou 
polabes  {Pn  =  le  long  de;  Labc  =z  l'Elbe)  est  une 

1.  Chroniijue  rus.ie  dite  do  Nestor  {p.  15  de  ma  traduction. 
Librairie  E.  Ltjroux,  1884.) 


342  LE    PANSLAVISME 

terrible  leçon  pour  les  Slaves  actuels  et  donne  lieu 
pour  ceux  de  l'ouest  qui  ont  encore  échappé  au 
joug  germanique  à  d'amères  méditations.  C'est  en 
se  fondant  sur  ce  précédent  que  les  Prussiens  pré- 
tendent aujourd'hui  déraciner  (ausrotlen)  les  Polo- 
nais du  royaume.  De  ces  Slaves  disparus  il  n'est 
resté  qu'un  seul  débris.  C'est  par  lui  que  nous  com- 
mencerons cette  étude. 

Ce  débris  d'un  grand  peuple  compte  aujourd'hui 
environ  160.000  âmes.  Il  est  partagé  entre  deux 
Etats,  la  Saxe  pour  la  plus  grande  partie  et  la 
Prusse.  La  libéralité  du  gouvernement  saxon  lui  a 
permis  de  vivre,  d'avoir  même  quelques  institutions 
nationales.  Les  Slaves  de  Lusace  se  consolent  de 
leur  misère  actuelle  par  l'idée  de  leur  passé  et  de 
la  grandeur  de  leur  race.  Ils  entretiennent  les  rela- 
tions les  plus  intimes  avec  les  Tchèques  et  s'en- 
couragent à  l'exemple  de  ces  voisins  qui  repré- 
sentent l'élément  le  plus  vivace  et  le  plus  solide 
de  la  race. 

Les  Tchèques  eux  aussi  sont  un  peuple  victime 
du  voisinage  des  Allemands.  Ils  forment  en 
Bohême,  Moravie,  Silésie  un  total  d'environ  huit 
millions  et,  comme  nous  le  dirons  tout  à  l'heure, 
ils  se  continuent  en  Hongrie  par  les'  Slovaques. 
Si  une  nation  a  la  vie  dure,  c'est  assurément 
celle-là.    . 

Les  princes  slaves  de  la  Bohème,  pour  défricher 
les  forêts  et  cultiver  les  frontières  du  nord  et  de 
l'ouest,  eurent  l'idée  d'y  appeler  des  Allemands  et 
l'on  sait  que  lorsque  le  Germain  est  établi  quelque 


LA   PSYCUOLOGIE    DES   PELl'LES    SLAVES 


3i3 


part,  il  est  bien  difficile  de  l'en  déloger.  Mais  ce 
voisinage  du  Germain  d'une  part,  de  l'autre  la 
notion  très  claire  des  catastrophes  qui  étaient 
arrivées  aux  Slaves  do  l'Elbe  ont  eu  pour  efîet  de 
tripler  l'énergie  de  la  race  tchèque  et  de  lui  donner 
la  force  nécessaire  pour  résister  à  ses  adversaires. 
Au  moyen  âge  la  réforme  hussite  ne  fut  pas  seu- 
lement, comme  nous  le  croyons  volontiers,  un 
mouvement  religieux  précurseur  de  celui  de  Luther 
et  de  Calvin.  Ce  fut  aussi  une  réaction  nationale 
contrôla  prépondérance  injustifiée  qu'avaient  prise 
les  Allemands  dans  la  vie  sociale  et  politique. 
Etouffée  par  la  réaction  autrichienne,  la  nationalité 
tchèque  a  repris  conscience  d'elle-même  sous  l'in- 
fluence des  idées  libérales  du  xvni"  siècle  et  elle 
s'est  instinctivement  rattachée  à  la  tradition  de 
Iluss  et  de  Zizka,  les  premiers  excitateurs,  ou, 
comme  ils  disent  à  Prague,  éveilleurs  de  la  nation. 
L'historien  Palaclcy,  l'archéologue  Schafarik,  le 
poète  Kollar  ont  été  des  protestants.  Le  cinquième 
centenaire  du  supplice  de  Jean  Huss  ((î  juil- 
let 1915)  ne  sera  pas  seulement  une  fôte  religieuse, 
—  il  n'y  a  guère  que  300.000  protestants  en 
Bohême,  —  ce  sera  avant  tout  une  fête  nationale*. 
Mais  les  Tchètiues  ne  vivent  pas  seulement  de 
leur  passé  hussite  ;  ils  ont  été  le  premier  peuple 
qui  ait  embrassé  dans  ses  études  l'ensemble  de  la 
race,  le  premier  peuple  panslaviste.  Ils  ont  été  à 
ce  point  de  vue  les  premiers  instituteurs  de  leur 
race;  c'est  eux  qui  ont  révélé  à  leurs  congénères, 

1.  Je  m'étais  prnmis  d'assister  à  Cflte  solennité.  Nalurelle- 
ment,  vu  '.o*  tiiWUhiAWjiM.  ollt  n'a  pu  être  céléimiv. 


344  LE    PANSLAVISME 

aux  Russes  notamment,  l'idée  de  la  solidarité  des 
peuples  slaves  dans  la  lutte  contre  les  ennemis 
communs.  Cette  solidarité  est  loin  encore  d'être 
réalisée.  Le  jour  oîi  elle  le  sera,  le  mérite  en 
reviendra  surtout  aux  Slaves  de  Bohème. 

Dans  la  lutte  héroïque  que  les  Tchèques  ont  à 
soutenir  contre  le  germanisme,  leurs  sympathies 
ont  dû  nécessairement  se  porter  vers  la  nation  qui 
dans  ces  dernières  années  a  eu  le  plus  à  souffrir 
de  l'Allemagne,  vers  la  France.  Ces  sympathies, 
impuissantes  sous  le  règne  de  Napoléon  II!,  pré- 
venu par  les  Polonais  et  les  Hongrois  contre  les 
dangers  imaginaires  du  panslavisme  et  qui  ne 
voyait  pas  le  pangermanisme  à  l'affût  de  l'Alsace- 
Lorraine,  se  sont  surtout  manifestées  lors  des 
malheurs  de  la  France.  Depuis,  elles  n'ont  cessé 
de  s'accroître  ;  tout  le  monde  se  rappelle  les  fré- 
quentes visites  échangées  entre  les  municipalités 
de  Prague  et  de  Paris,  entre  les  Sokols  tchèques  et 
les  gymnastes  français. 

La  science  tchèque,  en  luttant  contre  celle  de 
l'Allemagne,  en  a  pris  parfois  le  pédantisme.  La 
poésie  ardente  et  généreuse  a  donné  bien  souvent 
le  signal  des  luttes  pacifiques,  en  attendant  qu'elle 
sonne  celui  des  combats.  Les  Slaves  d'Autriche 
sont  très  prolifiques;  le  jour  où  ils  auraient  la 
majorité  au  parlement  de  Vienne,  Dieu  sait  quelle 
nouvelle  orientation  prendrait  alors  la  politique  de 
l'Etat  austro-hongrois. 

A  la  période  de  renaissance  politique  et  intellec- 
tuelle correspondit  dans  certains  esprits  une 
période    d'illuminisnie,    de   mysticisme  littéraire 


LA   PSYCHOLOGIE    DES    PEUPLES   SLAVES  345 

OU  philologique,  de  fraudes  pieuses,  dont  le  poète 
Kùliar  fut  le  plus  illustre  représentant.  Cette 
pi^riode  est  aujourd'hui  close.  Il  n'en  reste  plus 
que  quelques  mystiques  attardés,  dont  les  œuvres, 
dépourvues  de  critique,  n'exercent  plus  d'action 
sur  la  majorité  des  citoyens. 


II 


En  luttant  pour  les  intérêts  de  leur  race,  les 
Tchèques  combattent  aussi  pour  la  tradition  histo- 
rique de  leur  couronne  qui  domine  le  royaume  de 
Bohème,  les  provinces  de  Moravie  et  de  Silésie. 
Les  Slovaques  de  Hongrie,  qui  prolongent  la  race 
tchèque  dans  l'intérieur  du  royaume  de  saint 
Etienne,  n'ont  pas  comme  les  Tchèques  propre- 
ment dits  à  revendiquer  un  droit  d'Etat,  une  tra- 
dition historique.  Ils  font  partie  de  la  couronne  de 
Hongrie,  et  les  Magyars,  dominateurs  du  royaume, 
s'efforcent  pey /'as  et  nefas  de  contrarier  leur  déve- 
loppement moral  et  intellectuel.  Ils  ont  eu  des 
gymnases,  on  les  leur  a  fermés  ;  une  société  litté- 
raire, on  l'a  int(.'r(lite  et  on  a  conlisiiué  des  capi- 
taux péniblement  réunis.  Tôt  cviber  nem  eml)ei\ 
l'homme  slovaque  n'est  pas  un  homme,  dit  un  pro- 
verbe hongrois  qui  fait  pendant  à  l'adage  grec  : 
liouUjaros  apcuilkrupos,  le  Bulgare  n'est  pas  un 
humme. 

Les  Slovaques  ont  fourni  à  la  iJuhème,  au  début 
du  xix"  siècle,  le  grand  jjoète  punslavisle  Kollar,  le 
grand  savant  panslave  Schafarik.  Ils  sont  presque 


346  LE    PANSLAVISME 

aussi  maltraités  par  les  Magyars  que  les  Polonais 
par  les  Russes  et  les  Allemands.  Mais  leurs  souf- 
frances ne  trouvent  pas  d'écho  dans  la  presse  euro- 
péenne. Ils  ne  peuvent  même  pas  se  faire  gloire  de 
leurs  persécutions.  On  devine  quels  sentiments 
divers  fermentent  dans  leur  âme. 

Si  jamais  ton  jour  vient,  Dieu  juste,  Dieu  vengeur... 

Ce  jour  a  failli  venir  en  1848.  Qui  sait  mainte- 
nant s'il  ne  va  pas  revenir? 

Les  1.500. 000  Slovènes  qui  peuplent  la  Carinthie, 
la  Carniole,  la  Styrie  et  l'Istrie  sont  moins  à 
plaindre.  Ils  n'ont  pas  à  souffrir  la  brutale  oppres- 
sion des  Magyars.  Mais  ils  sont  un  peuple  qui  n'a 
pas  d'histoire.  Leur  langue  se  rapproche  du  croato- 
serbe  et  c'est  vers  le  groupé  croate-serbe  qu'ils 
doivent  nécessairement  graviter.  Ils  sont  très  pro- 
fondément catholiques.  La  période  de  leurs  annales 
qui  a  le  plus  frappé  leur  imagination,  c'est  la 
période  napoléonienne.  Mapoléon  avait  créé  un 
royaume  d'illyrie,  disparu  avec  lui,  mais  dont  le 
nom  figure  encore  dans  le  protocole  autrichien. 
Un  patriotisme  de  race,  baptisé  du  nom  d'illyrisme, 
exalta  l'imagination  des  Sud-Slaves  et  ce  nom  en 
fut  pendant  quelques  années  le  symbole.  Modérés 
dans  leurs  aspirations,  tenus  en  échec  d'un  côté 
par  les  Allemands,  de  l'autre  par  les  Italiens,  les 
Slovènes  ne  peuvent  s'appuyer  que  sur  les  Serbo- 
Croates.  Mais  ils  ne  font  pas  partie  du  même 
groupe  politique.  Ils  se  rattachent  à  la  Cisleithanie 
et  envoient  leurs  députés  au  parlement  de  Vienne. 


LA    PSYCHOLOGIE    DES    l'ELPLES   SLAVES  347 

Les  Serbo-CroaLes  forment  uu  groupe  de  plus  de 
10  millions  d'hommes, —  parmi  lesquels  je  ne  com- 
prends pas  les  Macédoniens  récemment  annexés  par 
les  Serbes  et  les  Grecs.  Mais  ce  groupe  est  morcelé 
en  diverses  unités  politiques.  Parmi  les  Serbo- 
Croates,  les  uns  (Croatie,  Slavonie,  Dalmatie,  Bos- 
nie et  Herzégovine)  appartiennent  à  la  Cisleithanie 
et  à  la  Hongrie,  les  autres  aux  royaumes  de  Serbie 
et  de  Monténégro.  Hs  ont  quatrecentres  principaux  : 
Agram,  Belgrade,  Saraïevo,  Tsetinie;  ils  pratiquent 
cinq  religions  (catholiques,  orthodoxes,  musul- 
mans, uniates  et  quelques  protestants).  Ils  ont  trois 
alphabets  (cyrillique,  latin  et  glogolitique).  Ils 
obéissent  à  trois  courants  différents  de  civilisa- 
tion :  le  germanique,  le  byzantin  et  celui  qu'une 
longue  dominatioiv-musulmanc  a  laissé  dans  la  vie 
sociale  et  dans  la  langue. 

Cette  nation  essentiellement  poétique  possède 
les  plus  belles  épopées  populaires  de  l'Europe. 
Qu'il  suffise  de  rappeler  ici  les  cycles  épiques  de 
Kosovo  et  de  Marko  Kralievitch. 

Dans  ce  groupe  si  varié,  c'est  le  royaume  de 
Serbie  qui  parait  appelé  à  jouer  le  rôle  que  le  Pié- 
mont a  joué  en  Halie.  Aujourd'hui,  la  lutte  contre 
le  Turc  est  finie; 


Censuré 


348  LE    PANSLAVISME 


Censuré 


Ils  sont  très  fiers  d'avoir 

leurs  pesme  ou  épopées  populaires  ;  ils  évoquent 
avec  orgueil  les  souvenirs  de  la  vieille  Serbie 
d'avant  Kosovo   (1389).   .    .    > 


Censuré 


III 


Les  Serbes  sont  de  pure  race  slave.  Les  Bul- 
gares, eux,  descendent  aussi  de  ces  tribus  anar- 
chiques  dont  parlait  l'empereur  byzantin  ;  mais  ils 
doivent  leur  nom  à  un  peuple  d'origine  turque 
venu  des  régions  du  Volga  qui  s'est  fusionné  avec 
eux,  comme  les  Francs  germaniques  se  sont  fusion- 
nés chez  nousavecles  Gallo-Romains.  Ils  ontaussi, 
au  cours  de  leur  carrière  tumultueuse,  assimilé 
quelques   éléments  grecs.  Ils  constituent  comme 


LA   PSYCHOLOGIE    DES   PEUPLES   SLAVES  349 

les  Serbes   une  nation  essentiellement    démocra- 
tique. 


Censuré 


Parmi  les  populations  balkaniques,  les  Bulgares 
ont  été  les  plus  éprouvés  par  la  conquête  musul- 
mane. Ils  n'ont  pas  seulement  perdu  l'indépen- 
dance politique,  la  sécurité  de  leur  vie  écono- 
mique et  môme  de  leur  foyer.  On  leur  a  ravi  jus- 
qu'à l'Eglise  nationale  que  les  Turcs  avaient  laissée 
aux  Serbes,  et  les  Tatares  aux  Moscovit'^s.  Le 
clergé  phanariote,  autrement  dit  grec,  s'est  emparé 
des  diocèses  et  des  paroisses  et  il  a  fallu  une  lon- 
gue lutte    dans  la   seconde   moitié  du  xix"  ëiède 


C>' ri  su  ré 


350  LB    PANSLAVISMB 

pour  leur  restituer  une  Eglise  nationale,  Vexarchat, 
sous  l'autorité  d'un  chef  suprême,  l'exarque,  rési- 
dant à  Constantinople.  Dans  leur  délire  mégalo- 
mane, les  Grecs  allaient  jusqu'à  dire  :  Boulgaros 
apanthropos,  le  Bulgare  n'est  pas  un  homme.  A 
propos  de  cette  calomnie  et  de  beaucoup  d'autres, 
rappelons-nous  le  mot  du  poète  latin  : 

...  Quidquid  Graecia  mendax 
Audet  in  historia. 

Les  Bulgares  ont  résisté  à  toutes  les  épreuves 
qui  les  ont  accablés  ;  ils  ont  deux  qualités  fonda- 
mentales, la  patience  et  la  persévérance;  ils  sont 
aujourd'hui  de  tous  les  peuples  balkaniques  le  plus 
lettré  au  sens  pédagogique  du  mot.  Moins  poé- 
tiques que  leurs  voisins  les  Serbes,  moins  habiles 
que  les  Grecs,  ils  sont  de  tous  les  peuples  balka- 
niques le  plus  sérieux,  le  plus  tolérant,  et  celui  qui 
dans  le  minimum  de  temps  a  su  réaliser,  les  pro- 
grès les  plus  rapides.  Je  n'en  parle  pas  seulement 
d'après  des  récits  qui  pourraient  être  plus  ou  moins 
mensongers,  mais  d'après  les  impressions  rappor- 
tées de  deux  voyages  dans  leur  pays  à  trente  années 
de  distance,  en  1882  et  en  1912. 

Les  Slaves  balkaniques  sont  séparés  des  autres 
membres  de  leurs  familles  par  les  Allemands,  les 
Magyars.  Cette  séparation  matérielle  ne  serait  rien 
encore,  si  ces  peuples  ne  s'efforçaient  de  les  calom- 
nier au  point  de  vue  moral.  Ils  n'y  ont  que  trop 

bien   réussi 

Censuré     


LA    PSYCHOLOGIE    DES    l'ElPLES   SLAVES  351 

Censuré      


IV 


Nous  arrivons  inaintenaut  aux  deux  plus  grands 
peuples  slaves,  à  ceux  qui  ont  joué  le  rôle  le  plus 
considérable  dans  l'histoire  de  l'Europe.  L'exposé 
de  leurs  relations  n'est  guère  plus  consolant  que 
celui  des  rapports  des  deux  peuples  balkaniques. 

Les  Polonais  forment  au  maximum  un  total 
d'environ  22  à  2i  millions,  concentrés  en  masse 
compacte  du  côté  de  l'ouest,  disséminés  en  colo- 
nies éparses  dans  les  pays  russes  du  côté  de  l'est. 
Us  sont  avec  les  Serbes  et  les  habitants  de  la 
I*etite-Russie  le  peuple  probablement  le  plus  pur 
au  point  de  vue  ethnique.  C'est  un  peuple  brave, 
idéaliste,  poétique  et  musical.  Mais  il  lui  a  de  tout 
temps  manqué  le  sentiment  de  la  réalité.  A  l'époque 
où  les  Slaves  païens  s'étendaient  jusqu'à  l'Elbe,  ils 
ont  laissé  échaj)per  l'occasion  de  les  assimiler  en 
les  initiant  au  christianisme.  Ils  ont  abandonné 
cette  tâche  aux  Allemands,  qui  ont  tout  simplement 
détruit  les  Slaves  baltiques,  et  en  les  aidant  à  cette 
œuvre  néfaste,  les  Polonais  ont  [tréparé  la  gran- 
deur future  de  la  Prusse.  Après  avoir  laissé  échap- 
per cette  occasion,  ils  ont  tentéd'annexerà  V Unioiiy 
c'est-à-dire  à  l'Flglise  romaine,  les  populations 
russes  orthodoxes  de  la  Lilhiianii!  et  de  la  Petite- 
Russie  et  ils  ont  préparé  à  leurs  voisins  de  l'est  de 
formidables  revendications. 


352  LE    PANSLAVISME 

La  nation  polonaise  a  de  bonne  heure  été  menée 
par  une  aristocratie  parée  de  titres  étrangers,  fort 
brave,  mais  fort  égoïste  et  fort  exclusive.  Cette 
aristocratie  considérait  les  classes  inférieures 
comme  étant  d'une  autre  race,  la  race  de  Gham. 
Elle  a  introduit  dans  le  pays  des  étrangers  alle- 
mands ou  israélites  qui  ont  pris  en  main  le  com- 
merce. Effroyablement  anarchique,  elle  avait  fait 
de  l'anarchie  même  —  c'est-à-dire  de  l'égoïsme 
individuel  —  un  principe  de  gouvernement.  Elle 
entreprit  contre  ses  voisins  de  brillantes  expédi- 
tions ;  mais  elle  était  aussi  imprévoyante  que 
brave;  elle  ne  sut  jamais  doter  le  royaume  d'un 
système  de  places  fortes.  Elle  ne  sut  jamais  lui 
créer  une  forte  marine, 

Après  les  partages  et  l'échec  des  espérances  que 
Napoléon  avait  suscitées,  la  classe  intellectuelle 
chercha  le  salut  de  la  nation  dans  les  doctrines 
du  mysticisme,  dans  l'idée  du  miracle  :  «  Le  sen- 
timent et  la  foi  me  disent  plus  que  les  lunettes  du 
savant  »,  écrivait  Mickiewicz.  Et  ailleurs:  «  Mesure 
tes  forces  à  ton  but  et  non  ton  but  à  tes  forces.  » 
Le  mysticisme,  Mickiewicz  le  prêcha  jusque  dans 
sa  chaire  du  Collège  de  France.  Il  eut  pour  résul- 
tat les  deux  révolutions  avortées  de  1830  et  de 
1863.  La  doctrine  mystique  pénétra  dans  les 
sciences  mathématiques  avec  Wronski,  dans  l'ethno- 
graphie avec  Duchinski.  L'ensemble  de  la  nation 
paraît  guéri,  aujourd'hui,  de  cette  maladie.  En 
attendant  le  miracle  que  les  pères  ont  vainement 
espéré,  les  fils  essaient  de  refaire  leur  nation  par  le 
travail  et  l'économie .  Ils  n'ont  rien  de  mieux  à  faire. 


LA   PSYCHOLOGIE    DES   PEUPLES   SLAVES  353 


IV 


Le  chiffre  total  des  Russes  dépasse  90  millions. 
On  distingue  dans  leur  nationalité  trois  éléments: 
les  Grands-Russes  ou  Moscovites  qui  constituent 
la  portion  principale  et  dominante,  les  Russes 
Blancs  (6  millions)  et  les  Petits-Russes,  impropre- 
ment appelés,  d'un  mot  archaïque,  Petils-Rus- 
siens,  qui  occupent  l'ouest  et  le  sud  de  l'Europe. 
Ces  deux  éléments  ont  subi  la  domination  et  l'in- 
fluence intellectuelle  du  polonisme  et  les  Polo- 
nais, ne  pouvant  plus  espérer  d'en  faire  des  sujets, 
ont  parfois  exprimé  l'idée  de  s'en  faire  des  alliés 
lors  d'un  démembrement  fort  hypothétique  de 
l'empire  russe.  Au  fond,  les  Russes  blancs  ne 
comptent  pas.  Les  Petits-Russes  débordent  sur  la 
partie  orientale  de  la  Galicie  et  sur  la  Hongrie  sep- 
tentrionale. Ce  sont  les  Languedociens  de  la  Rus- 
sie; ils  ont  une  langue  belle  et  poétique,  un  admi- 
rable instinct  musical,  mais  ils  n'ont  pas  ce  qui 
s'appelle  une  histoire,  une  tradition  nationale. 
Ballottés  entre  la  Russie  moscovite  et  la  Pologne, 
ils  n'ont  jamais  pu  se  constituer  en  Etat;  je  ne 
crois  pas  qu'ils  aient  chance  d'y  arriver  et  que  ce 
soit  leur  intérêt.  Gogol,  qui  était  Petit-Russe,  écri- 
vait en  18U:  «  Que  les  forces  différentes  des  deux 
races  (Petils-fiusseB  et  Gramls-Uusses)  se  dévelop- 
pent de  telle  sorte  que,  s'étant  ensuite  unifiées, 
elles  produisent  quelque  chose  d'achevé  dans  l'hu- 
manité! »  Ce  vœu  est  le  mien. 

L'Allemagne  s'est  uuiliée   en  dépit  de  la  diffé- 


.354  LE   PANSLAVISME 

rence  du  hochdeutsch  et  dn  plattdeutsch  et  des  deux 
cultes  luthérien  et  catholique.  C'est  le  nord,  en 
général,  qui  a  dominé  le  midi  et  fait  l'unité  natio- 
nale dans  les  grands  Etats  continentaux,  en  Alle- 
magne, en  France,  en  Italie. 

Les  Grands-Russes  sont  donc  le  facteur  prin- 
cipal de  la  Russie.  Ils  ont  subi  des  mélanges  d'allo- 
gènes auxquels  ils  doivent  sans  doute  une  partie 
de  leur  force.  Les  Slaves  anarchiques  du  début 
ont  été  d'abord  organisés  par  des  Scandinaves.  Le 
siège  de  l'Etat  russe  s'est  établi  à  Kiev,  et  le  chris- 
tianisme a  apporté  des  éléments  byzantins.  Au 
XII*  siècle,  le  centre  de  gravité  se  reporta  vers 
l'Orient  et  les  Slaves  se  mélangèrent  aux  Finnois 
de  la  région  moscovite.  Du  xiii"  au  xv*  siècle,  le 
monde  russe  subit  la  domination  des  Tatares,  dont 
l'influence  se  retrouve  encore  aujourd'hui  dans  la 
langue  des  finances  et  de  l'administration.  Plus  tard, 
un  grand  nombre  de  Tatares  baptisés  sont  entrés 
dans  la  société  russe.  Aux  xv*  et  xvi'  siècles,  le  monde 
moscovite  recueille  les  traditions  byzantines  et  ta- 
tares et  reste  fermé  au  monde  européen.  Il  est  d'une 
farouche  intolérance.  Il  y  est  rigoureusement  inter- 
dit de  changer  de  religion.  Les  Polonais  sont  catho- 
liques. Les  Suédois  et  les  Allemands  sont  luthé- 
riens. Changer  de  religion,  c'est  passer  à  l'ennemi. 
Au  xvu*  siècle,  les  étrangers  font  leur  apparition  : 
ce  sont  d'abord  les  Polonais,  puis  les  Allemands; 
les  Français  ne  viendront  guère  qu'au  xvin' siècle. 
La  Russie  traverse  alors  une  période  de  xénomanie 
(manie  de  l'étranger)  qui  finit  par  un  véritable  accès 
de  gallovianic. 


LA   PSYCHOLOGIE    DES   PEll'LES   SLAVES  355 

Une  réaction  se  produit  à  la  suite  de  l'invasion 
de  Nvapoléon  et  de  rap[)arition  du  romantisme  que 
ramène  les  Russes  au  nationalisme.  Le  dévelop- 
pement des  voies  de  communication  met,  d'autre 
part,  les  Russes  en  rapports  plus  fréquents  avec 
l'Europe,  et  le  développement  de  la  presse,  en 
dépit  d'une  censure  ombrageuse,  fait  pénétrer  des 
idées  auxquelles  un  peuple  si  longtemps  isolé  est 
encore  mal  préparé.  Il  se  produit  une  sorte  d'ivresse 
cérébrale.  Les  jeunes  gens  sont  incapables  de  digé- 
rer le»  idées  nouvelles;  ils  ne  se  rendent  aucune- 
ment compte  de  l'histoire  de  leur  pays  et  de  sa 
situation  attardée  vis-à-vis  des  vieilles  nations  de 
l'Occident.  Beaucoup  d'entre  eux  sont  des  fils  de 
parents  ignorants,  alcooliques  ou  détraqués.  Il  y  a 
un  manque  complet  d'équilibre  entre  rinslruction 
et  lï'ducation.  Certains  s'abandonnent,  sans  pro- 
fit pour  eux-mêmes  ou  pour  les  autres,  à  de 
fâcheuses  rêveries  métaphysiques,  politiques  ou 
humanitaires.  Ils  ont  rejeté  le  dogme  de  l'Eglise  et 
ils  veulent  se  faire  une  conception  du  mo)idc^  autre- 
ment dit  ^avoir  pourquoi  ils  sont  nés,  pourquoi  ils 
mourrontet  ce  qu'ils  deviendront  ensuite,  et  comme 
ils  ne  trouvent  pas  de  réponse,  ils  se  suicident  i. 

Toutes  ces  indications  —  j'emploie  le  mot  au 
sens  médical  —  expliquent  en  grande  partie  les 
troubles,  les  désordres  dont  la  Russie  a  été  le 
théâtre  dans  ces  dernières  années. 

1.  Sur  ce  grave  problème  jo  ne  puis  que  renvoyer  le  lec- 
teur à  deux  de  mes  (-tudes  antérieures,  le  Nihilisme  rt  hi 
Russie  (nouvelles  éludes  slaves,  2' série,  Paris,  Litoux,  if)86) 
et  le  Roman  il'vne  rlm/irintc  russe  [la  Hussie  inlcllcclucUe, 
Paris,  Maisonneuvc,  lOUj. 


35(5  LE    PANSLAVISME 

Au  fond,  l'idéalisme  de  ces  Uusses  qui  poursui- 
vent l'irréalisable  est  très  proche  parent  de  celui 
des  Polonais  qui  es[)éraient  refaire  leur  patrie  par 
un  miracle.  Le  paysan,  qui  ne  pense  pas  et  qui 
travaille  est,  au  fond,  —  quand  il  n'est  pas  alcoo- 
lique, —  un  élément  bien  supérieur  à  celui  de  ces 
détraqués.  Et,  d'autre  part,  il  y  a  dans  la  société 
intellectuelle  une  foule  d'éléments  sérieux  et  bien 
équilibrés.  Je  ne  parle  pas  de  cette  aristocratie  de 
plaisir  et  de  high  life  qui  ne  représente  en  somme 
qu'une  caste  peu  nombreuse. 

Les  étudiants  russes  sont  nombreux  chez  nous. 
Tâchons  avant  tout  de  les  initier  au  vieux  bon  sens 
de  notre  race,  à  notre  esprit  d'ordre  et  d'économie. 
Ils  en  ont  plus  besoin  que  de  notre  science. 

Les  observations  qu'on  vient  de  lire  sont  néces- 
sairement très  incomplètes.  Je  m'en  rends  bien 
compte  et  m'excuse  de  tout  ce  que  j'ai  omis,  faute 
d'espace  et  de  temps. 

En  somme,  les  peuples  slaves  sont  encore  beau- 
coup plus  jeunes  que  nous.  Leur  croissancf^  nor- 
male a  été  retardée  par  leurs  voisins  les  Allemands, 
les  Turcs,  les  Grecs,  les  Tatares.  Puissent-ils  abou- 
tir à  la  pleine  possession  de  l'équilibre  moral,  de 
la  maturité  intellectuelle.  Puissent  les  historiens 
de  l'avenir  n'avoir  point  à  répéter  la  sévère  for- 
mule de  l'empereur  byzantin  :  «  Ils  étaient  anar- 
chiques  et  se  détestaient  les  uns  les  autres.  »* 

1.  Cette  conférence  a  paru  dans  la  Bibliolhèque  univer- 
selle {xx°  d'août  1914). 


TABLE  DES  MATIÈRES 


CnAPtTRB  I.  —  Coup  d'oeil  sur  l'ensemble  des  peuples 

slaves 1 

Les  Slovènes;  le  groupe  Serbo-Croate.  —  Les  Bul- 
gares. —  Les  Tchèques  et  les   Slovaques. 

Chapitre  11.  —  Les  Slaves  disparus  de  la  Baltique  et 
de  l'Elbe 19 

La  trace  de  ces  Slaves  en  Allemagne.  —  La  topono- 
maslique.  —  Les  trois  groupes  principaux.  —  La 
conversion  au  christianisme  synonyme  de  germa- 
nisation. —  Kollar  et  Henan. 

Chapitre  III.  —  Les  Polonais  et  les  Russes 27 

Les  Polonais,  éliminés  h  l'ouest  par  les  Allemands, 
s'efTiirccnt  de  se  dédommager  du  côté  des  Russes. 
—  Statistiques.  —  Les  Russes.  —  Leur  expansion 
vers  rF'2st  et  le  Sud.  —  Dillérentes  formes  de  leur 
nom.  —  Grands-Russes  et  Petits-Russes.  —  Unité 
des  deux  groupes. 

Chapitre  IV.  —  Les  témoignages  des  historiens  pri 

mitifs  et  des  légendes 35 

Les  témoignai/f.s  des  historiens  primitifs  fl  des 
légendes.  —  La  chronique  russe  dite  de  Nestor.  — 
Les  chroniques  polonaises  et  tchèques.  —  Le 
prétendu  testament  <l  .\li'xandre  lo  (Iraud. 

CiiAf'iTHE  V.  —  L'idée  pauslave  chez  les  poètes,  les 

littérateurs  et  les  philologues 44 

Téninijnagi-s  dalmates,  polonais,  tchèques,  slovèaci, 
serbes  (de  Lusace). 


358  TABLE    DES   MATIÈRES 

Pages 

Chapitre  VI.  —  Les  idées  panslaves  et  la  politique.      52 

Les  premières  applications  chez  les  peuples  slaves. 

—  Samo,  Svatopluk  et  l'empire  morave.  —  Premysl 
Ottokar.  —  Insatiabiles  Teutonicorum  hiatus.  — 
Charles  IV  et  l'Evangéliaire  de  Reims.  —  Les  hus- 
sites  et  la  Pologne.  —  Polonais  et  Russes.  —  Adam 
Kisel. 

Chapitre  VII.  —  Le   grand  panslavisto    du   dix-sep- 
tième siècle 5& 

Georges  Krijanitch.  —  Sa  vie  et  ses  idées.  —  Mauro 
Orbini. 

Chapitre  VIII.  —  La  Russie  et  les  Slaves 74 

Pierre  le  Grand  et  les  Slaves.  —  La  Russie  dans  la 
littérature  des  Slaves  méridionaux.  —  Les  poètes 
dalmates.  —  Le  dictionnaire  de  Polikarpov.  —  Ko- 
pievitch.  —  Les  Serbes.  —  Dosithée  Obradovitch. 

Chapitre  IX.  —  Les  relations  intellectuelles  entre  la 

Russie  et  les  peuples  slaves 81 

Catherine  II  et  la  langue  russe.  —  L'académie  russe. 

—  L'amiral  Schichkov  et  les  Slaves.  —  Le  chance- 
lier Roumiantsov.  —  Les  sociétés  slaves  en  Russie. 

—  La  police  autrichienne  et  les  Slaves.  —  Razou- 
movsky.  —  Les  premières  chaires  de  slavislique. 

—  Négociations  avec  les  Tchèques.  —  Les  mission- 
naires russes  dans  les  pays  slaves.  —  Panslavisles 
et  slavophiles.  —  Khomiakov.  —  Pouchkine. 

Chapitre  X.  —  La  France  et  le  Panslavisme lOt 

La  chaire  du  CoUè^  de  France.  —  Véritables  raisons 
de  rétablissement  de  cette  chaire.  —  Mickiewicz  et 
le  Panslavisme.  —  Cyprien  Robert.  —  Duchinski  et 
Henri  Martin.  —  Un  pluriel  pour  un  singulier.  — 
Le  vrai  titre  de  la  chaire.  —  Un  mot  de  M.  Batbie. 

Chapitre  XI.  —  Les   Tchèques    et   le    Panslavisme 

scientifique 11* 

L'abbé   Dobrowsky.  —   Hanka.   —  Czelakovsky.   — 
Schafarik.  —  Havliczek.   —  Le  slavisme  chez  les 
lUyriens  et  les  Polonais. 
CHAPITRE  XII.  —  Kollar,  le  poète  du  Panslavisme  .   .     134 

Origines  de  Kollar.  —  Son  séjour  à  léna.  --  Sa  bro- 


TABLE    DES    MATIÈRES  359 

Pages 
chuTe  BurlSi  Muhialité  slave.  —  Son  grand  poè'me  : 
la  Fille  de  Slava.  —  Ses  idées  sur  l'avenir  du  monde 
slave. 

Chapitre  XIII.   —  Le  Congrès    slave   de  Prague    en 
1848, 1.% 

Constitution  du  comité  préparatoire.  —  La  lettre  de 
convocation.  —  Ouverture  du  Congrès.  —  Discours 
de  Palacky  et  de  Schafarik.  —  Projet  de  pétition  à 
l'empereur.  —  Manifeste  aux  peuples  de  l'Europe. 
—  Les  Tilleuls  slaves.  —  Notes  sur  quelques 
membres  du  Congrès. 

Chapitiie  XIV.  —  Du  Congrès  de  Prague  à  celui  de 

Moscou  ;1848-1867 202 

La  n^action.  —  Le  programme  de  Palacky  et  le  pro- 
gramme centraliste.  —  La  con.stitution  de  1861.  — 
La  guerre  de  18G6.  —  Proclamation  allemande  au 
royaume  de  Boht^me.  —  Etablissement  du  dua- 
lisme. —  Griefs  des  Slaves.  —  Le  procès  Kober. 

Chapitre  XV.  —  Le  Congrès  de  Moscou  en  1867.  .  .  211 
La  Société  des  Sciences  naturelles  de  Moscou  invite  les 
Slaves  à  son  Congrès.  —  Palacky  et  Rieger  à  Paris; 
ils  ni'>gocient  avec  les  Polonais.  —  Le  banquet  de 
Moscou.  —  Discours  de  Pogodine  et  de  Rieger.  — 
Pamphlet  de  Kiaczko.  — Strossmayer  ot  Palacky.  — . 
Le  Congrès  archéologique  de  Kiev. 

Chapitre  XVI.  —  Les  Slaves  d'Autriche-Hongrie  après 

l'établissement  du  iualisme 250 

Situation  désavantageuse  faite  aux  Slaves  dans  ^l^tat 
austro-hongrois.  —  L'opposition  tchèque  et  la 
Déclaration.  —  L'opposition  <'U  Moravie.  —  La 
Résolution  galicienne.  —  Le»  réciamiitioiis  les  Slo- 
vènes. —  Les  Serbo-Croates.  —  Insurrection  deg 
Bocchesi.  —  Les  Magyars  et  leit  Slaves.  —  Persécu- 
tion des  Slovaques. 

Chaiithr  XVII.  —  L'Autriche-Hongrie   et  la   Poht^me 

au  lendemain  do  1870 260 

Brusqu<>rt''aclion.  —  Le  ministère  ll(Uien-.varl.--Séiin"e 
mt'inorablo  do  la  dièto  de  llohfimc.  —  Lm  r<  i;crit 
royal.  —  Les  articles  fondamoutanx.  ~  lulriginS 


860  TABLE    DES    MATIÈRES 

Page» 
allemandes  et  magyares.  —  Dissolution  de  la  diè'e. 

—  Un  misérable  roi  ! 

Chapitre  XVIII.  —  La  conférence  slave   de  Pragae 
en  1908 271 

Intérêt  de  celte  conférence.  —  Résolution  prise  dans 
l'intérêt  général  des  peuples  slaves.  —  Réconcilia» 
tion  des  Russes  et  des  Polonais.  —  Echec  de  la 
conférence. 

Chapitre  XIX.  —  L'Autriche-Hongrie   et  les   Slaves 

balkaniques 27* 

L'Autriche-Hongrie  et  la  Serbie.  —  Zèle  des  Magyars 
pour  la  Turquie.  —  Persécution  des  Serbes.  —  La 
campagne  russe  en  Bulgarie.  —  Le  traité  de  San 
Stefano.  —  Le  traité  de  Berlin.  —  L'Autriche  en 
Bosnie-Herzégovine.  —  Serbes  et  Bulgares.  —  Kal- 
lay  et  la  Bosnie.  —  Une  expédition  française  en 
Bosnie-Herzégovine.  —  Un  article  d'Anatole  Leroy- 
Beaulieu.  —  Le  procès  d'Agram.  —  Le  procès 
Friedjung.  —Le  procès  de  Banialouka. 

Chapitre  XX.  —  L'organisation  du  Panslavisme.  .  .    317 

Nécessité  d'organiser  le  monde  slave.  —  Constitution 
de»  différents  Étals.  —  La  Confédération  illyrienne. 

—  La  Bulgarie.  —  L'élal  tchèque- slovaque.  —  La 
tutelle  des  Slaves  de  Lusace.  —  Le  corridor  entre 
les  pays  slovaques  et  l'IUyrie.  —  Prague  substituée 
à  Leipzig.  —  La  Pologne.  —  Conciliation  possible 
des  intérêts  polonais  et  russes.  —  La  Russie.  — 
La  Slavie  et  l'Europe. 

Note   complémentaire.  —   La  psychologie   des   peuples 

slaves  , 34<^ 


2978-12-18  —   PABIS.    —    IMP.    HEMMERLÉ  ET   C". 


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D  Loger,  Louis  Paul  Marie 

377  Le  panslavisme  et  l'intérêt 

.3  français 
L4 


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