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Full text of "Méhul, sa vie, son génie, son caractère"

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THE  LIBRARY 

BRIGHAM  YOUNG  UNIVERSITE 

PROVO,  UTAH 


( 


MEHUL 

D'après  le  pastel  de  DUCUEUX. 


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MËHUL 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE 


PAR 


ARTHUR  POUGIN 


AVEC   UN    PORTRAIT   RE    MÉHUL,    D'APRÈS   LE   PASTEL  DE   DUCREUX 


PARIS 

LIBRAIRIE   FISCHBACHER 

(SOCIÉTÉ    ANONYME) 
33,     RUE    DE    SEINE,    33 

1889 

Tous  droits  réservés 


A 


Monsieur  AMBROISE    THOMAS 


Cher  Maître, 

Le  grand  nom  et  le  mâle  génie  de  Méhul,  dont  notre 
chère  France  a  le  droit  d'être  fière,  trouvent  en  vous,  l'un 
de, ses  dignes  successeurs,  un  admirateur  aussi  profond  que 
sincère.  Permettez-moi  donc  de  vous  dédier  le  livre  que  voici, 
consacré  à  la  gloire  de  ce  maître  illustre,  auteur  de  tant  de 
chefs-d'œuvre.  Un  tel  livre  ne  saurait  se  présenter  au  public 
sous  un  plus  noble  patronage.  C'est  dire  assez  combien  je 
m'estime  heureux  de  vous  l'offrir. 

Votre  respectueusement  dévoué 
Arthur   POUG1N. 


Paris,  le  10  janvier  1880. 


MEHUL 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE 


CHAPITRE    PREMIER. 


Le  voyageur  qui,  au  sortir  de  Mézières-Charle ville,  veut 
remonter  le  département  des  Ardennes  jusqu'à  son  extré- 
mité septentrionale,  jusqu'au  bout  de  cette  étroite  langue 
de  terre  en  forme  de  cap  qui  pénètre  comme  un  coin  dans 
le  territoire  de  la  Belgique,  par  lequel  elle  est  enveloppée 
de  trois  côtés,  n'a  qu'à  suivre  le  cours  sinueux,  pitto- 
resque et  capricieux  de  la  Meuse.  La  Meuse  est  loin  d'être 
ici  le  fleuve  majestueux  et  plein  de  noblesse,  aux  flots 
abondants  et  limpides,  qu'on  admire  dans  les  plaines 
fertiles  et  grasses  de  la  Hollande,  du  côté  de  Rotterdam 
et  de  Dordrecht,  où,  en  se  rapprochant  de  la  mer  qui  va 
l'engloutir,  elle  se  montre  pleine  de  fierté,  de  grandeur  et 
de  poésie.  Plus  modeste  et  plus  humble,  bien  que  depuis 
sa  source  elle  ait  déjà  traversé  trois  de  nos  départements, 
la  Haute-Marne,  les  Vosges  et  la  Meuse,  en  donnant  son 
nom  à  ce  dernier,  elle  s'écoule  tranquillement  de  ce  côté, 

1 


2  MEHUL 

roulant  des  eaux  rendues  un  peu  ternes  par  les  schistes 
ardoisiers  qui  leur  servent  de  lit,  et  poursuivant  son  cours 
sans  fracas  et  sans  bruit,  entre  la  double  chaîne  mon- 
tagneuse des  Ardennes,  couverte  de  forêts  profondes,  qui 
lui  fait  escorte  jusqu'en  pays  belge.  Les  paysages  se  suc- 
cèdent sur  les  deux  rives  du  fleuve,  sans  grande  variété, 
sans  grand  imprévu,  mais  non  sans  hardiesse  et  sans 
vigueur,  et  en  déroulant  le  panorama  d'une  nature  âpre, 
un  peu  sauvage,  parfois  grandiose,  et  presque  toujours 
d'un  caractère  puissant,  austère  et  mélancolique.  La  teinte 
grise  des  eaux  et  leur  écoulement  lent  et  monotone,  le 
vert  sombre  de  ces  bois  impénétrables  qui,  comme  un 
immense  manteau,  couvrent  les  vastes  flancs  des  mon- 
tagnes en  paissant  voir  seulement  de  temps  à  autre,  par 
une  large  déchirure,  la  couleur  sèche  et  foncée  de  la  roche 
mise  à  nu  pour  le  travail  des  ardoisières,  l'absence  trop 
fréquente  de  soleil,  enfin  un  ciel  un  peu  opaque,  un  peu 
lourd,  souvent  encore  obscurci  par  une  brume  très  dense 
ou  par  des  nuages  épais,  tout  cela  contribue  à  répandre 
sur  cette  contrée  si  curieuse,  si  originale,  si  empreinte 
d'une  véritable  poésie,  comme  une  sorte  de  voile  mysté- 
rieux et  triste,  à  lui  donner  un  aspect  un  peu  sévère,  un 
peu  farouche,  mais  qui  est  loin  d'être  sans  charme  et 
surtout  sans  grandeur. 

Des  deux  côtés  du  fleuve  s'étage,  sur  une  étendue  de 
vingt  lieues  environ,  toute  une  suite  de  gros  bourgs  ou 
villages  dont  la  présence  vient  rompre  la  monotonie  de 
cette  nature  toujours  un  peu  semblable  à  elle-même.  C'est 
ainsi  que  sans  parler  de  Nouzon,  qui  est  une  petite  ville 
très  active,  très  commerçante,  très  affairée,  on  voit  se 
succéder  tantôt  sur  l'une,  tantôt  sur  l'autre  rive,  Levrézy, 
Braux,  Château-Eegnault,  Monthermé,  Deville,  Laifour, 
Revin,  Fumay,  Haybes,  Vireux-Molhain.  Quelques-uns  de 
ces  villages,  comme  Château-Regnault,  Haybes,  Vireux- 
Molhain,  se  trouvent  dans  une  situation  presque  souriante, 
grâce  à  un  écartement  des  montagnes  qui,  en  laissant  place 
à  quelques  vertes  prairies,  recule  un  peu  les  bornes  d'un 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  3 

horizon  par  trop  circonscrit;  d'autres,  au  contraire,  comme 
Monthermé  et  Laifour,  profondément  encaissés  et  presque 
enfouis  entre  la  Meuse  et  les  rochers  qui  la  bordent, 
entièrement  sevrés  de  soleil,  presque  privés  d'air  et  de 
lumière,  semblent  faits  pour  inspirer  les  idées  les  plus 
moroses,  pour  faire  naître  au  cœur  de  l'homme  les  senti- 
ments les  plus  austères  et  les  plus  sombres.  C'est  auprès 
de  Laifour  que  l'on  peut  contempler  ces  roches  hautes  et 
escarpées,  fameuses  dans  la  contrée  sous  le  nom  de  Dames 
de  Meuse,  qui  resserrent  vigoureusement  le  lit  du  fleuve 
sur  un  espace  d'un  kilomètre  environ,  se  penchant  en 
quelques  endroits  comme  pour  le  couvrir  et  s'apprêter  à 
lui  barrer  le  passage. 

Après  Vireux-Molhain,  la  Meuse  commence  à  s'élargir  à 
mesure  qu'on  approche  de  Givet,  qui  est  le  dernier  centre 
habité  du  côté  de  la  France  et  qui  est  situé  à  quatre  kilo- 
mètres seulement  de  la  frontière  belge.  Givet  est  une 
petite  ville  très  proprette,  très  convenablement  bâtie,  qui 
ne  contient  guère  plus  de  6,000  habitants,  mais  qui,  en 
sa  qualité  de  sentinelle  avancée  de  la  France,  constitue 
une  place  forte  de  première  classe,  merveilleusement 
défendue  par  la  citadelle  de  Charlemont,  qui  la  protège  du 
haut  d'un  roc  escarpé  et  inaccessible.  Elle  se  compose  de 
trois  parties  distinctes  :  le  Grand-Givet,  ou  Givet-Saint- 
Hilaire,  sur  la  rive  gauche  de  la  Meuse,  siège  des  admi- 
nistrations civiles  et  militaires;  le  Petit-Givet,  ou  Givet- 
Notre-Dame,  situé  sur  la  rive  droite  du  fleuve,  qu'on 
traverse  sur  un  beau  pont  de  pierre;  enfin  Charlemont, 
dont  les  murailles  épaisses  s'étendent  au-dessus  du  Grand- 
Givet  et  qui,  à  part  la  garnison  de  la  forteresse,  n'est 
guère  peuplé  que  d'une  centaine  d'habitants  qui  cultivent 
là-haut  quelques  maigres  terrains. 

Je  m'étais  rendu  dans  les  Ardennes  pour  rechercher,  sur 
les  lieux  mêmes,  des  renseignements  que  j'espérais  bien  y 
trouver  touchant  Méhul  et  sa  famille.  Après  m' être  arrêté 
à  Mézières,  où  l'archiviste  du  département,  M.  Senemaud, 
avait  bien  voulu  se  mettre   à  ma  disposition   et   m'aider 


MEHUL 


avec  une  rare  obligeance,  j'avais  franchi  à  pied,  en  m'ar- 
rêtant  aussi  à  Monthermé,  où  Méhul  reçut  son  éducation 
musicale,  les  80  kilomètres  qui  séparent  Mézières  de  Grivet. 
Parti  un  matin  de  Fumay,  j'arrive  à  Givet  vers  le  milieu 
du  jour,  j'entre  par  la  porte  de  France,  je  franchis  un 
pont-levis,  et  je  pénètre  dans  la  ville  ;  je  suis  la  voie  qui 
continue  la  grande  route,  et  qui  est  bordée  d'un  côté  par 
un  immense  quartier  d'infanterie  et  de  cavalerie  pouvant 
renfermer  6,000  hommes,  de  l'autre  par  le  flanc  abrupt  de 
la  montagne  que  couronne  Charlemont  avec  ses  murs  cré- 
nelés et  ses  ouvrages  de  défense.  Mes  oreilles  sont  affectées, 
en  passant  devant  la  caserne,  d'un  horrible  bruit  musical 
qu'eût  certainement  réprouvé  l'artiste  illustre  dont  le  sou- 
venir m'amène  en  ces  lieux;  c'est  un  épouvantable  chari- 
vari d'instruments  militaires  de  toutes  sortes  :  bugles, 
pistons,  clarinettes,  ophicléides,  etc.,  s'exerçant  avec  rage 
et  tous  à  la  fois,  de  façon  à  produire  la  plus  monstrueuse 
des  cacophonies.  Cela  me  rappelle  un  peu  la  grande  cour 
du  Conservatoire  aux  approches  des  examens  et  des  con- 
cours. Je  poursuis  mon  chemin,  toujours  tout  droit, 
je  longe  le  quai  du  Fort-de-Rome ,  le  quai  des  Fours, 
la  rue  Saint-Hilaire,  et,  sans  avoir  un  instant  dévié  de 
la  ligne  directe,  je  débouche  sur  la  place  de  l'Hôtel- 
de-Ville,  anciennement  place  d'Armes,  où  se  trouvent  à 
gauche  la  mairie,  à  droite  l'église  Saint-Hilaire :  et, 
au  milieu,  l'humble  monument  élevé  à  la  mémoire  de 
Méhul. 

Ce  n'est  pas  sans  émotion  que  je  m'arrêtai  devant  ce 
modeste  souvenir  consacré  par  ses  concitoyens  à  la  gloire 
d'un  des  plus  grands  musiciens,  d'un  des  génies  les  plus 
nobles  et  les  plus  purs  qu'ait  produits  la  France.  Par 
malheur,  ce  monument,  d'une  simplicité  vraiment  rudimen- 
taire,  et  qui  n'a  pas  été  l'objet  des  soins  les  plus  indispen- 
sables, est  indigne  d'un  si  grand  homme.  Il  consiste  en  un 
buste  de  marbre  blanc  représentant  Méhul  couronné  de 
lauriers,  buste  posé  sur  un  piédestal  également  en  marbre, 
que  supportent  trois   marches  en  pierre    d'ardoise;    sur  le 


SA   VIE,    SON   GÉNIE,    SON    CARACTÈRE  5 

piédestal,  un  bas-relief  figurant  une  Renommée,    et,   au- 
dessus,  cette  simple  inscription  : 

E.  N.  MÉHUL 

ÉRIGÉ    PAR    SOUSCRIPTION 

M.   Estivant  étant  maire 
1842  l 

Le  tout ,  d'une  hauteur  de  trois  mètres  environ ,  est 
entouré  d'une  grille  à  hauteur  d'appui,  à  l'intérieur  de 
laquelle  les  enfants  ne  dédaignent  pas  de  pénétrer  par 
escalade  pour  se  livrer  sans  contrainte  à  leurs  jeux.  Le 
buste,  œuvre  médiocre  d'ailleurs,  n'est  pourtant  pas 
dépourvu  de  toute  ressemblance.  Ce  sont  bien  là  les  traits 
du  maître;  seulement,  en  les  exagérant,  le  nez  surtout 
(que  Méhul  avait  très  fort,  on  le  sait),  le  statuaire  semble 
avoir  poussé  son  œuvre  à  la  caricature.  Ce  qui  est  certain, 
c'est  que  Méhul,  sur  son  socle,  paraît  de  bien  fâcheuse 
humeur.  On  le  croirait  surtout  vexé,  —  et  il  y  a  de  quoi  ! 
—  d'être  si  mal  représenté*,  on  serait  furieux  à  moins. 
Quant  à  l'ange  —  ou  à  la  Renommée  —  qui  forme  bas- 
relief  sur  la  face  antérieure  du  piédestal,  du  côté  de 
l'Hôtel-de-Ville,  je  le  soupçonne  d'être  un  fort  marcheur 
devant  l'Eternel,  car  il  a  les  jambes  terriblement  longues. 
Au  reste,  l'une  de  ces  jambes  est  aujourd'hui  complète- 
ment écorchée,  et  tout  le  monument  est  dans  un  état  de 
délabrement  lamentable  2. 

C'est  le  26  juin  1842  qu'il  fut  inauguré,  et,  en  rappelant 
ce  fait  il  y  a  quelques  années,  un  journal  de  Bruxelles, 
le  Guide  musical,  s'exprimait  ainsi  :  —  «  Chose  triste  à  rap- 

1  Trois  années  s'écoulèrent  entre  le  projet  et  l'exécution,  car  voici  ce 
qu'on  lisait  dans  la  Bévue  et  Gazette  musicale  du  28  avril  1839  :  —  «  La  ville 
de  Givet,  qui  se  glorifie  d'avoir  vu  naître  Méhul,  vient  de  décider  qu'un 
monument  serait  élevé  à  la  mémoire  de  ce  grand  compositeur.  Les  sous- 
criptions seront  reçues  à  Paris,  chez  Me  Moreau,  notaire,  rue  Saint-Merri. 
Nous  désirons  que  cette  œuvre  éveille  plus  de  sympathie  qu'on  n'en  a 
témoigné  pour  le  monument  de  Beethoven.  » 

2  Le  buste  est  signé  :   T.  Gechter,  1840. 


6  MÉHUL 

peler,  il  ne  se  trouva,  à  l'inauguration  de  ce  buste,  que 
des  sociétés  musicales  de  Belgique  pour  célébrer  l'apo- 
théose du  grand  artiste,  l'immortel  auteur  de  Joseph,  Pas 
une  seule  société  française  ne  se  rendit  à  l'appel  de  la 
commission  des  fêtes.  M.  Daussoigne-Méhul,  neveu  de 
l'illustre  compositeur  et  directeur  du  Conservatoire  de 
Liège,  en  répondant  à  un  toast  qui  lui  fut  porté,  se  plaignit 
ajuste  titre  de  l'oubli  dans  lequel  l' Opéra-Comique  avait 
laissé  celui  qui  pendant  un  quart  de  siècle  avait  fait  sa 
fortune.  En  vain,  dit-il,  une  représentation  fut-elle 
demandée  à  ce  théâtre  pour  aider  à  l'érection  du  monu- 
ment :  le  silence  fut  la  seule  réponse  que  Ton  accorda  aux 
plus  pressantes  sollicitations.  Méhul  n'eut  pas  même  un 
souvenir  à  Paris.  »  Les  deux  faits  consignés  dans  ces  lignes 
sont  exacts;  mais,  en  ce  qui  concerne  le  premier,  le 
reproche  qui  l'accompagne  est  immérité,  car,  à  l'époque 
dont  il  est  question,  la  France,  singulièrement  en  retard 
sur  la  Belgique,  la  Hollande  et  l'Allemagne,  ne  possédait 
pas  encore  une  seule  société  musicale,  à  l'exception,  peut- 
être,  de  la  Société  chorale  lilloise,  devenue  si  fameuse 
depuis,  et  qui,  si  elle  existait,  était  certainement  encore 
dans  sa  période  de  formation  et  d'organisation.  On  ne 
saurait  donc  s'étonner  de  l'absence  constatée  plus  haut  *. 
En  ce  qui  concerne  le  reste,  il  n'est  que  trop  vrai  que 
l' Opéra-Comique,  théâtre  subventionné,  placé  alors,  si  je 
ne  me  trompe,  sous  la  direction  de  Crosnier,  et  qui  pen- 
dant trente  ans  avait  dû  à  Méhul  une  partie  de  sa  gloire 


*La  note  suivante  m'était  envoyée  de  Givet,  au  sujet  de  l'inauguration 
du  monument:  —  «Lorsqu'on  a  inauguré  le  buste  de  Méhul,  Givet  était 
privé  de  moyens  de  transport  facile;  il  fallait  douze  heures  pour  aller  à 
Charleville  en  diligence.  D'ailleurs,  les  communes  françaises  n'avaient  pas 
encore  de  sociétés  de  musique,  et  l'on  était  beaucoup  plus  avancé  sous  ce 
rapport  en  Belgique.  En  outre,  Givet  est  tout  entouré  de  communes 
belges  ;  ceci  explique  suffisamment  la  présence  de  sociétés  belges  et  l'ab- 
sence de  sociétés  françaises.  Il  y  avait  à  l'inauguration  deux  musiques  de 
régiments  français,  celle  de  Liège  et  quelques  sociétés  de  musique  des 
collèges  des  environs,  celle  de  Dînant  entre  autres.  Mais  le  temps  fut  si 
mauvais  que  toutes  ces  musiques  purent  à  peine  se  faire  entendre.  » 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  7 

et  de  sa  fortune,  se  conduisit  en  cette  circonstance  de  la 
façon  tout  à  la  fois  la  plus  indigne  et  la  plus  inconvenante. 
On  est  en  droit  d'espérer  que  la  municipalité  de  Grivet, 
qui  poursuit  avec  ardeur  le  projet  d'élever  à  Méhul  non 
plus  un  simple  buste,  mais  un  monument  durable  et  digne 
de  lui,  une  statue  en  bronze,  sera  cette  fois  plus  heureuse 
que  précédemment,  et  trouvera  à  Paris  l'aide  et  l'appui 
qui  lui  seront  nécessaires  pour  la  réalisation  de  ce  géné- 
reux projet.  Il  est  certain  que  si  Méhul  était  né  en  Alle- 
magne, on  n'aurait  pas  attendu  jusqu'à  ce  jour  pour  lui 
élever  une  statue.  La  France  ne  le  pourra-t-elle  point 
faire  aujourd'hui? 

J'ai  dit  dans  quel  état  de  délabrement  se  trouvait  le 
monument  actuel.  Ce  n'est  point  pourtant  que  l'aimable  et 
patriotique  petite  ville  de  Givet  ne  soit  soucieuse  de  la 
gloire  de  son  plus  illustre  enfant,  et  le  nouveau  projet 
qu'elle  a  formé  témoigne  suffisamment  de  ses  sentiments  à 
cet  égard.  Elle  se  montre,  au  contraire,  justement  orgueil- 
leuse d'avoir  donné  le  jour  à  Méhul,  et  le  souvenir  de  ce 
grand  artiste,  qui  fut  aussi  un  homme  de  cœur  et  un  homme 
de  bien,  semble  la  vivifier  et  la  grandir  à  ses  propres  yeux. 
Aussi  peut-on  dire  qu'elle  n'épargne  rien  pour  conserver 
à  ce  souvenir  toute  sa  persistance  et  sa  vivacité.  Toute 
une  série  de  faits  intéressants  suffiraient  à  donner  une 
idée  du  culte  que  les  habitants  de  Grivet  ont  voué  à  leur 
illustre  compatriote. 

Tout  d'abord,  en  1841,  la  municipalité  conçut  et  mit  à 
exécution  la  louable  pensée  de  donner  à  l'une  des  rues  de 
la  ville  le  nom  de  Méhul.  Cette  rue,  qui  d'un  côté  forme 
carrefour  avec  les  rues  d'Anjou,  des  Récollets  et  du 
Conquérant,  débouche,  à  son  autre  extrémité,  sur  les 
glacis  des  fortifications.  Elle  portait  jadis  le  nom  de  rue 
des  Religieuses,  et  c'est  sur  la  proposition  du  maire, 
approuvée  par  le  conseil  municipal,  qu'elle  échangea  ce 
nom  contre  celui  de  Méhul,  qui  y  était  né.  Voici  le  texte 
de  la  délibération  du  conseil  à  ce  sujet  : 


8  MÉHUL 

REGISTRE   DES   DÉLIBÉRATIONS   DU    CONSEIL   MUNICIPAL 

DE   LA   COMMUNE  DE  GIVET. 

Séance  ordinaire  du  11  août  1841. 

L'an  mil  huit  cent  quarante-un,  le  onze  du  mois  d'août,  à  deux 
heures  du  soir,  le  conseil  municipal  de  la  commune  de  Givet,  dûment 
convoqué  par  M.  le  maire,  s'est  assemblé  au  lieu  ordinaire  de  ses 
séances,  sous  la  présidence  de  M.  Estivant-Debraux,  pour  la  session 
ordinaire  d'août. 

Présents  :  MM.  Bidou,  Polomé,  Métra,  Debraux,  Masselin,  Vaudoit, 
Bernet,  Noël,  Robson,  Rousseau,  Briquelet,  Parent,  Davaux,  Estivant 
(Félix),  Fonder,  Schet,  formant  la  majorité  des  membres  en  exercice. 

Conformément  à  la  loi,  il  a  été  procédé  à  la  nomination  d'un  secré- 
taire pris  dans  le  sein  du  conseil;  M ,  ayant  obtenu  la  majorité 

des  suffrages,  a  été  désigné  pour  remplir  ces  fonctions,  qu'il  a  acceptées. 

M.  le  président  expose  que  notre  célèbre  concitoyen,  le  compositeur 
Méhul,  étant  né  dans  la  rue  des  Religieuses,  il  propose,  afin  de  prou- 
ver tout  le  désir  que  nous  avons  d'honorer  et  de  perpétuer  sa  mémoire, 
de  substituer  à  cette  rue  le  nom  de  Méhul  à  celui  des  Religieuses. 

Le  conseil  déclare,  par  un  vote  affirmatif  et  unanime,  partager  les 
intentions  de  M.  le  maire,  pour  qu'à  l'avenir  la  rue  en  question  porte 
le  nom  de  rue  Méhul. 

Fait  et  délibéré  en  séance,  les  jour,  mois  et  an  susdits. 

Et  ont  les  membres  présents  signé. 

(Suivent  les  signatures.) 

C'est  dans  la  maison  qui  porte  actuellement  le  n°  5  de 
cette  ancienne  rue  des  Religieuses,  aujourd'hui  rue  Méhul, 
qu'est  né  l'illustre  auteur  de  Joseph  et  à'Ariodant.  Je 
suppose,  sans  en  avoir  pu  acquérir  la  certitude,  que  c'est 
à  l'époque  où  ce  changement  de  nom  fut  opéré,  que  l'on 
plaça  sur  la  façade  de  cette  maison  la  plaque  commémo- 
rative  en  marbre  noir  sur  laquelle  on  peut  lire  cette 
inscription  (qui  aurait  besoin  d'un  nettoyage  vigoureux)  : 

E.  N. 
MÉHUL 

MEMBRE   DE   i/lNSTITUT 

EST    NÉ 

DANS    CETTE    MAISON 

LE    24    JUIN   1763 

Le    malheur  est  que    cette    inscription   est   fautive,    et 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  9 

qu'elle  donne  pour  la  naissance  du  compositeur  une  date 
inexacte,  bien  que  cette  date  ait  été  enregistrée  par  tous 
les  biographes.  Dans  le  supplément  à  la  Biographie  uni- 
verselle des  Musiciens  de  Fétis,  j'ai  moi-même  rectifié  cette 
erreur  ;  mais  il  était  bien  facile  aux  habitants  de  Grivet  de 
ne  la  point  commettre,  et  il  serait  à  désirer  qu'ils  prissent 
la  peine  de  la  corriger  sur  un  monument  dont  le  caractère 
est  en  quelque  sorte  officiel.  Méhul,  en  effet,  est  né,  non 
le  24,  mais  le  22  juin  1763,  ainsi  qu'en  témoigne  son  acte 
de  baptême,  dont  voici  le  texte,  transcrit  par  moi  d'après 
les  registres  de  la  paroisse  de  Givet-Saint-Hilaire i  : 

Etienne-Nicolas,  fils  légitime  de  Jean-François  Méhul  et  de  Cécile 
Keuly,  né  le  22  juin  4763,  a  été  baptisé  le  même  jour  par  nous,  vicaire 
de  cette  paroisse,  et  a  eu  pour  parrein  (sic)  Etienne-Nicolas  Greck  et 
pour  marreine  (sic)  Marie-Thérèse  Faigne. 

Signé  :  Jean-François  Méhul. 
E.-N.  Greck. 
Marie-Thérèse  Faigne. 
Defoin. 

Pour  en  revenir  à  la  rue  Méhul,  je  dois  constater  qu'on 
y  a  rendu,  il  y  a  peu  d'années,  un  nouvel  hommage  au 
grand  artiste  dont  elle  porte  le  nom.  Un  peu  plus  loin  que 
la  maison  où  est  né  le  maître,  et  du  côté  opposé,  on  a 
construit  un  nouveau  théâtre  destiné  à  remplacer  l'ancienne 
salle  de  spectacle,  qui  tombait  de  vétusté.  Sur  un  emprunt 
contracté  récemment,  la  ville  avait  prélevé  les  fonds 
nécessaires  à  l'édification  de  ce  théâtre,  qui  a  été  inauguré 
vers  la  fin  de  l'année  1883,  et  qui,  comme  la  rue  dans 
laquelle  il  est  situé,  porte  le  nom  du  glorieux  enfant  de 
Givet.  Par  malheur,  une  ville  de  si  peu  d'importance  ne 
peut  se  donner  le  luxe  d'une  troupe  d'opéra  *,  c'est  ce  qui 
fait  qu'on  lit  sur  la  façade  du  nouveau  monument  : 

comédie.  —  SALLE  MÉHUL.  —  drame. 

^ne  autre  erreur  s'est  constamment  produite  au  sujet  de  Méhul,  à  qui 
tous  les  biographes  ont  donné  les  prénoms  tf  Etienne-Henri,  tandis  que, 
comme  on  le  voit  ici,  ces  prénoms  étaient  Etienne- Nicolas.  Quant  à 
la  date  de  sa  naissance,  elle  a  été  inscrite  avec  exactitude  sur  son 
tombeau. 


10  MÉHUL 

Le  projet  de  la  municipalité,  en  ce  qui  concerne  la 
statue  qu'elle  a  l'espoir  d'élever  prochainement  à  Méhul, 
est  de  supprimer  les  constructions  qui  font  face  au  nouveau 
théâtre  et  de  former  là  une  place  destinée  à  recevoir 
l'image  du  maître.  Elle  ne  saurait,  en  effet,  être  mieux 
qu'en  cet  endroit. 

Tout  ceci  prouve  suffisamment  que  le'  souvenir  de  Méhul 
est  loin  de  s'éteindre  dans  le  cœur  de  ses  compatriotes. 
Très  vivace,  au  contraire,  et  toujours  ardent,  il  semble 
planer  sur  la  ville  qui  lui  a  servi  de  berceau,  et  fait  com- 
plètement oublier  celui  des  quelques  hommes  distingués 
qui  y  ont  aussi  vu  le  jour1. 


1  On  cite,  comme  étant  nés  à  Givet,  le  graveur  Longueil,  qui  se  fit  remar- 
quer au  dix-huitième  siècle,  et  trois  hommes  de  guerre:  le  baron  Gédéon 
de  Contamine,  maréchal  de  camp,  son  frère  le  vicomte  Théodore  de  Con- 
tamine, aussi  maréchal  de  camp,  et  le  lieutenant  général  comte  Léon. 
Mlle  Rolandeau,  cantatrice  et  actrice  charmante,  qui,  au  temps  de  Méhul, 
fit  partie  de  l'admirable  troupe  de  l'Opéra-Comique,  naquit  à  Char- 
lemont. 

Je  ne  veux  pas  oublier  de  dire  que  le  21  juin  1863  Givet  célébra,  à 
l'aide  d'un  grand  festival  musical  organisé  par  la  société  chorale  les  En- 
fants de  Méhul,  et  auquel  prirent  part  un  grand  nombre  de  sociétés  fran- 
çaises et  étrangères,  le  centième  anniversaire  de  la  naissance  de  Méhul.  — 
Enfin,  je  ferai  remarquer  qu'un  beau  portrait  de  Méhul,  exécuté  par 
Wiertz,  le  célèbre  peintre  belge,  d'après  l'adorable  pastel  de  Ducreux,  et 
offert  à  la  ville  par  l'auteur,  orne  la  salle  des  séances  du  Conseil  muni- 
cipal. 


CHAPITRE   IL 


Givet,  je  l'ai  dit,  est  une  petite  ville  accorte  et  aimable, 
à  l'aspect  souriant  et  gai,  malgré  sa  qualité  de  place  de 
guerre  et  le  peu  de  richesse  de  la  nature  environnante. 
Son  principal  tort  est  d'être  située  de  telle  façon  que  l'on 
n'y  passe  guère,  et  que  pour  la  connaître  il  faut  être  en 
quelque  sorte  forcé  d'y  aller.  Cela,  pourtant,  n'a  pas 
empêché  le  plus  grand  de  nos  poètes  de  la  décrire  avec 
délicatesse,  et  de  lui  adresser  les  éloges  qu'elle  mérite. 
Victor  Hugo,  dans  ses  Lettres  sur  le  Rhin,  en  a  fait  un 
croquis  charmant.  Après  un  demi-siècle,  rien,  absolument 
rien,  n'est  à  changer  à  la  description  qu'il  en  a  donnée. 
Givet  est  resté  ce  qu'il  était  alors. 

Je  dois  dire  pourtant  que  tous  les  poètes  ne  se  sont  pas 
accordés  pour  lui  décerner  ce  brevet  de  coquetterie  et  de 
bonne  grâce  qu'il  tient  de  Victor  Hugo,  et  aussi  de  Théo- 
phile Gautier.  On  en  jugera  par  ce  tableau  un  peu  farouche, 
découvert  dans  un  manuscrit  anonyme  du  dix-septième 
siècle,  et  qui  portait  ce  titre  peu  engageant  :  «  Description 
de  la  ville  de  Givet,  autrement  dit  le  séjour  de  la  misère 
et  de  ses  enfants».  Ici,  ce  n'est  pas  par  l'enthousiasme  que 
brille  l'écrivain  : 

Au  pied  de  deux  hauts  monts,  de  rochers  hérissez, 

Que  la  Nature  et  l'Art  ont  rendus  escarpez, 

Paroît  dans  le  vallon  une  petite  ville 

Qui  montre  de  ses  murs  une  plaine  stérille. 

Le  fleuve  de  la  Meuse  arrose  de  ses  eaux 

Le  rivage  fertile  en  joncs  et  en  roseaux, 

Et  semble,  par  son  cours  violent  et  rapide, 

Tâcher  de  s'éloigner  de  cette  terre  aride. 

De  rochers  et  de  monts  un  long  enchaînement 


12  MÉHUL 

De  ses  coteaux  épais  forme  tout  l'ornement, 
Et  de  quelque  côté  que  s'égare  la  veûe, 
On  ne  voit  que  rochers  se  perdre  dans  la  nuë , 
Dont  le  sommet  affreux,  toù-jours  inhabité, 
De  la  foudre  des  cieux  est  souvent  menacé. 
Les  neiges,  les  frimats,  les  vents  et  les  gelées 
Ont  un  azile  seur  dans  ces  froides  contrées. 
Là,  le  tendre  Zéphir,  chassé  par  Aquilon, 
Ne  souffle  dans  ces  lieux  en  aucune  saison. 
Le  soleil,  obscurci  de  honte  et  de  colère, 
De  ce  sombre  climat  retire  sa  lumière  ; 
De  ces  lieux  détestez  ce  bel  astre  qui  fuit, 
Y  laisse  en  les  quittant  une  éternelle  nuit. 


Il  est  à  remarquer  que  le  poète,  ici,  s'en  prenait  moins 
à  Givet  lui-même  qu'à  l'âpreté  un  peu  sauvage  du  paysage 
qui  l'entoure,  à  la  rudesse  et  à  l'aridité  de  son  sol  rebelle  2, 
au  caractère  sombre  de  son  climat.  Si,  pour  ma  part,  j'ai 
essayé,  quoique  bien  imparfaitement,  de  faire  ressortir 
l'aspect  triste  et  sévère  que  présente  toute  cette  étrange 
et  curieuse  contrée  des  Ardennes,  parfois  si  morne  et  si 
désolée,  c'est  qu'il  me  semble  que  cette  nature  inclémente, 
au  milieu  de  laquelle  il  vit  s'écouler  son  enfance  et  les 
premières  années  de  sa  jeunesse,  n'a  pas  dû  être  sans 
influence  sur  l'imagination  soucieuse  et  rêveuse  de  Méhul, 
c'est  qu'elle  a  bien  pu  exciter  davantage  encore  l'extrême 
sensibilité  dont  il  était  affecté,  c'est  qu'enfin  elle  paraît  en 
quelque  sorte  se  refléter  en  lui-même  et  caractériser  sa 
personnalité  tendre,  ombrageuse  et  mélancolique. 

Méhul  fut  le  second  enfant  issu  du  mariage  de  ses 
parents.  Il  avait  pour  aînée  une  sœur  venue  au  monde  un 
an  avant  lui.  Dans  la  notice  —  bien  peu  intéressante,  en 
vérité,  et  bien  peu  digne  de  l'admirable  artiste  auquel  elle 
était  consacrée  —  que  Quatremère  de  Quincy  a  écrite  sur 

1  Ces  vers  ont  été  publie's  pour  la  première  fois  dans  un  petit  livre 
intéressant:  Givet,  recherches  historiques,  par  J.  Lartigue  et  A.  Le  Catte. 
(Givet,  Choppin,  1868,in-12.) 

2  «  Terre  galeuse  »,  disent  volontiers  les  Ardennais  pour  indiquer  son 
peu  de  richesse  naturelle. 


SA  VIE.  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  13 


Méhul  en  sa  qualité  de  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie 
des  beaux-arts,  il  est  dit  que  «son  père  avoit  servi  dans 
le  génie,  et  mourut  inspecteur  des  fortifications  de  Charle- 
mont».  Bien  que  ce  double  renseignement  puisse  être 
exact,  ce  dont  je  n'ai  pu  m'assurer,  il  est  donné  de  façon 
à  faire  croire  que  le  père  de  Méhul  aurait  passé  sa  vie 
dans  l'état  militaire,  ce  qui  est  absolument  contraire  à  la 
vérité.  Ce  qui  est  vrai,  c'est  que,  s'il  n'était  pas  cuisinier 
de  profession,  comme  on  l'a  dit,  du  moins  il  fut  maître 
d'hôtel  du  comte  de  Montmorency  à  Givet,  et  plus  tard 
établi  marchand  de  vins,  puis  restaurateur  en  cette  ville. 
En  effet,  j'ai  trouvé  dans  les  registres  des  archives  dépar- 
tementales des  Ardennes,  à  la  date  du  4  mars  1763,  le 
texte  d'une  décision  judiciaire  dans  laquelle  il  est  dit  : 
«  ...Nous  ordonnons  que  les  meubles  et  effets  appartenant 
à  défunt  M.  le  comte  de  Montmorency,  saisis  entre  les 
mains  de  Jean-François  Méhul,  son  maître  d'hôtel,  seront 
vendus  publiquement  à  3  mois  de  crédit  à  la  requête  des 
défendeurs1  ».  Et,  d'autre  part,  j'ai  rencontré,  à  la  date  du 
20  novembre  1782,  la  mention  du  nom  de  «François  Méhul, 
marchand  de  vins,  résidant  à  Grivet-Saint-Hilaire2».  Enfin, 
il  est  de  notoriété  publique  à  Givet  que  Jean-François 
Méhul  tint  pendant  plusieurs  années,  dans  l'ancienne  rue  des 
Religieuses,  aujourd'hui  rue  Méhul,  une  pension  d'officiers3. 
Il  ne  peut  donc  exister  aucun  doute  sur  la  véritable 
profession  du  père  de  Méhul,  qui  d'ailleurs  n'était  point 
né  à  Givet,  comme  l'a  dit  un  des  biographes  de  celui-ci, 
mais  qui  vint  s'établir  assez  jeune  en  cette  ville,  et  qui  s'y 
maria  en  1761,   à  l'âge  de  trente   et  un  ans4.    Quant  au 


1B.  1030.  Registre  f°  167. 

2B.  1032.  Registre  fo  28,  verso. 

3  Sur  ses  vieux  jours,  Jean-François  Méhul  se  retira  dans  une  maison  à 
lui  appartenant,  rue  Destrée.  C'est  là  qu'il  mourut,  ainsi  que  sa  femme. 

4  Voici  le  texte  de  l'acte  de  mariage  des  père  et  mère  de  Méhul 
(extrait  des  actes  de  la  paroisse  de  Givet-Saint-Hilaire,  année  1761,  folio  5, 
recto,  déposés  au  greffe  de  la  mairie  de  Givet): 

«L'an  mil  sept  cent  soixante-un,  le  onze  août,   Jean-François  Méhul, 


14  MÉHUL 

poste  d'inspecteur  des  fortifications  de  Charlemont,  qu'il 
aurait  occupé  en  1793,  au  dire  de  plusieurs  biographes  de 
son  fils,  et  qu'il  aurait  obtenu  par  le  crédit  de  celui-ci,  il 
m'a  été  impossible  d'acquérir  aucune  certitude,  d'obtenir 
aucun  renseignement  qui  confirme  ou  infirme  l'exactitude 
de  cette  assertion.  A  une  demande  de  recherches  qui,  sur 
mon  désir  et  à  ma  sollicitation,  avait  été  adressée  à  ce  sujet 
à  l'autorité  militaire,  M.  le  commandant  du  génie  de 
Charlemont  a  bien  voulu  répondre  par  une  lettre  dont  j'ex- 
trais les  lignes  que  voici  :  — ■  «  Après  recherches  dans  les 
archives  de  la  place,  je  regrette  de  ne  pouvoir  vous  donner 
les  renseignements  que  vous  me  demandez  :  ni  dans  les 
chefs  du  génie,  ni  dans  les  directeurs  des  fortifications,  ni 
enfin  dans  les  délégués  à  la  guerre  aux  environs  de  1793, 
je  n'ai  trouvé  le  nom  de  Jean-François  Méhul.  Il  ne  fau* 
drait  cependant  pas  en  conclure  que  le  père  du  célèbre 
compositeur  n'ait  pas  réellement  inspecté  les  fortifications 
de  Charlemont,  car  sur  toutes  les  anciennes  pièces  aucun 


fils  de  défunt  Jean  Méhul  et  delà  défunte  Elisabeth  Gérard,  natif  de  Maze- 
rolles,  diocèse  de  Toul,  âgé  de  trente-un  ans,  à  présent  de  cette  paroisse, 
et  Marie-Cécile  Keuly,  âgée  de  vingt-six  ans,  fille  de  Jean-Pierre  Keuly 
et  de  la  défunte  Marie-Louise  Waultrot,  de  droit  et  de  fait  de  cette  pa- 
roisse, après  une  publication  faite  dans  cette  église  selon  la  forme  pres- 
crite, sans  aucun  empêchement  civil  ou  canonique  ni  opposition  quel- 
conque, et  la  dispense  obtenue  pour  la  deuxième  et  dernière,  et  leur 
consentement  mutuellement  donné  au  pied  des  autels,  ont  reçu  de  moi, 
vicaire  soussigné  de  cette  paroisse,  déposé  à  cet  effet,  de  M.  le  curé  *,  la 
bénédiction  nuptiale  en  présence  des  sieurs  Pierre  Keuly,  père  de  la 
mariée;  de  Henry  Colin  de  Valoreille,  bel-oncle  de  la  mariée;  d'Urbain 
Pamot,  oncle  de  la  mariée  ;  de  sieur  Baptiste  Delcoint,  bel-oncle  de  la 
mariée  ;  et  de  Charles  Payet,  tous  bourgeois,  domiciliés  dans  cette  ville, 
témoins  requis  et  appelés,  qui  ont  tous  signé  les  an,  mois  et  jour  ci- 
dessus.  »  [Suivent  les  signatures.) 

On  sait  combien  on  était  peu  soucieux,  au  xvine  siècle,  de  l'exactitude 
de  l'orthographe  en  ce  qui  concerne  les  noms  propres.  Dans  les  divers 
actes  que  j'ai  consultés  touchant  la  famille  de  Méhul,  celui  de  sa  mère 
est  écrit  tantôt  Keulli,  tantôt  Keuly,  Keiily  ou  Keuly.  Je  remarque  seu- 
lement qu'elle  signait  Keuly. 

*  C'est-à-dire,  évidemment,  ayant  le  dépôt  de  l'autorité  du  curé,  étant  préposé  pour 
le  remplacer  et  le  suppléer. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  15 

nom  ne  figure,  et  les  états  sont  souvent  mutilés...  »  De 
son  côté,  la  personne  qui  me  communiquait  cette  lettre 
m* écrivait  :  —  «  Vous  voyez  qu'il  n'y  a  pas  de  traces  au  génie 
d'un  Méhul  inspecteur  des  fortifications  ;  et  cependant, 
plusieurs  personnes  m'ont  affirmé  que  le  père  de  Méhul  a 
dû  remplir  ces  fonctions  vers  1793».  Il  est  certain  que  ce 
fait  est  de  tradition  et  de  notoriété  à  Givet;  c'est  tout  ce 
qu'on  en  peut  dire.  Au  surplus,  il  n'est  que  de  peu  d'im- 
portance. L'essentiel  est  de  savoir  quelle  était  au  juste  la 
profession  du  père  de  Méhul,  et  quelle  situation  il  occupait 
à  Givet  :  sous  ce  rapport,  nous  savons  maintenant  à  quoi 
nous  en  tenir. 

De  son  mariage  avec  Marie-Cécile  Keuly,  Jean-François 
Méhul  eut  quatre  enfants.  Du  moins  sont-ce  les  seuls  dont 
j'aie  retrouvé  la  trace  sur  les  anciens  registres  de  l'état 
civil  de  Givet,  et  dont  voici  les  noms  : 

1°  Françoise-Adélaïde  Méhul,  née  le  1er  juillet  1762; 
2°  Etienne-Nicolas  Méhul,  né  le  22  juin  1763; 
3°  Marie -Catherine  Méhul,  née  le  29  novembre  1764; 
4°  Eugénie-Claire- Josèphe-Cécile  Méhul,  née  le  14  no- 
vembre 1766. 

De  ces  enfants,  deux,  l'aînée  et  la  plus  jeune  des  filles, 
moururent  en  bas  âge.  Les  deux  survivants  furent,  avec 
l'illustre  auteur  de  Joseph,  sa  sœur  cadette,  Marie-Cathe- 
rine, qui  épousa  Jacques  Daussoigne,  boulanger  à  Givet, 
et  fut  la  mère  de  Joseph  Daussoigne,  lequel,  ajoutant  plus 
tard  le  nom  de  son  oncle  au  sien,  se  fit  appeler  Daussoigne- 
Méhul,  devint  par  la  suite  directeur  du  Conservatoire  de 
Liège,  et  mourut  en  cette  ville  en  1875  *. 

Par  quel  concours  étrange  de  circonstances  le  jeune 
Méhul,  vivant  à  l'extrémité  de  la  France,  dans  un  pays 
en  quelque  sorte  perdu  au  milieu  des  montagnes,  habitant 
une  petite  ville  sans  appétits  et  sans  ressources  artistiques, 
qui  ne  s'occupait  que  de  son  commerce  et  de  son  industrie, 

1  La  famille  Daussoigne  demeurait  rue  Destrée,  ainsi  que  Jean-Fran- 
çois Méhul  lorsqu'il  se  fut  retiré  du  commerce. 


46  MÉHUL 

par  quelles  circonstances  Méhul  en  vint-il,  dès  ses  plus 
jeunes  années,  à  témoigner  d'un  amour  passionné  pour  la 
musique,  à  trouver  les  moyens  de  s'instruire  dans  cet  art, 
enfin  à  faire  partager  aux  siens  le  violent  désir  qu'il 
éprouvait  de  suivre  une  carrière  que  ceux-ci,  placés  comme 
ils  l'étaient,  auraient  pu  croire  sans  issue  pour  lui,  et  que 
pourtant  il  devait  parcourir  d'une  façon  si  glorieuse  et  si 
brillante?  C'est  en  présence  de  tels  faits  qu'il  faut  bien 
croire  aux  vocations  et  aux  prédestinations. 

Méhul  n'eut  d'autre  maître,  pour  commencer  son  éduca- 
tion musicale,  qu'un  vieil  organiste,  pauvre  et  aveugle, 
qui  tenait  l'orgue  d'un  couvent  de  Récollets  établi  à 
Givet.  De  cet  artiste  obscur  il  n'est  resté  aucune  trace, 
et  tout,  en  ce  qui  le  concerne,  est  aujourd'hui  oublié. 
Qu'était-il  ?  d'où  venait-il?  quel  était  son  degré  d'habileté? 
Ce  sont  là  des  questions  auxquelles  il  est  impossible  de 
répondre  i.  Les  progrès  que  l'enfant  pouvait  faire  avec  un 
tel  instituteur  paraissent  néanmoins  avoir  été  très  rapides, 
s'il  est  vrai,  comme  l'ont  dit  tous  les  biographes,  que 
Méhul,  à  peine  âgé  de  dix  ans,  se  vit  (peut-être  à  la  mort 
de  celui  qui  l'avait  initié  aux  premiers  secrets  de  son  art) 
confier  l'orgue  des  Récollets. 

«  A  défaut  de  maîtres,  dit  Fétis,  Méhul  avait  son 
instinct,  qui  le  guidait  à  son  insu.  Sans  être  un  artiste  fort 
habile,  l'organiste  de  Givet  eut  du  moins  le  talent  de 
deviner  le  génie  de  son  élève,  de  lui  faire  pressentir  sa 
destinée,  et  de  le  préparer  à  de  meilleures  leçons  que 
celles  qu'il  pouvait  lui  donner.  Méhul  avait  à  peine  atteint 

1  J'avais  conçu  l'espoir  de  découvrir,  sur  les  lieux  mêmes,  le  nom  de 
ce  vieux  musicien,  qui  fut  le  premier  maître  de  Méhul.  Je  comptais  m'a- 
dresser  pour  cela  à  l'organiste  actuel  des  Récollets,  et,  en  remontant  dans 
le  passé,  en  reconstituant  la  généalogie  des  artistes  qui  s'étaient  succédé 
dans  ces  fonctions  depuis  120  ans,  retrouver  la  trace  certaine  et  le  nom 
de  celui  que  je  voulais  connaître.  Mais....  mais  le  couvent  des  Récollets, 
supprimé  à  l'époque  de  la  Révolution,  n'a  jamais  été  rétabli,  l'église  de 
ce  couvent,  depuis  longtemps  désaffectée  et  enlevée  au  service  du  culte, 
est  aujourd'hui  convertie  en  arsenal,  et  mes  recherches  sont  restées  abso- 
lument vaines. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  17 

sa  dixième  année  quand  on  lui  confia  l'orgue  de  l'église 
des  Récollets  à  Givet.  Bientôt  le  talent  du  petit  organiste 
fut  assez  remarquable  pour  attirer  la  foule  au  couvent  de 
ces  pauvres  moines,  et  faire  déserter  l'église  principale. 
Cependant,  il  était  difficile  de  prévoir  comment  il  s'élève- 
rait au-dessus  du  point  où  il  était  arrivé,  lorsqu'une  de  ces 
circonstances  qui  ne  manquent  guère  à  ceux  que  la 
nature  a  marqués  du  sceau  d'une  vocation  particulière, 
se  présenta,  et  vint  fournir  au  jeune  musicien  l'occasion 
d'acquérir  une  éducation  musicale  plus  profitable  que  celle 
qu'il  avait  reçue  jusqu'alors  ».  Cette  circonstance,  c'était 
l'arrivée  à  l'antique  abbaye  de  Laval-Dieu,  célèbre  dans 
toute  la  contrée,  d'un  organiste  allemand  fort  remarquable, 
Guillaume  Hanser,  qui  était  destiné  à  devenir  le  véritable 
maître  de  Méhul. 

C'est  tout  auprès  de  Monthermé,  de  l'autre  côté  de  la 
Meuse,  qu'était  située  l'abbaye  de  Laval-Dieu,  dont  la 
fondation,  due  à  un  comte  de  Rethel,  remontait  au 
douzième  siècle.  Monthermé  est  un  gros  et  triste  village, 
formé  d'une  seule  longue  rue  qui  borde  la  rive  gauche  du 
fleuve,  et  encaissé  entre  des  roches  abruptes  de  350  à 
400  mètres  de  hauteur,  qui  n'y  laissent  qu'à  grand'peine 
pénétrer  le  jour  et  presque  jamais  le  soleil.  C'est  un  peu 
plus  loin,  en  face,  sur  la  rive  droite,  que  s'élevait 
l'abbaye,  dans  une  situation  délicieuse  au  contraire,  et 
telle  qu'on  en  rencontre  rarement  en  ce  pays,  au  bas  d'un 
vallon  verdoyant  et  fleuri,  et  tout  juste  au  confluent  de  la 
Meuse  et  de  la  Semoy,  qui  l'une  et  l'autre  baignaient  les 
immenses  domaines  des  chanoines.  Puissamment  riche, 
l'abbaye  était  propriétaire  d'une  vaste  partie  de  la  contrée, 
jusqu'à  Rethel,  à  Mézières  et  même  à  Sedan,  et  l'on 
assure  que  c'est  elle  qui,  au  dix-septième  siècle  et  moyen- 
nant une  redevance  annuelle  de  trente  sous  d'or,  vendit  à 
Charles  de  Gonzague,  duc  de  Nevers  et  de  Mantoue,  les 
terrains  sur  lesquels  ce  prince  fit  élever  les  premières 
constructions     de     Charleville.     Son    autorité     spirituelle 

s'étendait  aussi  fort  loin,    et  elle  avait  droit  à  la  nomina- 

2 


18  MÉHUL 

tion  d'un  certain  nombre  de  cures,  celles  d'Orchimont, 
d'Heble,  de  Hargny,  des  Louettes  et  de  Villersy. 

L'abbaye  de  Laval-Dieu  était  occupée  par  des  religieux 
de  l'ordre  des  chanoines  réguliers  de  Prémontré,  au 
nombre  de  dix,  gouvernés  par  un  abbé  qu'ils  élisaient 
eux-mêmes.  Reconstruite  dans  le  courant  du  dix-septième 
siècle,  elle  était  très  vaste  et  abritait,  outre  ces  dix 
religieux,  leurs  serviteurs  et  leurs  commensaux,  formant 
un  ensemble  de  cent  cinquante  personnes  environ.  La 
Révolution  la  fit  disparaître,  ainsi  que  tous  les  couvents 
de  France,  et  c'est  depuis  lors  qu'un  centre  de  population, 
dont  l'importance  s'est  considérablement  accrue  dans  ces 
dernières  années,  s'est  formé  sur  une  partie  de  ses  dépen- 
dances. Cet  aimable  village  de  Laval-Dieu,  gentiment 
échelonné  en  espalier  sur  le  penchant  de  la  montagne, 
renfermant  des  usines,  des  forges,  des  établissements 
métallurgiques  considérables,  ne  comprend  guère  moins 
maintenant  de  3,000  habitants  et  relève  administrativement 
de  la  commune  de  Monthermé,  avec  laquelle  il  communique 
par  un  beau  pont  suspendu.  Son  église  n'est  autre  que 
l'ancienne  chapelle  des  chanoines,  qui  est  loin  d'être  sans 
intérêt,  mais  qui,  paraît-il,  devient  trop  petite  pour  le 
nombre  des  fidèles.  Elle  est  aujourd'hui  complètement 
isolée  des  constructions  environnantes ,  mais  on  peut 
remarquer,  sur  une  habitation  voisine,  des  traces  exté- 
rieures et  visibles  d'architecture  qui  démontrent,  à  n'en 
pas  douter,  que  celle-ci  n'était  qu'une  dépendance  du 
couvent,  dont  elle  faisait  partie  intégrante. 

Depuis  longtemps  déjà  l'abbaye  de  Laval-Dieu  avait 
atteint  son  plus  haut  degré  de  prospérité  lorsque,  vers  1773, 
les  religieux  reçurent  parmi  eux  l'organiste  Guillaume 
Hanser,  amené  d'Allemagne  par  leur  supérieur.  Celui-ci 
était  l'abbé  Remacle  Lissoir,  homme  instruit  et  distingué, 
qui  apportait  un  soin  tout  particulier  à  l'organisation  des 
exécutions  musicales  solennelles  de  la  chapelle  du  couvent, 
fameux  sous  ce  rapport  ;  c'est  pour  en  augmenter  l'intérêt 
qu'il  avait  été  fort  loin  chercher  cet  artiste  remarquable  et 


SA  VIE,    SON   GÉNIE,   SON   CARACTÈRE  19 

fort  remarqué  dans  sa  patrie.  «M.  Lissoir,  abbé  de  Laval- 
Dieu,  —  dit  M.  l'abbé  Boulliot  dans  sa  Biographie  arden- 
naise,  —  visitant  les  abbayes  de  son  ordre,  eut  l'occasion 
de  voir  l'abbé  de  Soreth  (ou  Scheussenried).  Il  lui  demanda 
un  organiste,  et  le  prélat  allemand  lui  envoya  Hanser,  en 
lui  mandant  qu'il  lui  envoyait  le  plus  fameux  organiste  du 
cercle  de  Souabe;  totius  nostrce  Suevice  Organedorum  facile 
princeps.  C'était  en  1773.  Hanser  resta  à  Laval-Dieu 
jusqu'à  la  fin  de  1788.  L'horizon  politique  commençant 
dès  lors  à  s'obscurcir,  il  retourna  à  Soreth,  où.  il  mourut 
vers  l'an  1792.  » 

Il  est  certain  que  Hanser  était  un  artiste  fort  distingué. 
Agé  à  cette  époque  de  35  ans  environ,  puisqu'il  était  né  à 
Unterzeil,  en  Souabe,  le  12  septembre  1738,  il  était  moine 
lui-même,  et  appartenait  depuis  longtemps  déjà  à  l'ordre 
des  Prémontrés,  dans  lequel  il  était  entré  fort  jeune, 
après  avoir  fait  son  noviciat  à  l'abbaye  de  Scheussenried, 
célèbre  par  l'habileté  et  les  aptitudes  musicales  de  ses 
religieux.  C'est  là  qu'il  développa  ses  talents  sur  l'orgue, 
qu'il  se  perfectionna  dans  la  science  du  contrepoint  et 
qu'il  apprit  à  jouer  du  violon  et  du  violoncelle.  Les  rares 
qualités  dont  il  faisait  preuve  lui  firent  confier,  à  l'âge  de 
vingt-sept  ans,  les  fonctions  importantes  d'inspecteur  du 
chœur  de  l'abbaye.  «Une  circonstance  imprévue,  dit  Fétis, 
fournit  au  P.  Hanser  l'occasion  d'étendre  sa  renommée  au 
dehors  de  l'Allemagne.  Le  P.  Lissoir,  abbé  de  Laval- 
Dieu,  reçut  du  général  des  Prémontrés  la  mission  de 
visiter  les  principales  maisons  de  son  ordre,  en  1775. 
Arrivé  à  Scheussenried,  il  fut  charmé  du  talent  de 
Hanser,  et  désira  l'emmener  à  Laval-Dieu,  ce  qui  lui  fut 
accordé1.  Obligé  d'aller  à  Paris  pour  y  rendre  compte  de 
sa  mission  à  son  supérieur,  il  se  fit  accompagner  par 
Hanser,  qui  mit  à  profit  cette  circonstance  pour  connaître 
les  musiciens  les  plus  célèbres,  tels  que  Grluck,  Piccinni 

1  On  remarquera  quelques  différences  entre  le  récit  de  Fétis  et  celui  de 
l'abbé  Boulliot,  qui,  toutefois,  se  complètent  l'un  par  l'autre. 


20  MÉHUL 

et  l'organiste  Couperin.  De  retour  à  Laval-Dieu,  il  y 
fonda  une  école  de  musique  pour  huit  élèves,  au  nombre 
desquels  était  Méhul.  Méhul  reçut  pendant  quatre  ans  des 
leçons  de  Hanser  pour  le  piano,  l'orgue  et  la  composition  : 
il  n'eut  jamais  d'autre  maître1.» 

Méhul,  en  effet,  fut  l'un  des  premiers  élèves  de  la  petite 
école  musicale  fondée  par  Hanser  à  Laval-Dieu.  On 
chercherait  en  vain  un  renseignement  de  quelque  précision 
sur  la  façon  dont  il  y  fut  admis.  Toute  cette  première 
partie  de  l'existence  de  Méhul  est  pleine  d'obscurité,  de 
trouble  et  d'inconnu,  et  qui  voudrait  gloser  à  ce  sujet  ne 
pourrait  qu'inventer  un  roman.  Il  est  à  croire  toutefois 
que  son  introduction  à  Laval-Dieu  n'eut  pas  lieu  sans 
qu'on  fût  obligé  de  surmonter  quelques  difficultés,  de 
tourner  quelques  obstacles.  Il  est  certain  que  le  père  de 
Méhul  était  sans  fortune,  et  qu'il  ne  lui  était  pas  possible 
de  payer  une  pension  pour  son  fils.  D'autre  part,  Mon- 
thermé  étant  distant  de  Givet  d'une  douzaine  de  lieues,  il 
y  avait  impossibilité  matérielle,  à  une  époque  où  les 
moyens  de  locomotion  étaient  rudimentaires,  surtout  dans 
une  contrée  si  accidentée,  à  ce  que  l'enfant  pût  faire 
périodiquement  ce  petit  voyage  d'aller  et  de  retour  pour 
prendre  ses  leçons  auprès  de  Hanser,  tout  en  continuant 
de  résider  à  Givet.  «  Ceux  qui  s'intéressaient  au  jeune 
Méhul,  dit  M.  l'abbé  Boulliot,  pensèrent  qu'il  ne  pourrait 
être  mieux  formé  que  par  cet  homme  habile.  Il  dut  à 
leurs  sollicitations  d'être  admis  à  cette  école,  en  1775. 
L'abbé  de  cette  maison  le  reçut  au  nombre  de  ses  com- 
mensaux2». Il  est  probable  en  effet  que,  Méhul  ayant 
entendu  parler  de  l'école  créée  par  Hanser,  et  ayant 
exprimé  le  désir  d'y  trouver  place,   aura  rencontré  un  ou 

1  Cette  dernière  assertion  n'est  pas  exacte,  puisque  Me'hul  avait  ébau- 
ché son  instruction  musicale  avec  l'organiste  des  Re'collets  de  Givet,  et 
qu'il  est  de  notorie'te'  (et  Fétis  lui-même  le  dit  dans  sa  notice  sur  Méhul) 
que  plus  tard,  à  Paris,  il  se  perfectionna,  sous  la  direction  d'Edelmann, 
dans  l'étude  du  piano  et  de  la  composition. 

2  Biographie  ardennaise. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  21 

plusieurs  protecteurs,  qui,  en  raison  des  succès  qu'il 
obtenait  à  l'orgue  des  Récollets,  se  seront  employés  pour 
lui  être  utiles  en  cette  circonstance.  On  l'aura  conduit  et 
présenté  à  Hanser,  celui-ci  aura  été  frappé  de  son  intelli- 
gence et  de  ses  aptitudes  précoces,  et7  grâce  aux  disposi- 
tions exceptionnelles  dont  il  faisait  preuve,  l'enfant  aura 
été  admis  à  titre  gracieux  par  les  religieux  de  l'abbaye. 
Ce  qui  est  certain,  ce  qu'une  tradition  constante  a  établi, 
ce  qui  m'a  été  dit  à  moi-même,  d'après  cette  tradition,  par 
M.  le  curé  actuel  de  Laval-Dieu,  auquel  j'ai  eu  l'honneur 
de  me  présenter  et  qui  a  bien  voulu  me  donner  quelques 
renseignements,  c'est  que  Méhul  a  été,  pendant  trois  ou 
quatre  ans,  instruit  aux  frais  de  la  communauté,  et  que 
pendant  son  séjour  il  mangeait  à  la  table  de  l'abbé  Lissoir, 
supérieur  du  couvent,  qui,  de  même  que  Hanser  lui-même, 
l'avait  pris  en  sincère  et  profonde  affection1. 

Une  fois  installé  à  Laval-Dieu,  Méhul  se  mit  à  travailler 
avec  ardeur.  «Rien,  dit  Fétis,  ne  pouvait  être  plus  favo- 
rable aux  études  du  jeune  musicien  que  la  solitude  où  il 
vivait.  Placée  entre  de  hautes  montagnes,  de  l'aspect  le 
plus  pittoresque,  éloignée  des  grandes  routes  et  privée  de 
communications  avec  le  monde,  l'abbaye  de  Laval-Dieu 
offrait  à  ses  habitants  l'asile  le  plus  sûr  contre  d'importunes 
distractions.  Un  site  délicieux,  sur  lequel  la  vue  se  repo- 
sait, y  élevait  l'âme  et  la  disposait  au  recueillement. 
Méhul,  qui  conserva  toujours  un  goût  passionné  pour  la 
culture  des  fleurs,  y  trouvait  un  délassement  de  ses  tra- 
vaux dans  la  possession  d'un  petit  jardin  qu'on  avait  aban- 
donné à  ses  soins.  D'ailleurs,    il  n'y  éprouvait  pas  la  pri- 

1 11  est  bien  certain  que  plus  tard,  après  le  9  thermidor,  Méhul  dut  se 
retrouver  en  relations,  à  Paris,  avec  l'abbé  Lissoir,  lorsque  celui-ci  eut  pris 
la  rédaction  en  chef  du  Journal  de  Paris.  Méhul,  alors,  s'était  acquis  une 
grande  renommée  par  le  coup  de  foudre  à? Euphrosine  et  Coradin,  le  Journal 
de  Paris  était  de  tous  ceux  de  la  capitale  celui  qui  s'occupait  le  plus 
activement  de  théâtres,  et  en  présence  des  succès  pleins  d'éclat  qu'obte- 
nait l'ancien  élève  de  Laval-Dieu,  l'abbé  ne  dut  pas  regretter  ce  qu'il  avait 
fait  pour  lui  vingt  ans  auparavant.  J'imagine  que  l'un  et  l'autre  durent 
être  bien  heureux  de  se  revoir. 


22  MÉHUL 

vation  de  toute  société  convenable  à  son  âge.  Hanser,  qui 
aimait  à  parler  de  Fart  qu'il  cultivait  et  enseignait  avec 
succès,  avait  rassemblé  près  de  lui  plusieurs  enfants  aux- 
quels il  donnait  des  leçons  d'orgue  et  de  composition, 
circonstance  qui  accélérait  les  progrès  du  jeune  Méhul  par 
l'émulation,  et  qui  lui  procurait  un  délassement  utile  *.  Il 
a  souvent  avoué  que  les  années  passées  dans  ce  paisible 
séjour  furent  les  plus  heureuses  années  de  sa  vie.  » 

Le  séjour  de  Laval-Dieu,  en  effet,  devait  être  enchanteur. 
Il  m'a  été  donné  de  visiter  l'admirable  parc,  aujourd'hui 
propriété  particulière,  qui  attenait  à  l'abbaye  et  qui  était 
la  promenade  favorite  des  religieux  et  de  leurs  élèves.  Ce 
parc  immense,  planté  d'arbres  deux  ou  trois  fois  séculaires  : 
chênes,  cèdres,  hêtres,  etc.,  est  bordé,  du  côté  de  la  mon- 
tagne, par  un  étang  et  un  ruisseau  d'eau  vive  qui  faisait 
tourner  un  moulin,  en  bas  par  la  Semoy,  presque  à  l'en- 
droit où  cette  jolie  rivière  mêle  ses  eaux  fraîches  et  lim- 
pides à  celles,  plus  troubles,  de  la  Meuse.  J'ai  suivi,  sur 
les  bords  de  la  Semoy,  une  allée  adorable,  ombragée  de 
la  façon  la  plus  heureuse,  que  les  pas  enfantins  de  Méhul 
ont  certainement  plus  d'une  fois  foulée,  et  d'où  l'on  jouit 
d'une  vue  merveilleuse,  avec  les  fraîches  et  brillantes 
prairies  qui  étendent  au-delà,  bien  loin  sur  l'autre  rive, 
leur  tapis  humide  et  verdoyant.  Ainsi,  au  dehors,  un  pano- 
rama plein  de  charme,  de  hautes  montagnes  fermant  l'ho- 
rizon, des  prés  tout  en  fleurs,  la  vue  de  deux  rivières 
courant  au  milieu  d'un  vallon  fertile;  dans  l'intérieur  du 
parc,  de  larges  fossés  bordés  parfois  par  quelques  haies 
vives,  des  accidents  de  terrain,  un  petit  cours  d'eau 
aujourd'hui  desséché,  une  végétation  variée,  riche,  puis- 
sante, tout  ce  qui  pouvait  enfin  soit  offrir  une  distraction 
salutaire  à  des  enfants  cherchant  à  se  reposer,  à  l'aide 
d'exercices  physiques,   de  leurs  travaux  intellectuels,  soit 


1  Après  Méhul,  ceux  qui  se  sont  distingués  sont  Frérard,  de  Bouillon, 
qui,  plus  tard,  fut  organiste  à  Calais,  et  Georges  Scheyermann,  de  Mon- 
therme',  habile  claveciniste,  qui  est  mort  à  Nantes,  au  mois  de  juin  1827. 


SA   VIE,    SON    GÉNIE,    SON   CARACTÈRE  23 

encourager  la  rêverie  et  la  contemplation  d'un  jeune 
esprit  méditatif  comme  Tétait  celui  de  Méhul*  tel  était  ce 
séjour  de  Laval-Dieu,  où,  comme  on  l'a  dit,  le  futur  grand 
homme  dut  jouir  pendant  quelques  années  d'un  bonheur 
sans  mélange. 

Il  est  dommage  qu'aucune  trace  ne  soit  restée  de  l'or- 
ganisation de  l'école  musicale  ouverte  par  les  religieux 
de  Laval-Dieu,  non  plus  que  de  la  direction  que  Hanser  y 
avait  donnée  à  son  enseignement.  Sur  ce  point  intéres- 
sant toutes  mes  recherches  sont  demeurées  infructueuses, 
et  je  suis  obligé  de  m'en  tenir,  en  ce  qui  touche  per- 
sonnellement Méhul,  aux  quelques  renseignements  donnés 
par  l'abbé  Boulliot  : — «Le  premier  soin  de  l'artiste  alle- 
mand, dit  cet  écrivain,  fut  d'essayer  les  forces  de  son 
élève.  Il  remarqua  en  lui  d'heureuses  dispositions;  mais 
il  trouva  qu'il  avait  été  mal  commencé,  et  qu'il  lui  eût 
été  peut-être  plus  avantageux  de  n'avoir  reçu  aucune 
espèce  de  leçons,  et  surtout  de  ne  s'être  point  exercé  sur 
l'orgue  des  Franciscains  de  Givet.  Sous  ce  maître  très 
versé  dans  la  science  du  contrepoint,  Méhul  récupéra  le 
temps  perdu.  Il  prit  des  leçons  d'orgue,  de  piano  et  de 
composition.  Jamais  on  n'alla  plus  vite  dans  la  carrière 
de  l'art.  Doué  d'une  grande  sagacité  d'esprit,  soutenue 
d'un  travail  suivi,  il  acquit  en  quatre  ans  des  connais- 
sances étendues  en  musique,  et  la  théorie  des  différentes 
branches  qui  la  concernent.  »  Il  est  certain  que  sous  la 
direction  de  son  nouveau  maître  les  progrès  de  Méhul 
furent  rapides,  et  qu'il  se  trouva  bientôt  en  tête  de  tous 
ses  condisciples*,  ce  qui  le  prouve,  c'est  qu'au  bout  de 
deux  ans  Hanser  le  choisit  pour  lui  servir  d'adjoint  et  le 
suppléer  à  l'orgue.  Ce  fait,  rapporté  par  tous  les  bio- 
graphes, a  été,  dans  la  chapelle  même  de  Laval-Dieu, 
devenue,  je  l'ai  dit,  l'église  du  village,  l'objet  d'une  attes- 
tation d'un  genre  particulier.  Au  côté  droit  de  l'orgue, 
qui  n'a  pas  été  changé  depuis  l'époque  où  Hanser  en  vint 
prendre    possession,   j'ai    pu    voir    un    petit    tableau     de 


24  MÉHUL 

bois  brun,  très  simple,  très  modeste,    encadrant  cette  ins- 
cription : 

Mêhul  a  touché  sur  cet  orgue 

sous  le  père  Hanser, 

moine  et  organiste  de  la  Val- Bleu. 

C'est  là,  du  reste,  à  Laval-Dieu  même,  le  seul  souvenir 
qui  reste  du  passage  et  du  séjour  de  Méhul,  aussi  bien 
que  de  son  maître  Hanser. 

On  ne  sait  rien  de  plus,  d'ailleurs,  sur  la  façon  dont  il 
quitta  l'abbaye,  que  sur  la  façon  dont  il  y  était  entré,  et 
les  renseignements  sont  loin  de  concorder  à  ce  sujet.  «  Tout 
semblait  devoir  l'y  fixer,  dit  Fétis  :  l'amitié  des  religieux, 
l'attachement  qu'il  conserva  toujours  pour  son  maître,  la 
reconnaissance,  une  perspective  assurée  dans  la  place  d'or- 
ganiste de  la  maison,  et,  de  plus,  le  désir  de  ses  parents, 
qui  bornaient  leur  ambition  à  faire  de  lui  un  moine  de 
l'abbaye  la  plus  célèbre  du  pays,  telles  étaient  les  circon- 
stances qui  se  réunissaient  pour  renfermer  dans  un  cloître 
l'exercice  de  ses  talents.  Il  n'en  fut  heureusement  pas 
ainsi.  Le  colonel  d'un  régiment,  qui  était  en  garnison  à 
Charlemont,  homme  de  goût  et  bon  musicien,  ayant  eu 
occasion  d'entendre  Méhul,  pressentit  ce  qu'il  devait  être 
un  jour,  et  se  chargea  de  le  conduire  à  Paris,  séjour  néces- 
saire à  qui  veut  parcourir  en  France  une  brillante  carrière. 
Ce  fut  en  1778  que  Méhul  quitta  sa  paisible  retraite  pour 
entrer  dans  l'existence  agitée  de  l'artiste  qui  sent  le  besoin 
de  produire  et  d'acquérir  de  la  réputation.  Il  était  alors 
dans  sa  seizième  année.  »  Les  détails  donnés  par  M.  l'abbé 
Boulliot  diffèrent  quelque  peu  de  ceux-ci  :  —  «L'union  et  le 
bon  esprit  qui  régnaient  parmi  les  chanoines  réguliers  de 
l'abbaye  de  Laval-Dieu,  dit  l'abbé,  les  études  qui  y  floris- 
saient  et  la  musique  que  l'on  y  cultivait  d'ailleurs,  lui 
inspirèrent  le  désir  d'être  admis  au  noviciat.  Il  en  fit  la 
demande,  mais  le  seul  défaut  de  latinité  mettait  obstacle  à 
son  admission;  et,  comme  ses  parents  n'avaient  ni  les  moyens 
ni  la  volonté  de   l'envoyer  dans  un  collège,  il  fut  obligé 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  25 

de  renoncer  à  son  projet1.  M.  Lissoir,  abbé  de  Laval-Dieu, 
lui  ayant  procuré  une  place  d'organiste  à  Paris,  il  s'y  rendit 
en  1779,  et  y  vécut  pendant  quelques  années  du  produit  de 
son  orgue  et  des  leçons  qu'il  donnait  à  quelques  élèves.  » 
Entre  ces  deux  versions  contradictoires,  il  est  difficile 
de  démêler  la  vérité.  Peut-être  y  a-t-il  du  vrai  dans  l'une 
et  dans  l'autre,  et  peut-être  Méhul,  emmené  à  Paris  par 
un  homme  intelligent  et  généreux  qui  lui  aurait  facilité 
les  moyens  de  s'établir  en  cette  ville,  y  apportait-il  des 
lettres  de  recommandation  de  l'abbé  Lissoir  et  de  son 
maître  Hanser  pour  quelques  artistes  fameux  qui,  de  leur 
côté,  s'employèrent  à  lui  être  utiles.  Il  est  supposable 
que,  comme  le  dit  l'abbé  Boulliot,  il  commença  d'abord 
par  donner  des  leçons  pour  assurer  son  existence;  mais  je 
dois  dire  que  je  n'ai  trouvé  nulle  part  la  trace  d'un  emploi 
d'organiste  occupé  par  Méhul.  En  tout  cas,  il  fallait  que 
l'enfant  —  c'en  était  un  encore,  puisqu'il  était  à  peine 
âgé  de  seize  ans  —  fût  déjà  doué  d'une  certaine  dose 
d'énergie,  de  courage  et  de  volonté,  pour  venir  se  jeter 
résolument,  à  cet  âge  et  dans  de  telles  conditions,  au  milieu 
de  ce  gouffre  qui  s'appelle  Paris.  Il  n'eut  pas  à  s'en 
repentir  sans  doute,  mais  il  dut  attendre  douze  ans  le 
jour  qui  vit  éclore  son  premier  succès!  Il  est  vrai  que  — 
chose  bien  rare  lorsqu'il  s'agit  de  musique  —  ce  succès  fut 
tel  qu'il  lui  donna  du  premier  coup  la  célébrité,  et  le  plaça 
aussitôt  au  rang  des  plus  grands  artistes  de  son  temps. 


1  II  n'y  a  presque  pas  à  douter  du  désir  qu'à  cette  e'poque  aurait  ex- 
primé Méhul  de  faire  son  noviciat  et  d'entrer  dans  les  ordres.  Les  histo- 
riens s'accordent  sur  ce  point,  qui  paraît  acquis.  Mais  la  raison  donnée  par 
l'abbé  Boulliot  du  refus  qui  lui  aurait  été  opposé  me  semble  peu  admis- 
sible. S'il  ne  s'était  agi  que  de  son  manque  de  connaissances  de  la  langue 
latine,  je  crois,  en  effet,  que  les  religieux  de  Laval-Dieu,  qui  l'avaient  pris 
en  si  vive  affection  et  qui  étaient  fiers  de  lui,  n'auraient  pas  hésité,  pour 
l'attacher  à  leur  ordre,  à  l'instruire  comme  il  convenait  sous  ce  rapport.  Je 
suis  bien  plus  tenté  d'adopter  la  tradition  que  m'a  rapportée  M.  le  curé  de 
Laval-Dieu,  tradition  d'après  laquelle  la  délicatesse  de  complexion  de 
Méhul  et  le  faible  état  de  sa  santé  auraient  seuls  empêché  les  religieux 
d'accéder  à  ses  désirs.  On  sait,  effectivement,  que  la  santé  de  Méhul  fut 
toujours  précaire,  qu'il  était  fréquemment  souffrant,  et  qu'il  avait  besoin 
de  beaucoup  de  soins  et  de  ménagements. 


CHAPITRE   III. 


Méhul  n'eut  pas  de  peine  à  se  convaincre  sans  doute , 
dès  son  arrivée  à  Paris,  que  l'excellent  travail  qu'il  avait 
fait  avec  le  P.  Hanser  n'avait  servi  qu'à  le  préparer  à  des 
études  plus  profondes  et  plus  complètes.  L'un  de  ses 
premiers  soins,  après  celui  d'assurer  son  existence,  dut 
être  de  se  choisir  un  maître  habile,  qui  voulût  bien  se 
charger  de  parfaire  son  instruction.  Il  eut  la  main  heureuse, 
et  sa  chance  le  servit  à  souhait  en  lui  faisant  rencontrer 
pour  cela  un  artiste  fort  distingué,  Frédéric  Edelmann, 
virtuose  et  compositeur  remarquable,  dont  la  fin  déplo- 
rable ne  doit  pas  faire  méconnaître  l'incontestable  talent. 
J'imagine  volontiers,  il  est  vrai,  que  Grluck  ne  fut  pas 
étranger  à  ce  choix  excellent,  et  je  serais  tenté  de  croire 
que  c'est  ce  grand  homme  qui  confia  le  jeune  Méhul  aux 
soins  d'Edelmann,  son  admirateur  enthousiaste  et  celui 
qui  se  faisait  le  propagateur  de  ses  chefs-d'œuvre,  en  en 
publiant  des  réductions  pour  le  clavecin. 

Méhul,  en  effet,  à  peine  débarqué,  avait  eu  le  bonheur 
de  pouvoir  nouer  des  relations  avec  l'illustre  auteur 
à'Alceste  et  d! Armide,  qui  se  préparait  à  faire  représenter 
son  dernier  opéra,  Iphigénie  en  Tauride.  Ces  relations  lui 
avaient  été  facilitées  par  une  lettre  d'introduction  qu'il 
devait,  ce  me  semble,  tenir  de  Hanser,  compatriote  de 
Grluck,  qui  avait  connu  celui-ci  lors  de  son  passage  à 
Paris,  lorsqu'il  y  était  venu  quelques  années  auparavant 
en  compagnie  de  l'abbé  Lissoir,  au  moment  d'aller 
prendre  possession  de  l'orgue  de  Laval-Dieu.  C'est  Méhul 
lui-même  qui  s'est  chargé  de  faire  le  récit  de  la  première 
visite  qu'il  rendit  à  Gluck  ;  tout  au  moins  ce  récit  lui 
est-il   attribué    par    un   de   ses    biographes,    le   librettiste 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  27 

Eugène   de   Planard,    dans    la   notice    que    celui-ci   lui   a 


consacrée 


l  . 


J'arrivai  à  Paris,  disait-il,  en  1779,  ne  possédant  rien  que  mes  seize 
ans,  ma  vielle  et  l'espérance.  J'avais  une  lettre  de  recommandation 
pour  Gluck,  c'était  mon  trésor  :  voir  Gluck,  l'entendre,  lui  parler,  tel 
était  mon  unique  désir  en  entrant  dans  la  capitale,  et  cette  idée  me 
faisait  tressaillir  de  joie. 

En  sonnant  à  sa  porte,  je  respirais  à  peine.  Sa  femme  m'ouvrit,  et 
me  dit  que  M.  Gluck  était  au  travail,  et  qu'elle  ne  pouvait  le  déranger. 
Mon  désappointement  donna  sans  doute  à  mes  traits  un  air  chagrin 
qui  toucha  la  bonne  dame  :  elle  s'informa  du  sujet  de  ma  visite.  La 
lettre  dont  j'étais  porteur  venait  d'un  ami.  Je  la  rassurai,  parlai  avec 
feu  de  mon  admiration  pour  les  ouvrages  de  son  mari,  du  bonheur  que 
j'aurais  en  apercevant  seulement  le  grand  homme,  et  madame  Gluck 
s'attendrit  tout  à  fait.  En  souriant,  elle  me  proposa  de  voir  travailler 
son  mari,  mais  sans  lui  parler,  sans  faire  aucun  bruit. 

Alors  elle  me  conduisit  à  la  porte  du  cabinet  d'où  s'échappaient  les 
sons  d'un  clavecin  sur  lequel  Gluck  tapait  de  toutes  ses  forces.  Le 
cabinet  s'ouvrit  donc  et  se  referma  sans  que  l'illustre  artiste  se  doutât 
qu'un  profane  approchait  du  sanctuaire  :  et  me  voilà  derrière  un  para- 
vent, heureusement  percé  par-ci  par-là  pour  que  mon  œil  pût  se  régaler 
du  moindre  mouvement,  de  la  plus  petite  grimace  de  mon  Orphée. 

Sa  tête  était  couverte  d'un  bonnet  de  velours  noir,  à  la  mode  alle- 
mande ;  il  était  en  pantoufles .  ses  bas  étaient  négligemment  tirés  par 
un  caleçon,  et  pour  tout  autre  vêtement  il  avait  une  sorte  de  camisole 
d'indienne  à  grands  ramages  qui  descendait  à  peine  à  la  ceinture. 

Sous  ces  accoutremens  je  le  trouvai  superbe.  Toute  la  pompe  de  la 
toilette  de  Louis  XIV  ne  m'aurait  pas  émerveillé  comme  le  négligé  de 
Gluck. 

Tout  à  coup,  je  le  vois  bondir  de  son  siège,  saisir  des  chaises,  des 
fauteuils,  les  ranger  autour  de  la  chambre  en  guise  de  coulisses,  retour- 
ner à  son  clavecin  pour  prendre  le  ton,  et  voilà  mon  homme  tenant  de 
chaque  main  un  coin  de  sa  camisole,  fredonnant  un  air  de  ballet, 
faisant  la  révérence  comme  une  jeune  danseuse,  des  glissades  autour 
de  sa  chaise,  des  tricotets  et  des  entrechats,  et  figurant  enfin  les  poses, 
les  passes  et  toutes  les  allures  mignardes  d'une  nymphe  de  l'Opéra. 

Ensuite,  il  lui  prit  sans  doute  envie  de  faire  manœuvrer  le  corps  de 
ballet,  car,  l'espace  lui  manquant,  il  voulut  agrandir  son  théâtre,  et 
à  cet  effet  il  donna  un  grand  coup  de  poing  à  la  première  feuille  du 
paravent,  qui  se  déplia  brusquement,  et  je  fus  découvert. 


1  Dans  les  Ephêmérides  universelles,  T.  X,  p.  318-320. 


28  MÉHUL 

Après  une  explication  et  d'autres  visites,  Gluck  m'honora  de  sa  pro- 
tection et  de  son  amitié. 

11  allait  faire  représenter  Iphigénie  en  Tauride,  et  il  me  fit  entrer  à 
la  dernière  répétition  générale.  Quand  elle  fut  terminée,  j'étais  dans 
l'ivresse;  mais  je  songeais  à  la  représentation  du  lendemain:  je  n'avais 
point  d'argent  à  consacrer  à  mes  plaisirs;  une  idée  folle  et  que  je  trouvai 
admirable  vint  soudain  s'emparer  de  moi;  on  éteignait  les  chandelles, 
et,  l'obscurité  me  secondant,  je  grimpai  plusieurs  banquettes  et  je  me 
nichai  dans  une  petite  loge  du  paradis  où  je  passai  la  nuit,  et  où  je 
voulais  encore  passer  la  journée  du  lendemain  pour  me  régaler  à'iphi- 
génie  sans  qu'il  m'en  coûtât  une  obole.  Je  dormis;  mais  le  froid  me. 
réveilla.  Onze  heures  du  matin  sonnèrent,  et  peu  à  peu  j'aperçus  de 
ma  cachette  quelques  fantômes  blancs  qui  glissaient  sur  le  théâtre 
comme  des  ombres  aux  Champs-Elysées  ;  mais  à  leurs  pirouettes,  je 
reconnus  des  danseuses,  qui  venaient,  dès  le  matin,  faire  des  battemens 
et  s'exercer  dans  l'art  chorégraphique.  Cependant  j'étais  glacé,  brisé, 
l'estomac  totalement  vide,  et  prêt  enfin  à  me  trouver  mal.  Je  ne  savais 
quel  parti  prendre,  quand,  le  théâtre  se  peuplant  davantage,  je  recon- 
nus Vestris,  regardant  les  pieds  des  danseuses,  et  arpentant  les  planches, 
comme  un  Soliman  les  jardins  de  son  harem.  Oh!  ma  foi,  je  n'y  tins 
plus  :  je  connaissais  Vestris,  je  l'avais  vu  chez  Gluck,  je  sortis  de  mon 
gîte,  descendis  l'escalier,  traversai  le  parterre,  me  glissai  le  long  de  la 
rampe,  et,  debout  et  tremblant  sur  le  siège  du  chef  d'orchestre,  je  tendis 
les  bras  à  Vestris  en  l'appelant  d'une  voix  lamentable.  Les  danseuses 
poussèrent  un  cri  :  mes  cheveux  frisés  et  poudrés  de  la  veille  étaient 
dans  le  plus  grand  désordre  et  avaient  chargé  de  poudre  et  de  pommade 
mon  modeste  habit  noir,  costume  alors  de  rigueur  pour  qui  n'avait  pas 
un  sou,  sans  compter  la  poussière  des  banquettes  dont  j'étais  couvert 
et  la  pâleur  de  mon  visage  ;  j'étais  enfin  plus  effrayant  qu'un  diable  du 
pays.  Cependant  je  rassemblai  un  reste  de  forces  pour  raconter  mon 
aventure  :  un  éclat  de  rire  général  succéda  au  cri  de  frayeur;  Vestris 
me  fit  porter  du  chocolat;  il  rendit  compte  à  ses  camarades  de  l'intré- 
pidité avec  laquelle  j'avais  affronté  le  froid  et  la  faim  pour  jouir  de 
leurs  talens;  on  en  fit  un  rapport  à  M.  le  premier  gentilhomme  de  la 
chambre,  et  on  jugea  que  ma  passion  pour  le  théâtre  méritait  les 
entrées  grandes  et  petites.  La  réception  de  la  lettre  qui  me  les  octroya 
a  été,  je  ".rois,  le  plus  vif  plaisir  de  ma  vie  *. 

J'ai  cru  devoir  reproduire  intégralement  ce  récit,  placé 
par    de   Planard    dans    la    bouche    de    Méhul    lui-même. 

1  C'est  là  le  fonds  sur  lequel  Adolphe  Adam  a  e'chafaude'  sa  jolie  nou- 
velle :  Gluck  et  Méhul,  dont  le  succès  fut  si  grand  et  si  mérité.  (Voy. 
Adolphe  Adam  :  Derniers  Souvenirs  oVun  musicien.) 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  29 

D'après  ce  qu'on  en  sait  d'autre  part;  toute  la  première 
partie,  relative  à  la  visite  de  Méhul  chez  Gluck,  me 
semble  conforme  à  la  vérité  ;  pour  le  reste,  et  ce  qui 
touche  la  petite  scène  à  moitié  fantastique  qui  se  serait 
passée  à  l'Opéra,  je  n'en  oserais  garantir  l'authenticité  ; 
bien  que  cette  anecdote  soit  passée  en  quelque  sorte  à 
l'état  de  légende,  elle  a  été  formellement  mise  en  doute 
par  diverses  personnes,  entre  autres  par  un  des  amis  les 
plus  intimes  de  Méhul,  Vieillard,  qui,  en  rappelant  qu'un 
fait  du  même  genre  avait  été  publié  sur  Boieldieu,  écrivait 
ceci  :  —  «J'ignore  tout  à  fait  s'il  y  a  quelque  chose  de  réel 
dans  ces  anecdotes  jumelles  ;  mais  je  sais  que  Méhul  n'a 
jamais  fait  allusion  devant  moi  à  celle  qui  le  concerne, 
quoiqu'il  revînt  volontiers  et  très  fréquemment  sur  les 
souvenirs  de  sa  première  jeunesse,  souvenirs  dans  le  récit 
desquels  il  trouvait  autant  de  plaisir  qu'il  savait  y  mettre 
de  charme  ».  En  tout  cas,  Planard  eût  été  bien  inspiré 
sans  doute  en  étayant  son  affirmation  d'une  preuve  con- 
vaincante. 

On  a  dit  que  Gluck  avait  initié  Méhul  «dans  la  partie 
philosophique  et  poétique  de  l'art  musical  ».  Fétis  a  été 
plus  loin  en  affirmant,  d'après  Choron  et  Fayolle,  que 
«sous  la  direction  du  grand  artiste  qui  l'avait  accueilli 
avec  bienveillance,  il  (Méhul)  écrivit  trois  opéras,  sans 
autre  but  que  d'acquérir  une  expérience  que  le  musicien 
ne  peut  attendre  que  de  ses  observations  sur  ses  propres 
fautes». 

En  parlant  ainsi,  Fétis  ne  se  rendait  pas  compte  des 
dates.  Gluck  ayant  quitté  Paris  et  la  France  dans  les 
premiers  jours  d'octobre  1779,  quatre  mois  et  demi  après 
la  représentation  à'IpJiigénie  en  Tauride,  et  Méhul  étant,  à 
cette  époque,  âgé  de  seize  ans  seulement,  on  se  demande 
comment  celui-ci  aurait  pu  écrire  trois  opéras  sous  sa 
direction?  La  vérité  est  sans  doute  que  Méhul  aura  non 
pas  reçu  des  leçons  directes  de  Gluck,  qui,  j'imagine, 
n'en  donnait  guère,  mais  eu  avec  lui  des  entretiens 
pendant  lesquels   le   grand    homme    lui   aura    exposé    ses 


30  •  MÉHUL 

larges  et  puissantes  idées  sur  la  poétique  du  drame 
lyrique  tel  qu'il  le  comprenait,  et  les  sentiments  qui 
l'avaient  amené  à  opérer  la  réforme  qui  a  rendu  son  nom 
immortel.  Ces  idées,  semées  sur  un  bon  terrain,  auront 
germé  par  la  suite  dans  le  cerveau  de  Méhul,  et  de  là 
vient  évidemment  que  Méhul  entreprit  victorieusement, 
dix  ans  plus  tard,  de  transporter  dans  le  domaine  de 
l'opéra-comique  les  doctrines  que  Gluck  avait  implantées 
non  sans  lutte,  mais  avec  tant  de  succès,  sur  la  scène  de 
notre  Opéra. 

Mais  j'en  reviens  à  ceci,  que  ce  doit  être  à  l'auteur 
à'Alceste  que  Méhul  dut  de  devenir  l'élève  d'Edelmann. 
Ce  dernier  était  vraiment  un  artiste  de  race,  doué  de 
facultés  peu  communes,  et  il  n'est  pas  inutile  de  le  faire 
connaître. 

«  Edelmann,  a  dit  Charles  Nodier  *,  prendroit  de  droit 
une  place  dans  les  biographies,  même  quand  la  Révolution 
auroit  oublié  de  l'inscrire  sur  ses  listes  sanglantes.  Mal 
organisé  sous  plus  d'un  rapport,  il  avoit  été  bien  organisé 
pour  les  arts.  La  génération  actuelle  a  pu  admirer  encore 
au  théâtre  sa  belle  et  pompeuse  musique  d'Ariane  dans  l'île 
de  Naxosy  et  je  l'ai  entendu  vanter  à  l'égal  de  Gossec  pour 
certains  chants  d'église.  C'étoit  un  petit  homme  d'une 
physionomie  grêle  et  triste.  Son  chapeau  rond  rabattu,  ses 
lunettes  inamovibles,  son  habit  d'une  propreté  sévère  et 
simple,  fermé  de  boutons  de  cuivre  jusqu'au  menton,  son 
langage  froidement  posé  et  flegmatiquement  sententieux, 
composoient  un  ensemble  très  médiocrement  aimable,  mais 
qui  n'avoit  rien  d'absolument  repoussant.  Uni  à  Dietrich2 
par  une  longue  intimité,  fondée  probablement  sur  leur 
commune  passion  pour  la  musique,  il  devint  un  de  ses 
premiers  et  de  ses  plus  acharnés  accusateurs.  Je  me 
souvenois    de    lui    avoir    entendu    dire,    avec    un    calme 


1  Souvenirs  et  portraits  de  la  Révolution. 

2 Le  maire  de  Strasbourg,    chez  qui  et  à  l'instigation  duquel  Rouget  de 
Lisle  improvisa  la  Marseillaise. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  31 

affreux,  dans  sa  déposition  contre  le  fameux  maire  de 
Strasbourg,  au  tribunal  criminel  de  Besançon  :  Je  te 
pleurerois  parce  que  tu  es  mon  ami,  mais  tu  dois  mourir, 
parce  que  tu  es  un  traître.  »  Je  ne  rapporte  ces  lignes  qu'à 
cause  du  portrait  qu'elles  tracent  d'Edelmann.  Quant  aux 
assertions  historiques  de  Nodier,  je  dirai  plus  loin  ce  que 
j'en  pense. 

Mais  lorsque  Méhul  arriva  à  Paris  et  devint  son  élève, 
Edelmann,  à  peine  âgé  de  trente  ans,  puisqu'il  était  né 
en  1749,  s'occupait  uniquement  de  son  art.  Claveciniste 
remarquable  et  remarqué,  professeur  recherché,  composi- 
teur à  l'imagination  fertile  et  vigoureuse,  il  n'avait  pas 
encore  abordé  la  scène,  mais  s'était  fait  connaître  par  la 
publication  de  plusieurs  recueils  de  sonates  qui  avaient 
été  fort  bien  accueillis  et  lui  avaient  fait  une  réputation. 
Il  avait  aussi  publié  une  réduction  pour  le  clavecin  de 
YOrphêe  de  Gluck,  et  une  à'Iphigénie  en  Aulide,  qu'il  avait 
fait  précéder  d'une  dédicace  «à  mademoiselle  Gluck», 
la  charmante  nièce  du  grand  homme,  celle  qu'on  appelait 
à  Paris  «  la  jeune  Muse  »  et  dont  la  mort  prématurée  fut 
pour  Gluck  une  épouvantable  douleur. 

Virtuose  habile  et  compositeur  véritablement  doué, 
Edelmann  fit  preuve,  dans  sa  courte  carrière  artistique, 
d'une  assez  rare  fécondité.  Il  publia  une  quarantaine  de 
sonates  pour  piano  seul,  ou  piano  et  violon,  ou  piano, 
violon  et  basse,  deux  ou  trois  concertos  avec  orchestre 
(dont  un  dédié  à  Mme  Saint-Huberty),  des  airs  et  diver- 
tissements. Il  visait  aussi  le  théâtre,  et,  après  avoir  fait 
exécuter  au  Concert  spirituel  un  oratorio  intitulé  Esther 
et  une  scène  lyrique  qui  avait  pour  titre  la  Bergère  des 
Alpes,  il  donna  à  l'Opéra,  en  1782,  deux  actes  détachés 
qui  furent  représentés  dans  un  spectacle  composé  de 
Fragments.  Ces  deux  actes  étaient  le  Feu,  tiré  de  l'an- 
cien opéra  les  Éléments  et  dont  il  avait  refait  la  musique 
sur  les  paroles  du  poète  Roi ,  et  Ariane  dans  Vile  de 
Naxos,  dont  Moline  lui  avait  fourni  le  livret.  Ce  dernier 
surtout,  joué  et  chanté  d'une  façon  magistrale   par  Lays 


32  MÉHUL 

et  M11ÎC  Saint-Huberty,  qui  personnifiaient  Thésée  et  Ariane, 
obtint  un  succès  éclatant  et  resta  longtemps  au  répertoire  *. 
En  1802,  le  petit  théâtre  des  Jeunes-Elèves  joua  un 
opéra-ballet  en  deux  actes,  Diane  et  V  Amour  y  qui  était 
une  œuvre  posthume  d'Edelmann.  Enfin,  Edelmann  publia 
sous  ce  titre,  les  Délices  d'Euterjoe,  un  recueil  périodique 
de  musique  dans  lequel  il  avait  pour  collaborateur  Louis 
Adam,  le  père  d'Adolphe  Adam. 

Mais  la  carrière  artistique  d'Edelmann  fut  interrompue 
par  la  Révolution,  dont  on  a  dit  qu'il  avait  adopté  avec 
fureur  les  principes  les  plus  excessifs.  Il  avait  une  sœur, 
claveciniste  comme  lui,  à  qui  l'on  doit  une  sonate  et 
quelques  compositions  insérées  en  1783  et  1784  dans  le 
Journal  de  clavecin,  et  un  frère  cadet,  Louis  Edelmann, 
de  quinze  ans  moins  âgé  que  lui,  qui  exerçait  à  Stras- 
bourg, leur  ville  natale,  la  profession  de  facteur  d'instru- 
ments de  musique.  A  l'époque  de  la  Révolution,  Edelmann 
quitta  Paris  pour  aller  rejoindre  son  frère  à  Strasbourg, 
où  tous  deux  s'occupèrent  activement  de  politique.  Fré- 
déric devint  membre  du  Directoire  du  département  du 
Bas-Rhin,  tandis  que  Louis  était  membre  de  la  munici- 
palité, tous  deux  faisaient  partie  du  club  qui  portait  le 
nom  de  Société  populaire,  et  tous  deux  furent  désignés 
(octobre  1793)  par  les  deux  représentants  Guyardin  et 
Milhaud,  envoyés  en  mission  avant  Saint-Just  et  Lebas, 
pour  être  membres  du  Comité  de  surveillance  alors  institué 
à  Strasbourg. 

On  a  dit  qu'Edelmann  s'était  signalé  à  cette  époque 
par  les  instincts  les  plus  sanguinaires,   et  qu'il  s'était  fait 

1  Pendant  la  Révolution,  Y  Ariane  d'Edelmann  fut  représentée  aussi  au 
théâtre  Montansier.  La  bibliothèque  du  Conservatoire  possède  un  exem- 
plaire de  la  partition  de  cet  ouvrage,  exposé  dans  une  de  ses  vitrines, 
avec  Vex-donô  suivant,  écrit  sur  le  verso  de  la  garde,  sans  signature  :  — 
«  Témoignage  de  reconnoissance  et  d'amitié  offert  à  M.  G-uillotin  par  l'au- 
teur ce  20  avril  1788.  »  Je  relève  ce  fait,  assez  curieux  venant  d'un  homme 
qui,  quelques  années  plus  tard,  devait  faire  lui-même  l'expérience  du 
trop  fameux  instrument  auquel  on  a  donné  à  tort  le  nom  du  docteur 
Guillotin. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  33 

en  quelque  sorte  Valter  ego  d'Euloge  Schneider,  l'infâme 
prêtre  allemand  défroqué  qui  s'était  constitué  l'accusateur 
public  du  département  et  qui,  devenu  la  terreur  du  pays, 
faisait  couler  des  flots  de  sang.  Prudhomme,  dans  son 
Histoire  des  erreurs,  des  fautes  et  des  crimes  commis  pendant  la 
Révolution,  en  fait  un  être  exécrable,  et  l'on  a  vu  ce  qu'en 
dit  Nodier.  Mais  chacun  sait  que  le  livre  de  Prudhomme 
ne  saurait  être  considéré  comme  parole  d'évangile,  et 
quant  à  Nodier,  réactionnaire  endurci,  nul  n'ignore  à 
quel  point  il  est  sujet  à  caution  et  combien  ses  assertions 
historiques  ont  reçu  de  démentis  justifiés  par  des  preuves 
éclatantes.  Pour  ma  part,  après  avoir  à  ce  sujet  recherché 
passionnément  la  vérité  au  milieu  de  documents  souvent 
contradictoires,  après  avoir  consulté  l'Histoire  parlemen- 
taire de  la  Révolution  française  de  Bûchez  et  Roux,  les 
jugements  du  tribunal  révolutionnaire,  les  journaux  de 
l'époque,  et  surtout  le  très  rare  et  très  curieux  Recueil 
de  pièces  authentiques  servant  à  V histoire  de  la  Révolution 
à  Strasbourg,  publié  en  cette  ville  à  la  suite  du  9  ther- 
midor, je  serais  tenté  de  croire  qu'Edelmann  fut  plutôt 
victime  que  bourreau,  et  rien  ne  m' étonnerait  moins 
que  d'acquérir  la  certitude  qu'il  est  resté  un  parfait  hon- 
nête homme  *. 

D'ailleurs,  ce  qui  semblerait  donner  raison  à  l'opinion 
que  j'exprime  ici,  c'est  que  lorsque  les  deux  Edelmann, 
envoyés  à  Paris,  furent  condamnés  à  mort  le  29  messidor 
an  II  (17  juillet  1794),  sur  le  réquisitoire  de  Fouquier- 
Tinville,  ils  le  furent  non  comme  révolutionnaires,  mais 
comme  contre-révolutionnaires,  comme  traîtres  à  la  patrie 


1  C'est  surtout  la  lecture  attentive  du  Recueil  de  pièces  authentiques  ser- 
vant à  Vhistoire  de  la  Révolution  a  Strasbourg,  recueil  local  et  impersonnel 
de  documents  de  toutes  sortes,  qui  me  fait  parler  ainsi.  On  n'y  trouve  le 
nom  d'Edelmann  mêlé  à  aucun  acte  public  non-seulement  blâmable,  mais 
d'une  certaine  importance,  au  bas  d'aucun  document,  d'aucune  proclama- 
tion ayant  un  caractère  cruel,  injuste  ou  révolutionnaire.  Officiellement, 
son  rôle  paraît  avoir  été  presque  absolument  nul,  car,  même  dans  les 
comptes-rendus  de  réunions,  jamais  son  nom  n'est  mis  en  avant. 

3 


34  MÉHUL 

et  comme  ayant  voulu  la  vendre  à  l'ennemi.  Or;  c'était 
là?  on  le  sait,  la  coutume  employée  envers  ceux  qui  se 
refusaient  à  aller  aussi  loin  que  les  ultra-jacobins  et  à 
verser  sans  compter  le  sang  de  leurs  concitoyens.  Je  crois 
donc  qu'Edelmann  n'a  pas  plus  été  traître  que  sangui- 
naire, et  pour  répondre  aux  accusations  d'infâme  déma- 
gogie qui  ont  été  portées  contre  lui,  il  n'y  aurait  sans 
doute  qu'à  reproduire  ce  résumé  du  jugement  qui  le 
frappa  en  même  temps  que  son  frère  et  deux  de  leurs 
compagnons  : 

Tribunal  criminel  révolutionnaire. 
Séance  du  29  Messidor. 


J.  Yung,  âgé  de  33  ans,  cordonnier  à  Strasbourg; 
P.  F.  Monnet,  âgé  de  30  ans,  né  à  Recologne,  ex-prêtre,  instituteur, 
employé  dans  les  fourrages  à  Strasbourg  ; 
F.  Edelmann,  âgé  de  45  ans,  musicien  à  Strasbourg; 
L.  Edelmann,  âgé  de  31  ans,  fabricant  d'instruments. 

Convaincus  de  s'être  déclarés  les  ennemis  du  peuple,  en  conspirant 
dans  l'intérieur  de  la  République,  en  entretenant  des  intelligences 
avec  les  ennemis  de  l'État,  en  incarcérant  arbitrairement  des  citoyens, 
en  arborant  la  cocarde  blanche,  en  formant  des  conciliabules  fana- 
tiques, en  composant  et  conservant  des  écrits  contre-révolutionnaires, 
en  portant  des  secours  aux  émigrés,  en  s'opposant  au  recrutement, 
en  participant  aux  projets  du  conspirateur  Schneider,  en  excitant  des 
alarmes,  en  portant  les  armes  contre  la  République,  etc.,  etc.,  ont  été 
condamnés  à  la  peine  de  mort  *. 

Il  me  semble  qu'après  cette  lecture  il  doit  y  avoir  au 
moins  doute  au  sujet  de  l'excessif  jacobinisme  qui  a  été 
sans  preuves  reproché  à  Edelmann.  Je  n'ai  pas  cru  inu- 
tile de  chercher  à  établir  qu'il  pouvait  être  justifiable  des 


1  Gazette  nationale  ou  le  Moniteur  universel,  quintidi  5  thermidor  Tan  II  de 
la  République  française  une  et  indivisible  (m.  23  juillet  1794,  vieux  st.).  — 
Selon  la  coutume,  Edelmann  et  ses  compagnons  furent  exécutés  le  jour 
même  de  leur  condamnation. 


SA   VIE,    SON   GÉNIE,    SON    CARACTÈRE  35 

crimes  qu'on  lui  imputait  et  dont  personne,  jusqu'ici,  n'a 
songé  à  le  défendre. 

Toutefois,  lorsque  Méhul  se  mit  sous  sa  direction,  Edel- 
mann  était  loin  de  songer  sans  doute  qu'il  serait  appelé 
à  jouer  un  rôle  politique.  Il  se  bornait  à  faire  de  bonne 
musique,  à  consolider  la  réputation  que  déjà  il  avait 
acquise,  et  à  former  de  bons  élèves.  Ce  titre  d'élève 
d'Edelmann  n'était  pas,  il  faut  le  croire,  à  dédaigner 
aux  yeux  du  public,  puisque  Méhul  s'en  para  et  le  joignit 
à  son  nom  lorsque  pour  la  première  fois  il  s'adressa  à 
ce  public.  Les  deux  premiers  morceaux  qu'il  publia  (en 
1782)  n'étaient  point  des  compositions  originales,  mais 
de  simples  arrangements  de  deux  airs  de  ballet  d'un 
opéra  de  Gossec,  Thésée,  qui  avait  paru  avec  succès  à 
l'Académie  royale  de  musique  le  1er  mars  1782;  ils  furent 
insérés  dans  les  nos  1  et  7  du  Journal  de  clavecin,  et 
annoncés  comme  étant  arrangés  «par  M.  Méhul,  élève  de 
M.  Edelmann». 

Méhul  avait  pourtant  essayé  ses  forces  d'une  façon 
plus  sérieuse,  quelques  semaines  auparavant,  en  se  pro- 
duisant au  Concert  spirituel  avec  une  œuvre  qui  n'était 
pas  sans  importance.  Dans  son  numéro  du  17  mars  1782,  le 
Journal  de  Paris  publiait  le  programme  du  concert  qui 
avait  lieu  le  soir  même  et  dans  lequel,  disait-il,  «on 
exécutera  une  ode  sacrée  de  Rousseau,  musique  de 
M.  Méhul;  Mlle  Buret  et  M.  Chéron  chanteront  les  prin- 
cipaux morceaux».  Tous  les  chroniqueurs  :  les  Mémoires 
secrets,  le  Journal  de  Paris,  Y Mmanach  musical,  constatent 
ensuite,  d'une  façon  unanime,  le  succès  qui  a  accueilli 
cette  première  œuvre  du  jeune  compositeur  :  «  On  reçut 
très  favorablement,  dit  le  Journal  de  Paris,  l'Ode  sacrée, 
de  Rousseau,  par  M.  Méhul,  et  le  Beatus  vir  de  M.  l'abbé 
le  Sueur.  M.  Méhul  n'est  âgé  que  de  dix-huit  ans,  et 
donne  déjà  de  grandes  espérances.  »  Et  Y Almanach  musical 
disait  de  son  côté  :  «L'Ode  sacrée  de  Rousseau,  sur  laquelle 
M.  Méhul  a  essayé  ses  forces,  annonce  dans  ce  compositeur 
des  dispositions  très  précoces.   On  a  été  très  étonné  qu'à 


36  MÉHUL 

dix-huit  ans  ce  compositeur  ait  déjà  un  sentiment  aussi 
réfléchi  de  son  art  » i.  Là  se  bornent  d'ailleurs  les  ren- 
seignements très  sommaires  que  nous  offrent  les  contempo- 
rains sur  ce  premier  début  de  Méhul,  début  qui,  comme 
on  a  pu  le  voir,  se  produisait  en  même  temps  que  celui  de 
Lesueur.  Le  fait  est  à  noter,  et  il  n'est  pas  sans  intérêt 
de  constater  que  le  futur  auteur  d' JEuphrosine  et  le  futur 
auteur  des  Bardes,  ces  deux  grands  artistes  qui  furent 
l'honneur  et  la  gloire  de  l'école  française,  se  virent  réunis 
par  le  hasard  pour  faire,  le  même  jour,  dans  le  même  lieu 
et  précisément  au  même  âge,  leurs  modestes  premiers  pas 
devant  ce  public  qui  devait  les  acclamer  plus  tard  et  leur 
prodiguer  ses  sympathies.  Je  serais  bien  étonné  si  l'amitié 
qui  les  unit  par  la  suite,  et  dont  j'aurai  à  donner  des 
preuves,  ne  datait  pas  justement  de  cette  soirée  heureuse 
pour  tous  deux,  et  où  certainement  ils  eurent  l'occasion  de 
se  voir,  de  se  connaître  et  de  s'apprécier  déjà2. 

L'année  suivante,  Méhul  fit  paraître,  chez  l'éditeur 
Leduc,  un  premier  livre  de  trois  sonates  pour  le  clavecin. 
Il  n'y  aurait  pas  à  s'arrêter  autrement  sur  ce  petit  recueil, 
dont  la  valeur  est  secondaire  et  qui  ne  présente  pas  une 
grande  originalité,  si  sa  lecture  ne  donnait  lieu  à  une 
remarque  intéressante.  En  effet,  en  examinant  avec  atten- 
tion l' allegro  de  la  seconde  sonate  (en  ut  mineur),  il  est 
facile  de  se  convaincre  que  ce  morceau  est  conçu,   soit  au 

*Au  sujet  de  cette  composition,  Fétis  faisait  ces  justes  réflexions:  — 
«  Méhul  préluda  à  ses  succès  par  une  ode  sacrée  de  J.-B.  Eousseau  qu'il 
mit  en  musique,  et  qu'il  fit  exécuter  au  Concert  spirituel,  en  1782.  L'en- 
treprise était  périlleuse;  car  s'il  est  utile  à  la  musique  que  la  poésie  soit 
rythmée,  il  est  désavantageux  qu'elle  soit  trop  harmonieuse  et  trop  char- 
gée d'images.  En  pareil  cas,  le  musicien,  pour  avoir  trop  à  faire,  reste 
presque  toujours  au-dessous  de  son  sujet.  Loin  de  tirer  du  secours  des 
paroles,  il  est  obligé  de  lutter  avec  elles.  Il  paraît  cependant  que  Méhul 
fut  plus  heureux  ou  mieux  inspiré  que  tous  ceux  qui,  depuis,  ont  essayé 
leurs  forces  sur  les  odes  de  Rousseau;  car  les  journaux  de  ce  temps  don- 
nèrent des  éloges  à  son  ouvrage  >\ 

2  Je  ne  sache  pas  qu'aucun  biographe  ait  jamais  eu  connaissance  de  ce 
premier  essai  de  Lesueur,  qu'on  fait  toujours  et  invariablement  débuter  en 
1783. 


SA   VIE,    SON   GÉNIE,    SON   CARACTÈRE  37 

point  de  vue  de  la  forme  et  du  sentiment  mélodiques,  soit 
même  en  ce  qui  concerne  l'harmonie,  dans  un  style  non 
seulement  dramatique,  mais  essentiellement  scénique.  Dans 
ces  rythmes  tourmentés  et  vivaces,  dans  ces  harmonies 
expressives  et  plaintives,  dans  l'allure  passionnée  du  mor- 
ceau et  dans  son  caractère  général,  on  sent  déjà  percer  ce 
sentiment  dramatique  plein  d'émotion,  d'ardeur  et  d'in- 
tensité qui  sera  l'une  des  forces  et  des  originalités  de 
Méhul,  et  qui  lui  -vaudra  par  la  suite  des  succès  si  écla- 
tants et  si  mérités. 

Au  reste,  Méhul  sentait  bien  de  quel  côté  l'entraînait 
son  génie,  et  déjà  il  songeait  au  théâtre;  car  c'est  à  cette 
époque  qu'il  écrivit  les  partitions  des  trois  opéras  qu'on  a 
déjà  vus  signalés  plus  haut,  ouvrages  qu'il  destinait  d'ail- 
leurs uniquement,  disent  tous  ses  biographes,  à  se  former 
la  main,  et  qu'il  n'était  point  dans  l'intention  de  faire 
représenter.  Ces  trois  opéras  étaient  Tsychê  (sur  un  ancien 
poème  de  l'abbé  de  Voisenon),  Anacrêon  (sur  un  ancien 
poème  de  Gentil-Bernard),  et  Lausus  et  Lydie,  sur  un  livret 
nouveau  de  Valadier.  Je  crois  volontiers,  en  effet,  que  les 
deux  premiers  de  ces  ouvrages  n'étaient  autre  chose  qu'une 
étude  intelligente  à  laquelle  s'astreignait  Méhul  pour  se 
préparer  à  des  travaux  plus  effectifs;  mais  il  me  semble 
qu'il  n'en  devait  pas  être  de  même  du  troisième,  celui-ci 
étant  composé  sur  un  poème  inédit,  poème  que  Méhul 
tenait  de  l'écrivain  qui  devait  lui  fournir  bientôt  celui  de 
Cora,  qu'il  fit  représenter  à  l'Opéra  en  1791.  Je  serais 
fort  étonné  si  Lausus  et  Lydie,  écrit  par  un  jeune  poète 
et  un  jeune  musicien,  n'avait  pas  été  conçu  expressément 
en  vue  de  la  scène,  bien  qu'il  n'y  ait  jamais  paru,  aban- 
donné sans  doute  ensuite  par  ses  auteurs  pour  des  raisons 
que  nous  ne  pouvons  connaître  aujourd'hui1. 

1  Dans  sa  biographie  de  Méhul,  Fétis,  comme  tous  les  autres  historiens, 
attribue  cette  partition  de  Lausus  et  Lydie  à  Méhul  seul.  Puis,  sans  autre 
explication,  il  raconte  ce  qui  suit  dans  la  notice  consacrée  par  lui  à  un 
musicien  resté  complètement  obscur,  Joseph  Lenoble,  artiste  qui  était  né 
à  Mannheim   d'un  père  français:  —  «En  1784,  Lenoble  se  rendit  à  Paris, 


38  MÉHUL 

Quoi  qu'il  en  soit,  et  qu'il  s'agisse  de  Lausus  et  Lydie 
ou  de  Cora  et  Alonzo,  c'est  avec  l'écrivain  dont  on  vient 
de  voir  le  nom,  Valadier  —  nom  qui  n'est  pas  depuis 
lors  sorti  de  l'obscurité  —  que  Méhul  commença  à  tra- 
vailler sérieusement  pour  le  théâtre.  Il  s'en  faut  malheu- 
reusement que  les  circonstances  l'aient  servi  au  gré  de  ses 
désirs  et  comme  il  le  méritait,  bien  qu'elles  aient  paru 
d'abord  lui  être  particulièrement  favorables,  et  plusieurs 
années  s'écoulèrent  avant  que  Méhul,  •  en  dépit  de  ses 
efforts  et  de  ses  impatiences,  pût  aborder  la  scène.  Encore, 
pour  y  parvenir,  dut-il  finir  par  prendre  une  autre  route 
que  celle  qu'il  avait  primitivement  choisie. 


et  dans  la  même  année  il  fit  exécuter  au  Concert  spirituel  son  oratorio  de 
Joad,  qui  fut  applaudi.  Ce  fut  à  cette  époque  qu'il  écrivit  la  musique  d'un 
opéra  en  trois  actes  intitulé  Lausus  et  Lydie,  en  collaboration  avec  Méhul, 
fort  jeune  alors  et  qui  ne  s'était  pas  encore  fait  connaître  par  les  premiers 
ouvrages  qui  ont  fondé  sa  réputation.  Cet  opéra  ne  fut  pas  représenté.  Il 
en  fut  de  même  de  l'opéra-ballet  V Amour  et  Psyché,  que  Lenoble  écrivit 
sur  un  poème  de  l'abbé  de  Voisenon  (on  remarquera  que  celui-ci  est  un 
de  ceux  que  Méhul  mit  aussi  en  musique).  Les  partitions  manuscrites  de 
ces  deux  opéras  sont  à  la  Bibliothèque  impériale  de  Paris.  »  Piqué  par 
cette  révélation  inattendue,  j'ai  cherché  à  la  Bibliothèque  nationale  les 
deux  manuscrits  en  question  pour  voir  la  part  qu'avait  chacun  des  deux 
collaborateurs  dans  la  partition  de  Ljausus  et  Lydie,  et  m'assurer  si  celle  de 
V Amour  et  Psyché  ne  serait  pas  parfois,  comme  celle-là,  l'œuvre  commune 
des  deux  jeunes  compositeurs.  Mais  j'ai  acquis  seulement  la  certitude  que 
le  renseignement  de  Fétis  était  inexact,  et  que  ni  l'une  ni  l'autre  partition 
ne  se  trouvait  à  la  Bibliothèque. 


CHAPITKE   IV. 


Par  un  arrêt  en  date  du  3  janvier  1784,  le  conseil 
d'Etat  décidait  l'ouverture  d'un  concours  pour  la  composi- 
tion de  poèmes  dramatiques  destinés  à  l'Académie  royale 
de  musique.  On  voit  que  de  tout  temps  cette  question  des 
livrets  d'opéras  a  été  une  grosse  question,  et  qu'elle  était 
une  sorte  de  pierre  d'achoppement  pour  la  prospérité  de 
notre  grande  scène  musicale.  Un  annaliste  faisait  ainsi 
connaître  les  conditions  de  ce  concours:  —  «Dans  la  vue 
d'encourager  les  écrivains  d'un  talent  distingué  à  se  livrer 
à  la  composition  des  poèmes  lyriques,  il  est  établi  trois 
prix  :  1°  une  médaille  de  1500  livres  pour  la  tragédie 
lyrique  qui  sera  jugée  la  meilleure  ;  2°  une  autre  de 
500  livres  pour  la  tragédie  lyrique  qui  obtiendra  le  second 
rang;  et  3°,  une  de  600  livres  pour  le  meilleur  opéra-ballet, 
pastorale,  ou  comédie  lyrique.  Les  examinateurs  nommés 
par  le  Roi  sont  MM.  Thomas,  Gaillard,  Arnaud,  Delille, 
Suard,  Chamfort  et  Lemierre,  tous  membres  de  l'Académie 
Françoise.  Les  auteurs  d'ouvrages  qui,  étant  mis  en 
musique,  devront  avoir  la  durée  ordinaire  du  spectacle,  et 
qui  se  proposeront  de  concourir,  seront  tenus  d'envoyer 
leurs  poëmes  avant  le  premier  décembre  de  chaque  année 
à  M.  Suard,  un  des  examinateurs,  chargé  de  faire  les 
fonctions  de  secrétaire  du  Comité.  Ils  se  conformeront 
pour  le  reste  aux  usages  et  conditions  des  concours  acadé- 
miques1». 

1  Les  Spectacles  de  Paris,  1785. 


40  MÉHUL 

Ce  concours,  qui  resta  ouvert  chaque  année  jusqu'à  la 
Révolution,  fit  pleuvoir,  comme  on  pense,  un  véritable 
déluge  de  poèmes  sur  la  tête  des  examinateurs.  Ceux-ci 
n'en  eurent  pas  moins  de  58  à  juger  la  première  année, 
et  voici  comme  on  faisait  connaître  le  résultat  du  travail 
auquel  ils  se  livrèrent  :  —  «  MM.  les  gens  de  lettres 
invités  au  nom  du  Roi  à  faire  l'examen  des  ouvrages 
envoyés  au  concours,  ont  jugé  que  de  58  poëmes,  trois 
paroissoient  mériter  un  prix,  chacun  ayant  également  le 
mérite  propre  au  genre  choisi  par  l'auteur.  Ils  ont  prié  le 
ministre  de  partager  la  somme  totale  destinée  aux  trois 
prix  en  trois  médailles  d'égale  valeur,  et  avec  l'agrément 
du  ministre,  ces  médailles  ont  été  adjugées  sans  distinction 
aux  poëmes  suivans  :  la  Toison  d'or,  par  M.  Chabanon  ; 
Œdipe  à  Colone,  par  M.  Guillard  ;  et  Cor  a,  par  M.  Vala- 
dier  1  » . 

Des  trois  poèmes  qui  sortaient  victorieux  de  ce  premier 
combat,  l'un,  Œdipe  à  Colone,  qui  inspira  à  Sacchini  un 
incomparable  chef-d'œuvre,  parut  à  l'Opéra  le  1er  février 
1787  ;  un  autre,  la  Toison  d'or,  ne  vit  jamais  le  jour2  ; 
enfin,  le  troisième,  Cora,  dut  attendre  six  ans  son  tour  de 
représentation,  qui  ne  vint  que  le  15  février  1791. 

Pourtant,  Valadier  semble  avoir  confié  sans  tarder  son 
poème  à  Méhul,  et  l'on  peut  supposer  que  celui-ci  ne  se  fit 
pas  prier  pour  le  mettre  en  musique.  Mais  on  sait  quelles 
difficultés  ont  toujours  entouré  de  tout  temps,  à  l'Opéra, 
l'apparition  d'un  ouvrage  nouveau.  Quatre  ans  après  la 
décision  des  examinateurs  relative  à  Coray  et  alors  que  cet 
ouvrage  aurait  dû  déjà  être  représenté,  son  avenir  même 
était  remis  en  question  dans  un  document  officiel,  publié 
par  l'administration  de  notre  grande  scène  lyrique  et 
intitulé  Précis  sur  VOpéra  et  son  administration ,  et  réponse  à 


1  Spectacles  de  Paris,  1786. 

2  II  y  eut  bien  une  Toison  oVor  représentée  à  l'Ope'ra,  le  5  septembre 
1786,  avec  musique  de  Vogel,  mais  ce  n'était  point  celle  de  Chabanon. 
Vogel  avait  écrit  sa  partition  sur  un  poème  de  Deriaux. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  41 

différentes  objections1.  Dans  cette  publication,  où  la  situa- 
tion de  l'Opéra  était  envisagée  sous  ses  divers  aspects, 
on  se  préoccupait  de  la  difficulté  du  renouvellement  du 
répertoire,  et  le  rédacteur  s'exprimait  ainsi  à  ce  sujet,  en 
un  style  peut-être  un  peu  trop  négligé  :  —  «  Il  y  a  quantité 
de  mauvais  poëmes  que  l'on  présente,  et  qui,  suivant  le 
règlement,  ne  sont  qu'enregistrés,  mais  non  reçus.  On  a 
même  le  soin  d'en  prévenir  MM.  les  auteurs,  parce  que 
(leur  dit-on)  il  faut  le  concours  de  deux  talens  pour  faire 
un  bon  opéra  ;  malgré  cet  avertissement,  plusieurs  mauvais 
poëtes  ont  engagé  plusieurs  jeunes  musiciens  à  travailler 
sur  leurs  poëmes,  en  leur  affirmant  que  leurs  ouvrages 
avoient  été  reçus  et  applaudis  par  le  Comité  ;  ce  qui  a 
produit  une  quantité  d'opéras  considérable,  faits  par  des 
jeunes  gens  qui,  sollicités  par  ces  poëtes,  ont  commencé 
leur  carrière  par  où  ils  auroient  dû  la  terminer  ;  car  les 
plus  habiles  musiciens  ont  fait  de  petits  ouvrages  avant 
que  d'entreprendre  de  faire  un  opéra,  qui  est  le  plus  grand 
ouvrage  en  musique.  Ces  jeunes  gens  ignoroient  qu'avant 
d'entreprendre  un  ouvrage  aussi  considérable,  il  faut  avoir 
fréquenté  ce  spectacle  et  en  avoir  étudié  suffisamment  les 
effets,  ce  qui  ne  s'acquiert  que  par  une  fréquentation 
suivie.  »  Après  avoir  fait  entendre  ces  doléances,  l'auteur 
anonyme  ajoute  que  le  résultat  de  ses  observations  «  est 
que  l'on  choisira,  dans  les  24  ou  25  opéras  faits,  ceux  des 
poëtes  et  des  musiciens  avoués  du  public,  pour  être  entendus 
en  répétitions  d'essais,  et  pour  en  former  un  nouveau 
répertoire».  Et  il  cite,  parmi  ceux  qui  pourront  être  ainsi 
entendus,  Nephté,  d'Hoffman  et  Lemoyne,  Clytemnestre , 
de  Pitra  et  Piccinni,  quelques  autres  encore,  et  enfin 
«  Cora  et  Alonso,  poëme  de  M.  Valadier,  qui  a  remporté  un 
prix  au  concours  de  l'Académie,  musique  de  M.  Méhu  (sic)  ». 
Ainsi,  après  quatre  ans  d'attente,  après  avoir  été  reçu  à 
la  suite  d'un  concours,  au  moins   en  ce  qui  concernait  le 


1  Brochure  in-4°  de  92  pp.,  sans  lieu  ni  date,  ni  nom    d'imprimeur  ou 
d'e'diteur,  mais  publie'e  en  1789. 


42  MÉHUL 

poème,  ce  malheureux  opéra  de  Cor  a  se  voyait  condamné 
à  subir  une  nouvelle  épreuve,  et  sans  que  rien  même 
indiquât  l'époque  où  l'essai  vaguement  projeté  pourrait 
avoir  lieu,  encore  moins,  par  conséquent,  celle  de  sa  mise 
à  la  scène  au  cas  où  il  triompherait  de  tous  les  obstacles. 
Il  y  avait  de  quoi  décourager  un  jeune  artiste,  impatient 
d'entrer  dans  la  carrière,  et  d'autant  plus  pressé  de  se 
produire  qu'il  avait  cru  toucher  le  but  où  tendaient  ses 
désirs  *. 

De  1782,  époque  où  il  publiait  ses  premières  sonates  et 
faisait  entendre  sa  première  composition  vocale  au  Concert 
spirituel,  jusqu'en  1788,  Méhul  garda  vis-à-vis  du  public 
un  silence  absolu.  Cette  période  d'inaction  apparente  dut 
pourtant,  à  coup  sûr,  être  bien  employée  par  lui.  Il  se 
préparait  aux  luttes  à  venir,  méditait  sur  son  art,  et 
emplissait  ses  cartons  d'œuvres  qu'il  ne  jugeait  pas  dignes 
de  la  publicité  et  qu'il  n'écrivait  que  dans  le  but  de 
s'aguerrir,  d'assouplir  sa  main  et  son  imagination.  Il  faut 
en  excepter  Cora,  dont  malheureusement  il  ne  tirait  ni  le 
profit  ni  l'honneur  qu'il  en  avait  pu  espérer.  Mais,  à  partir 
de  1788,  il  semble  se  décider  à  rompre  ce  silence,  qui 
devait  lui  être  pénible,  et  à  se  produire  de  façon  ou 
d'autre  en  attendant  qu'il  puisse  enfin  aborder  le  théâtre. 
Il  publie  d'abord  un  nouveau  recueil  de  trois  sonates  pour 
le  clavecin,  avec  accompagnement  de  violon  ad  libitum, 
qu'il  dédie  à  Mme  des  Entelles2  ;  puis  il  fait  entendre, 
le  12  juin,  à  la  société  des  Enfants  d'Apollon,  une  scène 
lyrique  intitulée  Philoctète  à  Lemnos,  qui  était  chantée  par 
(luichard,  Chenard  et  Lebrun3  ;  enfin,  le  1er  novembre 
1789,   nous  le  trouvons  de  nouveau  au  Concert  spirituel, 


1  En  ce  qui  concerne  Nephté,  de  Lemoyne,  les  choses  marchèrent  rapi- 
dement, car  cet  ouvrage  était  représenté,  d'ailleurs  avec  succès,  le  15  dé- 
cembre 1789. 

2  Je  place  la  publication  de  ce  livre  de  sonates  en  1788  parce  qu'elle  est 
annoncée  dans  le  Calendrier  musical  de  1789. 

3  Voy.  la  Société  académique  des  Enfants  d'Apollon,  par  Maurice  Decour- 
celle,  p.  36. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE  3    SON  CARACTÈRE  43 

où  Mlle  Rousselois  chante  une  «  scène  française  »  de  sa 
composition1. 

Mais  tout  cela  ne  pouvait  le  satisfaire,  et  il  était  évident 
que  Méhul  n'aurait  de  repos  que  lorsque  enfin  son  génie 
pourrait  se  déployer  sur  les  planches  d'un  théâtre.  Ne 
pouvant  parvenir  à  forcer  les  portes  de  l'Opéra,  il  tourna 
ses  vues  du  côté  de  la  Comédie-Italienne,  et  là,  fort 
heureusement,  il  rencontra  moins  d'obstacles  à  ses  projets. 

A  ce  moment  un  écrivain  jeune,  ardent,  étonnamment 
instruit,  plein  d'indépendance  et  de  fierté,  qui  allait 
devenir  bientôt  l'un  des  soutiens  les  plus  honorables  et  les 
plus  fermes  de  la  critique  française,  songeait,  de  son  côté, 
à  faire  brèche  au  théâtre,  et  particulièrement  à  la  scène 
lyrique,  vers  laquelle  le  portaient  ses  appétits  et  ses  goûts. 
Déjà  celui-là  s'était  présenté  par  deux  fois  au  public  de 
l'Opéra,  où,  en  compagnie  d'un  musicien  distingué,  quoique 
oublié  aujourd'hui,  Lemoyne,  il  avait  remporté  deux 
victoires  avec  deux  ouvrages  importants  :  Phèdre  et  Nephtê. 
Homme  de  cœur  et  galant  homme,  esprit  à  la  fois  net, 
aventureux  et  hardi,  cet  écrivain  se  trouva  un  jour  en 
présence  de  Méhul,  à  peine  plus  jeune  que  lui  de  deux  ou 
trois  ans  •  il  fut  séduit  par  sa  bonne  grâce,  par  ses  qualités 
morales,  qu'il  pouvait  apprécier  plus  que  tout  autre,  en 
même  temps  que  par  son  intelligence  et  ses  hautes  facultés 
artistiques,  et  il  s'attacha  à  lui  en  raison  des  affinités  qui 
semblaient  devoir  fatalement  les  réunir.  «L'union  d'Hoff- 
man  et  de  Lemoyne,  a  dit  à  ce  sujet  un  écrivain2,  n'était 


1  Voy.  le  programme  des  spectacles  du  Journal  de  Pans,  qui  malheureuse- 
ment ne  rend  pas  compte  de  la  séance.  Le  Mercure,  dans  son  article  sur 
ce  concert,  n'a  qu'un  mot  au  sujet  de  la  composition  de  Méhul,  mais  ce 
mot  est  bien  flatteur;  parlant  des  chanteurs  qui  ont  pris  part  à  l'exécu- 
tion de  la  Passion,  oratorio  de  Paisiello,  il  dit:  —  «On  connoît  depuis  long- 
temps les  talens  de  M.  Chardini,  de  M.  Lays,  de  Mlle  Rousselois.  Ces  deux 
derniers  venoient  d'être  extrêmement  et  très  justement  applaudis  à  ce 
même  concert,  l'un  dans  un  charmant  morceau  de  M.  Berton,  l'autre  dans 
une  très  belle  scène  de  M.  Méhul». 

2  Arnault  :  Souvenirs  d'un  sexagénaire. 


44  MÉHUL 

pas  indissoluble.   Le  divorce  eut   lieu  dès  qu'Hoffman  eut 
rencontré  Méhul.  Il  quitta  le  talent  pour  le  génie.  » 

C'est  d'Hoffman  en  effet  qu'il  s'agit,  d'Hoffman,  qui 
n'avait  pas  encore  écrit  cette  comédie  ingénieuse,  le 
Roman  d'une  heure,  ni  cette  bouffonnerie  épique,  les  Rendez- 
vous  bourgeois,  mais  qui  songeait  à  se  faire  un  nom  au 
théâtre;  d'Hoffman,  qui  ne  s'était  pas  essayé  encore  dans 
le  genre  de  l'opéra-comique,  mais  qui  devait  être  bientôt 
le  collaborateur  de  Grétry,  de  Dalayrac,  de  Cherubini,  de 
Kreutzer,  de  Solié,  de  Nicolo  ;  d'Hoffman  enfin,  qui  dut 
en  ce  genre  ses  plus  grands  succès  à  Méhul,  et  avec  lequel 
celui-ci  écrivit  quelques-uns  de  ses  meilleurs  ouvrages  : 
Euphrosine,  Stratonice,  Adrien,  Ariodant,  etc.  Au  point  de 
vue  social,  Hoffman  était  un  type  ;  au  point  de  vue  moral, 
c'était  un  caractère.  Arnault,  qui  fut  aussi,  un  peu  plus 
tard,  l'un  des  collaborateurs  de  Méhul,  et  qui  l'avait  bien 
connu,  nous  a  laissé  de  lui  ce  portrait  : 

J'ai  connu  peu  d'hommes  aussi  spirituels;  plus  spirituels,  aucun. 
Egalement  remarquable  par  l'originalité  de  ses  idées  et  par  l'originalité 
de  l'expression  dont  il  revêtait  les  idées  d'autrui,  en  disant  même  ce 
qu'il  empruntait  il  ne  disait  rien  que  de  neuf.  Rien  d'aussi  piquant  que 
sa  conversation,  si  ce  n'est  les  articles  qu'il  dispersa  longtemps  dans 
différents  journaux,  et  que,  dans  les  dernières  années  de  sa  vie,  il  ne 
plaça  plus  que  dans  le  Journal  des  Débats.  Je  ne  crois  pas  que,  depuis 
Voltaire,  on  ait  écrit  rien  de  supérieur  en  critique  ou  en  satire  ;  car  ses 
articles  sur  la  littérature  et  sur  la  philosophie  participent  de  ces  deux 
caractères.  Il  unissait  à  l'esprit  le  plus  délié  la  raison  la  plus  solide,  et 
à  tout  cela  l'instruction  la  plus  étendue.  Personne  n'apportait  dans  la 
discussion  une  dialectique  plus  subtile  et  plus  serrée;  personne  non 
plus  ne  prêtait  à  des  arguments  plus  puissants  des  formes  plus  mor- 
dantes, plus  incisives.  L'ironie  était  son  arme  familière.  Les  gens  qu'il 
en  a  frappés,  si  invulnérables  qu'ils  se  croient,  en  gardent  tous  des 
cicatrices  plus  ou  moins  profondes. 

Je  n'ai  pas  connu  de  caractère  plus  indépendant.  Toute  tyrannie  lui 
était  insupportable,  toute  sujétion  même.  C'est  pour  cela  que,  sous 
tous  les  régimes,  il  fut  de  l'opposition,  passant  pour  royaliste  sous  la 
république,  et  pour  républicain  sous  la  monarchie,  parce  qu'il  était 
ennemi  de  tous  les  excès.  Il  admira  longtemps  Napoléon  sans  l'aimer, 
et  quelque  temps  il  aima  Louis  XVIII  sans  l'admirer,  mais  prêt  à  le 
faire  si  ce  prince  justifiait  les  espérances  qu'il  avait  fondées  sur  lui. 


SA  VIE,    SON   GÉNIE,    SON   CARACTÈRE  45 


Désabusé  dès  la  première  restauration,  avant  la  seconde  il  était  dans 
l'opposition.  «Avant  de  régner,  me  disait-il,  Louis  XVIII  était  sage  et 
Napoléon  aussi;  dès  qu'ils  ont  porté  la  couronne,  tout  a  changé.  Il 
semblerait  qu'il  suffise  qu'elle  touche  une  tête  pour  qu'elle  soit  frappée 
de  démence.  » 

La  franchise  était  une  de  ses  qualités  dominantes ,  comme  on  peut 
en  juger  par  ce  propos.  En  aucun  temps,  aucune  considération  n'a  pu 
l'astreindre  à  dissimuler  ou  à  déguiser  ses  opinions;  aucune,  pas  même 
la  crainte  de  la  mort.  En  1793,  pendant  que  la  terreur  enchaînait  toutes 
les  langues,  la  sienne,  se  donnant  plus  de  liberté  que  jamais,  criblait 
sans  relâche  de  sarcasmes  les  puissants  du  jour  ;  et  ce  n'était  pas  dans 
une  société  intime  et  sous  la  protection  de  portes  bien  fermées,  mais 
au  foyer  de  la  Comédie,  mais  devant  l'auditoire  que  lui  donnait  le 
hasard,  qu'il  leur  livrait  cette  guerre  qui  faisait  trembler  pour  lui  tout 
le  monde,  excepté  lui.  Son  imprudence  le  sauva.  «  Tu  n'es  pas  un 
conspirateur,  toi,  lui  disait  un  jour  je  ne  sais  quel  jacobin  qu'il  persi- 
flait ;  les  gens  qui  se  cachent  sont  les  seuls  que  nous  redoutions,  c'est 
eux  que  nous  cherchons.  Quant  à  toi,  nous  sommes  sûrs  de  te  trouver 
quand  nous  voudrons  te  prendre,  et  de  te  trouver  déclamant  contre 
nous  à  la  Comédie.  »  Ils  songeaient  à  le  vouloir,  et  Hoffman,  qui  en 
avait  été  averti ,  ne  venait  plus  depuis  quelques  jours  à  la  Comédie 
quand  leur  mort  prévint  la  sienne  1. 

Hoffman  avait  quelque  difficulté  à  s'énoncer,  il  bégayait.  Cela  tenait, 
je  crois,  à  ce  que  l'activité  de  sa  langue  ne  répondait  pas  à  la  rapidité 
avec  laquelle  se  succédaient  ses  pensées.  Il  s'ensuivait  que,  dans  cet 
encombrement  d'idées,  les  mots  se  heurtaient  et  se  gênaient  entre  eux 
à  leur  sortie  :  de  là  une  impatience  qui  lui  faisait  souvent  terminer  en 
épigramme  la  phrase  qu'il  avait  commencée  dans  l'intention  la  plus 
innocente. 

Il  allait  peu  dans  le  monde,  où  pourtant  on  ne  fut  jamais  plus  aimable 
que  lui.  A  l'heure  du  spectacle,  on  le  trouvait  ordinairement  au  foyer 
de  l'Opéra-Comique,  amassant  autour  de  lui,  sans  trop  y  songer,  un 
cercle  d'auditeurs  qu'il  captivait  par  une  conversation  pleine  de  lumières 
et  de  saillies,  et  d'où  il  ne  sortait  guère  que  pour  aller  retrouver  ses 
livres,  sa  bonne  et  son  chat,  entre  lesquels  il  passait  la  plus  grande 
partie  de  sa  journée2. 


1  «  La  Comédie»,  c'est-à-dire  le  théâtre  de  la  Comédie-Italienne,  qu'on 
appelait  ainsi  par  abréviation  et  par  habitude,  bien  qu'il  eût  déjà  pris  le 
nom   d'Opéra-Comique. 

2Arnault:  Souvenirs  oVun  sexagénaire. 

Hoffman  épousa  plus  tard  la  fille  de  Boullet,  machiniste  en  chef  de 
l'Opéra-Comique,  puis  de  l'Opéra,  homme  distingué  en  son  genre  à  qui 
l'on  doit  un  intéressant  Essai  sur  la  construction  des  théâtres,  et  qui  mourut 


46  MÉHUL 

Tel  est  l'homme  avec  lequel  Méhul  fit  ses  débuts  de 
compositeur  dramatique  et  qui  lui  fournit  son  premier 
livret  d'opéra-comique,  Euphrosine,  livret  d'une  teinte 
sombre  et  presque  tragique.  On  peut  supposer,  avec  quel- 
que apparence  de  raison,  que  le  tempérament  du  musicien, 
que  les  idées,  les  impressions  échangées  entre  lui  et  son 
collaborateur  ne  furent  pas  sans  influence  sur  le  travail  de 
celui-ci,  sur  la  nature  du  sujet  traité  par  lui  et  sur  la  cou- 
leur donnée  à  ce  sujet.  Fortement  pénétré  des  doctrines  de 
Gluck,  peut-être  aussi  subissant  la  pression  des  événements 
si  dramatiques  qui  se  déroulaient  chaque  jour  sous  ses 
yeux,  à  cette  époque  si  tourmentée  de  notre  histoire,  et 
qui  exerçaient  leur  action  sur  son  imagination  mobile  et 
puissante,  Méhul  entrevoyait  comme  une  sorte  de  trans- 
formation, d'amplification  du  genre  de  l'opéra-comique  tel 
que  ses  devanciers  l'avaient  conçu  et  qu'on  le  connaissait 
jusqu'alors.  Il  songeait  à  introduire  et  à  naturaliser  sur 
notre  seconde  scène  lyrique  quelques-uns  des  éléments  de 
puissance  et  d'action  que  l'auteur  à'Alceste  avait  si  glo- 
rieusement mis  en  œuvre  à  l'Opéra,  et  il  voulait,  en 
s 'attachant  à  la  peinture  musicale  des  grandes  passions 
humaines,  des  plus  violents  mouvements  de  l'âme  et  des 
sens,  trouver  la  possibilité  d'exciter  chez  le  spectateur 
cette  émotion  vigoureuse  qui  en  est  la  conséquence  natu- 
relle et  qui  le  frappe  de  terreur  lorsqu'elle  ne  lui  arrache 
pas  des  larmes. 

Ce  n'est  pas  que  l'élément  pathétique  fût  inconnu  jus- 
que-là de  nos  compositeurs,  même  dans  le  domaine  un 
peu  restreint  de  la  comédie  musicale  :  Grrétry  dans  Richard, 
Philidor  dans  Tom  Jones,  Monsigny  dans  le  Déserteur, 
avaient  donné  la  preuve  du  contraire,  aidés  qu'ils  étaient 
par  leurs  collaborateurs,  particulièrement  Sedaine,  véri- 
table homme  de  génie  en  son  genre.  Mais  ce  n'était  là,  si 


d'une  façon  dramatique,  en  tombant  du  cintre,  où  il  s'occupait  de  l'équipe 
d'un  décor  destiné  à  un  ouvrage  en  répétitions,  sur  la  scène  de  l'Opéra, 
où  il  se  brisa  les  membres. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  47 

l'on  peut  dire,  que  des  faits  accidentels,  presque  fortuits. 
Chez  Méhul,  au  contraire,  il  s'agissait  d'un  sentiment  rai- 
sonné, d'une  sorte  de  théorie  mûrement  réfléchie,  d'une  con- 
ception véritablement  nouvelle  chez  nous  au  point  de  vue 
de  l'application  de  la  musique  à  la  scène  et  qui  pouvait  se 
définir  ainsi  :  la  peinture  de  la  passion  dans  le  drame 
humain,  en  l'opposant  à  ce  que  l'on  voyait  sur  la  scène 
grandiose  de  l'Opéra  :  la  peinture  de  la  passion  dans  le 
drame  héroïque  ou  fabuleux.  Euphrosine,  Stratonice,  Ario- 
dant,  la  Caverne,  Mélidore  et  Phrosine,  Joseph,  devaient 
être  les  fruits  de  cette  poétique  nouvelle,  qui  certainement 
fut  pour  le  public  une  source  de  jouissances  encore  incon- 
nues et  d'émotions  sans  cesse  renouvelées.  Dans  cette 
voie  généreuse  et  féconde,  largement  ouverte  par  lui, 
Méhul  trouva  bientôt  de  puissants  auxiliaires,  qui  se  ral- 
lièrent au  drapeau  qu'il  déployait  avec  tant  d'audace. 
Cherubini  d'abord,  puis  Berton,  Lesueur,  Boieldieu  même, 
s'élancèrent  promptement  à  sa  suite.  Je  ne  parle  pas  de 
Grétry  et  de  Dalayrac,  qui,  entraînés  par  l'exemple  et 
voyant  avec  quelle  faveur  la  foule  accueillait  les  œuvres 
puissantes  et  mâles  qui  lui  étaient  offertes  par  tous  ces 
jeunes  artistes,  derniers  venus  dans  la  carrière,  voulurent 
à  leur  tour  emboîter  le  pas  derrière  eux;  leur  génie  ne 
les  portait  pas  de  ce  côté,  et  l'on  peut  dire  aussi  que  leur 
instruction  était  trop  insuffisante  pour  leur  permettre  une 
telle  évolution.  Mais  en  présence  de  la  réforme  provoquée 
il  y  a  tantôt  un  siècle  par  Méhul  et  menée  à  bien  par  lui 
et  ses  compagnons,  on  peut  s'étonner  du  dédain  que  cer- 
tains musiciens  d'aujourd'hui  font  métier  de  professer 
pour  cette  forme  si  étonnamment  souple  et  si  merveil- 
leusement élastique  de  l'opéra-comique,  qui  permettait  à 
tous  les  genres  de  se  produire  tour  à  tour  sur  la  même 
scène.  Il  est  vrai  qu'à  cette  époque,  à  cette  époque  qu'on 
pourrait  appeler  l'âge  héroïque  de  notre  musique  drama- 
tique, les  grands  hommes  qui  illustraient  l'art  français  ne 
se  croyaient  pas  tenus  d'enfermer  maladroitement  et  sys- 
tématiquement leur  génie  dans  une  seule  formule,  dans  un 


48  MÉHUL 

moule  unique,  et  qu'ils  le  pliaient  volontairement  et  suc- 
cessivement à  tous  les  genres,  ce  qui  donne  la  preuve  de 
leur  immense  supériorité.  C'est  ainsi  que  Méhul,  après 
avoir  écrit  Euphrosine,  Stratonice,  Joseph,  ne  croyait  pas  se 
déshonorer  en  donnant  le  Trésor  supposé,  une  Folie  et 
Vlrato\  que  Cherubini  se  délassait  de  LodoïsJca  et  des 
Deux  Journées  en  composant  le  Crescendo,  que  Berton, 
après  avoir  offert  au  public  Montano  et  Stéphanie,  le  Délire, 
les  Rigueurs  du  cloître,  faisait  applaudir  Aline,  reine  de 
Golconde  et  Ninon  chez  Mme  de  Sévigné...  Ceux-là  étaient 
des  éclectiques,  et  trouvaient  qu'en  matière  d'art  toutes  les 
formes  sont  heureuses  lorsqu'elles  atteignent  la  perfection. 

Nous  voici  loin  d'Hoffman  et  de  son  livret  ày  Euphrosine 
ou  le  Tyran  corrigé.  Ce  livret,  qui  avait  le  tort  d'être  en 
cinq  actes  et  en  vers  alexandrins,  forme  trop  lourde  pour 
la  scène  lyrique,  renfermait  encore  d'autres  défauts, 
opposés  à  ses  très  réelles  qualités  ;  particulièrement  il  était 
d'une  lenteur  et  d'une  longueur  prodigieuses.  Tel  qu'il 
était  cependant,  il  fournit  à  Méhul  l'occasion  d'écrire, 
pour  son  premier  ouvrage  représenté,  une  partition  d'une 
telle  valeur  qu'elle  le  posa  du  premier  coup  en  maître, 
fut  pour  lui  le  sujet  d'un  véritable  triomphe ,  et  — 
ce  n'est  pas  une  exagération  de  le  dire  —  en  vingt- 
quatre  heures  lui  donna  la  célébrité.  Obscur  la  veille, 
son  nom  était  le  lendemain  sur  toutes  les  lèvres.  Et  le 
succès  éclatant  à1  Euphrosine  était  si  bien  son  œuvre  per- 
sonnelle, ce  succès  s'adressait  si  exclusivement  à  la  mu- 
sique, que  tandis  que  celle-ci  révolutionnait  le  public  et 
soulevait  l'enthousiasme,  le  livret  était  l'objet  de  critiques 
très  vives  et  généralement  justifiées,  qui  obligèrent  le 
poète  à  remanier  profondément  son  ouvrage  et  à  y  opérer 
des  réductions  considérables. 

Hoffman  avait  tiré  le  sujet  de  sa  pièce  d'un  conte  inti- 
tulé Goradin,  publié  quelques  années  auparavant  dans  la 
Bibliothèque  des  romans-,  ce  sujet  n'était  pas  sans  quelque 
analogie  avec  celui  des  Trois  Sultanes,  mais  il  n'avait  pas 
su  ou  voulu   y  introduire   la  note  délicate  et  tendre   qui 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  49 

distingue  la  jolie  comédie  de  Favart.  Ce  Coradin,  tyran 
féodal,  barbare  avec  ses  vassaux,  dur,  orgueilleux,  cruel 
envers  tous,  faisant  profession  de  mépriser  l'amour,  finit 
cependant  par  être  dompté  par  lui.  Trois  jeunes  filles, 
trois  sœurs,  lui  sont  envoyées  par  leur  père,  le  comte  de 
Sabran,  qui,  partant  pour  une  croisade,  les  confie  à  sa 
garde  et  à  ses  soins.  L'une  d'elles,  Euphrosine,  entreprend 
la  tâche  difficile  d'apprivoiser  le  monstre;  elle  y  parvient, 
non  sans  peine  et  sans  péril,  car  un  instant  sa  vie  est  en 
danger,  et  se  fait  épouser  par  lui,  en  dépit  d'une  rivale 
qui  doit  lui  rendre  les  armes.  Un  type  de  médecin  plaisant 
et  bon  enfant  apporte  un  peu  de  gaîté  et  de  variété  dans 
ce  drame  poussé  au  noir  *. 

C'est  le  4  septembre  1790  qu' Euphrosine  fit  sur  la 
scène  de  la  Comédie-Italienne  sa  triomphante  apparition. 

F 

«  Etranger  aux  intérêts  de  la  Eévolution,  dit  Arnault,  cet 
opéra  obtint  néanmoins  l'attention  d'un  peuple  qui  la 
refusait  à  tout  ce  qui  alors  ne  s'y  rattachait  pas.  Grâce 
aussi  à  l'habileté  du  poète  qui  lui  avait  fourni  l'occasion 
de  se  montrer  tout  à  la  fois  comique  et  pathétique,  héroïque 
et  bouffon,  Méhul  prit  place  entre  le  Corneille  et  le  Molière 
de  la  musique,  entre  Gluck  et  Grétry.  » 

Mais  la  pièce,  je  l'ai  dit,  était  trop  longue,  et  une  seconde 
intrigue,  greffée  sur  la  première  et  l'obscurcissant  à  l'aide 
de  développements  inutiles,  lui  faisait  le  plus  grand  tort. 
En  dépit  de  l'effet  saisissant  qu'avait  produit  la  musique, 
en  dépit  d'une  interprétation  excellente,  à  laquelle  pre- 
naient part  Philippe,  Solié,  Trial,  Mmes  Saint-Aubin,  Des- 
forges,   Gontier  et  les   deux  jeunes   demoiselles  Renaud, 


1  Chose  assez  singulière,  Hoffman  n'a  pas  fait  chanter  une  seule  fois 
l'héroïne  mise  en  scène  par  lui.  Dans  tout  le  cours  de  l'ouvrage,  Euphro- 
sine ne  fait  entendre  ni  un  air,  ni  une  romance,  elle  ne  prend  pas  même 
part  à  un  duo,  et  se  borne  à  faire  sa  partie  dans  les  morceaux  d'ensemble. 
On  dirait  une  gageure.  —  Je  ferai  remarquer  que  le  sujet,  à' Euphrosine 
nous  a  été  emprunté  un  peu  plus  tard  —  comme  tant  d'autres!  —  par  la 
scène  italienne,  et  que  c'est  sur  ce  sujet  que  le  poète  Ferretti  a  écrit  pour 
Rossini  le  livret  de  Matilde  di  Sabran. 

4 


50  MÉHUL 

il  fallut  la  raccourcir;  à  la  quatrième  représentation  elle 
fut  réduite  en  quatre  actes,  et  lors  de  la  reprise  qui  en 
fut  faite  quelques  années  après,  le  22  août  1795,  elle  n'en 
comptait  plus  que  trois.  C'est  sous  cette  dernière  forme 
qu'elle  s'est  maintenue  au  répertoire  de  l'Opéra-Comique 
pendant  plus  de  quarante  ans. 

Il  n'est  pas  besoin  de  dire  que  la  partition  à 'Euphrosine 
est  écrite  en  un  style  qui  n'aurait  plus  cours  aujourd'hui 
pour  une  œuvre  nouvelle,  et  que  parfois  la  langue  en  a 
considérablement  vieilli.  Mais  comme  le  beau  reste  tou- 
jours beau  en  dépit  des  fluctuations  de  la  mode  et  du  goût, 
comme  le  sentiment  pathétique  et  l'émotion  qu'il  provoque 
sont  de  tous  les  temps,  comme,  du  reste,  cette  superbe 
et  mâle  partition,  première  œuvre  rendue  publique  d'un 
jeune  artiste  de  vingt-sept  ans,  est  écrite  avec  une  sûreté 
de  main  prodigieuse  et  qu'elle  semble  avoir  la  solidité 
de  ces  monuments  antiques  qui  défient  le  temps  et  les 
siècles,  elle  reste  digne  de  la  plus  complète  admiration 
et  ne  saurait  inspirer  trop  d'estime  pour  le  génie  d'un 
musicien  qui  entrait  dans  la  carrière  par  un  chef-d'œuvre 
et  dont  le  coup  d'essai  était  un  coup  de  tonnerre.  Je  ne 
m'attarderai  pas  cependant  à  l'analyser  dans  son  entier, 
à  faire  ressortir  la  verve  de  l'ouverture,  le  joli  caractère 
bouffe  du  premier  air  d'Alibour,  les  heureuses  qualités 
qui  distinguent  le  quatuor  du  premier  acte  et  divers  autres 
morceaux,  voulant  réserver  toute  mon  attention  pour  deux 
pages  magistrales,  le  finale  du  premier  acte,  et  le  fameux 
duo  dit  «de  la  jalousie»,  au  second,  qui  devint  immé- 
diatement célèbre  et  plaça  Méhul,  dès  son  début,  au  pre- 
mier rang  de  nos  compositeurs  dramatiques. 

Ce  duo  fit  fureur,  en  effet,  et  partout  il  était  signalé 
comme  un  chef-d'œuvre.  «  On  a  distingué  au  second  acte, 
disait  le  Journal  de  Paris  dans  son  compte-rendu,  un 
superbe  duo,  où  la  jalousie  est  fortement  exprimée.  Il  faut 
que  ce  morceau  soit  réellement  supérieur;  il  était  annoncé 
comme  tel,  et  n}en  a  pas  moins  produit  d'effet.  »  Et  V  Almanach 
général  des  spectacles,  de  son  côté  :  «  Il  y  a  longtemps  qu'on 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  51 

n'a  entendu  sur  ce  théâtre  une  musique  d'un  aussi  beau 
caractère;  elle  est  parfois  sublime;  il  y  a  entre  autres  un  duo, 
au  second  acte,  qui  est  admirable  dans  l'ensemble  et 
dans  tous  ses  détails.  »  Enfin,  Grétry,  peu  prodigue  de 
louanges  envers  ses  confrères,  comme  chacun  sait,  parlait 
de  ce  morceau  dans  les  termes  extraordinairement  enthou- 
siastes que  voici:  —  «  Le  duo  d'Euphrosine  ferait-il  un  effet 
aussi  impérieux,  s'il  n'était  précédé  de  musique  mélo- 
dieuse et  d'effets  d'harmonie  qui  ne  sont  qu'en  demi- 
teintes,  en  comparaison  des  couleurs  fortes  de  ce  morceau? 
L'orchestre  immense  de  l'Opéra  avait  déjà  étonné  les 
spectateurs  par  ses  déploiements  magnifiques;  mais  on 
était  loin  de  s'attendre  à  des  effets  terribles  sortant  de 
l'orchestre  de  l' Opéra-Comique.  Méhul  l'a  tout  à  coup 
triplé  par  son  harmonie  vigoureuse,  et  surtout  propre  à 
la  situation.  Il  a  dû  voir  qu'il  est  inutile  d'exiger  des 
musiciens  de  l'orchestre  des  efforts  extraordinaires;  soyons 
forts  de  vérité,  l'orchestre  fournira  toujours  au  gré  de 
nos  désirs.  Je  ne  balance  point  à  le  dire  :  le  duo  (¥Eu- 
phrosine  est  peut-être  le  plus  beau  morceau  d'effet  qui 
existe.  Je  n'excepte  pas  même  les  beaux  morceaux  de 
Gluck.  Ce  duo  est  dramatique  :  c'est  ainsi  que  Coradin, 
furieux,  doit  chanter;  c'est  ainsi  qu'une  femme  dédaignée 
et  d'un  grand  caractère  doit  s'exprimer;  la  mélodie  en 
premier  ressort  n'était  point  ici  de  saison.  Ce  duo  vous 
agite  pendant  toute  sa  durée;  l'explosion  qui  est  à  la  fin 
semble  ouvrir  le  crâne  des  spectateurs  avec  la  voûte  du  théâtre. 
Dans  ce  chef-d'œuvre,  Méhul  est  Gluck  à  trente  ans; 
je  ne  dis  pas  Gluck  lorsqu'il  avait  cet  âge,  mais  Gluck 
expérimenté,  et  lorsqu'il  avait  soixante  ans,  avec  la 
fraîcheur  du  bel  âge...  »  Tout  ce  que  dit  ici  Grétry  est 
d'une  justesse  absolue.  Mais  il  faut  ajouter  que  si,  effec- 
tivement, le  sentiment  dramatique  de  cette  page  admi- 
rable est  d'une  puissance  surprenante,  Méhul,  dès  ses 
premiers  pas,  montrait  une  habileté  bien  rare  dans  la 
pratique  de  son  art  et  une  science  étonnante  de  l'emploi 
du  procédé  matériel  en  vue  de  l'effet  à  produire.    Dans 


52  MÉHUL 

l'accompagnement  de  ce  duo  se  trouve  un  trait  de  violons 
en  doubles  croches,  pressé,  rapide,  haletant,  qui,  après 
s'être  produit  une  première  fois,  se  présente  de  nouveau 
vers  la  fin  du  morceau.  Mais,  après  un  dessin  instru- 
mental aussi  vif,  aussi  serré,  aussi  précipité,  comment 
trouver,  pour  la  péroraison,  une  forme  d'accompagnement 
plus  puissante  encore,  plus  entraînante,  et  d'une  plus 
grande  force  d'expression?  Le  compositeur  l'a  trouvée, 
non  plus  cette  fois  dans  l'emploi  d'une  seule  formule 
rythmique,  mais,  au  contraire,  dans  la  diversité  simultanée 
des  rythmes  et  dans  leur  opposition  entre  eux.  Alors, 
sur  les  dernières  phrases  du  chant,  il  fait  frapper  chaque 
temps  de  la  mesure  par  les  altos  et  les  violoncelles, 
tandis  que  les  seconds  violons  accusent  chaque  demi-temps 
à  l'aide  de  syncopes  vigoureuses,  et  que  les  premiers 
violons  et  les  contre-basses  font  entendre,  en  haut  et  en 
bas,  un  énergique  trémolo  mesuré;  et  pendant  ce  temps, 
la  masse  des  instruments  à  vent,  avec  les  cuivres  bien 
ouverts,  soutient  de  longues  tenues  qui  semblent  fondre 
et  harmoniser  dans  leur  imposante  sonorité  tous  ces  rythmes 
violents  et  contraires.  On  ne  peut  se  figurer  l'effet  saisis- 
sant de  cet  échafaudage  orchestral. 

Quant  au  finale  du  premier  acte,  morceau  charmant  et 
d'une  excellente  facture,  construit  et  conduit  avec  une 
véritable  maestria,  il  donne  lieu  à  une  remarque  intéres- 
sante. On  sait  tout  le  parti  que  Kichard  Wagner  a  tiré, 
dans  ses  dernières  œuvres,  de  l'emploi  persistant  de  cer- 
tains motifs  caractéristiques  consacrés  par  lui  à  tel  ou  tel 
personnage,  et  qui  se  reproduisent  obstinément  à  chaque 
apparition  de  ce  personnage,  avec  d'incessantes  modifi- 
cations harmoniques  et  rythmiques.  Ce  procédé,  déjà 
employé,  mais  en  quelque  sorte  incidemment,  par 
Weber  et  Meyerbeer  (et  avant  eux  par  notre  Herold, 
dans  son  joli  opéra  de  la  Clochette,  il  y  a  plus  de 
soixante  ans),  a  été  porté  à  sa  plus  grande  puissance 
par  le  maître  saxon  et  érigé  par  lui  en  une  sorte  de 
principe  esthétique.   Or,  il  n'est  pas  sans  intérêt  de  savoir 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTERE 


53 


que  Méhul,  dans  le  premier  finale  à' ' Euphrosine,  s'est 
servi  de  ce  moyen  particulier  d'expression  scénique, 
d'une  façon  accidentelle  assurément,  embryonnaire  si  l'on 
peut  dire,  mais  avec  une  volonté  caractéristique.  La 
situation  traitée  dans  ce  morceau  est  celle-ci  :  Euphro- 
sine  déclare  à  ses  sœurs  et  au  médecin  Alibour  qu'elle 
veut  faire  la  conquête  de  Coradin,  en  dépit  des  efforts  de 
certaine  comtesse  qui  poursuit  ce  dernier  de  ses  obsessions, 
et  l'amener  à  l'épouser;  la  comtesse,  qui  a  connaissance 
de  son  projet,  paraît  sur  ces  entrefaites,  et  les  deux  rivales, 
après  s'être  raillées  d'abord  mutuellement,  exhalent  bientôt 
la  haine  qu'elles  ressentent  l'une  pour  l'autre*,  c'est  alors 
que  Coradin,  attiré  par  le  bruit,  arrive  à  son  tour,  s'in- 
forme, et  entre  en  fureur  en  apprenant  les  visées  ambi- 
tieuses d'Euphrosine,  qui,  sans  se  déconcerter  ni  s'émou- 
voir, continue  d'affirmer  à  ses  sœurs  qu'elle  compte  sur  la 
réussite  de  son  entreprise.  Le  morceau,  qui  est  en  si 
bémol  et  de  développements  considérables,  commence  par 
une  ritournelle  très  vive,  que  rattache  à  la  phrase  vocale 
initiale  ce  petit  trait  de  hautbois,  absolument  à  découvert  : 


Euphrosine  établit  alors  la  mélodie  sur  ce  vers  : 
Mes  chères  sœurs,  laissez-moi  faire, 


et  lorsque,  après  les  premiers  développements,  elle  reprend 
ce  vers  avec  le  premier  motif,  ce  n'est  que  lorsque  le 
hautbois  a  fait  entendre,  sous  forme  de  rentrée,  les  deux 
dernières  mesures  du  petit  trait  qui  leur  a  servi  d'intro- 
duction la  première  fois  : 


54 


MEHUL 


Après  divers  changements  de  rythme  et  de  tonalité,  après 
tout  Tépisode  de  la  dispute  des  deux  femmes,  le  ton  de  si 
bémol  reparaît,  et  Euphrosine  reprend  de  nouveau  le 
motif  d'entrée,  mais  non  sans  que  le  hautbois  l'ait  préparée 
ainsi  : 


\y — 0-0-0-0-0-0-0-0 


0* 


Enfin  Coradin  paraît,  un  dernier  épisode  se  déroule,  et 
la  péroraison  se  prépare  sur  la  reprise  de  la  phrase  d'Eu- 
phrosine,  qui  cette  fois  dit  à  ses  sœurs  : 

Je  vous  l'ai  dit,  je  vous  le  dis  encore, 
Coradin  sera  mon  époux. 


mais  elle  n'attaque  ainsi  la  strette  que  lorsque  le  hautbois 
lui  a  donné  en  quelque  sorte  la  réplique  en  exécutant  la 
dernière  mesure  de  son  petit  trait  caractéristique  : 


•^*-a^ 


pj — j— ^r~~[-~~~j — ^~j — 


On  voit  donc  ici,  d'une  façon  bien  évidente,  le  germe 
du  procédé  employé  avec  tant  d'insistance  par  Richard 
Wagner  dans  ses  œuvres  préférées,  et  il  est  assez  curieux 
de  savoir  et  de  découvrir  que  ce  procédé  a  été  mis  en 
usage  par  Méhul  il  y  a  tantôt  un  siècle  l. 


1Méhul  n'était  même  pas  le  premier  à  user  de  ce  procédé,  dont  on  peut 
dire  que  l'auteur  de  Lohengrin  a  poussé  l'emploi  jusqu'à  la  manie.  Avant  lui, 
Grétry,  dans  divers  ouvrages,  avait  fait  ressortir  ainsi  certains  dessins  carac- 
téristiques ;  on  en  trouve  des  exemples  dans  la  Fausse  Magie,  et  aussi 
dans  Bichard  Cœur-de-Lion,  où  le  motif  d'«une  fièvre  brûlante  »  est  en- 
tendu plusieurs  fois  avant  et  après  la  romance.  Plus  tard,  Mozart  dans 
Bon  Juan,  Herold  dans  la  Clochette,  Weber  dans  Euryanthe,  ont  fait  de 
même.  On  voit  que  le  leitmotiv,  qui  fait  pousser  aux  wagnériens  des  cris  de 
pâmoison,  n'a  pas  attendu  la  venue  de  leur  idole  pour  faire  son  entrée 
dans  le  monde  musical. 


SA  VIE,    SON    GÉNIE,    SON    CARACTÈRE  55 

Pour  les  raisons  que  j'ai  données  plus  haut,  l'apparition 
à'Euphrosine  marque  une  date  dans  l'histoire  de  notre 
opéra -comique.  A  partir  de  ce  moment,  le  temps  des 
«  pièces  à  ariettes  »  est  passé,  et  le  rôle  de  la  musique 
acquiert  une  importance  considérable  dans  les  ouvrages 
qui  sont  représentés  sur  notre  seconde  scène  lyrique. 
Sans  mettre  précisément  la  statue  dans  l'orchestre,  pour 
employer  l'expression  de  Grétry,  nos  compositeurs  donnent 
à  celui-ci  plus  de  corps,  plus  de  couleur  qu'on  ne  lui  en 
avait  accordé  jusque-là,  ils  le  mêlent  plus  étroitement  à 
l'action  musicale,  en  même  temps  qu'ils  augmentent  la  part 
faite  à  la  déclamation,  tout  en  s 'efforçant  de  peindre  avec 
force  et  avec  vérité  jusqu'aux  élans  les  plus  fougueux  de 
la  passion  la  plus  intense.  En  un  mot  ils  introduisent  le 
drame  dans  la  comédie,  apportent  par  ce  fait  une  plus 
grande  variété  dans  l'expression  des  sentiments  mis  en 
scène,  étendent  d'une  façon  considérable  le  domaine  d'un 
genre  un  peu  trop  circonscrit  et,  en  doublant  la  somme  des 
émotions,  excitent  chez  le  spectateur  des  impressions  que 
celui-ci  n'avait  pas  encore  ressenties  et  qu'il  était  tout 
surpris  de  rencontrer  là  où  elles  lui  étaient  inconnues. 
C'est  à  Méhul  —  il  faut  le  constater  et  on  ne  doit  pas 
l'oublier  —  qu'est  due  cette  réforme  importante;  et  le  fait 
est  d'autant  plus  à  remarquer  qu'il  donna  du  premier  coup 
le  signal  de  cette  réforme,  sans  tergiversations,  sans 
tâtonnements,  et  que  son  premier  ouvrage  fut  pour  lui 
l'occasion  d'une  fière  et  éclatante  déclaration  de  prin- 
cipes. 

D'ailleurs  si  l'on  veut,  en  ce  qui  touche  la  valeur 
scénique  et  dramatique  de  la  partition  d' Euphrosine , 
l'opinion  d'un  juge  singulièrement  difficile  à  contenter 
sous  ce  rapport,  on  n'a  qu'à  lire  ces  lignes  de  Berlioz  et  à 
les  mettre  en  regard  de  l'appréciation  de  Grétry  ;  pour 
satisfaire  aussi  complètement  deux  artistes  d'un  tempéra- 
ment musical  aussi  dissemblable,  pour  exciter  à  ce  point 
l'admiration  de  l'un  et  de  l'autre,  il  fallait  vraiment  que 
l'œuvre  de  Méhul  fût  un  chef-d'œuvre  : 


56  MÉHUL 

«  Malgré  le  nombre  de  beaux  et  charmants  ouvrages  qui 
lui  ont  succédé,  dit  Berlioz,  je  suis  obligé  d'avouer 
qu' Euphrosine  et  Coradin  est  resté  pour  moi  le  chef-d'œuvre 
de  son  auteur.  Il  y  a  là  dedans  à  la  fois  de  la  grâce,  de  la 
finesse,  de  l'éclat,  beaucoup  de  mouvement  dramatique,  et 
des  explosions  de  passion  d'une  violence  et  d'une  vérité 
effrayantes.  Le  caractère  d'Euphrosine  est  délicieux,  celui 
du  médecin  Alibour,  d'une  bonhomie  un  peu  railleuse  ; 
quant  au  rude  chevalier  Coradin,  tout  ce  qu'il  chante  est 
d'un  magnifique  emportement.  Dans  cette  œuvre  apparue 
en  1790,  et  toute  radieuse  encore  de  vie  et  de  jeunesse  à 
l'heure  qu'il  est,  je  me  borne  à  citer  en  passant  l'air  du 
médecin  :  Quand  le  comte  se  met  à  table,  celui  du  même 
personnage  :  Minerve,  0  divine  sagesse  !  le  quatuor  pour 
trois  soprani  et  basse,  où  figure  avec  tant  de  bonheur  le 
thème  si  souvent  reproduit  :  Mes  chères  sœurs,  laissez-moi 
faire,  et  le  prodigieux  duo  :  Gardez-vous  de  la  jalousie,  qui 
est  resté  le  plus  terrible  exemple  de  ce  que  peut  l'art 
musical  uni  à  l'action  dramatique,  pour  exprimer  la 
passion.  Ce  morceau  étonnant  est  la  digne  paraphrase  du 
discours  d'Iago  :  «  Gardez-vous  de  la  jalousie,  ce  monstre 
aux  yeux  verts»,  dans  Y  Othello  de  Shakespeare...  La 
première  fois  que  j'entendis  Euphrosine,  il  y  a  vingt-cinq 
ou  vingt-six  ans,  il  m'arriva  de  causer  un  étrange  scandale 
au  théâtre  Feydeau,  par  un  cri  affreux  que  je  ne  pus 
contenir  à  la  péroraison  de  ce  duo  :  Ingrat,  j'ai  soufflé  dans 
ton  âme!  Comme  on  ne  croit  guère  dans  les  théâtres  à  des 
émotions  aussi  naïvement  violentes  qu'était  la  mienne, 
Gavaudan,  qui  jouait  encore  le  rôle  de  Coradin,  où  il 
excellait,  ne  douta  point  qu'on  n'eût  voulu  le  railler  par 
une  farce  indécente,  et  sortit  de  la  scène,  courroucé. 
Il  n'avait  pourtant  jamais  peut-être  produit  d'effet  plus 
réel.  Les  acteurs  se  trompent  plus  souvent  en  sens  in- 
verse l.  » 

Le  succès  JEuphrosine  ne  fut  pas  seulement  profitable  à 

1  Berlioz  :  les  Soirées  de  l'orchestre,  pp.  394-395. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE 


57 


Méhul l  ;  il  fut  aussi  très  heureux  pour  Mme  Saint-Aubin, 
qui,  appartenant  à  la  Comédie-Italienne  depuis  quatre 
années,  ne  s'y  était  pas  vue  chargée  encore  d'une  création 
aussi  importante  que  le  rôle  d'Euphrosine,  rôle  qui  la  mit 
absolument  hors  de  pair.  Encore  faut-il  dire  que  celui-ci 
ne  lui  était  pas  primitivement  destiné,  et  qu'elle  ne  le  dut 
qu'à  une  maladresse  de  Mme  Dugazon.  L'éditeur  des 
œuvres  d'Hoffman  nous  apprend  ce  fait  dans  la  notice 
placée  par  lui  en  tête  du  livret  d'Euphrosine  :  —  «  Une  im- 
politesse de  madame  Dugazon  priva  cette  actrice  du  rôle 
d'Euphrosine,  que  l'auteur  lui  destinait.  Idole  du  parterre, 
madame  Dugazon  croyait  pouvoir  traiter  tous  les  hommes 
de  lettres  avec  une  capricieuse  indifférence.  Ne  s'étant  pas 
trouvée  à  la  première  lecture  de  la  pièce,  elle  en  indiqua 
une  seconde,  à  laquelle  M.  Hofïman  se  rendit  avec  une 
rigoureuse   exactitude  ;    non-seulement    madame    Dugazon 


1  J'ai  eu  la  curiosité  de  relever,  sur  les  registres  de  recettes  du  théâtre 
Favart,  celles  des  trente-deux  premières  représentations  d'Euphrosine; 
c'est  un  petit  document  qui,  après  tout,  ne  manque  pas  de  quelque  intérêt. 
Le  voici: 


lre  (4  septembre) 

3.712  1. 

14  s. 

17e 

(8  novembre' 

1           1.674  1. 

18  s 

2e    (6 

— 

) 

2.035 

10 

18e 

(11      — 

1.315 

16 

3e    (9 

— 

) 

1.432 

16 

19e 

(13      — 

)              807 

12 

4e  (11  sept,  en 

4act 

)  1.456 

16 

20e 

(25      — 

)           1.793 

2 

5e  (15 

— 

) 

1.402 

16 

2ie 

(28    —     ; 

2.867 

8 

6e  (18 

— 

) 

2.118 

12 

22e 

(2  décembre] 

1.458 

12 

7e  (20 

— 

) 

2.513 

14 

23e 

(9     —     ; 

2.133 

12 

8e  (23 

— 

) 

2.121 

12 

24e 

(12       —        ) 

2.816 

2 

9e  (26 

— 

) 

3.155 

8 

25e 

(30      — 

>          1.894 

14 

10e  (10 

octobre) 

2.805 

18 

26e 

(10   janvier  ] 

)           1.749 

12 

11e  (12 

— 

) 

1.881 

12 

27e 

(23      — 

)           3.633 

2 

12e  (20 

— 

) 

1.780 

4 

28e 

(31      - 

)          1.849 

16 

13e  (23 

— 

) 

1.362 

18 

29e 

(12    février 

)          1.998 

6 

14e  (25 

— 

) 

1.414 

4 

30e 

(1er  mars) 

1.943 

14 

15e  (31 

— 

) 

3.067 

4 

31e 

(16    -     ) 

2.182 

10 

16e  (4  novembre) 

1.705 

4 

32e 

(31     -     ) 

1.401 

6 

La  33e  n'eut  lieu  que  le  13  août  1791,  après  une  interruption  de  quatre 
mois  et  demi,  pendant  laquelle  la  pièce  avait  été  l'objet  d'un  nouveau 
remaniement,  car  les  registres  la  mentionnent  ainsi:  «  33e  d'Euphrosine, 
avec  un  3me  acte  nouveau.  » 


58  MÉHUL 

n'y  vint  pas,  mais  elle  ne  daigna  même  pas  faire  prévenir 
de  son  changement  de  résolution.  Justement  piqué  de 
cette  conduite,  l'auteur  offrit  sur-le-champ  son  rôle  à 
madame  Saint -Aubin,  qui  ne  jouissait  pas  encore  de  toute 
sa  renommée.  L'ouvrage  ne  perdit  rien  à  ce  changement. 
Hâtons-nous  de  dire  à  la  louange  de  madame  Dugazon 
qu'elle  n'en  garda  pas  rancune  à  M.  Hoffman;  car,  lorsque 
celui-ci  annonça  la  lecture  de  Stratonice,  elle  s'empressa  de 
lui  écrire  qu'il  lui  était  encore  impossible  d'entendre  son 
ouvrage,  mais  qu'elle  acceptait  d'avance  et  sans  examen 
le  rôle  qu'il  voudrait  bien  lui  confier.  Quel  homme,  quel 
auteur  surtout,  aurait  pu  résister  à  une  pareille  répara- 
tion1! » 

Le  succès  de  Mme  Saint-Aubin,  femme  aussi  charmante 
et  distinguée  qu'elle  était  artiste  accomplie,  et  le  triomphe 
de  Méhul  créèrent  entre  la  cantatrice  et  le  compositeur  une 
affection  tendre  et  dévouée,  une  amitié  sincère  et  solide 
que  put  rompre  seulement  la  mort  de  ce  dernier.  Plus 
tard,  Méhul  confia  encore  à  Mme  Saint-Aubin  deux  rôles 
importants  dans  deux  de  ses  grands  ouvrages  :  Mélidore  et 
Phrosine  et  Gabrielle  d'Estrêes.  Au  reste,  il  fut  générale- 
ment heureux  en  ce  qui  concerne  les  interprètes  féminins 
de  ses  œuvres  :  Mme  Dugazon  dans  Stratonice,  Mlle  Philis 
dans  une  Folie  et  VIrato,  Mme  Scio  dans  Joanna  et  dans 
Uthalf  Mme  Gravaudan  dans  Joseph,  Gabrielle  d'Estrêes,  le 
Prince  troubadour,    Mme   Boulanger    dans    la  Journée   aux 


1Le  rôle  d'Euphrosine  fut  joué  successivement,  après  Mme  Saint-Aubin, 
par  Mmes  Gavaudan,  Belmont,  Boulanger,  Pradher,  Letellier;  après 
Mme  Desforges,  on  vit  dans  celui  de  la  comtesse  Mlles  Rousselois  et 
Thibaut,  Mmes  Bouzigues  et  Lemonnier.  Le  rôle  de  Coradin,  créé 
par  Philippe,  fut  joué  ensuite  par  Huet  et  devint  Fun  des  triomphes  de 
Gravaudan.  Euphrosine,  qui,  jusque  vers  1830,  ne  quitta  pour  ainsi  dire  ja- 
mais le  répertoire,  servit  aux  débuts  de  nombreux  artistes  :  Mmes  Belmont 
(Euphrosine)  1807;  Rolland  (Alibour),  Mlle  Regnault  (Êléonore)  1808; 
Mlle  Rousselois  (la  Comtesse),  1809;  Mme  Boulanger  (Euphrosine),  1811; 
Mlle  Thibault  (la  Comtesse),  1822;  M^e  Bras  (la  Vieille),  Mondonville 
(Alibour),  1825;  Oudinot  (Coradin),  1826;  Mme  Fleuriet-Bouzigues  (la 
Comtesse),  Molinier   (Alibour),  1827;  Edouard  (Coradin)  1828;  etc.,  etc. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  59 

aventures,  ne  laissèrent  rien  à  désirer  ni  au  compositeur  ni 
au  public. 

Pour  en  revenir  à  Euphrosine,  Méhul,  heureux  de 
l'éclatante  réussite  de  son  premier  ouvrage,  voulut  faire 
partager  à  sa  mère  la  joie  que  ce  succès  lui  faisait 
éprouver.  Il  lui  dédia  sa  partition,  et  il  le  fit  en  ces  termes 
empreints  d'une  tendresse  respectueuse  : 

A   MA  MÈRE 

Permettez-moi  de  placer  votre  nom  à  la  tête  de  cet  ouvrage.  C'est  le 
premier  qui  soit  sorti  de  mes  mains,  je  vous  en  dois  l'hommage  à  toutes 
sortes  de  titres.  Que  ne  puis-je  rappeler  ici  tout  ce  que  vous  avez  fait 
pour  moi!  On  verrait  qu'en  vous  dédiant  cette  production  je  ne  fais  que 
vous  offrir  le  prix  de  vos  soins.  Daignez  la  recevoir  avec  bonté  ;  c'est  le 
tribut  de  la  plus  vive  reconnaissance. 

Méhul  *. 


1  Je  dois  faire  remarquer  que  si  tous  les  exemplaires  de  la  partition 
d1 Euphrosine  portent  la  mention  de  cette  dédicace,  tous  n'en  donnent  pas 
le  texte,  qui  est  placé  sur  le  verso  du  titre.  Il  y  a  eu  deux  tirages,  faits  à 
l'aide  des  mêmes  planches,  mais  indiquant  un  nom  différent  d'éditeur;  les 
exemplaires  qui  portent  le  nom  de  Cousineau  père  et  fils  contiennent  la 
dédicace  ;  ceux  qui  portent  le  nom  de  Meysenberg  ne  l'ont  point. 


CHAPITRE   V. 


L'accueil  enthousiaste  que  le  public  avait  fait  à  Euphro- 
sine,  l'éclat  que  la  représentation  de  cet  ouvrage  avait  jeté 
tout  d'un  coup  sur  le  nom  de  Méhul  rafraîchirent  la 
mémoire  de  l'administration  de  l'Opéra,  qui  se  souvint 
aussitôt  que  depuis  plusieurs  années  elle  avait  dans  ses 
cartons  une  œuvre  du  jeune  compositeur.  Peut-être,  sans 
cette  circonstance,  Cora  et  Alonzo  n'eût-il  jamais  été  repré- 
senté ;  mais  dès  que  l'on  vit  qu: 'Euphrosine  avait  conquis 
la  faveur  générale,  on  s'empressa  de  rechercher  l'œuvre 
naguère  dédaignée,  d'en  organiser  les  études,  de  la  mettre 
en  répétitions,  de  faire  exécuter  pour  elle  un  décor  à 
grand  effet,  et  les  choses  allèrent  d'un  tel  train  que, 
cinq  mois  à  peine  après  l'apparition  à' Euphrosine,  le 
15  février  1791,  l'Opéra  donnait  la  première  représenta- 
tion de  Cora,  à  qui  l'on  s'était  contenté  de  retrancher  la 
moitié  de  son  titre. 

Nous  avons  vu  que  le  poème  de  cet  ouvrage,  qui 
comportait  quatre  actes,  était  dû  à  un  écrivain  nommé 
Valadier.  C'était  la  mise  en  action  de  l'épisode  des  amours 
d' Alonzo  et  de  Cora  dans  le  roman  alors  si  fameux  de 
Marmontel,  les  Incas.  Malheureusement  l'auteur  était 
inexpérimenté,  et  il  semble  bien  que  c'est  la  faiblesse  de 
son  livret  qui  causa  la  chute  non  contestable  de  l'œuvre 
pour  laquelle  Méhul  s'était  fait  son  collaborateur,  chute 
que  le  Mercure  enregistrait  dans  ces  termes  assez  secs  : 
«On  a  donné  sur  le  théâtre  de  l'Opéra  une  nouvelle 
tragédie  lyrique  intitulée  Cora.  Elle  a  peu  réussi.  Nous 
n'entrerons  dans  aucun  détail,  à  moins  qu'elle  ne  se  relève 
dans  l'opinion  publique.  »Le  compte-rendu,  très  bref  aussi, 
du  Journal  de  Paris,  suffit  pourtant  à  nous  faire  entendre  que 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  61 

Méhul  n'était  point  responsable  du  résultat:  —  «Quoique 
la  première  représentation  de  Cora7  disait  ce  journal,  n'ait 
pas  obtenu  un  succès  très  marqué,  la  musique  en  général 
a  paru  d'une  composition  savante,  et  plusieurs  morceaux 
ont  été  très  applaudis.  Elle  est  de  M.  Méhul,  jeune 
compositeur,  qui  a  donné  déjà  sur  le  Théâtre -Italien  un 
ouvrage  dont  les  beautés,  généralement  senties,  prouvent 
un  talent  décidé.  Les  ballets  sont  de  la  composition  de 
M.  Gardel.  Le  public  a  donné  de  grands  applaudissements 
à  la  décoration  qui  représente  un  volcan  en  explosion  J.  » 
En  réalité,  la  chute  fut  complète,  et  l'ouvrage  ne  se 
releva  pas.  Cinq  représentations  seulement  en  furent 
données  (les  15,  18,  20  et  25  février  et  4  mars),  puis  il 
n'en  fut  plus  question.  Il  est  heureux  sans  doute  pour 
Méhul  que  la  négligence  de  l'Opéra  lui  ait  permis  de 
débuter  par  Euphrosine.  Qui  sait,  se  présentant  pour  la 
première  fois  au  public  avec  Cora,  si  sa  carrière  n'eût 
pas  été  entravée  pendant  de  longues  années,  et  s'il  n'eût 
pas  ainsi  payé  douloureusement  les  fautes  de  son  collabo- 
rateur? Celui-ci,  du  reste,  soit  par  modestie,  soit  pour 
toute  autre  cause,  jugea  à  propos  de  conserver  l'anonyme, 
et  resta  par  conséquent  inconnu  du  public,  tous  les  petits 
secrets  du  théâtre  n'étant  pas  alors,  comme  aujourd'hui,  à 
la  merci  d'une  presse  avide  de  révélations.  Le  livret  de 
Cora  porte  simplement  cette  mention  :  —  «  Les  paroles,  de 
M***.  La  musique,  de  M.  Méhul2». 

1  Les  Spectacles  de  Paris  faisaient  nettement  la  part  du  poète  et  celle  du 
compositeur:  —  «Peu  d'ensemble,  de  très  beaux  vers,  mais  de  la  négli- 
gence dans  le  poème.  Des  morceaux  du  plus  grand  mérite,  et  dignes  de 
l'auteur  d' Euphrosine  ». 

2 Voici  qu'elle  était  la  distribution  de  Cora: 

Ataliba,  roi  de  Quito.     .     .     .  Laïs. 


Alonzo,  général  espagnol 
Le  grand-prêtre    .     . 
Cora   ...... 

Zémor,  père  de  Cora 
Zélia,  mère  de  Cora  . 
Zulma,  amie  de  Cora 
Un  guerrier.     .     .     . 


Rousseau. 

Chéron. 
Mlle  G-avaudan  cadette. 

Chardini. 
MUe  Maillard. 
Mlle  Mullot. 

Martin. 


62  MÉHUL 

Mais  le  succès  diEuphrosine,  succès  persistant  et  qui 
survivait  à  la  chute  de  Cora,  engagea  naturellement  ses 
auteurs  à  unir  leurs  efforts  pour  se  présenter  de  nouveau 
devant  le  public  du  théâtre  Favart1,  qui  les  avait  une 
première  fois  si  bien  accueillis.  Il  s'agissait,  pour  cette 
seconde  épreuve,  d'une  œuvre  de  proportions  beaucoup 
moins  vastes  et  dont  les  développements  étaient  facilement 
condensés  en  un  seul  acte,  bien  que  son  caractère  fût 
tendre  et  pathétique. 

On  connaît  le  trait  de  générosité  paternelle  attribué  par 
la  tradition  à  Séleucus  Nicator,  roi  de  Syrie  et  fondateur 
de  la  dynastie  des  Séleucides.  Ce  monarque  aimait  une 
jeune  princesse  grecque  du  nom  de  Stratonice  et  allait  en 
faire  son  épouse,  lorsqu'il  apprend  que  son  fils,  miné  par 
un  mal  dont  il  a  cherché  vainement  à  découvrir  la  cause, 
se  meurt  précisément  d'amour  pour  la  belle  Stratonice, 
qui  partage  sa  passion.  Les  deux  amants,  soumis  aux 
désirs  de  Séleucus  et  respectueux  de  ses  volontés,  ne 
s'étaient  même  pas  avoué  leur  amour,  et  le  sacrifice  de 
leur  bonheur  va  s'accomplir  par  le  mariage  de  Stratonice, 
lorsque  leur  secret  se  trouve  dévoilé.  Séleucus  alors 
renonce  à  celle  dont  il  voulait  faire  sa  femme,  et  la  donne 
à  son  fils,  se  sacrifiant  ainsi  lui-même.  Tel  est  le  sujet 
qu'Hoffman  résolut  de  traiter,  avec  l'aide  de  Méhul,  sous 
forme  de  comédie  lyrique 2.  Ce  sujet,  un  peu  froid 
peut-être,  un  peu  contenu  pour  le  théâtre,  où  l'analyse 
des  sentiments  doit  toujours  céder  la  place  à  la  peinture  de 
la  passion,  n'est  cependant  pas  dépourvu  d'intérêt  ;  et  ce 
qui  le  prouve,  c'est  qu'à  cette  époque  même  et  depuis 
cent  cinquante  ans,    dix  auteurs,    en  France   seulement, 


1  Comédie-Italienne,  théâtre  Favart,  Opéra- Comique  national,  —  tels  sont 
les  divers  titres  qui,  à  partir  de  la  période  révolutionnaire,  servirent 
indifféremment  à  désigner  ce  théâtre  depuis  si  longtemps  chéri  des 
Parisiens. 

2«  Comédie  héroïque»,  dit  le  livret.  —  Ce  sujet  de  Stratonice  a,  été  direc- 
tement emprunté  par  les  modernes  à  un  aimable  et  touchant  récit  de 
l'écrivain  grec  Lucien,  intitulé  la  Déesse  de  Syrie. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE ,  SON  CARACTÈRE  63 

l'avaient  transporté  sur  la  scène.  Tout  d'abord,  un  nommé 
Brosse  en  avait  fait  le  fond  d'une  comédie  intitulée  Strato- 
nice ou  le  Malade  d'amour  (1644)  ;  après  lui,  Montauban, 
Fayot  et  Quinault  en  avaient  tiré  chacun  une  tragédie- 
comédie,  le  premier  sous  le  titre  de  Séleucus  (1652),  les 
deux  autres  sous  celui  de  Stratonice  (1657  et  1660);  vint 
ensuite  Thomas  Corneille,  dont  la  tragédie  à!  Antiochus 
parut  à  l'Hôtel  de  Bourgogne  le  25  mai  1666  \  au  siècle 
suivant,  la  Comédie-Italienne  offrait  à  son  public  un 
canevas  italien  fondé  sur  le  même  sujet,  Lélio  délirant 
par  amour  (24  septembre  1716),  et  enfin  l'ancien  Opéra- 
Comique  représentait,  le  22  septembre  1758,  une  pièce  à 
ariettes  intitulée  le  Médecin  de  V amour ,  dont  les  paroles 
étaient  dues  à  Auseaume  et  la  musique  à  Laruette.  Mais 
ce  n'est  pas  tout,  et  divers  écrivains  dramatiques  avaient 
employé  l'épisode  de  Stratonice  dans  quelques-uns  de  ces 
ouvrages  si  fort  à  la  mode  au  dix-septième  et  au  dix- 
huitième  siècle,  où  chaque  acte  formait  une  action  détachée 
et  indépendante.  Dès  1642,  un  certain  Gillet  avait  fait 
représenter  sous  ce  titre  :  le  Triomphe  des  cinq  passions, 
une  comédie  dont  le  troisième  acte  offrait  V Amour 
d 'Antiochus  et  de  Stratonice;  soixante  ans  plus  tard,  en 
1703,  Danchet  et  Campra  donnaient  à  l'Opéra  un  ouvrage 
en  quatre  actes,  les  Muses,  dont  le  quatrième  présentait 
le  même  sujet,  bien  que  les  noms  des  personnages  eussent 
été  changés1  ;  en  1729,  La  Grange-Chancel  faisait  jouer 
à  la  Comédie-Italienne  les  Jeux  olympiques  ou  le  Prince 
malade,  «  comédie  héroïque  »  où  les  amours  de  Stratonice 
et  d'Antiochus  étaient  encadrées  dans  une  action  fastueuse 
et  brillante  ;  enfin,  en  1745,  Cahuzac  et  notre  grand 
Rameau    offraient    au    public    de    l'Académie    royale    de 


1  Cet  acte,  qui  portait  pour  titre  particulier  V Amour  médecin,  était  ainsi 
distribué  : 

Géronte Desvoyes. 

Eraste,  son  fils Cochereau. 

Ericine M1^  Maupin. 

Dirée Mlle  Cochereau. 


64  MÉHUL 

musique  un  opéra  en  trois  actes  intitulé  les  Fêtes  de 
Polymnie,  dont  le  second;  qui  avait  pour  titre  particulier 
l'Histoire,  faisait  encore  revivre  le  même  épisode  *. 

On  voit  que  cette  histoire  touchante  des  amours  de 
Stratonice  et  d' Antiochus  n'était  pas  nouvelle  au  théâtre. 
Je  persiste  à  croire  pourtant  que  ce  sujet  est  un  peu  nu, 
un  peu  froid  pour  la  scène,  étant  donnée  surtout  la  façon 
dont  il  a  été  traité  par  Hoffman,  sans  aucun  accessoire, 
sans  le  secours  d'aucun  élément  étranger  à  une  action 
d'une  intimité  quelque  peu  rigide  et  sévère,  rendue  plus 
austère  encore  par  le  milieu  dans  lequel  elle  se  produi- 
sait 2  ;  il  ne  s'agissait  que  d'un  acte  à  la  vérité,  et  cet 
acte,  écrit  en  vers,  affectait  une  forme  vraiment  littéraire, 
bien  qu'on  lui  pût  reprocher  parfois  une  certaine  lourdeur. 
Mais,  après  tout,  qui  pourrait  songer  à  se  plaindre  du 
choix  fait  par  le  poète,  en  voyant  que  son  travail  a 
inspiré  au  musicien  un  aussi  incomparable  chef-d'œuvre 
que  cette  admirable  partition  de  Stratonice,  l'une  des 
merveilles  les  plus  accomplies  qui  soient  jamais  sorties 
d'un  cerveau  humain  !  Méhul,  plus  tard,  s'est  élevé 
parfois  aussi  haut  que  Stratonice,  particulièrement  dans 
Joseph,  qui  reste,  lui  aussi,  un  monument  impérissable,  et 
sans  analogue  dans  l'art  d'aucun  pays  ;  mais  jamais  il  n'a 
fait  mieux,  et  l'on  peut  dire  qu'au  point  de  vue  soit  du 
style,  soit  de  la  couleur,  soit  de  l'expression,  soit  du 
sentiment  poétique,  Stratonice  est  une  œuvre  absolument 
achevée,  où  la  tendresse  émue  et  la  majesté  mélancolique, 

I  Voici  quels  étaient  les  interprètes  de  celui-ci  : 

Séleucus Chasse'. 

Stratonice MUe  Chevalier. 

Antiochus Jélyotte. 

Une  Syrienne Mlle  Coupée. 

II  faut  mentionner  encore  un  ouvrage  de  Langlé,  Antiochus  et  Stratonice, 
représenté  sans  succès  à  Versailles,  selon  Fétis,  en  1786. 

2 «Il  fallait  tout  le  charme  et  la  passion  de  Stratonice  pour  sauver  ce 
que  la  gravité  historique  du  costume  et  du  style  grec  avait  de  trop  sévère 
pour  les  habitués  de  l'Opéra-Comique.  »>.  — (Vieillard:  Méhul,  sa  vie  et  ses 
œuvres.) 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  65 

s'épandant  en  accents  d'une  nouveauté  saisissante,  pro- 
duisent une  impression  indéfinissable.  Et  l'artiste  qui 
produisait  un  tel  chef-d'œuvre  n'avait  pas  trente  ans  ! 

C'est  le  3  mai  1792  qu'on  vit  paraître  cette  noble  Stra- 
tonice  sur  la  scène  du  théâtre  Favart  *.  L'ouvrage  était 
joué  par  quatre  artistes  qui,  tous,  en  dehors  de  leur  talent 
de  chanteurs,  étaient  des  comédiens  accomplis,  qualité 
indispensable  pour  un  ouvrage  d'un  tel  genre  et  d'un  tel 
caractère.  Ces  quatre  artistes  étaient  Mme  Dugazon  (Stra- 
tonice),  Philippe  (Séleucus),  Michu  (Antiochus)  et  Solié 
(Érasistrate).  Il  semble,  à  regarder  de  près,  que  le  public 
et  la  critique  aient  été,  au  premier  abord,  jusqu'à  un  cer- 
tain point  déroutés  par  les  allures  un  peu  solennelles  d'une 
pièce  que  son  genre  paraissait  rapprocher  plutôt  de  la  Comé- 
die-Française que  de  l' Opéra-Comique.  On  sent  en  effet 
quelque  gêne,  quelque  effort  dans  l'expression  de  l'opinion 
émise  par  certains  journaux  sur  la  valeur  de  l'œuvre  et  même 
sur  son  succès  ;  ce  n'est  pas,  par  exemple,  sans  une  sorte  de 
timidité,  de  réserve  pour  ainsi  dire  inconsciente  que  le 
Journal  de  Paris,  dont  l'influence  était  grande  alors  en 
tout  ce  qui  touchait  les  questions  artistiques  ou  littéraires, 
constatait  ce  succès  :  —  «  ...Pour  la  musique,  disait-il,  qui 
est  de  M.  Méhul,  elle  est  très  plaintive,  très  expres- 
sive :  on  y  a  vivement  applaudi  des  morceaux  d'un  grand 
effet.  Enfin,  cette  pièce,  fort  bien  rendue  par  Mme  Dugazon 
et  par  MM.  Philippe,  Michu  et  Solier,  a  eu  véritablement 
du  succès,  et  l'on  a  rendu  justice  au  mérite  du  poète  et 
du  musicien,  même  après  avoir  éprouvé  que  ce  sujet,  qui 
offre  des  scènes  intéressantes,  a  une  certaine  tristesse,  une 
certaine  monotonie  qui  en  est  réellement  inséparable.  » 

En  regard  de  la  note  un  peu  hésitante  donnée  par  le 
Journal  de  Paris,  il  faut  pourtant  placer  le  jugement  du 
Mercure,  qui,  plus  franc  du  collier,  ne  craignait  pas  de  se 
laisser  aller  à  l'enthousiasme.  Voici  comment  s'exprimait 

JLe  spectacle  delà  première  représentation  comprenait,  avec  Strato- 
nice,  la  Mélomanie,  de  Champein,  et  la  Bonne  Mère,  comédie  de  Florian. 

5 


66  MÉHUL 

ce  recueil,  dont  l'opinion,  on  le  sait,  faisait  autorité  en 
matières  théâtrales,  celles-ci  étant  du  domaine  exclusif  de 
Framery,  qui  était  à  la  fois  auteur  dramatique  et  musicien 
fort  instruit  : 

Sans  le  secours  des  poignards,  des  poisons,  des  cachots  et  de  tout  cet 
échafaudage  à  la  mode,  sans  tableaux  et  sans  grands  mouvemens,  avec 
un  sujet  d'une  simplicité  antique  et  trop  connu  pour  admettre  des  inci- 
dens  nouveaux,  M.  Hoffman  a  eu  l'art  d'obtenir  un  succès  très  brillant 
dans  Stratonice,  pièce  lyrique  en  un  acte  qui  se  donne  au  Théâtre- 
Italien... 

Cet  ouvrage  est  une  nouvelle  preuve  des  talens  de  M.  Hoffman,  déjà 
distingué  par  l'élégance  et  la  pureté  de  son  style.  Dans  le  petit  nombre 
de  vers  qui  composent  cette  pièce,  on  trouve  un  grand  nombre  de  vers 
charmans. 

Le  compositeur  est  M.  Méhul,  auquel  son  premier  ouvrage,  Euphro- 
sine,  a  déjà  procuré  la  plus  brillante  réputation.  Celui-ci  ne  peut  que 
l'assurer  davantage.  Tous  ses  morceaux  sont  parfaitement  sentis,  et  la 
manière  de  ce  jeune  auteur,  perfectionnée  de  jour  en  jour,  est  déjà 
digne,  à  beaucoup  d'égards,  de  servir  de  modèle.  Il  n'y  a  que  six  mor- 
ceaux dans  cette  pièce,  et  il  y  en  a  deux  qui  sont  des  chefs-d'œuvre  ; 
l'un  est  un  air  d'un  chant  délicieux,  soutenu  d'un  accompagnement 
aussi  brillant  que  simple,  et  qui  rappelle  parfaitement  la  manière  de 
Sacchini,  quoiqu'on  n'y  puisse  pas  reprocher  la  moindre  trace  d'imita- 
tion ;  l'autre  est  un  quatuor  concerté,  plus  remarquable  encore  à  cause 
de  son  étendue  et  de  son  importance.  Il  est  rempli  d'idées  extrême- 
ment heureuses,  et  ce  sont  peut-être  ces  détails  qui  ont  le  plus  contri- 
bué à  son  succès,  quoique  ce  n'en  soit  pas  assurément  le  plus  grand 
mérite.  Un  homme  médiocre  peut  rencontrer  aussi  des  idées  heureuses  ; 
mais  ce  qui  n'est  pas  également  à  sa  portée,  c'est  cette  parfaite  unité  de 
dessin,  cette  connexion  intime  entre  les  phrases  correspondantes,  cet 
art  de  ménager  des  oppositions  sans  disparates,  de  ramener  un  ou  deux 
motifs  principaux  sans  monotonie  et  sans  longueur;  de  déployer  dans 
l'orchestre  de  la  richesse  sans  confusion,  sans  étouffer  les  paroles,  et 
sans  sacrifier  le  chant  de  la  partie  vocale  ;  cet  art  enfin  de  moduler  à 
propos,  facilement  et  sans  recherche,  mérite  assez  rare  aujourd'hui 
parmi  nos  jeunes  compositeurs,  qui  semblent  ne  pas  se  soucier  de 
plaire ,  pourvu  qu'ils  étonnent,  et  qui  s'embarrassent  peu  d'être  ba- 
roques, pourvu  qu'on  les  croie  savans.  M.  Méhul  lui-même  n'est  pas 
exempt  de  ce  reproche,  mais  on  voit  qu'il  s'en  corrige.  Cet  ouvrage, 
aussi  soigné  que  ses  premiers,  a  moins  de  ces  combinaisons  laborieuses, 
et  plus  de  cet  aimable  abandon  qui  délasse  l'auditeur. 

Les  justes  éloges  que  nous  croyons  devoir  à  M.  Méhul  nous  empê- 
chent de  nous  étendre  sur  le  mérite  des  acteurs.  Nous  nous  bornerons 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  67 

à  dire  que  la  pièce  est  parfaitement  jouée  par  Mine  Dugazon,  MM.  Michu , 
Philippe  et  Sollier.  L'exécution  de  l'orchestre  n'est  pas  moins  soignée  ; 
on  voit  que  les  musiciens  y  mettent  de  la  prédilection  et  de  l'amour1. 

Après  le  premier  moment  de  surprise  causé  par  une  pièce 
d'un  genre  si  inusité  sur  le  théâtre  où  elle  paraissait,  le 
public  ne  songea  plus  qu'à  laisser  un  libre  cours  à  son 
admiration  pour  les  beautés  que  le  compositeur  y  avait 
semées  à  profusion.  Stratonice,  appréciée  à  sa  juste  valeur, 
fournit  une  brillante  carrière,  que  ne  put  interrompre  le 
départ  de  Mme  Dugazon,  compromise  par  l'attachement 
qu'elle  avait  témoigné  publiquement  à  la  reine  et  obligée, 
vers  la  fin  de  1792,  de  quitter  momentanément  le  théâtre 


1  Sur  ce  chapitre  de  l'interprétation  de  Stratonice,  nous  avons  le  témoi- 
gnage d'un  contemporain  et  d'un  ami  de  Méhul,  Vieillard,  mort  il  y  a  une 
quinzaine  d'années  dans  un  âge  très  avancé,  et  qui  a  publié  sous  ce  titre 
trop  ambitieux  :  Méhul,  sa  vie  et  ses  œuvres,  une  brochure  courte,  mais  vrai- 
ment intéressante 

«  Stratonice,  dit-il,  cette  délicieuse  élégie  dramatique,  ce  diamant  sans  la 
moindre  tache,  avait  rencontré,  en  1792,  au  théâtre  de  l'Opéra-Comique, 
des  metteurs  en  œuvre  dignes  de  le  faire  briller  de  tout  son  éclat.  La  beauté 
et  la  perfection  de  formes  de  Michu  faisaient  de  lui  le  type  idéal  du  jeune 
Antiochus  ;  Philippe  disait  d'une  manière  inimitable  l'admirable  prière  : 
Versez  tous  vos  chagrins  dans  le  sein  paternel;  Solié  avait  fait  du  rôle  du  mé- 
decin Erasistrate  une  création  de  premier  ordre.  Force,  grâce,  dignité,  tels 
étaient  les  caractères  de  son  jeu  et  de  son  chant  dans  le  prodigieux  quatuor 
qui  résume  l'action  de  toute  la  pièce.  C'est  d'après  mes  souvenirs  personnels 
que  je  parle  ici  de  ces  trois  artistes.  Je  n'ai  point  vu  Mme  Dugazon 
dans  le  rôle  de  Stratonice,  et  malgré  l'auréole  de  gloire  et  de  succès  qui, 
aujourd'hui  encore,  entoure  le  nom  de  cette  actrice  célèbre,  j'ai  peine  à  me 
persuader  qu'elle  fût  parfaitement  à  sa  place  dans  ce  rôle  qui  n'admet  point 
les  mouvements  déréglés  de  la  passion,  genre  où  elle  excellait,  et  qui,  au 
contraire,  exige  autant  de  tenue  que  de  dignité.  D'ailleurs,  un  grasseyement 
très  prononcé  et  un  excessif  embonpoint  devaient  nuire  essentiellement  à 
l'effet  du  rôle,  supérieurement  rendu  à  l'Opéra-Comique,  dix  ans  après 
Mme  Dugazon,  par  MUe  Pingenet  aînée,  aussi  recommandable  par  son 
extrême  distinction  que  par  la  perfection  de  ses  traits.  » 

Je  ferai  remarquer  pourtant  que  Mme  Dugazon,  rentrant  au  théâtre  Favart 
en  décembre  1794,  y  reprit  quelques-uns  de  ses  anciens  rôles,  entre  autres 
ceux  de  Nina,  de  Stratonice,  même  de  Louise  du  Déserteur,  qui  est  une  toute 
jeune  amoureuse,  et  que  ses  représentations  amenaient  des  recettes  aux- 
quelles le  théâtre  n'était  plus  depuis  longtemps  habitué. 


68  MÉHUL 

Favart,  dont  elle  resta  éloignée  pendant  deux  ans  environ. 
Mme  Crétu  hérita  alors  du  rôle  de  Stratonice,  où  son  talent 
et  sa  beauté  la  servirent  de  la  façon  la  plus  heureuse. 
Quelques  années  plus  tard,  après  avoir  laissé  reposer  un 
peu  l'ouvrage,  on  en  fit  une  reprise  presque  solennelle, 
dans  laquelle  les  deux  personnages  de  Stratonice  et  d'An- 
tiochus  étaient  confiés  à  deux  nouveaux  interprètes, 
Mlle  Jenny  Bouvier  et  Gravaudan,  qui  l'un  et  l'autre  y 
trouvaient  l'occasion  d'un  éclatant  succès.  Une  feuille 
spéciale,  le  Courrier  des  Spectacles,  rendait  ainsi  compte 
de  cette  reprise  : 

La  reprise  du  bel  opéra  de  Stratonice  va  devenir  encore  une  source 
de  jouissances  pour  les  amateurs  de  l'excellente  musique.  On  sait  que 
Stratonice  a  placé  tout  d'un  coup  son  auteur  au  rang  des  plus  grands 
mélodistes.  C'est  dans  cet  ouvrage  que  le  citoyen  Méhul  a  prouvé  jus- 
qu'à quel  degré  de  perfection  on  pouvait  porter  la  déclamation  lyrique, 
mais  surtout  le  chant  simple  et  l'harmonie  dégagée  de  toute  espèce  de 
complication. 

Le  ton  de  douceur  qui  règne  dans  toute  cette  composition,  la  vérité 
des  accens  qu'il  a  fallu  donner  à  l'amour  combattu  par  le  devoir,  à  la 
tendresse  paternelle,  à  la  pénétration  d'un  philosophe,  le  pathétique  de 
toutes  les  expressions  musicales,  la  sublimité  des  effets  d'accompagne- 
ment, qui  sont  d'autant  plus  étonnans  qu'ils  sont  plus  ménagés,  tout 
dans  Stratonice  est  si  pur  et  si  touchant,  qu'on  ne  la  quitte  qu'à  regret 
et  avec  le  besoin  de  revenir  l'entendre. 

Les  morceaux  de  cet  opéra  ne  sont  ignorés  de  personne;  ils  sont, 
pour  ainsi  dire,  consacrés  ;  nous  ne  les  rappellerons  ici  que  pour  faire 
observer  avec  quelle  intelligence  et  quel  goût  ils  ont  été  chantés.  Il  faut 
dire  sur-tout  qu'indépendamment  de  l'intérêt  qu'inspire  par  lui-même 
l'un  des  plus  beaux  sujets  de  la  scène,  et  que  fait  si  bien  valoir  une 
composition  digne  d'être  mise  à  côté  de  celles  de  Sacchini ,  on  avoit 
encore  l'attrait  de  voir  les  deux  principaux  rôles,  c'est-à-dire  ceux  de 
Stratonice  et  d'Antiochus,  remplis  pour  la  première  fois  par  madam  e 
Bouvier  et  le  citoyen  Gavaudan.  Le  jeu  de  ce  dernier  a  été  parfait,  et  il 
y  a  joint  un  chant  plein  d'âme  et  d'expression 

On  sait  tout  le  plaisir  qu'ont  toujours  fait  les  citoyens  Solier  et  Phi- 
lippe dans  les  rôles  d'Érasistrate  et  de  Séleucus  ;  tous  deux  semblent 
avoir  encore  acquis  de  la  perfection  1. 


1  Courrier  des  Spectacles  du  28  germinal  an  VIII  (17  avril  1800). 


SA   VIE,    SON   GÉNIE,    SON   CARACTÈRE  69 

Fétis,  qui  n'a  jamais  su  se  résoudre  à  avouer  franche- 
ment qu'un  musicien  français  pouvait  avoir  du  génie,  fait 
le  renchéri  au  sujet  de  Stratonice,  et  n'accorde  à  ce  chef- 
d'œuvre  que  des  éloges  tempérés  par  une  critique  sévère. 
«Un  air  admirable  {Versez  tous  vos  chagrins) ,  et  un  quatuor, 
dit-il,  ont  surtout  rendu  célèbre  cet  opéra.  Ce  quatuor, 
objet  de  l'admiration  de  beaucoup  d'artistes  et  d'amateurs, 
est,  en  effet,  remarquable  par  sa  physionomie  originale  ; 
c'est  une  empreinte  du  talent  de  son  auteur  avec  tous  les 
développements  qu'elle  (!)  comporte.  On  y  trouve  une 
manière  large,  une  noblesse,  une  entente  des  effets  d'har- 
monie, dignes  des  plus  grands  éloges.  En  revanche,  les 
défauts  de  Méhul  s'y  font  aussi  remarquer.  Rien  de  plus 
lourd,  de  plus  monotone  que  cette  gamme  de  basse  accom- 
pagnée d'une  espèce  de  contrepoint  fleuri  qui  se  reproduit 
sans  cesse;  rien  de  plus  scolastique  que  ces  accompagne- 
ments d'un  seul  motif  (d'un  sol  passo),  qui  poursuivent 
l'auditeur  avec  obstination.  L'ensemble  du  morceau  offre 
le  résultat  d'un  travail  fort  beau,  fort  estimable  sous  plu- 
sieurs rapports,  mais  ce  travail  se  fait  trop  remarquer  et 
nuit  à  l'inspiration  spontanée.  Toutefois,  le  quatuor  de 
Stratonice  aura  longtemps  encore  le  mérite  de  signaler 
Méhul  comme  l'un  des  plus  grands  musiciens  français, 
parce  que  les  qualités  sont  assez  grandes  pour  faire  par- 
donner les  imperfections.  » 

Il  me  paraît  que  cette  approbation  rechignée  est  plutôt 
digne  d'un  rhéteur  que  d'un  artiste  vraiment  sensible  aux 
beautés  de  l'art  et  accessible  à  l'enthousiasme.  A  chercher 
ainsi  la  petite  bête,  pour  me  servir  d'une  expression  vul- 
gaire et  significative,  on  ne  laisserait  debout  aucun  chef- 
d'œuvre  et  l'on  ne  reconnaîtrait  aucun  génie.  D'ailleurs,  à 
mon  sens,  la  lourdeur  reprochée  par  Fétis  au  merveilleux 
quatuor  de  Stratonice  ne  proviendrait  pas  absolument  de 
cette  fameuse  gamme  de  basse  (qui  en  effet  se  représente 
souvent,  parce  qu'elle  accompagne  la  mélodie  principale 
et  maîtresse  du  morceau,  et  que  celui-ci,  commençant  en 
duo,    se   continuant   en  trio  et  se   terminant  en    quatuor, 


70  MÉHUL 

reproduit  cette  mélodie  à  chaque  nouvel  épisode),  mais 
tiendrait  plutôt  à  la  trop  grande  largeur  systématique  du 
rythme  des  basses,  qui,  à  partir  du  début  jusqu'à  la  con- 
clusion, ne  marchent  que  par  rondes  et  par  blanches. 
Toutefois,  il  me  semble  aussi  que  c'est  à  ce  caractère  par- 
ticulier des  basses  que  le  morceau  doit  en  partie  sa  noblesse, 
sa  simplicité  touchante  et  sa  couleur  vraiment  antique.  Ce 
que  Fétis  oublie  de  signaler,  c'est  la  tristesse  désolée  de 
la  belle  phrase  d'Antiochus  :  Mes  maux  ne  sont  point  un 
mystère,  qui  sert  de  thème  et  de  pivot  à  cette  page  admi- 
rable; c'est  le  soli  de  violoncelles  qui  ouvre  la  seconde 
partie,  et  dont  l'effet  était  si  neuf  à  cette  époque;  c'est,  à 
partir  de  l'entrée  de  Séleucus,  l'incomparable  beauté 
qu'offre  l'ensemble  si  fondu,  si  harmonieux,  si  étonnam- 
ment coloré  de  ces  trois  voix  d'hommes;  c'est  enfin  l'im- 
pression que  produit,  avec  l'adjonction  de  la  voix  féminine, 
le  dernier  retour  de  la  phrase  initiale  amenant  la  péro- 
raison de  ce  morceau  gigantesque,  morceau  dont  les  déve- 
loppements paraîtraient  assurément  excessifs  s'ils  n'étaient 
dus  à  l'habileté  d'un  homme  de  génie  sûr  de  lui-même  et 
certain  de  communiquer  à  ses  auditeurs  l'émotion  dont  il 
est  si  fortement  pénétré. 

Au  surplus,  la  partition  tout  entière  de  Stratonice  s'im- 
pose à  l'attention.  Si  l'ouverture,  malgré  ses  qualités,  ne 
peut  compter  parmi  les  plus  belles  qu'ait  écrites  Méhul, 
le  chœur  d'introduction  :  Ciel,  ne  sois  point  inexorable, 
court,  gracieux,  d'un  dessin  mélodique  plein  de  tendresse 
et  de  mélancolie,  établit  du  premier  coup  la  couleur  et  la 
nature  de  l'œuvre.  On  ne  saurait  reprocher  à  l'air  d'Antio- 
chus: Oui,  c'en  est  fait,  je  succombe!  qu'un  peu  de  longueur 
peut-être  ;  mais  comme  le  caractère  en  est  plaintif,  et  com- 
bien il  est  intéressant  au  point  de  vue  de  la  facture  et  de 
l'accompagnement!  De  l'air  de  Séleucus:  Versez  tous  vos 
chagrins  dans  le  sein  paternel,  que  pourrait-on  dire  qui 
déjà  n'ait  été  dit  cent  fois,  et  que  pourrait-on  louer  le  plus 
en  lui,  ou  du  sentiment  pathétique  et  de  la  sensibilité  qu'il 
exprime,  ou  de  son  adorable  contexture  mélodique,  ou  de 


SA  VIE,   SON   GÉNIE.,   SON   CARACTÈRE  71 

son  style  à  la  fois  si  noble,  si  touchant  et  si  pur1?  Quant 
à  celui  d'Erasistrate  :  0  des  amants  déitê  tutélaire!  il  est 
d'une  grâce  exquise  et  d'un  tour  enchanteur.  Chose  singu- 
lière! Hoffman,  qui  déjà/  dans  Euphrosine,  s'était  abstenu 
de  faire  chanter  son  héroïne,  mais  qui  du  moins  ne  s'était 
pas  privé  du  secours  d'autres  voix  féminines,  a  condamné 
Stratonice  au  silence  sans  avoir  ici  de  compensation,  et 
sans  s'inquiéter  de  la  gêne  qu'il  pouvait  imposer  au  com- 
positeur. Dans  une  pièce  comprenant  quatre  personnages 
dont  une  seule  femme,  il  a  confié  un  air  à  chacun  des 
trois  hommes,  et  semble  avoir  à  dessein  négligé  d'employer 
la  seule  voix  de  femme  qu'il  eût  à  sa  disposition.  Celle 
de  Stratonice  ne  se  fait  entendre  que  dans  le  quatuor,  et 
seulement  à  la  fin  de  ce  morceau,  dont  les  deux  tiers  se 
déroulent  sans  son  intervention.  Le  fait  est  au  moins 
étrange,  et  mérite  d'être  remarqué. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  cette  singularité,  la  partition  de 
Stratonice  reste  une  œuvre  noble,  pathétique,  pleine  de 
poésie,  écrite  en  un  style  d'une  grandeur  magistrale,  dans 
une  langue  où  l'on  peut  dire  que  la  sobriété*  la  plus  mâle 
s'allie  à  la  magnificence;  elle  a  la  sérénité  dans  la  beauté, 
et  par  sa  couleur  à  la  fois  lumineuse  et  fondue,  par  sa 
simplicité  antique,  par  son  expression  chaste  et  pénétrante, 
elle  était  faite  pour  plaire  aussi  bien  aux  délicats,  aux 
raffinés,  qu'à  ceux  qui  ne  se  piquent  pas  de  connaissances 
artistiques  et  qui  cherchent  avant  tout  à  être  émus  et 
charmés.  Et  qui  donc  pourrait  ne  pas  être  ému,  qui  donc 
ne  serait  pas  charmé  à  l'audition  d'un  tel  chef-d'œuvre? 

Le  croirait-on,  pourtant?  Méhul,  défiant  et  craintif, 
Méhul  doutant  de  son  génie,  doutant  de  son  œuvre, 
doutant  de  lui-même,  hésitait  à  soumettre  Stratonice  au 
jugement  du  public!  «Loin  de  s'enorgueillir  de  ses  succès, 
a-t-on  dit  à  ce  sujet,  Méhul  devenait  plus  timide  à  chaque 

1  Un  critique  a  dit  en  parlant  de  l'air  célèbre  de  Joseph  :  Champs  paternels  : 
—  «Cet  air  serait  peut-être  le  .plus  beau  qu'il  y  eût  au  théâtre,  sans 
celui  de  Stratonice:  Versez  tous  vos  chagrins  dans  le  sein  paternel .  »  C'est 
Méhul  faisant  tort  à  Méhul. 


72  MÉHUL 

nouvel  ouvrage.  Croirait-on  qu'il  ne  livra  qu'avec  défiance 
sa  partition  de  Stratonice?  Le  morceau  qui  l'inquiétait  le 
plus  était  l'admirable  quatuor  de  la  consultation  :  «Il  me 
«  semble,  disait-il,  voir  entrer  en  scène  des  médecins  en 
«robe  et  en  perruque;  je  veux  absolument  refaire  mon 
«  quatuor.  »  L'auteur  des  paroles  finit  par  triompher  de 
toutes  les  hésitations  de  son  collaborateur,  et  ce  fut  ce 
même  morceau  qui  décida  le  succès  de  la  pièce1...» 

Les  craintes  de  Méhul  étaient  très  vives,  on  le  voit,  à 
ce  moment  toujours  critique  où  un  auteur,  ayant  accompli 
son  travail  personnel  et  devant  confier  son  œuvre  aux 
hasards  de  l'interprétation,  redoute  de  voir  se  dégager 
l'inconnu  qui,  au  théâtre,  ressort  infailliblement  de  l'éta- 
blissement des  études  préparatoires  et  de  la  recherche  du 
mouvement  scénique  en  vue  de  l'effet  à  produire.  Mais  il 
est  bien  certain  aussi  qu'il  reprit  son  assurance  après 
cette  première  et  difficile  épreuve  du  travail  fait  en 
commun,  et  j'en  trouve  la  preuve  dans  une  lettre  de  lui, 
dont  je  n'ai  malheureusement  pas  le  texte  complet,  mais 
qui  renferme  un  passage  significatif.  Dans  cette  lettre, 
qui  paraît  bien  avoir  été  écrite  le  jour  de  la  première 
représentation  de  Stratonice  et  dont  le  destinataire  était 
un  nommé  Boucher,  lequel  cumulait  sans  doute  les  fonc- 
tions de  journaliste  théâtral  avec  celles  d'«  employé  à  la 
division  des  mœurs  et  opinions  publiques  à  la  préfecture 
de  police»,  Méhul  priait  celui-ci  d'aller  entendre  Strato- 
nice le  soir  même  et  d'«  en  parler»  le  lendemain  ou  le 
surlendemain;  puis  il  disait:  «J'espère  que  cet  ouvrage 
donnera  un  démenti  aux  méchans  qui  cherchent  à  troubler 
mon  repos  et  à  ternir  ma  réputation.  Je  sais,  lorsqu'il  le 
faut,  faire  taire  la  timbale  et  le  trombone  (quelques-uns,  en 
effet,  lui  reprochaient  déjà  la  vigueur  de  son  orchestre); 
Stratonice  en  sera  la  preuve  2.  »  Ceci  peut  nous  convaincre 


1  Œuvres  de  F.-B.  Hoffman:  Avertissement  en  tête  de  Stratonice. 
2V.   Catalogue  oVune  vente  d'autographes  (les  6-21  décembre).  — Paris,  li- 
brairie du  Collectionneur,  novembre  1864,  in-8°. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  73 

qu'à  ce  moment  Méhul  avait  conquis  la  foi  en  son  œuvre, 
et  qu'il  avait  la  pleine  conscience  de  sa  valeur;  mal- 
heureusement, cela  nous  prouve  aussi  que  déjà  il  était 
ombrageux  comme  il  le  fut  toute  sa  vie,  et  qu'il  se  croyait 
entouré  d'ennemis  et  d'envieux  dont  l'existence,  il  faut 
bien  le  dire,  ne  reposait  que  dans  son  imagination  *. 

Pendant  de  longues  années,  Stratonice  resta  à  demeure 
sur  l'affiche  de  l'Opéra-Comique,  et  ne  quitta  guère  le 
répertoire.  Cependant,  chacun  sentait  qu'un  ouvrage  aussi 
sérieux,  et  d'une  telle  ampleur  de  forme  en  dépit  de  ses 
modestes  proportions,  eût  été  mieux  à  sa  place  à  l'Opéra. 
Méhul  avait  été  plus  d'une  fois  sollicité  à  ce  sujet,  au 
moins  d'une  façon  indirecte,  et  l'on  assure  que  l'excellent 
comédien  Picard,  l'auteur  de  la  Petite  Ville,  devenu 
directeur  de  l'Opéra  sous  le  premier  empire,  lui  dit  à 
diverses  reprises  :  «  Souvenez-vous  que  vous  nous  devez 
Stratonice,  et  que  tôt  ou  tard  il  faudra  que  vous  nous  la 
donniez.  »  Ce  désir  de  Picard  ne  fut  pas  exaucé,  et  ce 
projet  un  peu  vague  n'eut  pas  de  suite  du  vivant  de 
Méhul  ;  mais  un  grave  événement  devait  lui  donner  de  la 
consistance  et  le  faire  aboutir.  Le  13  février  1820,  le  duc 
de  Berry  était  frappé  mortellement  par  l'assassin  Louvel 
en  sortant  de  l'Opéra,  et  le  gouvernement  décidait  que  ce 


1  Je  ne  dois  pas  oublier  de  dire  que  la  parodie  s'empara  naturellement 
de  Stratonice,  et  en  consacra  le  succès.  Un  vaudevilliste  homme  d'esprit, 
le  vicomte  de  Ségur,  celui-là  même  qui,  plus  tard,  pour  se  distinguer  de 
son  frère,  le  comte  de  Ségur,  devenu  maître  des  cérémonies  du  palais  sous 
l'empire,  se  faisait  appeler  plaisamment  Ségur  sans  cérémonies,  fit  repré- 
senter au  Vaudeville,  le  6  juin  1792,  «  Nice,  imitation  de  Stratonice,»  dans 
laquelle  la  pièce  d'Hoffman  était  suivie  pas  à  pas  et  d'une  façon  bur- 
lesque. Le  couplet  au  public  constatait  avec  une  complaisance  aimable 
l'excellent  accueil  fait  à  l'œuvre  parodiée  : 

Vous  avez,  avec  équité, 
Couronné  Stratonice  : 
Messieurs,  son  succès  mérité 

Doit  nous  être  propice. 
N'en  perdez  pas  le  souvenir, 
Et  pour  ne  pas  vous  démentir, 
Parodiez  votre  plaisir 
En  applaudissant  Nice. 


74  MÉHUL 

théâtre,  situé  alors  rue  Richelieu,  dans  l'ancienne  salle  du 
Théâtre-National,  construite  en  1792  par  la  Montansier, 
serait  détruit  en  signe  de  deuil,  et  qu'en  attendant  l'érec- 
tion d'une  nouvelle  salle,  l'Académie  royale  de  musique 
serait  transférée  provisoirement  dans  la  salle  Favart 1. 

Mais  l'exiguïté  de  ce  nouveau  local,  qu'il  occupa 
pendant  treize  mois  environ,  mit  l'Opéra  dans  la  nécessité 
de  renoncer  momentanément  à  une  grande  partie  des 
pièces  de  son  répertoire,  dont  la  représentation  était 
impossible  sur  une  scène  de  proportions  aussi  restreintes. 
C'est  alors  que  la  direction  de  ce  théâtre,  fort  embarrassée 
pour  la  composition  de  ses  spectacles,  songea  à  s'emparer 
de  Stratonice  et  à  transformer  cet  ouvrage  en  drame 
lyrique  pour  son  usage  personnel.  Pour  cela,  il  fallait 
remplacer  le  dialogue  parlé  par  des  récitatifs.  Mais  Méhul 
n'était  plus  là.  Qui  charger  de  ce  travail,  d'autant  plus 
délicat  et  difficile  qu'il  devait  être  accompli  avec  le 
respect  le  plus  absolu  pour  l'œuvre  du  maître  ?  On 
s'adressa,  et  en  vérité  l'on  ne  pouvait  mieux  faire,  au 
propre  neveu  de  Méhul,  à  Daussoigne,  qui  avait  été  son 
élève,  qui  avait  obtenu  naguère  le  grand  prix  de  Rome  et 
qui  était  un  musicien  hors  ligne.  Daussoigne  ne  fit  faire 
aucun  changement  au  poème  ;  il  se  contenta  de  supprimer 
une  soixantaine  de  vers  qui  ne  tenaient  point  à  l'action 
et  qui  laissaient  la  trame  scénique  absolument  logique  et 
compréhensible,  et  mit  les  autres  en  musique.  Les  réci- 
tatifs ainsi  écrits  par  lui  sont  fort  beaux,  pleins  d'am- 
pleur, d'un  excellent  caractère,  et  d'un  style  qui  s'allie 
d'autant  mieux  à  celui  de  l'œuvre  qu'ils  lui  empruntent 
parfois  certains  fragments  furtifs,  certaines  formules 
instrumentales  qui  rattachent  le  récit  au  chant  proprement 
dit  avec  une  unité  saisissante.  Il  va  sans  dire  que  le  chef- 
d'œuvre   de  Méhul   a   été    traité  par   son  neveu   avec  un 


1  L'Opéra-Comique,  qui  depuis  plus  de  quarante  ans  avait  repris  pos- 
session du  théâtre  Favart,  lorsqu'il  fut  détruit  par  le  terrible  incendie  du 
25  mai  1887,  occupait  à  cette  époque  la  salle  Feydeau. 


SA  VIE,    SON   GÉNIE,    SON   CARACTÈRE  75 

respect  véritablement  religieux,  et  qu'il  est  sorti  des 
mains  de  celui-ci  absolument  intact,  sans  l'ombre  même 
d'une  altération,  sans  une  note  supprimée  ou  ajoutée  *. 

Ce  qu'il  y  a  d'assez  singulier,  c'est  que  Stratonice,  ainsi 
transformée  et  mise  en  drame  lyrique  pour  le  service  de 
l'Opéra,  fit  sa  réapparition  à  ce  théâtre  précisément  sur 
la  scène  de  Favart,  où  celui-ci  s'était  réfugié,  et  où  elle 
s'était  montrée  pour  la  première  fois  vingt-neuf  ans 
auparavant,  sous  forme  de  comédie  musicale.  C'est  le 
30  mars  1821  que  l'ouvrage  fut  présenté  au  public;  il 
avait  pour  interprètes  M1Ie  Grassari  dans  le  rôle  de 
Stratonice,  Nourrit  père,  Lafeuillade  et  Lays  dans  ceux 
de  Séleucus,  d'Antiochus  et  d'Erasistrate.  «  Si  les  nou- 
veaux venus,  dit  Vieillard,  ne  furent  pas  écrasés  par  le 
souvenir  de  leurs  prédécesseurs,  peut-être  les  laissèrent-ils 
un  peu  regretter,  et,  je  dois  le  dire,  malgré  son  immense 
talent,  Lays,  à  son  déclin,  ne  me  parut  pas  avoir  rendu  le 

r 

rôle  d'Erasistrate  avec  la  grâce  et  l'ampleur  magistrales 
que  Solié  lui  avait  données.  »  La  dernière  remarque  doit, 
être  juste,  et  Lays  devait  être  trop  fatigué  et  trop  âgé 
pour  chanter  et  jouer  comme  il  convenait  ce  rôle  séduisant 
d'Erasistrate.  Il  avait  à  cette  époque  quarante  et  un  ans 
et  demi  de  services  à  l'Opéra,  ses  débuts  à  ce  théâtre 
ayant  eu  lieu  le  31  octobre  1779,  et  sa  voix  manquait 
évidemment  de  fraîcheur  comme  son  physique  de  jeunesse  2. 
Néanmoins,  Stratonice  fut  accueillie  comme  il  convenait 
par  les  spectateurs  de  l'Opéra.  Mais  il  ne  faudrait  pas 
croire  que  son  introduction  dans  le  répertoire  de  ce  théâtre 


1  La  partition  manuscrite  de  Stratonice,  ainsi  transformée  pour  le  service 
de  l'Opéra,  existe  aux  archives  de  ce  théâtre. Elle  porte  ce  titre:  «  Stratonice, 
opéra  en  un  acte,  paroles  de  Mr  Hoffinan,  musique  de  Méhul,  représenté 
pour  la  lre  fois  à  la  Comédie-Italienne  (Théâtre  Favart)  le  3  mai  1792,  et 
arrangé  pour  l'Académie  Royale  de  Musique,  les  dialogues  mis  en  récitatif 
par  Mr  Dossoigne  (sic),  neveu  de  Méhul,  et  représenté  par  elle,  sur  ce 
même  théâtre  Favart,  le  30  mars  1821,  pour  la  lre  fois». 

2 II  se  retira  l'année  suivante,  après  avoir  créé  un  dernier  rôle,  celui  du 
Cadi,  dans  Aladin  ou  la  Lampe  merveilleuse,  de  Nicolo  et  Benincori. 


76  MÉHUL 

la  fît  abandonner  par  l'Opéra-Comique  :  ce  dernier  la 
maintint  au  contraire  sur  son  affiche  avec  persistance,  et 
le  public  pouvait  apprécier  l'ouvrage  sous  ses  deux 
formes,  tantôt  sur  l'une,  tantôt  sur  l'autre  scène.  En  1826, 
l' Opéra-Comique  jouait  encore  Stratonice,  et  la  représen- 
tation du  chef-d'œuvre  offrait  cette  particularité  que  le 
rôle  d'Antiochus  y  était  tenu  par  le  ténor  Lafeuillade,  qui 
l'avait  chanté  précédemment  à  l'Opéra;  ceux  de  Séleucus, 
d'Érasistrate  et  de  Stratonice  étaient  confiés  alors  à  Huet, 
à  Valère  et  à  Mlle  Prévost1. 


*Deux  faits  sont  encore  à  relever  dans  l'histoire  de  Stratonice.  Le  13 
octobre  1792,  l'Opéra-Comique  donnait,  avec  la  24e  représentation  de  cet 
ouvrage,  JPaul  et  Virginie,  de  Kreutzer,  et  le  registre  du  caissier  constatait 
que  «  le  produit  de  cette  représentation  sera  remis  à  la  Convention  natio- 
nale pour  être  offert  à  ceux  des  habitants  de  Lille  (  qui  venaient  de  sup- 
porter un  long  siège)  dont  les  propriétés  ont  le  plus  souffert.  »  La  recette 
s'élevait  au  chiffre  de  2,784  livres  14  sols.  —  D'autre  part, lorsque  à  la  suite 
d'une  fermeture  de  deux  mois  pour  Favart  et  de  cinq  mois  pour  Feydeau, 
les  troupes  de  ces  deux  théâtres,  ruinés  l'un  et  l'autre,  se  réunirent  en  une 
seule  le  29  fructidor  an  IX  (16  septembre  1801)  dans  la  salle  de  Feydeau, 
le  spectacle  d'inauguration  fut  composé  de  Stratonice,  jouée  par  Philippe, 
Solié,  Gavaudan  etMme  Haubert-Lesage,  et  des  Deux  journées.  Les  deux 
triomphes  des  deux  théâtres,  et  leurs  deux  triomphateurs  :  Méhul  et  Ché- 
rubini  ! 


CHAPITRE    VI. 


Le  grand  succès  de  Stratonice,  suivant  de  près  celui 
d' Euphrosine,  avait  placé  Méhul  très  haut  dans  l'opinion 
publique.  On  espérait  beaucoup  de  lui,  et  il  ne  devait 
pas  tromper  l'attente  générale.  Considéré,  même  avant 
d'avoir  atteint  sa  trentième  année,  comme  un  homme  de 
génie,  on  pressentait  en  lui  l'une  des  gloires  futures  de  la 
France  et  l'un  des  soutiens  les  plus  solides  et  les  plus 
brillants  de  l'art  national.  Rarement  on  a  vu  la  renommée 
s'attacher  d'aussi  bonne  heure  à  un  artiste,  et  le  respect 
public  l'entourer  avec  tant  de  sollicitude  et  une  telle 
unanimité.  Légitimement  ambitieux  comme  il  l'était,  la 
situation  que  Méhul  avait  si  rapidement  conquise  lui 
imposait  des  devoirs  dont  il  était  loin  de  méconnaître  la 
portée,  en  même  temps  qu'elle  lui  inspirait  la  crainte, 
commune  à  tous  les  grands  artistes,  de  ne  pas  rester  à  la 
hauteur  de  lui-même. 

En  attendant  une  œuvre  plus  importante,  il  accepta  la 
tâche  d'arranger  pour  l'Opéra  la  musique  d'un  ballet  en  trois 
actes,  le  Jugement  de  Taris.  On  sait  qu'à  cette  époque  les  par- 
titions de  ballet  n'étaient  guère  autre  chose  que  des  espèces 
de  pastiches,  de  centons,  si  l'on  peut  dire,  dans  lesquels  le 
compositeur  devait  avant  tout  faire  entrer  un  grand  nombre 
de  motifs  connus,  se  rattachant  à  la  situation  scénique,  et 
qu'il  n'avait  que  la  peine  de  mettre  en  œuvre  et  de  coudre 
les  uns  aux  autres.  On  peut  s'en  rapporter  pourtant  à  Méhul 
et  croire  que,  en  se  chargeant  d'un  tel  travail,  il  entendait 
l'accomplir  dans  des  conditions  artistiques  particulières. 
Peu  désireux  d'introduire  dans  une   œuvre   qui  lui    était 


78  MÉHUL 

confiée  des  ponts -neufs  et  de  vulgaires  flonflons,  il 
choisit,  dans  diverses  compositions  de  Haydn  et  d'un 
musicien  injustement  oublié  aujourd'hui,  Ignace  Pleyel, 
un  certain  nombre  de  motifs  qu'il  sut  employer  avec  goût 
en  y  mêlant  ses  propres  inspirations  ;  et  comme  il  ne 
voulait  pas  se  parer  des  dépouilles  d'autrui,  il  jugea  à 
propos  de  faire  connaître  les  deux  collaborateurs  qu'il 
s'était  donnés  et  fit  inscrire  cette  mention  sur  le  livret  du 
Jugement  de  Paris  :  «  Musique  de  Haydn,  Pleyel  et  du 
citoyen  Méhul»,  ayant  ainsi  le  bon  goût  et  la  modestie  de 
se  nommer  le  dernier. 

Ce  ballet  du  Jugement  de  Taris  était  l'œuvre  du  fameux 
chorégraphe  Gardel,  et  obtint  un  succès  éclatant.  Il  fut 
donné  pour  la  première  fois  le  mercredi  6  mars  1793 1.  On 
ne  lira  peut-être  pas  sans  curiosité  l'avant-propos  placé 
par  Grardel  en  tête  du  scénario,  et  dont  voici  le  texte  : 
«  J'ai  toujours  remarqué  dans  les  ballets  d'action  que  les 
effets  de  décorations,  et  les  divertissemens  variés  et 
agréables,  étoient  ce  qui  attiroit  le  plus  la  foule  des 
spectateurs  et  les  vifs  applaudissemens  ;  d'après  cette 
remarque,  j'ai  cherché  un  sujet  qui  pût  se  plier  à  faire 
valoir  les  grands  talens  que  l'Opéra  de  Paris,  seul, 
possède  en  danse,  et  qui  me  permît  d'étendre  les  idées 
que  le  hasard  pourroit  m'offrir  :  l'histoire  poétique  est  le 
terrein  inépuisable  que  le  maître  de  ballet  doit  cultiver. 
Ce  terrein  n'est  pas  sans  épines  (?),  mais  il  faut  savoir  les 
écarter  pour  cueillir  la  rose.  Après  avoir  feuilleté  cette 
histoire,  le  Jugement  de  Paris  m'a  semblé  le  plus  propre  à 
réunir  mes  efforts  pour  tenter  d'obtenir  de  nouveau  les 
bontés  du  public.  Si  je  suis  assez  heureux  pour  y  parvenir, 
je  déclare  (et  c'est  avec  bien  du  plaisir)  que  je  les  devrai 
au  zèle,  aux  talens  et  à  l'amitié  de  mes  camarades,  ainsi 
qu'à  la  grande  intelligence  de  notre  machiniste.  » 


ihe  spectacle  était  complété  par  les  Prétendus,  petit  opéra  de  Lemoyne. 
Les  bordereaux  de  recette  de  l'Opéra  nous  apprennent  que  celle  de  cette 
première  représentation  fut  de  7,671  livres  18  sols. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  79 

Quant  à  l'intelligence  du  musicien,  on  voit  qu'il  n'en 
était  point  question  dans  la  prose  de  Gardel.  Il  ne  faut 
pas  trop  lui  en  vouloir,  après  tout.  A  cette  époque,  et  en 
raison  des  procédés  d'ordinaire  employés,  la  musique 
d'un  ballet  était  tenue  pour  fort  peu  de  chose,  et  ce  qui 
le  prouve  encore,  c'est  que  le  Journal  de  Taris,  en  consta- 
tant le  très  grand  succès  du  nouveau  ballet,  ne  soufflait, 
lui  non  plus,  pas  un  mot  de  la  musique,  réservant  tous  ses 
éloges  pour  le  chorégraphe  et  pour  les  deux  principaux 
interprètes  de  l'œuvre  :  Vestris,  qui  représentait  Paris,  et 
«la  citoyenne»  Saulnier,  qui  personnifiait  Vénus1. 

Trois  semaines  après  la  représentation  à  l'Opéra  du 
Jugement  de  Taris,  le  28  mars,  Méhul  reparaissait  au 
théâtre  Favart,  où  il  donnait,  en  compagnie  de  son  ami 
Hoffman,  un  petit  ouvrage  en  un  acte,  le  Jeune  Sage  et 
le  Vieux  Fou,  qui  n'était  pas  de  nature  à  produire  sur 
le  public  une  impression  bien  vive 2.  La  pièce,  plus 
ingénieuse  qu'intéressante,  n'avait  rien  de  lyrique,  ni 
même  de  scénique  ;   quant  à  la  musique,  voici  le  jugement 


^n  incident  assez  curieux,  qui  se  produisit  à  l'une  des  représenta- 
tions du  Jugement  de  Paris,  donnera  une  idée  des  mœurs  théâtrales  de 
l'époque  :  ■ —  «  Dimanche  dernier  (disait  le  Journal  des  Spectacles  du  2  oc- 
tobre 1793),  après  la  représentation  &  Œdipe  h  Colone,  un  citoyen  placé 
dans  une  loge  éleva  fortement  la  voix  et  dit  qu'il  étoit  honteux  pour  des 
républicains  de  souffrir  encore  sur  la  scène  des  pièces  où  l'on  voyoit  des 
rois,  des  princes,  etc.,  et  qu'il  étoit  tems  d'oublier  ces  vieilles  erreurs  de 
nos  pères.  Un  grand  nombre  de  spectateurs  ayant  considéré  sans  doute 
qu'on  avoit  élagué  de  l'opéra  qu'on  venoit  de  donner  ce  qui  pouvoit  bles- 
ser l'oreille  des  hommes  libres  et  allarmer  les  amis  de  l'égalité,  et  consé- 
quemment  que  l'orateur  avoit  tort  de  se  plaindre,  s'élevèrent  contre  lui 
et  demandèrent  qu'il  fût  expulsé.  Heureusement  un  officier  municipal  se 
trouva  là  pour  haranguer  le  public  et  exposer  que  le  motif  qui  avoit  fait 
prendre  la  parole  à  la  personne  dont  on  se  plaignoit  étant  pur,  on  ne 
devoit  pas  le  punir  d'une  faute  d'attention.  Chacun  applaudit,  le  calme 
fut  bientôt  rétabli,  l'orateur  demeura  dans  sa  loge,  et  l'on  ne  s'occupa  plus 
qu'à  admirer  les  talens  que  les  artistes  de  l'Opéra  développèrent  dans  la 
représentation  du  Jugement  de  Paris.  » 

2  Voici  la  composition  du  spectacle  pour  le  jour  de  la  première  repré- 
sentation :  les  Deux  Billets,  comédie  de  Florian,  le  Jeune  Sage  et  le  Vieux 
Fou,  Stratonice. 


80  MÉHUL 

favorable  qu'en  portait  le  rédacteur  du  Journal  des  Spec- 
tacles, Pascal  Boyer,  qui,  —  chose  rare  à  cette  époque,  — 
était  musicien,  et  même  compositeur,  comme  son  confrère 
Framery ,  du  Mercure  :  —  «...  On  remarque  dans  tous  les 
morceaux  une  harmonie  pure,  une  sage  ordonnance,  un 
caractère  convenable,  et  ils  concourent  plus  ou  moins  au 
but  que  l'auteur  s'est  proposé,  celui  de  former  un  ensemble 
agréable.  Il  y  a  réussi  \  et  il  faut  convenir  que  si  le 
citoyen  Méhul,  comme  le  prétendent  certaines  personnes, 
n'a  pas  produit  dans  cet  opéra  de  si  grands  effets  que  dans 
Euphrosine,  c'est  qu'il  ne  le  devoit  pas,  c'est  qu'il  ne  le 
falloit  pas.  Voltaire  écrivit-il  VÉcossaise  avec  la  même 
plume  dont  il  se  servit  pour  écrire  Mahomet  ?  et  Préville 
jouoit-il  le  rôle  du  Bourru  bienfaisant  comme  il  jouoit  celui 
de  M .  Pincé  ?  Non  sans  doute.  Chaque  ouvrage  doit 
différer  dans  son  caractère  et  dans  sa  teinte.  Malheur  au 
musicien  et  au  peintre  qui  emploieront  toujours  les  mêmes 
tons  et  les  mêmes  couleurs  !  la  postérité  n'entendra  point 
parler  d'eux.  —  Il  n'en  sera  pas  ainsi  du  citoyen  Méhul, 
à  qui  nos  neveux  paieront  comme  nous  sans  doute  un 
tribut  d'éloges,  parce  qu'il  aura  contribué  pour  beaucoup 
à  leur  apprendre  qu'il  n'est  de  véritable  musique  que 
celle  qui  est  dramatique...»  L'article  dont  ces  lignes  sont 
extraites  était  publié  le  21  octobre  1793,  c'est-à-dire  sept 
mois  après  l'apparition  de  l'ouvrage  qu'il  appréciait  d'une 
façon  si  élogieuse.  C'est  qu'en  effet  le  Journal  des  Spec- 
tacles n'existait  pas  encore  lorsque  parut  à  la  scène  le 
Jeune  Sage  et  le  Vieux  Fou  ;  et  l'on  peut  dire  que  le  seul 
fait  de  revenir  de  la  sorte  sur  une  pièce  dont  la  nouveauté 
était  passée  indique  de  la  part  de  l'écrivain  une  grande 
sympathie  pour  la  partition  de  Méhul. 

Mais  il  y  a  quelque  chose  de  plus  intéressant  encore 
que  cet  article  :  c'est  une  réponse  qu'y  fit  Méhul,  sous  la 
forme  d'une  lettre  adressée  au  journal,  lettre  fort  curieuse, 
que  celui-ci  publia  dans  son  numéro  du  8  novembre,  et 
que  personne  sans  doute  ne  s'est  avisé  d'y  aller  chercher, 
car  elle  est  restée  inconnue  jusqu'à  ce  jour.  La  voici  : 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  81 


Aux  auteurs  du  journal. 

Je  vous  dois  des  remerciemens,  citoyens,  pour  les  éloges  que  vous 
avez  bien  voulu  donner  à  la  partition  du  Jeune  Sage  et  du  Vieux  Fou, 
et  pour  les  remarques  judicieuses  qui  les  accompagnent.  Je  mettrai  à 
profit  et  la  louange  et  la  critique;  l'une  enflamme  et  l'autre  éclaire .; 
l'une  est  la  seule  récompense  digne  d'un  artiste,  et  l'autre  doit  être  son 
guide  fidèle.  Mais  pour  nous  retenir  au  bord  du  précipice,  la  critique 
ne  doit  avoir  aucune  timidité;  et  pour  ne  point  égarer,  la  louange  doit 
se  dispenser  avec  retenue.  C'est  ce  que  vous  n'avez  pas  fait,  citoyens  ; 
car  dans  votre  article  le  bien  que  vous  dites  de  mon  Jeune  Sage  et  de 
mon  Vieux  Fou  me  paroît  trop  exagéré,  et  il  me  semble  que  vous  n'ap- 
puyez pas  assez  sur  les  défauts  qui  s'y  trouvent.  Ce  reproche  vous 
paroîtra  peut-être  singulier,  mais  il  cessera  de  vous  étonner  lorsque 
vous  me  connoîtrez  bien.  J'aime  la  gloire  avec  fureur,  je  suis  dési- 
reux de  louanges;  mais  j'aime  encore  mieux  la  vérité.  Écoutez-la, 
citoyens,  je  vais  vous  la  dire.  A  l'exception  des  deux  reproches  que  je 
viens  de  vous  faire,  l'analyse  du  Jeune  Sage  m'a  paru  parfaitement  faite. 
Elle  m'a  prouvé  que  vous  connoissiez  bien  le  cœur  humain,  l'art  dra- 
matique et  Fart  musical;  que  vous  saviez  être  concis  et  élégans,  et  que 
nous  pouvions  nous  en  rapporter  aveuglément  à  toutes  vos  observa- 
tions ;  enfin  je  pense  qu'elle  vous  fera  autant  d'honneur  qu'à  moi,  et 
j'en  suis  bien  aise  :  cela  m'aidera  un  peu  à  m'acquitter  de  tout  ce  que 

je  vous  dois. 

Méhul. 


Cette  lettre  est  assurément  intéressante.  En  nous  don- 
nant une  preuve  de  la  sincère  modestie  de  Méhul,  elle 
nous  montre  aussi  qu'il  avait  la  pleine  conscience  de  sa 
valeur.  Ces  simples  mots  :  J'aime  la  gloire  avec  fureur ,  en 
disent  plus  à  ce  sujet  que  tout  ce  qu'on  pourrait  imaginer. 
Justement  flatté  de  pouvoir  offrir  à  ses  lecteurs  une  telle 
correspondance,  le  Journal  des  Spectacles  l'accompagnait 
de  ces  courtes  observations  :  —  «Nous  avons  cru  être  justes 
en  rendant  compte  de  la  partition  du  Jeune  Sage  et  du 
Vieux  Fou;  et  notre  intention  dans  cet  article,  comme 
dans  tous  les  autres,  a  été  de  faire  preuve  de  la  plus 
exacte  impartialité.  S'il  est  donc  vrai  que  nous  ayons 
donné  trop  d'éloges  au  citoyen  Méhul,  ce  qu'il  nous  est 
difficile  de  concevoir,  on  ne  doit  s'en  prendre  qu'à  l'en-' 

6 


82  MÉHUL 

thousiasme  que  doit  nécessairement  inspirer  à  celui  qui 
s'en  occupe  l'ouvrage  d'un  grand  maître.  Cette  lettre, 
qui  fait  le  plus  grand  honneur  au  citoyen  Méhul,  ne  \ 
devoit  pas  rester  dans  notre  portefeuille,  ainsi  qu'il  nous 
en  a  témoigné  le  désir,  et  il  nous  excusera  de  l'avoir 
publiée,  lorsqu'il  fera  attention  que  nous  serions  bientôt 
obligés  d'abandonner  la  tâche  que  nous  avons  entreprise, 
si  les  artistes  célèbres  comme  lui  dédaignoient  de  nous 
soutenir  dans  une  carrière  où  la  rancunière  médiocrité 
nous  assaille  de  toutes  parts1.» 

C'est  à  partir  de  ce  moment  que  commence  une  période 
singulièrement  active  de  l'existence  artistique  de  Méhul. 
Nous  allons  le  voir  multiplier  ses  productions  dramatiques, 
et  cela  sur  plusieurs  théâtres  à  la  fois,  se  montrant  coup 
sur  coup  à  l'Opéra,  à  l' Opéra-Comique,  à  la  Comédie- 
Française,  ce  qui  ne  l'empêchera  pas  d'écrire  en  même 
temps,  pour  les  grandes  fêtes  nationales  de  la  Képublique, 
des  compositions  vocales  du  plus  grand  caractère,  dont 
souvent  l'importance  était  considérable,  et  dans  lesquelles 
on  peut  dire  qu'il  déployait  un  génie  magnifique.  Ce 
n'est  pas  tout  :  parmi  les  événements  qui  surgissent  alors 
de  toutes  parts,  il  en  est  qui  lui  inspireront  d'autres 
compositions  de  divers  genres,  et  enfin,  se  dépensant  de 
toutes  façons,  se  multipliant  à  l'infini,  il  deviendra  bientôt 
l'un  des  soutiens  les  plus  fermes  du  Conservatoire  nais- 
sant, de  l'« Institut  national  de  musique»  fondé  par  Sar- 
rette,  sans  pour  cela  négliger  de  prendre  une  part  très 
active  à  l'organisation  et  à  l'exécution  musicales  des 
fêtes  véritablement  imposantes  que  la  Convention  jugeait 
utile  d'offrir  au  peuple  parisien.  La  vie  de  Méhul  à  cette 
époque  dut  être  en  vérité  fiévreuse  et  brûlante,  et  Ton 
a  peine  à  convevoir   qu'un   seul   homme   ait  pu  suffire   à 


1  Entre  autres  morceaux  intéressants,  la  partition  du  Jeune  Sage  et  le 
Vieux  Fou  contenait  un  air  charmant:  le  Papillon  léger,  qui  survécut 
longtemps  à  cet  ouvrage.  (Voy.  Biographie  Michaud,  art.  Méhul,  note 
d'Ad.  de  la  Fage.) 


SA  VIE,  SON  GÉNIE ,  SON  CARACTÈRE  83 

une  tâche  aussi  formidable  que  celle  qu'il  s'imposait. 
Je  vais  faire  en  sorte  de  procéder  par  ordre  dans  le 
récit  des  faits,  ce  qui  ne  sera  pas  toujours  facile,  les 
uns  s 'enchevêtrant  souvent  et  singulièrement  avec  les 
autres. 

Le  premier  ouvrage  scénique  dont  il  s'occupa  après 
Je  Jeune  Sage  et  le  Vieux  Fou  fut  un  drame  lyrique  en 
trois  actes,  Phrosine  et  Mêlidore,  écrit  en  vue  du  théâtre 
Favart,  et  dont  il  tenait  le  livret  d'Àrnault,  l'auteur 
alors  fameux  de  Marius  à  Minturnes,  tragédie  qui  avait 
eu  un  énorme  retentissement1.  A  propos  de  cet  opéra, 
dont,  il  faut  l'avouer,  le  sujet  horrible  et  sombre  était 
singulièrement  choisi,  surtout  pour  le  théâtre  auquel  on 
le  destinait,  Arnault  lui-même  a  donné,  trente  ans  plus 
tard,  dans  ses  Souvenirs  d'un  sexagénaire,  des  détails  pré- 
cieux et  que  l'on  chercherait  vainement  ailleurs,  touchant 
le  caractère  de  Méhul,  ses  habitudes  et  l'existence  qu'il 
menait  alors;  ces  détails  appartiennent  tout  naturellement 
à  la  biographie  du  grand  homme,  et  l'on  ne  saurait,  en 
raison  surtout  de  leur  précision,  les  lire  sans  un  véritable 
intérêt  : 

...Je  m'étais  amusé,  dit  Arnault,  à  composer  non  pas  un  opéra- 
comique,  mais  un  drame  lyrique,  dramma  per  musica,  comme  disent 
les  Italiens  ;  et  ce  drame  avait  été  reçu  à  la  Comédie-Italienne,  nom  que 
portait  alors  notre  second  théâtre  lyrique.  Les  acteurs  m'ayant  prié 
de  mettre  en  vers  le  dialogue,  qui  dans  l'origine  était  en  prose,  et  que 
depuis  on  m'a  prié  de  remettre  en  prose2,  je  m'imposai  ce  travail 
dont  le  sujet  n'a  guère  d'analogie  avec  le  caractère  de  l'époque  où  il  fut 
achevé.  L'admiration  que  m'inspirait  le  génie  de  Méhul,  à  qui  ce  sujet 


arnault,  qui  d'ailleurs  ne  manquait  point  de  talent,  eut  une  destine'e 
assez  étrange.  Royaliste  ardent,  au  point  qu'il  se  vantait  d'écrire  avec 
«une  main  toujours  revêtue  de  fleurs  de  lys  »,  il  s'attacha  cependant  à 
la  fortune  de  Napoléon,  qu'il  accompagna  en  Egypte,  et  se  vit  exiler  par 
les  Bourbons  en  1816,  après  avoir  été  exclu  de  l'Institut  dès  les  premiers 
jours  de  la  Restauration.  Il  rentra  pourtant  en  France  en  1819,  et  dix  ans 
plus  tard  retrouva  son  fauteuil  à  l'Académie  française,  dont  il  devint  même 
le  secrétaire  perpétuel. 

2  II  faut  remarquer  pourtant  que  Mêlidore  et  Phrosine  fut  joué  envers. 


84  MÉHUL 

avait  plu,  me  donna  le  courage  de  le  remanier.  Si  affreuse  que  soit 
l'époque  que  me  rappelle  ce  travail,  je  ne  le  revois  pas  sans  plaisir 
quand  je  songe  qu'il  fut  l'occasion  de  ma  liaison  avec  un  des  hommes 
que  j'ai  le  plus  aimés,  avec  un  des  hommes  les  plus  aimables  que  j'aie 
connus. 

Méhul  n'avait  guère  alors  que  trente  ans.  Il  était  doué  de  l'imagina- 
tion la  plus  ardente  et  de  la  sensibilité  la  plus  vive,  facultés  qu'il  dépen- 
sait presque  exclusivement  dans  la  culture  de  son  art,  et  qui,  réunies 
à  un  jugement  exquis  et  à  un  esprit  supérieur,  composaient  son  génie. 
Ambitieux  de  gloire  au  delà  de  toute  idée,  il  sacrifiait  à  cette  ambition 
l'intérêt  même,  auquel  à  son  âge  on  sacrifie  tous  les  autres  ;  il  réser- 
vait, pour  exprimer  les  passions,  toute  l'énergie  avec  laquelle  il  les  eût 
senties  s'il  s'y  fût  abandonné. 

Hors  du  monde,  au  milieu  du  monde  même,  il  était  tout  à  son  art. 
Des  amis  chez  lesquels  il  s'était  mis  en  pension  pourvoyant  à  ses 
besoins,  il  ne  sortait  guère  de  la  réclusion  à  laquelle  il  s'était  condamné 
pour  vivre  dans  la  postérité,  comme  un  cénobite  pour  gagner  la  vie 
éternelle,  qu'autant  qu'il  y  était  contraint  pour  diriger  ses  répétitions. 

Je  ne  crois  pas  que  notre  première  entrevue  ait  été  ménagée  par  un 
médiateur.  Il  me  semble  que,  tout  plein  de  l'impression  qu'avaient  faite 
sur  moi  son  Euphrosine  et  sa  Slratonice,  je  courus  le  remercier  de 
tout  le  bonheur  que  je  lui  devais. 

A  la  nature  des  éloges  que  je  lui  donnai,  il  reconnut  que  je  l'avais 
compris;  et  par  une  suite  de  cette  sympathie,  dès  cette  première  entre- 
vue, nous  prîmes  l'engagement  de  faire  un  opéra  ensemble.  Rien  de 
plus  propre  à  lier  deux  personnes  qui  ont  quelque  analogie  morale, 
qu'un  rapprochement  où,  de  cœur  comme  d'esprit,  deux  associés  con- 
courent à  la  création  d'une  même  œuvre:  voilà  un  véritable  mariage. 
C'est  ce  qui  nous  arriva,  et  je  ne  le  dis  pas  sans  orgueil.  Du  premier 
jour  que  je  vis  Méhul,  se  forma  entre  nous  une  liaison  qui  n'a  fini 
qu'avec  sa  vie,  liaison  dans  laquelle,  malgré  la  sévérité  de  son  carac- 
tère, il  apportait  un  charme  auquel  il  était  impossible  de  résister,  et 
que  le  plus  indépendant  des  hommes,  Hoffman  lui-même,  a  senti  pres- 
que aussi  vivement  que  moi,  quoiqu'il  s'y  soit  peut-être  moins  aban- 
donné. 

Je  voyais  Méhul  presque  tous  les  jours,  soit  à  Paris,  pendant  la  mau- 
vaise saison,  soit  pendant  la  belle,  à  Gentilly,  où  il  occupait  un  appar- 
tement dans  le  vieux  château,  dont  le  parc  était  à  sa  disposition.  Ceci 
me  rappelle  un  fait  assez  singulier  pour  que  je  croie  devoir  le  consi- 
gner ici. 

Gentilly  n'est  pas  éloigné  de  Montrouge.  Dans  ce  dernier  village 
s'était  retirée  la  famille  le  Sénéchal,  famille  aussi  aimable  que  respec- 
table, et  avec  les  goûts,  les  opinions  et  les  affections  de  laquelle  mes 
goûts,  mes  opinions  et  mes  affections  s'accordaient  merveilleusement. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE  3    SON  CARACTÈRE  85 

Elle  habitait  là  une  jolie  maison  entre  deux  jardins.  Hors  du  foyer  de 
la  révolution,  sans  journaux,  sans  autre  société  que  celle  de  quelques 
amis  tels  que  Desfaucherets,  Florian,  Baraguey  d'Hilliers.  Lacretelle  le 
jeune  et  celui  qui  écrit  ceci,  exclusivement  occupée  des  arts,  elle  oubliait 
quelquefois  un  désordre  auquel  elle  n'assistait  plus  et  un  bruit  qu'elle 
n'entendait  plus  ;  ou  plutôt,  comme  des  assiégés  qui,  familiarisés  avec 
les  accidents  d'un  siège,  finissent  par  n'en  plus  tenir  compte  et  par 
rentrer  dans  leurs  habitudes,  elle  revenait  quelquefois  aux  amuse- 
ments de  l'extrême  jeunesse,  à  ceux  où  l'on  trouve  des  distractions 
dans  le  mouvement  et  même  dans  un  exercice  forcé. 

Les  dames  qui  prenaient  part  à  ces  jeux,  auxquels  les  enfants  étaient 
admis  comme  de  raison,  aimaient  surtout  ceux  où  la  ruse  peut  suppléer 
la  vigueur.  Tel  était  le  jeu  du  cerf,  que  nous  avions  modifié  dans  leur 
intérêt  et  pour  le  rendre  plus  facile  et  moins  fatigant. 

Le  jardin,  si  grand  qu'il  fût,  nous  paraissant  trop  étroit  pour  les 
développements  de  notre  tactique  ,  et  chacun ,  chiens  comme  gibier, 
regrettant  de  n'avoir  pas  un  parc  à  sa  disposition,  je  pensai  à  celui  de 
Gentilly,  dont  Méhul  pouvait  disposer.  La  demande  me  parut  d'autant 
plus  facile  à  faire  que  Méhul  était  très  connu  de  ces  dames.  A  son  début 
à  Paris,  avant  de  travailler  pour  le  théâtre,  il  avait  donné  des  leçons 
de  musique,  et  elles  avaient  été  ses  premières  écolières.  Quoique  par 
suite  de  la  détermination  qu'il  avait  prise  de  se  livrer  exclusivement  à 
la  composition ,  il  eût  cessé  de  les  voir,  il  ne  leur  en  était  pas  moins 
dévoué,  elles  ne  lui  en  étaient  pas  moins  attachées.  Nulle  part  son 
génie  n'était  plus  admiré  et  ses  hautes  qualités  mieux  appréciées  que 
dans  cette  société  si  gracieuse,  si  spirituelle,  si  accessible  à  toutes  les 
impressions  du  bon  et  du  beau.  Le  parc,  comme  on  le  pense,  fut  mis 
à  la  disposition  des  chasseurs.  La  meute,  dans  laquelle  Méhul  s'enrôla, 
fut  augmentée  en  raison  de  l'étendue  du  terrain,  et  divisée  en  deux 
bandes,  à  la  tête  desquelles  on  mit  un  piqueur  muni  d'un  cornet  à  bou- 
quin, dont  il  devait  sonner  dès  qu'il  apercevrait  la  bête. 

On  en  força  plus  d'une,  car  la  partie  dura  six  heures  au  moins.  Pen- 
dant tout  ce  temps,  les  chiens  ne  cessèrent  pas  de  donner  de  la  voix, 
et  les  chasseurs  de  donner  du  cor  ou  du  cornet.  A  la  nuit,  chiens, 
piqueurs,  gibier,  chasseurs  retournèrent  souper  de  compagnie  à  Mont- 
rouge,  tout  aussi  étonnés  qu'enchantés  d'avoir  obtenu  quelques  heures 
de  plaisir  dans  un  temps  qui  en  promettait  si  peu.  Baraguey  d'Hilliers 
surtout,  que  les  intérêts  de  Gustines,  dont  il  était  aide  de  camp,  rete- 
naient passagèrement  à  Paris,  et  qui  s'était  livré  à  ce  jeu  du  meilleur 
cœur  du  monde,  ne  concevait  pas  qu'on  pût  encore  rencontrer  d'aussi 
douces  distractions.  Nous  nous  en  étonnâmes  bien  plus  à  notre  retour. 
Pendant  que  nous  nous  amusions  à  des  jeux  d'enfants,  tout  était  en 
rumeur  dans  la  capitale  :  Marat  venait  d'être  assassiné1. 

^eci  se  passait  donc  le  13  juillet  1793. 


86  MÉHUL 

Nous  nous  étions  promis  de  recommencer  la  partie;  il  y  fallut  renon- 
cer. Ce  meurtre,  qui  ne  chagrinait  pas  même  les  gens  les  plus  ardents 
à  le  venger,  servit  de  prétexte  à  un  accroissement  de  rigueurs  contre 
les  royalistes.  Apprenant  de  plus  que  les  jacobins  de  Gentilly,  car  il  y 
en  avait  partout,  avaient  tiré  de  singulières  conjectures  des  innocentes 
fanfares  dont  retentissaient  les  échos  de  leur  commune  pendant  que 
leur  monstrueuse  idole  tombait  sous  le  poignard  d'une  héroïne,  nous 
ne  crûmes  pas  prudent  de  nous  exposer  à  tomber  dans  leurs  filets,  et 
nous  ne  renouâmes  pas  ces  parties  de  chasse  dont  la  curée  aurait  pu 
devenir  sanglante1. 

Comme  on  le  pense  bien,  ces  jeux  innocents,  d'ailleurs 
sitôt  suspendus,  ne  firent  oublier  ni  à  Arnault  ni  à 
Méhul  l'ouvrage  en  vue  duquel  ils  avaient  associé  leurs 
efforts.  Mais,  en  dépit  de  leurs  désirs  et  de  ceux  des 
comédiens  de  Favart,  ce  ne  fut  pas  sans  des  peines  infi- 
nies, ce  ne  fut  pas  sans  être  obligés  de  surmonter  bien 
des  difficultés,  d'aplanir  bien  des  obstacles,  qu'ils  purent 
parvenir  à  lui  faire  voir  enfin  les  feux  de  la  rampe.  Préa- 
lablement même,  ils  durent,  pour  obtenir  ce  résultat,  en 
écrire  et  en  faire  représenter  un  autre  sur  un  autre  théâtre. 
Arnault  a  raconté  en  détail  toute  cette  petite  histoire 
assez  singulière,  dont  je  lui  emprunte  encore  le  récit, 
non  -  seulement  parce  qu'il  offre  un  intérêt  direct  en  ce 
qui  touche  la  vie  de  Méhul  et  le  succès  d'une  de  ses 
œuvres  les  plus  remarquables,  mais  encore  parce  qu'il 
constitue  un  chapitre  curieux  des  annales  théâtrales  de  ce 
temps  : 

Les  répétitions  de  Phrosine,  dit-il,  ce  drame  lyrique  que  j'avais  com- 
posé pour  Méhul,  allaient  cependant  leur  train.  Mais  ce  n'est  pas  sans 
difficulté  que  nous  parvînmes  à  faire  représenter  cet  ouvrage,  que  les 
acteurs  étaient  impatients  de  mettre  en  scène.  Qu'on  me  permette 
d'entrer  dans  quelques  détails  à  ce  sujet  ;  cela  peut  contribuer  à  faire 
connaître  l'esprit  du  gouvernement  de  cette  époque,  à  prouver  qu'il  ne 
négligeait  pas  plus  la  tyrannie  de  détail  que  la  tyrannie  d'ensemble,  et 
qu'il  ne  laissait  échapper  aucun  moyen,  aucune  occasion  d'influencer 
l'opinion  publique  et  de  forcer  les  arts  à  favoriser  la  propagation  de  ses 
doctrines,  ce  qui  n'est  pas  maladroit  quand  on  le  fait  adroitement. 

1  Souvenirs  oVun  sexagénaire,  T.  II,  pp.  16-22. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  87 

Mais  ce  n'était  pas  par  l'adresse  que  brillaient  les  agents  de  la  com- 
mune de  Paris  à  qui  appartenait  la  surveillance  des  théâtres ,  et  qui 
avaient  rétabli  la  censure  à  son  profit.  Invité  par  les  comédiens  et 
sommé  par  la  police  de  soumettre  mon  ouvrage  à  l'examen  préalable 
des  censeurs  si  je  voulais  qu'il  fût  représenté,  il  fallut  bien  sry  résigner. 
Le  bureau  où  se  faisait  cet  examen,  auquel  était  préposé  un  homme  de 
lettres  nommé  Baudrais,  se  tenait  dans  la  cour  de  la  Sainte-Chapelle. 
J'y  fis  deux  ou  trois  voyages. . . 

Le  citoyen  Baudrais,  à  qui  j'avais  remis  mon  ouvrage,  me  le  rendit 
quelques  jours  après.  Il  n'y  avait  rien  trouvé  que  d'innocent,  ce  que  je 
conçois.  «  Mais  ce  n'est  pas  assez,  ajouta-t-il,  qu'un  ouvrage  ne  soit 
pas  contre  nous,  il  faut  qu'il  soit  pour  nous.  L'esprit  de  votre  opéra 
n'est  pas  républicain;  les  mœurs  de  vos  personnages  ne  sont  pas  répu- 
blicaines ;  le  mot  liberté  n'y  est  pas  prononcé  une  seule  fois.  Il  faut 
mettre  votre  opéra  en  harmonie  avec  nos  institutions  &1. 

Je  ne  savais  pas  comment  m'y  prendre  pour  satisfaire  à  cette  exi- 
gence. S'il  n'eût  été  question  que  de  mes  intérêts  en  cette  affaire, 
j'eusse  renoncé  à  être  joué;  mais  cela  eût  porté  un  grave  préjudice 
aux  intérêts  de  Méhul,  qui  avait  fait  sur  mon  poème  une  musique  admi- 
rable; cela  eût  porté  un  grave  préjudice  aussi  aux  intérêts  du  public, 
qui  se  serait  vu  privé  d'un  chef-d'œuvre. 

Legouvé  me  tira  d'embarras.  A  l'aide  d'une  douzaine  de  vers  placés 
à  propos,  il  amena  dans  mon  drame  le  mot  liberté  assez  souvent  pour 
satisfaire  aux  exigences  du  citoyen  Baudrais,  et  la  représentation  de 
Phrosine  fut  permise  :  on  me  fit  observer  cependant  que  tout  auteur 
comme  tout  artiste  devait  payer  sa  contribution  patriotique  en  monnaie 
frappée  au  coin  de  la  république,  que  jusqu'à  présent  je  n'avais  pas 
satisfait  à  cette  obligation,  et  que  préalablement  à  la  représentation  de 
Phrosine,  il  me  fallait,  de  concert  avec  Méhul,  fournir  à  la  scène  un 
ouvrage  républicain.  Nouvel  embarras.  Je  ne  pouvais  me  résoudre  à 
faire  l'apologie  de  l'ordre  ou  plutôt  du  désordre  présent,  et  Méhul 
n'était  pas  plus  porté  que  moi  à  l'acte  de  complaisance  où  l'on  voulait 
nous  amener. 

J'imaginai,  pour  me  conformer  au  temps  sans  déroger  à  mes  prin- 
cipes, de  choisir  dans  l'histoire  un  sujet  analogue  à  la  position  où  la 
France  se  trouvait  avec  l'Europe  coalisée  contre  elle,  ce  qui,  abstraction 
faite  des  principes  du  gouvernement,  me  fournirait  l'occasion  de  louer, 


1  En  vertu  d'un  arrêté  du  Comité  de  salut  public  en  date  du  9  Germinal 
an  II  (29  mars  1794),  ce  Baudrais  fat  arrêté  avec  trois  autres  «membres 
de  l'administration  de  police,  «Froidure,  Soûles  et  Dangé.  Je  crois  bien 
qu'il  fut  jugé,  condamné  et  exécuté.  Il  n'était  plus  sans  doute  assez  répu- 
blicain alors. 


88  MÉHUL 

dans  le  patriotisme  d'un  ancien  peuple,  celui  qui  animait  les  armées 
françaises.  Les  traits  réels  ou  imaginaires  attribués  par  la  tradition  à 
Mutius  Scœvola,  à  Horatius 'Coclès,  me  semblèrent  de  cette  nature.  Je 
les  développai  dans  un  acte  lyrique  dont  Méhul  composait  la  musique 
à  mesure  que  j'en  composais  les  paroles.  Le  tout  fut  l'affaire  de  dix- 
sept  jours. 

La  musique  de  cet  ouvrage  est  d'une  extrême  sévérité;  c'est  de  la 
musique  de  fer,  pour  me  servir  de  l'expression  de  son  auteur,  qui, 
s'étudiant  à  caractériser  dans  ses  compositions  les  mœurs  du  peuple 
qu'il  faisait  chanter,  et  l'époque  où  se  passait  l'action,  avait  porté  cette 
fois  un  peu  loin  peut-être  l'application  d'un  excellent  système.  Ainsi 
en  jugèrent  les  oreilles  du  plus  exigeant  des  républicains,  les  oreilles  de 
David.  Il  est  vrai  que,  loin  d'aimer  dans  la  musique  le  caractère  qu'il 
donnait  à  la  peinture,  David  n'aimait  que  la  musique  efféminée.  Mais 
la  musique  italienne  même  lui  aurait-elle  plu,  adaptée  à  des  vers  de  ma 
façon,  à  des  vers  écrits  par  une  main  qu'il  voyait  toujours  revêtue  de 
fleurs  de  lis  ?  Quoi  qu'il  en  soit,  la  pièce  historique  fut  comptée  pour 
une  pièce  patriotique,  et  Horatius  Coclès  ouvrit  à  Phrosine  l'accès 
du  théâtre. 

Horatius  Coclès  eut  le  pas,  en  effet,  sur  Mélidore  et  Phro- 
sine. C'est  à  l'Opéra  qu'il  vit  le  jour,  à  l'Opéra,  qui,  à 
cette  époque,  semblait  presque  exclusivement  voué  aux 
à-propos  historiques  ou  patriotiques  et  aux  pièces  inspirées 
par  les  événements  dramatiques  que  chaque  jour  voyait 
éclore,  puisque,  du  27  janvier  1793  au  5  janvier  1794, 
c'est-à-dire  dans  l'espace  de  moins  d'une  année,  on  y  vit 
représenter  six  ouvrages  de  ce  genre  :  le  Triomphe  de  la 
République  ou  le  Camp  de  Grandpré ,  de  Grossec  ;  la  Patrie 
reconnaissante  ou  l'Apothéose  de  Beaurepaire ,  de  Pierre 
Candeille;  le  Siège  de  Thionville,  de  Jadin;  Fabius,  de 
Méreaux  *,  Miltiade  à  Marathon,  de  Lemoyne  ;  et  Toute  la 
Grèce  ou  Ce  que  peut  la  Liberté,  du  même.  Le  nouvel 
ouvrage,  qui  comportait  un  acte  seulement,  fit  son  appari- 
tion le  18  février  1794  1. 

1  Voici  la  composition  du  spectacle  de  ce  jour,  telle  que  la  donnait  le 
Journal  de  Paris  dans  son  programme  quotidien  des  théâtres  :  —  «  Opéra 
National.  Aujourd.  la  lre  repre's.  à' Horatius  Coclès,  opéra  en  un  acte,  pa- 
roles du  citoyen  d'Arnaud,  musique  du  cit.  Méhul  ;  le  Jugement  du  berger 
Paris,  ballet-pantomime  du  C.  Gardel,  précédé  de  VOffrande  h  la  Liberté, 
scène  religieuse  du  C.  Gossec.  » 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  89 

Il  faut  avouer  qu'Arnault  aurait  pu  être  plus  heureux 
sinon  dans  le  choix  du  sujet,  dont  la  grandeur  était  bien 
de  nature  à  inspirer  un  musicien  d'un  génie  aussi  puissant 
et  aussi  mâle  que  celui  de  Méhul,  du  moins  dans  la  façon 
de  le  traiter.  Son  livret  offre  certaines  qualités  grandioses, 
et  renferme  quelques  vers  expressifs  et  bien  frappés*,  mais 
il  est  sec  et  absolument  dépourvu  d'intérêt.  Néanmoins, 
grâce  à  la  valeur  de  la  musique,  à  la  beauté  du  spectacle 
et  à  l'ampleur  de  la  mise  en  scène,  le  public  fit  à  Horatius 
Codes  un  accueil  favorable.  Voici  comment  le  Journal  de 
Paris  rendait  compte  de  la  représentation  :  —  «  Horatius 
Codes,  opéra  en  un  acte,  a  été  représenté  pour  la  première 
fois  avec  succès  le  30  pluviôse.  L'auteur  a  réuni  dans  ce 
poème  deux  traits  également  glorieux  au  peuple  romain  : 
celui  d'Horatius  Coclès,  trop  connu  dans  l'histoire  pour 
qu'il  soit  besoin  de  le  rappeler  à  nos  lecteurs,  et  le  dévoue- 
ment non  moins  célèbre  de  Mutius  Scœvola.  Il  eût  été  dif- 
ficile de  retracer  séparément  sur  la  scène  l'un  ou  l'autre 
de  ces  faits  glorieux;  mais  aussi,  réunis  sous  un  même 
cadre,  ils  présentent  un  autre  inconvénient  :  l'action  se 
partage  en  deux  autres  qui  se  nuisent  réciproquement  et 
fatiguent  le  spectateur  en  afFoiblissant  l'intérêt.  C'est  à  ce 
défaut  qu'il  faut  attribuer  les  parties  faibles  de  cet  ouvrage, 
qui  contient  pourtant  de  grandes  beautés.  La  musique  est 
du  citoyen  Méhul,  et  fait  honneur  à  ce  compositeur  connu. 
Le  goût  du  chant  en  est  sévère  et  d'une  couleur  forte,  et 
heureusement  adapté  aux  passions  qu'il  exprime.  L'auteur 
des  paroles  est  le  cit.  Darnaud1.» 

Castil-Blaze,  qui  éprouvait  pour  Méhul  une  admiration 
bien  légitime,  parle  ainsi  d' 'Horatius  Codes  dans  son  Aca- 
démie impériale  de  musique  :  —  «  Horatius  Codes,  acte  lyrique, 
d'Arnault,  musique  de  Méhul,  ne  dut  pas  son  triomphe  à 
la  circonstance.  Nous  voyons  maintenant  des  opéras  en  cinq 
actes  veufs  de  leur  ouverture,  des  opéras  borgnes,  précédés 
seulement  par  une  introduction  de  quelques  mesures;  Méhul 

1  Journal  de  Paris,  du  23  février  1794. 


90  MÉHUL 

écrivit  une  de  ses  plus  belles  symphonies  pour  Horatius 
Codes;  on  l'exécute  encore  aux  concerts  du  Conservatoire. 
Les  quatre  cors  de  l'orchestre  sonnèrent  ensemble  pour  la 
première  fois  dans  cette  ouverture*,  Méhul  n'en  employa 
que  deux  dans  le  reste  de  son  opéra.  —  Le  livret  d'Arnault 
était  peu  favorable  pour  le  musicien.  L'uniformité  des 
sentiments,  la  nullité  de  l'action  (tout  se  passe  en  récits), 
l'absence  des  femmes  (elles  ne  figuraient  que  dans  le  chœur), 
s'opposaient  à  la  bonne  structure  de  la  musique,  et  surtout 
à  la  diversité  des  couleurs,  si  nécessaire  à  l'effet  général 
d'un  drame  chanté.  Les  adieux  du  jeune  Horatius  à  son 
père,  duo  qui  finit  en  trio,  le  chœur  :  Si  dans  le  sein  de 
Rome,  sont  des  productions  pleines  de  vigueur  et  remar- 
quables par  un  rythme  bien  établi,  dont  les  résultats 
agissent  vivement  sur  l'auditoire.  Le  passage  du  pont 
Sublicius,  l'action  d'Horatius,  arrêtant  l'ennemi  tandis  que 
l'on  coupe  une  arche  du  côté  de  Kome,  s'exécutaient  sous 
les  yeux  du  public  sur  la  vaste  scène  de  l'Opéra1.  » 

Je  souscris  bien  volontiers  aux  éloges  que  Castil-Blaze 
accorde  à  la  partition  à' Horatius  Codes,  qui  renferme  en 
effet  des  pages  superbes  et  empreintes  du  souffle  le  plus 
vigoureux.  Mais  je  dois  dire  qu'en  un  point  Castil-Blaze 
est  dans  l'erreur,  et  que  les  quatre  cors  qu'il  a  cru 
entendre  dans  l'ouverture  n'ont  existé  que  dans  son  imagi- 
nation. La  recherche  que  j'ai  faite  à  ce  sujet  a  même  été 
pour  moi  l'occasion  d'une  petite  découverte  relative  à  un 
fait  resté  jusqu'ici  inconnu  :  c'est  qu'il  existe,  pour  Horatius 
Codes,  deux  ouvertures,  absolument  distinctes  et  différentes 
l'une  de  l'autre.  Ce  fait  m'a  été  révélé  par  la  confrontation 
que  j'ai  été  à  même  d'établir,  aux  archives  de  l'Opéra, 
entre  la  partition  gravée  et  la  partition  manuscrite,  celle 
qui  servait  à  la  conduite  de  l'orchestre.  Dans  la  première, 
l'ouverture,  qui  comprend  un  lento  et  un  allegro  vivace,  est 
tout  entière  en  ré  majeur;  dans  la  seconde,  cette  ouverture 


l 'V  Académie  impériale  de  musique,  t.  II,  p.  30. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  91 

est  composée  d'un  lento  non  troppo  en  ré  mineur  et  d'un 
allegro  en  rê  majeur.  Toutes  deux,  je  le  répète,  sont  par- 
faitement distinctes  ;  mais,  dans  l'une  comme  dans  l'autre, 
on  ne  rencontre  que  deux  cors,  et  non  pas  quatre  *.  Le 
seul  endroit  de  l'ouvrage  où  quatre  cors  se  fassent  entendre 
est  le  fragment  choral  très  court  (dix  mesures)  qui  termine 
la  seconde  scène,  sur  ces  quatre  vers  : 


Liberté  que  son  bras  seconde, 
Toi  qu'il  défend,  veille  sur  lui! 
La  cause  qu'il  sert  aujourd'hui 
Un  jour  sera  celle  du  monde. 


Il  suffit  de  parcourir  la  partition  à'Horatius  Coclès  pour 
être  convaincu  de  l'erreur  de  Castil-Blaze. 

C'est  le  même  Castil-Blaze  qui  fait  le  récit  d'un  accident 

issez  grave  par  lequel  fut  signalée  l'une   des  représenta- 
tions à'Horatias  Coclès  :  —  «A  la  troisième  représentation, 

lit-il,  le  pont   s'écroula  trop  tôt,    et  sous  les  pieds  de  la 
troupe  armée.  Adrien,  Mlle  Mulot  (Horatius  père   et  fils), 

me  foule  de  choristes  tombèrent,  beaucoup  furent  blessés. 
Adrien  eut  les  jambes  lacérées  cruellement,  un  malheureux 
figurant  subit  l'amputation  d'une  cuisse.  On  assure  que 
des  malveillants  avaient  préparé  cette  catastrophe  en  enle- 
vant les  boulons  qui  servaient  à  réunir  les  diverses  pièces 
du  pont.  »  L'accident  ici  relaté  se  produisit  en  effet,  et 
j'en  vais  fournir  la  preuve;  mais  je  crois  que,  comme  à 
son  ordinaire,  Castil-Blaze  en  a  un  peu  enjolivé  les  détails. 
En  tout  cas,  ce  n'est  pas  à  la  troisième  représentation 
à'Horatius  Coclès  qu'on  eut  à  le  déplorer,  mais  à  une 
reprise  de  l'ouvrage.  Il  est  à  peu  près  certain  qu'à  cette 
troisième  représentation  ne   prenaient   part   ni  Adrien   ni 


1  C'est  la  première  de  ces  deux  ouvertures,  celle  qui  commence  et  finit 
en  ré  majeur,  que  Méhul  a  placée  plus  tard  en  tête  de  sa  belle  partition 
à?  Adrien, 


92  MÉHUL 

Mlle  Mulot,  puisque  à  la  création  la  pièce  était    ainsi  dis- 
tribuée l  : 

Valerius  Publicola,  consul Lays. 

Horace,  surnommé  Goclès Chéron. 

Mutius  Scévoia Laîné. 

Le  jeune  Horace Rousseau. 

Un  ambassadeur  de  Porsenna    ....  Dufresne. 

Mais  voici  une  sorte  de  procès-verbal  authentique  de  ce 
petit  événement,  qui  semble  avoir  ému  quelque  peu  les 
Parisiens,  puisqu'on  en  fit  l'objet  d'une  publication  spé- 
ciale. Ce  que  je  vais  reproduire  ici  avec  la  plus  scrupuleuse 
exactitude  est  le  texte  d'une  feuille  volante  qui  se  vendait 
évidemment  dans  les  rues,  d'un  canard,  comme  nous  dirions 
aujourd'hui,  appelé  à  renseigner  le  public  sur  le  fait  dont 
les  spectateurs  du  Théâtre  des  Arts  (c'est  ainsi  qu'on  appe- 
lait alors  l'Opéra)  avaient  été  les  témoins  attristés2: 


DETAIL 

EXACT 
DU  GRAND  MALHEUR 

ARRIVÉ     HIER     AU      THEATRE      DES     ARTS 

A  la  première  représentation  de  la  reprise  de 
V opéra    (THoratius    Coclès,    et    les    noms    des    ac- 
teurs grièvement  blessés. 


Hier  s'est  donnée  au  théâtre  des  Arts  la  première  représentation  de 
la  reprise  de  l'opéra  d'Horatius  Coclès.  L'affluence  du  public  y  était 
considérable.  L'enthousiasme  le  plus  prononcé  et  le  plus  général  était 
à  son  comble ,   lorsqu'au    moment   où  Horatius   Goclès ,    chargé    de 


1  Je  reproduis  cette  distribution  telle  qu'elle  se  trouve  en  tête  de  la 
pièce  imprimée. 

2  Je  dois  la  communication  de  ce  document  intéressant  et  rarissime 
à  un  de  mes  bons  confrères  et  de  mes  bons  amis,  M.  Er.  Thoinan,  qui 
s'est  beaucoup  occupé  de  Méhul  et  qui  professe  pour  lui  la  plus  vive 
admiration. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  93 

défendre  à  l'ennemi  le  passage  du  pont  qu'on  doit  abattre  derrière  lui, 
ee  qui  doit  entraîner  sa  chute  dans  le  Tibre,  faisait  une  vigoureuse 
résistance,  à  la  tête  de  sa  trouble  [troupe] ,  leur  nombre,  leur  ardeur 
dans  l'action  ont  fait  briser  le  pont  dans  l'endroit  et  au  moment  inat- 
tendus. Tombant  tous  les  uns  sur  les  autres,  avec  leurs  sabres  à  la 
main,  il  y  en  a  eu  plusieurs  de  blessés  :  le  citoyen  Adrien  sur-tout,  qui 
était  au  centre  de  la  mêlée,  s'est  trouvé  dessous,  et  a  eu  un  bras  et 
une  jambe  blessés.  La  pointe  d'un  sabre  est  entrée  dans  le  derrière  de 
la  tête  d'un  des  soldats  :  un  autre  a  eu  le  genoux  gauche  foulé  ;  un 
troisième,  la  jambe  fortement  écorchée  :  plusieurs  se  sont  trouvés  fort 
mal  pendant  quelques  instans ,  d'avoir  supporté  la  chute  et  le  poids 
de  tous  ceux  qui  étaient  tombés  sur  eux;  mais  heureusement  personne 
n'a  été  grièvement  blessé. 

L'administration  du  théâtre  des  Arts  a  fait  donner  les  plus  prompts 
secours.  Le  ministre  de  l'intérieur  a  aussi  fait  donner  les  ordres  les 
plus  précis,  pour  que  rien  ne  soit  épargné,  à  l'effet  de  secourir  les 
blessés.  Il  a  ordonné  d'instruire,  de  ce  qu'il  en  était,  le  public  qui 
témoignait  le  plus  grand  intérêt,  mais  qui  a  repris  son  calme,  et  a 
exprimé  la  satisfaction  la  plus  vive,  lorsqu'il  a  été  certain  que  personne 
n'était  dangereusement  blessé. 

Le  citoyen  Gardel,  qui  a  annoncé  cette  nouvelle,  a  ensuite  joué  son 
rôle  dans  le  Ballet  du  Déserteur,  de  manière  à  mériter  les  applaudis- 
aemens  les  plus  universels. 

Le  spectacle  n'a  fini  qu'après  dix  heures. 

De  l'imprimerie  du  Correspondant  politique, 
Rue  Christine,  n°  11. 

La  reproduction  de  ce  petit  factum,  assurément  curieux 
au  point  de  vue  des  mœurs  de  l'époque,  nous  fait  con- 
naître au  juste  l'importance  de  l'accident  signalé  par  Castil- 
Blaze  *. 

4Et  cet  entrefilet  du  Journal  de  Paris  nous  en  apprend  la  date  précise, 
laissée  ignorée  par  le  canard  en  question:  —  «La  lre  représentation  de 
la  reprise  d'Horatius  Codés  a  été  signalée  par  un  événement  dont  les 
suites  pouvoient  être  très  funestes.  Le  pont  défendu  par  Coclès  s'est 
écroulé  avant  le  temps  marqué,  et  les  acteurs  sont  tombés  les  uns  sur  les 
autres.  Beaucoup  d'entre  eux  ont  été  blessés,  mais  il  ne  paroitpas  y  avoir 
eu  dans  le  nombre  aucun  accident  grave.  Le  spectacle  s'est  terminé,  sui- 
vant l'annonce,  par  la  représentation  du  ballet  du  Déserteur.  »  (Journal 
de  Paris,  18  novembre  1797.)  —  Dans  tout  cela  il  n'est  nullement 
question  du  déboulonnage  indiqué  par  Castil  Blaze,  qui  éprouvait  toujours 
le  besoin  d'enjoliver  et  de  dramatiser  tous  les  faits  dont  il  rendait  compte. 


94  MÉHUL 

Une  fois  mis  en  règle,  par  la  représentation  à'Horatius 
Codes,  avec  l'obligation  qu'ils  avaient  assumée  envers  les 
bureaux  de  la  Commune  de  Paris,  les  deux  collaborateurs 
s'occupèrent  activement  de  celle  de  Mélidore  et  Phrosine. 
Mais  Méhul  s'était  trouvé  mêlé  à  la  confection  d'un  ouvrage 
étrange,  qui  devait,  lui  aussi,  voir  le  jour,  sur  la  scène  de 
Favart,  avant  celui  qu'il  préparait  en  compagnie  d'Arnault. 
Cet  ouvrage,  plus  burlesque  encore  qu'odieux,  avait  pour 
titre  le  Congrès  des  Bois  et  sortait  de  la  plume  de  Demaillot , 
inconnu  encore,  et  qui  préludait  de  cette  façon  singulière 
au  futur  succès  qu'il  était  appelé  à  remporter  avec  Madame 
Angot.  Le  Congrès  des  Bois   était   un  opéra-comique  (!)  en 
trois  actes,  et  j'ignore  par  le  fait  de  quelles  circonstances 
douze  compositeurs   —  pas  un    de    moins    —   avaient   été 
appelés  à  en  écrire  la  musique,  ce  qui  n'avait  pas  dû  leur 
offrir  un  vif  intérêt.  Ces  douze  artistes,  qu'on  avait  choisis 
parmi  les  plus  célèbres  et  les  plus  aimés  du  public,  étaient 
Grétry,    Dalayrac,    Deshayes,    Trial   fils,   Berton,   Méhul, 
Cherubini,  Jadin,  Kreutzer,  Blasius,  Devienne   et  Solié  *. 
Cette  collaboration  musicale  brillante  ne  put  sauver  d'un 
naufrage  complet  l'œuvre  de  Demaillot,  qui  était  véritable- 
ment inepte,  et  dont  le  Journal  de  Paris  rendait  compte 
en  ces  termes  :  —  «  En  présentant  sur  la  scène  la  coalition 
des  rois  contre  la  France,  on  ne  peut  offrir  aux  spectateurs 
que  des  crimes  et  non  des  ridicules;  et  ce  sujet  fait  pour 
causer  l'indignation  peut  difficilement  exciter  le  rire.  —  Si 
l'auteur  du  Congrès  des  Bois  est  parvenu  à  remplir  ce  der- 
nier objet,   c'est  en  sacrifiant  dans  sa  comédie  toutes  les 


1  II  ne  peut  y  avoir  aucun  doute  sur  ce  point,  car  j'ai  consulte  à  ce 
sujet  les  registres  manuscrits  de  l'ancienne  Comédie- Italienne,  qui  relatent, 
avec  tous  leurs  détails,  les  spectacles  de  chaque  jour,  et  voici  la  note  que 
j'y  ai  trouvée:  —  «Octodi  8  ventôse  l'an  2me  (V.  st.  26  février  1794). 
lre  représentation  du  Congrès  des  Bois,  comédie  en  3  actes  en  prose  et 
ariettes,  du  Cen  Des  Maillot,  musique  des  Cens  Grétry,  Dalayrac,  Des- 
hayes, Trial  fils,  Berton,  Méhul,  Cheruhini,  Jadin,  Kreutzer,  Blasius, 
Devienne  et  Solié.  » 


.  SA  VIE ,  SON  GÉNIE  ,  SON  CARACTÈRE  95 

convenances  de  la  scène.   Cette   pièce   n'est  qu'une    suite 
de   caricatures   sans   liaison   et   sans  motif,    quelques-unes 
piquantes,  d'autres,  et  c'est  le  plus  grand  nombre,  froides 
et  trop  prolongées.  —  Dans  le  premier  acte,  les  maîtresses 
des  rois  prennent,  et  l'auteur  ne  dit  pas  pourquoi,  le  parti 
de  la  Képublique   Françoise,    et  complotent   la  perte    des 
têtes    couronnées,   avec   Cagliostro   arrivé    de    Rome  pour 
représenter  le  pape  au  Congrès.  Le  complot  s'exécute  pen- 
dant le  Congrès  même,   et  au  moment. où  chacun  est  con- 
venu du  morceau  de  la  France  qu'il  prendra  pour  prix  de 
la   guerre,    les    François    arrivent    vainqueurs.     Les    rois 
abandonnés  fuyent  et  reparoissent  l'instant  d'après  sur  la 
scène,  affublés  de  bonnets  rouges  et  chantant  la  Carmagnole 
pour  n'être  pas  reconnus.  —  La  musique   de   cette   pièce, 
composée  en  commun  par  plusieurs  auteurs  célèbres,  a  été 
fort   applaudie;   mais  vers  le  milieu  du   troisième  acte   le 
public  a  commencé  à  témoigner  son  impatience  ;  et  la  mau- 
vaise exécution  du  dernier  ballet  a  excité  un  mécontente- 
ment général  qui  a  empêché  de  finir  la  pièce1».  Elle  eut 
deux  représentations  seulement,   accueillies  de  telle  sorte 
par  les  spectateurs  que  la  police  jugea  à  propos  d'interdire 
les  suivantes,  ainsi  que  nous  l'apprennent  les  Spectacles  de 
Paris  :  «  Pièce  mal  accueillie,  et  arrêtée  par  ordre  au  moment 
où  nous  écrivons.  » 

C'est  ici  que  se  place  un  fait  très  honorable  pour  Méhul, 
qui  indique  bien  le  cas  qu'on  faisait  dès  lors  de  son  talent 
et  de  ses  œuvres,  et  dont  aucun  historien  n'a  eu  connais- 
sance. Ce  fait,  c'est  celui  d'une  pension  que  lui  accordèrent, 
afin  de  l'encourager  à  travailler  pour  eux,  les  sociétaires 
de  la  Comédie-Italienne2.  On  avait  vu  de  grands  artistes, 
auteurs  ou  compositeurs  chevronnés,  connus  par  un  grand 
nombre  d'ouvrages  heureux,  tels  que  Favart,  Duni,  Phi- 
lidor,    Grétry,    être,    de   la   part    de    la    Comédie,   l'objet 


1  Journal  de  Paris,  13  ventôse  an  II  —  3  mars  1794. 

2  On  sait  qu'à  cette  époque  la  Comédie-Italienne    était  régie,   comme 
aujourd'hui  encore  la  Comédie-Française,  par  une  Société  d'artistes. 


96  MÉHUL 

d'une  faveur  de  ce  genre*,  mais  jamais  jusqu'alors  un 
jeune  musicien,  presque  encore  à  ses  premières  armes, 
n'avait  été  appelé  à  un  tel  honneur,  et  il  fallait  pour  cela 
que  les  premiers  succès  de  Méhul  eussent  été  bien  éclatants 
et  bien  vifs.  C'est  dans  les  registres  de  l'administration 
du  théâtre  Favart,  à  la  date  du  mois  de  germinal  an  II 
(mars-avril  1794),  que  j'ai  trouvé  pour  la  première  fois  le 
nom  de  Méhul  compris,  au  chapitre  des  pensions,  sous  la 
rubrique  :  Auteurs,  musiciens  et  autres,  pour  une  somme 
mensuelle  de  83  livres  6  sols  8  deniers,  c'est-à-dire  pour 
une  pension  annuelle  de  mille  livres1.  Il  est  présumable 
que,  par  cette  gracieuseté,  la  Comédie-Italienne  espérait 
attacher  étroitement  Méhul  à  sa  fortune  et  l'empêcher 
autant  que  possible  de  mettre  ses  talents  au  service  du 
théâtre  Feydeau,  son  puissant  et  dangereux  rival.  De  fait, 
Méhul  travailla  fort  peu  pour  ce  dernier. 

Revenons  enfin  à  Mélidore  et  Phrosine,  qui  était,  il  faut 
bien  le  dire  en  ce  qui  concerne  le  poète,  une  œuvre  au 
moins  singulière  à  mettre  à  la  scène,  et  par  trop  auda- 
cieuse. Arnault  en  avait  puisé  le  sujet  dans  le  poème 
étrange  de  ce  Gentil-Bernard  loué  par  Voltaire,  sujet  qui, 
avec  des  noms  différents,  ne  faisait  que  reproduire  la 
fable  si  touchante  d'Hero  et  Léandre,  mais  en  la  rendant 
odieuse  par  l'amour  incestueux  d'un  frère  pour  sa  sœur, 
tandis  que  l'orgueil  féroce  d'un  autre  frère  condamne 
celle-ci  à  périr  avec  son  amant.  Arnault  avait  changé  le 
dénouement,  en  le  rendant  moins  tragique  par  le  repentir 
tardif  des   deux  frères  et  le  mariage  des  deux  amoureux, 


1  Voici    les   noms    des    auteurs    et    compositeurs    compris    dans    cette 

liste  : 

Grétry 150  1. 

Philidor 66  1.  13  s  4  d. 

Monvel 66       13      4 

Dalayrac 83         6      8 

Méhul..    ........       83         6       8 

De  Blois  .     . 33         6      8 

Loulié.     .     .     .     .     .     .     .     .25 


SA   VIE,    SON   GÉNIE,    SON   CARACTÈRE  97 


5       ^Vi1       «o-^x^j 


mais  le  fond  du  drame  restait  effroyablement  sombre,  et  sa 
donnée  première  ne  pouvait  guère  inspirer  d'autre  senti- 
ment que  le  dégoût.  En  acceptant  un  livret  de  ce  genre, 
Méhul  n'en  avait  évidemment  apprécié  que  le  côté  pathé- 
tique et  le  parti  que  son  génie  passionné  pouvait  tirer  de 
certaines  situations  d'ailleurs  très  puissantes,  mais  sans 
se  rendre  compte  de  son  caractère  répulsif  et  de  l'effet 
fâcheux  qu'il  devait  produire  sur  le  public.  À  ne  consi- 
dérer que  son  œuvre  personnelle,  il  est  certain  que  Méli- 
dore  et  Phrosine  méritait  d'obtenir  un  immense  succès. 
«Je  renvoie  aux  journaux  de  l'époque,  dit  Arnault,  ceux 
de  mes  lecteurs  qui  veulent  savoir  sans  le  lire  ce  qu'ils 
doivent  penser  de  mon  drame  ;  je  les  y  renvoie  aussi  pour 
savoir  l'effet  que  produisit  la  musique  de  cet  opéra. 
Depuis  Gluck,  depuis  le  finale  du  premier  acte  à'Armide, 
on  n'avait  rien  entendu  d'aussi  énergique  que  le  finale 
du  premier  acte  de  Phrosine;  il  est  à  lui  seul  un  ouvrage 
complet.  Source  des  effets  les  plus  dramatiques,  l'atten- 
drissement et  la  terreur  y  sont  portés  au  plus  haut  degré. 
Aussi  fut-il  entendu  avec  le  même  enthousiasme  quarante 
fois  de  suite.  » 

Phrosine  et  Mélidore,  qui  fut  représenté  pour  la  première 
fois  au  théâtre  Favart  le  17  floréal  an  II  (6  mai  1794), 
fut  en  effet  un  grand  succès  pour  le  musicien  *,  et  aussi 
pour  les  quatre   artistes  fort  distingués  qu'il  avait  choisis 

1  Le  spectacle  était  complété  par  la  troisième  représentation  de  la 
reprise  de  Jean-Jacques  Rousseau  a  ses  derniers  moments,  comédie  en  deux 
actes  de  Bouilly.  Le  programme  du  Journal  de  Paris  annonçait  Philippe  et 
Georgette,  de  Dalayrac,  mais  il  y  eut  sans  doute  un  changement  dans  la 
composition  du  spectacle  primitivement  annoncé,  puisque  le  registre  quo- 
tidien manuscrit  de  la  Comédie-Italienne  porte  bien  Jean- Jacques  Rousseau. 
C'est  aussi  ce  registre  qui  nous  apprend  que  la  recette  de  cette  soirée  fut 
de  4.172  livres  15  sols. 

Je  dois  faire  remarquer  une  grosse  erreur  typographique  du  livret  de 
Mélidore,  qui  fixe  la  date  de  la  première  représentation  au  17  germinal 
(c'est-à-dire  au  6  avril),  tandis  qu'elle  est,  comme  on  l'a  vu,  du  17  floréal 
(6  mai).  Il  n'y  a  pas  de  confusion  possible  ici,  puisque  les  registres  du 
théâtre  font  foi,  et  aussi  les  programmes  et  les  comptes-rendus  des 
journaux. 

7 


98  MÉHUL 

pour  ses  interprètes  :  Mmc  Saint -Aubin  (Phrosine),  Michu 
(Mêlidore),  Chenard  (Aimar)  et  Solié  (Jule).  Il  n'en  fut 
pas  de  même  pour  l'auteur  du  poème,  qui  ne  trouva  guère 
de  sympathie  parmi  les  spectateurs  et  qui,  je  l'ai  fait 
entendre  déjà,  n'en  méritait  pas  :  «  Phrosine  et  Mêlidore, 
dit  Fétis;  aurait  dû  trouver  grâce  devant  le  public  par  le 
charme  de  la  musique,  où  règne  un  beau  sentiment,  plus 
d'abandon  et  d'élégance  que  Méhul  n'en  avait  mis  jus- 
qu'alors dans  ses  ouvrages1;  mais  un  drame  froid  et  triste 
entraîna  dans  sa  chute  l'œuvre  du  musicien.  Toutefois,  la 
partition  a  été  publiée,  et  les  musiciens  y  peuvent  trouver 
un  sujet  d'étude  rempli  d'intérêt.  » 

Elle  est  superbe,  en  effet,  cette  partition,  et  n'eût-on 
à  y  signaler  que  le  duo  d'introduction  entre  Aimar  et 
Phrosine  :  Non,  non,  cessez  de  V espérer,  le  colossal  et 
splendide  finale  du  premier  acte,  et  l'air  si  pathétique  de 
Mêlidore  au  second:  Du  noir  chagrin  qui  me  dévore,.., 
elle  constituerait  une  œuvre  hors  ligne.  Et  cependant, 
une  partie  du  public  restait  rétive  à  la  manière  si  nou- 
velle de  Méhul,  à  sa  façon  de  comprendre  la  musique  dra- 
matique; et  les  inspirations  les  plus  tendres,  les  plus  tou- 
chantes ne  pouvaient,  de  la  part  de  certains  esprits  timorés, 
faire  pardonner  au  compositeur  les  hardiesses  et  les  audaces 
de  sa  déclamation,  la  puissance  du  sentiment  dramatique 
qu'il  développait  avec  tant  de  vigueur.  Dans  un  drame 
sombre  jusqu'à  l'horreur,  fougueux  jusqu'à  l'emportement, 
d'aucuns  auraient  voulu  lui  voir  dérouler  des  cantilènes 
caressantes,  égrener  un  chapelet  de  doucereuses  mélodies; 
comme  si  Corneille  avait  pu  traiter  les  scènes  terribles  des 
Horaces  dans  le  style  de  son  incomparable  invocation  de 
l'Amour  à  Psyché  !  Entre  autres,  un  journal,  d'ordinaire 
mieux  inspiré,  la  Décade  philosophique,  se  montra  dur 
envers  lui  de  la  façon  la  plus  maladroite  et  jusqu'à  la 
plus    évidente    injustice.    Après   avoir  fait   de   la  partition 

1  Toujours   les  mêmes  réticences,  et  la  même  injustice.  Il  n'y  a  donc  ni 
abandon  ni  éle'gance  dans  Stratonicet 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  99 

une  analyse  très  sévère,  ce  recueil  s'exprimait  ainsi,  en 
manière  de  conclusion  *  —  «  La  sévérité  de  notre  critique 
étonnera  le  citoyen  Méhul,  qui  paroit  être  le  compositeur 
à  la  mode  et  que  tous  les  journalistes  encensent.  Mais  notre 
journal,  à  nous,  n'est  pas  consacré  à  la  flatterie.  On  com- 
pare déjà  Méhul  à  Grluck  ;  effectivement  il  a  quelque  chose 
de  ce  maître.  Mais  il  devroit  sacrifier  à  la  mélodie.  Nous 
ne  croyons  pas  qu'il  se  soit  nourri  de  la  lecture  des  pro- 
ductions musicales  de  nos  maîtres  en  cet  art,  les  Italiens. 
On  nous  a  même  assurés  qu'il  en  faisoit  peu  de  cas.  Il  a 
tort.  Tant  que  le  système  actuel  de  musique  sera  suivi 
(quel  système?  Méhul  avait  justement  la  prétention  d'en 
introduire  un  nouveau  parmi  nous),  c'est  en  Italie  qu'il 
faudra  chercher  nos  modèles.  J.-J.  Rousseau,  qui  avoit 
probablement  plus  observé,  plus  comparé  que  tous  nos 
jeunes  compositeurs  modernes,  n'eut  à  cet  égard  toute  sa 
vie  que  la  même  opinion1...  » 

Il  y  a  lieu  de  croire  qu'au  point  de  vue  musical  Méhul 
faisait  peu  de  cas  des  opinions  de  J.  J.  Rousseau;  et  il 
avait  cent  fois  raison,  puisqu'il  envisageait  la  musique 
sous  un  tout  autre  aspect.  Rousseau,  ravalant  un  peu  l'art 
qu'il  adorait,  ne  lui  laissait  que  le  droit  de  charmer; 
Méhul,  comprenant  toute  la  puissance  de  cet  art  mer- 
veilleux, voulait  qu'au  charme  il  joignît  l'émotion.  Le 
chef-d'œuvre  de  Rousseau  est  le  Devin  du  village;  celui  de 
Méhul  est  Joseph,  Il  suffit,  je  crois,  de  nommer  les  deux 
œuvres  pour  que  chacun  des  deux  systèmes  soit  jugé  à  sa 
juste  valeur. 

Malgré  tout,  Mélidore  et  Phrosine,  par  le  fait  d'un  livret 
fâcheux,  n'obtint  qu'un  succès  relatif  et  peu  prolongé. 
Arnault,  bien  entendu,  n'accepte  pas  ces  conséquences,  et 
attribue  à  des  causes  étrangères  la  courte  existence  de  l'ou- 
vrage :  —  «  On  s'étonnera  sans  doute,  dit-il,  que  l'ouvrage 
ne  soit  pas  resté  au  théâtre.  Voici  pourquoi.  Le  rôle  le 
plus  difficile  de  la  pièce,  le  rôle  de  Jule,  avait  été  donné 

1  La  Décade  philosophique,  politique  et  littéraire  du  30  floréal  nn  II. 


100  MÉHUL 

à  Solié,  chanteur  habile,  acteur  intelligent,  mais  qui 
n'avait  ni  l'énergie  morale,  ni  la  vigueur  physique  en 
dose  suffisante  pour  le  remplir  ;  il  passa  ce  rôle  à  Elleviou, 
qui,  alors  dans  toute  la  force  de  l'âge,  péchait  peut-être 
par  des  qualités  opposées  aux  siennes.  La  pièce  y  gagna 
plus  que  l'acteur,  qui  se  tuait  en  lui  donnant  une  nouvelle 
vie.  Survinrent  cependant  des  discussions  politiques  dans 
lesquelles  il  se  trouva  compromis;  car  alors  tout  le  monde 
se  mêlait  de  tout.  L'affaire  de  Vendémiaire,  je  crois,  lui 
attira  les  ressentiments  du  parti  vainqueur,  et  comme  il 
était  de  la  réquisition,  on  exigea  qu'il  se  rendît  à  l'armée, 
exigence  à  laquelle  il  satisfit  de  fort  bonne  grâce.  Le 
cours  des  représentations  de  Phrosine  fut  interrompu  par 
cet  incident;  et  comme  Méhul,  de  concert  avec  moi,  ne 
voulait  pas  remettre  cet  ouvrage  en  scène  sans  des  change- 
ments qui  n'ont  jamais  été  achevés,  il  n'y  a  pas  reparu, 
malgré  le  désir  que  les  acteurs  avaient  de  le  rendre  au 
public.  C'est  un  chef-d'œuvre  perdu  pour  lui  et  pour  eux, 
chef-d'œuvre  musical,  bien  entendu  *.  » 

Mais  l'histoire  de  Mélidore  et  Phrosine  ne  s'arrête  pas  là, 
et  il  était  dit  que  la  politique  devait  lui  susciter  des  diffi- 
cultés de  tout  genre.  Arnault  nous  a  raconté  combien  de 
peine  les  deux  auteurs  avaient  éprouvée  pour  le  faire  par- 
venir à  la  scène;  c'est  encore  lui  qui  va  nous  faire  con- 
naître les  ennuis  qu'il  leur  causa,  les  dangers  qu'il  leur 
fit  courir  lorsque  enfin  ils  eurent  réussi  à  le  présenter  au 
public.  Il  faut  avouer  que  tout  n'était  pas  rose  alors,  même 
dans  le  métier  d'auteur  et  de  compositeur  dramatique  : 

Le  succès  de  cet  opéra,  qui  fut  joué  six  semaines  ou  deux  mois  avant 
la  chute  de  Robespierre 2,  pensa  nous  compromettre,  Méhul  et  moi, 
avec  la  faction  dominante.  Ne  pouvant  trouver  dans  le  poème  et  dans 
la  musique  des  bases  d'accusation,  on  en  chercha  dans  les  accessoires, 
dans  les  costumes,  dans  les  oripeaux,  dont  les  acteurs,  aussi  vains  en  ce 
temps-là  qu'en  d'autres,  avaient  surchargé  leurs  habits;  on  nous  dénonça 
pour  ce  luxe  que  nous  n'avions  pas  prescrit,  et  dont  le  tailleur  lui-même 

1  Souvenirs  d'un  sexagénaire. 

2  Juste  douze  semaines  avant  le  9  thermidor. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  101 

n'était  pas  coupable,  ou  plutôt  n'était  que  complice.  Il  nous  fallait  un 
défenseur  dans  le  comité  de  salut  public.  Méhul  me  proposa  de  venir  avec 
lui  chez  Barrère,  qu'il  connaissait.  Nous  exposâmes  le  sujet  de  notre  in- 
quiétude à  ce  dernier,  qui  nous  admit  à  son  audience  avant  trente  ou 
quarante  solliciteurs  dont  son  antichambre  était  remplie.  —  «  Si  vous 
m'en  croyez,  nous  répondit-il,  vous  ne  vous  occuperez  pas  décela.  Laissez 
votre  opéra  suivre  sa  destinée  à  travers  les  dénonciations.  Vous  ne 
gagneriez  rien  à  le  retirer  ;  on  se  prévaudrait  même  de  ce  fait  contre 
vous  ;  on  affecterait  d'y  voir  un  aveu  de  vos  intentions.  Quiconque 
appelle  sur  lui  l'attention  publique  par  le  temps  qui  court  n'est-il  pas 
exposé  à  la  dénonciation?  Et  puis,  ne  sommes-nous  pas  tous  au  pied 
de  la  guillotine,  tous,  à  commencer  par  moi?  ajouta-t-il  du  ton  le 
plus  dégagé. 

Prenant  exemple  sur  Barrère,  qui,  au  fait,  dormait  au  nied  de  Fécha- 
faud  comme  un  artilleur  dort  sur  l'affût  du  canon  qu'il  a  chargé,  nous 
laissâmes  les  choses  aller  leur  train  sans  nous  embarrasser  du  bruit,  et 
nous  fîmes  bien. 

Méhul  pensant  à  cette  audience  où  Barrère,  qui  sortait  du  lit,  s'était 
montré  en  robe  de  chambre  et  le  col  nu,  me  disait  :  «  Il  me  semblait, 
quand  il  se  plaçait  dans  son  discours  au  pied  de  la  guillotine,  qu'il  avait 
déjà  fait  sa  toilette  pour  y  monter1.  » 


arrêté  comme  émigré  en  1792,  Arnault  n'avait  dû  la  liberté  et  peut- 
être  la  vie  qu'à  MUe  Contât,  l'admirable  artiste  de  la  Comédie-Française, 
qui  avait  déployé  dans  ce  but  la  plus  active  sollicitude.  Arnault  voulut 
lui  prouver  sa  reconnaissance  en  lui  dédiant  en  ces  termes  le  livret  de 
Mélidore  et  JPhrosine  : 

«  A  la  citoyenne  Contât.  —  Mélidore  vous  est  dédié,  je  suis  payé  de  mon 
travail.  J'attends  avec  moins  d'inquiétude  le  jugement  du  public.  A  votre 
exemple,  puisse-t-il  accueillir  ce  gage  d'une  amitié  vraie  comme  vos  talens, 
méritée  comme  votre  réputation,  et  non  moins  durable  qu'elle  !  — 
Arnault.  » 


CHAPITRE   VIL 


Ni  Mélidore  et  les  préoccupations  de  tout  genre  que  lui 
avait  causées  cet  ouvrage,  ni  Horatius  Codes,  ni  le  Con- 
grès des  Bois  n'avaient  absorbé  Méhul  au  point  de  lui  faire 
négliger  un  travail  qu'il  avait  entrepris  dans  le  même 
temps,  et  qui  l'intéressait  d'autant  plus  que  les  qualités  de 
grandeur  et  de  noblesse  qui  caractérisaient  son  style  et  son 
inspiration  devaient  trouver  le  moyen  de  s'y  faire  jour  de 
la  façon  la  plus  favorable.  Un  poète  à  qui  l'on  devait 
déjà  plusieurs  tragédies  applaudies,  entre  autres  Fênêlon, 
Caïus  Gracchus  et  Henri  VIII,  Marie-Joseph  Chénier,  dont 
le  talent  mâle  et  puissant  se  traduisait  en  vers  d'une  autre 
valeur  et  d'un  autre  souffle  que  ceux  d'Arnault,  venait 
d'écrire  un  Timdléon  dans  lequel  il  avait  eu  l'idée  d'asso- 
cier la  musique  à  la  poésie,  à  l'imitation  des  tragiques 
.grecs,  en  mêlant  intimement  le  chœur  à  l'action  scénique. 
Depuis  l'Esther  et  VAthalie  de  Racine  on  n'avait  guère  vu 
d'essai  de  ce  genre,  et  Chénier,  en  proposant  à  Méhul 
d'être  son  collaborateur  pour  une  œuvre  ainsi  conçue, 
donnait  à  cet  essai  toute  la  valeur  et  toute  l'importance 
artistique  qu'on  lui  pouvait  désirer.  Mais,  cette  fois  encore, 
plus  d'un  obstacle  devait  retarder  l'apparition  d'un  ouvrage 
qui  lit  grand  bruit  dans  le  public  avant  de  pouvoir  lui  être 
offert. 

Député  à  la  Convention  nationale,  Chénier,  orateur  puis- 
sant, se  montrait  à  l'Assemblée  le  défenseur  ardent  de 
toutes  les  libertés  en  même  temps  que  l'ennemi  de  tous 


SA  VIE,  SON  GÉNIE }    SON  CARACTÈRE  103 

les  excès  qui  se  commettaient  en  leur  nom;  poète  drama- 
tique, il  transportait  volontiers  la  politique  sur  le  théâtre, 
et,  faisant  de  la  scène  comme  une  seconde  tribune,  il  y 
combattait  encore,  avec  le  même  courage,  les  idées,  les 
opinions,  les  principes  qu'il  croyait  funestes  à  son  pays. 
Après  avoir,  à  l'aurore  de  la  Révolution,  flétri  dans  son 
Charles  IX  la  conduite  d'un  prince  cruel  et  sanguinaire,  il 
avait  voulu,  dans  sa  nouvelle  œuvre,  réagir  contre  la 
tyrannie  que  Robespierre  alors  tout-puissant  faisait  peser 
sur  la  France  frémissante  et  par  lui  terrifiée.  Cherchant, 
pour  atteindre  son  but,  une  situation  analogue  dans  l'anti- 
quité, et  la  trouvant  dans  l'histoire  de  Corinthe,  courbée 
sous  le  joug  d'un  despote  qui  s'achemine  au  trône  par  la 
dictature,  il  avait  choisi  pour  héros  ce  Timoléon  fameux, 
qui  n'hésite  pas,  bien  que  ce  tyran  soit  son  frère,  à  le 
sacrifier  et  à  le  frapper  de  sa  propre  main,  afin  d'arracher 
sa  patrie  à  la  servitude.  —  Tel  était  le  sujet  de  sa  nou- 
velle tragédie. 

C'est  au  théâtre  de  la  République,  où  avaient  pris  place 
les  dissidents  de  la  Comédie-Française,  que  devait  se 
jouer  Timoléon,  dont  les  rôles  avaient  été  distribués  à 
Talma,  Monvel,  Baptiste  aîné,  Monville  et  Mme  Vestris  *. 
Mais  Robespierre  et  ses  amis  veillaient,  et  l'on  sait  s'ils 
étaient  soupçonneux  en  toutes  matières.  Nous  avons  vu, 
par  l'exemple  de  Mélidore  et  Phrosine,  que  la  censure  avait 


*A  cette  époque,  où  la  politique  se  mêlait  fatalement  à  toutes  choses, 
la  Comédie-Française,  qui  depuis  1789  portait  le  titre  de  théâtre  de  la 
Nation,  s'était  divisée  en  deux  camps  :  le  camp  réactionnaire,  où  se  trou- 
vaient Fleury,  Dazincourt,  Saint-Prix,  Naudet,  Vanhove,  Saint-Fal, 
Mlles  Contât,  Devienne,  Joly,  etc.,  et  le  camp  révolutionnaire,  qui  com- 
prenait Talma,  Dugazon  et  sa  sœur  Mme  Vestris,  Grandmesnil,  Michot, 
Mlle  Desgarcins  et  quelques  autres.  Une  scission  s'était  opérée,  et  tandis 
que  les  premiers  poursuivaient  une  campagne  dangereuse  qui  devait 
aboutir  pour  eux  à  une  arrestation  en  masse  et  à  une  longue  détention, 
leurs  anciens  compagnons,  devenus  leurs  rivaux,  introduisaient  le  grand 
répertoire  tragique  et  comique  dans  la  salle  des  Variétés-Amusantes,  de- 
venue le  théâtre  de  la  République,  et  qui  n'est  autre  que  la  Comédie- 
Française  actuelle. 


104  MÉHUL 

été  rétablie,  et  qu'elle  fonctionnait  avec  zèle  au  plus  grand 
profit  des  doctrines  dont  les  Comités  alors  florissants  se 
montraient  les  apôtres  énergiques.  Elle  n'avait  pas  jugé 
bon,  sans  doute,  de  paraître  s'opposer  ouvertement  à  la 
représentation  de  Timoléon,  puisque  le  théâtre  de  la  Répu- 
blique s'occupait  avec  activité  de  la  mise  à  la  scène  de 
l'ouvrage,  donnait  tous  ses  soins  aux  études  qu'il  nécessi- 
tait, et  pendant  cinq  semaines  fit  annoncer  sa  prochaine 
apparition  sans  que  personne  y  trouvât  à  redire  et  parût 
songer  à  s'en  émouvoir;  mais  on  peut  supposer,  sans  trop 
de  crainte  de  se  tromper,  que  les  intéressés  avaient  été 
avisés  par  elle  et  se  tenaient  sur  leurs  gardes,  n'attendant 
que  le  moment  opportun  pour  frapper  le  coup  qu'ils  médi- 
taient en  secret. 

Depuis  le  16  germinal  (5  avril  1794),  les  feuilles  poli- 
tiques qui  publiaient  régulièrement  chaque  jour  le  pro- 
gramme des  spectacles,  à  commencer  par  le  Moniteur 
universel,  inséraient,  à  la  suite  de  celui  du  théâtre  de  la 
République,  l'annonce  que  voici  :  «  En  attendant  la  première 
représentation  de  Timoléon,  tragédie  nouvelle  à  grands 
chœurs.  »  Cela  dura  jusqu'au  19  floréal  (8  mai),  où  l'on  vit 
cette  annonce  pour  la  dernière  fois.  Elle  disparaît  tout  à 
coup  dans  les  deux  numéros  suivants,  et  dans  celui  du 
22  floréal,  le  programme  du  théâtre  de  la  République  est 
remplacé  par  cette  mention,  inscrite  entre  parenthèses  : 
Nous  n'avons  pas  reçu  l'annonce.  Puis,  il  n'est  plus  question 
de  Timoléon.  Que  s'était-il  donc  passé?  un  incident  très 
violent,  paraît-il,  qu'on  avait  vu  se  produire  à  la  répétition 
générale,  mais  dont  il  est  difficile  aujourd'hui  de  retrouver 
la  trace  précise.  J'ai  parcouru  vainement  les  comptes- 
rendus  des  séances  de  la  Convention,  de  la  Commune  de 
Paris,  du  club  des  Jacobins,  dans  l'espoir  d'y  trouver  une- 
relation  de  cet  incident,  qui  fit  grand  bruit  dans  Paris; 
les  journaux  que  j'ai  consultés  sont  muets  eux-mêmes  à  ce 
sujet,  et  ce  n'est  que  dans  un  recueil  périodique,  la  Décade 
philosophique ,  politique  et  littéraire,  que  j'ai  rencontré  enfin 
le  petit  récit  dont  voici  la  reproduction  textuelle  : 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  105 

On  annonçait  depuis  long-tems  une  tragédie  de  Chénier,  intitulée 
Timoléon.  Une  grande  répétition  a  eu  lieu  le  19  (Floréal)  ;  il  y  avoit 
beaucoup  de  monde.  Julien  de  la  Drôme,  ne  pouvant  voir  de  sang-froid 
Timophane,  frère  de  Timoléon,  recevoir  la  couronne,  sans  que  le  peuple 
s'indignât,  a  tonné  contre  cet  ouvrage.  S'il  n'y  a  dans  Gorinthe,  a-t-il 
dit,  qu'un  Timoléon,  il  y  a  dans  Paris  autant  d'ennemis  de  la  royauté^ 
autant  de  Timoléon,  qu'il  y  a  de  sans-culottes  ;  et  ce  seroit  les  insul- 
ter que  de  leur  donner  une  pareille  pièce. 

Pendant  que  Julien  s'exprimoit  avec  énergie  contre  l'ouvrage,  son 
fils,  âgé  de  14  ans,  faisoit  les  quatre  vers  suivans  : 


Au  théâtre  françois  Timoléon  revit  ; 
Il  hésite  à  frapper  un  despote  profane. 
Le  parterre  s'indigne,  et  d'un  trépas  subit 
Timoléon  tombe  avant  Timophane. 


Chénier  s'est  rendu  au  Comité  de  sûreté  générale,  a  brûlé  lui-même 
son  manuscrit,  et  a  demandé  acte  de  cette  conduite,  à  laquelle  tous  les 
patriotes  applaudissent 1. 

Déjà,  à  deux  reprises,  Chénier  avait  eu  maille  à  partir 
avec  les  Jacobins.  Lors  de  la  représentation  de  Caïus 
Gracchus  (février  1792),  ceux-ci  ne  lui  avaient  pas  pardonné 
cette  exclamation  énergique  placée  dans  la  bouche  d'un 
des  personnages  du  drame,  et  qui  se  retournait  contre  les 
puissants  du  jour  :  Des  lois,  et  non  du  sang!  le  montagnard 
Albitte,  placé  un  soir  dans  une  loge,  se  leva  subitement  à 
ces  mots,  et,  d'une  voix  enfiévrée  par  la  colère,  s'écria  : 
Du  sang,  et  non  des  lois!  une  scène  tumultueuse  s'ensuivit, 
et  le  lendemain  la  pièce  était  défendue.  L'année  suivante, 
Chénier  faisait  représenter  sa  tragédie  de  Fênélon,  et, 
comme  on  l'a  dit,  «il  y  avait  de  la  vertu  et  du  courage  à 
montrer  au  théâtre  en  1793  le  plus  touchant  modèle  de  la 
philosophie  chrétienne  et  de  l'humanité  ».  Aussi,  Fênélon 
fut-il  interdit  à  son  tour.  Toutefois,  ces  deux  ouvrages 
avaient  pu  du  moins  être  représentés,  tandis  qu'on  ne  laissa 
pas  à  Timoléon  la  faculté  même  de  se  produire.  Robespierre, 
ne  voulant  pas  agir  par  lui-même,  n'avait  point  négligé 

1  Décade  philosophique,  30  floréal  an  II. 


106  MÉHUL 

pourtant,  comme  on  le  pense,  de  s'informer  des  tendances 
de  l'œuvre  nouvelle,  et  c'est  dans  le  but  de  provoquer  un 
éclat  qu'il  avait,  le  jour  de  la  répétition  générale,  envoyé 
un  grand  nombre  des  siens  au  théâtre  de  la  République, 
où.  ils  avaient  rempli  leur  tâche  en  conscience.  Or,  que  ce 
fût  pour  la  raison  publiquement  donnée  par  Julien  de  la 
Drôme,  d'après  le  récit  de  la  Décade,  ou^ce  qui  semble 
beaucoup  plus  probable,  que  ce  fût  à  cause  du  meurtre  du 
dictateur  qui  formait  le  dénouement  de  la  pièce  et  dont 
l'exemple  pouvait  paraître  dangereux  aux  amis  de  Robes- 
pierre, toujours  est-il  que  la  représentation  de  Timdlêon 
fut  interdite  par  un  arrêté  du  Comité  de  salut  public, 
et  que  l'ouvrage  dut  attendre,  pour  voir  le  jour,  que  le 
9  thermidor  eût  amené  la  chute  des  Jacobins  et  de  leur 
chef1. 

Pour  ce  qui  est  de  la  destruction  de  son,  ou,  pour  mieux 
dire,  de  ses  manuscrits,  il  est  permis  de  supposer  que 
Chénier  ne  s'y  prêta  pas  d'aussi  grand  cœur  que  semblait 
le  croire  la  Décade  ,  et  que  ce  n'est  pas  de  son  plein  gré 
qu'il  fit  le  sacrifice  de  son  œuvre.  «  Timoléon,  sl  dit  un  de 
ses  biographes,  ne  fut  point  imprimé  *,  ses  divers  manuscrits 
furent  recherchés  avec  tout  le  zèle  d'une  inquisition 
farouche,  saisis  et  brûlés;  lorsqu'il  fut  imprimé  en  1795, 
ce  fut  sur  un  manuscrit  que  Mme  Vestris  avait  heureusement 
sauvé3.»  C'est  donc  grâce  à  Mme  Vestris  que,  quatre  mois 
plus  tard,  Chénier  put  en  appeler  au  jugement  du  public 
de  l'indignité  de  ses  ennemis.  Nous  retrouverons  à  ce  mo- 
ment Timoléon, 


1  Chénier  célébra  cet  événement  par  un  hymne  superbe,  V Hymne  du 
9  Thermidor,  qui  débutait  par  ce  vers  : 

Salut,  neuf  Thermidor,  jour  de  la  délivrance  ! 

2  Biographie  universelle  et  portative  des  Contemporains.  —  Ce  recueil, 
d'ordinaire  merveilleusement  informé,  commet  pourtant  une  grave  et  sin- 
gulière erreur  en  avançant  que  Timoléon  «  fut  représenté  dans  les  temps 
les  plus  orageux  de  la  Terreur,  c'est-à-dire  quelques  mois  avant  la  chute 
de  Robespierre.  «  On  vient  de  voir  ce  qu'il  en  est. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  107 

Mais  ce  n'était  pas  là  le  seul  ouvrage  qui  devait  associer 
les  grands  noms  de  Chénier  et  de  Méhul,  ce  n'était  pas 
surtout  celui  qui  devait  donner  le  plus  d'éclat  à  leur  colla- 
boration. Au  moment  même  où  ils  se  voyaient  réduits  à 
l'impuissance  par  l'interdiction  lancée  sur  les  représenta- 
tions de  Timoléon,  les  circonstances  les  rapprochaient  de 
nouveau,  et  ils  enfantaient  une  œuvre  dont  la  beauté 
sereine  et  virile  eût  suffi,  malgré  ses  proportions  modestes, 
pour  rendre  à  elle  seule  leurs  noms  immortels.  Je  veux 
parler  de  cet  hymne  magnifique  et  grandiose,  le  Chant  du 
Départ,  de  ce  cri  de  guerre  et  de  liberté,  aux  accents  si 
mâles  et  si  fiers,  qui  semble  résumer  en  lui  ce  que  l'anti- 
quité nous  a  légué  de  plus  noble  et  de  plus  admirable,  et 
qui,  ainsi  que  la  Marseillaise,  a  fait  le  tour  de  l'Europe 
dans  les  plis  du  drapeau  tricolore,  excitant  nos  soldats  qui 
combattaient  pour  l'indépendance  et  l' affranchissement  de 
la  patrie! 

L'histoire  de  ce  chant  merveilleux,  véritable  chant  sacré, 
hymne  héroïque  de  délivrance,  dans  lequel  semble  palpiter 
l'âme  même  de  la  France,  est  bien  difficile  à  retracer  avec 
exactitude.  Plusieurs  versions  ont  eu  cours  à  son  sujet,  et 
le  choix  entre  elles  est  malaisé. 

Suspect  alors,  et  accusé  de  «modérantisme»  malgré  les 
gages  qu'il  avait  donnés  de  son  libéralisme,  Chénier  était 
tenu  à  la  plus  grande  discrétion.  D'ailleurs,  son  frère 
André,  le  poète  immortel,  était  en  prison,  et,  plus  encore 
pour  ce  frère  bien-aimé  que  pour  lui-même,  Marie-Joseph 
faisait  en  sorte  de  se  soustraire  à  l'attention  de  leurs 
ennemis,  seul  espoir  qui  lui  restât,  quoique  bien  fragile, 
de  sauver  par  l'oubli  la  vie  de  cet  être  chéri.  «  Les  arrêts 
du  tribunal  révolutionnaire  couvraient  Paris  de  deuil. 
L'unique  sauvegarde  des  prisonniers  était  l'oubli  où  ils 
tombaient  à  la  faveur  du  nombre.  Ceux  qui  sont  sortis  à 
cette  époque  de  la  terrible  épreuve  des  cachots  se  sou- 
viennent que  c'est  à  ce  moyen  de  salut  que  tendait  la  solli- 
citude de  leurs  amis.  Il  fallait  se  faire  oublier  ou  périr. 
Marie- Joseph,  alors  insulté  à  la  tribune,  devenu  l'objet  de 


108  MÉHUL 

la  haine  particulière  de  Kobespierre,  qui  redoutait  ses 
principes  et  enviait  ses  talents,  n'aurait  eu  que  le  crédit 
de  faire  hâter  le  supplice;  il  s'abstenait  même  de  paraître 
à  la  Convention.  Il  pouvait  mourir  avec  son  frère,  non  le 
sauver1.  » 

Chénier  évitait  donc  de  se  montrer;  selon  de  certains,  il 
se  cachait  même,  ce  qui  ne  saurait  passer  pour  extraor- 
dinaire. Quoi  qu'il  en  soit,  j'ai  tracé  moi-même  ailleurs, 
d'après  divers  récits  dont  l'exactitude  me  paraissait  pro- 
bable, un  historique  du  Chant  du  Départ,  que  je  vais  repro- 
duire ici  : 

Peu  avant  l'époque  de  l'éclosion  de  ce  chant,  le  digne  et  brave  Sar- 
rette,  fondateur  et  directeur  de  l'Institut  national  de  musique  dont  il 
devait  faire  bientôt  le  Conservatoire,  avait  été  jeté  en  prison  sur  la 
dénonciation  d'un  subalterne,  parce  qu'un  élève  de  cette  école  avait  été 
entendu  jouant  sur  le  cor  l'air  fameux  :  0  Richard,  ô  mon  roi!  du 
Richard  Cœur-de-Lion  de  Grétry.  A  cette  époque,  en  effet,  cet  air 
semblait  séditieux  pour  ses  paroles,  même  lorsqu'on  ne  les  entendait 
pas.  Cependant,  comme  Sarrette  était  l'âme  de  l'Institut,  dont  les  pro- 
fesseurs et  les  élèves  formaient  précisément  la  meilleure  partie  de  l'en- 
semble vocal  et  instrumental  qui  donnait  tant  de  brillant  et  de  relief 
aux  fêtes  publiques,  on  eut  besoin  de  lui.  Au  moment  de  la  fête  de 
l'Être-Suprême,  célébrée  le  20  prairial  an  II  (8  juin  1794),  on  le  fit  donc 
sortir  de  Sainte-Pélagie,  où  il  était  enfermé,  pour  organiser  le  pro- 
gramme. Il  est  vrai  que  dans  les  premiers  jours  il  était  continuellement 
escorté  par  un  gendarme,  qui  avait  ordre  de  ne  le  point  quitter  et  qui 
même  couchait  dans  sa  chambre.  Bientôt  pourtant  cette  surveillance 
cessa. 

Le  15  prairial,  Sarrette  recevait  du  Comité  de  Salut  public  un  ordre 
signé  par  Garnot,  Barrère  et  Robert  Lindet,  lui  annonçant  l'envoi  de 
l'hymne  qui  devait  être  mis  en  musique  pour  le  20.  Gossec  ayant  aussi- 
tôt composé  cette  musique,  Robespierre  donna  l'ordre  à  Sarrette  de 
faire  apprendre  ce  chant  patriotique  dans  les  quarante-huit  sections,  le 
rendant  responsable  de  sa  bonne  exécution.  En  conséquence,  les  pro- 
fesseurs membres  de  l'Institut  musical  se  partagèrent  les  différents 
quartiers  pour  y  enseigner  le  chant  de  l'hymne  nouveau.  Entre  autres, 
Gossec  se  chargea  des  Halles,  et  Lesueur  des  boulevards,  tandis  que 


1  Henri  de  Latouche  :  Notice  sur  André  Chénier.  —  On  sait  qu'André 
fut  conduit  au  supplice  le  7  thermidor,  deux  jours  avant  la  chute  de 
Robespierre  ! 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  109 

Méhul  se  tenait  à  la  porte  de  l'établissement 1.  Et  le  20  prairial,  en  effet, 
l'hymne  fut  exécuté  au  Champ  de  la  Réunion  (Champ  de  Mars)  par  un 
grand  nombre  d'artistes  auxquels  s'étaient  joints  100  tambours  élèves 
de  l'Institut  et  100  autres  tambours  ordinaires. 

C'est  bien  peu  de  temps  après  cette  solennité  que  Chénier  et  Méhul 
composèrent  le  Chant  du  Départ.  On  avait  enjoint  à  Sarrette  de  faire 
écrire  les  paroles  et  la  musique  d'un  nouvel  hymne  destiné  à  célébrer 
le  cinquième  anniversaire  de  la  prise  de  la  Bastille.  Sarrette  n'était  plus 
suspect,  mais  Chénier  l'était  devenu;  par  crainte  de  Robespierre,  il 
s'était  réfugié  chez  le  directeur  de  l'Institut  musical,  et  celui-ci,  l'ayant 
sous  la  main,  lui  demanda  tout  naturellement  les  paroles  de  l'hymne 
commandé. 

C'était  un  matin.  Chénier  employa  la  journée  à  tracer,  du  fond  de  la 
chambre  où  il  était  retiré,  les  sept  strophes  de  ce  chant  remarquable, 
quoique  un  peu  emphatique.  Le  soir  il  y  avait  chez  Sarrette  une  réu- 
nion, où  Méhul  devait  se  rendre,  et  il  fallait  dès  le  lendemain  com- 
mencer les  études  du  chant  nouveau.  Au  cours  de  la  soirée,  Sarrette 
donna  à  Méhul  les  vers  de  Chénier,  et  après  les  avoir  lus  rapidement, 
celui-ci,  au  milieu  du  mouvement  d'un  salon,  du  bruit  des  conversa- 
tions, improvisa  sur  l'angle  d'une  cheminée,  fort  mal  placé  même  pour 
écrire,  le  superbe  chant  que  chacun  connaît. 

Ces  lignes  résument  la  tradition  la  plus  connue  relative 
à  la  composition  du  Chant  du  Départ;  on  peut  même  dire 
que  le  fait  qui  concerne  Méhul,  improvisant  son  chant 
héroïque  sur  le  marbre  d'une  cheminée,  en  s 'isolant  au 
milieu  du  bruit,  est  passé  à  l'état  de  légende.  Je  tiendrais 
volontiers  cette  version  pour  la  seule  exacte.  Je  ne  puis 
pourtant  me  dispenser  de  rapporter  ici  les  détails  qu'Ar- 
nault,  très  intime  alors  avec  Méhul,  qu'il  voyait  journelle- 
ment, a  donnés  sur  le  Chant  du  Départ;  mais  je  ferai 
remarquer  tout  d'abord  que  le  récit  d'Arnault  reporterait 
la  naissance  de  cette  composition  à  l'époque  des  répétitions 
de  Mélidore  et  Phrosine,  c'est-à-dire  à  trois  mois  en  arrière, 
ce  qui  me  paraît  bien  invraisemblable  : 

Ce  pauvre  Méhul,  dit  Arnault,  n'était  pas  cavalier.  Pendant  huit  jours 
il  se  vit  contraint  à  garder  la  chambre  par  suite  d'un  voyage  à  cheval 
que  je  lui  avais  fait  faire  à  Saint-Leu-Taverny.   Nos  répétitions    de 

1  L'école  était  installée  alors  rue  Saint-Joseph. 


110  MÉHUL 

Phrosine  en  souffraient,  mais  non  sa  partition,  qu'il  revoyait  pendant 
que  se  guérissaient  des  blessures  qui  lui  laissaient  la  tête  parfaitement 
libre.  A  genoux  sur  un  coussin  devant  son  piano,  il  ne  pouvait  jusqu'à 
parfaite  guérison  s'y  placer  d'autre  manière  ;  il  s'amusait  aussi  à  com- 
poser des  pièces  détachées.  Après  m'avoir  fait  entendre  une  psalmodie 
fort  expressive  qu'il  avait  faite  sur  une  romance  dont  je  lui  avais  fourni 
les  paroles,  la  romance  d'Oscar: 

—  Que  pensez-vous  de  ce  chant-ci?  me  dit-il,  en  me  faisant  entendre 
le  Chant  du  Départ. 

—  Voilà  de  bien  belle  musique  et  de  bien  belles  paroles!  m'écriai-je; 
car  d'encore  en  encore,  il  m'avait  chanté  toutes  les  strophes  de  ce 
chant  sublime.  C'est  de  la  musique  de  Thimotée  sur  des  vers  de 
Tyrtée.  Je  comprends  à  présent  les  prodiges  que  de  pareils  chants 
faisaient  faire  aux  Spartiates  !  Celui-ci  fera  le  tour  du  monde.  Quel  est 
l'auteur  de  ces  belles  paroles  ? 

—  Un  homme  que  vous  n'aimez  pas,  répondit  Méhul,  un  homme 
dont  du  moins  vous  détestez  les  opinions. 

—  Qu'est-ce  enfin  ? 

—  C'est  Chénier. 

—  Cela  ne  change  rien  à  mon  opinion  sur  ce  chant.  Jamais  on  n'a  si 
bien  fait;  jamais  on  ne  fera  mieux;  jamais,  jamais  on  ne  conciliera  les 
deux  extrêmes  avec  autant  de  goût;  jamais  on  ne  sera  tout  ensemble 
aussi  noble  et  aussi  populaire.  Répétez-moi  encore  le  Chant  du  Départ. 

Après  m'avoir  satisfait  de  nouveau  par  orgueil  peut-être  autant  que 
par  complaisance,  car  il  y  avait  aussi  de  l'auteur  dans  Méhul  :  —  Ceci 
n'est  pas  seulement  un  chant  de  Tyrtée,  dit-il,  c'est  aussi  un  chant 
d'Orphée,  un  chant  composé  pour  attendrir  les  mânes  autant  que  pour 
enflammer  des  soldats.  C'est  surtout  pour  désarmer  les  accusateurs, 
les  juges,  les  bourreaux  de  son  malheureux  frère,  de  ce  pauvre  André 
Chénier,  que  Marie-Joseph  l'a  improvisé.1 

On  ne  ne  voit  pas  trop  en  quoi  la  composition  du  Chant 
du  Départ  par  Marie-Joseph  Chénier  aurait  pu  attendrir 
les  persécuteurs  de  son  frère.  Arnault  revient  cependant 
ailleurs  sur  cette  pensée  ;  mais  en  parlant  encore  du  Chant 
du  Départ  il  se  dément  lui-même  et  réduit  à  néant,  par 
des  détails  différents,  les  détails  si  précis  pourtant  et  si 
nettement  circonstanciés  contenus  dans  les  lignes  qu'on 
vient  de  lire  : 


1  Souvenirs  d'un  sexagénaire. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE ,    SON  CARACTÈRE  111 

....Une  tendre  amitié,  dit-il,  me  liait  avec  l'un  des  plus  grands 
compositeurs  dont  la  France  puisse  s'honorer,  avec  ce  Méhul,  qu'il  est 
superflu  de  louer  quand  on  l'a  nommé.  Il  se  passait  peu  de  jours  où  je 
n'allasse  le  voir.  Je  rencontre  chez  lui  un  matin  Ghénier,  qui  n'admi- 
rait pas  moins  que  moi  le  génie  de  cet  homme  incomparable,  et  venait 
le  prier  de  mettre  en  musique  le  Chant  du  Départ,  qui  fut  entendu 
pour  la  première  fois  dans  les  champs  de  Fleurus,  le  jour  même  de  la 
victoire. 

Indépendamment  de  ce  qu'il  exprimait  ses  propres  sentiments,  Ghé- 
nier espérait,  par  ce  chant,  fléchir  les  bourreaux  et  faire  tomber  de 
leurs  mains  la  hache  levée  sur  André,  qui  avait  été  jeté  en  prison,  et 
se  trouvait,  pour  ainsi  dire,  à  la  porte  du  tribunal  révolutionnaire  : 
c'était  être  aux  pieds  de  l'éehafaud.... I 

Ici  se  présente  aussitôt  à  l'esprit  une  objection.  Car,  si, 
d'une  part,  Arnault  se  rencontra  chez  Méhul  avec  Chénier 
apportant  au  compositeur  les  vers  du  Gliant  du  Départ,  que 
devient,  d'autre  part,  la  petite  scène  semi- réaliste  du  cous- 
sin, racontée  précédemment,  et  pendant  laquelle  Arnault, 
à  l'audition  de  ce  même  Chant  du  Départ,  aurait  exprimé 
son  admiration  pour  les  paroles  avant  d'en  connaître  l'au- 
teur ?  On  avouera  qu'il  y  a  là  une  contradiction  singulière, 
et  qui  ne  laisse  pas  que  de  jeter  quelque  trouble  dans 
l'esprit  du  lecteur  attentif.  Du  peu  d'accord  qui  existe 
entre  les  deux  récits  d' Arnault  on  peut  conclure,  ce  me 
semble,  ou  que  sa  mémoire  était  bien  fragile,  ou  bien  qu'il 
a  raconté  là,  sous  deux  formes  différentes,  et  avec  le  désir 
de  paraître  bien  informé,  une  petite  histoire  faite  à  plaisir 
et  qui  ne  mérite  aucune  créance2.  Je  crois  donc  qu'en  ce 
qui  concerne  l'enfantement  et  la  naissance   du  Chant    du 


1  Notice  sur  Marie-Joseph  Chénier,  par  Arnault,  en  tête  des  œuvres  de 
Chénier. 

2  Quant  à  la  première  exécution  du  Chant  du  Départ,  qui,  au  dire  d'Ar- 
nault,  aurait  eu  lieu  à  Fleurus,  le  jour  de  la  bataille  (laquelle  ?  la  pre- 
mière bataille  de  Fleurus  est  du  16,  la  seconde  du  27  juin  1794),  ceci  me 
paraît  rentrer  dans  le  domaine  de  la  fantaise  pure.  On  a  peine  à  se 
figurer  Méhul  instrumentant  son  œuvre  pour  musique  militaire  et  l'en- 
voyant à  un  régiment  en  marche,  avant  de  l'avoir  fait  entendre  à  Paris 
et  d'en  connaître  l'effet. 


112  MÉHUL 

Départ,  il  faut  s'en  tenir  à  la  version  la  plus  accréditée, 
celle  à  laquelle  se  trouve  mêlé  Sarrette,  agissant  d'après 
les  ordres  qui  lui  étaient  donnés  et  demandant  lui-même  à 
Chénier  et  à  Méhul  les  paroles  et  la  musique  de  ce  chant 
dont  ils  surent  faire  un  chef-d'œuvre. 

Il  paraît  absolument  certain,  d'ailleurs,  que  le  Chant  du 
Départ  fut  exécuté  pour  la  première  fois,  à  Paris,  le  jour 
de  la  grande  fête  donnée  pour  le  cinquième  anniversaire 
de  la  prise  de  la  Bastille.  Et  cependant,  les  journaux 
restent  muets  à  son  sujet  en  rendant  compte  de  cette  fête 
vraiment  nationale  et  populaire,  dont  le  centre  était  au 
jardin  des  Tuileries,  appelé  alors  Jardin-National.  Le  Mer- 
cure lui-même  n'en  souffle  mot,  tout  en  donnant  des  détails 
très  précis  et  très  complets  sur  la  partie  musicale  de  cette 
solennité:  — ■  «....Sur  l'amphithéâtre  adossé  au  Palais- 
National,  dit  ce  journal,  s'élevait  un  orchestre  circulaire, 
garni  de  plus  de  300  musiciens  et  artistes,  soit  en  instru- 
mentale, soit  en  vocale.  A  10  heures  le  concert  a  commencé*, 
comme  l'Institut  national  avait  eu  plus  de  loisir  pour  en 
ordonner  les  différentes  parties,  elles  ont  été  aussi  bien 
motivées  que  parfaitement  exécutées.  Après  l'ouverture  de 
Démophon1,  on  a  chanté  Y  Hymne  à  VÊtre  suprême  à  grand 
chœur,  de  Gossec;  puis  la  Bataille  de  Fleuras,  à  grand 
chœur,  le  Pas  de  charge  des  Sans-Culottides,  le  serment 
à'Ernelinde  2,  différens  morceaux  de  symphonie  de  Hayden 
(sic),  la  Prise  de  la  Bastille^,  hiérodrame  auquel  on  avait 
ajouté  le  chœur  à'Armide:  «Poursuivons  jusqu'au  trépas.» 
Ce  tableau  a  été  d'un  grand  effet,  soit  par  la  grandeur  des 
images,  soit  parce  qu'il  formait  le  caractère  particulier  de 
la  fête.  Nous  n'avons  pas  besoin  de  dire  que  l'hymne  des 
Marseillais  (la  Marseillaise)  a  été  exécuté  avec  un  succès 
toujours  soutenu*  mais  rien  n'a  égalé  l'impression  terrible 


*De  Vogel. 

2  De  Philidor.  C'est  le  fameux  et  admirable  chœur  :  Jurons  sur  ces  glaives 
sanglants.... 

3  De  Désaugiers. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  413 

et  le  mouvement  de  surprise,  lorsqu'après  une  strophe  de 
cet  hymne  chanté  à  mi-voix  et  avec  lenteur,  et  suivie  d'un 
court  silence,  tout  à  coup  Ton  a  entendu  le  son  précipité  du 
tocsin,  qui  fut  le  terrible  avant-coureur  de  la  chute  de  la 
tyrannie  au  14  juillet;  ce  son  auquel  était  mêlé  par  inter- 
valle le  bruit  des  tambours  et  du  canon,  exécuté  par  les 
instrumens,  a  rappelé  à  tous  les  spectateurs  les  premiers 
momens  d'énergie,  d'inquiétude  et  d'agitation  qui  furent  le 
signal  de  l'insurrection  et  de  la  liberté.  Le  concert  fut  ter- 
miné par  les  airs  Ça  ira,  la  Carmagnole  et  le  Tas  de  charge 
des  armées  républicaines1.» 

On  voit  qu'il  n'est  nullement  question,  dans  tout  cela,  du 
Chant  dit  Départ;  et  cependant  on  peut  tenir  pour  certain 
qu'il  fut  exécuté  à  l'occasion  de  cette  fête  (mais  peut-être 
ailleurs  qu'au  «Jardin-National»)  puisque  le  Moniteur,  sans 
pouvoir  rendre  compte  de  la  grande  journée  de  l'anniver- 
saire, ses  colonnes  étant  trop  remplies  déjà  par  les  débats 
de  la  Convention,  des  Comités  et  des  clubs,  trouvait  cepen- 
dant assez  de  place  pour  en  publier  les  paroles  dans  son 
numéro  du  2  thermidor  (21  juillet).  Or,  ceci  me  semble  in- 
diquer suffisament  que  l'hymne  de  Chénier  et  de  Méhul 
avait  du  être  chanté  le  14  juillet;  car,  autrement,  à  propos 
de  quoi  cette  publication  2  ? 

Mais  nous  allons  trouver,  et  cette  fois  sans  hésitation  pos- 
sible, le  Chant  du  Départ  à  une  nouvelle  fête  officielle,  dans 
laquelle  nous  rencontrerons  aussi  une  autre  composition  du 
même  genre,  due  encore  à  la  collaboration  de  Chénier  et  de 
Méhul.  Il  s'agit  ici  de  la  fameuse  journée  de  la  «5e  sans- 
culottide»  de  l'an  II  (21  septembre  1794),  consacrée  au 
transport  solennel  du  corps  de  Marat  au  Panthéon,  d'où  l'on 
retirait  en  même  temps  celui  de  Mirabeau,  jugé  indigne 
de   reposer   aux  côtés  de  «l'ami  du  peuple.»  Par  le  pro- 


1  Mercure  du  30  messidor  an  II  (18  juillet  1794). 

2C'estsousla  rubrique:  Littérature  — Poésie,  que  le  Moniteur  pu- 
bliait ainsi  «Ze  Chant  du  Départ,  hymne  de  guerre,  paroles  de  Chénier, 
député  à  la  Convention  nationale,  musique  de  Méhul  ». 

8 


114  MÉHUL 

gramme  officiel  que  voici,  tel  que  le  publiait  le  Journal  de 
Taris,  on  pourra  juger  de  l'importance  que  Ton  donnait  et 
du  soin  véritablement  remarquable  qu'on  apportait  alors 
à  l'organisation  artistique  de  ces  grandes  solennités  popu- 
laires : 

INSTITUT  NATIONAL  DE  MUSIQUE 

Le  2e  jour  des  sans -culottides,  l'an  2e  de  la  Répub.  française 
une  et  indivisible. 

Extrait  du  registre  des  délibérations  du  Comité  d'instruction 
publique,  du  28  fructidor,  Van  deuxième  de  la  République  fran- 
çoise,  une  et  indivisible» 

Le  Comité  d'instruction  publique  arrête  que  l'Institut  National,  placé 
au  lieu  qui  lui  sera  désigné  dans  le  Jardin-National,  exécutera  une 
marcbe  guerrière  pour  annoncer  l'arrivée  de  la  Convention  nationale. 
A  cette  marche  succédera  une  symphonie  par  Catel;  Y  Hymne  à  la  Vic- 
toire, par  Chénier,  musique  de  Méhul,  sera  exécuté  avec  accompagne- 
mens  à  grand  orchestre.  Une  marche  guerrière  précédera  un  Hymne 
à  la  Fraternité,  par  Th.  Désorgues,  musique  de  Cherubini. 

La  proclamation  faite  par  le  président  de  la  Convention  nationale, 
que  les  armes  de  la  République  n'ont  pas  cessé  de  bien  mériter  de  la 
patrie,  sera  précédée  d'une  grande  fanfare  de  trompettes.  Pendant  que 
le  président  attachera  à  chaque  drapeau  les  couronnes  de  laurier, 
l'Institut  National  exécutera  une  symphonie  militaire,  par  L.  Jadin. 
Lorsque  les  défenseurs  de  la  patrie  blessés  dans  chacune  des  armées 
auront  reçu  les  drapeaux,  on  entonnera  le  Chant  du  Départ,  hymne  de 
guerre  par  Chénier,  musique  de  Méhul. 

Le  cortège  remis  en  marche  et  arrivé  au  Panthéon,  l'Institut  exécu- 
tera à  l'entrée  du  corps  de  Marat  une  musique  mélodieuse,  dont  le 
caractère  doux  et  tranquille  peindra  l'immortalité  (?).  Le  corps  étant 
déposé,  on  exécutera  un  grand  chœur  à  la  gloire  des  martyrs  de  la 
liberté  et  de  ses  défenseurs,  paroles  de  Chénier,  musique  de  Cherubini. 

Signé  :  Villars,  Boissi,  Lakanal,  Plaichard,  Petit,  Léonard 
Bourdon,  Massieu,  R.  Lindet,  Lequinio,  Arbogast. 

Pour  copie  conforme  à  l'original,  envoyé  à  l'Institut  National 
par  le  Comité  d'instruction  publique,  Gersin,  secrétaire  par 
intérim 1. 

Ainsi  que  la  Marseillaise,  le  Chant  du  Départ  devint  éton- 

1  Journal  de  Paris  de  la  3e  sans-culottide  an  II  (19  septembre  1794). 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  115 

uamment  populaire  dès  son  apparition.  Il  produisit  encore 
une  très  vive  impression  à  la  Fête  des  Victoires,  célébrée 
le  30  vendémiaire  an  III  (21  octobre  1794),  et  à  dater  de 
ce  moment  il  fit  partie  des  programmes  de  toutes  les 
grandes  fêtes  patriotiques  et  populaires.  De  plus,  et  comme 
la  Marseillaise  aussi,  il  fut  mis  en  action  sur  la  scène  de 
l'Opéra,  et  cette  dramatisation  fut  pour  lui  la  cause  d'un 
nouvel  et  éclatant  succès.  C'est  lors  d'une  reprise  à'Iphi- 
gênie  en  Tauride  qu'on  eut  l'idée  de  le  représenter  ainsi  ; 
l'effet  produit  par  ce  spectacle  était  apprécié  dans  les 
termes  suivants  par  le  Journal  de  Paris:  —  «Cette  pièce 
(Iphigênie)  étant  trop  ,  courte  pour  la  durée  ordinaire  du 
spectacle,  on  l'a  fait  précéder  du  Chant  de  guerre,  paroles 
du  C.  Chénier,  musique  du  C.  Méhul.  Il  étoit  nécessaire 
de  mettre  ce  morceau  en  action.  Cet  arrangement  a  été 
l'ouvrage  d'une  heure;  la  beauté  de  la  composition  musi- 
cale, le  brûlant  patriotisme  exprimé  par  les  paroles,  l'en- 
semble et  la  simplicité  des  chœurs,  enfin  l'exécution  pré- 
cise des  différentes  marches,  ont  fait  de  ce  morceau  un 
spectacle  plein  de  grâces  et  de  chaleur.  Il  a  été  vivement 
applaudi 1.» 

Le  Chant  du  Départ  et  Y  Hymne  à  la  Victoire  ne  sont  pas 


1  Journal  de  Paris  du  11  vendémiaire  an  III  (2  octobre  1794). 

Castil-Blaze  dit,  dans  son  Académie  impériale  de  musique  :  —  «  Le  Chant 
du  Départ,  hymne  de  guerre,  en  prose  rebutante  et  rimée,  de  M.-J.  Chénier, 
musique  de  Méhul,  est  exécuté  pour  la  première  fois  le  29  septembre  1794, 
après  Iphigênie  en  Tauride.  Ce  bel  air  national  est  vivement  applaudi  ; 
pendant  huit  ans,  il  figure  à  presque  toutes  les  représentations  du  théâtre 
des  Arts  (c'est  le  titre  que  portait  alors  l'Opéra).» 

Parler  de  «prose  rebutante  et  rimée»  peut  paraître  excessif  lorsqu'il 
s'agit  d'un  chant  dont  le  seul  début  est  admirable  : 

La  victoire  en  chantant  nous  ouvre  la  barrière, 

La  Liberté  guide  nos  pas, 
Et  du  Nord  au  Midi  la  trompette  guerrière 

A  sonné  l'heure  des  combats.... 

mais  il  ne  faut  pas  oublier  que,  pour  Castil-Blaze,  un  seul  homme  au 
monde  était  capable  d'écrire  des  vers  dignes  d'être  chantés  :  c'était  Castil- 
Blaze. 


116  MÉHUL 

les  seules  compositions  dans  ce  genre  que  Méhul  écrivit  à 
l'époque  de  la  Révolution.  Son  génie  majestueux  et  fier 
convenait  merveilleusement  à  ces  chants  de  guerre,  ou  de 
triomphe,  ou  de  deuil,  dont  on  faisait  alors  une  si  éton- 
nante consommation.  C'est  dans  ces  divers  ordres  d'idées 
qu'il  composa  encore  :  un  Hymne  patriotique  (publié  dans  le 
recueil  de  Musique  patriotique  à  V usage  des  fêtes  nationales)  ; 
Y  Hymne  du  9  Thermidor  ;  Y  Hymne  des  vingt-deux;  un  Chant 
funèbre  à  la  mémoire  du  représentant  du  peuple  Féraud, 
«assassiné  à  son  poste  le  1er  prairial  an  3e  de  la  Répu- 
blique» *,  le  Chant  du  Betour;  Charles  Martel  ou  la  Pari- 
sienne; le  Dix-huit  Fructidor  ;  Y  Hymne  chanté  par  le  peuple 
à  la  fête  de  Barra  et  de  Viala,  le  10  thermidor1.  Il  ne  fau- 
drait pas  conclure  de  là  que  Méhul  ait  jamais  fait  montre 
d'idées  politiques  quelconques,  et  plus  ou  moins  accen- 
tuées :  esprit  très  large,  très  ouvert,  très  libéral  dans  le 
sens  le  plus  élevé  du  mot,  Méhul  n'était  pas  sans  éprouver 
quelque  sympathie  pour  les  grands  principes  d' affranchisse  - 
ment  et  de  liberté  qui  avaient  donné  naissance  à  la  Révo- 
lution, mais,  comme  tous  ses  confrères,  il  se  tint  toujours 
à  l'écart  des  partis,  et  ne  manifesta  jamais  ouvertement 
d'opinions  politiques.  S'il  fut  un  des  musiciens  qui  se  firent 
le  plus  remarquer  dans  la  composition  des  chants  patrio- 
tiques, c'est  qu'il  était  doué  d'une  rare  fécondité,  et  que, 
comme  je  l'ai  dit  déjà,  son  mâle  génie  se  déployait  à  l'aise 
dans  ces  chants  qui  exigeaient  avant  tout  de  la  puissance, 
de  la  noblesse  et  de  la  grandeur,  qualités  qui  lui  étaient 
propres  et  que  nul  autre  peut-être,  à  l'exception  de  Cheru- 
bini,  ne  possédait  à  un  égal  degré.  C'est  à  ces  mêmes  quali- 
tés qu'il  dut  encore  d'être  chargé,  sous  le  Consulat  et  sous 
l'Empire,  de  la  composition  de  divers  chants  officiels,  dont 
plusieurs,  que  j'aurai  à  signaler  plus  loin,  sont  véritable- 
ment admirables.  Il  y  apporta  la  même  ampleur,  le  même 


1  C'est  de  cette  époque  aussi  que  datent  diverses  compositions  de  peu 
d'importance:  le  Petit  Nantais,  romance;  Réponse  du  vieux  pasteur  à  la 
romance  du  Troubadour  prisonnier,  romance  ;  Loizerolles,  etc. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  117 

talent,  le  même  génie  qui  distinguaient  ceux  qu'il  avait 
écrits  sous  la  République  *. 

Méhul  ne  fit  donc  pas  autre  chose  que  ce  que  firent  tous 
les  artistes  de  ce  temps,  mis  à  contribution  comme  lui  pour 
la  formation  du  vaste  répertoire  musical  nécessaire  à  la  célé- 
bration des  fêtes  nationales  :  Cherubini,  Lesueur,  Gossec, 
Catel,  Martini,  Devienne,  Jadin  et  autres.  Mais  il  fut  plus 
heureux  que  tous,  puisque  de  tous  les  hymnes  patriotiques 
dus  à  ces  grands  artistes,  un  seul,  le  Chant  du  Départ,  a 
survécu  et  s'est  maintenu  aux  côtés  de  la  Marseillaise, 
symbolisant  la  nation  française  et  son  amour  de  la  liberté. 
Méhul  n'aurait  écrit  ni  Joseph  ni  Stratonice,  ni  Ariodant  ni 
Euphrosine,  que  son  nom  aurait  échappé  à  l'oubli,  grâce  au 
Chant  du  Départ. 

On  sait  que  sous  le  Directoire,  l'exécution  du  Chant  du 
Départ  fut  recommandée,  ou  pour  mieux  dire  commandée  à 
tous  les  théâtres,  par  un  décret  en  date  du  4  janvier  1796 
et  ainsi  conçu  : 

Tous  les  directeurs,  entrepreneurs  et  propriétaires  des  spectacles  de 
Paris  sont  tenus,  sous  leur  responsabilité  individuelle,  de  faire  jouer, 
chaque  jour,  par  leur  orchestre,  avant  la  levée  de  la  toile,  les  airs 
chéris  des  républicains,  tels  que  la  Marseillaise,  Ça  ira,  Veillons  au 
salut  de  V empire  et  le  Chant  du  Départ2. 


1  D'ailleurs,  il  faut  remarquer  que  ces  compositions  lui  étaient  parfois 
commandées,  et  qu'il  eût  été  difficile  de  se  soustraire  sous  ce  rapport  aux 
ordres  reçus.  Ainsi,  à  propos  du  Chant  funèbre  a  la  mémoire  de  Féraud, 
on  peut  lire,  dans  V Isographie  des  hommes  célèbres,  ce  billet  laconique  de 
Méhul,  dont  je  n'ai  pu  découvrir  le  destinataire  : 

«  Je  vous  prie,  mon  cher  maître,  de  ne  point  m' attendre  ce  matin.  Je 
viens  de  recevoir  une  espèce  d'ordre  de  la  part  du  Comité  d'instruction 
pour  composer  à  la  hâte  un  chant  funèbre  en  l'honneur  de  Ferraud. 

«Méhul  ». 

2 Le  Ça  ira  était  une  chanson  révolutionnaire  dont  les  paroles  avaient 
été  ajustées  sous  un  ancien  pont-neuf.  Quant  à  Veillons  au  salut  de  Vem- 
pire,  les  vers  en  avaient  été  écrits  sous  un  air  de  Renaud  à"Ast,  opéra  de 
Dalayrac.  (On  ne  doit  pas  prendre  ici  le  mot  empire  au  sens  de  monar- 
chie impériale,  mais  dans  l'ancien  sens  qui  faisait  de  l'empire  la  représen- 
tation, la  symbolisation  de  l'Etat,  de  la  nation.) 


118  MÉHUL 

Dans  l'intervalle  des  deux  pièces,  on  chantera  toujours  V Hymne  des 
Marseillais,  ou  quelque  autre  chanson  patriotique. 

Le  théâtre  des  Arts  (l'Opéra)  donnera,  chaque  jour  de  spectacle,  une 
représentation  de  l'Offrande  à  la  Liberté,  avec  ses  chœurs  et  accom- 
pagnements, ou  quelque  autre  pièce  républicaine. 

Il  est  expressément  défendu  de  chanter,  laisser  ou  faire  chanter  l'air 
homicide  dit  le  Réveil  du  Peuple1. 

Enfin,  Bonaparte,  qui  avait  pour  la  personne  et  le  génie 
de  Méhul  la  plus  profonde  estime,  professait  une  grande 
admiration  pour  le  Chant  du  Départ,  qui,  disait-il,  excitait 
l'ardeur  et  le  courage  des  soldats  à  l'égal  de  la,  Marseillaise, 
Aussi  le  conserva- t-il  parmi  les  airs  nationaux,  et  laissa-t-il 
les  musiques  militaires  l'exécuter  jusqu'à  la  fin  du  Consulat. 
Ce  n'est  qu'après  avoir  établi  à  son  usage  le  trône  impérial, 
qu'il  jugea  à  propos  d'interdire  un  hymne  qui  célébrait  la 
gloire  et  le  triomphe  de  la  Képublique2. 


1  Le  Réveil  du  Peuple  était  un  chant  réactionnaire  dont  la  musique  était 
due  à  Gaveaux,  acteur  du  théâtre  Feydeau,  à  qui  l'on  doit  les  partitions 
de  nombreux  opéras-comiques,  entre  autres  celle  du  Bouffe  et  le  Tailleur. 

2  Je  ne  saurais  me  dispenser  d'une  remarque  importante  au  sujet  du 
texte  musical  du  Chant  du  Départ,  et  d'une  altération  qu'on  a  coutume  d'y 
apporter.  Sur  les  5e,  6e  et  7e  vers,  la  phrase  mélodique  est  toujours  écrite, 
dans  les  éditions  modernes,  avec  quatre  mi  bémol  successifs  (dans  le  ton 
d'u£  majeur).  Or,  Méhul  ne  l'a  point  écrite  ainsi,  et  l'on  peut  s'en  con- 
vaincre par  la  lecture  de  l'édition  originale  (et  officielle,  format  in-8°), 
celle  publiée  «  au  Magasin  de  musique  à  l'usage  des  fêtes  nationales,  rue 
des  Fossés-Montmartres,  »  où  le  premier,  le  second  et  le  quatrième  ?nisont 
seuls  altérés,  comme  on  peut  le  voir  : 


^=^=EE^=^EI=b=l 


« # — 0 — 0    Vf a — *■ 0-srP h — *r— P — s — ^s — *^ 


Rois     i  -  vres  de  sang  et  d'orgueil,     le    peuple   souve  -  rain    s'a- 


G — 


i±ï 


±z    *      K    t\     |  ,    ,      ,  .z=i 


m h h 1_^ 1 


vance;      Ty-rans,  des-cen-dez    au   cer- cueil! 

Il  n'y  a  pas  d'erreur  possible,  car,  suivant  les  principes  les  plus  élé- 
mentaires de  solfège,  Méhul  pouvait  se  dispenser  de  placer  un  bécarre 
devant  le  troisième  mi,  l'altération  ne  valant  que  pour  toutes  les  notes 
semblables  comprises  dans  la  même  mesure,  et  les  deux  premiers  mi  ayant 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  119 

Cependant,  le  coup  de  pistolet  du  gendarme  Méda  avait 
délivré  la  France  de  l'horrible  cauchemar  qui  pesait  sur  elle. 
Robespierre,  traîné  sanglant  et  défiguré  sous  le  fer  meur- 
trier dont  il  avait  fait  si  longtemps  son  complice,  subit  à  son 
tour  les  effets  d'une  «justice  sommaire»  et  est  exécuté  avec 
vingt  et  un  des  siens.  Après  les  tragiques  journées  de  Ther- 
midor, Paris  se  reprend  à  espérer  un  peu  de  tranquillité,  la 
vie  normale  renaît  peu  à  peu,  le  calme  semble  reparaître, 
les  questions  d'art  ne  laissent  plus  chacun  indifférent,  et  les 
théâtres  retrouvent  un  public  que  le  malheur  des  temps 
avait  éloigné  d'eux.... 

A  la  suite  de  cette  crise,  l'un  des  premiers  soins  du 
théâtre  de  la  République  fut  de  reprendre  les  études  du 
Timoléon  de  Chénier,  qui  ne  durent  pas  être  fort  difficiles 
à  mener  à  bien,  puisque  la  pièce  était  prête  à  passer  lorsque 
le  Comité  de  salut  public  s'était  avisé  de  l'interdire.  Elle 
fut  bientôt  à  même  d'être  offerte  aux  spectateurs,  et  la  pre- 
mière représentation  en  était  donnée  le  11  septembre  1794  *. 
Timoléon  n'obtint  pas  un  succès  retentissant,  l'intérêt  scé- 
nique  étant  à  peu  près  nul  dans  cet  ouvrage,  et  la  passion 


été  altérés  deux  mesures  auparavant.  Si,  donc,  il  a  mis  un  bécarre  devant 
le  troisième  mi,  c'est  précisément  pour  éviter  toute  méprise  et  pour  indi- 
quer d'une  façon  certaine  que  ce  troisième  mi  devait  être  naturel.  Quelque 
effet  singulier  que  puisse  nous  produire  aujourd'hui  ce  mi  naturel,  surtout 
par  l'habitude  que  nous  avons  de  l'entendre  toujours  bémol,  on  n'en  doit 
pas  moins  respecter  la  volonté  formelle  du  compositeur. 

1  On  ne  saurait  se  faire  une  idée  de  la  facilité  avec  laquelle  on  pour- 
rait être  trompé  en  matière  historique,  même  avec  les  documents  qui 
sembleraient  devoir  offrir  tous  les  caractères  delà  certitude  la  plus  absolue. 
L'édition  originale  de  Timoléon,  datée  de  «l'an  troisième»,  ne  donne 
point  la  date  de  la  représentation.  Quant  à  celle  qui  est  contenue  dans  le 
tome  II  des  Œuvres  de  M.-J.  Chénier  (publiées  après  sa  mort),  voici  le 
titre  qu'elle  porte:  «  Timoléon,  tragédie  en  3  actes,  avec  des  chœurs  mis 
en  musique  par  Méhul,  représentée  pour  la  première  fois  sur  le  théâtre 
de  la  République  le  25  fructidor  an  III  de  la  République  française, 
11  septembre  1795.  »  Or,  c'est  le  25  fructidor  an  II,  11  septemble  1794,  et 
non  1795,  que  fut  représenté  Timoléon.  Et  le  doute  n'est  pas  possible, 
puisque  les  journaux  sont  là,  qui  font  foi. 


120  MÉHUL 

politique  ne  suffisant  pas,  alors  surtout  qu'elle  venait  d'être 
assouvie,  à  lui  donner  un  intérêt  particulier.  Méhul  avait 
écrit  pour  cette  tragédie  une  ouverture  et  six  chœurs  (deux 
dans  chaque  acte),  dont  l'exécution  était  confiée  au  personnel 
choral  de  l'Opéra.  Un  recueil  qui,  j'ignore  pour  quelle 
raison,  se  montra  presque  toujours  hostile  à  Méhul,  la 
Décade ,  blâmait,  au  point  de  vue  général,  l'introduction  de 
la  musique  dans  une  œuvre  de  ce  genre,  et,  au  point  de 
vue  particulier,  se  montrait  peu  satisfaite  de  celle  qu'il 
avait  écrite:  —  «Le  25  du  mois  dernier  [fructidor],  disait 
ce  journal,  on  a  donné  le  Timdléon  de  Chénier,  pièce  long- 
tems  attendue,  annoncée,  puis  suspendue,  et  qui,  dans  un 
tems  où  les  talens  étaient  un   titre   de   proscription,    avait 

valu  à  son  auteur  l'honorable  persécution   des  tyrans 

Selon  nous,  les  chœurs  gâtent  la  pièce.  Nous  n'entrerons 
point  ici  dans  une  longue  discussion  pour  examiner  jusqu'à 
quel  point  nous  devons  imiter,  sur  nos  théâtres,  les  chœurs 
des  anciens.  Comme  nous  pensons  qu'il  faut  prendre  la 
nature  pour  type,  préférablement  à  tout,  même  à  l'antiquité, 
nous  nous  bornerons  à  remarquer  combien,  avec  la  forme 
de  nos  théâtres  et  la  nature  de  notre  langue,  les  chœurs  de 
Timoïéon  sont  disconvenans.  Ce  sont  des  chœurs  d'opéra, 
et  rien  de  plus  ;  et  il  ne  valait  guère  la  peine  de  faire  venir 
l'Opéra  et  ses  criardes  automates,  pour  gâter  l'illusion  de 
la  scène  tragique  sans  nous  offrir  rien  de  nouveau.  Cette 
musique  ne  rappelle  nullement  l'idée  qu'on  se  forme  de  la 
musique  des  anciens  ;  on  y  trouve  beaucoup  plus  de  tapage 
que  de  chant.  Cependant  la  ritournelle  du  premier  chœur 
et  le  commencement  de  celui  du  second  acte  font  un  vrai 
plaisir  *.  »  Ce  jugement  me  paraît  à  la  fois  un  peu  sommaire 
et  un  peu  vif.  Fétis  était  davantage  dans  la  vérité  lorsqu'il 
disait  que  «malgré  le  peu  de  succès  de  la  pièce  de  Ché- 
nier, l'ouverture  et  les  chœurs  ont  laissé  des  traces  dans  la 
mémoire  des  connaisseurs.  »  Il  est  certain  que  l'ouverture 

1  La  Décade  philosophique,   du  10  vendémiaire  an  III.   —  Chose  assez 
singulière  :  ni  le  Moniteur  ni  le  Mercure  ne  rendent  compte  de  Timoïéon. 


SA  VIE,   SON   GÉNIE,   SON   CARACTÈRE  121 

de  Timolêon  devint  célèbre  en  son  temps,  et  que  pendant 
nombre  d'années  elle  figura  sur  les  programmes  des  con- 
certs. Quant  aux  chœurs,  plus  d'un  contemporain  les  a  cités 
avec  éloge.  Et  l'on  se  demande  pourquoi  nos  grands  con- 
certs symphoniques,  qui  pourraient  faire  un  choix  si  brillant 
dans  l'œuvre  vaste  et  varié  de  Méhul,  ne  semblent  connaître 
ni  Timolêon,  ni  Adrien,  ni  Uthal,  ni  Euphrosine,  ni  Ario- 
dant,  ni  l'admirable  Chant  du  25  Messidor  (à  trois  orchestres 
et  à  trois  chœurs),  ni  tant  d'autres  compositions  dans  les- 
quelles ils  pourraient  choisir  des  fragements  magnifiques, 
dont  l'exécution  révélerait  au  public  un  génie  merveilleux 
qu'il  ne  connaît  que  par  un  seul  chef-d'œuvre  :  Joseph1, 


1 A  propos  des  chœurs  de  Timolêon,  M.  l'abbé  Neyrat,  ancien  maître  de 
chapelle  de  la  primatiale  de  Lyon,  qui  connut  la  veuve  de  Méhul,  de  qui 
il  tient  même  certaines  œuvres  manuscrites  du  maître,  m'écrivait  ceci  :  — 
«...J'ai  eu  entre  les  mains  (et  j'en  ai  fait  exécuter  deux)  les  chœurs  de 
Timolêon.  Ces  chœurs  sont  d'un  très  grand,  très  grandiose  effet,  très  clas- 
siques évidemment,  mais  très  puissants.» 


CHAPITRE  VIII. 


Depuis  ses  débuts  au  théâtre,  Méhul  avait  été  bon  train, 
et  Ton  peut  dire  que  jamais,  en  France  tout  au  moins,  car- 
rière de  compositeur  dramatique  ne  s'était  établie  avec  des 
résultats  aussi  brillants  et  d'une  façon  aussi  rapide.  Dans 
le  court  espace  de  quatre  années,  du  4  septembre  1790  au 
11  septembre  1794,  il  avait  fait  représenter  huit  ouvrages 
(je  ne  compte  pas  le  Congrès  des  Bois),  dont  trois  à  l'Opéra, 
quatre  au  théâtre  Favart  et  un  au  théâtre  de  la  République  ; 
et  parmi  ces  huit  ouvrages,  qui  tous  avaient  été  accueillis 
avec  une  faveur  plus  ou  moins  grande,  on  en  peut  citer 
trois  :  Euphrosine,  Stratonice  et  Mélidore,  dont  les  succès 
avaient  été  retentissants  et  pleins  d'éclat.  A  peine  âgé  de 
trente  et  un  ans,  Méhul  était  célèbre,  et  célèbre  à  ce  point 
que  nous  le  verrons  tout  à  l'heure,  à  la  fondation  de  l'Ins- 
titut (1795),  être  le  seul  musicien  désigné  par  l'administra- 
tion supérieure,  et  faisant  partie  du  premier  tiers  de  cette 
assemblée  que  le  pouvoir  exécutif  chargeait  d'élire  ensuite 
les  deux  autres  tiers.  Cet  hommage  éclatant  rendu  à  son 
génie  donne  une  preuve  suffisante  de  la  renommée  que, 
si  jeune,  Méhul  avait  su  atteindre,  et  de  l'influence  qu'il 
exerçait  sur  l'art  national.  Mais  il  n'entendait  pas  se  reposer 
en  chemin,  et  c'est  par  de  nouveaux  et  importants  travaux 
qu'il  prétendait  marcher  à  la  conquête  de  la  gloire  et  de 
l'immortalité. 

Méhul  avait  connu,  au  théâtre  Favart,  trois  jeunes  chan- 
teuses, trois  sœurs,  trois  artistes  charmantes  qui  étaient 
des  femmes  adorables,  et  dont  les  annales  de  ce  théâtre  ne 
cessaient,  depuis  quelques  années,  d'enregistrer  les  succès. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  123 

Les  demoiselles  Renaud  —  Mlle  Renaud  l'aînée,  M1Ie  Rose 
Renaud,  Mlle  Sophie  Renaud  —  formaient,  on  Ta  dit,  une 
«couvée  de  rossignols»  qui  charmaient  alors  tout  le  Paris 
amateur  et  dilettante.  La  première,  qui  n' était  jamais  autre- 
ment désignée  que  sous  le  nom  de  Renaud  l'aînée,  et  dont 
il  est  impossible  aujourd'hui  de  retrouver  le  prénom,  avait 
débuté  le  9  mai  1785;  la  cadette,  Rose,  était  âgée  seule- 
ment de  treize  ans  lorsque  cinq  mois  après,  le  22  octobre, 
elle  vint  à  son  tour  paraître  devant  le  public;  enfin,  la 
troisième,  Sophie,  rejoignit  ses  sœurs  au  théâtre  Favart,  le 
21  avril  17881. 

C'est  encore  à  Arnault  qu'il  faut  avoir  recours  pour  con- 
naître les  relations  d'intimité  que  Méhul  établit  avec  deux 
au  moins  des  sœurs  Renaud,  ainsi  qu'avec  le  mari  de  l'une 
d'elles,  qui  allait  devenir  son  collaborateur:  —  «Phrosine  et 
Mélidore,  dit- il,  me  mit  en  rapport  avec  un  être  charmant. 
Je  veux  parler  de  Rose  Renaud,  un  des  rossignols  de  cette 
couvée  qui  brilla  un  moment  sur  le  théâtre  de  l' Opéra- 
Comique,  qu'elle  abandonna  bientôt  pour  vivre  en  bonne 
mère  de  famille  avec  un  homme  qui,  en  lui  donnant  son 
nom,  l'associa  à  sa  détresse  en  croyant  l'associer  à  sa  for- 
tune. Rose  —  qu'elle  pardonne  à  un  vieil  ami  de  la  dési- 
gner ainsi  —  Rose  était  jolie  comme  un  ange  et  candide 
comme  une  jeune  fille.  Je  ne  sais  si  elle  avait  de  l'esprit 
et  du  goût,  mais  je  sais  que  tout  ce  qu'elle  disait  me  ravis- 
sait, que  tout  ce  qu'elle  admirait  m'enchantait;  je  n'étais 
pas  amoureux  d'elle,  et  cependant  il  n'y  a  pas  de  figure 
sur  laquelle  mes  yeux  se  soient  reposés  avec  plus  de  plaisir, 
pas  de  voix  que  j'aie  entendue  avec  plus  de  délices;  quel- 
quefois même  il  m'est  arrivé  de  donner  involontairement 
son  nom  à  une  personne  que  j'aimais  plus  qu'elle.  Sensible 
autant  que  moi  aux  grands  effets  de  l'harmonie,  la  musique 
de  Méhul  la  transportait  d'enthousiasme.  La  première  fois 
qu'elle  entendit  le  duo  dJEuphrosine,  le  duo  :  Gardez-vous 

1  Fétis  se  trompe  lorsqu'il  fait,  de  Rose,  l'aînée  des  trois  sœurs.  Aucun 
doute  n'est  possible  à  ce  sujet. 


124  MÉHUL 

de  la  jalousie j  dans  son  transport  elle  brisa  son  éventail. 
Si  Rose  eût  été  capable  d'aimer  une  autre  personne  que  le 
père  de  son  enfant,  elle  eût  aimé  Méhul,  chose  que  j'eusse 
trouvée  toute   naturelle,   ce   qui   me    prouve    bien    que  je 
n'étais  pas  amoureux  d'elle.  Elle  raffolait  de  la  musique  de 
Mélidore.  Cette  conformité  de  goûts,  cette  analogie  de  sen- 
timents devinrent  les  liens  d'une  société  intime  dont  Hoff- 
man,  sur  qui  Rose  étendait  aussi  son  empire,  faisait  le  com-  • 
plément.  Que  d'heures  délicieuses  Hofïman,  Méhul  et  moi, 
nous  avons  passées  ensemble  auprès  de  cette  créature  en- 
chanteresse, qui  ne   semblait  satisfaite  qu'autant  que  nous 
étions  tous  trois  auprès  d'elle,  et  près  de  qui  nous  ne  sem- 
blions  nous  plaire  qu'autant  que  nous  étions  auprès  d'elle 
tous  les  trois  !  A  quoi  cela  tenait-il  ?  Jamais  Hoffman  ne  fut 
plus  piquant,  plus  original,  plus  fécond  en  saillies  que  dans 
ces   réunions   où  Méhul   contrastait  avec  lui  par  sa  haute 
raison   et  par  sa  mélancolie.    Quant  à  moi,  j'écoutais  en 
regardant,  ou  je  regardais  en  écoutant1.» 

Méhul  était  lié  aussi  avec  Mlle  Renaud  aînée,  devenue  la 
femme  d'un  écrivain  médiocre,  le  chevalier  l'Œillard 
d'Avrigny,  qu'elle  appelait  en  plaisantant  «le  chevalier 
deux  liards»  pour  montrer  que  ce  titre  modeste  n'était 
accompagné  que  d'une  fortune  plus  modeste  encore. 
«D'Avrigny,  dit  encore  Arnault,  avait  épousé  MIIe  Renaud, 
sœur  de  Rose,  et  l'aînée  d'une  famille  qui  à  elle  seule  com- 
posait une  troupe  complète  d'opéra-comique.  Séduit  par 
l'admirable  voix  de  Mlle  Renaud,  d'Avrigny  l'épousa;  mais 
dès  qu'il  l'eut  épousée,  il  ne  lui  permit  plus  de  chanter, 
même  pour  lui.  Mme  d'Avrigny  se  soumit  à  tout2.  C'était 
une  femme  d'une  douceur  incomparable  et  d'une  modestie 
que    ses  succès  au  théâtre  n'avaient    pas   même   altérée. 


1  Souvenirs  oVun  sexagénaire,  T.  II,  pp.  79-81. 

2  Ceci  n'est  exact  que  jusqu'à  un  certain  point;  car  si  MUe  Renaud 
quitta  le  théâtre  Favart  en  1791,  à  l'époque  de  son  mariage,  elle  y  rentra 
deux  ans  après,  en  1793,  et  sous  son  nom  de  Mme  d'Avrigny.  Nous  en 
aurons  tout  à  l'heure  la  preuve. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  425 

Son  calme  imperturbable  contrastait  singulièrement  avec 
l'impétuosité  de  son  mari,  l'un  des  hommes  les  plus 
violens  qu'on  pût  rencontrer,  mais  bon  diable  d'ail- 
leurs *.  » 

Ce  d'Avrigny  était  un  drôle  de  corps,  qui  se  prêtait 
volontiers  à  toutes  les  circonstances.  Poète  sans  valeur, 
mais  enragé  faiseur  de  vers,  on  a  dit  de  lui,  fort  justement, 
qu'  «  il  a  trouvé  des  chants  pour  toutes  les  époques  et  des 
éloges  pour  tous  les  gouvernements  ».  Après  avoir  publié 
de  nombreuses  poésies  pour  glorifier  la  République,  il 
n'hésita  pas,  devenu  sous  l'Empire  chef  de  bureau  au 
ministère  de  la  marine,  à  célébrer  les  exploits  de  la  grande 
armée,  le  mariage  de  Napoléon  et  la  naissance  du  roi  de 
Rome,  et  ne  se  montra  pas  plus  embarrassé  pour  chanter  les 
bienfaits  des  Bourbons  lorsqu'à  la  Restauration  ceux-ci  lui 
eurent  confié  l'emploi  de  censeur  royal.  Très  rigide,  du 
reste,  dans  l'exercice  de  ces  dernières  fonctions,  et  peu 
endurant  avec  les  auteurs  qui  avaient  affaire  à  lui,  le  che- 
valier d'Avrigny  ne  semblait  pas  se  rappeler  qu'il  avait 
été  lui-même  écrivain  dramatique,  et  que,  entre  autres,  il 
avait  fourni  à  Berton  le  livret  d'un  de  ses  premiers  opéras, 
les  jBrouïllerieS)  et  à  Méhul  celui  d'un  ouvrage  du  même 
genre. 

Legouvé,  dont  la  réputation  était  déjà  grande  à  cette 
époque,  grâce  surtout  à  sa  belle  tragédie  de  la  Mort  d'Abel, 
Legouvé  était,  ainsi  que  Méhul,  l'un  des  intimes  de  la 
maison  de  d'Avrigny.  C'est  à  cette  circonstance  sans  doute 
qu'est  due  sa  collaboration  avec  celui-ci  pour  un  opéra  dont 
Méhul  allait  écrire  la  musique,  et  dont  M1110  d'Avrigny  se 
chargerait  de  remplir  un  des  principaux  rôles.  Doria  ou  la 
Tyrannie  détruite,  tel  était  le  titre  de  cet  ouvrage,  auquel 
ses  auteurs  donnaient  la  qualification  d'  «  opéra  héroïque  », 
et  qui  faisait  revivre  un  des  plus  nobles  héros  de  la  liberté 
génoise.  Par  malheur,  la  médiocrité  de  d'Avrigny  semble 
avoir  lutté  plus  victorieusement  qu'il  n'eût  fallu  contre  le 

1  Souvenirs  d'un  sexagénaire,  T.  II,  pp.  123-124. 


126  MÉHUL 

beau  talent  de  Legouvé,  car  les  contemporains  se  mon- 
trèrent sévères  à  l'endroit  du  poème  de  Doria,  sans  que  le 
grand  nom  de  Fauteur  du  Mérite  des  Femmes  bénéficiât  en 
cette  circonstance  de  la  vive  sympathie  dont  le  public  l'en- 
tourait d'ordinaire. 

C'est  le  22  ventôse  an  III  (12  mars  1795)  que  Doria  fut 
offert  au  public  du  théâtre  Favart1.  L'ouvrage  ne  reçut 
qu'un  accueil  très  réservé,  et  voici  comment  le  Moniteur 
universel  en  appréciait  la  valeur  : 

Le  succès  de  Doria  ou  la  Tyrannie  détruite,  opéra  en  trois  actes, 
donné  dernièrement  à  ce  théâtre,  n'a  pas  été  aussi  grand  que  le  nom 
et  la  réputation  méritée  des  auteurs  le  faisaient  espérer.  L'histoire  nous 
a  transmis  la  conjuration  de  Doria,  qui  a  délivré  Gênes  de  la  tyrannie 
monarchique...  Cette  pièce  offre  peu  d'intérêt.  On  y  trouve  plus  de 
remuement  que  de  mouvement.  Aucun  effet  dramatique  n'y  presse  le 
cœur,  et  la  curiosité  même  n'en  est  pas  excitée.  Le  style  en  est  noble 
et  correct,  mais  il  manque  de  ce  charme  qui  attache.  Excepté  quelques 
sentiments  de  liberté,  qui  sont  d'un  effet  toujours  certain  sur  des  Fran- 
çois, on  n'y  trouve  rien  qui  excite  l'applaudissement.  En  un  mot,  l'ou- 
vrage n'a  pas  de  défaut  très  remarquable,  mais  il  manque  entièrement 
d'effet.  La  musique  même  n'a  produit  qu'une  sensation  médiocre,  si 
l'on  en  excepte  un  air  de  Doria,  très  bien  chanté  par  Philippe,  morceau 
parfaitement  dramatique  et  d'un  effet  prodigieux,  le  finale  du  second 
acte,  plein  de  chaleur  et  d'énergie,  et  l'ouverture,  qui  est  celle  que 
Méhul  avait  faite  pour  Cora.  On  reconnaît  tout  son  talent  dans  ces  trois 
morceaux  ;  on  le  cherche  dans  les  autres,  où  cet  habile  compositeur 
paraît  s'être  trompé.  11  a  voulu  donner  du  chant  à  la  citoyenne  Davri- 
gny;  il  l'a  été  chercher  bien  loin,  sans  se  rappeler  que  son  imagination 
lui  en  fournit  toujours  quand  il  en  a  besoin  :  témoin  l'air  de  Philippe 
dans  Stratonice  et  beaucoup  d'autres2. 

La  sévérité  du  critique  ne  peut  l'empêcher  de  déclarer 
que  la  partition  de  Méhul  renfermait  au  moins  deux  mor- 
ceaux de  premier  ordre  et  d'un  effet  exceptionnel.  Un  autre 


1  Le  spectacle    était   complété  par  les  Deux  Billets,  petite  comédie  de 
Florian,  qui  servait  de  lever  de  rideau. 

2  Moniteur  du  15  mars  1795. 


SA  VIE,   SON  GÉNIE,    SON  CARACTÈRE  127 

se  montre  moins  difficile  sur  l'ensemble  même  de  l'œuvre 
du  compositeur,  et  la  Décade  s'exprime  ainsi  à  ce  sujet,  en 
nous  faisant  savoir  que  le  poème  de  Doria,  cause  de  son 
insuccès,  avait  dû  être  abrégé  considérablement  à  la  suite 
de  la  première  représentation  :  —  «...  Au  moyen  des  cou- 
pures nombreuses  que  les  auteurs  ont  faites  aux  représen- 
tations qui  ont  suivi  la  première,  la  marche  de  la  pièce  est 
assez  rapide.  La  musique  n'est  point  au-dessous  de  la  répu- 
tation de  son  auteur,  qui  en  a  une  très  grande.  Il  s'y 
trouve  des  airs  du  chant  le  plus  agréable,  et  d'autres  du 
plus  grand  effet.  Parmi  ces  derniers  on  distingue  l'air  que 
chante  Doria  au  premier  acte,  où  l'accompagnement  rend 
la  voix  de  ses  ancêtres,  qu'il  croit  entendre,  et  le  finale  du 
second  acte.  Les  auteurs  ont  été  demandés  et  nommés  aux 
premières  représentations1.»  On  peut  facilement  croire, 
d'après  ce  qui  précède,  que  Méhul  n'était  pas  resté  au-des- 
sous de  lui-même  en  écrivant  la  partition  de  Doria,  et  qu'il 
ne  devait  l'insuccès  de  cet  ouvrage  qu'à  l'inhabileté  de  ses 
collaborateurs.  Toute  appréciation  directe  de  son  œuvre  est 
malheureusement  impossible  aujourd'hui,  celle-ci  n'ayant 
pas  été  publiée. 

Mais  comme  il  n'était  pas  homme  à  se  décourager,  il  se 
remit  bientôt  au  travail,  et  cette  année  1795  n'était  pas 
encore  terminée  qu'il  se  représentait  devant  le  public  avec 
un  nouvel  ouvrage  très  important.  On  doit  regretter  que 
cette  fois  il  ait  consenti  à  se  mettre  pour  ainsi  dire  en  con- 
currence avec  Lesueur  en  s' emparant  d'un  sujet  déjà  traité 
par  celui-ci,  et  qu'il  n'ait  pas  craint  de  lutter  contre  le  sou- 
venir trop  récent  d'une  œuvre  dont  le  succès,  très  considé- 
rable au  point  de  vue  musical,  avait  encore,  au  seul  point 
de  vue  scénique,  l'immense  avantage  sur  la  sienne  d'être 
arrivée  la  première.  En  écrivant  ainsi  la  Caverne  pour  le 
théâtre  Favart,  après  que  Lesueur  avait  si  brillamment 
réussi  en   donnant  sa  Caverne  au  théâtre  Feydeau,   Méhul 


La  Décade,  10  germinal  an  III. 


128  MÉHUL 

courait  de  gaîté  de  cœur  au-devant  d'un  échec  presque 
certain1. 

Cette  Caverne  est  celle  dans  laquelle  Gril  Blas  est  enfermé 
par  des  bandits  avec  la  jeune  fille  du  comte  de  Grusman, 
car  chacun  des  librettistes  avait  emprunté  le  sujet  de  son 
opéra  au  roman  célèbre  de  Le  Sage.  Le  poème  mis  en  mu- 
sique par  Méhul  lui  avait  été  fourni  par  un  écrivain  nommé 
Forgeot,  qui  avait  échangé  sa  robe  d'avocat  contre  la  plume 
de  l'auteur  dramatique  et  s'était  fait  déjà  le  collaborateur 
de  Champein  et  de  Grétry,  en  fournissant  au  premier  le 
livret  des  Dettes  et  au  second  celui  du  Rival  confident  ;  ce 
nouveau  livret  de  la  Caverne  valait  sensiblement  mieux  que 
celui  que  Dercy  avait  écrit  pour  Lesueur,  mais  il  avait,  je 
l'ai  dit,  le  défaut  de  venir  en  second,  ce  qui  au  théâtre 
est  un  tort  irrémédiable. 

L'ouvrage,  qui  était  en  trois  actes,  fit  son  apparition  au 
théâtre  Favart  le  14  frimaire  an  IV  (5  décembre  1795) 2. 
On  ne  peut  dire  qu'il  ait  été  mal  accueilli,  mais,  par  la 
raison  que  j'ai  donnée,  il  était  presque  certain  d'avance 
que  sa  carrière  devait  être  bornée,  et  celle-ci  ne  s'étendit 
pas  en  effet  au-delà  de  vingt-deux  représentations,  malgré 
l'excellence  de  ses  interprètes,  qui  n'étaient  autre  que  Che- 
nard,  Philippe,  Solié,  Michu,  Martin,  Mmes  Carline,  Gron- 
tier  et  Crétu.  En  en  rendant  compte,  la  Décade  commen- 


1  Toutefois,  Berlioz  était  dans  une  erreur  complète  lorsqu'il  écrivait 
dans  ses  Soirées  de  V orchestre  (pp.  365-396)  les  lignes  que  voici:  —  «Méhul, 
dans  l'espoir  de  terrasser  Lesueur,  qu'il  détestait,  et  dont  l'opéra  de  la 
Caverne  venait  d'obtenir  un  succès  immense,  mit  en  musique  un  opéra  sur 
le  même  sujet  et  portant  le  même  titre.  La  Caverne  de  Méhul  tomba. 
Je  sais  que  la  bibliothèque  de  l'Opéra-Comique  possède  ce  manuscrit,  et 
je  serais,  je  l'avoue,  fort  curieux  de  pouvoir  juger  par  mes  yeux  de  ce 
qu'il  y  avait  de  mérité  dans  cette  catastrophe.»  Méhul  ne  détestait  pas 
plus  Lesueur  que  Lesueur  lui-même  ne  détestait  Méhul,  nous  en  avons 
des  preuves  convaincantes,  et  il  n'avait  aucune  raison  de  chercher  à  le 
««terrasser».  D'ailleurs,  si  la  Caverne  de  Méhul  n'obtint  pas  un  grand  succès, 
il  serait  injuste  de  dire  qu'elle  tomba,  et  en  employant  le  mot  de  «  cata- 
strophe», Berlioz  exagérait  singulièrement  les  choses. 

2  II  était  accompagné  du  gentil  petit  opéra  de  Duni,  les  Deux  Chasseurs 
et  la  Laitière. 


SA   VIE,    SON   GÉNIE,    SON   CARACTÈRE  129 

çait  par  constater  le  tort  que  se  faisaient  les  deux  théâtres 
en  courant  ainsi  après  les  mêmes  sujets  :  —  «  On  représente 
des  pièces  à  ariettes  sur  deux  de  nos  théâtres,  sur  celui  de 
F  Opéra-Comique  et  sur  celui  de  la  rue  Feydeau.  Pour- 
quoi ,  lorsqu'un  des  deux  donne  une  grande  pièce  de  ce 
genre,  le  même  sujet  est-il  infailliblement  traité  sur  l'autre 
quelque  temps  après  ?  Lodoïska,  Roméo  et  Juliette,  Pmd  et 
Virginie  et  maintenant  la  Caverne  en  sont  des  exemples1. 
Il  me  semble  que  les  auteurs  et  les  acteurs,  qui  devraient 
éviter  de  se  rencontrer  dans  le  choix  de  leurs  sujets, 
paraissent  au  contraire  le  désirer,  car  il  est  bien  difficile 
de  croire  que  le  hasard  seul  en  ait  décidé...»  Puis,  après 
avoir  analysé  le  poème,  l'écrivain  passait  à  la  musique,  et 
ici  son  jugement  manque  un  peu  de  précision  et  témoigne 
de  quelque  incohérence  :  —  «  L'ouverture,  dit-il,  offre  plu- 
sieurs passages  sublimes:  le  commencement  est  du  nombre. 
Mais  il  y  a  du  décousu  dans  cette  symphonie  :  les  motifs  ne 
sont  point  amenés  par  gradation,  enchaînés  les  uns  aux 
autres.  A  un  morceau  de  la  plus  belle,  de  la  plus  noble 
harmonie,  succède  sans  préparation  un  motif  d'un  style 
presque  trivial.  C'est  là  un  vrai  défaut.  En  musique,  comme 
en  toute  autre  chose,  le  goût  prescrit  la  règle  de  l'unité. 
On  a  souvent  répété  que  l'on  trouvait  peu  de  chant  dans 
la  musique  de  Méhul.  Cette  nouvelle  production  ne  prou- 
vera peut-être  pas  que  le  reproche  est  injuste.  Mais,  en 
revanche,  ses  accompagnemens  sont  soignés,  brillans, 
expressifs.  Il  y  a,  par  exemple,  un  morceau  d'un  genre  neuf, 
et  qu'on  ne  saurait  entendre  sans  émotion;  c'est  un  pré- 
lude d'air,  une  espèce  de  récitatif  qui  précède  l'ariette  que 


1  Paul  et  Virginie,  de  Kreutzer,  avait  été  donné  au  théâtre  Favart  le 
15  janvier  1791,  et  le  théâtre  Feydeau  avait  représenté  celui  de  Lesueur 
le  13  janvier  1794;  des  deux  Lodoïskas,  celle  de  Cherubini  avait  vu  le 
jour  à  Feydeau  le  18  juillet  1791,  et  celle  de  Kreutzer  à  Favart  quinze 
jours  après,  le  1er  août;  enfin,  tandis  que  Dalayrac  donnait  à  Favart,  le 
6  juillet  1792,  Tout  pour  V amour  ou  Juliette  et  Roméo,  Steibelt  faisait  jouer 
son  Roméo  et  Juliette  h  Feydeau  le  11  septembre  1793.  Quant  à  la  Caverne 
de  Lesueur,  elle  avait  paru  à  ce  dernier  théâtre  le  16  février  1793. 

9 


130*  MÉHUL 

Léonore  chante  dans  la  caverne.  Il  est  aussi  très  beau  le 
morceau  d'ensemble  pendant  lequel  Gil  Blas  arrête  le  moine 
et  tremble  en  lui  demandant  sa  bourse.  Toute  belle  qu'est 
cette  musique,  elle  ne  doit  point  faire  oublier  celle  de  la 
Caverne  de  Lesueur.  L'une  et  l'autre  annoncent  des  com- 
positeurs qui  peuvent  porter  l'art  en  France  à  un  très  haut 
degré1.»  Le  Moniteur,  plus  rapide  et  plus  net  dans  son 
appréciation,  s'exprimait  ainsi:  —  «Un  ouvrage  nouveau 
des  citoyens  Forgeot  et  Méhul,  la  Caverne,  qu'on  vient  de 
représenter,  a  très  bien  réussi,  et  son  effet  sera  plus  grand 
encore  lorsque  les  acteurs  rassurés  mettront  tout  l'ensemble 
dont  ils  sont  capables  dans  son  exécution...  La  musique  de 
cet  ouvrage  est  très  vigoureuse,  et  du  genre  dans  lequel  le 
citoyen  Méhul  s'est  déjà  fait  une  grande  réputation.  On  y 
distingue  surtout  un  air  d'Ambrosio;  le  finale  du  premier 
acte;  un  air  de  Domingo  dans  le  second,  et  un  trio.  Les 
oreilles  familiarisées  avec  cette  musique  savante  dans  la 
suite  des  représentations  y  découvriront  sans  doute  encore 
de  nouvelles  beautés2.» 

Nous  sommes  obligés  de  nous  en  rapporter,  en  ce  qui 
concerne  la  Caverne,  au  jugement  des  contemporains,  la 
partition  de  cet  ouvrage  n'ayant  pas  été  publiée,  non  plus 
que  celle  de  Doria.  La  bibliothèque  du  Conservatoire  en 
possède  seulement  quelques  fragments,  de  la  main  de 
Méhul,  mais  qui  ne  sont  que  le  premier  jet  de  certains 
morceaux,  avec  de  nombreuses  corrections,  et  une  instru- 
mentation qui  n'est  pas  toujours  complète.  Ces  fragments 
comprennent  les  cinq  morceaux  du  premier  acte,  moins 
l'ouverture  (n°  1,  duo  de  ténor  et  basse  ;  n°  2,  air  de  ténor; 
n°  3,  quatuor;  n°  4,  duo  pour  deux  soprani;  n°  5,  finale), 


1  La  Décade,  30  frimaire  an  IV. 

2  Le  Moniteur  ne  s'était  point  pressé,  car  son  article  parut  seulement 
le  7  nivôse  (23  décembre),  vingt-trois  jours  après  la  première  représenta- 
tion! —  Chose  singulière,  le  Journal  de  Paris,  celui  dans  lequel  les  ques- 
tions d'art  étaient  traitées  d'ordinaire  avec  le  plus  de  soin  et  d'exactitude 
ne  rendit  pas  plus  compte  de  la  Caverne  qu'il  n'avait  rendu  compte  de 
Doria.  Ces  deux  ouvrages  paraissent  n'avoir  pas  existé  pour  lui. 


SA   VIE,    SON   GÉNIE,    SON   CARACTÈRE  131 

et  les  deux  derniers  du  troisième  acte  (n°  12,  couplets 
de  ténor;  n°  13,  vaudeville  final).  On  ne  saurait  hasarder 
une  critique  quelconque  à  l'aide  d'éléments  aussi  insuffisants 
et  aussi  incomplets1. 

C'est  au  moment  même  où  il  faisait  représenter  la  Caverne 
que  Méhul  se  vit  nommer  membre  de  l'Institut,  que  le  gou- 
vernement directorial  organisait  alors. 

L'Institut  n'était  pas,  à  sa  fondation,  divisé  en  cinq  aca- 
démies, comme  nous  le  voyons  aujourd'hui,  mais  en  trois 
classes  seulement,  qui  étaient  les  suivantes  :  lre  classe. 
Sciences  mathématiques  et  physiques  ;  2e  classe,  Sciences 
morales  et  politiques;  5e  classe,  Littérature  et  Beaux-Arts. 
Chacune  de  ces  classes  se  subdivisait,  comme  aujourd'hui 
nos  Académies,  en  plusieurs  sections  ;  pour  la  3e  classe,  ces 

*  Mais  si  je  ne  puis  parler  de  la  musique  de  la  Caverne,  il  ne  me  semble 
pas  sans  quelque  intérêt  de  reproduire  ici  les  paroles  de  deux  des  couplets 
du  vaudeville  qui  terminait  l'ouvrage.  Le  premier  faisait  allusion  à  la 
situation  terrible  dont  les  événements  du  9  thermidor  venaient  de  délivrer 
la  France  : 

Dans  un  temps  où  la  barbarie 

Portait  en  tous  lieux  le  trépas, 

La  vertu,  fuyant  sa  patrie, 

Ne  savait  où  porter  ses  pas. 

Aujourd'hui  qu'on  respire  en  France, 

N'oublions  pas  qu'au  fond  des  bois 

La  caverne  a  plus  d'une  fois 

Servi  d'asile  à  l'innocence. 

Mes  amis,  ne  détruisons  pas, 
Tout  peut  être  utile  ici-bas. 

Quant  à  l'autre  couplet,  le  quatrième,  les  auteurs  s'y  excusaient  en 
quelque  sorte  d'offrir  au  public  du  théâtre  Favart  une  nouvelle  Caverne, 
après  celle  qui  avait  obtenu  un  si  grand  succès  au  théâtre  Feydeau  : 

Sur  la  scène,  avec  avantage, 
Un  Gil  Blas  déjà  s'est  montré. 
Moi,  comme  lui  fils  de  Le  Sage, 
Un  peu  plus  tard  j'y  suis  entré. 
Il  a  recueilli  l'héritage; 
Sera-t-il  le  seul  fortuné? 
Je  respecte  fort  mon  aîné, 
Mais  je  réclame  le  partage. 

Messieurs,  ne  me  refusez  pas, 
Tout  doit  être  égal  ici-bas. 


432  MÉHUL 

sections  étaient  au  nombre  de  sept,  savoir  :  1°  Grammaire  ; 
2°  Langues  anciennes;  3°  Poésie;  4°  Peinture;  5°  Sculpture  ; 
6°  Architecture;  7°  Musique  et  Déclamation.  Chaque  sec- 
tion comprenait  six  membres,  et  le  premier  tiers  de  ces 
membres,  nommé  directement  par  le  pouvoir  exécutif, 
reçut  de  lui  la  mission  de  choisir,  par  voie  d'élection,  en 
assemblée  générale,  d'abord  le  second,  et  ensuite,  avec 
celui-ci,  le  troisième  tiers  des  membres  qui  devaient  com- 
pléter l'Institut.  Voici  la  liste  des  membres  de  la  3e  classe 
nommés  par  le  Directoire  exécutif,  telle  qu'elle  parut  dans 
le  Journal  de  Paris  du  9  décembre  1795  : 

Grammaire  :  Sicard  et  Garât  ; 

Langues  anciennes  :  Dufaulx  et  Bithaub  (Bitaubé)  ; 

Poésie  :  Chénier  et  Lebrun  ; 

Peinture  :  David  et  Van  Spaendonk  ; 

Sculpture  :  Pajou  et  Houdon; 

Architecture  :  Gondoin  et  Wally  (Wailly)  ; 

Musique  et  Déclamation  :  Méhul  et  Mole  *. 

Ainsi,  le  gouvernement,  ayant  un  choix  unique  à  faire 
parmi  les  plus  grands  artistes  de  ce  temps  qui  en  produisait 
de  si  bien  doués  et  de  si  nombreux,  ayant  un  seul  musicien 
à  désigner  pour  faire  partie  de  cet  Institut  qui  devait  ras- 
sembler dans  son  sein  toutes  les  gloires  intellectuelles  de 
la  France,  n'en  trouvait  pas  de  plus  digne  que  Méhul,  que 
ce  jeune  compositeur  entré  depuis  sept  ans  seulement  dans 
la  lice  et  dont  le  génie  s'était  imposé  à  l'attention,  à  l'admi- 
ration de  tous,  d'une  façon  si  victorieuse  et  si  surprenante! 
Ni  Grétry,  célèbre  par  trente  années  de  succès  ininter- 
rompus,  ni   Gossec,    auquel   son  talent  si  pur   et   si  varié 


1  La  section  de  musique,  qui  comprend  aujourd'hui  six  membres  dans 
l'Académie  des  Beaux-Arts,  n'en  comptait  que  trois  alors  dans  la  3e  classe, 
puisque  cette  section  comprenait  aussi  la  déclamation,  et  que  trois  sièges 
appartenaient  à  cette  dernière.  Ce  n'est  que  lors  de  la  réorganisation  de  1816 
que  l'on  jugea  à  propos  de  supprimer  les  comédiens,  et  de  porter  à  six  le 
nombre  des  membres  de  la  section  de  musique. 


SA  VIE,    SON   GÉNIE ,    SON   CARACTÈRE  133 

avait  donné  une  notoriété  si  considérable,  ni  Martini,  qui 
s'était  fait  connaître  par  des  œuvres  d'un  sentiment  exquis 
et  d'une  inspiration  délicieuse,  ni  Monsigny,  dont  les 
débuts  remontaient  à  près  de  quarante  ans,  ni  Cherubini, 
qui  s'était  produit  avec  tant  d'éclat,  ni  Lesueur,  dont  la 
valeur  était  grande  et  qui  par  tous  les  moyens  cherchait  à 
attirer  sur  lui  l'attention,  ni  Dalayrac,  à  qui  son  aimable 
fécondité  avait  valu  des  sympathies  si  vives,  —  ne  sem- 
blèrent aussi  dignes  d'un  tel  honneur  que  le  jeune  auteur 
à'Eupkrosine,  de  Stratonice,  de  Mélidore  et  du  Chant  du, 
Départ.  Méhul,  nommé  ainsi,  le  premier,  le  seul,  membre 
de  la  section  de  musique  de  l'Institut  de  France,  l'empor- 
tant sur  tant  d'artistes  qualifiés,  renommés,  chevronnés,  — 
cela  donne  une  idée  de  la  puissance  de  son  génie,  de  la 
célébrité  qui  s'attachait  à  lui,  de  l'éclat  qui  entourait  son 
nom  !  Et  nous  verrons,  quelques  années  plus  tard,  un  fait 
du  même  genre  se  reproduire,  —  et  aussi  glorieux  pour 
lui  :  lors  de  la  création  de  l'ordre  de  la  Légion  d'honneur, 
Méhul  sera  le  premier  musicien  inscrit  sur  les  rôles  de  la 
grande  chancellerie,  le  premier  à  recevoir  et  à  porter  les 
insignes  du  nouvel  ordre1. 

C'est  encore  dans  le  même  temps  que  Méhul  fut  appelé 
à  occuper  une  place  importante  au  Conservatoire,  qui  venait 
d'être  régulièrement  constitué.  En  1792,  un  arrêté  de  la 
Commune  de  Paris  portait  établissement  d'une  école  gra- 
tuite de  musique,  dite  de  la  Garde  nationale  parisienne, 
dans  laquelle  120  élèves,  présentés  par  les  soixante  batail- 
lons de  la  Garde  nationale,  devaient  recevoir  une  instruc- 
tion musicale  qui  les  mît  à  même  de  concourir  au  service 
de  cette  garde  et  à  celui  des  fêtes  publiques.  L'année  sui- 
vante, les  services  rendus  par  cette  école  et  par  son  direc- 


1  Dans  sa  troisième  séance,  tenue  le  21  frimaire  an  IV  (12  décembre 
1795),  l'Institut,  c'est-à-dire  le  premier  tiers  de  ses  membres,  procéda  à 
l'élection  du  second  tiers  de  la  3e  classe;  les  suffrages  se  portèrent  pour  la 
musique  sur  Gossec,  pour  la  déclamation  sur  Préville.  Dans  la  séance  du 
24  frimaire,  le  troisième  tiers  fut  élu,  et  les  choix  se  fixèrent  cette  fois  sur 
Grétry  pour  la  musique,  et  sur  Monvel  pour  la  déclamation. 


434  MÉHUL 

teur,  Sarrette,  attirèrent  l'attention  de  la  Convention,  qui 
décréta  la  fondation  d'un  Institut  national  de  musique 
composé  de  115  artistes,  dans  lequel  600  élèves  recevraient 
gratuitement  l'instruction  dans  toutes  les  parties  de  l'art 
musical.  Enfin,  en  1795,  la  Convention,  supprimant  la 
musique  de  la  Garde  nationale,  rend  un  nouveau  décret 
qui  organise  définitivement  le  Conservatoire  de  musique, 
en  en  confiant  la  direction  à  Sarrette,  dont  l'intelligence, 
la  persévérance  et  l'énergie  avaient  fini  par  obtenir  ce 
résultat.  Ce  décret  était  rendu  sur  un  rapport  fait  et  lu  par 
Chénier  *,  et  ce  n'est  pas  trop  supposer  sans  doute  que  de 
croire  que  Méhul  n'était  pas  resté  complètement  étranger  à 
ce  travail  de  son  ami.  C'est  à  la  suite  du  vote  de  la  Con- 
vention, qui  attribuait  aux  dépenses  de  l'établissement  une 
somme  de  240,000  francs,  que  le  Conservatoire  fut  installé 
dans  l'ancien  local  des  Menus-Plaisirs,  rue  du  Faubourg- 
Poissonnière,  où  il  se  trouve  encore  aujourd'hui2.  Cinq 
inspecteurs  étaient  nommés  pour  exercer  dans  l'école  la 
surveillance  de  l'enseignement,  et  l'on  choisit  pour  remplir 
ces  fonctions  Gossec,  Grétry,  Méhul,  Lesueur  et  Cherubini. 
Plus  tard,  Méhul  prit  la  direction  d'une  des  classes  de  com- 
position du  Conservatoire,  et  c'est  de  cette  classe  que  sor- 
tirent plusieurs  élèves  qui  remportèrent,  aux  concours  ouverts 
à  l'Institut  pour  le  prix  de  Rome,  le  grand  prix  de  compo- 
sition musicale  :  Gustave  Dugazon,  Blondeau,  Daussoigne, 
Beaulieu,  et  en  dernier  lieu  le  disciple  chéri  du  maître, 
celui  qu'il  considérait  comme  digne  de  son  héritage  artis- 
tique, notre  immortel  Herold. 

Il  est  facile  de  comprendre  à  quel  point  devait  être  active 
à  cette  époque  l'existence  de  Méhul.  Sa  qualité  de  membre 


1  Rapport  fait  a  la  Convention  nationale,  au  nom  des  Comités  d'instruc- 
tion publique  et  des  finances  (le  10  thermidor  an  III),  sur  la  ne'cessité  d'or- 
ganiser le  Conservatoire  de  musique  (Paris,  an  III,  Imprimerie  nationale, 
une  feuille  in-8°).  Le  texte  de  ce  Rapport  a  été  reproduit  dans  l'édition 
des  œuvres  de  Marie-Joseph  Chénier,  T.  V,  p.  281  (Paris,  Guillaume,  1826, 
in-8o). 

2  Voy.  Histoire  du  Conservatoire,  par  Lassabathie. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  135 

de  l'Institut,  qui  l'obligeait  à  prendre  part  aux  travaux  et 
aux  délibérations  de  cette  compagnie  ;  ses  fonctions  au 
Conservatoire,  qui  n'étaient  pas  une  sinécure  alors  qu'il 
fallait  concourir  à  l'organisation  d'un  établissement  conçu 
sur  un  plan  si  vaste;  les  nombreuses  compositions  qu'on 
réclamait  de  lui  pour  la  célébration  des  grandes  fêtes 
nationales  et  populaires  que  le  gouvernement  renouvelait 
avec  tant  de  fréquence  ;  enfin,  ses  travaux  pour  le  théâtre, 
si  nombreux,  si  importants  et  si  variés  ;  il  y  avait  là  de 
quoi  suffire  amplement  aux  forces  d'un  seul  homme,  surtout 
lorsque  cet  homme  était,  comme  Méhul,  d'une  santé  délicate 
et  souvent  précaire,  d'un  tempérament  qui  aurait  exigé 
beaucoup  de  soins  et  les  plus  grands  ménagements. 

Il  est  vrai  que  chez  Méhul  l'énergie  morale  suppléait  à 
la  vigueur  physique,  et  que,  ainsi  qu'il  arrive  à  tous  les 
êtres  bien  doués  sous  le  rapport  du  caractère,  la  volonté 
remplaçait  souvent  la  force.  C'est  ce  qui  fait  qu'au  milieu 
de  tant  de  travaux  de  toutes  sortes,  d'occupations  si  multi- 
pliées, si  diverses,  si  abondantes,  il  trouvait  encore  le  temps 
et  le  moyen  de  s'employer  si  généreusement  pour  ceux  qui 
avaient  besoin  d'un  appui,  d'être  utile  à  qui  ne  pouvait  ou 
n'osait  parler  lui-même;  et  cela  de  sa  propre  initiative, 
d'un  mouvement  purement  personnel,  sans  que  ceux-là 
même  qui  étaient  l'objet  de  sa  sollicitude  eussent  songé  à 
la  mettre  en  éveil,  sans  qu'il  leur  fût  possible  de  supposer 
que  l'on  s'occupait  d'eux. 

C'est  ainsi  que,  touché  de  la  situation  douloureuse  dans 
laquelle  les  circonstances  avaient  plongé  le  vénérable  Mon- 
signy,  Méhul  résolut  de  lui  venir  en  aide  à  son  insu. 
L'auteur  de  Félix  et  du  Déserteur,  l'artiste  jadis  si  fortuné 
qui,  avec  Philidor  et  Duni,  avait  ouvert  la  voie  à  Grétry 
en  lui  montrant  le  but  auquel  il  fallait  tendre,  était  tombé 
dans  un  injuste  oubli  et  se  voyait  négligé  de  tous,  tandis 
que  celui-ci,  objet  constant  de  la  faveur  publique,  avait 
atteint  le  comble  de  la  gloire.  Ruiné  par  la  Révolution, 
qui  lui  avait  enlevé,  avec  le  fruit  de  ses  modestes  écono- 
mies,   l'emploi    qu'il   occupait   auprès   du   duc    d'Orléans, 


136  MÉHUL 

Monsigny,  âgé  de  soixante-sept  ans,  depuis  longtemps 
silencieux,  déjà  presque  aveugle,  se  trouvait  dans  un  état 
misérable  et  fâcheux,  sans  que  personne  songeât  à  lui 
porter  secours.  Méhul  y  songea,  lui,  intercéda  en  sa  faveur 
auprès  des  puissants  du  jour,  employa  son  crédit  à  faire 
cesser  une  infortune  imméritée,  et  la  lettre  suivante,  qu'il 
adressait  à  Mmc  Saint-Aubin,  va  nous  apprendre  avec  quelle 
délicatesse  il  voulut  faire  connaître  au  vieillard  le  résultat 
des  démarches  qu'il  avait  entreprises  à  son  sujet.  La  bonté 
de  Méhul  et  son  noble  caractère  se  peignent  tout  entiers 
dans  ces  lignes,  en  même  temps  que  son  âme  affectueuse  et 
tendre  s'y  dévoile  dans  toute  sa  sincérité  : 

Aimable  et  bonne  Madame  Saint-Aubin, 

Je  m'empresse  de  vous  prévenir  que  le  Directoire  vient  de  donner 
ordre  au  ministre  de  l'intérieur  de  loger  le  respectable  Monsigny  au 
Louvre  et  de  lui  faire  donner  les  secours  qui  sont  accordés  aux  savans 
et  aux  artistes  peu  fortunés.  Comme  Monsigny  vous  doit  toutes  les  con- 
solations qu'il  peut  recevoir  dans  son  état,  je  veux  qu'il  apprenne  de 
vous  que  le  gouvernement  s'est  empressé  de  venir  à  son  secours. 

Je  joins  à  cette  lettre  une  carte  d'entrée  au  Directoire  pour  qu'il 
puisse  aller  faire  ses  remercîments  à  La  Réveillère-Lepaux.  Ce  dernier 
l'aime  beaucoup  ;  il  le  recevra  avec  un  intérêt  mêlé  d'admiration,  et 
lui  sera  utile  autant  qu'il  le  pourra.  Je  pense  que  le  vénérable  Mon- 
signy ferait  très  bien  d'aller  chez  le  ministre  de  l'intérieur.  Avec  son 
nom  il  doit  se  montrer,  il  sera  reçu  partout  avec  le  respect  que  l'on 
doit  à  un  grand  artiste  malheureux.  Monsigny  se  croit  oublié  et  est 
encore  l'objet  de  l'admiration  de  ceux  qui  ont  l'âme  assez  sensible  pour 
pouvoir  apprécier  le  mérite  de  ses  ouvrages. 

Adieu,  aimable  et  bonne;  je  m'estime  bien  heureux  d'avoir  pu 
seconder  les  élans  de  votre  cœur  et  de  songer  que  le  sort  de  Monsigny 
a  été  adouci  par  nos  soins. 

Encore  une  fois,  adieu;  je  vous  embrasse  de  toute  mon  âme.  Je  pars 
à  cinq  heures  pour  aller  me  jeter  dans  les  bras  de  ma  mère  et  de  mon 
respectable  père.  Dans  six  semaines,  je  reverrai  mes  amis  et  je  com- 
mencerai par  vous. 

Mille  complimens  à  Saint-Aubin  et  à  vos  charmans  enfants. 

Méhul  1. 

1  Cette  lettre,  et  un  fait  que  l'on  trouvera  rapporté  plus  loin,  nous 
prouvent  que  Méhul  n'oubliait  ni  les  siens  ni  son  pays,  et  qu'il  se  rendait 


SA  VIE,   SON   GÉNIE,    SON    CARACTÈRE  137 

On  conviendra  que  jamais  bienfait  ne  fut  présenté  avec 
une  bonne  grâce  plus  modeste  et  plus  charmante,  que 
jamais  bienfaiteur  ne  s'effaça  plus  complètement  pour  lais- 
ser à  d'autres  tout  le  mérite  et  tout  l'honneur  d'une  bonne 
action. 

Un  fait  d'un  autre  genre  vient  encore  donner  une  preuve 
de  l'élévation  de  sentiments  qui  distinguait  Méhul,  et  du 
respect  avec  lequel  il  voulait  voir  traiter  l'art  et  ses  con- 
frères. Celui-ci,  dans  un  ordre  d'idées  tout  différent,  ne 
fait  pas  moins  son  éloge  que  le  précédent. 

Cherubini,  avec  lequel  il  était  étroitement  lié,  comme  il 
le  fut  avec  tous  les  musiciens  de  ce  temps  :  Gossec,  Boiel- 
dieu,  Catel,  Jadin,  Kreutzer,  Nicolo,  Lesueur,  Berton,  — 
Cherubini  venait  de  faire  représenter  au  théâtre  Feydeau 
l'un  de  ses  plus  beaux  ouvrages,  Mêdée,  dont  le  succès 
avait  été  éclatant.  Dans  le  compte-rendu  qu'il  fit  de  la 
représentation,  un  journal  eut  la  maladresse,  tout  en 
accordant  à  l'œuvre  nouvelle  les  éloges  qu'elle  méritait, 
d'accompagner  ses  éloges  d'une  réflexion  qui  tendait  à 
faire  supposer  que  Cherubini  n'était  qu'une  sorte  d'imita- 
teur de  Méhul.  La  remarque  n'avait  absolument  rien  de 
désobligeant  pour  celui-ci.  Mais  avec  son  grand  sentiment 
de  la  justice,  Méhul  ne  crut  pouvoir  laisser  passer  sans 
une  protestation  de  sa  part  ce  qu'il  considérait  comme  un 
outrage  artistique  à  l'adresse  de  son  ami;  il  jugea  donc 
utile  de  répondre  publiquement  à  l'article  en  question,  et 
il  le  fit  dans  les  termes  que  voici ,  en  adressant  sa  lettre  à 
un  autre  journal  : 

Le  hasard  vient  de  me  faire  tomber  entre  les  mains  un  journal  inti- 
tulé le  Censeur,  et  j'y  trouve,  non  sans  une  extrême  surprise,  la  phrase 
suivante,  à  l'article  Médée:  La  musique,  qui  est  de  Cherubini,  est  sou- 
vent mélodieuse  et  mâle.  Il  me  semble  que  l'auteur  de  cet  article  aurait 
dû  ajouter  que  cette  musique  est  toujours  riche,  toujours  grande,  tou- 


de  temps  à  autre  à  G-ivet  pour  s'y  retremper  au  milieu  de  sa  famille  et  de 
ses  amis.  Ses  compatriotes  étaient  d'ailleurs  fiers  de  lui,  et  ils  le  lui  mon- 
trèrent avec  éclat  dans  une  circonstance  que  je  ferai  connaître. 


138  MÉHUL 

jours  belle  et  toujours  vraie.  Le  Censeur  continue,  et  dit  :  Mais  on  y  a 
trouvé  des  réminiscences  et  des  imitations  de  la  manière  de  Méhul. 
Est-ce  à  Gherubini  qu'un  pareil  reproche  doit  s'adresser?  à  Gherubini, 
le  plus  original,  le  plus  fécond  de  nos  musiciens  !  0  Censeur,  tu  ne  con- 
nais pas  ce  grand  artiste.  Moi  qui  le  connais,  et  qui  l'admire  parce  que 
je  le  connais  bien,  je  dis  et  je  prouverai  à  toute  l'Europe  que  l'inimitable 
auteur  de  Démophon,  de  Lodoïska,  à'Eliza  et  de  Médée  n'a  jamais  eu 
besoin  d'imiter  pour  être  tour  à  tour  élégant  ou  sensible,  gracieux  ou 
tragique,  pour  être  enfin  ce  Gherubini  que  quelques  personnes  pourront 
bien  accuser  d'être  imitateur,  mais  qu'elles  ne  manqueront  pas  d'imiter 
malheureusement  à  la  première  occasion.  Cet  artiste,  justement  célèbre, 
peut  bien  trouver  un  Censeur  qui  l'attaque  ;  mais  il  aura  pour  défen- 
seurs tous  ceux  qui  l'admirent,  c'est-à-dire  tous  ceux  qui  sont  faits  pour 

sentir  et  apprécier  ses  grands  talents. 

Méhul  *. 


C'est  à  l'époque  où  nous  sommes  arrivés,  que  Méhul 
semble  avoir  entrevu  et  désiré  une  autre  gloire  que  celle 
de  compositeur  dramatique.  A  tout  le  moins  est-ce  à  ce 
moment  qu'il  commença  à  écrire  des  symphonies,  puisque 
nous  trouvons  la  trace  de  l'exécution  de  l'une  d'elles  aux 
fameux  concerts  du  théâtre  Feydeau,  si  célèbres  alors.  On 
voit  en  effet,  sur  le  programme  du  septième  concert  de 
l'an  V  (9  pluviôse  —  28  Janvier  1797)  tel  que  le  donnaient 
le  Courrier  des  Spectacles  et  la  Quotidienne ,  que  la  seconde 
partie  de  la  séance  s'ouvrait  par  «une  nouvelle  symphonie 
du  c.  Méhul;»  et  l'œuvre  obtenait  assez  de  succès  pour 
qu'on  l'inscrivît  de  nouveau  sur  le  programme  du  huitième 


1  Cette  lettre  a 'été  reproduite  par  l'éditeur  des  œuvres  d'Hofman  (T.  I, 
pp.  177-178),  dans  l'avertissement  placé  en  tête  du  poème  de  Médée.  —  Le 
remercîment  de  Cherubini  se  traduisit  sous  la  forme  de  cette  dédicace 
affectueuse  et  touchante  placée  en  tête  de  sa  partition  : 

«  Cherubini  a  Méhul. 

«  Reçois,  mon  ami,  des  mains  de  l'amitié,  l'hommage  qu'elle  se  plaît  à 
donner  à  l'artiste  distingué.  Ton  nom  placé  à  la  tête  de  cet  ouvrage  lui 
prêtera  un  mérite  qu'il  n'a  pas,  celui  de  paraître  digne  de  t'avoir  été  dédié, 
et  ce  titre  va  lui  servir  d'appui.  Puissent  nos  deux  noms  réunis  attester 
partout  le  sentiment  tendre  qui  nous  lie  et  la  considération  que  j'ai  pour  le 
vrai  talent.» 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  139 

concert,  donné  le  19  pluviôse.  Le  Courrier  des  Spectacles 
constatait  ce  succès  en  disant,  dans  son  compte-rendu  de 
la  soirée  du  9  :  —  «  La  seconde  partie  du  concert  a  com- 
mencé par  une  charmante  symphonie  de  M.  Méhul.  »  Je 
reviendrai  avec  plus  de  détails  sur  ce  sujet  intéressant 
lorsque  Méhul  fera  entendre  ses  symphonies,  quelques 
années  plus  tard,  aux  exercices  du  Conservatoire,  où  leur 
succès  ne  sera  pas  moins  considérable. 

Mais  nous  arrivons  à  un  fait  unique  dans  les  annales  de 
la  musique  dramatique,  à  l'histoire  d'un  opéra  sifflé,  hué, 
conspué,  à  grand'peine  achevé  le  jour  de  sa  première  et 
unique  représentation,  et  cela  à  cause  de  l'ineptie  du  poème, 
mais  dont  la  musique,  et  l'ouverture  surtout,  avaient  produit 
une  telle  impression  sur  le  public  que  celui-ci,  se  refusant  à 
englober  le  musicien  dans  la  chute  de  l'œuvre  et  voulant 
au  contraire  le  venger  des  méfaits  de  son  collaborateur, 
s'empressa  à  la  chute  du  rideau  de  réclamer  l'ouverture  à 
grands  cris  et  de  la  faire  exécuter  une  seconde  fois,  en  la 
couvrant  d'un  tonnerre  d'applaudissements. 

Il  s'agit  ici  du  Jeune  Henry,  opéra-comique  en  deux 
actes  dont  Méhul  tenait  de  Bouilly  le  livret  détestable.  Il 
est  vrai  qu'en  cette  circonstance,  et  comme  nous  le  verrons 
tout  à  l'heure,  l'écrivain  pouvait  invoquer  en  sa  faveur  des 
circonstances  très  atténuantes.  Il  faut  remarquer  toutefois 
que  c'est  à  la  faiblesse  irrémédiable  de  la  pièce,  et  non  à 
son  caractère  politique,  qu'est  due  la  chute  éclatante  de  cet 
ouvrage,  et  Fétis  n'a  fait  autre  chose  que  de  construire  un 
petit  roman  lorsqu'à  ce  propos  il  s'est  livré  aux  réflexions 
que  voici:  —  «Le  sujet  de  l'ouvrage  était  un  épisode  de 
la  jeunesse  de  Henri  IV,  roi  de  France.  Ce  fut  une  affaire 
de  partis  :  les  royalistes  espéraient  un  succès,  mais  les 
républicains,  indignés  qu'on  osât  mettre  en  scène  un 
prince,  un  tyran,  et  de  plus  un  tyran  qui  avait  fait  le  bon- 
heur de  la  France,  sifflèrent  la  pièce  dès  la  première  scène, 
et  firent  baisser  le  rideau  avant  qu'elle  fut  finie..,»  Or, 
non  seulement  la  pièce  fut  achevée  —  bien  qu'à  grand'peine, 
ainsi  que  je  l'ai  dit,  —  non  seulement  le  rideau  ne  tomba 


140  MÉHUL 

qu'à  la  fin  du  second  et  dernier  acte,  mais  je  suis  bien 
obligé  de  déclarer  qu'il  n'est  pas  plus  question  de  Henri  IV 
que  du  Grand-Mogol  dans  le  livret  du  Jeune  Henry,  qu'il 
ne  s'y  rencontre  aucune  espèce  d'allusion  politique,  et  que 
la  lutte  entre  républicains  et  royalistes  découverte  par  Fétis 
n'a  jamais  existé  que  dans  sa  fertile  imagination. 

Et  voilà  justement  comme  on  écrit  l'histoire  ! 

Voici  d'ailleurs  qui  pourrait  convaincre  à  ce  sujet  les  plus 
incrédules  ;  c'est  la  très  courte  analyse  que  donnait  de  la 
pièce  de  Bouilly  le  Courrier  des  Spectacles:  —  «L'opéra  du 
Jeune  Henry,  donné  hier,  n'a  pas  réussi  ;  il  est  même  in- 
croyable qu'il  ait  été  joué  jusqu'à  la  fin...  Le  premier  acte 
se  passe  à  savoir  que  Clémentine  est  aimée  de  Henry  •,  que 
Sévère,  tuteur  de  ce  dernier,  ne  voit  pas  cet  amour  de  bon 
œil  ;  que  Laure,  sa  nièce,  n'y  fait  aucune  attention.  Le 
récit  de  la  prise  d'un  loup,  et  d'un  enfant  sauvé  par  le 
jeune  Henry  \  une  ennuyeuse  kyrielle  de  conseils  donnés 
par  la  mère  à  son  fils  ;  une  marche  de  paysans  \  une  fête 
qui  se  prépare  pour  une  course  ;  un  prix  de  trois  cents 
livres  proposé  par  Isaure  au  plus  habile  coureur;  voilà 
tout  ce  qui  remplit  le  premier  acte  !  Quelle  fécondité  ! 
Quelle  richesse  !  Le  deuxième  a  été  entendu  avec  la  plus 
grande  défaveur.  Détails  trop  mesquins  pour  s'y  arrêter. 
Enfin  la  course  a  eu  lieu  :  c'est  le  jeune  Henry  qui  a  obtenu 
le  prix  ;  mais  il  l'abandonne  à  un  paysan  qui  en  a  besoin 
pour  épouser  une  fille  du  village.»  On  voit  s'il  est  question 
dans  tout  cela  de  la  jeunesse  du  roi  vert-galant,  et  si, 
comme  le  dit  Fétis,  les  républicains  de  1797  avaient  occa- 
sion de  s'indigner  ! 

Mais  l'histoire  du  Jeune  Henry  est  assez  singulière,  et 
j'ai  fait  à  son  sujet  une  découverte  qui  me  permet  d'entrer, 
en  ce  qui  concerne  cet  ouvrage,  dans  des  détails  absolu- 
ment nouveaux. 

Bouilly,  au  tome  premier  de  ses  BêcajJÎtulations  l}  parle 

1  Pages  391  et  suiv. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  141 

d'un  opéra-comique  eu  deux  actes,  la  Jeunesse  de  Henri  IV, 
qu'il  avait  écrit  en  1790,  et  dont  Grétry  s'était  chargé  de 
faire  la  musique.  Pour  une  raison  restée  inconnue,  Grétry 
renonça  évidemment  à  cet  ouvrage,  et  Bouilly  dut  s'adresser 
à  un  autre  compositeur.  Or,  ce  second  compositeur  ne  fut 
autre  que  Méhul,  et  j'en  ai  acquis  la  preuve  en  découvrant, 
parmi  les  autographes  précieux  du  maître  que  possède  la 
Bibliothèque  du  Conservatoire,  des  fragments  importants 
d'un  opéra  intitulé  Henri  IV,  lequel,  de  toute  évidence, 
ne  fait  qu'un  avec  celui  dont  je  viens  de  parler,  en  même 
temps  qu'il  n'est  qu'une  version  première  de  celui  qui  fut 
représenté  sous  le  titre  du  Jeime  Henry.  Sous  ce  dernier 
rapport  il  n'y  a  pas  à  s'y  tromper,  les  noms  des  person- 
nages étant  les  mêmes  dans  les  deux  pièces  (Henry,  Severo, 
Jacques,  Christine,  Daniel,  Suzanne,  Clémentine,  Fideli), 
et,  de  plus,  la  copie  d'un  morceau  qui  n'est  pas  de  la  main 
de  Méhul  et  qui,  mêlé  à  ces  fragments,  porte  en  tête  ces 
mots  :  Duo  du  Jeune  Henry,  étant  absolument  conforme  à 
un  duo  de  cet  Henri  IV,  et  chanté  par  les  deux  mêmes 
personnages  :  Daniel  et  Clémentine. 

Le  doute  n'est  donc  pas  possible,  et  voici  ce  qui  me 
paraît  non  seulement  probable,  mais  certain.  Méhul  avait 
écrit  la  musique  de  Henri  IV  ou  la  Jeunesse  de  Henri  IV, 
et  l'ouvrage  avait  été  reçu  au  théâtre  Favart  \  mais  bientôt, 
les  événements  politiques  se  précipitant,  auteurs  et  acteurs 
comprirent  l'impossibilité  de  faire  paraître  sur  la  scène  un 
roi  de  France,  ce  roi  s'appelât-il  Henri  IV.  Pour  ne  pas 
perdre  le  fruit  de  leur  travail,  les  auteurs  auront  songé 
alors  à  un  remaniement  complet  de  leur  œuvre,  et  Bouilly 
aura  transformé  son  poème,  en  faisant  en  sorte  d'utiliser 
autant  qu'il  le  pourrait  les  morceaux  écrits  par  son  collabo- 
rateur1.   Dans   de    telles   conditions,    on    conçoit    que    ce 


1  Tout  ceci  laisse  d'autant  moins  de  doute  que  d'après  une  note  d'un 
des  morceaux  d' Henri  IV,  on  voit  que  Philippe  devait  jouer  dans  cet 
ouvrage  le  rôle  de  Jacques,  et  que  c'est  lui  qui  remplit  en  effet,  dans  le 
Jeune  Henry,  le  personnage  qui  porte  ce  nom. 


142 


MEHUL 


poème  soit  devenu  informe,  et  peut-être  Bouilly  abusa-t-il 
de  la  permission  qu'a  tout  écrivain  de  faire  une  mauvaise 
pièce.  Toujours  est-il  que,  comme  je  le  disais,  il  pouvait, 
sinon  vis-à-vis  du  public,  du  moins  devant  le  théâtre  et 
son  collaborateur,  plaider  les  circonstances  atténuantes  *. 
Mais  revenons  aux  incidents  qui  signalèrent  l'apparition 
du  Jeune  Henry  et  au  triomphe  de  son  ouverture.  C'est  le 
12  floréal  an  V  (1er  mai  1797)  que  cet  ouvrage  exerça  et 
et  excita  les  sifflets  des  amateurs  difficiles  du  théâtre  Fa- 
vart  2.  Par  une  dérogation  exceptionnelle  aux  habitudes  de 
cette  époque,  les  journaux,  en  donnant  le  programme  de  la 
représentation,  avaient  fait  connaître  les  noms  des  deux 
auteurs,  Bouilly  et  Méhul.  Le  public  savait  donc  à  qui  il 
avait  affaire,  et  s'il  traita  le  librettiste  d'une  façon  plus 
que  cavalière,  c'est  que  celui-ci  l'avait  bien  mérité.  Le 
tapage  prit  à  de  certains  moments  des  proportions  épiques, 
et  il  devint  tel  au  dénouement  que  la  pauvre  Mme  Saint- 
Aubin,  habituée  pourtant  aux  témoignages  d'affection  et  de 


4  Voici  la  liste  des  morceaux  de  Henri  IV  (brouillons  ou  complets)  qui  se 
trouvent  à  la  Bibliothèque  du  Conservatoire;  ils  sont  numérotés  séparé- 
ment pour  chacun  des  deux  actes:  Ouverture  (qui  n'est  pas  celle  du  Jeune 
Henry);  n°  1,  duo  (Severo,  Florent);  n°  2,  air  (la  Reine);  n°  3,  chanson  (?); 
n°  4,  duo  (la  Reine,  Henri);  n°  5,  chœur;  n°  6,  chœur;  n°  9,  duo  (Clémen- 
tine, Daniel);  n°  10,  chœur.  Entr'acte  et  introduction  avec  chœurs 
(Suzanne,  Christine,  Fideli,  Jacques);  n°  1,  rondeau  (Victor);  n°  9,  duo 
(Clémentine,  Henri,  Daniel);  n°  10,  «course»  (ensemble  avec  chœurs). 

2  Le  spectacle  commençait  par  la  Mélomanie,  de  Champein. 

Voici  la  distribution  du  Jeune  Henry,  qui  réunissait  la  plupart  des  meil- 
leurs artistes  de  la  troupe  de  Favart: 


Isaure       .     . 

.     Mme 

Crétu. 

Henry 

.     MUe 

Carline. 

Severo 

. 

Solié. 

Valence    . 

. 

Saint-Aubin. 

Antoine    . 

, 

Paulin. 

Jacques   . 

. 

Philippe. 

Christine  . 

.     .     Mme 

Gontier. 

Daniel      .     , 

,                , 

Chenard. 

Suzanne  . 

,      .      MUe 

Lejeune. 

Clémentine  . 

.     Mme 

Saint- Aubin. 

Fideli .     . 

AU  aire. 

SA  VIE,    SON   GÉNIE,    SON   CARACTÈRE  143 

sympathie  des  spectateurs,,  finit  par  croire  que  c'était  sur 
elle-même  que  tombait  cet  orage,  et  fondit  en  larmes  sur  la 
scène.  «A  la  fin  du  second  acte,  dit  le  Courrier  des  Spec- 
tacles, comme  le  parterre  marquoit  son  mécontentement  par 
de  grands  coups  de  sifflet ,  Mmc  Saint-Aubin,  croyant  appa- 
remment avoir  déplu  au  public,  en  témoigna  sa  sensibilité 
au  point  de  verser  des  larmes  ;  mais  tous  les  spectateurs 
lui  prouvoient,  par  les  plus  grands  applaudissemens ,  qu'ils 
étoient  trop  justes  pour  lui  faire  une  telle  application.  Les 
suffrages  que  cette  actrice  intéressante  reçoit  tous  les  jours 
du  public  auroient  dû  la  rassurer  contre  des  marques  d'im- 
probation  qui  ne  pouvoient  s'appliquer  qu'à  l'auteur  d'un  ou- 
vrage aussi  détestable.  Nous  aurions  désiré  que  le  parterre 
demandât  Mmc  Saint-Aubin  après  la  pièce,  afin  de  lui  prouver 
combien  il  étoit  éloigné  de  lui  rendre  si  peu  de  justice  1. 
Le  Courrier  ne  parlait  pour  ainsi  dire  pas  de  la  musique 
de  Méhul  en  rendant  compte  de  la  représentation  du  Jeune 
Henry,  sinon  pour  déclarer  qu'on  avait  rendu  justice  au 
compositeur,  tout  «en  sifflant  l'auteur  des  paroles».  C'est 
pourquoi  un  de  ses  lecteurs  lui  adressait  le  lendemain  la 
lettre  suivante  : 


Aux  rédacteurs  du  Courrier  des  Spectacles. 

Paris,  13  floréal. 


Messieurs, 

J'ai  vu  avec  peine  qu'en  rendant  compte  de  la  lourde  chute  du  Jeune 
Henry,  vous  n'ayez  pas  parlé  de  la  magnifique  ouverture  de  M.  Méhul; 
c'est  sans  doute  à  l'impression  qu'avoit  faite  sur  les  spectateurs  ce 
morceau  sublime,  que  l'auteur  des  paroles  a  eu  l'obligation  de  ne  pas 
voir  siffler  sa  pièce  dès  les  premières  scènes.  L'idée  de  placer  aux  diffé- 
rentes extrémités  de  l'orchestre  des  cors  qui  se  répondent,  a  produit  le 
plus  grand  effet:  rien  de  plus  neuf,  de  plus  agréable,  de  plus  pitto- 
resque que  cette  ouverture;  et  M.  Méhul  doit  au  public,  qui,  en  sifflant 


1  Courrier  des  Spectacles  du  13  floréal.  —  De  son  côté,  la  Quoditienne 
disait,  dans  son  feuilleton  de  spectacles  du  14:  —  «Madame  Saint- Aubin  a 
pleuré  avec  tout  plein  de  grâces  sur  la  mort  du  Jeune  Henry,  pièce  en 
deux  actes,  enterrée  hier  à  ce  théâtre.  Le  public  a  témoigné  à  cette 
aimable  actrice  combien  il  a  été  affecté  de  sa  sensibilité.  » 


444  MÉHUL 

les  paroles,  redemandoit  avec  enthousiasme  l'ouverture,  de  la  faire 
exécuter,  soit  au  prochain  concert  Feydeau,  soit  entre  les  deux  pièces 
au  Théâtre  Italien,  dont  l'orchestre  l'a  exécutée  avec  le  plus  bel 
ensemble.  Il  est  difficile  aussi  d'entendre  un  plus  beau  morceau  de 
chant  que  celui  de  l'air  d'Isaure  au  premier  acte,  des  couplets  de 
Mnie  Saint- Aubin  et  du  duo  entre  le  vieillard  et  Clémentine;  et  il  con- 
traste bien  fort  avec  les  mauvaises  paroles  rimées  sur  lesquelles  il  est 
composé.  C'est  par  de  pareille  musique,  mais  en  choisissant  de  meil- 
leurs poëmes,  que  M.  Méhul  doit  répondre  aux  diatribes  de  ses  envieux. 

L.  P.,  abonné. 

Méhul  n'eut  pas  la  peine  de  prendre  l'initiative  qu'on  lui 
conseillait  en  cette  circonstance.  Le  public  se  chargea  lui- 
même  de  se  procurer  le  plaisir  qu'il  désirait,  et  le  Journal 
de  Paris  nous  l'apprend  en  ces  termes  :  —  «Nous  n'avons 
point  parlé  de  la  première  représentation  du  Jeune  Henry, 
et  nos  lecteurs  auront  apprécié  nos  motifs;  mais  nous  trou- 
vons un  plaisir  bien  doux  à  rendre  compte  de  la  justice  que 
le  public  s'est  empressé  de  rendre  le  lendemain  aux  rares 
talens  de  M.  Méhul,  auteur  de  la  musique  de  cet  ouvrage. 
Entre  plusieurs  morceaux  de  ce  grand  maître  que  le  tumulte 
d'une   représentation    orageuse   n'avoit   point   empêché  les 
spectateurs  d'apprécier  et  d'applaudir  avec  transport,  l'ou- 
verture sur-tout  avoit  entraîné  tous  les  suffrages,  sans  aucun 
mélange   de  la   défaveur  qu'a   paru  exciter  le  poème.  Le 
public  a  redemandé  le  13  cette  magnifique  composition:  il 
Ta  redemandée  le  14,  et  sur  ses  instances  réitérées  tous  les 
artistes  de  ce  théâtre  ont  entraîné,  ont  porté  Méhul  sur  la 
scène,    malgré  sa  résistance  ;   et  là,  le  public,  les  acteurs, 
l'orchestre,  tous,  d'un  accord  unanime,  l'ont  comblé  d'accla- 
mations, mêlées  à  la  fois  d'enthousiasme  pour  son  talent  et 
d'intérêt  pour  sa  personne,  acclamations  peut-être  encore 
plus  flatteuses  que  les  applaudissemens  dont  les  représen- 
tations dJEuphrosine,  de  Stratonice  et  de  Mêlidore  ont  été  si 
souvent  couvertes  *.  » 

x  Journal  de  Paris,  17  floréal  an  V  (6  mai  1797). 

Le  même  journal,  en  annonçant,  dans  son  n°  du  5  août,  la  publication, 

«chez  le  citoyen  Ozi,  directeur  de  l'imprimerie   du  Conservatoire  de  mu- 


SA  VIE,    SON   GÉNIE,   SON   CARACTÈRE  145 

C'était  là,  en  effet,  une  manifestation  bien  flatteuse  pour 
Méhul,  et  je  ne  sache  pas  d'autre  exemple  d'un  musicien 
mis  ainsi  par  le  public  à  l'écart  de  son  collaborateur,  et 
comblé  de  témoignages  d'admiration  tandis  que  celui-ci 
est  l'objet  de  l'animadversion  générale.  S'il  n'y  avait 
qu'un  cri  —  un  cri  d'horreur!  —  au  sujet  du  poème  de 
Bouilly,  on  peut  dire  aussi  qu'il  n'y  avait  qu'un  cri,  mais 
un  cri  d'enthousiasme  et  de  reconnaissance,  concernant 
la  musique  de  Méhul.  Et  si  Méhul  eut  la  douleur  de  voir 
son  œuvre  périr  dans  un  naufrage,  il  eut  aussi  la  consolation 
de  sauver  de  ce  naufrage  une  épave  importante,  qui  ne  fut 
pas  sans  augmenter  encore  sa  gloire  et  son  grand  renom. 

Cette  ouverture  superbe  et  si  étonnamment  originale  du 
Jeune  Henry,  qui  a  survécu  au  désastre,  est  restée  juste- 
ment célèbre  ;  on  la  connaît  particulièrement  sous  ce  nom  : 
la  Chasse  du  jeune  Henry,  parce  qu'elle  décrit  musicalement 
tous  les  épisodes  d'une  chasse,  et  qu'elle  les  déroule  succes- 
sivement, dans  leur  ordre  naturel,  à  partir  de  la  quête  jus- 
qu'à la  curée,  sous  les  yeux  et  à  l'oreille  du  spectateur, 
auquel  elle  offre  l'illusion  la  plus  complète.  «Le  musicien, 
qui  a  commencé  par  peindre  le  lever  de  l'aurore,  appelle 
ses  chasseurs,  les  réunit,  leur  fait  découvrir  le  cerf,  et 
galope  avec  eux  jusqu'au  moment  où  la  bête,  que  l'on  a 
perdue  et  retrouvée,  se  rend  enfin.  Le  coup  de  timbale 
imitant  le  coup  de  feu  annonce  qu'elle  est  frappée  à  mort; 
de  douloureux  accents  se  font  entendre  et  sont  bientôt  sui- 
vis du  chant  de  victoire  :  Hallali!  Hallali  !  Hallali  !  que  tous 
les  instruments  à  vent  entonnent  à  pleine  embouchure.  On 
sait  que  les  airs  sonnés  par  la  trompe  doivent  changer 
selon  que  la  situation  de  la  chasse  l'exige.  Méhul  ne  pou- 
vait pas  se  borner  à  un  ou  deux  motifs  principaux  sans 
faire  un  contre-sens.  Il  a  donc  réglé,   en  homme  d'esprit, 


sique,»  de  l'ouverture  du  Jeune  Henry,  «arrangée  pour  le  forte-piano  par 
l'auteur,»  ajoutait:  —  «'Nous  nous  empressons  d'annoncer  l'impression  de 
ce  savant  morceau,  dont  la  célébrité  a  été  si  justement  consacrée  par  l'en- 
thousiasme avec  lequel  il  a  été  redemandé  et  entendu,  dans  les  entr' actes 
des  représentations  du  théâtre  de  la  rue  Favart.» 

10 


146  MÉHUL 

l'ordonnance  de  ses  mélodies  sur  celle  du  tableau  qu'il  avait 
à  peindre,  et  a  su  donner  la  vie  à  ses  images  musicales,  en 
imitant  plus  ou  moins  fidèlement  les  divers  appels  de  chasse 
qu'un  long  usage  a  consacrés  *.  » 

Le  succès  de  ce  morceau  symphonique  si  intéressant  et 
si  curieux  ne  fut  pas  l'affaire  d'un  moment.  La  coutume 
s'établit,  à  l' Opéra-Comique,  de  l'exécuter  souvent  entre- 
deux  pièces,  au  grand  plaisir  du  public  ,  il  ne  se  passait  guère 
de  semaine  sans  qu'eût  lieu  l'une  au  moins  de  ces  exécu- 
tions, et  pendant  plus  de  trente  ans  l'ouverture  du  Jeune 
Henry  fut  inscrite  ainsi  périodiquement  sur  l'affiche  du 
théâtre  2.  Il  va  sans  dire  qu'il  ne  se  donnait  pas  un  concert 
important  sans  qu'elle  fît  partie  du  programme.  Mais  il  y 
a  mieux  encore  :  on  en  fit  un  spectacle  et  on  la  mit  en 
action,  à  trois  reprises  différentes  ;  d'abord  à  l'Opéra,  en- 
suite à  la  Porte-Saint-Martin,  puis  de  nouveau  à  l'Opéra, 
et  toujours  avec  succès.  L'idée  première  de  cette  interpré- 
tation appartient  au  fameux  danseur  Grardel,  le  maître  des 
ballets  de  l'Opéra,  qui,  dans  une  représentation  à  son 
bénéfice,  en  1802,  adjoignit  ce  divertissement  d'un  nou- 
veau genre  à  son  joli  ballet  de  Nlnette  à  la  cour.  Huit  ans 
plus  tard,  le  23  janvier  1810,  Augustin  Hapdé  faisait 
représenter  à  la  Porte-Saint-Martin,  qui  portait  alors  le 
nom  de  Salle  des  Jeux  Gymniques,  «la  Chassomanie,  ou 
l'ouverture  du  Jeune  Henry  mise  en  action.»  Enfin,  le 
6  mai  1826,  dans  une  représentation  donnée  par  ordre  à 
l'Opéra,  au  bénéfice  des  frères  Franconi,  dont  le  Cirque 
venait  d'être  détruit  par  une  incendie,  Gardel  reprit  son 
idée  et  offrit  de  nouveau  au  public  «la  Chasse  dit  Jeune 
Henry,  ouverture  de  Méliul,  mise  en  action.  »  Les  danseurs 
qui  prenaient  part  à  ce  tableau  cynégétique  étaient  Barrez, 


1  Castil-Blaze:  De  VOpéra  en  France,  T.  I,  p.  219. 

2  On  l'y  trouvait  encore  le  24  avril  1829,  dans  une  circonstance  solen- 
nelle. C'était  le  jour  de  l'inauguration  de  la  salle  Ventadour,  dont  l'Opéra- 
Comique  prenait  possession,  et  le  programme  du  spectacle  était  ainsi 
composé:  1°  les  Deux  Mousquetaires,  de  Berton;  2°  Ouverture  du  Jeune 
Henry,  par  l'orchestre;  3°  la  Fiancée,  d'Auber. 


SA  VIE,   SON  GÉNIE,   SON  CARACTÈRE  147 

Capelle,  Montessu,  Lefebvre,  Mmes  Hullin,  Vigneron,  Ber- 
trand, Fourcisi,  et  l'affiche  annonçait  qu'un  jeune  cerf 
dressé  à  cet  effet  par  M.  Laurent  Franconi  en  personnifierait 
l'infortunée  victime.  Ce  jeune  cerf  n'était  autre  que  le 
fameux  Coco,  si  admiré  alors  et  si  chéri  des  Parisiens. 
Cette  exhibition  se  produisit  sept  fois  sur  la  scène  de 
l'Opéra,  les  6,  9,  12,  15,  17,  19  et  21  mai.  Depuis  lors, 
on  se  borna  à  exécuter  encore  dans  les  concerts  l'admirable 
ouverture  de  Méhul,  et  je  ne  suis  certainement  pas  le  seul 
à  me  rappeler  l'effet  indescriptible  qu'elle  produisit  parti- 
culièrement, en  1867,  dans  l'un  des  grands  festivals  de 
l'Exposition  universelle,  lorsque  l'excellent  Greorge  Hainl 
la  fit  sonner  —  c'est  le  mot  —  à  l'aide  d'une  armée  de 
près  de  trois  mille  exécutants! 

Tout  ce  qui  sortait  de  la  plume  féconde  de  Méhul  avait  le 
don  d'intéresser  le  public,  sinon  de  le  passionner  toujours. 
Un  autre  exemple  nous  en  est  fourni  par  un  Hymne  à  la  Paix, 
qu'il  écrivit  à  l'occasion  du  traité  de  Campo-Formio,  et 
qui  fut  chanté  au  théâtre  Feydeau  le  1er  novembre  1797. 
La  musique  de  cet  hymne  avait  été  composée  par  lui  sur 
des  strophes  de  «la  citoyenne»  Constance  Pipelet,  qui 
n'était  pas  encore  princesse  de  Salm,  et  c'est  le  chanteur 
Darius  qui  en  était  l'heureux  interprète.  Chacun  sait  que 
ces  productions  éphémères,  fruits  des  circonstances,  ne 
vivent  d'ordinaire  que  l'espace  d'une  soirée,  et  c'est  ce  qui 
arriva  à  une  composition  du  même  genre,  écrite  dans  le 
même  but  et  qui  fut  exécutée  une  seule  fois  au  théâtre  Fa- 
vart.  Il  n'en  fut  pourtant  pas  ainsi  de  Y  Hymne  à  la  Paix  de 
Méhul,  qui  obtint  un  véritable  succès  et  qui  parut  onze  fois 
sur  l'affiche  de  Feydeau1. 

1  Les  11,  13,  15,  19,  21  et  27  brumaire,  11,  15, 17,  21  et  25  frimaire.  Je  ne 
sais  si  Ton  aurait  chance  de  retrouver  quelque  part  la  musique  de  cet 
hymne  de  Méhul;  quant  aux  strophes  de  Mme  Constance  Pipelet,  en 
voici  une,  que  le  Journal  de  Paris  a  sauvée  de  l'oubli  : 

Beaux-arts  qu' effarouchent  la  guerre,  Que  vos  travaux  exempts  d'allarmes, 

Enfans  de  la  tranquillité,  Succèdent  aux  fureurs  de  Mars: 

Les  dieux  ont  posé  leur  tonnerre,  Quand  Minerve  a  posé  les  armes , 

Venez  avec  sécurité.  Elle  est  la  déesse  des  arts. 


148  MÉHUL 

Le  jour  de  sa  onzième  exécution  ,  le  25  frimaire  an  VI 
(15  décembre  1797),  il  accompagnait  la  première  représen- 
tation d'un  petit  opéra  en  un  acte,  le  Pont  de  Lodi,  qui, 
comme  son  titre  l'indique,  était  encore  une  œuvre  de  cir- 
constance. Celle-ci  était  destinée  à  glorifier  un  des  hauts 
faits  de  l'armée  d'Italie,  et  Méhul  s'était  encore  chargé 
d'en  écrire  la  musique  sur  un  détestable  canevas  que  lui.' 
avait  confié  Delrieu.  On  sait  ce  que  valent  généralement 
ces  sortes  de  spectacles,  qui  brillent  surtout  par  le  côté 
plastique  et  pittoresque-,  dans  celui-ci,  l'auteur,  négligeant 
de  donner  aucun  intérêt  au  semblant  de  pièce  imaginé  par 
lui,  s'était  un  peu  trop  reposé  sur  les  ressources  que  lui 
fournissait  la  mise  en  scène  de  l'élément  militaire,  exploité 
par  lui  avec  un  véritable  réalisme,  s'il  faut  s'en  rapporter  à 

ce  compte  rendu  :  —  « Tout  ce  qui  tient  aux  évolutions 

militaires  a  été  exécuté  avec  beaucoup  de  vérité.  Jamais 
attaque  de  fort,  au  théâtre,  n'a  causé  un  fracas  aussi  ter- 
rible ;  des  pièces  de  canon  de  bronze  étoient  sur  la  scène, 
et  tiroient  continuellement,  ce  qui  ne  s'étoit  point  encore 
vu,  et  ce  qui  a  effrayé  un  grand  nombre  de  spectateurs. 
Ces  explosions  ont  produit  une  telle  fumée  qu'on  ne  dis- 
tinguoit  plus  rien  sur  la  scène  ni  dans  la  salle,  et  que  les 
cris  :  Ouvrez  les  loges,  couvroient  la  voix  des  acteurs.  Cha- 
cun s'est  empressé  de  sortir,  et  c'est  ce  qui  fait  sans  doute 
qu'on  a  oublié  de  demander  les  auteurs1.»  Tout  le  monde 
pourtant  ne  se  montrait  pas  absolument  satisfait  de  ce 
spectacle,  et  la  Décade,  entre  autres,  en  témoignait  quelque 

mauvaise  humeur.  « Le  titre  seul  de  l'ouvrage,  disait  la 

Décade,  avoit  attiré  au  théâtre  Feydeau  une  affluence  des 
plus  considérables;  mais  c'est  précisément  l'idée  colos- 
sale que  nous  avons  eu  raison  de  nous  former  de  ces  sortes 
d'événemens  et  des  hommes  qui  les  ont  exécutés,  qui  nuit 
toujours  à  leur  représentation  :  et  comment  espérer  en  effet 
de  rendre  dans  trente  pieds  carrés,  avec  une  trentaine  de 
soldats  et   douze   fusées,    les    combinaisons    savantes,    les 

1  Le  Censeur  dramatique^  du  30  frimaire  an  VI. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE ,  SON  CARACTÈRE  149 

marches  rapides,  l'appareil  bruyant  d'artillerie,  les  chocs 
multipliés  qui  exigent  un  assez  grand  espace,  et  sur-tout  les 
changemens  de  lieu  que  demandent  d'aussi  grands  prépa- 
ratifs   L'auteur  des  paroles,  pressé  sans  doute  de  nous 

donner  le  premier  en  spectacle  la  commémoration  d'un 
trait  honorable  de  la  campagne  d'Italie,  ne  s'est  pas  même 

donné  la  peine  de  l'encadrer *»  Voilà  pour  le  poëme. 

Quant  à  la  musique,  un  autre  journal  l'appréciait  ainsi  : 
—  «  La  musique  de  Méhul  offre  de  beaux  morceaux  ;  je 
citerai  la  marche  silencieuse  du  commencement,  qui  est 
d'un  effet  mystérieux,  simple  et  imposant.  L'air  du  pê- 
cheur, celui  du  chef  de  l'état-major  et  le  chant  de  vic- 
toire portent  le  cachet  de  ce  fameux  compositeur 2.  »  La 
partition  de  Méhul  ne  put  pourtant  sauver  de  l'indifférence 
le  poëme  de  son  collaborateur,  et  l'existence  du  Font  de 
Lodi  ne  se  prolongea  pas  au  delà  de  sept  soirées. 

C'était  la  première  fois  que  Méhul  faisait  une  infidélité 
au  théâtre  Favart,  au  profit  de  la  scène  rivale  de  Feydeau. 
Avant  de  revenir  au  premier,  nous  allons  le  voir  donner 
à  l'Opéra  un  ouvrage  très  important,  dont  l'histoire  est 
singulière,  et  qui  dut  aux  circonstances  de  ne  pas  obtenir 
tout  le  succès  que  lui  eût  mérité  sa  haute  valeur. 


*  La  Décade,  20  décembre  1797. 

2  Courrier  des  Spectacles,  18  de'cembre  1797.  —  Les  interprètes  du  Pont 
de  Lodi  étaient  Gaveaux,  Primo,  Dessaules,  Darcourt,  Dérubelle,  Prévost, 
Picard,  Garnier,  Legrand  et  Mlle  Camille. 


CHAPITRE  IX. 


A  l'époque  où  nous  sommes  arrivés,  avec  la  haute  situa- 
tion qu'il  avait  acquise,  on  comprend  facilement  que  Méhul 
fût  devenu  l'objet  de  l'attention  générale,  qu'il  se  vît  re- 
cherché de  tous  et  que  chacun  s'empressât  autour  de  lui. 
Il  avait  tout  ce  qu'il  faut  d'ailleurs,  aussi  bien  comme 
homme  que  comme  artiste,  pour  exciter  les  sympathies, 
attirer  l'affection  et  retenir  les  regards.  Cavalier  élégant, 
esprit  cultivé,  homme  de  goût  et  de  bonne  compagnie,  en 
qui  se  réunissaient  les  qualités  d'un  jugement  sain,  d'une 
raison  précoce  et  de  la  plus  haute  intelligence,  causeur 
charmant  et  plein  d'imprévu,  à  l'imagination  fertile  et 
féconde  en  surprises,  il  joignait  à  l'élévation  du  caractère 
un  fonds  inépuisable  de  bonté,  et  tandis  que  son  sourire 
plein  de  grâce  charmait  tous  ceux  qui  l'approchaient,  son 
regard  reflétait  un  sentiment  mélancolique  qui  les  pénétrait 
pour  sa  personne  d'une  sorte  d'affectueuse  déférence.  Aussi 
peut-on  dire  que  dès  ce  moment,  et  quoiqu'il  fût  dans  toute 
la  force  de  la  jeunesse,  Méhul  était  non  seulement  admiré, 
mais  aimé  et  respecté  de  tous. 

Bien  qu'il  travaillât  considérablement,  il  ne  laissait  pas 
cependant  d'entretenir  de  nombreuses  relations,  et  outre  les 
amitiés  très  vives  qu'il  avait  nouées,  il  était  à  cette  époque 
très  répandu  dans  le  monde,  dans  cette  société  qui  se 
reconstituait  avec  joie,  sous  l'ombre  d'un  gouvernement 
réparateur,  à  la  suite  des  orages  de  la  Révolution.  Accablé 
de  prévenances,  sollicité  de  tous  côtés,  il  se  trouvait  étroite- 
ment mêlé  non  seulement   au  monde  des  artistes,  —  musi- 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  151 

ciens,  comédiens,  peintres  —  son  élément  naturel,  mais  au 
monde  des  affaires,  de  la  politique,  de  la  finance,  et  même 
de  l'oisiveté.  On  le  rencontrait  au  Directoire,  chez  La  Ré- 
veillère-Lepeaux,  qui  lui  faisait  écrire  des  hymnes  pour  le 
culte  des  théophilanthropes,  dont  celui-ci  s'était  en  quelque 
sorte  constitué  le  grand  maître  ;  chez  l'opulent  banquier  Sé- 
guin, qui  était  en  même  temps  un  chimiste  distingué,  et  dont 
la  femme  était  aussi  célèbre  par  sa  beauté  que  lui-même  le 
devint  par  ses  démêlés  avec  Bonaparte  ;  chez  M.  et  Mme  Ré- 
camier,  dont  les  brillantes  réceptions  attiraient  tout  Paris 
dans  leur  hôtel  de  la  Chaussée  d'Antin  et  qui  tenaient 
table  ouverte,  l'été,  dans  leur  superbe  château  de  Clichy  ; 
chez  l'helléniste  Gail,  qui  lui  fit  mettre  en  musique,  ainsi 
qu'à  Cherubini,  plusieurs  odes  grecques  pour  sa  belle  tra- 
duction d'Anacréon  *,  un  peu  plus  tard,  après  le  18  brumaire, 
on  le  vit  aussi  fort  assidu  aux  réceptions  de  Joséphine  et 
du  Premier  Consul,  qui  l'avaient  pris  l'une  et  l'autre  en 
affection  toute  particulière. 

Puis,  Méhul  était  un  des  familiers  des  charmantes  réunions 
hebdomadaires  du  grand  violoniste  Rodolphe  Kreutzer, 
réunions  auxquelles  l'esprit  et  la  grâce  de  Mme  Kreutzer  et  de 
sa  belle-sœur  donnaient  un  prix  inestimable,  et  où  il  se  ren- 
contrait avec  Kreutzer  cadet  (Auguste),  avec  le  poëte  Vigée, 
frère  de  Mmc  Lebrun,  avec  un  autre  poëte,  Saint-Victor, 
avec  le  librettiste  Marsollier,  l'un  de  ses  collaborateurs, 
avec  le  vaudevilliste  Vieillard,  avec  son  ami  Pradher,  le 
compositeur,  et  quelques  autres.  C'est  là  surtout,  dans  cette 
maison  intime  et  hospitalière,  que  Méhul  donnait  carrière 
à  son  incomparable  talent  de  conteur,  en  inventant  les  his- 
toires de  revenants  et  de  spectres  les  plus  étranges,  ou  en 
se  livrant  aux  récits  les  plus  bizarres  et  les  plus  incohérents. 
Il  passait  aussi,  nous  l'avons  vu,  avec  Hoffman  et  Arnault, 
de  nombreuses  soirées  chez  M.  et  Mme  d'Avrigny,  où  il  était 
toujours  accueilli  avec  joie.  Un  certain  sentiment  tendre  lui 
faisait  fréquenter  encore  l'atelier  du  peintre  Ducreux, 
fameux  à  cette  époque,  qui  demeurait  à  l'hôtel  d'Angivil- 
liers;  Ducreux,  homme  peu  instruit  et  assez  médiocre  en 


152  MÉHUL 

dehors  de  son  art,  avait  une  femme  charmante  et  deux  filles 
qui  ne  le  cédaient  en  rien  à  leur  mère  ;  grâce  à  elles  sur- 
tout, sa  maison  était  le  rendez-vous  des  artistes,  des  gens 
de  lettres,  de  nombre  d'hommes  distingués  dans  tous  les 
genres,  et  l'on  y  trouvait  tour  à  tour  La  Harpe,  Deinous- 
tier,  Fontanes,  La  Chabeaussière ,  Piccinni,  le  général 
Clarke,  Castil-Blaze,  Deschamps  le  vaudevilliste,  Coupigny 
le  chansonnier,  Sophie  Arnould,  Mme  Kécamier....  C'est  à 
Ducreux  qu'on  doit  le  plus  joli  portrait  qui  nous  reste  de 
Méhul,  qu'attirait  chez  lui  la  présence  de  Mlle  Clémence 
Ducreux,  dont  la  radieuse  beauté,  dit-on,  ne  le  laissait  pas 
insensible,  mais  que  ses  hommages  laissaient  malheureuse- 
ment indifférente.  Puis  encore,  Méhul  était  l'un  des  assi- 
dus des  soupers  de  Talma,  ces  soupers  qui  réunissaient 
tant  d'hommes  célèbres  dans  toutes  les  branches  de  l'art  : 
les  peintres  Gérard,  Gros,  Girodet,  Guérin,  les  sculpteurs 
Bosio,  Cartellier,  Lemot,  Ch.  Dupaty,  les  comédiens  Du- 
gazon,  Michot,  Baptiste,  Potier,  les  poètes  Legouvé,  Ducis, 
Marie-Joseph  Chénier,  Alexandre  Duval,  Arnault,  Luce  de 
Lancival,  Bouilly,  les  compositeurs  Cherubini,  Catel,  Boiel- 
dieu,  Lesueur,  etc. 

Il  n'est  pas  besoin  de  dire  que  Méhul  était  lié  d'une 
intime  affection  avec  la  plupart  de  ses  confrères,  même 
ceux  qui  dès  longtemps  l'avaient  précédé  dans  la  carrière, 
et  qui  subissaient  malgré  tout  l'ascendant  de  son  génie  et 
le  prestige  des  heureux  dons  dont  la  nature  l'avait  comblé. 
Particulièrement,  Gossec,  son  aîné  de  plus  de  trente  ans, 
éprouvait  pour  lui  le  plus  vif  attachement,  lui  vouait  une 
admiration  sans  réserve,  et  il  le  prouva  un  jour,  comme 
nous  le  verrons  plus  loin,  d'une  façon  éclatante.  Méhul  était 
fraternellement  uni  avec  Berton,  Jadin,  Pradher,  Boiel- 
dieu,  surtout  avec  Cherubini,  chez  lequel  le  voisinage 
l'amenait  constamment,  tous  deux,  en  qualité  d'inspecteurs 
de  l'enseignement  au  Conservatoire,  logeant  chacun  dans 
un  des  appartements  qui  bordaient  cette  immense  cour  des 
Menus-Plaisirs,  réduite  depuis  d'une  façon  ridicule,  mais 
qui  occupait  alors  tout  l'espace  qui  sépare  la  rue  Bergère 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  153 

de  la  rue  Richer  *.  C'est  une  amitié  profonde  aussi  qui 
l'unissait  à  Rouget  de  Lisle;  amitié  dont  témoigne  cette 
dédicace,  placée  par  l'auteur  de  la  Marseillaise  en  tête  de 
ses  Essais  en  vers  et  en  prose,  qui  parurent  vers  la  fin 
de  1796 2: 

A  MÉHUL. 

Reçois,  ami,  ce  tribut  de  l'estime  et  de  l'admiration. 

Une  âme  fière  et  sensible,  des  talens  sublimes,  la  dignité  du  véritable 
artiste,  tels  sont  les  titres  auxquels  il  est  offert.  Qu'ils  sont  beaux,  com- 
parés à  ces  titres  mensongers  qui  jadis  attiraient  tous  les  hommages, 
auxquels  j'eusse  peut-être  sacrifié  comme  tant  d'autres,  mais  qu'enfin 
je  sais  apprécier. 

Chantre  d'Euphrosyne,  d'Adrien,  de  Stratonice  et  de  Mélidore,  tu 
es  l'orgueil  de  tes  rivaux;  ton  siècle  te  contemple;  la  postérité  t'appelle. 
Puisse  la  couronne  qu'elle  te  destine  s'embellir  à  tes  yeux  par  cette  fleur 
qu'y  ajoute  l'amitié. 

Joseph  Rouget  de  Lisle. 

Enfin,  Méhul  trouvait  aussi  d'excellents  amis  parmi  les 
chanteurs  de  ce  temps,  interprètes  de  ses  œuvres  et  admi- 
rateurs de   son  génie;  une  lettre  toute  expansive  et  toute 


1  Boieldieu  professait  un  véritable  culte  pour  Méhul,  aussi  bien  que 
pour  Cherubini,  et  leur  dédia  en  ces  termes  sa  belle  partition  de  Zoraïme 
et  Zulnare:  —  «  Souffrez  que  vos  noms  aimés  des  arts  se  lisent  à  la  tête 
de  cet  ouvrage.  C'est  en  vous  prenant  pour  modèles  que  j'ai  obtenu  le 
succès  dont  le  public  a  daigné  le  couronner.  J'admirai  longtemps  vos 
chefs-d'œuvre  avant  d'en  connaître,  d'en  chérir  les  auteurs,  et  si  le  sen- 
timent profond  du  vrai  beau  peut  donner  l'espoir  d'y  atteindre,  je  devrai 
peut-être  mon  talent  à  l'enthousiasme  que  m'inspirent  les  vôtres.  » 

2  Paris,  impr.  Didot  l'aîné,  in-8,  an  V.  1796.  —  Méhul  répondit  à  cette 
dédicace  par  une  lettre  dont  je  n'ai  pas  malheureusement  le  texte,  mais 
qui  a  été  ainsi  analysée  dans  un  catalogue  d'autographes  :  «  Belle  et  cu- 
rieuse lettre,  toute  relative  à  un  ouvrage  de  Rouget  de  Lisle,  dans  lequel 
il  fait  son  éloge.  C'est  un  honneur  trop  grand  pour  lui;  il  ne  sera  jamais 
digne  du  rang  qu'il  lui  assigne  ;  que  vont  dire  ses  nombreux  détracteurs  ? 
Il  le  conjure  de  ne  pas  adresser  son  épître  à  ses  collègues  ;  car  il  serait 
fort  embarrassé  devant  eux  s'ils  connaissaient  les  éloges  qu'il  lui  prodigue  ; 
il  ajoute  :  cependant  {je  te  le  dis  tout  bas)  ne  la  supprime  pas.  Ta  sais  que 
jai  la  folie  de  sauver  mon  nom  de  V  oubli,  eh  bien!  si  mes  ouvrages  ne  peu- 
vent parvenir  a  Ce  but,  tu  auras  fait  en  un  instant  ce  que  je  n'aurai  pu  faire 
dans  toute  ma  vie.  »  (Catalogue  de  lettres  autographes  vendues  le  26  no- 
vembre 1883.  Paris,  Eug.  Charavay.  in-8.) 


154  MÉHUL 

charmante  nous  a  montré  dans  quels  termes  affectueux  il 
se  trouvait  avec  Mme  Saint- Aubin  et  son  mari;  Arnault,  de 
son  côté,  nous  a  fait  connaître  ses  relations  d'intimité  avec 
Mine  d'Avrigny,  un  fait  particulier  nous  prouve  l'amitié 
qu'il  inspirait  à  Elleviou,  qui,  pour  lancer  une  de  ses  ro- 
mances, ne  vit  rien  de  mieux  que  de  l'intercaler  et  de  la 
chanter,  en  s'accompagnant  lui-même  au  piano,  dans  un 
petit  opéra-comique  de  Jadin,  le  Caboteur,  représenté  au 
commencement  de  1795 4.  Martin  ne  lui  était  pas  moins 
dévoué,  et  Gravaudan,  ainsi  que  sa  femme,  l'avaient  en 
grande  affection. 

Je  crois  que  c'est  à  cette  époque,  ou  approchant,  qu'il 
faut  placer  le  mariage  de  Méhul  avec  la  fille  du  docteur 
Gastaldy.  Ce  médecin  était  un  type  d'excentrique  assez 
accompli.  Fils  d'un  praticien  habile  dont  il  avait  hérité  la 
clientèle  à  Avignon,  sa  ville  natale,  il  était  avant  tout 
homme  de  plaisir,  très  lancé  dans  le  monde,  et,  gourmand 
comme  pas  un,  s'occupait  beaucoup  plus  de  gastronomie 
que  de  science  ;  aussi  devint-il,  à  Paris,  l'émule  et  l'ami 
de  Grimod  de  la  Reynière,  qui,  en  1806,  lui  consacra  une 
longue  chronique  nécrologique  dans  son  Almanoch  des 
gourmands.  Ce  n'est  pas  là  toutefois  qu'il  faut  chercher  à 
le  connaître,  mais  dans  le  portrait  peu  flatté,  quoique  fort 
ressemblant,  qu'a  tracé  de  lui  un  de  ses  biographes  :  — 
«  Grastaldy,  gai,  vif,  sémillant,  était  le  médecin  à  la  mode, 
le  médecin  de  toute  l'aristocratie  avignonnaise.  Ce  fut  lui 
qui  le  premier  renonça  à  la  grande  perruque,  à  l'habit  noir, 
à  la  canne  à  bec  de  corbin,  à  tout  l'attirail  grave  etpédan- 
tesque  de  la  vieille  faculté.  .  .  Grastaldy  vint  [en  1790]  à 
Paris,    où   il  eut  le  bonheur  de  se  former  une  assez  belle 


1«...  Le  citoyen  Elleviou,  jouant  le  rôle  de  Solfa  dans  cet  ouvrage,  au 
moment  où  il  se  trouve  seul,  pendant  que  Franval  et  Rosalie  sont  alle's  à 
la  pièce  nouvelle,  et  avant  que  Dolmène  vienne  l'engager  à  cabaler  contre 
cette  pièce,  chante,  avec  beaucoup  de  goût  et  de  grâces,  une  romance 
qui  se  trouve  sur  un  piano,  duquel  il  s'accompagne.  C'est  la  Réponse  du 
vieux  pasteur,  paroles  du  citoyen  Coupigny,  musique  du  citoyen  Méhul...» 
{Journal  des  Théâtres,  du  29  nivôse  an  III.) 


SA  VIE,   SON  GÉNIE,   SON   CARACTÈRE  155 

clientèle  aux  dépens  des  médecins  qui,  pour  s'être  montrés 
partisans  des  idées  de  réforme,  avaient  été  quittés  par  les 
vieilles  duchesses  du  faubourg  Saint-Germain  ;  mais  l'émi- 
gration, les  incarcérations  enlevèrent  à  Grastaldy  la  plupart 
de  ses  nobles  pratiques.  Il  avait  dissipé  par  ses  prodigalités 
une  fortune  assez  considérable.  Un  administrateur  des 
postes,  son  compatriote,  le  fit  nommer,  sous  le  gouverne- 
ment directorial,  médecin  de  cette  administration.  Il  la 
perdit  par  sa  négligence.  Passant  les  journées  à  table,  les 
nuits  au  jeu  et  les  matinées  au  lit,  il  abandonnait  le  soin 
de  ses  malades,  et  fut  plus  assidu  aux  banquets  de  légiti- 
mations gastronomiques  qu'aux  conférences  médicales.  Ses 
idées  d'ailleurs  n'étaient  pas  toujours  assez  nettes  pour 
qu'il  fût  en  état  de  donner  des  consultations.  Ce  fut  à 
cette  époque  que  sa  fille  unique  épousa  le  célèbre  com- 
positeur Méhul.  Cette  union,  dont  l'orgueil  du  docteur 
ne  fut  pas  flatté,  aurait  pu  cependant  relever  sa  fortune, 
si  la  mésintelligence  ne  s'était  mise  entre  les  deux 
époux  *  ...  » 

Ce  mariage  fut  malheureux  en  effet.  En  présence  d'une 
telle  insouciance  des  lois  les  plus  élémentaires  de  la  vie, 
il  est  permis  de  supposer  que  le  docteur  Gastaldy  man- 
quait de  certaines  qualités  indispensables  au  père  de  fa- 
mille, et  que  l'éducation  de  sa  fille  avait  pu  s'en  ressentir 
quelque  peu  ;  sans  compter  que  celle-ci  pouvait  bien  avoir 
hérité  du  manque  d'équilibre  dans  l'esprit  qui  semblait 
caractériser  le  tempérament  du  médecin  gastronome  et  obli- 
térer ses  facultés  morales.  Toutefois,  M1Ie  Grastaldy  avait 
reçu  une  instruction  très  soignée.  Petite,  mignonne,  d'une 
physionomie  très  vive,  elle  se  faisait  remarquer  par  son  in- 
telligence et  parlait  couramment  plusieurs  langues.  C'est 
d'elle,  m'a-t-on  dit,  que  Méhul  apprit  l'italien.  Par  malheur, 
que  ce  fût  la  faute  de  l'un,  ou  de  l'autre,  ou  de  tous  deux 
ensemble,  une  complète  incompatibilité  d'humeur  ne  tarda 
pas  à  se  déclarer  entre  les  deux  époux,   et  l'existence  com- 

1  Biographie  universelle  et  portative  des  Contemporains. 


156  MÉHUL 

mune  devint  bientôt  fort  difficile,  en  attendant  qu'elle   fût 
insupportable. 

En  ce  qui  la  concerne,  un  trait  du  caractère  de  Mme  Méhul 
pourra  donner  une  idée  du  peu  de  souplesse  qu'elle 
devait  apporter  dans  les  relations  conjugales.  Mais  il  est 
nécessaire  de  faire  connaître  tout  d'abord  ce  qu'étaient 
l'intérieur  et  la  maison  de  Méhul  à  l'époque  de  son  mariage. 
C'est  Cherubini  qui  va  nous  éclairer  à  ce  sujet,  grâce  à 
une  notice  écrite  par  lui  sur  son  ami  et  qui  contient  les 
détails  intéressants  que  voici  *  : 

.  .  .  Méhul  aimait  tendrement  tous  ses  parents.  Je  l'ai  vu  pleurer 
amèrement  à  la  mort  de  son  père,  en  1807,  et  à  celle  de  sa  mère,  en 
1812.  Depuis  son  départ  de  Givet  pour  venir  à  Paris,  il  n'était,  à  ma 
connaissance,  retourné  que  deux  fois  dans  sa  ville  natale  pour  les  revoir; 
j'ignore  s'il  y  avait  été  encore  auparavant.  En  conséquence  de  cet  at- 
tachement envers  tous  ses  proches,  et  se  trouvant  dans  une  position 
assez  aisée,  il  appela  sa  tante,  Madlle  Keuly,  sœur  de  sa  mère,  et  déjà 
avancée  en  âge,  pour  s'établir  près  de  lui.  Elle  arriva  à  Paris  en  1797, 
et  ne  le  quitta  plus  que  lorsqu'elle  mourut  en  1816,  un  an  avant  que  la 
mort  ne  le  frappât  à  son  tour.  Méhul  n'avait  qu'une  sœur,  qui  avait  épousé 
M.  Daussoigne;  deux  garçons  étaient  le  fruit  de  cette  union.  Méhul, 
toujours  porté  par  sa  tendresse  à  être  utile  à  sa  famille,  fit  venir  à  Paris 
l'aîné  de  ces  deux  enfants,  pour  veiller  lui-même  à  son  éducation,  lui 
procurer  un  état,  et  pour  avoir  dans  son  intérieur  une  personne  de  plus 
dont  il  serait  aimé.  Ce  neveu  arriva  en  1798  2.    Gomme  il  était  alors 


1  Cette  notice  de  Cherubini  sur  Méhul,  dont  la  famille  a  bien  voulu  me 
communiquer  le  précieux  autographe,  me  paraît  avoir  été  écrite  au  mo- 
ment de  la  mort  de  l'auteur  de  Joseph,  sur  la  demande  de  Quatremère  de 
Quincy.  Celui-ci,  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie  des  Beaux-Arts,  était 
chargé  par  ce  fait  de  prononcer  en  séance  publique  l'«  éloge  »  de  Méhul, 
et  je  pense  que,  pour  plus  de  sincérité,  il  avait  demandé  à  Cherubini  des 
notes  sur  l'admirable  artiste  qui  avait  été  son  ami  le  plus  cher  en  même 
temps  que  le  plus  dévoué.  Ces  notes  constituent  presque  une  notice  en 
forme,  qui,  à  part  quelques  erreurs  inévitables,  est  pleine  d'un  intérêt 
d'autant  plus  grand  que  Cherubini  y  exprime  ouvertement  son  opinion 
sur  la  plupart  des  œuvres  de  Méhul.  Je  ferai  plus  d'un  emprunt,  par  la 
suite,  à  ce  document  d'une  valeur  toute  particulière. 

2 II  y  a  vraisemblablement  ici  quelques  erreurs  compréhensibles  de 
détail,  qui  ne  touchent  en  rien  d'ailleurs  à  l'exactitude  du  fait  en  lui- 
même.  Dans  sa  Notice  sur  Joseph  Daussoigne  Méhul  lue  par  lui  à  l'Acadé- 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  157 

fort  jeune,  son  oncle  le  plaça  dans  les  classes  du  Conservatoire,  où  il 
apprit  la  musique,  le  piano  et  l'harmonie.  Après  que  le  jeune  Daus- 
soigne  eût  remporté  le  1er  prix  dans  chacune  de  ces  parties  de  l'en- 
seignement, son  oncle  lui  donna  des  leçons  de  composition  jusqu'à 
l'époque  où  Daussoigne,  ayant  remporté  le  1er  grand  prix  à  l'Institut, 
il  partit  pour  Rome.  Par  la  suite  des  temps,  et  lorsqu'il  eut  atteint  l'âge 
convenable,  Méhul  fit  venir  à  Paris  son  second  neveu,  pour  lequel  il 
avait  réussi  à  obtenir  une  place  à  l'École  militaire  de  Saint-Cyr.  Il  paya 
sa  pension  tout  le  temps  qu'il  y  resta,  l'équipa  lorsqu'il  fut  nommé  sous- 
lieutenant,  et  lui  remit  encore  un  billet  de  500  francs  le  jour  du  départ 
pour  la  campagne  où  eut  lieu  la  malheureuse  retraite  de  Moscou.  Ce 
pauvre  garçon  a  péri  dans  cette  campagne.  Ces  dépenses  employées 
par  Méhul  en  faveur  de  tout  ce  qui  composait  sa  famille  font  connoître 
l'attachement  qu'il  avait  pour  elle,  et  prouvent  en  même  teins  son 
penchant  à  faire  du  bien.  Je  puis  affirmer,  par  plusieurs  circonstances 
qui  sont  à  ma  connoissance,  que  malgré  qu'il  fût  plus  qu'économe  de 
son  naturel,  sa  bourse  s'ouvrait  aisément  pour  aider  ceux  qui  s'adres- 
saient à  lui  dans  leurs  besoins. 

De  ce  qui  précède  il  résulte  que,  à  l'époque  de  son 
union  avec  Mlle  Gastaldy,  Méhul  avait  auprès  de  lui  sa 
tante  et  son  neveu,  lequel  alors  devait  être  âgé  de  neuf 
ou  dix  ans.  De  son  côté,  la  jeune  Mme  Méhul,  peu  de  temps 
après  son  mariage,  attirait  auprès  d'elle  une  de  ses  amies, 
qui  prenait  pied  aussitôt  dans  la  maison,  s'y  installait  à 
demeure  et  vivait  dans  la  communauté.  Les  deux  jeunes 
femmes,  toujours  ensemble,  toujours  l'une  auprès  de  l'autre, 
ne  se  quittaient  jamais  un  instant,  ce  qui,  on  le  comprend 
facilement,  n'était  pas  sans  fatiguer,  sans  agacer  quelque  peu 
Méhul,  assez  irritable  de  sa  nature,  et  dont  les  observations 
à  ce  sujet  restaient  d'ailleurs  sans  effet  aucun  ;  de  plus, 
elles  ne  s'accordaient  pas  toujours  avec  la  bonne  tante, 
qu'on  appelait   «  la  tante   Keuly,  »  excellente   femme   qui 


mie  royale  de  Belgique  (1882),  M.  Théodore  Radoux,  très  bien  informé,  a 
pu  dire  avec  précision:  —  «....Méhul,  étant  un  jour  de  passage  en  cette 
ville  (Grivet),  désira  entendre  notre  jeune  musicien.  Frappé  des  disposi- 
tions musicales  vraiment  extraordinaires  et  de  l'intelligence  précoce  de 
celui-ci,  il  demanda  à  son  beau-frère  de  lui  confier  l'enfant.  M.  Daussoigne 
père  y  consentit  de  grand  cœur,  et,  le  5  février  1796,  Méhul  partit  pour 
Paris,  accompagné  de  son  neveu,  alors  âgé  de  six  ans.  » 


158  MÉHUL 

adorait  Méhul  et  qui  peut-être  se  permettait  parfois  quel- 
ques remarques  qui  n'étaient  point  du  goût  de  la  jeune 
épouse.  C'est  ici  que  se  place  l'incident  dont  je  voulais 
parler.  La  tante  Keuly  avait  un  chien,  souvenir  du  pays 
natal,  et  ce  chien,  qu'elle  affectionnait,  déplaisait  fort, 
paraît-il,  à  Mme  Méhul.  Que  fit  celle-ci?  Un  jour  que 
Méhul  était  sorti,  et  que  la  tante,  laissant  son  chien  à  la 
maison,  s'était  un  instant  absentée,  elle  se  fit  aider  de 
son  amie,  devenue  sa  complice,  toutes  deux  emmenèrent  la 
pauvre  bête,  et  cruellement  l'allèrent  noyer  dans  la  Seine. 
On  devine  aisément  ce  qui  put  s'ensuivre,  et  la  scène  que 
dut  provoquer  une  méchanceté  si  gratuite,  doublée  d'un 
manque  absolu  de  respect.  Des  algarades  de  ce  genre  nais- 
sant de  telle  ou  telle  cause,  se  renouvelaient  souvent,  dit-on 
la  vie  intérieure  devenait  de  plus  en  plus  impossible,  si 
bien  que  sans  bruit,  sans  scandale,  sans  éclat,  un  jour  vint 
où  l'on  se  sépara  d'un  commun  accord.  Ce  jour-là  la 
maison  de  Méhul  redevint  tranquille  ;  mais  il  est  permis 
de  supposer  que  les  suites  déplorables  de  cette  funeste  union 
ne  furent  pas  sans  exercer  une  influence  fâcheuse  sur  le 
caractère  de  Méhul,  déjà  naturellement  porté  à  la  mélan- 
colie, sinon  à  la  misanthropie.  Avec  sa  nature  un  peu  sombre 
son  tempérament  délicat,  sa  santé  toujours  précaire,  Méhul 
eût  eu  besoin  d'une  compagne  tendre,  douce,  dévouée, 
fidèle,  qui  l'entourât  de  soins  et  de  prévenances,  qui  vécût 
de  sa  vie,  qui  partageât  ses  joies  et  ses  douleurs,  réchauf- 
fant d'un  rayon  de  soleil  et  de  jeunesse  cet  esprit  parfois 
ombrageux  et  maladif,  qui  comprît  enfin  tout  ce  que  son 
âme  aimante  avait  de  bon,  de  noble,  de  fier  et  de  géné- 
reux. Au  lieu  de  cela,  il  retomba  dans  l'isolement,  dans 
un  isolement  qui  empoisonna  son  existence  et  pesa  de  la 
façon  la  plus  cruelle  sur  le  reste  de  ses  jours  *. 


1Mme  Méhul  (elle  s'appelait  Marie-Magdelaine-Joséphine  Gastaldy) 
survécut  quarante  ans  à  son  mari.  Elle  s'était  retirée  à  Lyon,  où  elle 
mourut,  confite  en  dévotion,  le  19  mai  1857.  Jamais  elle  ne  prononçait  le 
nom  de  son  mari,  dont  la  gloire  la   laissait  profondément  indifférente; 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  159 

Je  ne  sais  si  c'est  à  ses  chagrins  domestiques  ou  à  ses 
relations  mondaines  qu'il  faut  attribuer  le  silence  gardé 
par  Méhul  à  cette  époque  ;  toujours  est-il  qu'il  resta  pen- 
dant dix-huit  mois  éloigné  de  la  scène,  ce  qui  n'était  point 
dans  ses  habitudes.  Encore,  lorsqu'il  y  reparut,  fut-ce  avec 
un  ouvrage  écrit  par  lui  depuis  plus  de  sept  ans,  un 
ouvrage  dont  les  destinées,  vraiment  singulières,  furent 
plus  tourmentées  encore  que  celles  de  Timolêon,  d'orageuse 
mémoire,  puisque  celui-ci  avait  pu  voir  le  jour  après  quel- 
ques mois  d'interdiction,  tandis  c^jl  Adrien,  défendu  une 
première  fois  en  1792,  avant  d'être  offert  au  public,  permis 
en  1799,  fut  défendu  de  nouveau  après  quelques  représen- 
tations et  ne  put  être  remis  à  la  scène  que  l'année  suivante. 
Mais  cette  histoire  est  trop  curieuse,  trop  étrange  pour  ne 
pas  être  racontée  dans  tous  ses  détails. 

Lorsqu'à  la  suite  du  triomphe  remporté  par  Euplirosine 
au  théâtre  Favart,  l'Opéra  s'était  enfin  décidé  a  monter 
Cor  a ,  dont  il  détenait  la  partition  depuis  plusieurs  années, 
le  peu  de  succès  obtenu  par  cet  ouvrage  ne  l'empêcha  pas 
d'accueillir  un  nouvel  opéra  en  trois  actes,  intitulé  Adrien, 
empereur  de  Home,  qui  lui  était  présenté  précisément  par 
les  heureux  auteurs  d' ÛEuphrosine,  Hoffman  et  Méhul.  Le 
poème  d7 Adrien  était  une  imitation  libre,  presque  une  tra- 
duction d'un  des  meilleurs  livrets  de  Métastase,  Adriano 
in  Stria.  Mais,  mettre  un  empereur  en  scène  au  moment 
où  l'on  rêvait  d'abattre  la  royauté,   montrer   au  public  le 


jamais  elle  ne  consentit  même  à  recevoir  personne  de  la  famille  de 
Méhul,  quelques  efforts  qui  aient  été  faits  en  ce  sens  auprès  d'elle.  Lorsque 
le  grand  homme  mourut  (1817),  et  qu'elle  en  eût  été  informée,  elle  s'em- 
pressa de  venir  à  Paris.  Seule  héritière  légale,  elle  se  rendit  au  domicile 
de  Méhul,  emballa,  empaqueta  tout  (entre  autres  les  manuscrits,  dont  quel- 
ques-uns sont  aujourd'hui  entre  les  mains  de  M.  l'abbé  Neyrat,  maître  de 
chapelle  honoraire  de  la  primatiale  de  Lyon),  et,  après  avoir  rempli  un 
grand  nombre  de  malles,  repartit  vite  pour  Lyon,  emportant  tout  son  butin. 
Méhul  ne  laissait  du  reste  qu'une  fortune  modeste,  dans  laquelle  se  trouvait 
comprise  la  petite  maison  qu'il  avait  achetée  à  Pantin,  maison  accompagnée 
d'un  jardin  où  il  se  livrait  à  ses  goûts  bien  connus  pour  l'horticulture,  et 
surtout  pour  les  tulipes,  qu'il  aimait  avec  une  véritable  passion. 


160  MÉHUL 

triomphe  d'un  conquérant  couronné  alors  qu'on  s'efforçait 
d'annihiler  la  puissance  et  l'autorité  souveraines,  offrir  aux 
yeux  de  tous  le  luxe  et  la  pompe  de  ce  triomphe  impérial 
quand  on  réduisait  à  leur  minimum  les  attributs  de  la 
majesté  royale,  —  tout  cela  parut  monstrueux  à  quelques- 
uns,  qui  crurent  ou  firent  semblant  de  croire  que  l'auteur 
avait  voulu  réagir  contre  les  idées  dominantes  et  remonter 
le  courant  de  l'opinion  populaire  ;  on  prétendit,  en  un  mot, 
que  son  œuvre  était  une  œuvre  anti-révolutionnaire.  Or  il 
est  bien  certain  que  telle  n'était  pas  l'intention  d'Hoff- 
man  :  indépendant  et  courageux  comme  il  l'était,  il  l'au- 
rait déclaré  bien  haut  si  telle  eût  été  la  vérité  ;  il  s'en 
défendit  ouvertement,  et  on  pouvait  l'en  croire.  Cela  n'em- 
pêcha pourtant  pas  les  critiques  de  se  faire  jour,  et,  comme 
la  sottise  humaine  n'a  pas  de  bornes  une  fois  qu'elle  est 
lancée,  on  alla  jusqu'à  dire  que  les  chevaux  blancs  qui, 
sur  la  scène  de  l'Opéra,  devaient  orner  le  triomphe 
d'Adrien,  sortaient  des  écuries  de  la  reine  Marie-Antoinette, 
et  que  c'était  là  une  audace  ajoutée  à  tant  d'autres.  Bref, 
l'opinion  s'émut,  tout  Paris  s'occupa  de  cette  affaire,  les 
journaux  en  glosèrent  à  l'envi,  et  cela  tant  et  si  bien  qu'Hoff- 
man  enfin  finit  par  s'émouvoir  lui-même,  et  crut  utile  de 
prendre  la  parole  pour  défendre  son  œuvre,  rétablir  les 
faits,  détromper  le  public  et  proclamer  la  vérité.  Voici  donc 
la  lettre  qu'il  adressa  aux  rédacteurs  du  Journal  de  Taris, 
et  que  celui-ci  publia  dans  son  n°  du  3  mars  1792  : 


Messieurs 


On  a  répandu  faussement  que  l'opéra  à' Adrien  contient  des  opinions 
contraires  au  nouvel  ordre  de  choses.  Ce  bruit,  quoique  dénué  de  fon- 
dement, alarme  l'administration  de  l'Opéra.  Les  ennemis  du  repos 
public  attendent,  dit-on,  la  première  représentation  de  cet  ouvrage 
comme  un  prétextée  exciter  des  troubles,  et  ils  y  apporteront  cet  esprit 
de  parti  qui  est  aussi  funeste  aux  lettres  qu'à  l'Etat. 

J'étois  loin  de  penser  qu'un  opéra  (genre  d'ouvrage  le  plus  frivole  de 
la  littérature)  deviendroit  un  sujet  d'inquiétude  publique;  mais  sans 
trop  croire  à  des  bruits  dont  on  s'est  trop  effrayé,  je  dois  dissiper  tous 
les  soupçons  par  une  déclaration  simple  et  franche. 


SA   VIE,    SON   GÉNIE,    SON    CARACTÈRE  161 

L'opéra  intitulé  Adrien,  empereur  de  Rome,  est  imité  et  traduit  en 
partie  de  YAdriano  inSiria  de  Métastase;  fait  avant  la  Révolution,  il 
n'a  pu  être  destiné  à  produire  un  choc  d'opinions  funeste;  une  intrigue 
d'amour,  peu  de  scènes,  des  danses,  du  spectacle,  voilà  tout  ce  qui  le 
compose,  et  certes  tout  cela  n'est  guère  propre  à  servir  l'espoir  des  mal- 
veillans.  Les  seuls  vers  qui  puissent  s'appliquer  aux  circonstances  sont, 
par  un  heureux  hasard,  aussi  constitutionnels  que  s'ils  eussent  été  faits 
à  dessein;  mais  en  cela  même  je  ne  mérite  aucun  éloge,  car  ces  vers 
sont  presque  littéralement  traduits  de  Métastase;  le  reste  de  l'ouvrage 
n'a  aucun  rapport  direct  ni  indirect  à  la  Révolution,  et  toutes  les  appli- 
cations que  l'on  pourroit  y  faire  ne  seroient  que  des  allusions  ridicules 
et  forcées. 

Je  n'ignore  pas  que  quand  le  mauvais  goût  et  la  méchanceté  s'en 
mêlent,  tout  peut  devenir  un  sujet  de  comparaison,  et  partout  où  il  y 
aura  des  rois,  des  empereurs,  des  princes  et  des  consuls,  l'esprit  de  parti 
trouvera  toujours  à  flatter  ou  à  mordre;  mais  l'opéra  d'Adrien  ne  peut 
fournir  des  allusions  qu'à  des  personnes  qui  seroient  décidées  à  en  trouver 
par-tout,  et  dans  ce  cas  même  elles  seroient  de  nature  à  ne  blesser 
personne. 

Et  si,  pour  achever  de  détruire  une  impression  défavorable,  il  faut 
exposer  mon  opinion  tout  entière,  je  dirai  avec  la  même  franchise 
que  j'estime  peu  les  auteurs  qui,  adroits  seulement  à  épier  les  événe- 
mens,  se  composent  une  physionomie  sur  l'inconstance  de  l'opinion, 
qui,  tour-à-tour  souples  ou  audacieux,  flattent  et  outragent  tour-à-tour, 
qui  calculent  leurs  succès  et  leurs  profits  sur  le  malheur  même  des  cir- 
constances, et  qui  fondent  leurs  espérances  sur  les  troubles  qu'ils 
peuvent  causer.  Pour  moi,  j'ai  dû  compter,  je  compte  sur  la  droiture 
du  public  et  non  sur  l'opinion  de  quelques  individus.  D'après  cette 
assertion,  s'il  reste  encore  quelques  doutes  à  ceux  qui  ont  pu  me  soup- 
çonner, je  leur  déclare  qu'à  dater  de  demain  dimanche  4,  les  scènes 
d'Adrien  se  distribueront  à  la  porte  de  l'Opéra,  et  tout  le  monde  pourra 
lire  l'ouvrage  et  le  juger. 

Hoffman. 

Malgré  la  netteté  de  cette  protestation  fort  légitime, 
Adrien  allait  être  l'objet  d'une  mesure  de  rigueur  toujours 
injustifiable,  et  qui,  dans  l'espèce,  était  aussi  maladroite 
qu'incompréhensible.  Les  études  de  l'ouvrage  étaient  fort 
avancées,  et  depuis  le  25  février  l'administration  de  l'Opéra 
faisait  insérer  dans  les  journaux,  à  la  suite  de  ses  pro- 
grammes, une  note  annonçant  en  ces  termes  sa  prochaine 
apparition  :    «  En  attendant  la  lrc  représentation  d'Adrien, 

11 


162  MÉHUL 

empereur  de  Borne,  opéra  en  trois  actes,  parole  de  M.  Hoff- 
man,  musique  de  M.  Méhul.  »  Cette  note,  publiée  chaque 
jour  jusqu'au  13  mars,  disparaît  tout  à  coup  à  partir  du 
14,  et  l'on  ne  parle  plus  d'Adrien.  Que  s'était-il  donc  passé  ? 
Ce  procès-verbal  d'une  séance  tenue  le  12  mars  par  la 
municipalité  de  Paris  va  nous  l'apprendre  : 

MUNICIPALITÉ   DE   PARIS 

Du  12  mars  1792,  Van  4e  de  la  Liberté. 

Sur  le  compte  rendu  par  les  administrateurs  au  département  des 
Etablissemens  publics,  de  l'intention  où  ils  seroient  de  faire  jouer 
l'opéra  d'Adrien. 

Le  corps  municipal,  après  avoir  entendu  le  Procureur  de  la  Com- 
mune; 

Considérant  qu'on  a  répandu  sur  cet  ouvrage  les  impressions  les  plus 
défavorables  ; 

Que  sa  représentation  pourroit  être  le  prétexte  d'un  rassemblement 
et  des  troubles  qu'on  voudroit  occasionner,  soit  par  des  applications 
relatives  aux  circonstances  actuelles,  soit  par  tout  autre  motif; 

Considérant  qu'il  est  de  la  sagesse  de  la  municipalité  de  prévenir 
toute  sorte  d'excès,  pour  ne  pas  se  trouver  dans  la  dure  nécessité  de 
les  réprimer; 

Arrête  que  l'opéra  d'Adrien  ne  sera  pas  joué  tant  que  ce  spectacle 
sera  à  la  charge  de  la  municipalité. 

Signé  :  Boucher  Saint-Sauveur,  doyen  d'âge,  président. 
De  Joli,  secrétaire-greffier  1. 

Le  coup  était  dur  pour  les  auteurs  ;  mais  Hoffman  n'était 
pas  homme  à  le  supporter  sans  répondre,  et  nous  allons 
voir  qu'il  le  fit  de  la  bonne  encre.  Il  avait  beau  jeu  d'ail- 
leurs, car,  non  seulement  la  mesure  était  arbitraire,  par 
conséquent  injuste,  mais  elle  faisait  à  la  ville  de  Paris  une 
situation  étrange  en  cette  affaire.  Depuis  1789  la  Ville 
était,  ainsi  qu'en  témoigne  le  procès-verbal,  la  véritable 
directrice  de  l'Opéra,  qu'elle  faisait  gérer,   en  son  nom  et 


1  Le  texte  de  ce  procès-verbal  était  publié  dans  le  Journal  de  Paris  du 
15  mars.  Il  ne  se  trouve  pas  au  Moniteur,  qui  d'ailleurs  n'avait  pas  encore 
la  qualité  de  journal  officiel. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  163 

sous  sa  responsabilité,  par  deux  administrateurs  ;  de  sorte 
qu'elle  prenait,  en  qualité  de  pouvoir  public,  une  résolu- 
tion qui  portait  le  préjudice  le  plus  grave  à  ses  intérêts 
comme  entrepreneur  théâtral,  puisqu'elle  avait  dépensé 
200,000  francs  et  plusieurs  mois  de  travail  pour  la  mise  à 
la  scène  d'un  ouvrage  que,  maintenant,  elle  se  défendait  à 
elle-même  de  présenter  au  public.  On  conviendra  que  le 
fait  était  au  moins  original. 

Il  n'échappa  pas  à  Hoffman,  comme  on  peut  le  penser, 
et  la  preuve  s'en  trouve,  abondante,  dans  le  Mémoire  qu'il 
adressa  à  Pétion,  maire  de  Paris,  naturellement  respon- 
sable des  actes  de  la  municipalité,  pour  protester  contre 
l'interdiction  dont  la  pièce  était  l'objet.  Quelle  que  soit 
l'étendue  de  ce  document,  il  me  paraît  trop  intéressant 
pour  que  je  puisse  me  dispenser  de  le  reproduire  ici,  au 
moins  en  partie.  En  voici  le  début  : 

Mémoire 

adressé  à  Monsieur  le  Maire  de  Paris  par  l'auteur  de 
V opéra  d'Adrien. 

Monsieur  le  Maire, 

Permettez-moi  de  vous  adresser  des  réclamations  sur  l'arrêté  du 
corps  municipal  relativement  à  l'opéra  d'Adrien,  dont  je  suis  l'auteur. 

Des  bruits  injurieux  se  sont  répandus  sur  cet  opéra.  Sans  examiner 
si  des  bruits  suffisentpour  faire  défendre  la  représentation  d'un  ouvrage, 
j'ai  pris  le  parti  de  le  faire  imprimer,  de  le  livrer  à  la  censure  publique, 
la  seule  qui  puisse  exister  et,  dans  un  écrit  répandu  avec  profusion, 
j'ai  protesté  contre  les  intentions  que  l'on  me  prêtoit,  et  j'ai  prouvé 
qu'une  pièce  de  théâtre  faite  avant  la  révolution,  et  traduite  de 
Métastase,  ne  pouvoit  avoir  été  composée  dans  le  dessein  d'insulter  à  la 
constitution. 

La  municipalité  étoit  déjà  chargée  de  l'administration  de  l'Opéra, 
quand  cet  ouvrage  a  été  reçu;  ou  plutôt  ce  sont  les  officiers  muni- 
cipaux, directeurs  de  l'Opéra,  qui  ont  reçu  Adrien.  Depuis"  dix-huit 
mois  cette  pièce  est  adoptée,  on  a  eu  plus  que  le  temps  nécessaire 
pour  s'apercevoir  si  elle  étoit  écrite  dans  un  sentiment  contraire  au 
nouvel  ordre  de  choses  :  on  a  eu  le  loisir  de  remarquer  toutes  les 
opinions  dangereuses  qu'elle  pouvoit  contenir.  Cependant  la  muni- 
cipalité ne  Ta  point  rejetée,   on  a  même  fait  200,000  francs  de  dépenses 


164  MÉHUL 

pour  la  mettre  au  théâtre,  on  a  paisiblement  laissé  achever  toutes  les 
répétitions;  et  lorsque  l'ouvrage  est  prêt  à  paroître  sur  la  scène,  lorsque 
l'auteur,  en  le  livrant  à  l'impression,  a  prouvé  la  fausseté  des  reproches 
qu'on  lui  faisoit;  lorsque  le  public  désabusé  a  lu  l'ouvrage  sans  réclamer 
contre  lui;  lorsque  tous  les  officiers  municipaux  en  ont  tenu  et  lu  les 
exemplaires  sans  les  faire  dénoncer,  la  municipalité  effrayée  de  quel- 
ques lettres  anonymes,  de  bruits  vagues  et  des  déclamations  de  quel- 
ques malveillans,  la  municipalité,  dis-je,  contre  les  lois  et  les  formes, 
empêche  arbitrairement  que  la  pièce  soit  représentée.  Et  ce  qui  est 
plus  cruel  pour  moi,  parle  laconisme  de  son  arrêté,  elle  laisse  subsister, 
elle  semble  même  confirmer  des  calomnies  odieuses,  et  compromet  par 
là  mon  honneur,  mon  bien-être  et  ma  sûreté.  Je  dis  ma  sûreté,  car 
si  la  municipalité  déclare  qu'elle  rejette  Adrien  par  rapport  aux 
troubles  qu'il  peut  causer,  qui  osera  le  jouer  sur  son  théâtre?  El, 
s'il  est  de  nature  à  ce  qu'on  n'ose  pas  le  jouer,  qui  peut  oser 
l'avoir  fait? 

C'est  à  vous,  monsieur  le  Maire,  que  j'adresse  ma  plainte,  parce  que 
vous  êtes  plus  que  personne  en  état  d'en  sentir  la  justice  ;  et  je  vous 
parlerai  comme  je  le  ferois  au  corps  municipal  tout  entier. 

Dans  cette  circonstance,  vous  avez  à  mes  yeux  trois  caractères 
distincts.  Je  vois  d'abord  en  vous  M.  Pétion,  qui  a  été  un  des  plus  zélés 
défenseurs  de  la  liberté  de  la  presse,  de  la  liberté  indéfinie,  et  qui  a 
tant  contribué  à  faire  abolir  toute  censure  préalable,  censure  que  vous 
avez  reconnue  odieuse  et  indigne  d'un  peuple  libre.  Vous  êtes  ensuite 
à  mes  yeux  le  chef  du  corps  municipal  chargé  de  la  police  de  la  ville  de 
Paris.  Enfin,  vous  êtes  pour  moi  le  premier  administrateur  de  l'Opéra, 
puisque  la  municipalité  a  l'entreprise  de  ce  spectacle. 

Comme  M.  Pétion,  il  est  impossible  que  vous  approuviez  un  acte 
d'autorité  contraire  à  une  loi  connue,  et  vous  savez  mieux  que  personne 
que  nul  ouvrage  ne  peut  être  proscrit  et  prohibé,  sans  que  préablement 
dénonciation  en  soit  faite  et  jugement  porté. 

Lorsque  vous  étiez  membre  de  l'Assemblée  constituante,  vous  avez 
énoncé  et  fait  adopter,  sur  la  liberté  indéfinie  de  la  presse,  une  opinion 
qui  est  devenue  une  loi  pour  toute  la  France.  C'est  cette  loi  que  je 
réclame,  monsieur,  et  je  l'invoquerai  jusqu'à  ce  qu'on  m'ait  prouvé  que 
la  loi  n'est  puissante  que  contre  la  foiblesse  et  qu'elle  reste  foible 
devant  la  violence. 

Si  c'est  comme  chef  de  la  municipalité  que  vous  avez  défendu  la 
représentation  d'Adrien,  permettez-moi  de  vous  dire  que  vous  n'en 
aviez  pas  le  droit.  La  loi  est  formelle,  la  voici:  Les  officiers  munici- 
paux ne  pourront  pas  arrêter  ni  défendre  la  représentation  d'une 
pièce,  sauf  la  responsabilité  des  auteurs,  etc.  Rien  de  plus  précis  que 
ce  texte;  il  est  sans  ambiguïté,  et  n'a  pas  besoin  d'interprétation.  Je  le 
répète  donc ,  le  corps  municipal  a    fait  une  démarche  inconsidérée, 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  165 

en  arrêtant  une  pièce  sans  l'avoir  fait  d'abord  dénoncer  et  juger,  et, 
dans  ce  cas,  j'ai  un  juste  recours  aux  autorités  supérieures. 

Si  c'est  comme  entrepreneur  et  administrateur  de  l'Opéra  que  vous 
avez  pris  l'arrêté  du  12  mars,  j'ai  bien  plus  de  réclamations  à  vous  faire. 
Dans  le  cas  où  mon  ouvrage  cessoit  de  vous  convenir,  vous,  directeur 
de  spectacle,  vous  deviez  simplement  me  rendre  mon  manuscrit,  sans 
l'entacher  d'aucune  observation  défavorable,  sans  parler  des  troubles 
qu'il  peut  causer,  car  ce  motif  appartient  au  municipal  et  point  au 
directeur:  vous  deviez  me  le  rendre  en  toute  propriété,  me  laisser  la 
liberté  de  le  porter  à  un  autre  théâtre,  et  vous  soumettre  à  une  indem- 
nité, telle  que  vous  en  auriez  exigé  de  moi,  si  j'avois  moi-même  retiré 
mon  ouvrage;  vous  deviez  enfin  agir  comme  la  Comédie  françoise  ou 
italienne,  quand  elle  rend  à  un  auteur  la  pièce  qu'elle  ne  veut  pas 
jouer. 

Rien  de  tout  cela  n'a  été  fait,  mais  bien  tout  ce  qui  pouvoit  me 
nuire. 

Vous  avez  donné  de  la  publicité  à  la  séance  qui  défend  l'opéra 
d'Adrien.  Vous  avez  parlé  dans  l'arrêté  des  impressions  défavorables 
qu'on  en  a  reçues  ;  vous  avez  excipé  des  troubles  qu'il  peut  causer, 
vous  avez  pris  contre  lui  un  arrêté  d'éclat,  vous  ne  m'avez  pas  rendu 
la  propriété  de  mon  ouvrage,  vous  n'avez  stipulé  aucune  indemnité 
envers  l'auteur;  il  est  donc  clair  que  vous  avez  agi  en  municipal  et 
non  en  directeur  de  spectacle. 

Il  est  impossible,  monsieur,  que  vous  veuilliez  excuser  un  acte 
aussi  arbitraire,  si  contraire  surtout  à  la  probité  de  M.  Pétion,  à 
l'intégrité  de  M.  le  maire  de  Paris,  et  à  la  loyauté  d'un  adminis- 
trateur. 

J'ai  donc,  sous  ces  rapports,  un  triple  droit  de  vous  demander  que 
vous  ayez  la  bonté  de  me  déclarer  si  l'arrêté  du  13  mars  émane  du 
corps  municipal  ou  de  la  direction  de  l'Opéra.  Dans  le  premier  cas, 
vous  m'approuveriez  sans  doute  de  recourir  en  homme  franc  et  libre 
aux  autorités  supérieures  pour  y  invoquer  la  protection  de  la  loi  ; 
dans  le  second,  je  vous  redemande  un  ouvrage  que  vous  avouez  ne 
vouloir  pas  faire  représenter,  je  vous  le  redemande  avec  l'indemnité 
qui  m'est  due,  et  avec  une  déclaration  qu'en  le  rejet%nt  vous  n'avez 
pas  prétendu  le  dévouer  à  la  réprobation  publique.... 

Hoffman  continuait  d'accumuler  les  arguments  en  faveur 
de  la  thèse  qu'il  soutenait  avec  tant  de  vigueur  et  de  cou- 
rage. Il  n'obtint  pourtant  pas  la  justice  qu'il  réclamait  ; 
l'arrêté  qui  frappait  Adrien  ne  fut  pas  rapporté,  et  l'in- 
fortuné demeura  condamné  au  silence  et  à  l'obscurité.  Je 
ne  sais  si  le    Mémoire   d' Hoffman  fut   publié   alors,    selon 


166  MÉHUL 

une  menace  qui  y  était  contenue  ;  mais  on  en  trouvera  le 
texte  complet  dans  le  troisième  volume  de  l'édition  des 
Œuvres  du  poète  qui  fut  donnée  après  sa  mort. 

Mais  Adrien  n'était  pas  au  bout  de  ses  tribulations.  Après 
la  chute  et  la  mort  de  Robespierre,  à  la  suite  du  9  ther- 
midor, Sageret,  alors  directeur  du  théâtre  Feydeau,  mani- 
festa l'intention  de  le  monter  sur  ce  théâtre  et  s'entendit 
à  ce  sujet  avec  les  auteurs,  qui  lui  confièrent  volontiers  les 
destinées  de  leur  œuvre.  On  vit  alors  l'Opéra,  jouant  le 
rôle  du  chien  du  jardinier,  revendiquer  un  droit  de  pro- 
priété sur  cette  œuvre,  et,  ne  la  jouant  pas  lui-même, 
émettre  la  prétention  d'empêcher  un  autre  de  se  l'appro- 
prier. Peu  endurant  de  sa  nature,  mais  toujours  maître  de 
lui,  Hoffman  prit  encore  la  plume  à  cette  occasion,  et 
publia  la  déclaration  très  catégorique  que  voici  *  : 

L'opéra  d'Adrien^  dont  la  commune  du  2  septembre  a  empêché 
les  représentations,  et  auquel  l'auteur  n'a  rien  voulu  changer,  parce 
qu'il  n'y  avoit  rien  vu  de  coupable,  appartient  aujourd'hui  au  théâtre 
Feydeau.  Cet  ouvrage,  tant  calomnié  et  tant  désiré,  n'a  mérité 

Ni  cet  excès  d'honneur,  ni  cette  indignité. 

On  a  voulu  me  forcer  à  retrancher  ou  à  refaire  quelques  vers  de 
cet  ouvrage.  Des  conseils  littéraires  m'auroient  trouvé  docile  ;  des 
ordres  despotiques  m'ont  trouvé  inflexible.  M'ordonner  de  travailler, 
c'étoit  me  condamner  à  la  paresse. 

Quand  le  public,  qui  seul  est  mon  juge,  désapprouvera  quelques 
scènes  de  mon  ouvrage,  ces  scènes  disparaîtront  ;  si  l'autorité  s'en 
mêle,  les  scènes  resteront,  fussent-elles  mauvaises,  et  mon  opiniâtreté 
lassera  même  la  tyrannie. 

Au  théâtre  Feydeau,  cet  ouvrage  prouvera  que  ses  admirateurs  et 
ses  détracteurs  ont  également  eu  tort  de  s'échauffer  sur  un  si  petit 
sujet  ;  mais  il  prouvera  du  moins  que  l'auteur  fera  plutôt  mille 
mauvais  vers  qu'une  bassesse. 

On  répand  que  l'Opéra  a  des  droits  sur  cet  ouvrage  ;  oui,  sans 
doute,  il  en  a,  si  les  mauvais  procédés,  l'esprit  de  jacobinisme  et 
la  barbarie  sont  encore  des  droits.  Qu'il  vienne  les  faire  valoir,  je 
l'attends  ! 

1  J'emprunte  encore  ce  petit  document  aux  Œuvres  d'Hoffman;  il  est 
contenu  dans  la  notice  placée  en  tête  du  livret  à' Adrien. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  167 

On  a  dit  que  les  auteurs  d'Adrien  avaient  reçu  des  avances  sur  cet 
ouvrage.  Ceux  qui  répandent  ce  bruit  sont  aussi  vils  que  les  munici- 
paux qui  régnaient  alors.  Pour  moi  je  n'ai  reçu  de  l'Opéra  que  de 
mauvais  traitements  ;  je  ne  nie  pas  la  dette. 

Pour  Méhul,  il  est  incapable  de  traiter  avec  un  théâtre,  s'il  avait  des 
engagements  avec  un  autre. 

HOFFMAN. 

A  ce  moment,  il  paraisait  donc  certain  qu'Adrien  devait 
être  joué  au  théâtre  Feydeau  ;  mais  l'infortuné  n'était  pas 
au  bout  de  ses  peines.  Sageret,  qui,  très  ambitieux,  avait 
voulu  faire  à  la  fois  de  Feydeau  une  scène  d'Opéra- 
Comique  et  une  Comédie-Française,  qui  avait  recueilli  à 
ce  théâtre  les  anciens  acteurs  de  celui  de  la  Nation,  Mole, 
Fleury  et  Mlle  Contât  en  tête,  s'était  mis  sur  les  bras  une 
très  lourde  affaire,  surchargée  de  frais  excessifs,  et  qui 
lui  avait  créé  une  situation  très  embarrassée  et  très  diffi- 
cile. Bref,  au  moment  même  où.  il  se  préparait  à  monter 
Adrien,  il  se  vit  obligé  de  renoncer  à  une  entreprise  qui 
lui  coûtait  déjà  plusieurs  centaines  de  mille  francs,  les 
plaintes  de  ses  créanciers  le  firent  jeter  en  prison,  et  le 
théâtre  fut  fermé. 

Voici  donc  Adrien  redevenu  Gros-Jean  comme  devant, 
et  retombant  sur  les  bras  des  auteurs  de  ses  jours,  plus 
embarrassés  de  lui  qu'ils  n'eussent  voulu  l'avouer.  Après 
cinq  ans  d'attente  et  au  moment  de  toucher  le  but,  voir  ce 
but  s'éloigner  encore  et  ne  savoir  par  quel  effort  le  pour- 
suivre de  nouveau,  il  y  avait  de  quoi  décourager  les  plus 
résolus.  Cependant,  sur  ces  entrefaites,  la  direction  de 
l'Opéra  changeait  de  mains  ,  poète  et  musicien  n'avaient 
aucune  raison  de  bouder  la  nouvelle  administration,  et 
celle-ci  se  montrant,  comme  la  précédente,  désireuse  de 
rentrer  en  possession  d'Adrien,  Adrien  lui  fut  de  nouveau 
confié. 

L'ouvrage  fut  donc  mis,  ou  plutôt  remis  à  l'étude  sur 
notre  grande  scène  lyrique.  Ce  ne  fut  pas  toutefois  sans 
que  des  modifications  assez  importantes  eussent  été  deman- 
dées  à  Hoffman,    qui  cette  fois  s'exécuta  de  bonne  grâce 


168  MÉHUL 

et  fit  subir  à  son  poème  les  remaniements  que  lui  imposait 
en  quelque  sorte  la  situation  politique.  Entre  autres  choses, 
le  héros  du  drame,  Adrien,  perdit  sa  qualité  d'empereur 
et  devint  un  simple  général  romain,  vainqueur  des  ennemis 
de  sa  patrie  ;  du  même  coup,  la  pièce  s'allégea  naturelle- 
ment d'une  partie  de  son  titre,  et  Adrien  empereur  de  Rome 
devint  Adrien  tout  court.  Il  n'en  fut  pas  pour  cela  plus 
mal  partagé  sous  le  rapport  de  l'interprétation,  ce  dont  on 
aura  la  preuve  par  cette  distribution,  où  l'on  retrouve  les 
noms  des  premiers  sujets  de  l'Opéra  : 

Adrien Lainez. 

Flaminius,  consul,  ami  d'Adrien Dufresne. 

Sabine,  dame  romaine,  promise  à  Adrien  ....  M1Ie  Maillard. 

Rutile,  tribun  militaire Moreau. 

Cosroës,  roi  des  Parthes Adrien. 

Émirène,  fille  de  Cosroës M1Ie  Henry. 

Pharnaspe,  prince  parthe,  amant  d'Émirène  .     .     .  Rousseau. 

L'ouvrage  fut,  à  tous  égards,  monté  avec  le  plus  grand 
soin,  et  parut  enfin  à  la  scène  le  16  prairial  an  VII 
(5  juin  1799).  Il  reçut  du  public  un  accueil  plein  de  sym- 
pathie, et  fut  pour  Méhul  l'occasion  d'un  nouveau  triomphe, 
que  le  Mercure,  sous  l'effet  de  l'impression  première,  enre- 
gistrait en  ces  termes  :  —  «  Succès  le  plus  brillant.  Poëme 
bien  écrit  ;  la  musique  est  un  chef-d'œuvre.  Auteurs,  les 
citoyens  Hoffman  et  Méhul.  Nous  reviendrons  sur  cet 
ouvrage,  que  nous  avons  besoin  de  revoir  une  seconde  fois.  » 
Moins  laconique,  le  Journal  de  Paris  n'était  pas  moins 
chaleureux  :  —  «  Nous  croyons  inutile,  disait-il,  de  donner 
l'analyse  du  poëme  d'Adrien.  Ce  sujet  a  été  traité  par 
Métastase,  et  le  Cen  Hoffman,  auteur  de  ce  poëme, 
s'est  écarté  de  fort  peu  du  plan  de  l'auteur  italien.  Depuis 
long  temps  cette  représentation  étoit  attendue.  La  juste 
réputation  du  compositeur  justifioit  l'impatience  du  public, 
et  cette  attente  n'a  point  été  trompée  ;  le  succès  a  été 
complet.  Les  auteurs  ont  été  demandés.  Les  Ccns  Méhul, 
compositeur,  et  Grardel,  maître   des   ballets,   ont   paru  ;   ils 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  169 


ont   été   applaudis  avec    enthousiasme La    pompe 

triomphale  qui  commence  l'action  est  belle  et  riche  sous 
tous  les  rapports.  La  musique  y  est  très  analogue.  Les 
décorations,  les  costumes  et  la  manière  dont  sont  groupés 
tous  ceux  qui  y  concourent,  produisent  un  effet  qui  depuis 
long  temps  n'avoit  eu  lieu  sur  ce  théâtre.  Les  belles  scènes 
où  Sabine  et  Emirène  se  trouvent  ensemble,  sont  dans  le 
genre  vraiment  dramatique,  et  le  musicien  y  a  déployé  un 
grand  talent.  Il  n'y  est  pas  seulement  musicien,  il  se 
montre  parfaitement  instruit  des  convenances  de  ses 
personnages  et  des  effets  des  grandes  passions  sur  le 
cœur  humain.  Les  Cnes  Maillard  et  Henry  le  secondent 
parfaitement  :  la  première,  sur-tout,  dont  la  jalousie  s'ex- 
prime d'abord  par  l'ironie  et  s'exalte  ensuite,  en  se  combi- 
nant avec  la  fierté  romaine,  a  excité  les  applaudissemens 
les  mieux  mérités.  Les  décorations  sont  riches  et  belles, 
les  costumes  très  brillans,  et  le  ballet  du  1er  acte  fait  le 
plus  grand  honneur  au  Ccn  Gardel  et  à  tous  ceux  em- 
ployés à  l'exécution.  » 

Mais  tandis  que  son  succès  se  dessinait  ainsi  devant  le 
public,  les  ennemis  du  malheureux  Adrien  ne  consentaient 
point  à  désarmer.  On  a  peine  à  comprendre  l'acharnement 
avec  lequel  était  poursuivi  cet  opéra  né  vraisemblablement 
sous  une  mauvaise  étoile,  et  l'on  cherche  en  vain  quels 
motifs  secrets  pouvaient  exciter  ceux  qui  avaient  juré  sa 
perte.  La  Commune  de  Paris  avait,  en  1792,  réussi  à 
l'empêcher  de  paraître  à  la  scène  ;  en  1799,  ce  fut  le  Con- 
seil des  Cinq-Cents  qui  le  poursuivit  de  sa  haine  inexpli- 
cable, et  l'indignation  plus  ou  moins  sincère  de  quelques 
législateurs,  qui  portèrent  ce  grave  sujet  à  la  tribune, 
devait  finir  par  avoir  raison  une  seconde  fois  d'une  œuvre 
d'art  qu'on  persistait  à  considérer  comme  séditieuse.  Le 
ministère  de  la  police,  le  ministère  de  l'intérieur,  le  bureau 
central  du  canton  de  Paris,  le  Corps  législatif,  le  Direc- 
toire lui-même,  tous  les  pouvoirs  publics  enfin  durent  tour 
à  tour  s'occuper  de  cette  affaire,  et  ce  ne  fut  pas  trop  de 
l'intervention  successive  de  chacun  d'eux  pour  amener  le 


170  MÉHUL 

dénouement    ridicule     et     arbitraire     auquel     elle     devait 
aboutir. 

Certains  personnages  s'étaient  émus  à  ce  sujet,  de 
avant  la  représentation  à 'Adrien ,  et  leurs  efforts  avaient 
tendu  à  une  interdiction  préventive  de  l'ouvrage,  tout 
comme  en  1792.  Le  Directoire  avait  été  saisi  de  réclama- 
tions très  vives,  de  protestations  en  forme  contre  l'appari- 
tion de  cet  opéra  anarchique,  dont  la  représentation  pour- 
tant n'avait  été  autorisée  que  sous  le  bénéfice  de  corrections 
importantes,  auxquelles,  cette  fois,  je  l'ai  dit,  Hoffman 
s'était  prêté  sans  obstination.  Le  ministre  de  l'intérieur, 
qui  était  alors  François  de  Neufchâteau,  avait  dû  prendre 
l'affaire  en  mains,  et  le  13  prairial,  six  jours  avant  la 
première  représentation,  il  adressait  au  Directoire  un  rap- 
port très  substantiel,  très  curieux,  mais  trop  développé  pour 
être  reproduit  ici,  et  dont  les  conclusions  étaient  entière- 
ment favorables  à  Adrien  et  à  ses  auteurs. 

Le  Directoire  se  rendit  sans  doute  aux  raisons  exposées 
dans  ce  rapport,  puisque  l'opéra  d'Hoffman  et  Méhul  put 
être  représenté  à  la  date  annoncée  par  le  ministre,  le  16 
prairial.  Mais  tout  n'était  pas  fini,  comme  on  eût  pu  le 
croire  ;  les  ennemis  d'Adrien,  loin  de  se  calmer,  ne  se  mon- 
trèrent que  plus  exaspérés  contre  lui  par  leur  défaite,  et, 
n'ayant  pu  l'arrêter  avant,  redoublèrent  d'efforts  pour  le 
faire  défendre  après.  C'est  publiquement,  officiellement, 
lêgislativement ,  qu'ils  s'acharnèrent  alors  contre  cet  ouvrage, 
et  deux  jours  après  sa  représentation,  le  18  prairial,  la 
tribune  du  Conseil  des  Cinq-Cents  retentissait  d'accents 
de  colère  et  de  rage  provoqués  par  ce  fait  qu' Adrien,  en 
dépit  de  toutes  les  objurgations,  avait  réussi  enfin  à  se  pré- 
senter au  public,  et,  qui  plus  est,  s'en  était  vu  bien  accueilli. 
Tout  ceci  est  tellement  étrange,  on  pourrait  dire  tellement 
burlesque,  qu'il  faut  lire  cette  séance  curieuse  des  Cinq-Cents 
pour  s'assurer  que  des  hommes  politiques  sérieux  aient  pu 
vraiment  faire  d'une  affaire  de  ce  genre  une  affaire  d'Etat, 
pour  croire  qu'ils  aient  bénévolement  accordé  tant  d'im- 
portance à  un  fait  qui  n'en  avait   d'autre,   à  ce   point   de 


. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  171 

vue,   que  celle    qu'ils  lui  donnaient  maladroitement   eux- 
mêmes. 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  Conseil,  après  une  discussion  pas- 
sionnée, décida  l'envoi  immédiat  d'un  rapport  circonstancié 
au  Directoire,  lequel  se  borna  à  transmettre  ce  document 
au  ministre  de  l'intérieur.  Trois  jours  après,  c'est-à-dire 
le  21  prairial,  le  ministre  adressait  à  son  tour  au  Direc- 
toire un  second  rapport,  qui  rétablissait  la  vérité  des  faits 
et  réfutait  les  assertions  étranges  portées  par  quelques  ora- 
teurs à  la  tribune  des  Cinq-Cents.' 

L'attitude  très  nette  du  ministre  en  cette  circonstance 
aurait  peut-être  triomphé  de  toutes  les  intrigues  qui  se 
croisaient  autour  d'Adrien,  de  toutes  les  accusations 
ineptes  dont  cet  ouvrage  était  l'objet.  Ce  qui  est  certain, 
c'est  que  non  seulement  une  seconde,  mais  une  troisième 
et  une  quatrième  représentation  en  furent  données  à 
l'Opéra.  Malheureusement  pour  lui,  une  nouvelle  évolu- 
tion politique  se  préparait,  la  fameuse  journée  du  30  prai- 
rial amenait  une  modification  considérable  dans  la  com- 
position du  Directoire,  où  Gohier,  Roger-Ducos  et  le 
général  Moulins  remplaçant  Treilhard,  La  Réveillère- 
Lepaux  et  Merlin  de  Douai,  devenaient  les  collègues  de 
Sieyès  et  de  Barras,  et  François  de  Neufchâteau,  peut- 
être  à  cause  de  l'appui  qu'il  avait  prêté  aux  auteurs 
d'Adrien,  se  voyait  remplacé  au  ministère  de  l'intérieur 
dans  des  conditions  absolument  insolites,  c'est-à-dire  révoqué 
avec  une  brutalité  peu  ordinaire.  A  partir  de  ce  moment 
Adrien  était  perdu,  et  les  représentations  en  furent  sus- 
pendues par  ordre  supérieur.  Il  n'y  a  pas  à  douter  de  ce 
fait,  bien  que  pour  ma  part  je  n'aie  pu  trouver  ni  le  texte 
ni  même  la  trace  de  l'acte  d'interdiction,  pas  même  dans 
la  collection  des  Messages,  arrêtés  et  proclamations  du  Direc- 
toire exécutif;  mais  François  de  Neufchâteau  lui-même  le 
consigne  en  ces  termes  dans  une  note  de  son  Becueil 
des  lettres  circulaires,  instructions,  programmes,  discours  et 
autres  actes  publics,  émanés  du  citoyen  François  (de  Neuf- 
château),  pendant  ses  deux  exercices  du  ministère  de  l'in- 


172  MÉHUL 

térieur1:  —  «  On  rejoua  Topera  à' Adrien,  et  il  n'y  eut  à  la  re- 
présentation ni  troubles,  ni  allusions,  ni  rien  de  ce  qui  avait 
été  si  faussement  articulé  à  la  tribune  du  Conseil  des  Cinq- 
Cents  ;  mais  cette  représentation  même  fut  un  nouveau  crime 
imputé  au  ministre.  Le  30  prairial  fit  retirer  l'opéra  d' Adrien, 
et  ce  fut  un  des  triomphes  mémorables  de  cette  journée2.  » 
Cette  histoire  <¥  Adrien,  étonnamment  compliquée,  ne 
s'arrête  pourtant  pas  là.  Mais  avant  de  la  poursuivre,  je 
veux  constater  en  quelques  mots,  avec  l'accueil  très  cha- 
leureux fait  à  l'ouvrage  par  le  public,  la  haute  valeur  de 
sa  musique,  extrêmement  remarquable  dans  son  ensemble, 
admirable  en  quelques-unes  de  ses  parties,  et  digne  en  tout 
point  du  génie  de  Méhul.  «  Grand  succès,  disait  un  recueil 
du  temps  en  parlant  de  la  représentation  à! Adrien,  trop 
de  succès,  puisque  l'ouvrage  a  été  suspendu  par  mesure 
de  sûreté  générale.  La  musique  est  belle,  riche,  digne  de 
l'auteur  de  Stratonice3.  »  La  partition  n'a  pas  été  publiée, 


1  Paris,  impr.  de  la  République,  an  VIII,  2  vol.  in-4°. 

2  J'ai  dit  que,  contre  tout  usage,  le  ministre  avait  été  révoqué  brutale- 
ment. Voici  le  texte  de  l'arrêté  pris  à  cet  effet  par  le  Directoire,  à  la  date 
du  4  messidor  :  «  Le  Directoire  exécutif  arrête  ce  qui  suit .  La  nomination 
du  citoyen  François  (de  Neufchâteau)  à  la  place  de  ministre  de  l'intérieur 
est  révoquée.  Le  présent  arrêté  sera  imprimé.  »  En  mentionnant  ce  docu- 
ment dans  le  Recueil  que  je  viens  de  citer,  François  de  Neufchâteau 
ajoute  en  note  :  «Les  circonstances  de  cet  arrêté  seraient  dignes  d'être 
connues  ;  mais  ce  récit  n'appartient  point  au  recueil  des  actes  publics 
émanés  du  ministre.  Il  trouvera  sa  place  dans  les  Mémoires  de  sa  vie.  » 
Il  est  fâcheux  que  ces  Mémoires  n'aient  pas  été  écrits,  et  que  l'ex-ministre 
n'ait  pu  nous  éclairer  à  ce  sujet.  Mais  comme  les  petites  causes  produi- 
sent souvent  de  grands  effets,  je  crois  fermement,  pour  ma  part,  que  sa 
révocation  n'est  pas  due  à  autre  chose  qu'à  son  attitude  très  courageuse 
dans  cette  singulière  affaire  d'Adrien. 

Les  deux  rapports  dont  il  est  question  ci-dessus  n'ont  été  publiés,  à  ma 
connaissance,  que  dans  le  Recueil  des  actes  publics  de  François  de  Neuf- 
château, après  l'avoir  été  primitivement  dans  le  journal  le  Rédacteur,  qui 
était  à  cette  époque  l'organe  officiel  du  Directoire,  et  qui  les  inséra  l'un 
à  la  suite  de  l'autre  dans  son  numéro  du  22  prairial  an  VII. 

3  Année  théâtrale  pour  l'an  VIII.  —  C'est  à  cette  reprise  d' Adrien  qu'une 
parodie  en  fut  donnée  au  théâtre  de  la  G-aîté  (messidor  an  VII),  sous  ce 
titre:  «  Rien  ou  Peu  de  chose,  arlequinade-folie-vaudeville-travestisse- 
ment.  »  L'auteur  avait  nom  Châteauvieux. 


SA   VIE,    SON   GÉNIE,    SON   CARACTÈRE  173 

mais  elle  existe  aux  archives  de  l'Opéra,  et  je  puis  attester 
que  sa  lecture  offre  une  étude  du  plus  vif  intérêt.  Au  point 
de  vue  de  la  forme  générale,  l'œuvre  a  sans  doute  un  peu 
vieilli,  mais  elle  renferme  des  pages  superbes  ;  les  chœurs 
en  sont  d'un  éclat  merveilleux  (surtout  celui  des  Parthes  : 
Dieux  des  Enfers  !  qui  est  admirable),  et  les  récitatifs  pleins 
d'ampleur  et  du  plus  beau  caractère.  Au  nombre  des  mor- 
ceaux les  plus  saillants,  il  faut  compter  au  premier  acte  une 
cantilène  d'Adrien  :  Belle  captive,  apaisez  vos  alarmes,  qui 
enchante  l'oreille  par  sa  tendresse  et  sa  grâce  exquises,  et 
au  second,  outre  un  trio  d'une  couleur  et  d'une  harmonie 
pleines  de  suavité,  deux  airs  de  l'effet  le  plus  heureux.  Le 
premier  (Oui,  vous  voyez  mon  trouble  extrême),  dans  lequel 
Adrien  avoue  à  Sabine  qu'un  nouvel  amour  est  entré  dans 
son  cœur,  est  pathétique,  mouvementé  et  débordant  de 
passion  ;  l'autre  (De  Borne  craignez  la  colère),  dans  lequel 
Sabine  exhale  sa  haine  contre  sa  rivale,  est  plein  de  chaleur 
et  de  véhémence  et  respire  une  ardente  fureur.  Quant  à 
l'ouverture,  qui  est  une  page  de  premier  ordre,  où  la  solidité 
du  plan  le  dispute  à  la  richesse  de  l'orchestre,  on  a  tou- 
jours dit  que  Méhul  l'avait  empruntée  à  son  opéra  d'Hora- 
tius  Codés,  parce  qu'en  effet  c'est  la  même  préface  instru- 
mentale qui  sert  aux  deux  ouvrages.  Mais  ceux  qui  par- 
laient ainsi  ignoraient  qu'Adrien,  représenté  cinq  ans  après 
Horatius,  avait  été  composé  deux  ans  avant  lui  \  de  telle 
sorte  qu'il  est  bien  certain,  au  contraire,  que,  pressé  par 
le  temps  pour  sa  partition  à' 'Horatius  (qui,  on  se  le  rappelle, 
fut  écrite  en  dix-sept  jours),  Méhul  y  plaça  son  ouverture 
d'Adrien,  encore  inconnue  du  public,  et  qu'il  la  lui  reprit 
ensuite  lorsqu'il  fit  représenter  ce  dernier. 

Cherubini,  donnant  son  opinion  sur  Adrien  dans  la  notice 
dont  j'ai  parlé,  s'exprime  en  ces  termes  :  —  «C'est  un  des 
premiers  ouvrages  de  Méhul  dans  lequel  on  retrouve  la 
verve  et  l'abondance  de  la  jeunesse,  ainsi  que  la  fraîcheur 
des  idées.  Le  style  de  cette  musique  est  sage  en  général, 
vigoureux  du  côté  des  pensées,  mais  souvent  trop  bruyant 
par   des  effets  trop  surchargés  d'instruments.    Cette  com- 


174  MÉHUL 

position,  quoique  elle  renferme  une  foule  de  beautés  drama- 
tiques, musicalement  parlant,  n'a  pas  de  ces  tours  ingénieux 
et  fins  que  Méhul  a  répandus  dans  ses  autres  ouvrages,  que 
l'expérience  et  le  travail,  en  développant  le  sentiment  et 
le  goût,  lui  faisaient  acquérir  à  mesure  qu'il  avançait  dans 
sa  carrière.  .  .  » 

Cherubini  me  semble  ici  un  peu  difficile,  et  j'avoue  que, 
pour  ma  part,  la  partition  d'Adrien  me  paraît,  par  cer- 
tains côtés,  tout  à  fait  supérieure.  Quoi  qu'on  en  puisse 
penser,  du  reste,  le  public  lui  témoigna  la  sympathie  la 
plus  vive,  et  les  journaux  du  temps  le  constatent  à  l'envi. 
Mais  il  était  écrit  que  la  carrière  de  cet  ouvrage  serait 
incidentée  de  toutes  façons,  et  qu'il  susciterait  toutes  sortes 
de  discussions.  Entre  tous  les  journaux  qui  rendirent 
compte  de  sa  représentation,  le  Journal  des  Débats  se  dis- 
tingua par  l'âpreté  des  critiques  qu'il  adressa  à  l'auteur  de 
poème.  Le  rédacteur  théâtral  des  Débats  était  alors  le 
pédant  et  hargneux  Geoffroy,  ancien  régent  de  collège, 
qui  le  prenait  de  haut  avec  tous  les  écrivains,  et  prétendit, 
avec  son  ton  tranchant  et  sa  morgue  insolente,  donner  une 
leçon  d'histoire  à  Hoffman  et  relever  les  erreurs  que,  selon 
lui,  celui-ci  avait  commises  en  déroulant  sur  la  scène  la  vie 
du  héros  choisi  par  lui.  Comme  si,  en  tout  état  de  cause, 
un  auteur  dramatique  n'avait  pas  le  droit,  même  en  pre- 
nant un  sujet  historique,  de  traiter  l'histoire  à  sa  manière 
et  de  prendre  avec  elle  les  libertés  qui  lui  conviennent  ! 
Mais  Geoffroy  avait  affaire  à  forte  partie  :  Hoffman  n'avait 
pas  sa  plume  dans  sa  poche,  et  s'il  bégayait  en  parlant, 
il  retrouvait  en  écrivant  toute  sa  facilité  de  langage,  que 
venaient  aider  les  arguments  d'une  logique  aussi  serrée 
qu'impitoyable,  jointe  à  l'esprit  le  plus  mordant  et  le 
plus  incisif.  Au  premier  article  publié  par  Geoffroy  sur 
Adrien,  Hoffman  répliqua  par  une  Réponse  pleine  de  nerf 
et  d'ironie  :  le  critique  voulut  riposter  à  son  tour,  il  fut 
accablé  par  une  seconde  Réponse,  plus  verte  encore  que 
la  première  et  qui  ne  mit  point  les  rieurs  de  son  côté. 
Il   dut   se   tenir   pour    battu,   et   se   vit  obligé    de   renon- 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  175 

cer   à  une   polémique  qui   était  loin  d'avoir  tourné  à  son 
avantage  *. 

Adrien,  cependant,  ne  devait  pas  être  condamné  à  un 
silence  éternel.  La  politique  alors  était  féconde  en  sur- 
prises, et  lorsque  Brumaire  victorieux  fut  venu  remplacer 
le  Directoire  par  le  Consulat,  il  retrouva  la  faculté  de  se 
présenter  au  public.  On  peut  croire  volontiers,  me  semble- 
t-il,  que  Bonaparte,  qui  connaissait  particulièrement  Méhul 
et  qui  lui  témoigna  toujours  une  vive  affection,  ne  fut  pas 
tout  à  fait  étranger  à  ce  revirement.  Toujours  est-il  que 
le  15  pluviôse  an  VIII  (3  février  1800)  Adrien  repa- 
raissait sur  la  scène  de  l'Opéra,  M1Ie  Latour  y  succé- 
dant à  Mlle  Henry  dans  le  rôle  d'Émirène,  qu'elle 
avait  dû  créer  et  qu'il  lui  avait  fallu  abandonner  pour 
cause  de  maladie,  et  Laforêt  remplaçant  dans  celui  de 
Pbarnaspe  son  jeune  camarade  Kousseau,  que  la  mort 
avait  enlevé  quelques  mois  auparavant.  Je  n'aurai  pas 
à  m' étendre  longuement  sur  cette  reprise.  Je  signalerai 
seulement,  à  son  sujet,  deux  articles  de  genres  absolument 
opposés,  qui  furent  publiés,  l'un  dans  le  Journal  de  Paris 
du  9  floréal2,  l'autre  dans  le  Courrier  des  Spectacles  des 
13  et  14  germinal.  Le  premier  était  un  éreintement  en 
règle  de  la  partition  d'Adrien,  le  second,  au  contraire,  une 
apologie  ardente  de  l'œuvre  de  Méhul.  Il  est  bon  de  re- 
marquer, toutefois,  que  ce  même  Journal  de  Paris  avait 
été  l'un  des  premiers  à  constater  l'effet  produit  par  la  réap- 
parition d'Adrien  à  l'Opéra  :  «  La  reprise  d'Adrien,  disait- 
il  dans  son  numéro  du  17  pluviôse,  qui  a  eu  lieu  avant-hier, 
avoit  attiré  à  ce  théâtre  un  grand  concours  de  spectateurs.... 


1  Hoffman  réunit  et  publia,  sous  forme  de  brochure,  ses  deux  Béponses 
h  M.  Geoffroy  relativement  a  ses  articles  sur  VOpéra  cZ'Adrien  (Paris,  Huet, 
an  X,  in-8°).  Ce  qu'il  y  a  de  plus  curieux,  c'est  qu'il  devint,  quelques 
années  plus  tard,  le  collaborateur  de  ce  même  Geoffroy  au  Journal  des 
Débats,  où  ses  articles  de  critique  littéraire,  pleins  de  sens,  de  goût  et  de 
savoir,  le  mirent  en  grand  crédit  auprès  du  public  et  lui  valurent  une 
solide  et  brillante  renommée. 

2  Sous  ce  titre  :  La  timbale  aux  détracteurs  cTAdrien. 


176  MÉHUL 

Les  Cens  l'Aîné  et  Adrien,  les  Cnes  Maillard  et  Latour, 
chargés  des  principaux  rôles  de  cet  ouvrage ,  les  ont 
remplis  avec  la  supériorité  qu'on  leur  connoît,  et  le 
Cen  Laforêt  a  été  applaudi  dans  celui  de  Pharnaspe.  » 
A  l'occasion  d'une  seconde  reprise  d' Adrien,  qui  eut  lieu 
deux  ans  après,  le  Courrier  des  Spectacles  publia,  le  7  nivôse 
an  X,  un  nouvel  article  dithyrambique,  curieux  surtout  en 
ce  qu'il  caractérisait  le  style  employé  par  Méhul  dans  son 
opéra  et  l'impression  produite  par  l'œuvre  sur  le  public2. 
Malgré  tout,  cependant,  Adrien  n'obtint  pas  le  succès 
que  lui  méritait  sa  haute  valeur  musicale.  Le  public  était 
évidemment  fatigué  et  du  bruit  qui  s'était  fait  autour  de 
cet  ouvrage  et  de  cette  intermittence  étrange  de  défenses, 
d'autorisations,  d'interdictions  nouvelles  et  de  reprises  in- 
cessantes. Remis  une  dernière  fois  à  la  scène  le  25  ven- 
démiaire an  XII  (17  octobre  1803),  il  ne  parvint  à  atteindre, 
en  ses  quatre  apparitions  successives,    qu'un   nombre    total 

1  C'est  le  5  nivôse  an  X  (23  décembre  1801)  qu'eut  lieu  cette  seconde 
reprise,  ainsi  mentionnée  dans  le  Courrier  des  Spectacles  de  ce  jour  :  «  Au- 
jourd'hui, la  première  représentation  de  la  remise  ï£Adrien%  opéra  en 
3  actes,  paroles  du  cit.  Hoffman,  musique  du  cit.  Méhul,  avec  des  chan- 
gemens.  »  Cette  fois,  le  rôle  d'Emirène,  créé  par  Mlle  Henry,  joué  ensuite 
par  MUe  Latour,  était  confié  au  talent  de  Mme  Branchu. 

Quant  aux  changements,  Hoffman  lui-même  les  annonçait  dans  cette 
lettre,  que  le  Courrier  des  Spectacles  publiait  deux  jours  avant  la  repré- 
sentation, le  3  nivôse  ; 

«  Aux  premières  représentations  de  l'opéra  d1 Adrien,  l'administration 
du  Théâtre  des  Arts  parut  regretter  que  le  troisième  acte  de  cet  ouvrage 
ne  fût  pas  susceptible  de  spectacle  comme  les  deux  premiers.  Ce  défaut 
influoit  surtout  sur  le  dénouement,  qui  dut  paroître  trop  nud  à  un  théâtre 
où.  on  ne  néglige  rien  de  ce  qui  peut  ajouter  a  la  pompe,  et  produire 
l'illusion.  J'ai  cru  devoir  remédier  à  cet  inconvénient  ;  j'ai  reporté  au  troi- 
sième acte  la  marche  triomphale  qui  se  trouvoit  au  premier.  Cette  simple 
transposition  a  donné  à  l'administration  le  moyen  de  présenter  un  très 
grand  spectacle  à  la  fin  de  cet  ouvrage,  et  au  citoyen  Gardel  celui  de 
l'embellir  par  les  charmes  et  la  perfection  de  son  art. 

«  J'ai   cru   devoir   en  prévenir  le  public,  qui  auroit  pu  s'étonner  de  ne 

point  trouver  au  premier  acte  ce  qu'il  y  a  vu  jusqu'à  présent. 

<«  Hoffman. 
«  Pour  copie  conforme, 

«  Lemoine, 

«  Directeur  dit  Théâtre  des  Arts.  » 


SA  VIE_,    SON   GÉNIE,    SON   CARACTÈRE  177 

de  dix-neuf  représentations,  dont  quatre  en  l'an  VII,  neuf 
en  l'an  VIII,  deux  en  Tan  X  et  quatre  à  sa  dernière  re- 
prise. Il  faut  dire  aussi  que  l'interprétation,  en  ce  qui  con- 
cerne le  côté  masculin,  ne  paraît  pas  avoir  été  à  la  hauteur 
de  l'œuvre,  ce  qui  peut  avoir  influé  d'une  façon  fâcheuse 
sur  son  sort  définitif.  Un  recueil  spécial,  V Année  théâtrale, 
le  constatait  en  ces  termes  lors  de  la  reprise  de  l'an  X  :  — 
«Adrien  eut  encore  moins  de  succès  qu'Alceste,  malgré  la 
richesse  de  sa  musique,  et  quoiqu'on  eût  transporté  au 
dernier  acte  la  pompe  triomphale,  afin  de  le  terminer  plus 
agréablement  en  y  prodiguant  toutes  les  richesses  de  la 
danse.  Il  faut  convenir  aussi  qu'à  l'exception  des  chœurs, 
il  est  difficile  de  reconnaître  que  cet  ouvrage  soit  chanté. 
Adrien  s'y  fait  admirer,  pour  la  représentation,  dans  le 
roi  des  Parthes  ;  mais  ni  lui,  ni  Lainez,  ni  Laforêt,  ni 
Dufresne,  ne  donnent  une  idée  de  ce  qu'on  appelle  aujour- 
d'hui du  chant.  Nous  avons  indiqué  ce  qui  manque  à 
Lainez  *,  Adrien  et  Laforêt  ont  encore  moins  que  lui  les 
moyens  de  faire  les  efforts  continus  qu'exige  la  vieille 
méthode  qu'ils  ont  adoptée;  et  Dufresne,  plein  de  zèle, 
mais  qui  ne  peut  vaincre  la  rudesse  de  son  organe,  avait 
pris  le  parti  de  passer  l'air  le  plus  chantant  de  la  pièce1.» 

On  peut  donc  tenir  pour  certain  que  cet  opéra  d'Adrien, 
qui  a  tenu  une  si  large  place  dans  l'existence  de  Méhul  et 
quia  dû  lui  causer  tant  de  soucis,  tant  d'ennuis,  tant  d'émo- 
tions de  toutes  sortes,  ne  lui  a  rapporté  ni  comme  honneur,  ni 
comme  profit,  tout  ce  qu'il  lui  a  coûté  de  soins,  de  travail  et 
d'efforts  de  génie.  Il  faut  remarquer  cependant  que  les  ar- 
tistes furent  loin  de  rester  indifférents  devant  une  œuvre  si 
remarquable,  et  que  malgré  son  peu  de  succès  effectif,  cette 
œuvre  si  puissante  et  si  pathétique  ne  fut  pas  sans  aug- 
menter encore  la  brillante  renommée  du  compositeur. 

Je  ne  serais  pas  étonné  pourtant  que  les  vicissitudes 
éprouvées  par  Adrien  n'eussent  fini  par  rendre  injuste 
envers  lui  Méhul  en  personne,  et  il  me  semble  voir  percer 


1  Année  théâtrale,  an  XI,  p.  148. 

12 


178  MÉHUL 

ce  sentiment  dans  une  lettre  du  grand  homme,  dont  on  ne 
connaît  que  des  extraits  et  qu'il  adressait  de  Paris,  le 
1er  février  1800,  à  un  personnage  qu'il  qualifiait  d'  «Al- 
tesse Royale  »  et  qui  était  sans  doute  un  prince  étranger. 
Dans  cette  lettre,  Méhul  remerciait  son  correspondant  de 
celle  dont  il  avait  «  daigné  l'honorer»,  et  qui  ranimait  son 
courage  et  réveillait  son  imagination  flétrie  au  milieu  des 
orages  politiques  ;  il  se  flattait  de  produire  des  ouvrages 
dignes  d'être  offerts  à  un  protecteur  éclairé  des  arts,  et  décla- 
rait qu'il  n'était  pas  content  de  son  Adrien ,  la  musique  se 
prêtant  mal  à  traduire  les  passions  romaines;  il  disait  enfin: 
— «  Si  Votre  Altesse  Royale  le  permet,  j'aurai  l'honneur  de  lui 
adresser  un  autre  opéra,  que  j'ai  donné  depuis  Adrien  et  que 
j'estime  davantage.  Ce  nouvel  ouvrage  est  tiré  de  l'Arioste, 
les  personnages  principaux  tiennent  à  l'ancienne  chevalerie, 
et  j'ai  éprouvé  plus  d'une  fois  qu'iJ  étoit  plus  aisé  de  faire 
chanter  des  paladins  que  des  sénateurs  et  des  consuls  *.  » 
Méhul  parle  ici  à'Ariodant,  qu'il  avait  donné  au  théâtre 
Favart  quatre  mois  après  l'apparition  d'Adrien  à  l'Opéra, 
et  dont  l'éclatant  succès  lui  apportait  une  compensation 
aux  déboires  que  ce  dernier  lui  causait.  Il  est  temps  aussi 
pour  nous  de  nous  occuper  de  ce  chef-d'œuvre2. 


lYoj.  Catalogue  des  autographes  de  M.  de  Soleinne  et  Catalogue  des 
autographes  de  M.  de  L.  (Paris,  Charavay  frères,  1878.) 

2  Pour  en  finir  avec  Adrien,  je  reproduirai  ce  billet  curieux  que  Méhul, 

à  l'occasion  d'une  des   reprises   de  l'ouvrage,  adressait  au  directeur  de 

l'Opéra: 

«Au  citoyen  Cellerier   directeur  de  V Opéra. 

«  Citoyen 

«La  partie  grave  de  votre  orchestre  est  beaucoup  trop  affoiblie  par  les 

trois  violoncelles  qui  y  manquent,   pour  que  je  puisse  faire  marcher  les 

répétitions  &1  Adrien.  Plusieurs  morceaux  de  cet  ouvrage  tirent  leurs  effets 

des  basses,  et  ils   resteront   sans  caractère   si  les  basses  que  vous  n'avez 

plus  ne  sont  pas  remplacées  avant  les  répétitions  générales.  Je  vous  prie 

donc  de   chercher    les  moyens   les   plus   prompts   pour   rendre    à    votre 

orchestre  la  vigueur  dont  j'ai  absolument  besoin  pour  faire  exécuter  mes 

intentions.  v 

«  Salut  et  estime. 

«  Méhul.  » 


CHAPITRE  X. 


Au  plus  fort  de  la  lutte  qu'ils  étaient  obligés  de  soutenir 
à  T Opéra  pour  Adrien,  Hoffman  et  Méhul  ne  s'en  occu- 
paient pas  moins  d'un  ouvrage  important  pour  l'Opéra- 
Comique.  Cet  ouvrage  était  Ariodant,  et,  comme  on  vient 
de  le  voir  par  un  fragment  de  lettre  de  Méhul,  le  sujet  en 
était  pris  dans  le  poëme  fameux  de  l'Arioste.  Ce  qu'il  jade 
plus  singulier,  c'est  que  l'Opéra-Comique  recevait  coup 
sur  coup  deux  opéras  tirés  de  ce  même  épisode  de  Boland 
furieux 1.  Le  public  fut  informé  de  ce  fait  par  la  lettre  sui- 
vante, qu'HofFman  crut  devoir  adresser  à  un  journal  spé- 
cial : 

Paris,  le  13  nivôse,  an  7e. 
Citoyen , 

Comme  votre  journal  est  consacré  aux  théâtres,  on  me  pardonnera 
d'y  occuper  quelques  lignes,  pour  une  affaire  relative  à  l'ordre  de 
réception  des  ouvrages  dramatiques. 

On  a  lu  au  théâtre  Favart  une  pièce  de  moi,  dont  le  fonds  est  tiré  de 

l'Arioste  dans  l'épisode  d'Ariodanl.   Les  cit.  Dejaure  et  Berton  ont 

aussi  fait  recevoir  au  même  théâtre  un  ouvrage  puisé  dans  la  même 

source.  Comme  leur  date  de  réception  est  antérieure  à  ma  lecture,  il 

est  de  toute  justice  que  leur  pièce  passe  avant  la  mienne.  Cependant 

comme  il  ne  manque  pas  de  gens  qui  aiment  à  supposer  de  mauvaises 

intentions,  je  m'empresse  de   dissiper  leurs  doutes  à  cet  égard.    Je 

déclare  donc  que  je  n'entrerai  en  répétition  que  quand  l'ouvrage  des 

cit.  Dejaure  et  Berton  aura  été  joué. 

Salut  et  fraternité, 

Hoffman  2. 

1  Grato  era  al  re,  più  grato  era  alla  figlia 
Quel  cavalier,  chiamato  Àriodante 
Per  esser  valoroso  a  meraviglia  ; 
Ma  più,  cliella  sapea  che  Vera  amante, 


(Ariosto  :  V Orlando  furioso ,  canto  quinto.) 
^Journal  des  Théâtres,  du  14  nivôse  an  VU. 


180  MÉHUL 

Ainsi,  deux  grands  artistes,  deux  hommes  de  génie, 
Berton  et  Méhul,  allaient  se  trouver  en  concurrence  directe, 
à  la  même  époque,  sur  le  même  théâtre,  avec  deux 
ouvrages  dont  le  sujet,  puisé  précisément  à  la  même  source, 
mettait  en  scène  la  même  action,  les  mêmes  sentiments  et 
les  mêmes  personnages.  Cette  rencontre  pouvait  être  fatale 
à  l'un  d'eux  *,  mais  comme  si  tout  devait  être  extraordi- 
naire dans  ce  hasard  extraordinaire,  il  se  trouva  que  tous 
deux,  également  heureux  en  cette  circonstance,  écri- 
virent deux  œuvres  supérieures,  et  que  le  public,  sans 
pouvoir  attribuer  aucune  supériorité  à  l'un  sur  l'autre, 
n'eut  qu'à  leur  témoigner  une  complète  et  pareille  admi- 
ration. 

Un  intervalle  de  six  mois  sépara  la  représentation  des 
deux  œuvres.  Ainsi  qu'Hoffman  l'avait  déclaré,  l'opéra  de 
Dejaure  et  Berton  parut  le  premier  devant  le  public.  Celui-ci 
avait  pour  titre  Montano  et  Stéphanie,  et  fut  joué  le  25 
germinal  an  VII  (15  avril  1799).  Son  succès  fut  immense 
au  point  de  vue  musical,  bien  que  des  incidents  tumul- 
tueux, qui  le  firent  suspendre  dès  le  lendemain  par  ordre 
supérieur,  aient  troublé  sa  première  représentation,  à  cause 
des  cérémonies  religieuses  qui  s'y  célébraient  en  scène  au 
milieu  de  toute  la  pompe  du  culte  catholique.  Mais  des 
corrections  et  des  remaniements  opérés  avec  promptitude 
le  mirent  bientôt  en  état  de  reparaître  et  de  poursuivre 
brillamment  sa  carrière.  Quant  kAriodant,  c'est  le  19  ven- 
démiaire an  VIII  (11  octobre  1799)  qu'il  fit  son  apparition, 
et  il  ne  fut  pas  moins  heureux  que  son  devancier1.  Le 
jour  même  de  la  représentation,  Hoffman,  quoique  retenu 
au  lit  par  une  maladie  d'une  extrême  gravité,  jugeait  utile 
de  publier  une  nouvelle  déclaration,  pour  faire  connaître 
au  public  que  sa  pièce,  malgré  le  point  de  départ  commun 
qu'elle  avait  avec  celle  de  Dejaure,   ne  ressemblait  nulle- 


4La  recette  de  la  première  représentation  fut  de  3.809  fr.  20  cen- 
times. La  veille  on  avait  fait  relâche  pour  la  répétition  générale  de 
l'ouvrage. 


SA   VIE,    SON   GÉNIE,    SON   CARACTÈRE  181 

ment  à  celle-ci.  Cette  fois,  c'est  au  Courrier  des  Spectacles 
qu'il  adressait  ce  petit  manifeste  : 

L'AUTEUR  V  ARIODANT  AU  RÉDACTEUR 

L'épisode  à?  Ariodant,  que  l'on  trouve  dans  les  cinq  et  sixième 
chants  du  poème  de  l'Arioste,  m'a  fourni  le  sujet  de  l'ouvrage  qui  a 
pour  titre  le  nom  de  ce  héros  imaginaire.  L'auteur  de  Montano  et 
Stéphanie,  pièce  jouée  avec  succès  au  théâtre  Favart,  avoit  puisé  dans 
la  même  source,  mais  comme  moi  il  n'avoit  pris  dans  le  poème  italien 
que  la  principale  situation  de  l'épisode  ;  nos  deux  ouvrages  ont  donc 
un  seul  point  de  ressemblance  dans  la  seule  situation  qui  termine  le 
premier  acte  de  Montano  et  Stéphanie  et  le  second  à*  Ariodant  ;  à  cela 
près  les  deux  pièces  n'ont  absolument  rien  de  commun  ;  mœurs, 
caractères,  intrigue,  nœud  et  dénouement,  tout  est  différent,  et  la 
scène  même  qui  a  un  point  de  contact  dans  les  deux  ouvrages,  diffère 
néanmoins  beaucoup  par  la  manière  dont  elle  est  amenée.  Le  citoyen 
Dejaure,  auteur  de  Montano,  a  déjà  fait  cette  déclaration,  qu'il  a 
consignée  dans  un  journal  du  tems.  J'ai  cru  devoir  la  rappeler  au 
public,  afin  qu'il  ne  s'attendît  pas  à  voir  dans  Ariodant  une  imitation 
de  Montano  l. 

Le  succès  à' Ariodant  fut  éclatant,  et  les  journaux  du 
temps  sont  unanimes  à  le  constater.  —  «Nous  nous  bor- 
nons (disait  le  Courrier  des  Spectacles  au  sortir  de  la  pre- 
mière représentation),  nous  nous  bornons,  pour  l'instant,  à 
dire  que  cet  ouvrage  a  obtenu  le  plus  brillant  succès  :  il  est 
de  deux  auteurs  accoutumés  à  plus  d'un  triomphe  en  ce 
genre,  les  cit.  Hoffman  et  Méhul.  Ils  ont  été  demandés 
vivement  après  la  représentation  :   le  citoyen  Méhul  seul  a 


1  Courrier  des  Spectacles  du  19  vendémiaire  an  VIII.  —  Un  chroniqueur 
du  temps  établissait  ainsi  la  parité  du  sujet  des  deux  ouvrages  :  «  Un  épi- 
sode de  l'Arioste,  une  tragédie  de  Shakespeare,  intitulée  par  son  auteur  : 
Beaucoup  de  bruit  pour  rien,  sont  les  sources  où  paraissent  avoir  puisé  les 
auteurs  de  Montano  et  Stéphanie,  et  plus  récemment  d' 'Ariodant  ;  le  sujet 
est  le  même.  Dans  l'un  et  l'autre,  un  amant  trompé  par  son  rival  croit 
voir  entrer  chez  sa  maîtresse  un  homme  qu'elle  préfère.  Il  l'accuse  devant 
le  tribunal  suprême.  Ina  dans  Ariodant,  Stéphanie  dans  Montano,  vont 
périr  :  des  moyens  différons,  également  invraisemblables  et  forcés  prou- 
vent leur  innocence  et  confondent  leurs  accusateurs.»  (Année  théâtrale 
pour  l'an  IX,  pp.  216-217.) 


182  MÉHUL 

paru,  et  a  été  convert  d'applaudissemens,  certes  bien 
mérités.  Le  citoyen  Hoffinan,  aujourd'hui  très  dangereuse- 
ment malade,  n'a  pu  jouir  des  mêmes  témoignages 
d'enthousiasme.  Les  acteurs,  à  leur  tour  unanimement 
demandés,  ont  paru,  et  recueilli  des  marques  répétées  de  la 
satisfaction  du  public.  Si  le  citoyen  Hoffman  a  prouvé 
beaucoup  de  talens,  partie  dans  le  plan,  partie  dans  les 
détails  de  ce  nouveau  poëme,  le  cit.  Méhul,  de  son  côté, 
dans  cette  dernière  composition,  a  créé  des  effets  de 
chant  et  d'harmonie  qui  ne  le  cèdent  point  en  beautés  à  ce 
superbe  Adrien,  entendu  trop  peu  long-tems.»  Le  Journal 
de  Paris  se  montrait  plus  enthousiaste  encore  :  —  «L'opéra 
à'Ariodant,  disait-il,  a  obtenu  le  plus  brillant  succès.... 
Ce  qu'il  y  a  de  plus  admirable  dans  cet  opéra,  c'est  la 
musique.  On  peut  la  placer  au  rang  des  chefs-d'œuvre  de 
la  scène  lyrique  ;  alternativement  forte  et  gracieuse,  tendre 
et  sublime,  savante  et  mélodieuse,  et  constamment  originale, 
elle  électrise  toutes  les  âmes.  Les  parties  le  plus  vivement 
applaudies  sont  l'ouverture,  la  romance  d'Ariodant,  le  pre- 
mier chœur  du  second  acte,  les  couplets  d'un  barde  (par- 
faitement accompagnés  sur  la  harpe  par  le  Cen  Dalvimar) 
et  sur-tout  la  magnifique  ariette  chantée  par  Ina....  Nous 
ne  pouvons  terminer  cet  article  sans  prémunir  nos  lecteurs 
contre  l'idée  toute  naturelle  qu'il  pourroit  leur  faire  naître 
à  l'égard  de  Montano  et  Stéphanie  \  il  se  tromperoient  s'ils 
croyoient  cette  pièce  totalement  éclipsée  par  l'opéra  d'Ario- 
dant. La  marche  et  le  ton  de  ces  deux  ouvrages  sont  si 
différens,  que  le  succès  de  l'un  ne  doit  pas  nuire  à  celui 
de  l'autre.  Le  premier,  moins  habilement  intrigué,  moins 
fertile  en  incidens,  offre  aussi  moins  de  tableaux  et  de 
variété,  mais  on  y  admire  plusieurs  morceaux  de  musique 
religieuse  (notamment  la  finale  du  2d  acte),  dont  aucune 
comparaison  ne  pourra  atténuer  l'effet,  et  qu'on  n'entendra 
jamais  sans  la  plus  vive  émotion.  Nous  devons  cette  justice 
au  Cen  Lebreton  [Berton],  dont  le  talent  justement  aimé 
du  public  annonce  un  élève  de  la  bonne  école,  et  dont  le 
Cen  Méhul  lui-même   fait  partout  l'éloge   avec  cette  fran- 


SA  VIE,    SON   GÉNIE,    SON   CARACTÈRE  183 

chise  cordiale  malheureusement  trop  rare  parmi  nos  ar- 
tistes. » 

Cependant,  comme  il  arrive  souvent,  des  coupures 
avaient  semblé  nécessaires  après  la  première  représentation 
à'Ariodant,  et  le  Journal  de  Taris,  en  le  constatant,  dé- 
plore que  ces  coupures  aient  amené  la  suppression  de 
plusieurs  morceaux  :  —  «  La  deuxième  représentation 
àJAriodant  n'a  pas  obtenu  moins  de  succès  que  la  première. 
Les  auteurs  de  ce  bel  opéra  y  ont  fait  des  coupures  qui 
en  rendent  la  marche  plus  rapide  ;  mais  si  le  poème  gagne 
à  ces  suppressions,  les  amateurs  de  musique  y  perdent  des 
morceaux  précieux  qui  méritent  tous  leurs  regrets.  De  ce 
nombre  sont  une  ariette  que  chantait  Othon  sous  le  balcon 
d'Ina,  et  la  délicieuse  romance  d'Ariodant.  L'ariette, 
quoique  remplie  de  grâce  et  d'originalité,  devoit  sans  doute 
être  sacrifiée,  parce  qu'elle  formoit  une  sorte  de  contre- 
sens ;  mais  il  n'en  est  pas  de  même  de  la  romance,  qu'on 
a  trouvée  parfaitement  en  situation,  et  que  le  Cen  Gravau- 
dan  chantoit  d'ailleurs  avec  l'expression  la  plus  touchante. 
Nous  osons  dire  que  c'est  un  des  morceaux  les  plus  pré- 
cieux de  l'ouvrage,  et  qu'on  en  a  même  conservé  de  plus 
déplacés.  » 

Ariodant  était  joué  et  chanté  d'une  façon  supérieure.  Les 
rôles  en  étaient  tenus  par  Gavaudan,  qui  représentait  Ario- 
dant, Philippe,  qui  personnifiait  Othon,  Chenard,  Solié, 
Fleuriot,  et  Batiste  ;  celui-ci,  chargé  du  personnage  épiso- 
dique  d'un  barde,  avait  seulement  à  chanter  la  délicieuse 
romance,  devenue  si  célèbre  : 

Femme  sensible,  entends-tu  le  ramage 
De  ces  oiseaux  qui  célèbrent  leurs  feux  ? 

et  il  le  fit  avec  tant  de  goût,  une  simplicité  si  touchante, 
que  le  public  l'accueillit  avec  enthousiasme.  Mlle  Philis 
prêtait  sa  grâce  et  son  talent  au  rôle  de  la  suivante  Dalinde, 
et  celui  de  l'héroïne,  Ina,  fut  un  triomphe  pour  Mlle  Ar- 
mand, dont  un  critique  faisait  l'éloge  en  ces  termes  : 
«  La  jeune  Armand,    qui  jouit   de    l'avantage    d'avoir   la 


184  MÉHUL 

plus  belle  voix  qu'on  ait  peut-être  entendue  depuis  la 
célèbre  le  Maure,  et  qui  l'emporte  sur  elle  par  la  pureté 
de  son  goût  et  le  mérite  inappréciable  d'être  une  excellente 
musicienne,  la  jeune  Armand  y  a  déployé  un  talent  qu'on 
ne  lui  connaissait  pas  encore,  celui  de  l'expression  et  du 
jeu;  elle  a  montré  qu'elle  était  actrice  dans  toute  l'étendue 
de  ce  mot  :    cet  ouvrage  fera  sa  réputation  *.  » 

Méhul  dédia  sa  partition  à  Cherubini,  et  voici  le  texte  de 
la  dédicace  : 

Méhul  a  Cherubini. 

Tu  m'as  dédié  Médée  ;  je  te  dédie  Ariodant.  Médée  fut  un  gage 
d'amitié  dont  mon  cœur  a  senti  le  prix;  Ariodant  est  un  tribut 
d'estime  offert  au  grand  talent. 

MÉHUL. 

Mais  il  y  a  quelque  chose  de  plus  curieux  que  cette 
dédicace  :  c'est  l'espèce  de  préface  que  Méhul  plaça  en 
tête  de  sa  partition,  sous  le  titre  de  :  Quelques  réflexions, 
et  dans  laquelle  il  exprime  le  regret  de  voir  que  les  com- 
positeurs ne  prennent  pas  la  peine  de  chercher  à  guider 
l'opinion  en  matière  musicale,  de  former  l'éducation  du  pu- 
blic par  leurs  conseils,  par  l'exposé  de  leurs  principes  artis- 
tiques, enfin  de  faire  connaître  les  raisons,  les  motifs,  les  doc- 
trines qui  leur  font  concevoir  et  écrire  leurs  ouvrages  de 
telle  ou  telle  façon.  Le  morceau  est  intéressant,  et  je  ne 
saurais  me  dispenser  de  le  reproduire  ici.    Le  voici  donc  : 

QUELQUES  RÉFLEXIONS. 

La  musique  est  de  tous  les  arts  le  plus  généralement  cultivé,  le  plus 
universellement  aimé,  et  cependant  le  moins  connu  dans  les  causes 
qui  produisent  ses  plus  grands  effets  dramatiques.  De  là  vient  que 
tout  le  monde  en  parle  et  que  peu  de  personnes  en  raisonnent  juste. 
Les  uns  s'égarent  en  lui  accordant  trop,  les  autres  s'aveuglent  en  lui 
refusant  tout. 

Si  tous  ceux  qui  aiment  ce  bel  art  étoient  moins  ses  amans  que  ses 
amis,  et  qu'ils  voulussent  se  donner  la  peine  de  l'approfondir  avant  de 

1  La  Bévue  des  T/iéâtres,  pour  l'an  VIII. 


SA   VIE,    SON   GÉNIE,   SON   CARACTÈRE  485 

le  juger,  ils  seroient  bientôt  d'accord,  et  nous  ne  serions  plus  témoins 
des  querelles  interminables  qui  les  divisent  ;  mais  soit  orgueil  ou 
paresse,  les  hommes  aiment  mieux  disputer  que  s'instruire. 

Au  milieu  de  ces  débats,  de  ces  partis  dont  ils  sont  tour  à  tour 
l'idole  ou  la  victime,  pourquoi  les  compositeurs  gardent-ils  le  silence  ? 
Ne  sont-ils  pas  dépositaires  des  secrets  de  leur  art  ?  N'en  doivent-ils 
pas  le  tribut  ? 

Lorsque  l'opinion  les  place  à  une  certaine  hauteur,  c'est  pour  être 
dirigée  par  eux  et  les  rendre  responsables  des  progrès  de  l'erreur. 
Attendront-ils,  pour  élever  la  voix,  que  tous  les  genres,  confondus  par 
l'ignorance,  ayent  corrompu  le  goût  et  précipité  l'art  dans  le  chaos  des 
systèmes *  ?  Alors  il  ne  sera  plus  tems,  et  malgré  leurs  efforts  ils 
seront  entraînés  par  le  torrent  qu'ils  auront  laissé  déborder. 

Je  suis  loin  pourtant  d'exiger  qu'ils  consacrent  entièrement  leurs 
veilles  à  neutraliser  par  leurs  écrits  l'influence  du  mauvais  goût  et  les 
caprices  de  la  mode.  Le  bien  faire  est  préférable  au  bien  dire,  et  une 
bonne  partition  prouvera  toujours  plus  que  de  bons  préceptes  2.  Cepen- 
dant, je  voudrais  que  lorsqu'un  ouvrage  est  destiné  à  voir  le  jour,  il 
fût  toujours  accompagné  d'un  examen  dans  lequel  les  compositeurs 
rendraient  un  compte  détaillé  de  leurs  intentions,  des  moyens  qu'ils 
ont  employés  pour  les  exprimer,  des  principes  qui  les  ont  dirigés,  des 
règles  qu'ils  ont  suivies,  et  des  convenances  qu'ils  ont  dû  observer  par 
rapport  au  genre  qu'ils  ont  traité.  De  pareils  écrits  formeraient  à  la 
longue  une  poétique  musicale,  dans  laquelle  on  apprendrait  à  distin- 
guer le  style  qui  convient  à  chaque  genre  en  particulier,  et  même  aux 
grands  ouvrages  de  même  genre  qui  ne  diffèrent  entre  eux  que  par  des 
nuances  plus  ou  moins  fortes. 

Cette  poétique  aurait  surtout  l'avantage  de  n'être  pas  l'ouvrage  d'un 
seul  homme.  Tous  les  artistes  étant  appelés  à  l'enrichir  du  tribut  de 


1  Encore  me  plaindrais-je  moins  de  l'ignorance  que  de  l'erreur.  La  pre- 
mière est  docile,  et  ne  refuse  aucune  impression  ;  l'autre  décide  en  souve- 
raine, et  dans  les  impressions  choisit  toujours  les  pires.  La  première  ne 
fait  ni  bien  ni  mal  la  seconde  produit  un  mal  certain.  L'une  enfin  ne  fait 
point  avancer  l'art,  mais  l'autre  le  recule  et  l'embrouille,  ce  qui  est  plus 
fâcheux  que  s'il  n'existait  pas.  Dans  le  premier  cas  on  en  serait  quitte 
pour  ne  rien  savoir  encore;  dans  le  second,  on  sait  tout  ce  qu'il  faut 
pour  empêcher  d'apprendre  quelque  chose. 

2  On  me  demandera  ce  que  j'entends  par  une  bonne  partition,  car  l'esprit 
de  système  dira  toujours  que  nul  n'aura  d'esprit  que  nous  et  nos  amis.  Une 
bonne  partition  sera  celle  que  l'opinion  aura  jugée  telle,  quand  l'opinion 
sera  éclairée  comme  je  vais  le  dire  plus  bas  ;  on  pourrait  même  assurer 
d'avance  que  la  bonne  partition  est  celle  dont  les  effets  plaisent  même  à 
l'ignorance  et  déplaisent  à  l'erreur. 


486  MÉHUL 

leur  savoir,  l'influence  des  écoles,  des  préjugés  nationaux  et  des 
hommes  à  la  mode  se  neutraliserait.  Le  concours  de  toutes  les 
opinions  ferait  connaître  la  vérité,  et  la  vérité  une  fois  connue  fixerait 
les  opinions,  qui  toutes  ensemble  constituent  ce  que  je  nomme 
l'opinion,  cette  reine  du  monde,  qui  seule  a  le  droit  de  décider  si 
une  partition  est  bonne  ou  mauvaise. 

N'en  doutons  pas  ;  si  depuis  la  naissance  de  la  musique  dramatique 
jusqu'à  nos  jours,  les  musiciens  célèbres  avaient  suivi  la  marche  que 
je  propose,  nous  ne  serions  pas  dans  cet  état  de  mobilité  qui  égare  les 
artistes  et  les  amateurs l.  Les  secrets  du  génie  se  retrouveraient  dans 
la  pensée  écrite  des  grands  hommes,  et  cet  immense  testament  serait 
le  palladium  du  bon  goût. 

En  le  méditant,  le  musicien  philosophe  soulèverait  le  voile  qui 
cache  les  causes  qui  ont  concouru  aux  progrès  de  son  art,  et  pourrait 
prétendre  à  l'honneur  d'en  reculer  les  bornes.  Faisons  donc  pour  nos 
successeurs  ce  que  nos  devanciers  n'ont  pas  songé  à  faire  pour  nous, 
formons  un  fanal  de  toutes  les  lumières  ;  il  guidera  les  pas  du  jeune 
artiste  et  répandra  son  éclat  sur  les  succès  de  l'artiste  consommé. 

En  proposant  à  tous  les  compositeurs  ce  nouveau  moyen  d'acquérir 
des  droits  à  la  reconnaissance  publique,  je  devrais  placer  l'exemple  à 
côté  du  précepte,  pour  que  ceux  qui  peuvent  faire  mieux  que  moi  ne 
soient  point  arrêtés  par  la  crainte  d'innover.  Mais  des  motifs  affligeants 
pour  un  artiste  ennemi  de  toute  espèce  d'intrigue  et  d'esprit  de  parti 
me  forcent  à  garder  le  silence,  pour  n'avoir  pas  la  douleur  d'entendre 
dire  autour  de  moi  que,  sous  prétexte  de  servir  mon  art,  je  n'ai 
cherché  qu'un  moyen  adroit  de  parler  de  mes  ouvrages. 

Je  laisse  donc  aux  maîtres  de  toutes  les  écoles,  qui  enrichissent  nos 
théâtres  de  leurs  productions,  l'honneur  de  poser  les  fondemens  d'un 
édifice  qui  s'élèvera  d'âge  en  âge,  et  qui  attestera  leur  gloire  aux 
siècles  futurs. 


Pourquoi  Méhul  n'a-t-il  pas  exécuté  ce  qu'il  savait  si 
bien  conseiller  ?  Pourquoi,  avec  son  esprit  net  et  lucide, 
avec  sa  haute  intelligence,  avec  son  admirable  sentiment 
de  l'art,  n'a-t-il  pas  fait  pour  ses  opéras  ce  que  Corneille 
avait  fait  pour  ses  tragédies,  pourquoi  n'a-t-il  pas  fait  précé- 


1  L'anarchie  dans  les  arts  produit  toujours  la  tyrannie  du  mauvais  goût, 
parce  que  celui-ci  prononce  hardiment,  tandis  que  le  talent  est  toujours 
modeste.  La  multitude  se  déclare  pour  celui  qui  décide,  et  c'est  alors 
que  l'erreur  trompe  l'ignorance.  Cela  n'arriverait  pas  si  chaque  juge  était 
obligé  de  motiver  ses  arrêts,  si  chaque  compositeur  développait  ses  motifs. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  187 

der  chacune  de  ses  partitions  d'un  «  examen  »  semblable  à 
ceux  que  l'immortel  auteur  du  Cid  plaçait  en  tête  de  cha- 
cune de  ses  productions  dramatiques?  On  n'enseigne  pas 
aux  jeunes  artistes  à  faire  des  chefs -d' oeuvre,  cela  est  certain  ; 
mais  on  peut  leur  apprendre  à  penser,  à  dégager  leurs 
sentiments  personnels,  à  agir  avec  discernement  et  réflexion. 
Sous  ce  rapport,  Méhul  aurait  assurément  rendu  des  ser- 
vices en  exposant  ses  idées,  ses  opinions,  ses  doctrines  en 
matière  de  musique  dramatique,  car  il  est  vraisemblable 
que  ces  doctrines,  ces  opinions,  ces  idées,  basées  sur  le  bon 
sens  le  plus  robuste,  sur  l'intelligence  la  plus  saine,  sur  la 
raison  la  plus  élevée,  sur  une  expérience  pratique  incon- 
testable, auraient  pu  agir  avec  fruit  sur  certains  esprits 
indécis,  timides,  hésitants,  leur  épargner  des  tâtonnements 
et  des  erreurs,  les  encourager  par  son  noble  exemple,  leur 
montrer  enfin  le  vrai  chemin  à  suivre  pour  atteindre  le  but 
suprême  de  l'art,  qui  est  de  charmer,  d'attendrir  et 
d'émouvoir. 

Pour  en  revenir  à  Ariodant,  on  peut  affirmer  que  cette 
œuvre  passionnée,  véhémente,  pleine  de  grandeur  et  animée 
du  souffle  le  plus  puissant,  est  une  des  plus  belles  qui 
soient  sorties  de  la  plume  de  Méhul.  Ce  sentiment  était 
celui  de  Berlioz,  qui  en  parle  ainsi  dans  ses  Soirées  de  V or- 
chestre :  —  «  Parmi  les  très  beaux  ouvrages  de  Méhul  qui 
réussirent  peu,  il  faut  mettre  en  première  ligne  Ariodant... 
Dans  Ariodant  se  trouve  un  duo  de  jalousie  presque  digne 
de  faire  le  pendant  de  celui  à! Euphrosine,  un  duo  d'amour 
d'une  vérité  crue  jusqu'à  l'indécence  (!),  un  air  superbe  : 
0  des  amants  le  plus  fidèle  !  et  la  célèbre  romance  que  vous 
connaissez  certainement  :  Femme  sensible....» 

Où  Berlioz  se  trompe,  c'est  lorsqu'il  parle  du  peu  de 
réussite  à' Ariodant.  Le  succès,  au  contraire,  je  l'ai  dit,  fut 
éclatant  ;  il  est  attesté  par  les  trente-huit  représentations 
que  l'ouvrage  obtint  dès  son  apparition,  aussi  bien  que  par 
la  brillante  reprise  qui  en  fut  faite  dès  l'année  suivante. 
S'il  ne  se  prolongea  pas  autant  qu'on  eût  pu  le  souhaiter, 
cela  tint   à  diverses   circonstances  que   Cherubini  va  nous 


488  MÉHUL 

faire  connaître,  en  nous  donnant  son  avis  sur  cette  œuvre 
magnifique  :  —  «  Quand  même,  dit-il,  la  musique  à' Ariodant 
ne  mériterait  pas  d'éloges,  je  devrais  la  louer  par  la  raison 
que  Méhul  m'en  a  dédié  la  partition  en  la  faisant  graver. 
A  mon  avis  cette  composition,  qui  fourmille  de  beautés 
musicales,  d'intentions  dramatiques  bien  senties  et  très 
bien  rendues,  peut  être  comparée  du  côté  du  style  aux 
opéras  à' Euphrosine  et  de  Stratonice.  On  y  remarque, 
entre  autres  morceaux,  un  air  charmant  de  Dalinde  au 
1er  acte,  d'un  chant  très  aimable  et  d'une  tournure  élé- 
gante ;  un  duo  très  expressif  et  plein  de  sensibilité  qui 
commence  le  1er  finale  ;  le  premier  entr'acte,  très  original, 
prélude  d'une  fête  nocturne  ;  le  chœur  qui  le  suit,  et  l'air 
à  couplets  d'un  barde  qui  vient  après,  et  qu'on  faisait  tou- 
jours recommencer  ;  le  monologue  d'Ina,  terminé  par  un 
air.  d'un  caractère  noble  et  largement  traité.  Enfin,  la 
musique  de  cet  ouvrage,  d'un  genre  chevaleresque,  est 
aimable  et  chantante,  excepté  dans  les  situations  drama- 
tiques qui  exigent  de  la  force  et  des  couleurs  sombres. 
Méhul,  en  la  composant,  s'est  beaucoup  modéré  dans  l'em- 
ploi de  ces  transitions  d'harmonie,  brusques  et  disparates, 
dont  il  avait  fait  abus  dans  Mélidore  et  Phrosine.  Quoique 
cet  opéra  ait  eu  beaucoup  de  succès,  ce  qui  l'a  empêché 
d'en  avoir  un  plus  grand,  c'est  qu' Ariodant  est  le  même 
sujet  que  Montano  et  Stéphanie ,  dont  la  musique  est  de 
Mr  Berton,  qui  avait  été  représenté  quelque  tems  aupara- 
vant, et  dont  le  succès  avait  été  prodigieux  et  très  mérité. 
Malgré  cela,  Ariodant  a  eu  dans  son  origine  beaucoup  de 
représentations  ;  il  a  été  repris  plusieurs  fois,  et  on  le 
jouerait  encore  s'il  y  avait  des  acteurs  comme  dans  le 
temps,  capable  de  le  jouer..» 

Cherubini,  on  le  voit,  tenait  en  haute  estime  la  partition 
à' Ariodant,  et  il  en  constate  le  grand  succès.  Un  autre 
témoignage  contemporain  vient  à  l'appui  de  son  affirmation; 
c'est  un  article  du  Courrier  des  Spectacles  à  propos  de  la 
reprise  de  l'ouvrage  qui  fut  faite  un  an  après  sa  création, 
le  8  brumaire  an  IX  (30  octobre  1800),  et  qui  nous  donne 


SA   VIE,    SON   GÉNIE,    SON    CARACTÈRE  189 

la  note  exacte  de  l'impression  qu'il  avait  produite  sur  le 
public:  —  «La  musique  à'Ariodant,  disait  l'écrivain, 
fut  en  quelque  sorte  une  découverte  pour  l'art.  D'un  genre 
absolument  nouveau,  riche  d'expression  et  d'énergie,  elle 
excita  le  plus  vif  enthousiasme,  et  il  n'y  eut  sans  doute 
que  la  nécessité  de  faire  briller  les  talens  de  ce  théâtre 
dans  d'autres  ouvrages,  qui  fit  suspendre  les  représenta- 
tions de  celui-ci.  On  vient  de  le  rendre  à  l'avidité  des  ama- 
teurs, et  les  moindres  morceaux  ont  été  couverts  des  plus 
vifs  applaudissemens.  Le  jeu  singulier  des  basses,  dans  le 
cours  de  l'ouverture,  l'air  plein  de  vigueur  chanté  par  le 
citoyen  Philippe,  celui  si  délicat  que  mademoiselle 
Philis  exprime  avec  un  goût  achevé,  celui  encore  si  tou- 
chant :  Plus  de  crainte,  plus  de  souffrance,  mis  dans  la 
bouche  d'Ariodant,  et  qu'on  ne  peut  se  lasser  d'entendre 
chanter  par  le  cit.  Gravaudan ,  le  morceau  de  carac- 
tère qui  donne  toujours  à  mademoiselle  Armand  une  occa- 
sion de  développer  avec  le  plus  grand  avantage  les  beaux 
moyens  dont  la  nature  l'a  favorisée,  l'intermède  du  pre- 
mier au  second  acte,  la  belle  invocation  à  la  nuit,  mais 
surtout  le  duo  :  Dissipons  ce  sombre  nuage,  véritable  chef- 
d'œuvre  de  mélodie,  modèle  de  simplicité  de  style  et 
d'expression  dans  le  chant  comme  dans  les  accompagne- 
mens,  tout  a  été  accueilli  comme  aux  premières  représen- 
tations. » 

L'invocation  à  la  nuit  (0  nuit  propice  à  V amour!),  dont 
il  est  ici  question,  est  un  double  chœur  d'une  couleur 
exquise  et  d'un  contour  mélodique  absolument  enchanteur. 
Quant  à  l'ouverture,  signalée  aussi  par  le  critique,  ce  n'est, 
en  réalité,  qu'une  simple  introduction,  d'un  seul  mouve- 
ment *,  elle  se  compose  d'un  adagio  à  trois  temps,  en  sol 
majeur,  qui  ne  conclut  pas  et  qui,  restant  sur  la  domi- 
nante, s'enchaîne  avec  l'air  d'Othon,  en  sol  mineur,  qui 
ouvre  la  partition.  Mais  elle  offre  ce  caractère  particulier 
qu'elle  pourrait  bien  avoir  inspiré  à  Rossini  l'admirable 
introduction  de  l'ouverture  de  Guillaume  Tell.  Le  procédé 
mis    en    œuvre  est  le  même,    en  effet,  car   l'introduction 


193  MÉHUL 

à'Ariodant  débute  par  un  chant  de  trois  violoncelles 
divisés,  soutenus  par  un  quatrième  violoncelle  joint  aux 
contrebasses,  sans  intervention  d'aucun  autre  instrument. 
Si  Rossini  n'a  pas  connu  la  partition  à'Ariodant,  ce  qui 
m' étonnerait  un  peu,  il  est  juste  du  moins  de  constater  que 
l'effet  cherché  et  obtenu  par  lui  avait  été  entrevu  par 
Méhul  trente  ans  auparavant.  Au  reste,  il  est  certain  que 
le  génie  puissant  et  vigoureux  de  Méhul,  toujours  en  mal 
d'enfantement,  a  mis  au  jour,  à  diverses  reprises,  nombre 
de  procédés  et  d'effets  particuliers  inconnus  avant  lui,  qui, 
employés  plus  tard  par  d'autres  artistes  et  passés  depuis 
lors,  si  l'on  peut  dire,  dans  le  domaine  public,  n'en  doivent 
pas  moins  faire  honneur  à  son  initiative  et  à  son  imagina- 
tion. De  ce  nombre  on  peut  compter  les  motifs  caracté- 
ristiques que  j'ai  signalés  dans  la  partition  à'  Euphrosine  ; 
l'emploi  des  cors  éloignés  les  uns  des  autres,  tel  qu'on  le 
trouve  dans  la  Chasse  du  Jeune  Henry  ;  les  violoncelles 
divisés  de  l'introduction  à'Ariodant,  les  trois  orchestres  et 
les  trois  chœurs  du  Chant  du  25  messidor,  etc. 

Mais  ce  Chant  de  Messidor  me  rappelle  un  fait  que  j'ai 
négligé  de  consigner  à  sa  date,  et  que  je  ne  veux  pourtant 
pas  oublier. 

Le  9  octobre  1799,  deux  jours  avant  la  première  repré- 
sentation à'Ariodant,  le  grand  capitaine  qui  allait  bientôt 
devenir  le  maître  des  destinées  de  la  France,  Bonaparte, 
débarquait  à  Fréjus,  de  retour  de  cette  étonnante  expédi- 
tion d'Egypte  qui  avait  stupéfié  l'Europe.  Ce  qu'on  ne 
sait  guère,  c'est  que  Méhul  avait  été  sollicité  de  prendre 
part  à  cette  expédition,  non  comme  combattant,  bien 
entendu,  mais  à  titre  d'artiste  militant,  et  qu'il  ne  s'en 
était  soucié  que  d'une  façon  médiocre.  Nous  devons  la 
connaissance  de  ce  fait  à  Arnault,  qui  l'a  consigné  dans  ses 
Souvenirs.  Parlant  d'un  entretien  qu'il  avait  eu  à  ce  sujet 
avec  Bonaparte,  lequel  ne  voulait  pas  encore  dévoiler  com^ 
plètement  son  projet,  Arnault  rapporte  ainsi  les  paroles 
que  le  général  lui  adressait  : 


SA  VIE,    SON   GÉNIE,    SON   CARACTÈRE  19*1 

«...  Au  printemps,  me  dit-il,  nous  ferons  parler  de  nous;  vous  serez 
des  nôtres.  Mais  je  désirerais  emmener,  indépendamment  de  vous,  un 
poète,  un  compositeur  de  musique  et  un  chanteur  ;  trouvez-moi  cela. 
Proposez  la  chose  à  Ducis,  à  Méhul  et  à  Lays.  Voilà  les  gens  qui  me 
conviendraient  ;  ils  seront  en  rapport  intime  avec  moi  ;  ils  recevront 
6,000  francs  de  traitement  pendant  tout  le  temps  que  durera  l'expédi- 
tion, et  cela  indépendamment  des  traitemens  attachés  aux  places 
qu'ils  pourraient  avoir  et  qu'ils  reprendraient  à  leur  retour.  —  Mais 
où  les  mènerez-vous,  général  ?  —  Où  j'irai.  Je  m'expliquerai  là-dessus 
quand  le  temps  sera  venu  :  en  attendant,  qu'ils  se  fient  à  mon  étoile!  » 

Me  voilà  donc  recruteur  en  pied,  pour  une  expédition  dont  j'ignorais 
le  but.  Mes  négociations  n'eurent  pas  d'abord  un  grand  succès.  Ducis, 
hardi  dans  la  pensée,  n'était  rien  moins  qu'aventureux  dans  ses 
actions.  11  s'excusa  sur  son  âge  ;  Méhul  sur  les  devoirs  qu'il  avait  à 
remplir;  Lays  sur  ce  qu'il  pouvait  gagner  un  rhume.  Quand  je  rendis 
compte  de  cela  au  général:  «Au  fait,  me  dit-il,  Ducis  est  un  peu 
vieux  ;  un  long  voyage,  une  longue  absence,  tout  cela  doit  l'effrayer,  il 
nous  faut  quelqu'un  de  jeune  ;  Méhul  tient  à  son  Conservatoire,  et  plus 
encore  à  son  théâtre,  sans'doute  ;  c'est  tout  simple,  là  sont  ses  moyens 
de  gloire.  Qu'il  nous  compose  quelques  marches  militaires  !  son  génie 
sera  avec  nous,  cela  .nous  suffira.  Toutes  réflexions  faites,  un  musicien 
fort  sur  l'exécution  nous  conviendrait  mieux  qu'un  compositeur... 1. 

Bonaparte  n'en  voulut  pas  à  Méhul  de  son  refus,  et,  lors- 
qu'à l'aide  de  Brumaire  il  se  fût  saisi  du  pouvoir,  c'est  lui 
qu'il  chargea  de  la  composition  du  chant  qui  devait  illustrer 
la  première  grande  fête  nationale  célébrée  par  le  consulat, 
celle  du  14  juillet  1800,  qui  donna  à  Méhul  l'occasion  d'é- 
crire un  chef-d'œuvre,    l'admirable  Chant  du  25  Messidor. 

Je  parlerai  en  son  temps  de  cet  hymne  superbe  et  d'une 
conception  si  grandiose.  Il  me  faut  mentionner,  aupara- 
vant, la  représentation  de  deux  autres  ouvrages,  dont  l'un, 
Êpicure,  fut  écrit  par  Méhul  en  société  avec  Cherubini, 
sur  un  livret  très  fâcheux  de  Demoustier.  Cet  Êpicure 
était  en  trois  actes,  et  l'on  peut  se  demander  comment  il 
se  fait  que  deux  grands  artistes,  d'un  génie  si  original  et  si 
personnel,  aient  eu  la  singulière  idée  de  s'associer  pour  la 
composition  d'une  œuvre  de  cette  importance,  la  collabo- 
ration musicale  étant  un  fait  véritablement  hors  nature    et 


Souvenirs  oVun  sexagénaire,  T.  IV,  pp.  31-35. 


192  MÉHUL 

qui  ne  peut  jamais  donner  que  de  médiocres  résultats,  tant 
au  point  de  vue  de  l'unité  du  style  que  de  la  communauté 
de  l'inspiration.  Dans  le  cas  présent,  d'ailleurs,  la  mau- 
vaise qualité  du  poëme  fut  fatale  à  l'œuvre  des  deux  musi- 
ciens. Épicurey  représenté  au  théâtre  Favart  le  23  ventôse 
an  VIII  (14  mars  1800),  reçut  du  public  le  plus  fâcheux 
accueil,  tellement  la  pièce  parut  déplaisante  et  d'un  genre 
peu  favorable  au  théâtre  sur  lequel  elle  se  montrait.  On 
rendit  cependant  justice  à  la  valeur  de  la  partition,  mais 
en  faisant  les  réserves  qu'appelait  naturellement  ce  singu- 
lier procédé  de  collaboration  musicale,  qui  ne  pouvait  lui 
laisser  ni  l'ensemble,  ni  la  cohésion,  ni  la  couleur  déter- 
minée qu'exige  avant  tout  une  production  dramatique. 
«  Méhul  et  Cherubini,  disait  un  critique,  n'ont  point  dé- 
menti, dans  les  morceaux  dont  ils  ont  enrichi  cet  ouvrage, 
leur  réputation  distinguée.  On  reconnut  dans  le  premier  acte 
la  facture  originale  et  brillante  de  l'auteur  de  Lodoïska,  et 
dans  le  second  la  touche  savante,  le  style  soutenu  et  har- 
monieux de  l'auteur  (¥  Euphrosine.  Mais,  on  l'a  générale- 
ment observé  lors  des  représentations,  qui  n'ont  point  été 
nombreuses,  Gluck  était  seul  lorsque,  suivant  l'expression 
de  Piron  en  parlant  de  ses  propres  ouvrages,  il  jeta  en 
bronze  son  IpMgénie  en  Tauride  \  il  était  seul  quand  il 
trouva  les  accens  d' Armide  et  à'Alceste  *,  deux  compositeurs 
ne  firent  pas  Didon  *,  Stratonice  et  Démophon  ne  sont  dus 
chacun  qu'à  un  grand  maître.  Lorsque  deux  talens  unissent 
ainsi  leurs  efforts,  les  détails  peuvent  être  charmans,  les 
parties  séparées  dignes  de  tous  les  suffrages  ;  mais  l'en- 
semble est  rarement  satisfaisant.  L'ouvrage  a  deux  couleurs, 
le  même  style  n'est  pas  reconnu  partout,  et  l'unité,  ce  prin- 
cipe de  tous  les  arts  d'imitation,  est  sacrifiée  à  une  inno- 
vation d'un  dangereux  exemple  *.  » 

Tout  cela  est  absolument  vrai.  Néanmoins,  il  faut  le 
répéter,  ce  n'est  point  la  musique  que  sifflèrent  les  auditeurs 
d'Épicure  —  car  l'ouvrage   fut  vivement  sifflé  ;    c'est  le 

1  Année  théâtrale  pour  Tan  IX. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE ,    SON  CARACTÈRE  193 

poëme  de  Demoustier,  qui  ne  put  trouver  grâce  devant  eux. 
Dans  la  notice  sur  Méliul  dont  j'ai  parlé,  Cherubini  con- 
state la  chute  complète  de  leur  opéra  ;   mais,   avec  un  bon 
goût  dont  on  ne  saurait  que  le  féliciter,  il  ne  sépare  point 
leur   cause    de    celle    du  poète,    et   n'impute  nullement  à 
celui-ci  le  désastre  dont  tous  furent  victimes,  bien  qu'il  ne 
fût  dû  qu'à  lui  seul  :  —  «  Nous  nous  étions  associés,  dit-il, 
Méhul  et  moi,  pour  composer   la  musique  de  cet  ouvrage  ; 
je  fis  le  1er  acte,  lui  le  2d,   et  nous  nous   partageâmes   les 
morceaux  de  musique  du  3e.  Notre  association  ne  fut  point 
heureuse,  car  la  pièce  fut  impitoyablement  siflâée.  Pour  la 
faire   mieux  marcher  à  la  seconde   représentation,   on  la 
réduisit  en  deux  actes.  Mais  quoique  elle  fût  mieux  reçue 
avec  ce  changement,  elle  ne  put  se  relever  assez  pour  res- 
ter au  répertoire.  Au  bout  de  quelques  représentations  on 
cessa  de  la  donner.  »  Ne  dirait-on  pas  vraiment  que  nos 
deux  musiciens  étaient  «euls  responsables  de  cet  insuccès  ? 
Le  25  prairial  an  VIII  (14  juin  1800),  trois  mois,  jour 
pour  jour,  après  la  représentation   à'Épicure,   l'Opéra  don- 
nait celle  de  la  Dansomanie,   «  folie -pantomime  »    en  deux 
actes  dont  Gardel  avait  tracé  le    scénario    et    dont    Méhul 
avait  écrit  la  musique.  Peu  de  ballets  obtinrent  un  succès 
aussi  brillant   et  aussi  prolongé  que  celui-ci.    Depuis  long- 
temps le  public  était  las  des  sujets  allégoriques  et  mytholo- 
giques  qu'on  ne    cessait   de   lui  offrir    dans    ce  genre   de 
spectacles  ;  il  accueillit  avec  transport  un  ballet  d'un  carac- 
tère gai,  comique  jusqu'à  la  bouffonnerie,   qui  renouvelait, 
en  le  transportant  dans  la  danse,  un  sujet  applaudi   depuis 
de  longues  années  à  l'Opéra-Comique  dans  la  Mélomanie. 
Il  faut  ajouter  que  ce  ballet  était  joué  et  dansé  en   perfec- 
tion par  Goyon,  Vestris,  Gardel,  Beaupré,  Branchu,  Milon, 
Beaulieu,  Aumer,  Mmes  Clotilde,  Chevigny,  Perignon,  Cha- 
meroy  et  Colomb.  Goyon  excita  un  rire   général  dans  le 
personnage  du  dansomane,  et,  quant  à  Gardel,  il  brillait  à 
la  fois  comme  auteur,  comme  danseur   et   comme  virtuose, 
car,  pendant  un  pas  de  trois  dansé  par  des  femmes,  il  exé- 
cutait un  solo  de  violon  «  avec  une  sûreté,  une  méthode, 

13 


194  MÉHUL 

un  fini  qui  ferait  honneur  à  un  professeur  distingué  *.  »  La 
Dansomanie  se  maintint  pendant  vingt-six  ans  au  répertoire, 
et  atteignit  le  chiffre  total  de  246  représentations. 

Peu  de  jours  après  l'apparition  de  la  Dansomanie  à 
l'Opéra,  un  journal  rendait  compte  d'une  petite  solennité 
touchante  qui  avait  eu  lieu  au  théâtre  de  Givet,  et  de 
l'hommage  que  les  compatriotes  de  Méhul  avaient  rendu 
au  grand  artiste,  hommage  dont,  en  son  absence,  ses  parents 
avaient  été  en  quelque  sorte  les  héros.  Mme  Georgette  Du- 
crest,  dans  ses  Mémoires  sur  l'impératrice  Joséphine2 ,  a  pré- 
tendu raconter  cet  aimable  incident  ;  mais  outre  qu'elle  y  mêle 
directement  la  personne  de  Méhul,  qui  pourtant  n'assistait 
point  à  cette  petite  fête  artistique  et  patriotique,  elle  ne  le 
fait  qu'en  y  mêlant  beaucoup  de  fantaisie  à  la  fois  et  un 
peu  de  ridicule.  On  peut  avoir  assurément  plus  de  con- 
fiance dans  ce  petit  récit  du  Courrier  des  Spectacles,  publié 
au  moment  même  où  le  fait  venait  de  se  produire,  et  dont 
les  détails  très  circonstanciés  n'ont  amené  de  la  part  de 
Méhul  aucune  réclamation  : 

La  ville  de  Givet,  patrie  du  célèbre  Méhul,  vient  de  rendre  aux 
talens  de  ce  compositeur  un  hommage  dicté  par  la  reconnoissance  et  le 
goût  des  beaux-arts.  Ses  vertus  privées  le  rendent  aussi  recomman- 
dable  à  ses  concitoyens  que  ses  talens.  C'est  sous  ce  double  rapport  que 
l'on  a  voulu  l'honorer  dans  la  personne  de  ses  parens  à  une  représen- 
tation donnée  au  théâtre  de  Givet.  Ces  respectables  vieillards  étoient 
placés  sur  l'avant-scène,  vis-à-vis  le  buste  de  Méhul.  La  salle  étoit 
décorée  de  guirlandes  de  fleurs,  de  feuillage  et  d'inscriptions,  parmi 
lesquelles  on  remarquoit  celle-ci  : 

Heureux  les  pères  qui  voyent  le  triomphe  de  leurs  enfans  ! 
et  cette  autre,  qui  ornera  constamment  notre  théâtre  : 

Méhul,  né  à  Givet  le  22  juin  1163,  y  a  été  couronné 
le  25  floréal  an  VIII. 

On  lisoit  autour  des  loges  le  nom  de  tous  les  ouvrages  de  cet 
artiste. 

Le  spectacle  s'est  terminé  par  un  intermède  composé  d'un  ballet, 

1  Année  théâtrale  pour  l'an  IX. 

2  T.  I,  pp.  299  et  suivantes. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  195 

pendant  lequel  on  a  paré  de  guirlandes  le  piédestal  du  buste,  et  par 
un  chant  lyrique  qui  a  précédé  le  couronnement  de  l'auteur  du  Chant 
du  départ.  On  a  lu  aussi  des  vers  analogues  à  la  circonstance  ;  ensuite 
tous  les  artistes  dramatiques  ont  offert  des  bouquets  à  ses  bons 
parens1. 

C'est  au  moment  où  ce  fait  intéressant  venait  de  se  pro- 
duire, que  Méhul  dut  s'occuper  de  la  part  importante  qu'il 
était  appelé  à  prendre  à  la  prochaine  grande  fête  nationale. 
J'ai  dit  qu'il  avait  été  choisi  pour  composer  le  chant  de 
circonstance  qui  devait  être  exécuté  pour  la  célébration 
de  l'anniversaire  de  la  prise  delà  Bastille.  La  fête,  qui  pre- 
nait le  nom  de  fête  de  la  Concorde,  avait  cette  fois  un 
double  but  :  non  seulement  elle  célébrait  la  date  mémo- 
rable du  14  juillet,  mais  elle  signalait  le  retour  à  Paris  de 
l'admirable  armée  d'Italie  et  de  son  illustre  chef,  Bona- 
parte, premier  consul,  qui  devait  à  cette  occasion  passer  une 
revue  de  toutes  les  troupes  au  Champ  de  Mars,  lieu  choisi 
comme  centre  des  réjouissances  populaires.  Le  «  Temple  de 
Mars»  (lisez:  les  Invalides)  était  désigné  pour  la  céré- 
monie officielle,  et  c'est  là  que  devait  être  exécuté,  en  pré- 
sence des  chefs  du  gouvernement,  des  grands  corps  de 
l'État  et  du  personnel  diplomatique,  le  Chant  du  25  Mes- 
sidor, dont  Méhul  avait  écrit  la  musique  sur  des  vers  de 
Fontanes.  Il  ne  s'agissait  pas  ici  de  simples  strophes, 
comme  pour  le  Chant  du  départ,  non  pas  même  d'une  can- 
tate ordinaire,  mais  d'une  sorte  de  grande  composition 
héroïque,  dont  cette  foudroyante  campagne  d'Italie  avait 
fourni  le  sujet  au  poëte,  et  dont  le  musicien  avait  fait  une 
œuvre  de  proportions  grandioses,  d'un  caractère  vraiment 
monumental,  et,  si  l'on  peut  dire,  noble  et  solide  comme 
l'airain. 

Avant  de  parler  de  cette  œuvre,  d'une  inspiration  épique 
et  sublime,  je  vais  emprunter  au  Moniteur  universel,  qui 
depuis  quelques  mois  était  devenu  l'organe  officiel  du  gou- 


1  Courrier  des  Spectacles  du  Ier  messidor  an  VIII  (10  juin  1800).  Le  25 
floréal  jour  où  fut  célébrée  cette  fête,  correspond  au  15  mai. 


196  MÉHUL 

vernement,  un  fragment  de  son  compte -rendu  de  la  céré- 
monie : 

....  A  deux  heures,  toutes  les  autorités  étaient  placées  dans  le 
temple  de  Mars  ;  le  premier  consul,  les  deux  consuls,  accompagnés 
des  ministres  et  du  conseil  d'État,  s'y  sont  rendus  :  le  corps  diploma- 
tique s'y  est  placé  à  l'instant  de  l'arrivée  du  consul. 

La  nef,  les  tribunes,  tout  était  rempli  d'hommes  et  de  femmes  qui 
avaient  été  invités  par  billets;  l'éclat  de  la  beauté,  le  soin  de  la  parure, 
ne  fesaient  pas  un  des  moindres  charmes  de  cette  fête  ;  les  vieux 
serviteurs  de  la  patrie  y  étaient  honorablement  placés  ;  les  plus  âgés 
d'entre  eux  étaient  près  du  consul. 

Le  temple,  décoré  avec  une  grande  décence  et  beaucoup  de  pompe, 
par  les  soins  du  citoyen  Chalgrin,  dont  on  ne  peut  trop  louer  le  zèle 
et  l'intelligence,  contenait  deux  grands  orchestres  de  150  musiciens 
chacun  et  un  3e  de  20. 

Des  places  avaient  été  réservées  dans  des  tribunes  décorées  avec 
soin  pour  les  membres  du  sénat,  pour  ceux  du  corps  législatif  et  du 
tribunat. 

Aussitôt  que  le  premier  consul  a  été  placé,  on  a  exécuté  deux  chants 
de  triomphe  pour  la  délivrance  de  l'Italie.  C'est  la  première  fois  qu'on 
a  entendu  à  Paris  madame  Grassini  et  le  citoyen  Bianchi,  qui  sont 
venus  à  Paris  pour  concourir  par  leurs  talens  à  l'embellissement  de 
cette  fête,  et  célébrer  la  gloire  de  ces  armées  qui  rendent  la  paix  à  leur 
patrie,  à  cette  antique  Italie,  théâtre  de  tant  de  gloire.  Qui  pouvait 
mieux  célébrer  Marengo  que  ceux  dont  cet  événement  assure  le  repos 
et  le  bonheur  ! 

Le  ministre  de  l'intérieur1  a  prononcé  le  discours  que  nous  avons 
inséré  hier...  Après  ce  discours,  les  3  orchestres  ont  exécuté  le  Chant 
du  25  Messidor,  tel  qu'il  a  été  publié  hier  ;  on  ne  peut  rendre 
l'étonnement  qu'a  manifesté  l'assemblée  lorsqu'elle  a  entendu  les  trois 
orchestres  se  répondre.  C'est  la  première  fois  qu'on  ose  essayer  un 
concert  où  se  trouvent  trois  orchestres  à  une  si  grande  distance.  Il  est 
difficile  d'en  décrire  l'effet  ;  mais  ce  moyen  hardi  peut  avoir  des 
résultats  utiles  à  l'art.  Il  est  juste  de  donner  des  témoignages  d'estime 
et  au  citoyen  Fontanes,  auteur  des  paroles,  et  au  citoyen  Méhul, 
auteur  de  la  musique.  Au  reste,  on  doit  remarquer  que  de  tous  les 
établissemens  consacrés  aux  arts,  aucun  ne  va  plus  directement  que  le 
Conservatoire  de  musique  au  but  de  son  institution. 

Le  chant  a  été  plusieurs  fois  interrompu  par  des  applaudissemens  ; 
mais  une  sensibilité  profonde  s'est  manifestée  à  ce  passage  :  Tu  meurs, 
brave  Desaix  !  tous  les  regards  se  sont  portés  vers  le  monument  élevé 

1  C'était  Lucien  Bonaparte. 


SA   VIE,    SON    GÉNIE,    SON   CARACTÈRE  197 

en   son   honneur  et  que  décorait  son  buste,  fait  par  le  citoyen  Du- 
paty. 

Le  chant  terminé,  le  premier  consul  s'est  rendu  dans  la  cour 
derrière  le  dôme,  où  il  a  passé  en  revue  les  Invalides... * 

Ce  Chant  du  25  Messidor  occupe  une  place  à  part  et  donne 
une  note  particulière  dans  l'œuvre  de  Méhul.  C'est  une 
composition  épique,  pleine  de  grandeur  et  de  magnificence, 
dans  laquelle  l'auteur,  ne  se  contentant  point  d'augmenter 
les  moyens  matériels  d'expression  qu'un  compositeur  a 
d'ordinaire  à  sa  disposition,  les  a  mis  en  œuvre  d'une  façon 
absolument  nouvelle  et  inconnue  avant  lui.  Le  chant  est 
non-seulement  à  trois  orchestres,  mais  à  trois  chœurs  dis- 
tincts, avec  des  solos  confiés  à  deux  basses  et  à  deux  ténors. 
Des  trois  orchestres,  dispersés  et  placés  à  de  grandes  dis- 
tances les  uns  des  autres  dans  cette  immense  nef  des  In- 
valides, les  deux  premiers  étaient  complets,  avec  adjonc- 
tion parfois  d'un  tuba,  d'un  buccin  et  d'un  tam-tam.  Sou- 
vent ils  sonnaient  à  la  fois,  souvent  aussi  ils  se  répon- 
daient l'un  à  l'autre,  celui-ci  achevant  la  phrase  que  celui-là 
avait  commencée,  et  cette  espèce  de  dialogue,  entre  deux 
masses  sonores  réunissant  chacune  un  ensemble  de  cent 
exécutants,  devait  produire  une  impression  singulièrement 
puissante  en  un  si  vaste  vaisseau,  où  les  ondes  harmo- 
niques se  répercutaient  avec  un  éclat  et  une  majesté  incom- 
parables. Quant  au  troisième,  composé  d'une  façon  toute 
particulière,  il  ne  comprenait  certainement  pas  vingt 
exécutants,  ainsi  que  le  disait  le  Moniteur,  car,  —  la  par- 
tition est  là  pour  nous  le  prouver,  —  il  était  formé  sim- 
plement de  deux  harpes  et  d'un  cor  solo,  et  comme  il 
n'accompagnait  qu'un  chœur  de  voix  féminines,  l'effet  pro- 
duit par  cette  réunion  vocale  et  instrumentale  d'un  carac- 
tère exceptionnel  devait  faire  un  contraste  saisissant  avec  la 
sonorité  mâle  et  grandiose  du  double  orchestre  et  du  double 
chœur  complets  qu'on  avait  entendus  précédemment. 

1  Moniteur  universel,  du  28  messidor  an  VIII. 


198  MÉHUL 

Voici  comment  la  composition  était  divisée  : 

1er  morceau  :  Adagio  en  ré,  à  quatre  temps  ;  les  deux  grands 
orchestres  et  les  trois  chœurs,  plus  deux  coryphées  (basses); 

2e  morceau  :  Allegro  en  si  mineur,  à  quatre  temps  ;  premier 
orchestre  seul,  solo  de  basse  (2e  coryphée),  pas  de  chœurs  ; 

3e  morceau  :  Allegro  à  deux  temps  ;  les  deux  grands  orches- 
tres (avec  tuba  et  buccin)  et  les  deux  grands  chœurs,  plus 
le  2e  coryphée  (basse)  ; 

4e  morceau  (admirable,  d'un  caractère  superbe  et  plein 
de  majesté)  :  Adagio  en  ut,  à  quatre  temps  ;  troisième  or- 
chestre seul  (un  cor  et  deux  harpes),  et  troisième  chœur 
seul  (voix  féminines)  ; 

5e  morceau  :  Court  adagio  de  dix  mesures,  puis  allegro  vivace 
en  ut  mineur  à  quatre  temps,  puis  adagio  en  la  mineur  à  trois 
temps  ;  deuxième  orchestre  seul,  plus  deux  coryphées  (ténors); 

6e  morceau  :  Allegro  en  ut,  à  quatre  temps  ;  les  deux 
grands  orchestres  et  les  deux  grands  chœurs. 

Il  est  assurément  douloureux  qu'une  œuvre  de  cette 
nature  et  de  cette  valeur  n'ait  pu  survivre  à  la  circon- 
stance qui  l'avait  fait  naître,  et  qu'elle  soit  aujourd'hui  si 
complètement  oubliée  que  personne,  même  parmi  les  musi- 
ciens, n'en  connaît  le  titre.  «Motifs  neufs  et  féconds,  disait 
à  son  sujet  la  Décade,  composition  large,  harmonie  savante; 
on  y  retrouve  partout  l'auteur  de  Stratonice,  d' EupJirosine, 
d'Adrien  et  de  l'immortel  Chant  du  dépnrt1.  »  Pour  moi,  je 
considère  le  Chant  du  25  Messidor  comme  une  des  plus 
belles  et  des  plus  rares  productions  musicales  qui  se  puissent 
imaginer,  comme  une  composition  de  tout  point  admirable, 
comme  l'œuvre  d'un  génie  aussi  mâle,  aussi  puissant, 
aussi  grandiose  qu'étonnamment  souple,  varié  et  maître  de 
lui.  Il  y  a  là-dedans,  tour  à  tour,  la  force  prodigieuse 
d'un  Kubens  ou  d'un  Michel-Ange  et  la  grâce  angélique 
d'un  Raphaël  ou  d'un  Corrège. 

Tout  porte  à  croire,  bien  qu'aucun  journal  n'en  fasse 
mention,  que  c'est  Méhul  en  personne  qui  dirigeait  l'exé- 

4  La  Décade  philosophique,  politique  et  littéraire  du  20  thermidor  an  VIII. 


SA  VIE,   SON   GÉNIE,   SON   CARACTÈRE  199 

cution  de  cette  œuvre  colossale.  Il  me  paraît  évident  que 
c'est  à  cette  solennité  du  25  messidor,  et  à  l'exécution  du 
Chant  de  Méhul  dirigée  par  lui-même,  que  Castil-Blaze 
faisait  allusion  lorsque,  dans  le  Dictionnaire  de  la  conver- 
sation et  de  la  lecture,  au  mot  :  Bâton  de  mesure,  il  rappelait 
ce  souvenir  :  «  Le  bâton  de  mesure  est  nécessaire  dans  les 
orchestres  immenses  réunis  dans  une  église  pour  quelque 
grande  solennité  religieuse  ou  pour  une  fête  musicale.  J'ai 
vu  Méhul  conduire  trois  orchestres  dans  l'église  des  Inva- 
lides :  un  de  ces  orchestres  était  placé  dans  le  haut  du 
dôme  ;  Méhul  marquait  la  mesure  avec  son  bras  entouré 
d'un  mouchoir  blanc.  » 

Le  Chant  du  25  Messidor  fut  publié  par  ordre  du  gou- 
vernement. La  partition  en  fait  foi,  car  son  titre  est  ainsi 
conçu  :  «  Chant  national  du  14  juillet  1800,  exécuté  dans  le 
Temple  de  Mars  le  25  Messidor  an  VIII.  Publié  par  ordre 
du  ministre  de  l'intérieur.  Poëme  de  Fontanes,  musique 
de  Méhul.  »  Les  admirateurs  du  génie  de  Méhul,  s'ils 
ne  peuvent  se  'procurer  la  satisfaction  d'entendre  cette 
œuvre  superbe,  peuvent  du  moins  se  donner  la  joie  de  la 
lire  —  et  je  déclare  que  c'en  est  une  véritable1. 

Mais  nous  allons  retrouver  maintenant  Méhul  au  théâtre. 

Le  Directoire  avait  remis  à  la  mode  les  sujets  antiques. 
Nos  poëtes,  nos  architectes,  nos  peintres,  nos  sculpteurs 
s'efforçaient  de  faire  revivre  parmi  nous  ces  Grecs  et  ces 
Romains,  contre  lesquels  le  goût  public  ne  devait  pas  tarder 
à  s'insurger,  mais  qui  régnaient  alors  en  maîtres  sur  notre 
société  renouvelée,  et  qui,  non  contents  de  s'imposer  dans 
les  édifices,  dans  le  mobilier,  jusque  dans  la  toilette  des 
femmes,  reparaissaient  au  théâtre  avec  plus  de  fureur  que 
jamais.  Je  ne  parle  pas  de  la  Comédie-Française,  où  la  tra- 

1  Je  croirais  volontiers  que  c'est  à  cette  même  époque  que  remonte  une 
composition  moins  importante  de  Méhul,  sans  doute  inédite,  mais  dont  la 
bibliothèque  du  Conservatoire  possède  une  très  bonne  copie.  C'est  un  Do- 
mine salvam  fac  rempublicam  à  deux  orchestres  et  à  deux  chœurs,  en  ut 
majeur,  morceau  très  court  (il  compte  seulement  44  mesures),  mais  plein 
de  grandeur,  de  noblesse  et  d'accent. 


200  MÉHUL 

gédie,  toute -puissante  encore,  devait  naturellement  leur  em- 
prunter les  éléments  principaux  de  son  action;  mais  Y  Opéra, 
lui  aussi,  s'était  repris  avec  une  sorte  de  rage  aux  sujets 
de  l'antiquité  classique  :  on  le  voyait  donner  coup  sur  coup 
Anacréon  chez  Polycrate,  Apelle  et  Campaspe,  Adrien,  Lêoni- 
das,  Praxitèle,  les  Horaces,  Hêcube,  Olympie,  et  même,  dans 
le  genre  du  ballet,  Pygmalion,  Hêro  et  Léandre  et  autres 
de  même  nature.  L'Opéra-Comique  ne  pouvait  échapper  à 
la  contagion,  et  il  offrait  successivement  à  son  public  Têlé- 

maque,  Médée,  Êpicure Bien  qu'il  n'eût  pas  eu  beaucoup 

à  se  louer  de  ce  dernier,  Méhul  consentit  pourtant  à  mettre 
en  musique  un  acte  assez  gracieux,  mais  un  peu  froid,  dans 
lequel  son  ami  Hoffman  avait  mis  en  scène  et  fait  revivre 
l'aimable  figure  du  poëte  Bion,  le  maître  et  l'ami  de 
Moschus,  qui  donnait  son  nom  à  l'ouvrage.  Monté  avec 
beaucoup  de  soin,  fort  bien  joué  et  bien  chanté  par  quatre 
artistes  supérieurs,  Solié,  Elleviou,  Philippe  et  Mlle  Philis, 
Bion  fit  son  apparition  au  théâtre  Favart  le  6  ventôse 
an  IX  (27  décembre  1800).  Tout  en  blâmant  le  choix  du 
sujet,  la  critique  rendit  justice  au  talent  de  l'auteur,  et 
surtout  combla  d'éloges  le  musicien,  dont  l'œuvre  se  mon- 
trait pleine  de  grâce  et  de  distinction.  «  L'auteur  des 
paroles,  disait  un  annaliste,  a  dû  sentir  combien  il  est  diffi- 
cile de  faire  descendre  les  anciens,  et  surtout  les  Grecs, 
au  ton  comique.  En  voulant  les  peindre  dans  la  vie  privée, 
on  tombe  aisément  dans  le  précieux  et  l'afféterie,  parce 
qu'on  s'efforce  de  leur  conserver  l'esprit  et  la  grâce  qu'ils 
mettaient  dans  tout.  Cependant,  avec  une  action  assez  com- 
mune, il  avait  trouvé  le  moyen  d'amener  une  scène  très  jolie. 
Bion,  pour  éprouver  le  jeune  Àgénor,  qu'il  a  reçu  chez  lui, 
et  qu'il  croit  être  devenu  amoureux  d'une  jeune  élève, 
feint  de  vouloir  épouser  cette  enfant,  et  prie  son  hôte  de 
chanter  avec  elle  l'invocation  à  l'Amour.  Rien  de  plus 
gracieux  que  ce  tableau  :  rien  de  plus  doux,  de  plus  divin 
que  la  musique  dont  Méhul  l'a  embelli.  Il  faudrait  parler  de 
presque  tous  les  morceaux  de  l'ouvrage,  si  l'on  voulait  citer 
tous  ceux  où  le  talent  de  cet  habile  musicien  s'est  montré. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  201 

Mais  on  l'a  retrouvé  sur-tout  dans  une  invocation  au  Soleil, 
dans  un  duo  entre  Bion  et  son  élève,  et  sous  une  forme 
nouvelle  dans  un  rondeau  chanté  par  Agénor,  qui  exprime 
l'état  d'agitation  de  son  cœur  amoureux.  Elleviou,  chargé 
de   ce   rôle,  le  chantait  avec   un  goût    et   une   expression 
remarquables1.  »  Un  autre  critique  faisait  ainsi  l'éloge   du 
compositeur  :     «  La  musique,   dès  les  premiers  morceaux, 
a  laissé  deviner  l'auteur   du  Jeune  Sage  et  le  vieux  fou. 
Outre  l'ouverture,    d'un  style   vraiment  original,  on  dis- 
tingue un  rondeau  enchanteur,    mais  sur-tout  un  duo  très 
pathétique,  dont  le  refrain  forme  un  quatuor  excellent  par 
la  beauté   du  chant   et  par  la  pureté   de   l'harmonie.   Cet 
ouvrage,  s'il  n'est  que  le  fruit  des  loisirs  d'un  grand  com- 
positeur, n'en  est  pas  moins  à  considérer,   et  sous  tous  les 
rapports  il  a  complètement  réussi 2.  » 

Malheureusement  le  succès,  très  franc  dans  la  nouveauté, 
ne  lui  survécut  pas,  la  froideur  du  sujet  ne  laissant  guère 
de  place  à  l'intérêt  scénique,  et  l'incontestable  valeur  de 
la  musique  ne  suffisant  pas  à  l'animer.  La  première  curio- 
sité du  public  une  fois  satisfaite,  l'ouvrage  perdit  peu  à  peu 
sa  place  au  répertoire  ;  on  essaya,  deux  ans  plus  tard,  d'en 
faire  une  reprise,  mais  celle-ci  laissa  les  spectateurs  indif- 
férents, et  Bion  disparut  sans  retour3. 

1  Année  théâtrale  pour  l'an  X. 

2  Courrier  des  Spectacles. 

3  Dans  le  Catalogue  des  autographes  du  baron  de  Trémont  (1852),  on 
trouve  cette  note,  au  nom  de  Méhul  :  «  Il  reconnaît  avoir  cédé,  en  toute 
propriété,  la  partition  de  l'opéra  intitulé  Bion,  pour  être  gravée,  arrangée 
et  vendue  à  la  volonté  de  l'éditeur,  me  réservant  seulement  mes  droits  d'au- 
teur pour  les  théâtres  de  Paris  et  des  départemens,  laquelle  cession  s'est  faite 
entre  Pleyel  et  moi  pour  la  somme  de  treize  cents  francs.  A  Paris,  ce 
4  pluviôse  an  IX.  Cet  acte  de  cession  est  entièrement  écrit  et  signé  par 
Méhul  et  signé  par  Ignace  Pleyel.  »  —  Un  autre  souvenir  de  Bion  nous  est 
donné  par  cette  annonce  insérée  dans  le  Journal  de  Paris  du  29  ventôse 
an  IX:  —  «  Ouverture  de  Bion,  musique  de  Méhul,  arrangée  pour  le  forte- 
piano,  avec  accompagnement  de  violon  et  violoncelle  parL.  Adam,  membre 
du  Conservatoire  de  Paris.  Prix  :  3  fr.  60  c.  Paris.  Pleyel.  »  L'  «  arrangeur  » 
n'était  autre  que  le  fameux  pianiste  Louis  Adam,  le  père  d'Adolphe  Adam. 


CHAPITRE   XL 


Voici  un  ouvrage  qui  a  suscité  bien  des  disputes,  bien 
des  polémiques,  bien  des  controverses,  qui  a  donné  lieu  à 
bien  des  conjectures,  et  dont  l'histoire  n'a  pas  encore  été 
nettement  tracée,  malgré  tout  ce  qui  a  été  écrit  à  son  sujet. 
Je  veux  parler  de  Vlrato,  qui  fut  le  premier  essai  de  Méhul 
dans  le  genre  franchement  comique,  et  à  l'aide  duquel  il  se 
rendit  coupable  euvers  le  public  d'une  petite  mystification 
dont  celui-ci,  d'ailleurs,  ne  se  montra  nullement  courroucé. 
Je  vais  faire  en  sorte  d'éclaircir  ce  point,  jusqu'ici  resté 
toujours  un  peu  obscur,  de  la  carrière  de  Méhul,  et  de  faire 
bien  connaître  tous  les  détails  de  cet  incident  curieux. 
Voici  d'abord  ce  que  dit  Fétis  à  ce  sujet  : 

Nous  arrivons  à  une  des  époques  les  plus  remarquables  de  la 
carrière  de  Méhul.  Des  critiques  lui  avaient  souvent  reproché  de 
manquer  de  grâce  et  de  légèreté  dans  ses  chants.  L'arrivée  des 
nouveaux  bouffes,  qui  s'établirent  au  théâtre  de  la  rue  Ghantereine, 
en  .1801  \  avait  réveillé,  parmi  quelques  amateurs,  le  goût  de  cette 
musique  italienne  si  élégante,  si  suave,  qu'on  devait  aux  inspirations 
de  Paisiello,  de  Cimarosa  et  de  Guglielmi.  On  faisait  entre  elle  et  les 
productions  de  l'école  française  des  comparaisons  qui  n'étaient  point  à 
l'avantage  de  celle-ci.  L'amour-propre  de  Méhul  s'en  alarma;  mais 
une  erreur  singulière  lui  fit  concevoir  la  pensée  de  détruire  ce  qu'il 
considérait  comme  une  injuste  prévention,  et  de  lutter  avec  les  maîtres 
que  nous  venons  de  nommer. 

Méhul,  persuadé  qu'on  peut  faire  à  volonté  de  bonne  musique 
italienne,  française  ou  allemande,  ne  douta  pas  qu'il  ne  pût  écrire  un 
opéra  boulfe,  où  l'on  trouverait  toute  la  légèreté,  tout  le  charme  de  la 
Molinara  et  du  Matrimonio  segreto  ;  et  sa  conviction  était  si  bien 
établie  à  cet  égard,  qu'il  entreprit  Vlrato  pour  démontrer  qu'il  ne  se 

1  C'était  le  théâtre  fondé  peu  auparavant  sous  le  titre  de  Théâtre  de  la 
Société  Olympique.  La  rue  Chantereine  devint  peu  d'années  après  la  rue 
de  la  Victoire. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  203 

trompait  pas,  et  qu'il  fit  afficher  la  première  représentation  de  cette 
pièce  sous  le  nom  d'un  compositeur  italien.  Il  faut  l'avouer,  la  plupart 
de  ceux  qui  fréquentaient  alors  les  spectacles  étaient  si  peu  avancés 
dans  la  connaissance  des  styles,  qu'ils  furent  pris  au  piège,  et  qu'ils 
crurent  avoir  entendu,  dans  Vlrato,  des  mélodies  enfantées  sur  les 
bords  du  Tibre  ou  dans  le  voisinage  du  Vésuve.  Certes,  rien  ne  res- 
semble moins  aux  formes  italiennes  que  celles  qui  avaient  été  adoptées 
par  le  compositeur  français.  Méhul  a  eu  beau  faire,  il  n'y  a  rien  dans 
son  ouvrage  qui  ressemble  à  la  verve  bouffe  des  véritables  productions 
scéniques  de  l'Italie.  Eh  !  comment  aurait-il  pu  en  être  autrement  ?  Il 
méprisait  ce  qu'il  voulait  imiter  ;  il  ne  se  proposait  que  de  faire  une 
satire.  N'oublions  pas  toutefois  que  le  quatuor  de  Vlrato  est  une  des 
meilleures  productions  de  l'école  française,  et  que  ce  morceau  vaut 
seul  un  opéra... 

Deux  points  sont  particulièrement  à  retenir  de  ce  petit 
récit.  Tout  d'abord,  Fétis,  toujours  aimable  envers  ce 
public  français  à  qui  il  devait  tout;  l'accuse  d'une  complète 
ignorance  en  ce  qui  concerne  la  musique  italienne.  Or,  il 
faut  remarquer  que  pendant  trois  années  pleines,  de  1789  à 
1792,  ce  public,  déjà  mis  au  courant  de  l'art  italien  par  les 
magnifiques  séances  du  Concert  spirituel,  avait  été  à  même 
de  compléter  son  éducation  sous  ce  rapport,  grâce  au  séjour 
de  l'admirable  compagnie  de  chanteurs  italiens  qui,  à 
cette  époque,  avait  fait  la  joie  de  Paris  au  théâtre  de  Mon- 
sieur (Feydeau)  \  il  ne  devait  donc  pas  être  aussi  ignare 
que  l'estime  son  rigide  censeur.  D'autre  part,  Fétis  pré- 
tend que  c'est  en  haine  et  en  mépris  de  la  musique  ita- 
tienne  que  Méhul  écrivit  Vlrato,  et  afin  de  répondre  aux 
comparaisons  fâcheuses  que  l'on  faisait  «  entre  elle  et  les 
productions  de  l'école  française  »,  comparaisons  amenées 
par  la  présence  des  nouveaux  bouffons  qui  s'étaient  établis 
au  théâtre  de  la  rue  Chantereine.  Or,  nous  verrons  tout  à 
l'heure,  par  les  paroles  mêmes  de  Méhul,  qu'il  ne  méprisait 
aucun  genre  de  musique  ;  mais  il  y  a  plus,  et  ce  ne  pou- 
vait être  la  présence  des  chanteurs  italiens  qui  l'avait 
poussé  à  écrire  Vlrato,  puisque  cet  ouvrage  fut  représenté 
le  17  février  1801,  et  que  la  nouvelle  troupe  italienne  ne 
donna  sa  première  représentation  au  théâtre  de  la  Société 
Olympique  que  trois  mois  et  demi  plus  tard,  le  31  mai. 


204  MÉHUL 

On  ne  s'est  pas  borné  à  dire  que  Méliul   avait  voulu  se 
jouer  un  peu  du  public  en  cette  circonstance  ;    on  a  pré- 
tendu aussi  que  son  intention  était  de  narguer  le  premier 
consul,    dont    les   préférences  pour  la    musique    italienne 
étaient  connues  de  tous.  Outre  que  le  jeu  eût  pu  être  dan- 
gereux,   Bonaparte    étant   peu  d'humeur  à   supporter  une 
raillerie  de  ce  genre,  outre  qu'une  telle    raillerie   eût    été 
indigne  du  caractère  de  Méhul,  le  fait  est  assurément  faux, 
Méhul  ayant  ensuite  dédié  sa  partition  précisément  au  pre- 
mier consul,  qui  accepta  cette  dédicace  de  très  bonne  grâce. 
Je  ne  serais  même  pas  étonné  que  celui-ci  eût   été  dans  le 
secret  du  compositeur,  et   que,  seul  peut-être,  Méhul  l'eût 
mis  au  courant  de  la  plaisanterie  vraiment  singulière  qu'il 
voulait   se  permettre.  Enfin,  on  a   dit   encore   que  Méhul 
avait  prolongé  cette  plaisanterie,    et  que,  après  avoir  fait 
annoncer  VIrato  sous  le  nom  d'un  musicien  italien,  il   ne 
s'était  fait  connaître  que  lorsque  l'ouvrage  avait   été  joué 
plusieurs  fois.  Ceci  encore  est  complètement  inexact,  et  dès 
le  premier  soir,  lorsque  le  public,  selon  la  coutume,  demanda 
l'auteur  à  la  fin  de  la  représentation,  le  nom  de  Méhul  lui 
fut  livré,   tandis  que  son  collaborateur  gardait  l'anonyme. 
Au  reste,  voici  comment  un  annaliste  contemporain  rappor- 
tait cette  histoire  de  VIrato  : 

Méhul  se  trouvait  un  jour  admis  à  la  société  du  premier  Consul  ;  on 
parlait  de  musique.  J'estime  beaucoup  votre  talent,  dit  Bonaparte  à 
l'auteur  de  Stratonice,  mais  j'avoue  que  j'ai  une  prédilection  parti- 
culière pour  la  musique  italienne.  La  vôtre  est  peut-être  plus  savante 
et  plus  harmonieuse  ;  celle  de  Paisiello  et  de  Cimarosa  a  pour  moi 
plus  de  charmes...  Méhul  gardait  le  silence  :  on  ajoute  que  le  premier 
Consul  alla  jusqu'à  exciter  son  amour- propre  en  feignant  de  douter 
qu'il  pût  faire  de  la  musique  dans  le  genre  italien  ;  sans  doute  il  le 
voulait  mettre  à  l'épreuve. 

Rentré  chez  lui,  Méhul  sent  son  imagination  s'enflammer:  l'école 
italienne,  sa  richesse,  sa  variété,  son  chant  facile,  son  dialogue 
piquant,  ses  accompagnemens  simples  et  gracieux,  tout  se  retrace  à  son 
esprit,  il  va  composer...  Mais  sur  quel  ouvrage?  Quelles  paroles 
choisir?  Il  faut  que  le  poète  soit  dans  le  secret,  il  faut  qu'il  se  prête  à 
la  nouvelle  méthode  que  va  suivre  le  musicien.  Pour  faire  de  la 
musique  italienne,  pour  pouvoir  au  moins  en  bien  imiter  le  style,  il 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  205 

faut  se  garder  de  prétendre  choisir  un  opéra  qui  ait  de  la  raison,  de 
l'intérêt,  des  scènes  développées,  des  entrées,  des  sorties  motivées  :  il 
faut  un  canevas,  une  parade,  il  faut  que  quelqu'un  rende  à  Méhul  le 
service  qu'Anseaume  rendit  à  Grétry,  et  qu'on  lui  donne  un  pendant 
du  Tableau  parlant.  Marsollier  était  l'homme  à  consulter  dans  cette 
occasion  :  ce  dernier  ouvre  son  portefeuille,  et  y  prend  VIrato.  Bientôt 
il  trouve  une  coupe  heureuse,  vraiment  italienne  et  bouffonne,  pour  un 
air  de  basse  taille  que  chantera  Martin  ;  des  paroles  bien  insignifiantes, 
mais  assez  musicales  pour  un  duo  où  la  facture  italienne  trouve  d'elle- 
même  sa  place  ;  un  morceau  de  caractère  pour  l'Irato,  dans  le  genre 
de  celui  du  Pandolphe  de  la  Servante  maîtresse  ;  un  morceau  d'en- 
semble où  le  musicien  trouve  successivement  des  a  parte,  des  mono- 
logues, un  silence,  un  serment,  du  récitatif,  un  crescendo,  un 
smorzando,  c'est-à-dire  tous  les  motifs  les  plus  féconds  à  suivre,  tous 
les  moyens  les  plus  avantageux  à  employer,  moyens  qui  se  retrouvent 
sous  d'autres  formes  dans  la  finale.  Méhul,  si  bien  secondé,  devait 
réussir.  On  attend  un  jour  de  carnaval,  on  annonce  un  opéra  parodié 
de  l'italien1,  sur  la  musique  d'il  signor  Fiorelli...  Tout  Paris  court 
aux  Italiens,  on  applaudit  avec  enthousiasme,  on  se  croit  à  Naples  ou  à 
Venise,  et,  pour  en  suivre  tous  les  usages,  les  bis  se  font  entendre. 
L'Irato  est  porté  aux  nues...  L'auteur!  l'auteur!...  La  salle  retentit 
d'acclamations,  on  nomme  Méhul...  le  parterre  reste  stupéfait:  les 
applaudissemens  n'en  éclatent  bientôt  qu'avec  plus  de  force,  et  le 
triomphe  du  compositeur  français  n'en  a  que  plus  de  prix. 

J'avoue  qu'à  la  place  de  Méhul,  j'aurais  voulu  prolonger  ma  jouis- 
sance, et,  sans  narguer  le  public,  lui  apprendre  de  combien  de  préjugés 
il  est  encore  l'esclave:  j'aurais  quelque  temps  gardé  l'anonime.  Que 
d'éloges  prodigués  à  Fiorelli  !  Les  journaux  sur-tout  eussent  été 
curieux  :  il  n'en  est  aucun,  depuis  le  Moniteur  jusqu'aux  Petites 
Affiches,  qui  n'eût  imprimé  en  toutes  lettres  :  qu'à  chaque  trait,  à 
chaque  phrase,  on  reconnaissait  V école  italienne,  qu'un  compositeur 
sorti  de  cette  école  pouvait  seul  avoir  écrit  l'Irato,  que  personne  en 
France  n'eût  jamais  rien  composé  de  semblable,  etc.,  etc.,  etc.. 
Méhul  eût  alors  paru,  sa  partition  à  la  main,  rappelant  Voltaire  sur- 
prenant les  éloges  unanimes  des  académiciens,  pour  une  fable 
d'Houdart-Lamotte  que  le  malin  vieillard  leur  avait  lue  comme 
trouvée  dans  les  papiers  de  La  Fontaine.  0  influence  de  V affiche,  a  dit 
Beaumarchais  2. 

Le  tour,  du  reste,  avait  été  bien  préparé,  et  il  était  difficile 

1  «  Parodié,  »  c'est  à-dire  sous  la  musique  duquel  on  a  mis  d'autres 
paroles. 

2  Année  théâtrale  pour  l'an  X. 


206  MÉHUL 

que  le  public  ne  fût  pas  pris  au  piège.  Dès  le  18  pluviôse, 
le  Journal  de  Paris  complétait  le  programme  du  spectacle 
du  théâtre  Favart  par  cette  annonce  :  «  En  attendant 
V Emporté,  opéra-parade  traduit  de  Vlrato.  »  Le  28,  il  don- 
nait ainsi  le  programme  du  soir  :  «  La  Maison  isolée,  la 
lre  représentation  de  V Emporté,  comédie-parade  en  un  acte, 
traduite  de  Vlrato,  opéra  bouffon  italien1.  »  Et  enfin,  dans 
ce  même  numéro  du  28  (17  février),  il  publiait  la  lettre 
suivante,  évidemment  destinée  à  dépister  le  public,  et  qui 
avait  été  certainement  écrite  sinon  par  Méhul,  du  moins 
sous  son  inspiration  : 

Aux  auteurs  du  Journal. 

Citoyens,  je  me  suis  rappelé  d'avoir  vu  jouer  à  Naples,  il  y  a  environ 
15  ans,  un  opéra  bouffon  intitulé  Vlrato,  musique  olel  signor  Fiorelli, 
jeune  homme  qui  annonçoit  un  talent  distingué,  et  que  la  mort  a 
enlevé  aux  arts  à  la  fleur  de  son  âge.  Cet  ouvrage,  que  je  suppose 
être  le  même  que  celui  que  vous  annoncez  aujourd'hui,  étoit  vu  avec 
plaisir.  On  trouvoit  la  musique  fraîche  et  chantante  ;  et  quoique  le 
poème,  comme  presque  tous  ceux  que  l'on  joue  en  Italie,  fût  foible, 
il  amusoit  par  les  caricatures  des  principaux  personnages.  Vlrato  étoit 
fort  bien  joué  par  le  signor  Borghesi,  et  ce  rôle  n'est  pas  sans  diffi- 
culté, Vlrato  étant  sans  cesse  en  fureur  et  comme  en  convulsion.  Ce 
caractère  exagéré  ne  pouvoit  même  se  placer  que  dans  une  parade 
dont  le  nom  seul  appelle  l'indulgence  et  désarme  la  sévérité.  J'ap- 
prouve fort  le  traducteur  d'avoir  attendu  un  des  jours  du  carnaval 
pour  la  faire  représenter.  Elle  offrira  toujours  au  public  une  nouveauté 
piquante  :  ce  sera  de  voir  dans  ses  personnages,  tout  à  fait  bouffons, 
des  artistes  en  possession  de  plaire  dans  des  rôles  plus  élevés,  plus 
naturels,  d'un  genre  plus  analogue  au  goût  pur  et  délicat  de  la  nation 
française,  qui  rira  volontiers  le  mardi-gras  d'une  farce  que  dans  un 
autre  temps  elle  auroit  jugée  avec  rigueur. 

Votre  concitoyen 

Godefroi,  peintre. 

Pour  apocryphe  qu'elle   fût,   cette   lettre  n'en  était  pas 
moins  habile.   Cet  amateur  venant  rappeler   ses  souvenirs 

1  On  remarquera  que  la  première  représentation  fut  donnée  sous  ce  titre 
français  de  V Emporté,  et  que  ce  n'est  qu'ensuite  que  l'ouvrage  prit  celui 
de  Vlrato. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  207 

au  sujet  d'un  opéra  qu'il  ne  pouvait  avoir  vu  puisqu'il 
n'avait  jamais  existé,  exaltant  le  talent  d'un  musicien  qui 
n'avait  pas  existé  davantage  et  qu'il  prenait  d'ailleurs  la 
précaution  d'assassiner,  sans  avoir  l'air  d'y  toucher  pré- 
parant le  public  à  l'indulgence  en  signalant  par  avance  le 
caractère  trivial  et  forcé  de  la  pièce  qu'on  allait  lui  pré- 
senter, tout  cela,  avouons-le,  était  fort  bien  fait  et  très 
curieusement  arrangé. 

Mais  si  les  spectateurs  prirent  la  chose  du  bon  côté,  cer- 
tains esprits  pointus  se  montrèrent  de  moins  bonne  com- 
position. Entre  autres,  Geoffroy,  le  critique  pédant  et 
fameux,  mais  hargneux,  du  Journal  des  Débats,  ne  trouva 
pas  la  mystification  de  son  goût.  Geoffroy  était  pénétré  de 
sa  grandeur  et  de  sa  dignité  ;  il  avait  failli  être  trompé  ; 
une  telle  situation  ne  pouvait  lui  convenir.  Il  n'aimait  pas 
d'ailleurs  la  musique  de  Méhul  plus  que  celle  de  Mozart, 
qu'il  qualifiait  doctoralement  de  charivari  germanique 
(ô  Mozart  !),  et  il  traita  l'auteur  de  VIrato  de  la  façon  que 
voici  : 

...  J'étais  persuadé  que  la  traduction  de  VIrato  était  parodiée  sur  la 
musique  de  Fiorelli,  charmant  compositeur  italien,  enlevé  aux  arts  à  la 
fleur  de  l'âge  ;  j'ai  été  fort  surpris  d'apprendre  que  cette  musique, 
parfaitement  dans  le  goût  italien,  était  de  Méhul;  je  n'avais  point 
reconnu  sa  manière.  La  musique  de  VEmporté  est  vive,  légère  et 
pleine  d'esprit,  les  accompagnemens  sont  très  peu  chargés.  Puisque 
Méhul  sait  faire  de  la  musique  italienne,  qu'il  en  fasse  donc  toujours; 
qu'il  nous  donne  du  Paisiello  et  jamais  du  Méhul.  Je  me  rappelle  à  ce 
sujet  une  petite  anecdote.  Bon  Boulogne,  peintre  qui  n'était  pas  sans 
mérite,  avait  fait  une  si  belle  copie  du  Gorrège,  qu'elle  trompa  même 
l'œil  exercé  du  célèbre  Lebrun;  il  prit  la  copie  pour  l'original.  Bou- 
logne et  ses  partisans  triomphaient  de  l'erreur  de  Lebrun,  mais  ce 
grand  peintre  leur  dit  sans  se  déconcerter  :  «  Puisque  Boulogne  sait 
faire  des  Corrège,  qu'il  fasse  toujours  des  Gorrège,  et  jamais  des 
Boulogne.  » 

Le  mot  de  Geoffroy  n'était  donc  même  pas  de  lui,  et  il 
l'avait  emprunté  pour  masquer  son  dépit  et  exhaler  sa 
mauvaise  humeur.  «  Puisque  Méhul  sait  faire  de  la  musique 


208  MÉHUL 

italienne...  qu'il  nous  donne  du  Paisiello  et  jamais  du 
Mêhul.  »  Et  c'est  de  l'auteur  diEupTirosine,  c'est  du  chantre 
de  Stratonice,  du  poëte  ày  Ariodant,  que  le  doux,  le  tendre, 
l'aimable  Geoffroy  parlait  ainsi  !  Non,  en  vérité,  on  n'est 
pas  cuistre  à  ce  point,  et  l'on  ne  se  déshonore  pas  avec  plus 
de  candeur  aux  yeux  de  ses  contemporains  et  de  la  pos- 
térité ! 

Quant  à  Bonaparte,  c'est  une  autre  affaire.  J'ai  dit  que, 
s'il  en  fallait  croire  quelques-uns,  l'intention  de  Méhul 
aurait  été,  dans  cette  question  de  Vlrato,  de  mystifier  non 
seulement  le  public,  mais  le  premier  consul  en  personne. 
C'eût  été,  de  la  part  de  Méhul,  mal  reconnaître  la  bien- 
veillance ordinaire  de  Bonaparte  à  son  égard,  l'affection 
véritable  que  celui-ci  lui  témoignait  en  toute  occasion,  et 
il  était  assurément  incapable  d'un  tel  procédé.  D'aucuns 
ont  été  plus  loin,  affirmant  que  Bonaparte  détestait  la  mu- 
sique de  Méhul,  et  que,  furieux  de  la  supercherie  dont  le 
compositeur  l'aurait  rendu  victime  ainsi  que  les  spectateurs, 
il  lui  en  aurait  gardé  une  rancune  profonde.  Il  est  à  peine 
besoin  de  réfuter  cette  assertion  :  nous  avons  vu  que  Bona- 
parte  avait  désiré  emmener  Méhul  en  Egypte  avec  lui,  ce 
qui  ne  démontre  point  qu'il  eût  de  l'antipathie  pour  son 
génie  ;  nous  avons  vu  que  Méhul  fut  chargé  d'écrire  ce 
magnifique  Chant  du  25  Messidor,  destiné  à  glorifier  les 
exploits  de  l'armée  d'Italie  et  de  son  chef,  en  même  temps 
qu'à  fêter  l'anniversaire  de  la  prise  de  la  Bastille  -,  nous 
verrons  enfin  que  Méhul  fut  l'un  des  premiers  artistes  que 
le  futur  empereur  jugea  dignes  de  porter,  lors  de  sa  créa- 
tion, les  insignes  du  nouvel  ordre  de  la  Légion  d'honneur. 
En  voilà  sans  doute  assez  pour  mettre  à  néant  tous  les 
faux  bruits  relatifs  à  une  prétendue  inimitié  qui  aurait 
existé  entre  Bonaparte  et  Méhul.  Mais  voici  qui  suffirait, 
à  ce  sujet,  pour  remettre  toutes  choses  en  leur  place  ;  c'est 
la  dédicace  placée  par  le  compositeur  en  tête  de  la  parti- 
tion de  VIrato,  et  qui  est  précisément  adressée  au  premier 
consul  : 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  209 

AU  GÉNÉRAL  BONAPARTE, 

Premier  consul  de  la  République  française. 

GÉNÉRAL   CONSUL, 

Vos  entretiens  sur  la  musique  m'ayant  inspiré  le  désir  de  composer 
quelques  ouvrages  dans  un  genre  moins  sévère  que  ceux  que  j'ai 
donnés  jusqu'à  ce  jour,  j'ai  fait  choix  de  VIrato  :  cet  essai  a  réussi,  je 
vous  en  dois  l'hommage. 

Salut  et  respect, 

Méhul. 

On  avouera  que  si  Bonaparte  et  Méhul  étaient  ennemis, 
ce  petit  document  n'est  pas  de  nature  à  attester  leur 
inimitié1.  En  voici  un  autre,  qui  nous  donne  peut-être  la 
clé  de  la  situation.  C'est  une  note  placée  par  le  fameux 
compositeur  et  harpiste  d'Alvimare  sur  l'exemplaire  de  la 
partition  de  VIrato  offert  justement  par  Méhul  à  Bonaparte, 
exemplaire  qui  était  tombé  en  sa  possession  :  —  «  Bona- 
parte, dit  d'Alvimare  dans  cette  note,  aimait  infiniment 
Méhul,  non  seulement  pour  son  grand  talent,  mais  encore 
comme  homme  d'esprit  et  d'instruction.  Il  aimait  à  causer 
avec  lui  et  à  discuter  sur  la  musique.  Il  reprochait  au  Con- 
servatoire et  à  Méhul  lui-même  d'avoir  adopté  un  genre  de 
composition  tudesque  plus  scientifique  que  gracieux,  et 
cherchant  à  faire  de  la  musique  bruyante  plutôt  qu'ai- 
mable. Par  suite  de  ces  entretiens  et  dans  l'intention  de 
faire  une  chose  agréable  à  Bonaparte 2,  Méhul  eut  l'idée 
d'écrire  un  ouvrage  léger  et  chantant  (à  la  manière  italienne)  ; 


1  Castil-Blaze  a  donné  ce  renseignement  sur  la  façon  dont  s'étaient 
établies  les  relations  entre  Bonaparte  et  Méhul  :  —  «  Méhul  voyait  souvent 
Mme  de  Beauharnais  avant  qu'elle  n'épousât  le  général  Bonaparte.  Cette 
liaison  tout  amicale  avait  pris  naissance  dans  la  maison  Ducreux,  maison 
charmante  qui  m'a  laissé  de  bien  doux  souvenirs  !  Après  son  élévation, 
Mme  Bonaparte  présenta  Méhul  au  premier  consul,  qui,  toutes  les  se- 
maines, l'invitait  à  dîner  à  la  Malmaison.  Ces  réunions  familières  du 
guerrier  avec  les  artistes  ne  cessèrent  qu'à  l'époque  du  couronnement.  » 
{L Opéra  italien,  p.  520.) 

2  On  voit  que  c'est  précisément  le  contraire  de  ce  qui  a  été  dit. 

14 


210  MÉHUL 

en  18021  il  composa  VIrato,  qui  eut  un  grand  succès,  et 
le  dédia  à  Bonaparte.  Ce  présent  exemplaire  est  celui  de 
dédicace,  qui  fut  présenté  à  Bonaparte  et  qui  lui  a  appar- 
tenu. Je  puis  le  certifier  d'une  manière  d'autant  plus  posi- 
tive, qu'à  cette  époque  étant  harpiste  solo  de  la  musique 
de  la  chambre  du  Premier  Consul,  ensuite  de  celle  de  la 
chapelle  de  l'Empereur,  j'ai  vu  Méhul  en  faire  la  présen- 
tation ;  et  plus  tard,  Bonaparte  l'ayant  donné  à  la  reine 
Hortense,  j'ai  revu  ledit  exemplaire  chez  elle,  et  c'est  des 
bontés  de  cette  dernière  que  je  le  tiens  2.  » 

Nous  savons  maintenant  que  Méhul  ne  prétendit  en  aucune 
façon  se  jouer  de  Bonaparte,  comme  de  certains  l'ont  dit,  et 
qu'il  n'attendit  pas  pour  se  découvrir,  comme  d'autres  l'ont 
affirmé,  que  plusieurs  représentations  de  VIrato  eussent  été 
données.  Il  nous  reste  à  démontrer  que  son  intention  ne 
fut  pas  non  plus,  ainsi  qu'on  l'a  répété  bien  à  tort,  de 
ridiculiser  la  musique  italienne   et  d'en   faire  une   parodie 


*  Non  en  1802,  mais  en  1801. 

2  Cette  note  a  été  reproduite  par  Jal  dans  son  Dictionnaire  critique  de 
biographie  et  oV histoire  (notice  sur  d'Alvimare),  à  qui  je  l'emprunte.  Mais 
Jal  ne  s'en  est  pas  tenu  là,  et  a  prétendu  refaire  à  sa  manière  toute  l'his- 
toire de  VIrato,  au  sujet  de  laquelle  il  entre  dans  des  détails  d'une  préci- 
sion absolument  raffinée  :  —  «  Hoffman,  dit-il,  de  Nancy,  le  spirituel  criti- 
que du  Journal  de  V  Empire  et  du  Journal  des  Débats,  l'auteur  de  plusieurs 
opéras,  dont  deux  lui  ont  survécu ,  VIrato  et  les  Bendez-vous  bourgeois , 
m'a  raconté,  au  foyer  de  l'ancien  théâtre  de  l'Opéra-Comique,  comment 
fut  composé  VIrato.  Méhul  avait  le  désir  de  faire  quelque  chose  qui  plût 
au  Consul;  il  voulait  en  même  temps  prouver  que  si  lui,  Méhul,  cherchait 
un  autre  style  que  celui  des  maîtres  italiens,  ce  n'était  pas  qu'il  fût  inca- 
pable de  faire  une  musique  spirituelle,  légère,  comique,  chantante  sur- 
tout. 11  communiqua  son  projet  à  Hoffman,  lui  demandant  de  lui  fournir 
le  canevas  d'un  opéra  bouffon.  Hoffman  lui  dit  qu'il  allait  y  songer....» 
Suivent  les  détails  les  plus  circonstanciés  et  les  plus  précis  sur  le  travail 
des  deux  auteurs,  sur  la  part  personnelle  prise  par  Hoffman  dans  la 
petite  mystification  imaginée  et  préparée  par  Méhul,  etc.  Or,  Jal  nous  la 
baille  d'autant  meilleure  ici,  en  disant  tenir  toute  cette  histoire  d'Hoffman 
en  personne  que  le  livret  de  VIrato...  n'est  point  d'Hoffman,  ainsi  qu'on 
l'a  vu  plus  haut,  mais  de  Marsollier!  On  ne  se  moque  pas  du  lecteur  avec 
plus  de  désinvolture.  Allez  donc  vous  fier,  après  cela,  aux  récits  des 
prétendus  historiens,  sans  contrôler  leurs  renseignements! 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  211 

burlesque.  Il  est  bien  certain  que  son  seul  désir  était  de 
prouver  à  tous  ceux  qui  le  croyaient,  musicalement,  inca- 
pable de  grâce,  de  gaieté,  de  légèreté,  qu'ils  étaient  dans 
l'erreur,  et  que  ces  qualités  ne  lui  faisaient  point  défaut. 
A-t-il  réussi?  C'est  ce  qui  reste  à  examiner.  Toujours  est-il 
que  c'est  pour  échapper  à  toute  prévention  qu'il  fit  annon- 
cer son  ouvrage  sous  le  nom  d'un  prétendu  compositeur 
étranger.  Mais  il  était  bien  trop  intelligent,  il  avait  bien  trop 
le  sentiment  de  l'art  pour  ne  pas  comprendre  et  sentir  tout  ce 
qu'il  y  avait  de  charme,  de  finesse  et  d'agrément  dans  la 
musique  bouffe  italienne,  lorsque  cette  musique  était  repré- 
sentée par  des  hommes  de  génie  comme  Cimarosa  et  Pai- 
siello,  et  il  se  respectait  bien  trop  pour  en  faire  publique- 
ment un  objet  de  mépris.  On  va  voir,  d'ailleurs,  et  cette 
fois  encore  par  ses  propres  paroles,  quels  étaient  à  cet 
égard  ses  sentiments,  et  sous  quelle  impression  il  écrivit 
cette  musique  de  Vlrato,  destinée  à  soulever  tant  de  dis- 
cussions. Ceci  est  une  sorte  de  préface,  une  Note  placée 
par  lui  en  tête  de  sa  partition,  à  la  suite  de  la  dédicace  qu'il 
adressait  au  premier  Consul  : 


NOTE 


Quelques  personnes  croiront  ou  diront  que  j'ai  enfin  abandonné  le 
genre  auquel  je  paraissais  exclusivement  attaché  ;  elles  m'en  féli- 
citeront ;  et  Vlrato  méritera  d'autant  mieux  leurs  éloges  qu'il  leur 
servira  pour  condamner  mes  autres  ouvrages.  Je  dois  les  avertir  de  ne 
point  se  hâter  de  vanter  ma  conversion  ;  je  n'étais  d'aucun  parti,  et  ne 
veux  m'enrégimenter  dans  aucun.  Je  ne  connais  en  musique  aucun 
genre  ennemi  de  l'autre,  si  tous  tendent  également  à  la  rendre  en 
même  temps  plus  agréable  et  plus  vraie.  Je  crois  que  cet  art  a  un  but 
plus  noble  que  celui  de  chatouiller  l'oreille,  et  qu'il  n'est  pas  condamné 
à  n'être  jamais  qu'aimable.  Le  genre  de  la  musique  est  toujours 
subordonné  au  genre  du  drame,  et  le  choix  des  couleurs  est  commandé 
par  le  dessin  qu'il  faut  colorier.  Si  la  musique  de  Vlrato  ne  ressemble 
pas  à  celle  que  j'ai  faite  jusqu'à  présent,  c'est  que  Vlrato  ne  ressemble 
à  aucun  des  ouvrages  que  j'ai  traités.  Je  sais  que  le  goût  général 
semble  se  rapprocher  de  la  musique  purement  gracieuse,  mais  jamais 
le  goût  n'exigera  que  la  vérité  y  soit  sacrifiée  aux  grâces. 


212  MÉHUL 

On  voit  que  Méh'ul  ne  souffle  mot  ici  de  la  musique  ita- 
lienne. Il  déclare,  il  est  vrai,  que  selon  lui  la  musique  «  a 
un  but  plus  noble  que  celui  de  chatouiller  l'oreille  »;  mais 
il  fait  preuve  aussi  d'éclectisme  en  affirmant  que  «  le  genre 
de  la  musique  est  toujours  subordonné  au  genre  du  drame  », 
et  que  «le  choix  des  couleurs  est  commandé  par  le  dessin 
qu'il  faut  colorier».  C'est  un  peu  l'axiome  de  Boileau  appli- 
qué à  l'art  musical  : 

Tous  les  genres  sont  bons  hors  le  genre  ennuyeux. 

Mais  enfin  voici  un  dernier  témoignage  qui  vient  nous 
donner  une  preuve  du  respect  que  Méhul  professait,  quoi 
qu'on  en  ait  dit,  pour  l'art  italien,  et  certifier  qu'il  était 
incapable  de  le  livrer  à  la  risée  publique.  Cette  fois,  c'est 
un  contemporain  de  Méhul,  un  grand  chanteur,  qui  apporte 
à  cette  opinion  l'appui  de  sa  parole.  En  1852,  une  reprise 
àel'Irato  étant  donnée  à l'Opéra-Comique,  les  commentaires 
et  les  polémiques  reparurent  de  plus  belle  sur  cette  ques- 
tion, et  l'on  recommença  d'affirmer  que  Méhul  s'était 
montré  en  cette  circonstance  l'ennemi  déclaré  de  la  mu- 
sique italienne.  Or,  voici  la  lettre  que  Ponchard  père,  l'il- 
lustre chanteur,  le  créateur  du  dernier  ouvrage  du  maître, 
la  Journée  aux  aventures,  écrivait  alors  au  directeur  du 
journal  le  Ménestrel  : 

Mon  cher  Heugel, 

La  reprise  de  VIrato  a  donné  lieu  de  nouveau  à  une  erreur  d'ap- 
préciation historique  qui  est  presque  un  outrage  à  la  mémoire  de 
Méhul.  Permettez-moi  donc,  tant  en  mon  nom  qu'en  celui  de  plusieurs 
anciens  élèves  du  Conservatoire  et  notre  excellent  ami  Levasseur  en 
tête,  de  venir  attester  que  les  sentiments  prêtés  à  Méhul,  à  l'endroit  de 
la  musique  italienne  et  des  célèbres  compositeurs  ultramontains  de 
l'époque,  sont  complètement  erronés.  Un  seul  trait  de  sa  vie  suffirait  à 
le  prouver,  c'est  le  refus  modeste  que  fit  Méhul  de  la  place  de  maître 
de  chapelle  qui  lui  était  offerte  par  l'empereur,  en  désignant,  comme 
le  plus  digne  de  remplir  ces  fonctions,  notre  illustre  compositeur 
italien  Gherubini.  Non,  il  n'est  pas  exact  d'attribuer  à  l'auteur  de 
VIrato  un  autre  but  que  celui  de  prouver  tout  simplement  qu'il  lui 
était  possible  de  faire  autre  chose  que  de  la  musique  sérieuse.  VIrato, 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  213 

une  Folie  et  le  Trésor  supposé  sont,  quoi  qu'on  en  dise,  de  la  musique 
gaie,  spirituelle,  et  ont  en  effet  prouvé  que  ce  maître  pouvait  sortir  de 
la  sphère  du  drame  lyrique.  Non,  Méhul  n'était  pas  l'ennemi  de  la 
bonne  musique  italienne,  car,  en  sa  qualité  d'inspecteur  des  classes  du 
Conservatoire,  il  encourageait  ouvertement  les  élèves  qui  faisaient  une 
étude  spéciale  de  cette  musique.  Mieux  que  cela,  les  élèves  du  Con- 
servatoire impérial  traduisaient  les  célèbres  poètes  italiens  en  même 
temps  qu'on  les  initiait  à  la  connaissance  pratique  de  toutes  les  grandes 
écoles  musicales.  Jusqu'à  la  Restauration,  et  sous  V inspiration  de 
Méhul,  les  concours  de  chant  avaient  même  lieu  dans  les  deux  langues, 
de  sorte  que  les  lauréats  devaient  faire  preuve  d'une  double  intelli- 
gence en  exécutant  des  morceaux  de  chant  qui,  bien  que  rapprochés 
par  une  même  méthode  d'enseignement,  n'en  restaient  pas  moins  bien 
distincts  et  séparés  les  uns  des  autres  par  les  constitutions  particulières 
à  chacun  de  ces  deux  idiomes.  Parmi  les  professeurs  du  Conservatoire 
qui  voulaient  établir  un  enseignement  homogène,  c'est-à-dire  une 
méthode  de  chant  spéciale  à  l'établissement  du  Conservatoire,  Méhul 
ne  fut-il  pas  le  premier  à  confier  l'exécution  de  ce  travail  fondamental 
à  Mengozzi,  habile  maître  italien  dont  les  traditions  sont  toujours  en 
honneur  parmi  nous  ?  En  ceci,  Méhul  partageait  l'opinion  de  Garât,  ce 
chanteur  phénoménal  dont  Sacchini  a  dit  qu'il  était  la  musique  même. 
Garât,  véritable  enthousiaste  de  la  belle  école  italienne,  en  était  le 
traducteur  fidèle  et  nous  la  transmettait  au  Conservatoire,  plutôt 
agrandie  qu'affaiblie. 

Un  dernier  mot,  pour  finir,  en  ce  qui  touche  la  prétendue  mystifica- 
tion que  Méhul  se  serait  permise  envers  le  premier  consul  :  ce  bruit 
inconvenant  est  d'autant  plus  apocryphe  que  la  partition  de  VIrato  est 
dédiée  à  Bonaparte  lui-même.  Et  voilà  comme  on  écrit  l'histoire,  au 
théâtre  comme  à  la  ville. 

Mes  compliments  affectueux, 

Ponchard  père. 

Je  crois  qu'avec  tous  ces  documents  l'histoire  de  VIrato 
est  bien  complète  maintenant,  et  il  me  semble  que  la 
lumière  est  faite  sur  les  mobiles  qui  ont  guidé  Méhul  en 
toute  cette  affaire.  J'estime  donc  qu'il  est  inutile  d'insister 
davantage  à  ce  sujet,  et,  sans  tenir  compte  d'aucune  autre 
considération,  je  voudrais  dire  quelques  mots  de  la  valeur 
intrinsèque  de  la  partition.  En  mettant  donc  de  côté  l'in- 
tention que  n'a  jamais  eue  Méhul  de  faire  de  cette  par- 
tition un  pastiche  de  musique  italienne,  et  en  la  jugeant 
au  seul  point  de  la  facture  e't  de  la  valeur  des  idées,  VIrato 


214  MÉHUL 

est  une  œuvre  vraiment  intéressante,  digne  de  la  plus 
grande  attention,  et  qui  renferme  un  morceau  de  premier 
ordre  :  le  quatuor  si  justement  célèbre  ;  d'autres  encore 
sont  bien  venus,  entre  autres  le  joli  air  d'Isabelle  :  J'ai  de 
la  raison,  j'ai  de  la  sagesse,  dont  le  rythme  est  plein  de  grâce 
et  de  franchise,  les  charmants  couplets  de  Lysandre  :  Si  je 
perdais  mon  Isabelle,  et  l'excellent  trio  des  trois  hommes  : 
Femme  jolie  et  du  bon  vin.  Maintenant,  considéré  dans  son 
ensemble,  la  partition  de  VIrato  donne-t-elle  raison  au  désir 
qui  poussa  Méhul  à  l'écrire,  et  contient-elle  en  effet  ce  sen- 
timent comique,  ces  qualités  de  vivacité,  de  grâce,  de 
légèreté,  qu'il  voulait  se  faire  attribuer  à  l'égal  de  celles 
qui  lui  étaient  hautement  reconnues  ?  J'avoue  que  telle 
n'est  pas  tout  à  fait  mon  opinion,  que  pour  moi  ce  comique 
est  plus  forcé  que  naturel,  cette  vivacité  un  peu  cherchée, 
cette  grâce  un  peu  maniérée,  et  que,  en  un  mot,  je  préfère 
au  Méhul  de  VIrato  le  Méhul  à'Euphrosine,  à'Ariodant  et 
particulièrement  de  Stratonice.  C'est  là,  là  surtout  qu'il  est 
lui-même,  c'est  là  qu'il  est  vrai,  qu'il  est  naturel,  qu'il  est 
incomparable.  Au  surplus,  si  l'on  veut  sur  ce  sujet  le  sen- 
timent d'un  de  ses  pairs,  d'un  homme  de  génie,  d'un  de 
ceux  qui  étaient  particulièrement  aptes  à  le  juger,  voici 
celui  qu'exprimait  sur  VIrato  Cherubini,  dans  la  notice 
que  j'ai  déjà  eu  l'occasion  de  citer:  —  «C'est  le  premier 
succès  que  Méhul  a  obtenu  dans  le  genre  comique,  et  ce 
succès  a  été  complet.  Il  faut  convenir  cependant  que  le 
poème  y  a  contribué  beaucoup,  et  les  vers  des  morceaux 
de  musique  de  cette  pièce  sont  si  spirituellement  faits,  et  la 
coupe  de  ces  morceaux  si  favorablement  arrangée  par  le 
poète,  qu'il  semble  que  celui-ci,  en  les  faisant,  se  soit 
chargé  de  la  moitié  de  la  besogne  du  musicien.  Méhul  a 
montré  dans  VIrato  infiniment  de  talent,  mais  je  dirai  tou- 
jours que  son  génie,  porté  par  sa  nature  vers  le  genre 
élevé,  n'était  pas  assez  souple  ni  assez  svelte  pour  se  prê- 
ter facilement  à  la  légèreté  du  genre  de  la  comédie.  Aussi, 
la  musique  de  cet  opéra,  comme  celle  de  ses  autres  opéras- 
comiques,  se  ressent-elle  de  la  gêne  qu'éprouvait  son  génie 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  215 

et  du  penchant  qu'il  avait,  malgré  lui,  à  revenir  souvent 
aux  formes  et  aux  expressions  qu'il  affectionnait.  De  sorte 
que  sa  manière  dans  le  comique  est  un  peu  pesante,  et 
l'on  sent  bien  que  sa  gaieté  est  plus  calculée  que  franche, 
que  son  faire  n'a  pas  le  même  abandon  et  la  même  vérité 
dans  les  accents  qu'en  traitant  le  style  élevé  ;  et  qu'en 
général  ses  idées  sont  un  peu  triviales  quand  le  calcul  ne 
les  a  pas  dictées,  et  qu'elles  sont  guindées,  et  peu  natu- 
relles, lorsqu'elles  sont  le  produit  de  ce  même  calcul. 
Mais  le  talent  a  des  élans  heureux,  même  dans  le  genre 
qui  ne  lui  est  pas  propre  ;  Méhul  l'a  prouvé  dans  quel- 
ques morceaux  àeVIrato,  entre  autres  à  l'égard  d'un  quatuor 
très  original,  supérieurement  traité  sous  tous  les  rapports, 
que  les  auditeurs  pendant  plusieurs  représentations  firent 
recommencer  *.  » 

C'est  encore  sur  une  sorte  de  parade  que  Méhul  s'exerça 
au  sortir  de  VIrato,  alléché  sans  doute  par  le  succès  que 
lui  avait  valu  cette  tentative  dans  un  genre  qui  n'était 
pas  le  sien.  Son  ami  Bouilly,  dont  pourtant  le  concours 
lui  avait  été  si  funeste  une  première  fois,  avec  le  Jeune 
Henry,  lui  offrit  le  livret  d'un  opéra-comique  en  deux 
actes,  une  Folie,  qu'il  s'empressa  de  mettre  en  musique. 
Bouilly  n'a  pas  manqué,  dans  ses  Récapitulations,  de  con- 
sacrer tout  un  chapitre,  intitulé  Vengeance  de  deux  auteurs, 


1  Pour  en  finir  avec  VIrato,  je  rapporterai  ce  fragment  d'une  lettre  de 
Marsollier,  relative  à  cet  ouvrage,  et  qui  a  été  publiée  dans  la  France 
musicale  le  15  avril  1866:  —  «J'ai  reçu  une  fort  jolie  lettre  de  vous, 
mon  cher  ami  ;  je  vous  en  ai  répondu  une  bien  sotte  à  Toulon,  et  celle-ci 
ne  vaudra  guère  mieux;  elle  vous  assurera  toujours  de  ma  tendre  amitié, 
et  à  ce  titre  elle  vous  sera  agréable,  j'en  suis  sûr.  J'ai  donné  ici  une  pa- 
rade, j'ai  un  poco  mystifié  mon  maître,  le  citoyen  public,  et  il  a  donné 
dans  le  panneau.  VIrato  a  été  joué  et  applaudi  comme  l'ouvrage  del 
famoso  Fiorelli,  et  il  n'était  que  du  français  Méhul  et  de  votre  serviteur. 
La  musique  est  délicieuse,  le  poème  gai,  fou,  sans  intrigue  ni  intérêt, 
Enfin,  on  y  vient,  on  y  rit,  on  y  paye,  et  si  cela  ne  vaut  pas  de  gloire, 
j'en  aurai  du  moins  quelque  argent,   ce  qui  n'est  pas  sans  mérite  ;  il  y  en 

aura  donc  dans  l'ouvrage;  er go,  j'ai  bienfait.  Adieu allez-vous  toujours 

en  Egypte,  et  quand  partez-vous?» 


216  MÉHUL 

à  retracer  minutieusement  l'histoire  de  cet  ouvrage1;  il 
faut  lire  cela,  il  faut  voir  les  éloges  que  Bouilly,  dans  un 
langage  aussi  prétentieux  qu'incorrect,  s'adresse  au  sujet 
de  cette  pièce  inepte,  pour  se  faire  une  idée  de  la  suffi- 
sance niaise,  de  la  vanité  bouffie  à  laquelle  peut  atteindre 
un  écrivain  infatué  de  lui-même  et  qui  n'a  pas  conscience 
de  son  absolue  nullité.  Cela  pourtant,  il  faut  bien  le  dire, 
n'offre  qu'un  intérêt*  en  quelque  sorte  négatif.  Ce  qu'il 
importe  de  savoir,  c'est  qu'une  Folie  fat  représentée  à 
l' Opéra-Comique  le  15  germinal  an  X  (5  avril  1802),  et 
que,  malgré  la  sottise  rebutante  et  le  mauvais  goût  du 
poëme,  malgré  la  valeur  très  relative  de  la  musique,  elle 
obtint  un  assez  vif  succès,  dû  sans  doute  au  très  grand 
talent  déployé  par  ses  interprètes,  qui  n'étaient  autres 
que  Solié,  Elleviou,  Martin,  Dozainville,  Lesage,  Allaire 
et  Mllc  Philis  aînée.  Ce  n'est  pas  à  dire  qu'on  ne  retrou- 
vât point  de  traces  du  talent  et  de  la  main  de  Méhul 
dans  quelques  morceaux,  entre  autres  dans  les  jolis  cou- 
plets de  soprano  :  Je  suis  encor  dans  mon  printemps ,  qui 
longtemps,  dit-on,  coururent  les  rues,  dans  le  vif  et 
spirituel  finale  du  premier  acte,  et  aussi  dans  un  excellent 
trio  que  chantaient  admirablement  Martin,  Solié  et 
Mlle  Philis;  mais  il  est  certain  que,  considérée  dans  son 
ensemble,  la  partition  d'une  Folie  n'occupe  qa'une  place 
très  secondaire  dans  l'œuvre  d'un  compositeur  qui  s'était 
fait  connaître  par  de  si  beaux  chefs-d'œuvre.  Néanmoins, 
je  le  répète,  cet  ouvrage  eut  du  succès,  et  Méhul  fut 
acclamé  sur  la  scène  à  la  première  représentation.  Il  fut 
par  la  suite  l'objet  de  diverses  reprises,  dont  la  dernière 
eut  lieu  le  20  novembre  1843;  il  avait  alors  pour  inter- 
prètes Henry,  Audran,  Chollet,  Kiquier,  Sainte-Foy, 
Daudé  et  Mlle  Révilly2. 


1  T.  II,  pp.  317-342. 

2 II  y  avait  bien  longtemps  qu'une  Folie  était  oubliée  en  France,  lorsque, 
chose  singulière,  cet  ouvrage  fut  traduit  et  représenté  en  Allemagne,  il  y 
a  trente  ans.  Dans  son  n°  du  5  novembre  1854,1a  Gazette  musicale  publiait 


SA  VIE,  SON  GÉNIE }    SON  CARACTÈRE  217 

Il  fut  moins  heureux  avec  un  troisième  ouvrage  bouffe 
qu'il  fit  représenter  quatre  mois  après  celui-ci.  Il  s'agissait 
cette  fois  d'un  petit  opéra  en  un  acte,  le  Trésor  supposé  ou 
le  Danger  d 'écouter  aux  portes,  qui  fit  son  apparition  à 
l'Opéra-Comique  le  10  thermidor  an  X  (29  juillet  1802). 
Le  poëme  avait  été  écrit  par  Hoffman,  et  la  pièce,  fort 
bien  montée,  était  jouée  par  Gavaudan,  Solié,  Andrieu, 
Mlles  Philis  aînée  et  Pingenet  aînée  l. 

Malgré  tout,  le  succès  fut  mince  :  onze  représentations 
dans  la  première  nouveauté,  neuf  autres  dans  l'espace  de 
deux  années  ensuite,  suffisent  à  le  constater.  L'éditeur  des 
Œuvres  d'Hoffman  cherche  à  pallier,  dans  la  notice  placée 
par  lui  en  tête  du  livret  du  Trésor  supposé,  cette  espèce  de 
demi-chute:  —  «Malgré  son  succès,  dit-il,  cet  ouvrage 
disparut  du  répertoire  par  suite  du  caprice  d'un  acteur. 
Gravaudan,  chargé  du  personnage  de  Crispin,  avait  déployé 
dans  ce   rôle  tant  de  verve   et   de   gaieté  qu'il  réunit  tous 


une  lettre  de  son  correspondant  de  Berlin,  qui,  après  lui  avoir  parlé  d'une 
récente  reprise  de  Y  Orphée  de  Gluck,  continuait  ainsi  :  —  «  Pendant  que 
ce  chef-d'œuvre  ancien  nous  apparaissait  dans  un  cadre  nouveau,  le 
Schauspielhaus,  qui  donne  aussi  quelquefois  des  opéras-comiques,  remet- 
tait en  lumière  une  relique  du  temps  passé;  c'est  un  opéra  de  Méhul,  une 
Folie,  que  l'on  a  intitulé  ici  :  Plus  on  est  de  fous7  plus  on  rit,  titre  bien 
lourd  pour  cette  œuvre  charmante,  où  la  plaisanterie  se  berce  sur  des 
ailes  si  légères  et  si  finement  tissées....  » 

C'est  dans  le  chapitre  de  son  livre  qui  a  trait  à  une  Folie  (Vengeance 
de  deux  auteurs),  que  Bouilly  signale  un  fait  dont  je  ne  crois  pas  qu'il 
existe  ailleurs  de  traces.  Il  s'agit  d'un  duel  que  Méhul  aurait  eu  avec  un 
journaliste.  A  cette  époque,  selon  Bouilly,  nombre  de  critiques  s'éver- 
tuaient à  nier  le  talent  du  compositeur,  et  cela  dans  un  langage  particu- 
lièrement blessant.  «  Méhul,  dit-il,  riait  tout  le  premier  de  ces  traits  veni- 
meux lancés  par  les  ennemis  de  sa  gloire  ;  mais  souvent  il  en  souffrait  en 
silence,  et  finit  par  provoquer  en  duel  un  de  ses  éhontés  détracteurs, 
auquel  il  dit  devant  moi,  tenant  son  épée  d'une  main  ferme,  mais  vacil- 
lante (!)  :  Ne  vous  y  méprenez  pas  :  si  je  tremble,  ce  n'est  que  de  colère.  En 
effet,  il  blessa  grièvement  son  adversaire,  et  la  réputation  de  vrai  brave 
et  d'homme  d'honneur  qu'il  acquit  en  cette  circonstance  calmèrent  l'audace 
de  ses  détracteurs. 

1  Le  spectacle  de  la  première  représentation  était  complété  par  V Epreuve 
villageoise.  La  recette  fut  de  2,338  francs. 


218  MÉHUL 

les  suffrages  *,  mais,  loin  d'être  flatté  de  cet  assentiment 
unanime,  il  craignit  que  son  triomphe  dans  l'emploi  des 
valets  ne  nuisît  à  la  renommée  qu'il  s'était  acquise  en 
représentant  les  tyrans,  et  qui  lui  avait  fait  décerner  le 
glorieux  surnom  de  Talma  de  V Opéra-Comique  ;  les  bottines 
et  le  manteau  court  furent  donc  bientôt  remplacés  par 
toute  la  ferraille  du  mélodrame,  et  le  Trésor  supposé  devint 
l'objet  d'un  ajournement  indéfini.  »  En  réalité ,  le  Trésor 
supposé  laissa  le  public  complètement  indifférent.  Ce  qui 
n'empêche  pas  que  vingt  ans  plus  tard,  à  la  création  du 
Gymnase-Dramatique,  que  les  termes  de  son  privilège 
obligeaient  à  jouer  de  petits  opéras  en  un  acte,  cet 
ouvrage  ne  fût  joué  à  ce  théâtre  (13  septembre  1821),  où 
il  obtint  quinze  représentations.  Puis,  trois  ans  après,  le 
16  juillet  1824,  une  reprise  en  fut  faite  à  l' Opéra-Comique; 
mais  celle-ci  ne  fut  que  médiocrement  fructueuse,  et 
depuis  lors  il  ne  fut  plus  question  du  Trésor  supposé. 

Méhul  entrait  alors  dans  une  mauvaise  veine,  et  nous 
allons  le  voir  donner  successivement  plusieurs  ouvrages 
que  son  grand  nom  et  l'action  très  réelle  que  son  génie 
exerçait  sur  le  public  ne  purent  empêcher  de  subir  un  sort 
fâcheux.  Le  premier  fut  une  sorte  de  drame  lyrique  en 
deux  actes,  Joanna,  dans  lequel  il  avait  Marsollier  pour 
collaborateur.  Celui-ci  avait  fait  représenter  quelques 
années  auparavant,  au  théâtre  Feydeau,  un  opéra  en  trois 
actes,  Emma  ou  le  Soupçon,  dont  Fay  avait  écrit  la  mu- 
sique, et  qui  n'obtint  aucun  succès.  Keprenant  son  sujet 
en  sous-œuvre  et  le  resserrant  en  deux  actes,  il  en  avait 
tiré  le  livret  de  Joanna,  qui  malheureusement  n'avait  pas 
gagné  à  cette  transformation,  et  que  ne  purent  soutenir 
ni  la  nouvelle  musique  de  Méhul,  ni  le  talent  passionné 
de  Mme  Scio,  ni  le  jeu  très  pathétique  de  Gavaudan,  qui, 
ici  comme  toujours,  se  montrait  comédien  admirable. 
«  Gavaudan  joua  d'une  manière  très  énergique  et  très 
savante  le  rôle  d'un  époux  jaloux  qui,  sur  une  simple 
apparence,  provoque  un  officier,  lequel  se  trouve  être  son 
frère.  Il  fut  vraiment  pathétique  lorsqu'il  comparut  devant 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  219 

son  juge,  qui  est  aussi  son  père.  Mais  cette  situation,  la 
même  que  M.  Marsollier  avait  déjà  présentée  en  trois 
actes,  sous  le  titre  d'Emma,  n'avait  plus  dans  la  pièce 
nouvelle  assez  de  développement,  et  elle  parut  forcée. 
La  musique  dont  Méhul  avait  soutenu  le  poëme  ne  pouvait 
ajouter  à  l'intérêt.  Elle  n'offrait  de  remarquable  qu'une 
espèce  de  romance  très  bien  appropriée  aux  faibles 
moyens  de  Gravaudan  comme  chanteur i.  »  Un  autre  écri- 
vain disait  :  «  Le  sujet  de  Joanna  ne  convient  point  à 
l' Opéra-Comique,  la  musique  ne  convient  point  au  poëme, 
et  je  ne  sais  à  quel  théâtre  le  poëme  et  la  musique  con- 
viendroient 2.  »  Joanna  n'eut  que  huit  représentations,  dont 
la  première  fut  donnée  le  23  novembre  18023. 

Méhul  fut  moins  heureux  encore  avec  un  ballet  en  deux 
actes,  Daplmis  et  Pandrose  ou  la  Vengeance  de  V Amour, 
dont  le  scénario  avait  été  tracé  par  Pierre  Grardel,  et  qui 
fut  donné  à  l'Opéra  le  24  nivôse  an  XI  (14  janvier  1803). 
Celui-ci  ne  produisit  sur  le  public  qu'une  impression  assez 
fâcheuse,  et  ne  put  aller  au-delà  de  sa  sixième  représen- 
tation. 

Ces  échecs  successifs  n'entamaient,  fort  heureusement, 
ni  la  gloire  ni  le  grand  renom  de  Méhul.  Il  s'était,  depuis 
son  entrée  dans  la  carrière,  constitué  un  répertoire  assez 
riche,  assez  abondant,  assez  varié,  pour  que  l'oubli  ne 
pût  l'atteindre  •  et  si  ses  derniers  ouvrages  n'avaient  pas 
rencontré  la  faveur  du  public,  si  le  Trésor  supposé  s'était 
vu  rapidement  abandonné,  si  Joanna  avait  fait  un  fiasco 
de  huit  représentations,  si,  grâce  à  Gardel,  Daphnis  et 
Pandrose  n'avait  eu  qu'une  existence  plus  limitée  encore, 
du  moins  plusieurs  autres  de  ses  œuvres  voyaient  se  pro- 
longer le   succès  qui   les   avait  accueillies    dès  l'abord,   et 


1  Année  théâtrale,  pour  Fan  XII. 

2  Correspondance  des  amateurs  musiciens. 

3  Le  spectacle  était  complété  par  VÉpreuve  villageoise,  de  Grétry,  et  la 
recette  fut  de  1,921  fr.  50  c.  Outre  Mme  sci0  et  Gavaudan,  les  interprètes 
de  Joanna  étaient  Juliet,  Solié,  Gaveaux,  Mlles  Simonnet  et  Chevalier. 


220  MÉHUL 

l'on  jouait  constamment  Stratonice,  Euphrosine ,  VIrato, 
Ariodant,  une  Folie  et  même  le  Jeune  Sage  et  le  vieux  Fou. 
D'ailleurs,  son  activité  ne  se  démentait  pas  un  instant,  il 
produisait  sans  relâche,  frappait  des  coups  répétés,  et  ne 
cessait  d'entretenir  le  public  de  sa  personne  et  de  son 
talent. 

Après  une  série  d'ouvrages  bouffes,  il  s'était  repris  au 
genre  sérieux  avec  Joanna  ;  il  y  revint  de  nouveau  avec 
Hêléna,  drame  lyrique  en  trois  actes  pour  lequel  il  eut 
encore  le  tort  de  s'associer  avec  Bouilly.  La  pièce  de 
celui-ci  n'était  pas  bonne,  et  manquait  surtout  de  nou- 
veauté; on  peut  croire  cependant  que  Bouilly,  sur  cer- 
taines observations  qui  lui  furent  adressées,  y  fit  au  dernier 
moment  des  remaniements  assez  importants  ;  c'est  au  moins 
ce  qui  résulterait  d'une  lettre  adressée  au  censeur  Nogaret 
par  M.  de  Fontaine-Cramayel,  préfet  du  palais,  chargé 
spécialement  de  la  surveillance  administrative  du  théâtre 
de  F  Opéra-Comique  ;  de  cette  lettre,  en  date  du  22  plu- 
viôse an  XI  (11  février  1803),  j'extrais  le  fragment  sui- 
vant, exclusivement  relatif  à  Héléna  :  —  «  Avant  que  vous 
m'eussiez  renvoyé,  Monsieur,  le  manuscrit  à'Hélêna,  je 
connaissais  cette  pièce  par  la  lecture  que  j'en  avais  entendu 
faire  par  l'auteur  chez  un  de  nos  amis  communs.  J'avais 
été  très  content  des  deux  premiers  actes  et  fort  mécontent 
du  troisième,  où  je  trouvais  une  invraisemblance  choquante 
dans  la  conduite  d'Edmond,  qui,  quoique  sûr  de  l'inno- 
cence de  Constantin,  continuait  les  poursuites  avec  la 
même  rigueur  pour  s'assurer  de  sa  personne.  On  m'avait 
assuré  depuis  que  l'auteur,  d'après  les  conseils  de  ses 
amis,  avait  refait  entièrement  cet  acte  ;  aussi  ai-je  été  fort 
étonné  de  le  retrouver,  dans  le  manuscrit,  tel  à  peu  près 
que  je  l'avais  entendu.  Cela  ne  m'a  point  empêché  de 
signer  le  permis,  comme  préfet,  mais,  comme  ami,  j'ai  cru 
devoir  mes  avis  au  citoyen  Bouilly,  qui,  sur  mon  invi- 
tation, s'est  rendu  chez  moi.  Il  a  été  frappé  de  la  force  de 
mes  objections,  que  lui-même  avait  déjà  pressenties.  Il 
avait  saisi  avidement  un  moyen  que  je  lui  ai  proposé  pour 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  221 

sauver  toute  invraisemblance,  et  un  billet,  que  j'ai  reçu 
de  lui  hier,  m'annonce  qu'il  a  fait,  d'accord  avec  Méhul, 
les  changements  que  j'avais  cru  pouvoir  lui  indiquer. 
Attendez-vous  donc  à  voir  un  autre  troisième  acte.  Je 
doute  qu'il  puisse  jamais  être  de  la  force  des  deux  autres, 
avec  lesquels  il  fera  nécessairement  disparate,  mais  j'es- 
père qu'au  moins  il  terminera  la  pièce  d'une  façon  moins 
choquante  *. , .  » 

Les  corrections  et  les  retouches  que  Bouillj,  ainsi  solli- 
cité, fit  subir  à  sa  pièce,  ne  la  rendirent  pas  beaucoup 
meilleure.  Elle  fut  cependant  accueillie  d'une  façon  assez 
favorable  lorsqu'elle  parut  sur  la  scène  de  l' Opéra-Comique 
le  10  ventôse  an  XI  (1er  mars  1803),  mais  elle  ne  put 
désarmer  complètement  la  critique.  «  Malgré  le  succès  de 
sa  pièce,  disait  un  annaliste,  M.  Bouilly  n'aura  pas  été  le 
dernier  à  reconnaître  qu'elle  n'était  qu'une  contre-épreuve 
de  ses  Deux  Journées.  La  musique  que  Méhul  avait  faite 
n'avait  pas  non  plus  la  vigueur  et  l'originalité  de  celle  de 
Cherubini.  Mais  si  elle  n'ajoute  rien  à  sa  réputation,  elle 
en  est  plus  digne  que  celle  de  Joanna*.  »  Un  journal 
spécial  appréciait  ainsi  la  partition  :  «  L'ouverture,  dans 
laquelle  nous  avons  remarqué  une  phrase  agréable,  habile- 
ment modulée,  et  exécutée  tour  à  tour  par  les  instrumens 
à  cordes  et  les  instrumens  à  vent,  nous  a  paru  trop  rem- 
plie de  points  d'orgue  et  de  suspensions.  M.  Méhul  nous 
a  rendus  un  peu  difficiles  en  fait  d'ouvertures,  et  dans 
celle-ci  on  n'apperçoit  nulle  trace  de  cette  originalité  qui 
le  distingue  souvent.  Nous  n'avons  que  peu  de  choses  à 
dire  du  reste  de  l'ouvrage.  Deux  romances  touchantes  et 
fort  bien  chantées  par  Mme  Scio-Messié  et  M.  Gravaudan, 
et  deux  chœurs,  celui  de  la  fin  du  premier  acte  et  celui 
des  Moissonneurs,  voilà  ce  qu'on  peut  citer  dans  cet  opéra. 
Mais  deux  romances   quand  on  vient  entendre  l'auteur  de 


1  Cette  lettre  a   été  publiée   dans   la  Bévue  des  documents  historiques, 
no  de  décembre  1880. 

2  Année  théâtrale,  pour  l'an  XII. 


222  MÉHUL 

Stratonice,  et  deux  romances  en  trois  actes  !  Les  amateurs 
ont  un  peu  le  droit  de  se  récrier  *.  »  Il  est  certain  que  la 
partition  d'Héléna  ne  saurait  compter  au  nombre  des  meil- 
leures qu'ait  écrites  Méhul,  bien  qu'on  y  puisse  citer  encore 
un  joli  trio  au  premier  acte  et  le  finale  du  second.  En 
réalité,  l'ouvrage  n'était  pas  de  nature  à  survivre  à  sa 
nouveauté.  Supérieurement  joué  par  Gavaudan,  Juliet, 
Gaveaux,  Philippe  et  Mme  Scio,  il  dut  à  cette  interpréta- 
tion superbe  de  pouvoir  fournir  une  série  de  trente-six 
représentations  dans  l'espace  de  vingt  mois  environ  ;  mais 
il  ne  put  se  maintenir  plus  longtemps  au  répertoire,  et  il 
fut  ensuite  complètement  abandonné2. 

Par  suite  de  quel  singulier  concours  de  circonstances 
vit-on  trois  poëtes  et  quatre  musiciens  associer  leurs 
efforts  pour  mener  à  bien  la  composition  d'un  opéra- 
comique  en  trois  actes,  intitulé  le  Baiser  et  la  quittance  ou 
une  Aventure  de  garnison?  C'est  ce  que  je  ne  saurais  dire. 
Toujours  est-il  que  Picard,  Longchamps  et  Dieulafoi  d'un 
côté,  Méhul,  Boieldieu,  Nicolo  et  Rodolphe  Kreutzer  de 
l'autre,  se  réunirent  ainsi  et  mirent  au  jour  l'ouvrage  en 
question,  qui  fut  donné  à  l' Opéra-Comique  le  18  juin  1803. 
Par  malheur  pour  les  musiciens,  qui  avaient  fait  preuve 
de  talent,  l'œuvre  des  librettistes  était  détestable,  si  bien 
que  la  représentation  fut  très  orageuse,  que  les  sifflets  s'y 
firent  entendre  plus  qu'il  n'eût  été  désirable,  et  que  la 
pièce  tomba  lourdement.  Encore  faut-il  constater  que  la 
chute  eût  été  plus  honteuse  et  plus  violente  peut-être  sans 
les  qualités  répandues  dans  la  partition.  «Il  n'y  a  plus  de 
chutes  aujourd'hui,  disait  à  ce  sujet  le  Courrier  des  Spec- 
tacles :  telle  pièce  qui  à  la  première  épreuve  a  chancelé  et 
n'a  pu  se  soutenir,  marche  à  la  seconde  avec  assurance  et 
obtient  un  plein  succès.  Il  est  vrai  que  si  les  auteurs  du 
poëme  ont  encouru  la  défaveur  publique,  les  auteurs  de  la 


i  Correspondance  des 'amateurs  musiciens. 

2  Le    spectacle    de  la  première   représentation    était  complété  par    les 
Chasseurs  et  la  Laitière,  de  Duni.  La  recette  s'éleva  à  4,091  francs. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  223 

musique  ont  droit  d'en  appeler.  Ceux  du  Baiser  et  la  quit- 
tance l'ont  fait  hier  heureusement  ;  et,  si  l'on  n'a  pas 
entièrement  goûté  le  poème,  on  a  rendu  justice  aux 
beautés  qui  se  rencontrent  à  chaque  instant  dans  la  mu- 
sique. »  Le  résultat  de  la  représentation  n'en  fut  pas 
moins  si  fâcheux,  que  nos  quatre  compositeurs  ne  jugèrent 
pas  à  propos  de  livrer  leurs  noms  au  public  ;  et  peut-être 
ne  les  connaîtrions-nous  pas  aujourd'hui  si  un  journal 
spécial,  la  Correspondance  des  amateurs  musiciens,  n'avait  eu 
l'heureuse  idée  de  les  mentionner,  en  dévoilant  la  part 
qui  revenait  à  chacun  dans  le  travail  collectif.  Toutefois, 
la  critique  rendit  justice  à  la  très  grande  valeur  de  la 
partition  du  "Baiser  et  la  quittance,  ainsi  qu'au  rare  talent 
des  artistes  qui  avaient  concouru  à  l'interprétation  :  Elle- 
viou,  Martin,  Chenard,  Gavaudan,  Mmes  Saint-Aubin  et 
Desbrosses.  Mais  les  efforts  ni  des  uns  ni  des  autres  ne 
purent  faire  passer  condamnation  sur  les  irrémédiables 
défauts  du  poëme,  et  l'ouvrage  ne  put  aller  au  delà  de  sa 
quatrième  représentation1. 

Méhul  n'en  avait  pas  fini  avec  la  malchance  qui  le  pour- 
suivait depuis  quelque  temps  ;  il  est  vrai  qu'il  semblait 
venir  lui-même  en  aide  à  cette  malchance,  par  le  peu  de 
soin  qu'il  apportait  dans  le  choix  de  ses  livrets.  On  pour- 
rait même  croire  que  cette  question,  si  importante  pour 
un  musicien,  ne  le  préoccupait  en  aucune  façon,  et  qu'il 
prenait  volontiers  de  toutes  mains  les  pièces  qu'on  trouvait 
bon  de  lui  présenter.  C'est  ainsi  qu'il  accepta  de  Saint- 
Just  le  poëme  détestable  d'un  opéra-comique  en  deux 
actes,  VHeureux  malgré  lui,  qui  devait  lui  faire  éprouver 
un  échec  plus  complet  encore  que  tous  ceux  qu'il  venait 
de  subir.  Cet  Heureux  malgré  lui,  dont  le  titre  aurait  pu 
passer  pour  une  épigramme,  souleva  en  effet  une  telle 
hostilité  de  la  part  du  public  que  deux  représentations 
seulement  purent  en  être  données.  La  première  eut  lieu  le 


1  Le  spectacle  était  complété  par  V Amour  filial,  de  Gaveaux.  La  recette 
atteignit  le  chiffre  de  4,375  fr.  50  c. 


224  MÉHUL 

28  décembre  1803/  et  inspirait  ces  réflexions  au  Moniteur: 
—  «Le  théâtre  de  l'Opéra-Comique  vient  de  donner  avec 
un  succès  très  contesté  V Heureux  malgré  lui,  ouvrage  qui, 
dit-on,  a  complètement  réussi  dans  une  cour  du  Nord,  où  il 
a  été  exécuté  sous  la  musique  du  compositeur  M.  Boyeldieu. 
La  musique  que  nous  avons  entendue  à  Paris  est  de  M.  Mé- 
hul, et  il  y  a  lieu  de  s'étonner  qu'un  poëme  de  cette  nature 
ait  ûxê  l'attention  de  ces  deux  artistes  distingués1.  Nous 
ignorons  si  Boyeldieu  a  trouvé  en  travaillant  sur  ce  sujet 
l'occasion  de  produire  un  pendant  agréable  à  son  Calife  de 
Bagdad,  mais  nous  voyons  à  regret  que  M.  Méhul,  qui, 
s'il  nous  est  permis  de  le  dire,  ne  devrait  peut-être  pas 
risquer  de  compromettre  ainsi  son  talent,  n'a  rien  trouvé 
dans  l'ouvrage  qui  pût  lui  inspirer  un  de  ces  morceaux  aux- 
quels il  doit  sa  réputation  si  bien  établie  et  si  distinguée...  » 
Peu  de  jours  avant  l'apparition  de  V Heureux  malgré  lui 
à  Y  Opéra-Comique,  le  16  décembre,  on  avait  donné  à  la 
Comédie-Française  un  drame  héroïque  en  vers,  d'Alexandre 
Duval,  Guillaume  le  Conquérant,  dans  lequel  se  trou- 
vait, au  troisième  acte,  un  hymne  guerrier,  la  Chanson 
de  Roland,  que  chantait  l'acteur  Michot  et  dont  la  musique 
superbe  avait  été  écrite  par  Méhul.  Je  ne  sais  s'il  faut 
ajouter  foi  à  l'assertion  de  Castil-Blaze,  qui  nous  dit  que 
«  la  Chanson  de  Roland  :  Où  vont  tous  ces  preux  chevaliers, 
a  fait  le  tour  de  l'Europe  avec  nos  armées  2,  »  mais  je  sais 
bien  que  cet  hymne  est  grandiose  et  d'une  admirable 
envolée.  Par  malheur,  le  drame  de  Duval  fut  jugé  d'un 
caractère  politique  très  fâcheux,  le  premier  consul  fit  dé- 
fense d'en  continuer  les  représentations,  et  l'hymne  de 
Méhul,  qui  le  premier  soir  avait  soulevé  l'enthousiasme  du 
public,  fut  absolument  perdu3. 

*  Boieldieu  était  alors  à  Saint-Pétersbourg,  où  il  fit  représenter  avec 
succès  un  certain  nombre  d'ouvrages  écrits  expressément  pour  le  service 
du  czar  ;  mais  l'écrivain  se  trompe:  il  n'y  donna  point  V Heureux  malgré 
lui  ;  du  moins  ne  l'a-t-on  jamais  su  en  France. 

2  Molière  musicien,  T.  II,  p.  459. 

3  II  fut  publié  cependant,  et  il  ne  me  semble  pas  inutile  de  reproduire 


SA   VIE,    SON   GÉNIE,    SON   CARACTÈRE  225 


Ce  n'est  pas  le  hasard  qui  avait  associé  Méhul  à  Duval  en 
cette  circonstance.  Tous  deux,  en  effet,  se  trouvaient  déjà 
en  relations  étroites,  car  ils  venaient  d'unir  leurs  efforts 
pour  mettre  au  jour  une  œuvre  dont  l'importance  était  autre- 
ment considérable  au  point  de  vue  musical.  Alexandre  Duval, 
qui  précédemment  avait  écrit  plusieurs  opéras-comiques, 
le  Prisonnier  et  la  Maison  du  Marais  avec  Délia  Maria, 
Zélia  avec  Deshayes,  BenioivsM  avec  Boieldieu,  Maison  à 
vendre  avec  Dalayrac,  s'était  vu  pris  du  désir  d'écrire  le 
poëme  d'un  grand  ouvrage  pour  l'Opéra.  Ce  poëme,  dont 
il  avait  emprunté  le  sujet  à  un  drame  de  Kotzebue,  avait 
pour  titre  les  Hussites,  et  Duval  avait  confié  à  Méhul  le  soin 


la  lettre  intéressante  qu'un  amateur  adressait  alors   à  la  Correspondance 
des  professeurs  de  musique  (28  mars  1804): 

«Paris,  le  4  germinal  an  12. 

«  Tard  vaut  mieux  que  jamais,  monsieur  ;  ainsi,  puisque  mon  hommage 
à  M.  Méhul  sur  son  hymne  guerrier  du  3e  acte  de  Guillaume-le- Conquérant 
s'est  trouvé  dans  un  cadre  plus  grand  que  la  place  que  vos  obligations 
vous  permettent  de  lui  donner  dans  votre  journal,  il  faut  se  borner  à  dire: 

"Honneur  à  M.  Méhul,  qui  a  eu  le  courage  de  donner  l'exemple  de  la 
soumission  que  le  rythme  musical  doit  à  celui  de  la  langue  et  du  vers. 
Non-seulement  point  de  syllabe  surnuméraire  qui  soit  traitée  dans  son 
chant  comme  rythmique,  et  point  de  brève  absolue  qui  porte  ni  longue 
ni  syncope,  mais  encore  toutes  les  syllabes  que  la  bonne  prononciation 
fait  se  précipiter  vers  celle  à  qui  seule  une  articulation  forte  peut  con- 
venir, observent  dans  sa  musique  de  ne  pas  s'écarter  de  cette  marche. 
M.  Méhul  a  eu  soin,  à  cet  effet,  de  différencier,  d'un  couplet  à  l'autre,  la 
marche  de  son  chant  sans  en  dénaturer  le  rythme  essentiel,  selon  qu'un 
vers  s'est  trouvé  différer  de  l'autre  en  valeur  de  syllabes,  sans  corrompre 
le  sens.  Si  cet  heureux  exemple  est  suivi,  comme  il  est  à  désirer, 
M.  Méhul  sera  le  créateur  d'une  musique  que  nous  poumons  réclamer 
comme  nôtre.  Car  c'est  le  rythme  de  la  langue,  et.  son  rythme  poétique, 
qui,  par  les  tournures  de  chant  qu'ils  exigent  dans  les  cadences  surtout, 
peuvent  seuls  imprimer  à  la  musique  un  caractère  vraiment  national.  Le 
reste,  en  vocale  et  en  instrumentale,  est  du  domaine  de  toutes  les  nations 
et  de  toutes  les  écoles.  S'il  est  un  cachet  particulier  qui  distingue  tels 
œuvres  de  tels  autres,  c'est  celui  de  la  tête,  du  caractère,  de  la  constitu- 
tion physique  et  morale  de  l'auteur.  Haydn,  Mozart  et  Pleyel  sont  tous 
trois  Allemands  et  de  l'école  allemande.  Le  genre  d'aucun  n'est  celui  des 
autres.  Ils  n'ont  de  commun  entre  eux  que  d'en  avoir  chacun  un  bon. 

«Je  vous  salue. 

«  Un  de  vos  abonnés  » . 
15 


226  MÉHUL 

de  le  mettre  en  musique.  Mais  il  était  dit  que  Méhul,  dont 
le  génie  puissant  et  fier  convenait  si  merveilleusement  à 
la  peinture  des  sentiments  héroïques  et  passionnés  qui  se 
trouvent  précisément  à  leur  place  sur  la  scène  de  notre 
Opéra,  n'éprouverait  jamais  que  des  difficultés  et  des  dé- 
boires toutes  les  fois  qu'il  aurait  affaire  à  ce  théâtre.  Duval 
lui-même  a  raconté  l'histoire  de  cet  ouvrage,  que  ses  auteurs, 
en  présence  de  la  mauvaise  volonté  insigne  dont  notre 
grande  scène  lyrique  faisait  preuve  à  l'égard  de  Méhul, 
durent  transporter  de  l'Opéra  à  la  Porte-Saint-Martin,  en 
changeant  complètement  sa  forme  première  et  en  lui  don- 
nant celle  d'un  mélodrame  *,  je  ne  saurais  mieux  faire  que 
de  reproduire  ici  le  récit  de  Duval,  qui  sert  de  préface  à  son 
drame  des  Hussites  : 

Dans  un  voyage  que  je  fis,  il  y  a  peu  de  temps,  à  Berlin,  le  hasard 
me  fit  assister  à  la  première  représentation  des  Hussites,  drame  en 
cinq  actes  de  M.  de  Kotzebue.  Le  fond  de  l'ouvrage  me  parut  con- 
venable au  théâtre  des  Arts.  Malgré  ma  répugnance  à  travailler  pour 
un  théâtre  où,  sans  les  plus  grandes  protections,  on  n'a  jamais  l'espoir 
d'être  joué  de  son  vivant,  je  me  rappelai  que  plusieurs  des  premiers 
acteurs  m'avoient  prié  de  leur  composer  un  poème  ;  et  tout  en 
redoutant  de  ne  faire  qu'un  ouvrage  posthume,  je  pris  la  courageuse 
résolution  de  faire,  au  moins  une  fois  dans  ma  vie,  un  grand  opéra. 
M.  de  Kotzebue,  qui  m'avoit  accablé  de  politesses  lors  de  mon  séjour  à 
Berlin,  se  fit  un  plaisir  de  me  donner  un  extrait  de  sa  pièce,  qui  n'étoit 
point  encore  imprimée.  Arrivé  à  Saint-Pétersbourg,  je  fis  en  peu  de 
temps  cet  ouvrage,  et  Son  Excellence  M.  le  grand  chambellan  de 
Nariskine,  chez  lequel  j'en  avois  fait  une  lecture,  me  demanda  une  copie 
de  mon  manuscrit  pour  le  théâtre  de  Sa  Majesté  Impériale.  J'appris, 
peu  de  temps  après,  que  M.  Martini,  auteur  de  la  Gosa  rara,  avoit  été 
chargé  d'en  faire  la  musique.  Je  ne  doute  pas  qu'un  artiste  d'un  aussi 
grand  mérite  n'ait  parfaitement  secondé  mes  intentions  ;  mais  ne  pou- 
vant communiquer  avec  lui,  et  désirant  être  joué  promptement  à 
Paris,  je  m'empressai  de  présenter  mon  poème  au  théâtre  des  Arts. 
En  travaillant  à  ce  nouveau  drame,  j'ai  moins  songé  à  ma  réputation 
qu'aux  intérêts  du  théâtre  auquel  je  le  destinois.  Si  le  public  a  bien 
voulu  accueillir  avec  bonté  quelques  pièces  de  mon  invention,  j'ai  dû 
mettre  peu  de  prix  à  une  production  dont  le  fond  intéressant  ne 
m'appartient  pas,  et  dont  les  vers,  destinés  à  être  chantés,  doivent 
inspirer  peu  d'amour-propre  à  leur  auteur.  Mon  ouvrage  fait,  j'ai  dû 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  227 

compter  sur  la  bienveillance  des  chefs  de  cette  grande  administration, 
sur  la  politesse  des  directeurs,  sur  les  remercîmens  des  acteurs  :  je  me 
suis  singulièrement  trompé  dans  mes  calculs. 

Après  huit  mois  d'attente,  de  rendez-vous  manques,  etc.,  j'ai  renoncé 
aux  honneurs  d'une  lecture  que  je  n'ai  jamais  sollicitée  ni  attendue 
aussi  longtemps.  Cependant  ce  n'étoit  pas  à  moi  que  l'on  faisait  injure. 
La  cause  des  obstacles  que  je  rencontrois  tenoit  au  choix  de  mon 
compositeur.  Dès  mon  arrivée  à  Paris,  j'avois  cru  donner  encore  une 
preuve  de  mon  zèle  en  préférant  un  maître  (M.  Méhul)  connu  par  des 
chefs-d'œuvre  sur  tous  les  théâtres  lyriques.  Quelle  étoit  mon  erreur  ! 
J'ignorois  qu'il  existât  un  schisme  qui  écarte  sans  miséricorde  les 
premiers  talens  du  Conservatoire  :  on  ne  me  l'a  point  caché.  On  m'a 
dit  que  ma  pièce,  sans  avoir  été  entendue,  avoit  été  reçue  ;  mais  qu'il 
falloit  que  je  consentisse  à  donner  mon  ouvrage  à  un  étranger  arrivé 
depuis  quinze  jours,  très  peu  célèbre  dans  son  pays,  et  tout  à  fait 
inconnu  à  Paris.  Cet  étranger  a  peut-être  beaucoup  de  mérite  ;  mais 
enfin  j'ai  dû  avoir  plus  de  confiance  dans  l'artiste  dont  la  réputation  est 
faite  depuis  si  longtemps  en  France,  et  répandue  dans  tous  les  pays 
étrangers. 

Quels  que  soient  les  grands  talens  qui  brillent  maintenant  sur  la 
scène  lyrique,  ce  n'est  pas,  je  crois,  une  raison  pour  en  écarter  les 
autres  auteurs.  Si  tel  avoit  été  pourtant  le  projet  de  l'administration, 
elle  auroit  dû  faire  graver  en  lettres  d'or,  sur  le  frontispice  du  théâtre, 
les  noms  des  heureux  destinés  à  l'embellir  de  leurs  productions  : 
alors,  Méhul  et  moi,  nous  eussions  renoncé  à  parcourir  cette  effrayante 
carrière. 

Si  je  suis  entré  dans  ces  détails,  c'est  afin  de  prévenir  les  jeunes 
gens  qui  se  destinent  à  la  scène  lyrique,  d'avoir  l'attention  de  ne  pas 
choisir  un  compositeur  parmi  les  Méhul,  les  Cherubini,  qui  sont 
maintenant  au  nombre  des  réprouvés. 

Si  j'ose  ainsi  me  plaindre  de  l'administration  qui  régit  maintenant 
ce  théâtre,  c'est  que  je  suis  convaincu  que  ces  petites  haines,  ce  peu 
d'égards  que  l'on  a  pour  les  auteurs,  ces  promesses  vaines,  ces  rendez- 
vous  inutiles,  enfin  tous  les  abus  qui  existent  sont  ignorés  du  chef 
principal,  dont  la  politesse  et  le  bon  esprit  sont  généralement  estimés  1. 

L'auteur  qui  donne  son  poëme  à  un  compositeur  contracte  à  mes 
yeux  un  mariage  indissoluble:  et  comme  mon  compositeur,  qui  est 
mon  ami,  doit  me  convenir  aussi  sous  le  rapport  du  talent,  je  n'ai  pas 


1  II  existait  alors  je  ne  sais  quelle  inimitié  entre  l'administration  de 
l'Opéra  et  les  grands  artistes  qui,  comme  Cherubini  et  Méhul,  se  trou- 
vaient en  quelque  sorte  à  la  tête  du  Conservatoire.  Ce  qui  est  certain, 
c'est  que  Méhul  et  Cherubini,  particulièrement,  étaient  considérés  à 
l'Opéra  comme  des  ennemis,  et  qu'on  n'en  voulait  point  entendre  parler. 


223  MÉHUL 

cru  devoir  faire  divorce  avec  lui:  bien  nous  en  a  pris.  Rejetés  par  le 
théâtre  des  Arts,  nous  avons  trouvé  un  asile  à  la  Porte-Saint-Martin. 
Il  nous  a  suffi  de  déguiser  notre  opéra  en  mélodrame.  Nous  n'avons 
point  à  nous  repentir  de  cette  métamorphose.  Ce  théâtre  naissant,  par 
le  talent  de  ses  acteurs,  de  ses  danseurs,  par  le  soin  qu'ils  mettent  aux 
représentations,  est  digne  de  fixer  l'attention  publique.  M.  Dumaniant, 
si  connu  par  ses  jolies  comédies,  est  l'un  de  ses  administrateurs.  On 
est  heureux  d'avoir  affaire  avec  de  tels  hommes  ;  ils  savent  au  moins 
juger,  accueillir  et  récompenser  les  productions  des  auteurs.  Je  dois 
aussi  des  remercîmens  à  tous  les  acteurs  qui  ont  joué  dans  mon 
drame,  particulièrement  à  MM.  Dugrand,  Brion,  et  Madame  Pelletier. 
Dans  cet  hommage  public,  je  serois  coupable  d'oublier  M.  Aumer, 
artiste  de  l'Opéra.  Il  est  impossible  de  mieux  entendre  les  idées  d'un 
auteur,  de  plus  soigner  la  composition  de  ses  ballets,  de  mettre  plus 
de  charme  dans  ses  tableaux;  ils  produisent  un  tel  effet  à  la  représen- 
tation, que  le  public,  par  ses  applaudissemens,  s'est  chargé  du  soin  de 
lui  témoigner  ma  reconnoissance. 

Tout  ceci,  malheureusement,  ne  nous  explique  point  de 
quelle  façon  Duvalput  s'y  prendre  pour  utiliser,  dans  un  mélo- 
drame, la  musique  que  Méhul  avait  composée  pour  un  opéra. 
Tout  ce  qui  était  purement  symphonique,  c'est-à-dire  ce  qui 
servait  aux  marches,  à  la  danse  (très  importante,  d'ailleurs), 
aux  évolutions  scéniques,  put  sans  doute  être  conservé  ; 
mais  la  partie  la  plus  importante  du  travail  du  composi- 
teur, celle  qui  se  rapportait  à  l'action,  au  chant  proprement 
dit,  dut  certainement  être  sacrifiée,  puisqu'il  ne  restait 
point  trace  de  chant  dans  les  Hussites  ainsi  transformés. 
Quoi  qu'il  en  soit,  l'ouvrage  fut  représenté  à  la  Porte- 
Saint-Martin  le  25  prairial  an  XII  (14  juin  1804),  avec  un 
vif  succès. 


CHAPITRE  XII. 


Le  1er  janvier  de  cette  année  1804,  qui  vit  naître  les 
Hussites,  un  recueil  artistique,  la  Correspondance  des  pro- 
fesseurs et  amateurs  de  musique,  publiait  la  nouvelle  que 
voici  :  MM.  Gossec,  Grétry  et  Méhul  ont  été  nommés  mem- 
bres de  la  Légion  d'honneur.  »  C'étaient  les  premiers 
musiciens  qui  étaient  appelés  à  faire  partie  de  l'ordre  nou- 
vellement institué  par  le  premier  consul.  Peu  de  semaines 
après,  Lesueur,  Monsigny  et  Dalayrac  étaient,  à  leur  tour, 
nommés  chevaliers  de  cet  ordre1.  C'est  dans  le  même 
temps  que,  Paisiello  s'apprêtant  à  retourner  à  Naples,  le 
bruit  se  répandit  que  Méhul  était  choisi  pour  le  remplacer 
comme  maître  de  la  chapelle  du  premier  consul.  «  Le  bruit 
se  répand,  disait  le  recueil  que  je  viens  de  citer2,  que 
M.  Paisiello  va  retourner  à  Naples,  et  que  le  citoyen 
Méhul  le  remplace.  » 


1  On  trouve  au  deuxième  volume  des  Récapitulations  de  Bouilly,  dans  le 
récit  intitulé  Vengeance  de  deux  auteurs,  toute  une  longue  anecdote  sur 
cette  nomination  de  Méhul  comme  chevalier  de  la  Légion  d'honneur. 
Cette  anecdote  assez  étrange  me  semble  absolument  fantaisiste,  d'autant 
qu'elle  se  rattache  indirectement  à  la  représentation  d'une  Folie,  et  que 
Bouilly,  se  souciant  peu  de  la  concordance  des  dates  et  de  l'exactitude 
historique,  y  parle  sans  cesse  de  l'empereur  et  de  l'impératrice,  mettant 
en  scène  sans  façon  le  souverain  et  la  souveraine,  rapportant  des  con- 
versations singulières  entre  Méhul  et  l'empereur,  etc.  Or,  la  première 
représentation  d'une  Folie,  où,  selon  Bouilly,  «l'empereur»  aurait  ri  «à 
belles  dents»,  est  du  5  avril  1802,  la  nomination  de  Méhul  dans  l'ordre 
de  la  Légion  d'honneur  est  des  derniers  jours  de  1803,  et  l'on  sait  que 
le  sénatus-consulte  qui  conférait  au  premier  consul  la  dignité  d'empe- 
reur est  du  18  mai  1804.  Ce  simple  rapprochement  suffit,  je  pense,  à 
faire  apprécier  la  véracité  du  récit  de  Bouilly. 

2  Numéro  du  8  février  1804. 


230  MÉHUL 

Effectivement,  lorsque  Paisiello  eut  pris  la  résolution  de 
rentrer  en  Italie,  Bonaparte  offrit  sa  succession  à  Méhul, 
qui,  dit-on,  n'y  voulut  consentir  qu'à  la  condition  de  par- 
tager avec  Cherubini  les  fonctions  de  maître  de  la  cha- 
pelle. Le  premier  consul,  qui,  s'il  estimait  Cherubini, 
n'aimait  que  médiocrement  sa  musique,  ne  voulut  pas 
entendre  parler  de  cet  arrangement.  Méhul  alors  refusa 
de  la  façon  la  plus  positive,  et  c'est  à  la  suite  de  ce  refus 
que  l'emploi  fut  offert  par  Bonaparte  à  Lesueur,  qui  l'ac- 
cepta. 

Toutefois,  on  pourrait  supposer  que  la  question  ne  fut 
pas  tranchée  avec  autant  de  netteté  et  de  rapidité,  on  pour- 
rait croire  que  les  pourparlers  entre  Bonaparte  et  Méhul 
durèrent  un  certain  temps,  et  que  même  il  fut  un  moment 
où  Méhul  put  paraître  investi  des  fonctions  que  pourtant 
il  n'exerça  jamais.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que  Méhul 
écrivit,  pour  la  cérémonie  du  sacre  et  du  couronnement  de 
l'empereur,  qui  eut  lieu  à  Notre-Dame  le  2  décembre  1804, 
une  messe  dite  «  du  couronnement  »,  messe  qui,  à  la  vérité, 
ne  fut  pas  exécutée,  mais  dont  l'histoire  est  assez  sin- 
gulière. 

Cette  œuvre  importante  —  d'autant  plus  importante 
qu'elle  est  la  seule  de  ce  genre  qu'ait  laissée  Méhul  — 
était  restée  complètement  inconnue  en  France  jusqu'à  ces 
dernières  années.  C'est  à  M.  l'abbé  Neyrat,  l'excellent 
maître  de  la  chapelle  de  la  primatiale  de  Lyon,  qu'on  en 
doit  et  la  découverte  et  la  récente  publication.  Cette  dé- 
couverte était  signalée  en  ces  termes,  il  y  a  quelques  années, 
par  notre  ami  Eugène  Gigout,  dans  un  article  de  la  Musica 
sacra i  : 

Nous  venons  de  lire,  avec  un  très  grand  intérêt,  une  messe  à  quatre 
voix,  soli,  chœur,  orchestre  et  orgue,  intitulée  :  Messe  solennelle  en  la 
bémol,  que  Méhul  écrivit,  paraît-il,  en  vue  de  la  cérémonie  du  cou- 
ronnement de  Napoléon,  mais  qui  ne  fut  pas  exécutée  en  cette  cir- 


1  Journal  publié  a  Toulouse  par  M.  Aloys  Kunc,  n°  de  mai  1879. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  231 

constance1.  Nous  ne  croyons  pas  que  cette  messe  de  l'auteur  de  Joseph 
soit  connue  en  France.  C'est  à  la  gracieuse  obligeance  de  M.  l'abbé 
Neyrat,  qui  l'a  entendue  à  Presbourg,  dans  un  des  voyages  studieux 
qu'il  a  l'habitude  d'entreprendre  chaque  année,  que  nous  devons  de 
pouvoir  en  dire  ici  quelques  mots.  Elle  fait  partie  du  répertoire  de  la 
maîtrise  de  cette  ville.  C'est  là  que  le  savant  maître  de  chapelle  de 
Lyon,  qui  est,  nul  ne  l'ignore,  un  compositeur  distingué,  a  fait,  pour 
la  première  fois,  connaissance  avec  cette  messe,  dont  le  style  l'a  tout 
d'abord  frappé,  et  qu'il  a  immédiatement  demandé  et  obtenu  l'autori- 
sation d'en  faire  la  copie,  que,  sur  notre  demande,  il  a  bien  voulu  nous 
communiquer.  Nous  ne  rechercherons  pas  par  suite  de  quelles  cir- 
constances cette  messe  a  été  transportée  en  Autriche,  qui,  vraisem- 
blablement, en  a  eu  la  primeur.  Un  officier,  dilettante  de  la  grande 
armée,  l'avait-il  emportée  avec  ses  papiers  et  objets  précieux  pendant 
cette  campagne  de  4805,  où  la  guerre  se  fit  au  pas  de  course  ?  Cette 
hypothèse  est  d'autant  moins  inadmissible  que  cette  messe  du  cou- 
ronnement, alors  dans  toute  sa  nouveauté,  pouvait  fort  bien  se  trouver, 
comme  cela  arrive  souvent,  chez  quelque  ami  du  compositeur.  Peu 
importe,  du  reste,  la  voie  qu'elle  a  suivie  pour  atteindre  Vienne  et 
Presbourg,  puisque,  à  chaque  page,  le  style  de  Méhul,  qui  tient  à  la  fois 
de  la  manière  de  Haydn  et  de  celle  de  Cherubini,  se  fait  clairement 
reconnaître. 

On  y  trouvera  donc  certaines  formules,  peut-être  un  peu  vieillies, 
qui  formaient,  pour  ainsi  dire,  comme  la  base  de  la  musique  française 
de  cette  époque,  mais  rehaussées  par  de  profondes  recherches  harmo- 
niques unies  à  un  solide  contrepoint  et  à  de  nombreux  artifices  de 
composition  qui,  loin  de  laisser  péricliter  l'inspiration,  la  soutiennent 
au  contraire  vigoureusement,  puisqu'ils  n'en  sont  que  la  conséquence 
logique.  L'inspiration  ne  faiblit  pas  un  seul  instant  dans  tous  les 
développements  de  cette  œuvre  importante,  dont  la  parfaite  unité  ne 
le  cède  en  rien  à  la  hauteur  de  la  conception.  Six  morceaux  composent 
cette  messe  :  Kyrie,  Gloria,  Credo,  Sanctus,  Benedictus  et  Agnus, 
tous  plus  ou  moins  développés,  mais  tous  d'une  grande  pureté  de 
forme,  très  clairs,  très  mélodiques,  demandant  à  être  travaillés  avec 
beaucoup  de  soin,  quoique  n'étant  que  d'une  difficulté  moyenne 
d'exécution... 

Dans  cet  article,  M.  Gigout  formulait  un  vœu  bien 
naturel  :  celui  que  M.  l'abbé  Neyrat  voulût  bien  se  décider 


1  Voici  le  titre  exact,  qui  ne  laisse  aucun  doute  sur  la  destination  de 
l'œuvre  :  liesse  solennelle  en  la  bémol,  pour  quatre  voix  seules,  chœur, 
orchestre  et  orgue,  composée  pour  le  couronnement  de  Napoléon,  par 
Méhul. 


232  MÉHUL 

à  livrer  au  public  une  œuvre  si  intéressante,  aussi  bien  en 
ce  qui  touchait  sa  valeur  propre  que  le  nom  de  son  auteur. 
M.  Neyrat  se  rendit  à  ces  instances,  et  publia  en  effet  la 
messe  de  Méhul,  en  la  faisant  précéder  d'une  préface  dont 
j'extrais  les  lignes  suivantes,  relatives  à  la  façon  dont  elle 
fut  retrouvée  par  lui  : 

...  Il  y  a  plus  de  quinze  ans,  je  poussais  jusqu'à  Presbourg  une 
excursion  de  vacances.  Le  regretté  Fétis  m'avait  donné  une  lettre  pour 
Ilellmesberger,  professeur  au  Conservatoire  de  Vienne,  lequel  m'avait 
aussi  octroyé  un  mot  de  recommandation  pour  le  maître  de  chapelle  de 
l'église  Saint-Martin,  l'ancienne  basilique  du  couronnement  des  rois  de 
Hongrie,  la  cathédrale  de  Presbourg.  Je  ne  pus  rejoindre  ce  maître  de 
chapelle  ;  mais  en  allant  le  chercher  à  son  orgue,  je  visitai  les  archives 
de  la  maîtrise,  et  vis,  étalée  sur  une  table,  une  messe  portant,  le  nom 
de  Méhul,  notre  illustre  compatriote. 

Ce  nom,  dans  une  contrée  déjà  assez  lointaine,  me  surprit  ;  mais  je 
fus  bien  plus  surpris  encore  lorsque,  de  retour,  je  pus  constater  que 
les  œuvres  de  Méhul  pour  l'église  étaient  jusqu'ici  à  peu  près  nulles, 
ou,  du  moins,  que  presque  aucune  n'était  publiée.  J'avais,  d'ailleurs, 
été  admis  à  connaître,  dans  les  dernières  années  de  sa  vie,  Mm0  veuve 
Méhul,  qui  a  terminé  à  Lyon  une  longue  existence  de  bonnes  œuvres 
et  de  modeste  piété,  et  je  n'avais  pu  découvrir  dans  la  bibliothèque 
de  son  mari  trace  d'aucune  messe  ni  composition  religieuse. 

Dès  lors,  je  mis  dans  mes  projets  de  retourner  à  Presbourg.  Ce 
projet,  je  ne  pus  l'exécuter  que  l'an  passé  (1878).  Muni  de  lettres  du 
docteur  Hanslick,  conseiller  à  la  cour  de  Vienne,  réminent  critique 
musical,  et  de  M.  Kremser,  le  célèbre  directeur  de  sociétés  musicales, 
je  me  présentai  chez  le  maître  de  chapelle  de  Presbourg,  successeur 
de  celui  que  j'avais  vainement  cherché  quinze  ans  plus  tôt.  Mes 
démarches  n'eussent-elles  eu  pour  résultat  que  de  me  faire  connaître 
M.  Mayrberger,  je  serais  loin  de  les  regretter.  C'est  un  grand  artiste, 
professeur  de  mérite,  d'une  modestie  et  d'une  amabilité  qu'égalent  son 
talent  de  professeur  et  son  zèle  désintéressé  pour  l'art  religieux.  La 
maîtrise  qu'il  dirige  est  une  des  plus  importantes  de  l'Autriche-Hongrie 
tout  entière.  Il  commande  à  un  orchestre  nombreux,  et,  chaque 
dimanche,  quatre-vingts  chanteurs  et  chanteuses  (les  jours  de  fête,  le 
nombre  en  va  jusqu'à  cent  quatre-vingts)  obéissent  à  sa  baguette  de 
mesure. 

La  messe  de  Méhul,  que  M.  Mayrberger  nous  appelait  miracolosa, 
con  cuore  scritta,  fait  partie  du  répertoire  habituel  de  cette  maîtrise,  à 
qui  elle  fut  donnée,  il  y  a  quelque  quarante  ans,  par  un  seigneur 
viennois.  Si  on  ne  peut  suivre  toute  l'hégire  de  ce  chef-d'œuvre,  on  ne 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  233 


peut  cependant  ne  pas  y  reconnaître  la  main  de  l'illustre  maître  :  son 
style  y  paraît  à  chaque  page  et  équivaut  à  la  plus  authentique 
signature. 

D'après  le  titre,  cette  messe  aurait  été  composée  pour  le  couronne- 
ment de  Napoléon  Ier,  en  1804  ;  mais  elle  n'y  a  pas  été  exécutée,  car 
Napoléon  préférait  à  tous  Lesueur,  l'auteur  d'Ossian  et  le  chantre  de 
la  gloire  guerrièie,  et,  dit-on  aussi,  avait  alors  une  certaine  rancune 
contre  Méhul  *.  Cette  destination  de  la  messe  en  question,  ne  peut,  du 
reste,  être  douteuse  ;  l'allure  martiale  et  le  style  décidé  du  Benedictus, 
morceau  d'ordinaire  doux  et  pieux,  l'indique  aisément,  lorsqu'on  sait 
qu'à  ce  moment  se  fait  l'acte  du  couronnement. 

M.  Mayrberger  fut  assez  obligeant  pour  agréer  ma  demande  et 
m'aider  à  obtenir  de  M&r  le  Recteur  du  chapitre  que  cette  messe  fût 
copiée.  Nous  avons  trouvé  à  Presbourg,  chez  tous,  le  meilleur  accueil 
et  la  plus  grande  complaisance  ;  on  s'y  étonnait  fort  que  cette  belle 
messe  ne  fût  pas  connue  en  France,  et  on  comprenait  sans  peine  mon 
désir  de  la  mettre  en  lumière2... 

Je  n'entrerai  pas  dans  un  examen  critique  détaillé  de 
cette  œuvre  remarquable  ;  je  me  contenterai  d'en  citer 
deux  morceaux  :  le  Gloria,  qui  est  d'une  ampleur  superbe 
et  d'un  accent  plein  d'enthousiasme,  et  le  Benedictus,  dont 
la  grandeur  magistrale,  le  caractère  en  quelque  sorte 
martial  sont  relevés  encore  par  les  dessins  vigoureux  d'un 
orchestre  plein  de  puissance  et  d'éclat.  Mais  je  ne  sais  si 
le  hasard  ne  m'aurait  pas  donné  jusqu'à  un  certain  point 
l'explication  du  voyage  fait  en  Autriche  par  la  messe  de 
Méhul  et  de  son  expatriation.  Je  vais  du  moins  révéler  un 
fait  resté  jusqu'ici  inconnu,  et  qui  peut-être  contient  la 
clef  de  ce  petit  mystère. 

On  sait  que  Cherubini,  dont  la  célébrité  alors,  comme 
celle  de  Méhul,  était  européenne,  fut  appelé  en  1805  à 
Vienne  pour  y  écrire  et  y  faire  représenter    deux  opéras. 


1  Nous  avons  vu,  à  propos  de  VIrato,  ce  qu'on  peut  penser  de  cette 
prétendue  rancune. 

2  Voici  le  titre  de  l'édition  française  de  la  messe  de  Méhul:  Messe 
solennelle  a  quatre  voix,  composée  pour  le  couronnement  de  Napoléon  Ie* 
(180-4)  par  Méhul,  réduite  pour  orgue  et  publiée  par  les  soins  de 
M.  l'abbé  A.  S.  Neyrat,  maître  de  chapelle  de  la  primatiale  et  membre 
de  l'Académie  de  Lyon  (Paris,  Lemoine,  in-4°). 


234  MÉHUL 

Il  était  en  cette  ville  lorsque  la  foudroyante  campagne 
d'Austerlitz  y  amena  Napoléon.  Les  suites  de  cette  cam- 
pagne ne  permirent  pas  à  Cherubini  de  donner  ses  deux 
opéras  ;  il  fit  seulement  jouer  Faniska,  et  bientôt  revint  en 
France.  Mais  ce  qu'on  n'a  pas  su,  ce  qu'on  n'a  jamais  dit 
jusqu'ici,  c'est  qu'à  cette  même  époque,  des  négociations 
furent  entamées  avec  Méhul,  dans  le  but  de  l'engager  à  se 
rendre  aussi  à  Vienne,  après  Cherubini,  pour  y  écrire  à 
son  tour  un  opéra.  J'ai  trouvé  la  trace  certaine  de  ce  fait 
dans  une  lettre  que  Méhul,  alors  absent  de  Paris,  adres- 
sait à  son  élève  Gustave  Dugazon,  le  fils  de  l'admirable 
actrice  qui  fut  pendant  tant  d'années  la  gloire  de  l' Opéra- 
Comique.  Dans  cette  lettre,  écrite  d'un  ton  très  chagrin 
et  très  irrité,  Méhul  se  plaint  des  tracasseries  et  des  ini- 
mitiés dont  il  est  la  victime,  et  qui  me  semblent  devoir  se 
rapporter  à  l'ostracisme  dont  il  se  trouvait  l'objet  à  l'Opéra 
et  dont  l'histoire  des  Hussites  nous  a  donné  une  preuve. 
J'ai  déjà  dit  qu'il  existait  alors,  j'ignore  pour  quelle 
raison,  une  hostilité  patente  entre  l'Opéra  et  certains 
maîtres  puissants  du  Conservatoire,  particulièrement  Méhul 
et  Cherubini.  C'est  évidemment  à  cette  situation  qu'a  trait 
la  lettre  de  Méhul,  lettre  non  datée,  mais  qui,  à  n'en  pas 
douter,  fut  écrite  en  1805,  puisqu'il  y  est  question  de  la 
présence  de  Cherubini  à  Vienne  1  : 

J'ai  été  extrêment  touché,  mon  cher  Gustave,  des  expressions  vives 
de  votre  attachement  pour  moi.  Si  j'ai  joui  quelque  fois  du  plaisir  de 
vous  être  utile,  je  jouis  maintenant  du  bonheur  d'avoir  acquis  des  amis 
dans  mes  élèves.  Vous  désirez  mon  retour  et  vous  me  le  faites  désirer. 
Je  vis  pourtant  ici  dans  une  tranquillité  que  je  ne  trouverai  point  à 
Paris.  N'importe  :  avant  huit  jours,  je  reverrai  la  capitale.  Si,  comme 
je  ne  puis  en  douter,  je  retrouve  les  intrigues  et  les  basses  tracasseries 
qui  m'affligeaient  avant  mon  départ,  je  m'en  consolerai  au  milieu  de 
vous,  je  chercherai  à  les  oublier  en  pensant  à  nos  travaux,  et  en  vous 
formant  pour  porter  les  derniers  coups  au  mauvais  goût  et  terminer 
une  guerre  qui  devient  de  jour  en  jour  plus  scandaleuse  par  les  succès 


1  Cette   lettre  a   été  publie'e  dans   V Amateur  d'autographes  du   1er  fé- 
vrier 1864. 


SA   VIE,    SON    GÉNIE,    SON    CARACTÈRE  235 

que  la  médiocrité  obtient  à  la  tête  des  sots.  De  pareils  triomphes  ne 
peuvent  être  durables  ;  le  flambeau  de  la  vérité  n'a  que  des  éclipses 
passagères,  et  quand  l'épais  nuage  qui  le  couvre  en  ce  moment  sera 
dissipé,  la  troupe  ou  plutôt  le  troupeau  qui  vomit  contre  nous  les 
injures  et  la  calomnie  rentrera  dans  le  néant.  Alors,  mon  ami,  je  serai 
vieux  et  usé  ;  mais  vous  serez  dans  la  force  de  l'âge  et  du  génie,  et  en 
marchant  dans  la  route  qui  vous  aura  été  aplanie  par  nos  efforts,  vous 
n'oublierez  pas  vos  devanciers.  Vous  les  aimerez,  vous  les  honorerez,  et 
vous  entourerez  leur  vieillesse  de  vos  lauriers.  Cette  idée  me  ranime  et 
me  rendra  assez  de  courage  pour  reprendre  la  plume  et  braver  les 
orages  que  mes  ennemis  ont  accumulés  contre  moi. 

Je  vous  sais  bon  gré  de  regretter  Gherubini  ;  c'est  sans  contredit  le 
premier  compositeur  de  France.  11  est  très  fâcheux  qu'il  nous  quitte 
dans  la  lutte  actuelle  ;  mais  il  ne  s'éloigne  que  momentanément,  et  il 
nous  rapportera  les  deux  ouvrages  qu'il  va  composer  à  Vienne.  Il  me 
marque  que  je  dois  faire  le  même  voyage  à  son  retour  ;  mais  je  ne  me 
déciderai  à  ce  parti  qu'autant  qu'il  ne  me  sera  plus  possible  de  travailler 
ici.  Adieu,  bon  Gustave.  Je  vous  ai  ouvert  mon  cœur,  et  je  compte  sur 
votre  discrétion  comme  sur  votre  amitié.  Cette  lettre  n'est  que  pour 
vous. 

Je  vous  embrasse, 

Méhul. 


Méhul  devait  donc,  au  retour  de  Cherubini,  entre- 
prendre, lui  aussi,  le  voyage  de  Vienne,  pour  y  faire  re- 
présenter un  opéra.  Il  n'était  pas  décidé  encore,  ainsi  qu'il 
le  dit  lui-même,  et  le  traité  n'était  évidemment  pas  signé  ; 
mais  sa  lettre  donne  à  penser  que  les  négociations  ouvertes 
à  cet  effet  étaient  poussées  sérieusement,  puisque  Cheru- 
bini paraissait  lui  en  parler  comme  si  la  chose  était  en  prin- 
cipe arrêtée.  Le  projet  n'eut  pas  de  suites,  et  Méhul  ne  se 
rendit  pas  en  Autriche  •  mais  n'est-il  pas  permis  de  croire 
que  c'est  au  cours  de  cette  affaire,  et  par  le  fait  des  pour- 
parlers engagés,  qu'il  aura  envoyé  à  Vienne  la  messe  inu- 
tilement composée  par  lui  pour  le  couronnement  de 
Napoléon,  que  cette  messe,  peut-être,  aura  été  acceptée 
comme  dédommagement  et  à  la  place  de  l'opéra  qu'il  refu- 
sait d'écrire,  qu'elle  lui  aura  été  achetée,  et  que  c'est  ainsi 
que  plus  tard  on  l'aura  pu  retrouver  à  Presbourg  ?  Cette 
succession   de  faits  me  semble  se   produire  dans  un  ordre 


236  MÉIÎUL 

naturel,    et   la  supposition   que  j'émets   ici    pourrait   bien 
approcher  beaucoup  cle  la  vérité. 

Quoi  qu'il  en  soit,  Méhul  ne  quitta  pas  la  France,  et  si 
nous  le  voyons  passer  deux  années  dans  une  inaction  appa- 
rente, il  prendra  bientôt  sa  revanche  en  faisant  représenter 
coup  sur  coup,  et  dans  le  court  espace  de  cinq  mois,  trois 
ouvrages  à  l'Opéra-Comique. 

Marsollier  presque  à  ses  débuts  avait  donné  en  1792,  à 
la  Comédie-Italienne,  un  opéra-comique  en  deux  actes,  les 
Deux  Aveugles  de  Bagdad,  dont  la  musique,  au  dire  de 
Grimm,  était  «  le  coup  d'essai  d'un  M.  Meunier,  violon  de 
Montpellier1.  »  Cet  ouvrage  n'avait  rencontré  qu'un  succès 
négatif,  et  le  froid  accueil  du  public  l'avait  empêché  de 
prendre  sa  place  au  répertoire.  Marsollier  pourtant,  homme 
soigneux  sans  doute  et  qui  aimait  à  ne  rien  perdre,  s'avisa, 
après  vingt  ans  passés,  de  vouloir  utiliser  ce  fruit  perdu 
de  sa  jeunesse  :  il  reprit  donc  et  remania  ses  Deux  Aveu- 
gles, les  transporta  de  Turquie  en  Espagne,  de  Bagdad  les 
fit  passer  à  Tolède,  amputa  sa  pièce  d'un  acte  au  cours  de 
son  voyage,  et  enfin  confia  à  Méhul  ce  livret  ainsi  remis 
à  neuf  —  ou  à  peu  près.  Méhul,  qui,  je  l'ai  dit  déjà,  avait 
le  grand  tort  de  n'être  pas  assez  difficile  dans  le  choix  de 
ses  poëmes,  accepta  celui-ci  des  mains  qui  lui  avaient  tracé 
celui  de  VIrato,  et  l'embellit,  on  peut  le  dire,  d'une  mu- 
sique charmante.  L'œuvre  une  fois  achevée  fut  mise  aussi- 
tôt en  répétitions  à  l'Opéra-Comique,  les  rôles  furent  distri- 
bués à  Chenard,  Solié,  Martin,  Mmes  Desbrosses  et  Ga- 
vaudan,  et  les  Deux  Aveugles  de  Tolède  firent  leur  appari- 
tion le  28  janvier  1806  2. 

Tout  remanié  qu'il  eût  été,  le  livret  de  Marsollier  ne 
s'en  trouvait  pas  meilleur,  et  si  les  Deux  Aveugles  de  Tolède 
excitèrent,  le  premier  soir,  une  sorte  d'enthousiasme,  on 
peut  affirmer  que  cet  enthousiasme  avait  sa  cause   unique 


1  C'est  Foumier,  et  non  Meunier,  que  s'appelait  ce  musicien. 

2  Le  spectacle  était  complété  par  Alexis  ou  V Erreur  d'un  bon  père,  de 
Dalayrac.  La  recette  de  cette  première  représentation  était  de  2,686  fr.  10  c. 


SA   VIE,    SON    GÉNIE,    SON    CARACTÈRE 


237 


dans  la  belle  partition  de  Méhul.  «  La  musique  de  cet 
opéra  a  obtenu  un  grand  succès,  le  poème  a  été  supporté», 
disait  le  Journal  de  Taris,  et  cette  opinion  résume  celle  des 
contemporains.  Il  ajoutait  :  «  C'est  une  composition  riche, 
large  et  savante,  qui  fera  la  fortune  de  la  pièce,  et  peut-être 
même  du  théâtre.  »  Après  un  premier  compte -rendu  très  ra- 
pide, ce  même  Journal  de  Paris  consacrait  à  l'ouvrage  un 
second  article,  dans  lequel  il  accentuait  le  dédain  que  lui 
inspiraient  les  paroles,  en  faisant  ressortir  l'impression  pro- 
fonde produite  sur  le  public  par  l'œuvre  du  compositeur  : 

...  C'est  trop  nous  appesantir,  disait-il,  sur  les  défauts  d'un  pauvre 
poème  dont  personne  n'osera  faire  l'éloge.  Nous  avons  promis  de  con- 
sacrer un  article  particulier  à  la  musique,  et  nous  avons  trop  de  plaisir 
à  tenir  parole  pour  ne  pas  abréger  le  préambule. 

Depuis  très  longtemps  il  n'avoit  été  exécuté  au  théâtre  Feydeau  un 
ouvrage  qui,  sous  le  rapport  musical,  méritât  autant  d'attirer  la  foule 
des  amateurs,  et  de  fixer  l'attention  du  petit  nombre  des  véritables 
connoisseurs.  Nous  sommes  intimement  persuadés  que  cette  belle  com- 
position, quoique  vivement  applaudie  dès  la  première  représentation, 
gagnera  beaucoup  encore  à  être  entendue  souvent.  Cette  épreuve  est  la 
pierre  de  touche  des  ouvrages  réellement  bons  et  beaux:  nulle  intrigue 
n'en  prépara  le  succès,  nul  prestige  n'est  employé  pour  les  maintenir 
au  théâtre  ;  en  un  mot, 

Le  temps  ajoute  encore  un  lustre  à  leur  beauté. 

L'ouverture  des  Deux  Aveugles  de  Tolède  avoit  singulièrement  pré- 
venu le  public  en  faveur  de  l'ouvrage.  Dès  les  premières  mesures,  le 
compositeur  Méhul  s'étoit  nommé  pour  ceux  qui  connoissent  son 
cachet  ;  et  dès  les  premières  aussi  il  avoit  indiqué  le  lieu  de  la  scène 
par  une  teinte  de  couleur  locale.  Le  thème  de  cette  ouverture  est  un 
boléro  espagnol,  du  genre  le  plus  gracieux  et  le  plus  piquant  ;  varié  et 
ramené  tour  à  tour  avec  un  art  infini,  il  forme  un  des  plus  délicieux 
morceaux  qui  soient  sortis  de  la  plume  à  laquelle  nous  devons  déjà  les 
ouvertures  d'Euphrosùie,  de  Stratonice,  du  Jeune  Henry,  etc.  Les 
instruments  à  vent  y  sont  employés  avec  un  goût  et  un  discernement 
exquis.  De  telles  ouvertures  sont  de  véritables  prologues,  bien  diffé- 
rentes en  cela  de  ces  insignifiantes  et  monotones  symphonies,  dont  les 
Italiens  daignent  se  contenter,  vu  l'état  déplorable  où  est  resté  chez 
eux  la  musique  instrumentale. 

Cette  ouverture  des  Aveugles  de  Tolède,    qui  est  restée 


238  MÉHUL 

célèbre  pendant  un  demi-siècle,  est  une  des  plus  originales 
en  effet  qu'ait  écrites  Méhul  ;  les  idées  en  sont  particulière- 
ment heureuses,  et  le  rythme  accompagnant  du  boléro, 
marqué  avec  le  bois  de  l'archet  par  les  seconds  violons, 
est  d'un  effet  extrêmement  curieux  et  lui  donne  une  couleur 
toute  particulière.  La  partition,  très  fournie,  renfermait 
d'ailleurs  nombre  de  morceaux  bien  venus,  et  le  Journal 
de  Taris ,  après  avoir  apprécié  la  valeur  de  chacun  d'eux, 
terminait  ainsi  son  article  :  — -  «  En  récapitulant  ce  que 
nous  venons  de  dire  sur  chacun  des  morceaux  de  cet  opéra, 
nous  nous  trouvons  autorisés  à  avancer  que  Méhul  n'a  peut- 
être  point  écrit  d'ouvrage  où  il  ait  mis  l'empreinte  d'un 
génie  plus  fécond,  d'un  talent  plus  varié,  plus  universel. 
Que  l'on  daigne  réfléchir  à  la  prodigieuse  diversité  des 
genres  qu'embrasse  cette  nouvelle  production,  et  l'étonne- 
ment  croîtra  encore  lorsqu'on  aura  reconnu  que  partout 
les  fleurs  sont  semées  à  pleines  mains  ;  que  toujours  l'or- 
chestre est  riche  et  savant  *,  que  toujours,  en  un  mot,  l'har- 
monie et  la  mélodie  se  prêtent  un  appui  mutuel.  Le  temps 
est  enfin  venu  où,  sans  cette  heureuse  alliance,  les  com- 
positeurs ne  peuvent  plus  espérer  que  des  succès  éphé- 
mères. Quelque  soit  donc  le  sort  à  venir  de  la  pièce  des 
Deux  Aveugles,  la  partition  de  Méhul  restera  pour  faire  les 
délices  de  l'amateur  et  servir  de  modèle  à  l'artiste  ». 

Il  est  véritablement  fâcheux  que  la  médiocrité,  ou,  pour 
mieux  dire,  la  nullité  du  livret  de  Marsollier  n'ait  pu  sou- 
tenir à  la  scène  une  production  musicale  aussi  charmante. 
Elle  lui  porta  grand  tort  au  contraire,  et  arrêta  dans  son 
expansion  un  succès  qui  s'était  annoncé  de  la  façon  la  plus 
brillante.  Du  28  janvier  à  la  fin  de  l'année  1806,  les  Deux 
Aveugles  de  Tolède  ne  purent  dépasser  le  chiffre  de  dix- 
neuf  représentations  ;  on  en  fit  une  reprise  le  28  octobre 
1809,  une  le  22  mai  1810,  mais  il  ne  purent  conquérir  et 
conserver  au  répertoire  la  place  que  leur  méritait  leur  haute 
valeur  musicale. 

On  était  à  l'époque  de  la  grande  vogue  en  France  des 
poésies  d'Ossian.  Bonaparte,  qui  s'était  pris  d'enthousiasme 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  239 

pour  les  chants  plus  au  moins  authentiques  du  barde  fa- 
meux, avait  engagé  deux  grands  peintres,  Gérard  et  Gri- 
rodet,  à  s'en  inspirer  dans  deux  compositions  importantes. 
Le  tableau  de  Girodet  fut  surtout  remarqué,  et  un  poëte, 
J.-B.  de  Saint-Victor,  s' inspirant  à  son  tour  de  celui-ci, 
traça  le  poëme  d'un  opéra  en  vers,  intitulé  Uthal,  dans 
lequel  il  transportait  à  la  scène  les  personnages  et  les  fic- 
tions du  chantre  gaélique.  Puis  il  confia  ce  poëme  à  Méhul, 
qui  le  mit  en  musique,  et  Uthal,  joué  par  Solié,  Gavaudan 
Gaveaux,  Saint-Aubin,  Baptiste,  Darancourt,  Richebourg 
et  Mme  Scio,  fit  son  apparition  à  l' Opéra-Comique  le  17  mai 
1806,  moins  de  quatre  mois  après  la  représentation  des 
Aveugles  de  Tolède. 

Mais  on  comprend  à  quel  point  un  tel  sujet  était  peu  sus- 
ceptible d'intérêt  dramatique  proprement  dit,  à  quel  point 
surtout  il  était  mal  placé  sur  une  scène  souriante  et  vive 
comme  celle  de  l'Opéra-Comique.  Ce  fut  toujours,  je  viens 
de  le  dire  encore,  le  grand  défaut  de  Méhul  de  ne  pas 
s'inquiéter  assez  de  la  valeur  intrinsèque  ou  scénique  des 
poëmes  qu'on  lui  proposait  et  qu'il  acceptait  trop  volon- 
tiers. Celui  à'Uthal  était  littéraire  assurément,  trop  litté- 
raire peut-être,  mais  il  ne  présentait  aucune  des  conditions 
nécessaires  à  la  réussite  d'une  œuvre  théâtrale,  et,  une 
fois  de  plus,  Méhul,  malgré  son  génie,  devait  être  con- 
damné à  n'obtenir  que  ce  qu'on  apelle  un  succès  d'estime. 
Et  pourtant,  cette  fois  encore,  c'est  avec  enthousiasme  que 
le  nom  de  Méhul  fut  salué  par  la  foule  à  la  première  repré- 
sentation, c'est  avec  un  véritable  élan  d'admiration  que  la 
critique  accueillit  l'œuvre  nouvelle  et  puissante  qui  sortait 
de  ses  mains.  «  La  partie  musicale,  disait  le  Mémorial  dra- 
matique, a  été  accueillie  avec  transport  ;  chants  nobles  et 
purs,  grands  effets  d'harmonie,  tout  s'y  trouve  pour  pro- 
duire le  charme  et  l'illusion  qui  conviennent  aux  poésies 
d'Ossian.  »  Et  le  Journal  de  Paris  :  «  Les  paroles  et  la 
musique  d'Uthal  ont  obtenu  un  grand  succès.  C'est  un 
ouvrage  du  genre  sérieux,  plus  convenable  peut-être  au 
théâtre  de  l'Académie  impériale  de  musique  qu'à  celui  de 


240  MÉHUL 

la  rue  Feydeau,  mais  qui  n'attirera  pas  moins  de  foule  à 
l'un  qu'à  l'autre.  Tous  les  airs  et  les  morceaux  d'ensemble, 
quelques  romances  exceptées,  sont  du  style  le  plus  élevé 
et  de  la  plus  savante  facture  ;  le  poème  est  conduit  avec 
art,  et  versifié  avec  beaucoup  de  soin  ;  en  un  mot  la  repré- 
sentation a  été  complètement  satisfaisante.  On  a  demandé 
les  auteurs  avec  enthousiasme.  » 

Il  est  certain  que  si  la  partition  à'Uthal  ne  brille  pas 
précisément  par  la  recherche  et  l'abondance  des  idées, 
elle  se  fait  remarquer  par  des  qualités  solides,  par  une 
ampleur  de  formes  magistrale,  par  une  couleur  pleine  de 
poésie,  par  un  style  d'une  rare  puissance  et  d'une  incom- 
parable pureté.  C'est  dans  Uthal  que,  voulant  donner  à 
son  orchestre  le  caractère  de  mélancolie  sombre  qu'exigeait 
le  sujet,  Méhul  imagina  d'en  supprimer  les  violons,  comme 
trop  brillants  et  d'un  trop  riche  éclat,  et  de  les  remplacer 
complètement  par  des  altos1.  C'était  dépasser  le  but,  et  se 
condamner  à  une  sonorité  contrainte  et  voilée  qui  amenait 
forcément  la  monotonie  ;  aussi  est-ce  là  ce  qui  provoqua 
chez  Grétry,  présent  à  la  représentation  et  toujours  dis- 
posé à  la  raillerie  envers  ses  confrères,  cette  exclamation 
pittoresque  et  maligne  :  J'aurais  donné  un  louis  pour  entendre 
une  chanterelle  ! 

En  parlant  de  cet  ouvrage,  pour  lequel  il  ne  montre 
d'ailleurs  qu'une  médiocre  sympathie,  Cherubini  fait  les 
réflexions  suivantes  :  —  «  Depuis  quelque  temps,  ceux  qui 
étaient  jaloux  de  la  réputation  et  des  succès  de  Méhul  lui 
reprochaient  de  n'avoir  pas  fait  des  études  assez  profondes 
dans  la  composition.  Méhul  eut  la  faiblesse  d'être  sensible 
à  ces  reproches,  et  à  dater  à  peu  près  de  l'époque  où  il 
avait  composé  Joanna,  il  crut  nécessaire  de  prouver  qu'il 
avait  fait  ces  études,  en  introduisant  inconsidérément  dans 
ses  compositions  des  formes  trop  scolastiques,  et  pédantes 
pour  la  musique  de  théâtre,  avec  lesquelles  il  en  allourdis- 


1  Deux  parties    d'altos    divisés,     dans    tout   le    cours    de    la    partition, 
tiennent  lieu  des  parties  de  premiers  et  seconds  violons. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  241 

sait  l'effet.  Depuis  ce  tems  il  n'a  pas  cessé  de  suivre  cette 
méthode,  prétentieuse  et  nuisible,  dans  tous  les  opéras  qu'il 
a  composés,  soit  sérieux,  soit  comiques.  »  Ces  réflexions 
me  confirment  dans  la  pensée  que  j'ai  exprimée,  que  la 
notice  sur  Méhul,  d'où  elles  sont  tirées,  a  été  écrite  par 
Cherubini  à  l'usage  de  Quatremère  de  Quincy  et  pour 
venir  en  aide  à  celui-ci  lorsqu'il  dut,  à  l'Académie  des 
Beaux-Arts,  prononcer  l'éloge  de  l'auteur  de  Joseph.  On 
les  retrouve  en  effet  en  substance  dans  cet  éloge,  et  c'est 
ici  que  se  présente  un  fait  assez  singulier.  Quatremère  de 
Quincy,  prenant  texte  de  la  remarque  faite  par  Cherubini, 
en  forçait  un  peu  l'expression,  et  disait  dans  son  éloge  de 
Méhul  :  —  «  Qui  croirait  qu'âgé  de  plus  de  quarante  ans, 
après  les  plus  éclatants  succès,  il  aurait  eu  assez  de  con- 
fiance en  ses  ennemis  pour  se  laisser  persuader  par  eux, 
comme  l'envie  se  plaisait  à  le  répandre,  que  ses  anciennes 
études  de  composition  n'avaient  pas  eu  assez  de  profon- 
deur ;  qu'il  n'avait  pas  assez  de  science,  ou  qu'il  en  était 
trop  économe  ?  et  il  eut  la  complaisance  de  se  tourmenter, 
soit  à  donner  au  public,  soit  à  acquérir  pour  lui-même  des 
preuves  du  contraire.  » 

Mais  voici  où  la  chose  se  complique.  Partant  de 
cette  dernière  phrase  du  biographe  académique,  Fétis,  qui 
avait  souvent  une  singulière  manière  d'écrire  l'histoire, 
va  beaucoup  plus  loin  que  lui  et  ne  craint  pas  d'affirmer 
bravement ,  dans  sa  notice  sur  Méhul ,  que  ce  grand 
homme,  depuis  longtemps  au  comble  de  la  gloire,  se 
remit  pourtant,  pour  répondre  aux  critiques  dont  il  était 
l'objet,  à  de  véritables  travaux  d'écolier,  et  s'appliqua  à 
faire  ou  à  parfaire  des  études  de  contrepoint  et  de  fugue 
qu'il  aurait  trop  négligées  dans  sa  jeunesse.  Et  pour  justifier 
son  assertion,  pour  lui  donner  un  point  de  départ  intéres- 
sant, pour  pouvoir  construire  à  sa  guise  une  sorte  de  petit 
roman  très  ingénieux  sans  doute,  mais  dont  les  faits  n'ont 
que  le  tort  d'avoir  été  puisés  dans  son  imagination,  Fétis 
donne  pour  cause  et  pour  prétexte  à  la  conduite  de  Méhul 
le  grand   succès  que   Cherubini   avait  remporté  à  Vienne 


242  MÉHUL 

avec    Faniska1.    Voici    le    petit    récit    qu'il    fait    sur    ce 
sujet  : 

C'est  vers  le  temps  où  les  Aveugles  de  Tolède  furent  composés,  que 
Gherubini  se  rendit  à  Yienne  pour  y  écrire  son  opéra  de  Faniska.  Les 
journaux  allemands  exprimèrent  alors  une  admiration  profonde  pour 
l'auteur  de  cette  composition,  et  le  proclamèrent  le  plus  savant  et  le 
premier  des  compositeurs  dramatiques  de  son  temps.  Méhul,  qui 
jusqu'alors  avait  été  considéré  comme  son  émule  et  son  rival, 
souscrivit  à  ces  éloges  ;  mais  quiconque  Ta  connu  sait  combien  lui 
coûta  un  pareil  aveu  :  il  ne  le  fit  que  par  ostentation  de  générosité  et 
pour  cacher  son  désespoir.  Dès  ce  moment,  il  prit  la  résolution  de  ne 
rien  négliger  pour  acquérir  cette  science  des  formes  scolastiques  qui 
lui  manquait,  et  dont  le  nom  l'importunait.  Il  ne  voyait  pas  que  la 
véritable  science  en  musique  consiste  bien  moins  dans  des  connais- 
sances théoriques  dont  on  charge  sa  mémoire,  que  dans  une  longue 
habitude  de  se  jouer  de  ses  difficultés,  habitude  qu'il  faut  contracter 
dès  l'enfance,  afin  d'être  savant  sans  y  penser  et  sans  gêner  les  inspi- 
rations du  génie.  Quoi  qu'il  en  soit,  Méhul  se  mit  à  lire  des  traités 
de  fugue  et  de  contre-point,  et  à  écrire  des  formules  harmoniques, 
comme  aurait  pu  le  faire  un  jeune  élève.  11  en  résulta  qu'il  perdit  la 
liberté  de  sa  manière,  et  que  ses  compositions  s'alourdirent.  Ses 
accompagnements,  surchargés  d'imitations  basées  sur  la  gamme, 
prirent  une  teinte  de  monotonie  qui  se  répandit  sur  ses  ouvrages. 

Fétis  étant  à  peu  près  jusqu'ici  le  seul  écrivain  qui  ait 
parlé  sérieusement  de  Méhul,  les  historiens  de  l'avenir 
pourraient  tenir  ses  affirmations  pour  paroles  d'évangile,  si 
l'on  ne  faisait  en  sorte  de  les  mettre  en  garde  contre  sa 
trop  grande  facilité  d'invention  et  contre  les  entraînements 
de  son  imagination  parfois  intempérante.  En  cette  question, 
la  vérité  réside  évidemment  dans  les  paroles  de  Cherubini, 
qui  reprochait  à  Méhul  non  d'être  ignorant  en  musique, 
non  de  s'être  efforcé  d'acquérir  la  science  qui  lui  manquait, 
comme  le  prétend  Fétis,  mais  d'avoir  abusé  et  d'avoir  trop 
volontiers  fait  montre  de  celle  qu'il  possédait.  La  diffé- 
rence est  à  noter,  et  il  n'était  point  inutile  de  la  faire  res- 
sortir. 

i  II  faut  ici  bien  remarquer  que  Cherubini  place  la  préoccupation  de 
Méhul  à  l'époque  de  l'apparition  de  Joanna,  c'est-à-dire  en  1802,  et  que 
Faniska  ne  fut  représentée  à  Vienne  qu'en  1805. 


SA  VIE,    SON   GÉNIE,   SON    CARACTÈRE  243 

Pour  en  revenir  à  TJthal,  au  sujet  duquel  Cherubini  nous 
a  aidé  à  éclaircir  cette  question  intéressante,  il  faut  bien 
constater  que  cet  ouvrage  n'obtint,  en  dépit  de  sa  haute 
valeur  et  du  grand  accueil  qui  lui  était  fait  par  les  artistes, 
qu'un  succès  presque  négatif,  dû  au  caractère  triste  et 
sombre  du  poëme,  dont  le  genre  était  absolument  déplacé 
à  l'Opéra-Comique.  C'est  à  grand'peine  qu'il  obtint  une 
quinzaine  de  représentations  dans  sa  nouveauté,  et  il  ne 
fut  pas  plus  heureux  lors  d'une  reprise  qu'on  en  fit  le 
31  mars  1808.  Méhul  était  décidément  dans  une  mauvaise 
veine,  que  ne  put  conjurer  le  troisième  ouvrage  qu'il  donna 
dans  le  cours  de  la  même  année1. 

Cet  ouvrage  avait  pour  titre  Gabriélle  d'Estrées  ou  les 
Amours  d'Henri  IV.  Il  était  en  trois  actes,  et  les  paroles 
en  étaient  dues  à  Saint-Just,  qui  avait  été  mieux  inspiré 
lorsqu'il  avait  fourni  à  Boieldieu  les  poëmes  de  Zoraïme  et 
Zulnar  et  du  Calife  de  Bagdad.  Cette  fois  encore  le  musi- 
cien se  trouva  victime  des  faiblesses  de  son  collaborateur, 
et  l'on  s'en  rendra  compte  par  cet  article  que  le  Journal 
de  Paris  consacrait  au  nouvel  opéra  :  —  «  La  Mort 
d'Henri  IV  vaut  mieux  que  ses  amours  :  je  n'ai  rien  vu 
de  plus  platement  écrit,  de  plus  misérablement  conçu, 
de  plus  longuement  ennuyeux  que  l'opéra  soit-disant 
comique    (Gabriélle   d'Estrées),   représenté  avant-hier,  pour 

1  A  la  première  représentation  à'Uthal,  le  spectacle  était  complété  par 
les  Dettes,  petit  opéra  de  Champ ein,  et  la  recette  s'éleva  à  1,677  francs 
10  centimes.  —  St-Victor  fit  précéder  l'édition  de  son  poème  d'une  dédi- 
cace affectueuse  à  Girodet,  et  d'une  assez  longue  préface  destinée  à  le 
défendre  contre  certaines  critiques  qui  lui  avaient  été  adressées,  et  qu'il 
terminait  ainsi:  —  «J'espère  qu'on  me  pardonnera  cette  courte  défense 
d'un  ouvrage  auquel  je  n'attache  d'ailleurs  que  l'importance  qu'il  mérite. 
Mon  but,  en  composant  ce  petit  nombre  de  scènes,  était  de  fournir  à 
un  grand  compositeur  une  couleur  et  des  effets  nouveaux.  J'y  ai  réussi, 
et  cette  faible  production,  qui  n'était  rien  sans  lui,  est  devenue,  par  ses 
chants  sublimes,  un  monument  précieux  et  durable.  »  Enfin,  je  dois  dire 
qu'une  parodie  à'Uthal,  due  à  Joseph  Pain  et  Vieillard  et  intitulée 
Brutal  ou  //  vaut  mieux  tard  que  jamais,  fut  représentée  au  Vaudeville 
le  31  mai  1806,  deux  semaines,  jour  pour  jour,  après  l'apparition  de 
l'opéra  de  Méhul. 


244  MÊHUL 

la  première  fois,  au  théâtre  Feydeau,  et  qui,  en  dépit  du  sens 
commun,  a  obtenu  une  sorte  de  succès,  grâce  à  la  musique 
de  Méhul.  Méhul  a  fait  là  un  vrai  miracle  ;  c'est,  sans 
doute,  très  glorieux  pour  lui  ;  mais,  au  nom  de  l'art  dra- 
matique, dont  la  décadence  n'est  déjà  que  trop  sensible, 
on  pourrait  prier  le  compositeur  de  mieux  employer  sa 
musique,  et  de  ne  pas  accoutumer  ainsi  nos  jeunes  auteurs 
à  compter  sur  le  génie  d'Orphée  pour  la  réussite  de  leurs 
sottises.  Je  dis  plus,  Méhul  lui-même  ne  doit  pas  jouer  ce 
jeu  plus  long-temps,  car  son  talent  pourrait  y  perdre  *,  le 
musicien  le  plus  habile  doit  avoir  besoin  d'inspiration.  Rien 
n'est  pis  que  de  mâcher  à  vide,  a  dit  un  fameux  gastro- 
nome, et  l'on  commence  à  sentir,  déjà,  que  la  musique  de 
Gabrielle  d'Estrées  manque  de  force,  faute  d'aliment.  On 
peut  compter  dans  cet  opéra  quatre  ou  cinq  morceaux 
dignes  de  leur  auteur,  sous  le  rapport  de  la  composition  • 
mais  dans  tout  le  reste,  plus  de  Méhul  *.  » 

Il  y  a  beaucoup  de  vrai  dans  cet  article  un  peu  amer.  Aussi, 
non-seulement  Gabrielle  d'Estrées  ne  put-elle  se  soutenir  à 
la  scène,  mais  la  faiblesse  du  poëme  était  telle  que  six  repré- 
sentations seulement  en  furent  données,  dont  la  première  eut 
lieu  le  25  juin  1806.  Et  cependant,  la  pièce  était  jouée  par  les 
meilleurs  acteurs  que  comptait  la  troupe  alors  si  riche  de 
l' Opéra-Comique  :  Elleviou  (Henri  IV),  Solié  (d'Estrées), 
Gaveaux  (Grillon),  Moreau  (Eloi),  Mme  Saint-Aubin  (Ga- 
brielle) et  Mme  Gavaudan  (Estelle).  Mais  rien  n'y  fit,  et  en 
dépit  de  tous  les  efforts,  de  tous  les  bons  vouloirs,  l'in- 
succès final  fut  complet2. 

Méhul  jouait  vraiment  de  malheur,  et  l'on  peut  dire  que 
rarement  artiste  énergique  et  bien  doué  se  vit  poursuivi 
par  le  sort  avec  tant  d'âpreté  qu'il  l'était  depuis  quelques 
années.  Des  derniers  ouvrages  donnés  par  lui,  aucun  n'avait 
pu  fournir  carrière,  aucun  n'avait  pu    dompter  la  fatalité, 


1  Journal  de  Paris,  27  juin  1806. 

2  Le  spectacle  de  la  première  représentation  était  complété  par  Strato- 
nice.  La  recette  fut  de  3,909  fr.  10  cent. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  245 

aucun  n'avait  vu  se  renouveler,  même  de  loin,  les  beaux 
jours,  les  jours  brillants  et  pleins  d'espoir  à ' EupJirosine ,  de 
Stratonice  et  à'Ariodant.  Était-ce  épuisement,  lassitude, 
impuissance  prématurée  chez  le  compositeur?  Non,  car 
nous  allons  voir  bientôt  Méhul  prendre  avec  éclat  la  re- 
vanche qui  lui  était  due,  et,  lutteur  superbe,  vaincre  enfin 
par  un  coup  de  génie  les  rigueurs  du  destin  qui  le  frap- 
pait d'une  façon  si  cruelle.  Nous  voici  arrivés  à  l'époque 
de  son  plus  beau  triomphe,  et  l'apparition  prochaine  de  ce 
chef-d'œuvre  :  Joseph,  qui  marque  le  point  culminant  de  sa 
carrière,  va  mettre  le  sceau  à  la  gloire  d'un  des  plus 
grands  musiciens  —  sinon  le  plus  grand  —  dont  la  France 
puisse  être  fière  et  justement  s'enorgueillir. 


CHAPITRE    XIII. 


Qui  connaît  aujourd'hui  le  Joseph  de  Bitaubé,  ce  «  poème 
en  prose  »,  —  en  mauvaise  prose,  —  plus  que  centenaire  à 
l'heure  présente,  puisque  sa  première  édition  remonte  à 
1786,  et  qui,  aux  environs  de  1830,  faisait  encore  partie 
de  ce  qu'on  pourrait  appeler  les  classiques  de  l'enfance? 
Pauvre  Joseph,  comme  il  est  délaissé  maintenant,  et  qui 
s'aviserait  de  le  lire  !  Il  me  souvient  pourtant  qu'au  temps 
de  ma  prime  jeunesse  cette  fantaisie  me  prit  un  jour,  et  je 
lus  Joseph,  comme  j'avais  lu  Télémaque,  comme  j'avais  lu 
Estelle  et  Nemorin,  et  Paul  et  Virginie,  mais  en  y  prenant 
moins  de  plaisir.  Il  ne  manque  cependant  pas  d'un  certain 
talent  dans  ce  <<  poème  en  prose  »,  et  tout  au  moins  peut- 
on  dire  que  la  moralité  en  est  irréprochable.  Mais  quelle 
forme,  grands  dieux  !  quel  style  à  la  fois  filandreux  et  bour- 
souflé, et  comme  cela  semblerait  aujourd'hui  démodé  et 
rococo  ! 

Il  n'en  était  pas  de  même  en  1806,  où  l'œuvre  de  Bitaubé 
n'était  encore  âgée  que  de  vingt  printemps.  L'Empire 
avait  «  relevé  les  autels  »  renversés  par  la  Révolution,  les 
églises  s'étaient  rouvertes,  prier  n'était  plus  un  crime,  on 
revenait  aux  choses  de  la  Bible,  et  les  lectures  se  ressen- 
taient du  changement  qui,  depuis  le  Directoire,  s'était 
opéré  dans  l'état  de  la  société  française  un  instant  affolée. 
En  de  telles  circonstances,  Joseph  retrouva  tout  naturelle- 
ment la  faveur  qui  l'avait  abandonné  ;  il  la  retrouva  même 
si  bien  qu'il  se  mit  tout  à  coup  à  inspirer  les  auteurs  dra- 
matiques d'une  façon  presque  désordonnée,  et  que  nos 
théâtres  se  virent  inondés   de   Josephs  de  toute   sorte.    Ce 


SA.  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  247 

fut  d'abord,  à  la  Graîté,  un  Pharaon  ou  Joseph  en  Egypte, 
drame  en  trois  actes,  qui  fut  représenté  le  22  juillet  1806  5 
ce  fut  ensuite,  à  la  Comédie-Française,  un  Omasis  ou  Joseph 
en  Egypte ,  tragédie  en  cinq  actes  de  Baour-Lormian,  qui 
vit  le  jour  le  13  septembre  suivant  et  qui,  malgré  la  pré- 
sence de  Talma  et  de  Mllc  Mars  dans  les  deux  rôles  prin- 
cipaux, ceux  d' Omasis  et  de  Benjamin,  n'obtint  guère 
plus  de  succès  que  le  précédent  drame.  Ce  fut  enfin,  à 
T Opéra-Comique,  Joseph,  ouvrage  en  trois  actes  dont 
Alexandre  Duval  avait  écrit  le  poëme  et  Méhul  la  musique, 
et  qui  fut  offert  au  public  le  17  février  1807.  On  avait  eu 
le  bon  goût  de  ne  pas  qualifier  ce  nouveau  Joseph  d'«  opéra- 
comique»,  car  je  laisse  à  penser  s'il  pouvait  y  avoir  là- 
dedans  le  plus  petit  mot  pour  rire,  et  l'affiche  l'inscrivait 
de  cette  façon  :  «  drame  en  trois  actes,  mêlé  de  chant.  » 
Mais  ces  trois  Josephs,  et  aussi  une  parodie  d'Omasis  donnée 
au  Vaudeville  sous  le  titre  à'Omazette,  ne  devaient  pas, 
paraît-il,  clore  définitivement  la  série.  A  l'Opéra  même  on 
attendait  un  nouveau  Joseph,  celui-ci  sous  forme  de  bal- 
let (!),  et  si  ce  dernier  venu  ne  parvint  pas  à  voir  les  feux 
de  la  rampe,  du  moins  en  fut-il  sérieusement  question, 
ainsi  qu'on  peut  s'en  convaincre  par  ces  lignes  que 
publiait  alors  le  Courrier  des  Spectacles  : 

Jamais  la  maison  de  Jacob  n'a  été  fêtée  avec  autant  de  ferveur  que 
depuis  un  an  ;  son  culte  se  trouve  partout,  aux  boulevards,  aux  Fran- 
çais, à  l'Opéra-Comique.  Si  l'on  en  croit  les  bruits  publics,  on  lui 
prépare  encore  de  nouveaux  autels.  La  muse  lyrique  se  ranimera  pour 
elle  à  l'Académie  impériale  de  musique  ;  Terpsichore  même  doit  se 
convertir,  se  faire  juive,  et  danser  en  faveur  d'Abraham,  d'Isaac  et  de 
Jacob.  Ces  honneurs  rendus  aux  patriarches  des  Hébreux  et  ceux  qu'on 
leur  prépare  me  rappellent  la  plaisanterie  d'un  homme  jovial  qui 
voulait  remettre  un  placet  au  Régent.  Il  s'était  embusqué  au  Palais- 
Royal  ;  le  prince  sort  : 

—  Permettez  que  je  présente  ce  placet  à  Votre  Altesse  Royale. 

—  Je  ne  puis  rien  recevoir. 

—  Souffrez  que  je  vous  le  déclame,  car  il  est  écrit  en  vers. 

—  Je  n'aime  pas  la  déclamation. 

—  Je  vous  demande  la  permission  de  le  chanter. 

—  Je  ne  me  sens  pas  disposé  ce  matin  en  faveur  de  la  musique. 


248  MÉHUL 

—  Eh  bien  !  Monseigneur,  souffrez  au  moins  que  je  vous  le  danse. 

—  Un  placet  dansé  !  le  fait  est  curieux.  Eh  bien  !  dansez  donc  le 
placet. 

L'auteur  le  dansa,  et  obtint  sa  demande.  Joseph  sera  donc  présenté, 
déclamé,  chanté  et  dansé.  Si  l'on  en  fait  autant  pour  le  Joseph  du 
Nouveau  Testament,  nous  aurons  pour  longtemps  des  sujets  d'édifi- 
cation1. 

Joseph y  pourtant,  dut  se  contenter  d'être  récité,  déclamé 
et  chanté.  Il  ne  fut  point  dansé.  Et  c'est  vraiment  dom- 
mage. Voit-on  d'ici  le  vertueux  ministre  de  Pharaon  se 
livrant,  pour  calmer  ses  douleurs,  aux  douceurs  du  jeté-battu, 
l'austère  Ruben  cultivant  le  fouetté  de  face,  le  sombre 
Siméon  traduisant  ses  complots  en  arabesques  ou  en  ronds 
de  jambe,  et  le  vénérable  Jacob  lui-même  s'efforçant  de 
réparer  les  injustices  du  sort  en  battant  des  entrechats  à 
sept  ! 

Ce  qu'il  y  a  d'assez  singulier  dans  l'abondance  de  ces 
Josephs  qui  s'abattaient  en  troupes  serrées  sur  nos  divers 
théâtres,  c'est  que,  à  l'encontre  de  l'ordinaire,  l'imitation 
n'y  était  pour  rien.  Il  est  bien  évident  que  Baour-Lormian 
ne  s'avisait  pas  de  copier  la  Gaîté  lorsque,  sept  semaines 
après  l'apparition  du  Pharaon  de  celle-ci,  il  donnait  son 
Omasis  à  la  Comédie-Française.  Le  Joseph  d'Alexandre 
Duval  ne  fut  pas  davantage  une  imitation  lyrique  de  ce 
dernier,  car  il  dut  sa  naissance  un  peu  au  hasard  et  ne  fut 
que  le  résultat  d'une  sorte  de  défi.  Personne  jusqu'à  ce 
jour  n'a  eu  l'idée  de  faire  connaître,  d'après  l'auteur  lui- 
même,  les  détails  de  l'enfantement  de  ce  Joseph,  détails 
qui  ne  manquaient  pourtant  ni  de  piquant  ni  d'intérêt,  et 
qu'il  était  facile  de  trouver  dans  la  préface  que  Duval  a 
écrite  pour  sa  pièce  en  la  reproduisant  dans  l'édition  de  ses 
œuvres  complètes2.  On  y  aurait  vu  tout  d'abord  que  le 
livret  de  Joseph  était  primitivement  conçu  en  vue  de 
l'Opéra,  auquel  il  convenait  assurément  beaucoup  mieux 
qu'à  l' Opéra-Comique,   et   on  aurait   eu  les  raisons   de  la 

1  Courrier  des  Spectacles,  du  18  février  1807. 

2  Paris,  Barba,  1822-1829,  9  vol.  ïn-8<». 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  249 

simplicité  un  peu  trop  élémentaire  de  l'action  et  de  son 
uniformité.  Mais  je  vais  précisément  laisser  parler  Duval 
et  lui  emprunter  son  récit  : 

Le  lendemain  de  la  première  représentation  du  Joseph  de  M.  Baour- 
Lormian,  dit-il,  je  dinais,  avec  plusieurs  auteurs  et  quelques  artistes, 
chez  Madame  Gay,  où  l'on  était  toujours  sûr  de  trouver  la  plus  aimable 
réunion,  et  d'entendre  d'agréables  discussions  sur  les  lettres  et  sur  les 
arts1.  Chacun  des  convives  jugeait,  selon  sa  manière  de  voir,  la  pièce 
de  mon  confrère  ;  et,  quoiqu'ils  fussent  tous  d'accord  sur  la  beauté  de 
la  poésie  et  le  mérite  de  l'ouvrage,  ils  y  trouvèrent  je  ne  sais  quel 
défaut  qu'ils  ne  pouvaient  définir,  mais  qui  nuisait  à  l'ensemble  de 
cette  belle  tragédie.  Comme  un  autre,  je  voulus  dire  mon  avis  sur  cet 
ouvrage,  et  je  crus  expliquer  le  défaut  qu'ils  lui  reprochaient,  en 
assurant  que  l'amour,  que  l'auteur  avait  introduit  dans  ce  sujet 
patriarcal,  affaiblissait  le  premier  intérêt,  qui  est  la  piété  filiale.  Tous 
se  récrièrent  contre  mon  opinion  ;  ils  prétendirent  que  le  sujet  était 
trop  simple  pour  que  l'auteur  pût  se  dispenser  d'inventer  une  conju- 
ration et  un  amour  qui  pussent  fournir  de  l'aliment  pour  cinq  actes  ; 
que  si,  en  effet,  la  simplicité  du  sujet  ne  nous  offrait  pas  matière  suffi- 
sante pour  une  grande  tragédie,  il  fallait  se  régler  d'après  cela,  et  ne 
pas  étendre  le  sujet  au-delà- de  sa  proportion  ;  que  je  convenais  que  ce 
sujet,  si  intéressant  dans  la  Bible,  n'offrait  que  la  reconnaissance  des 
frères,  et  que  tout  ce  que  l'on  pouvait  se  permettre,  c'était  de  faire 
arriver  Jacob  en  Egypte,  et  de  le  rendre  témoin  du  pardon  que  Joseph 
accorde  à  ses  frères;  mais  qu'au  reste  tout  autre  sentiment  qui  pouvait 
distraire  de  cet  intérêt  de  famille,  devenait  un  hors-d'œuvre  dange- 
reux pour  l'ouvrage,  et  qu'il  fallait  tout  le  talent  et  le  style  de 
Baour-Lormian  pour  avoir  pu  triompher  de  l'obstacle  qu'il  s'était  créé 
lui-même.  Méhul,  qui  était  au  nombre  des  convives,  nous  écoutait  avec 
une  attention  particulière  ;  mais  quand  il  vit  que  la  discussion  allait 
bientôt  cesser,  il  voulut  la  ranimer,  et,  avec  cette  finesse  et  ce  genre 
d'une  aimable  raillerie  qu'il  possédait  si  bien,  il  soutint,  par  un  motif 
qu'on  devinera  bientôt,  que,  tout  en  adoptant  quelques-unes  de  mes 
idées,  il  était  impossible  de  traiter  ce  sujet  sans  y  coudre  quelque 
épisode  ;  qu'au  reste,  rien  n'empêchait  de  tenter  une  épreuve  qui  ne 
pouvait  tourner  qu'à  l'avantage  du  public  ;  que  si  l'on  avait  fait  une 
tragédie  de  Joseph,  on  pouvait  bien  en  faire  un  opéra  ;  qu'il  ne  con- 
naissait pas  de  sujet  plus  propre  à  donner  du  style  et  de  l'intérêt  à  la 
musique  ;  et  que,   puisque  je  me  trouvais  d'une  opinion  contraire   à 


*  Mme  Sophie   G-ay,  mère  de  Mme  de  Girardin,  femme  aussi  charmante 
par  son  esprit  que  distinguée  par  son  talent  d'écrivain  et  de  musicienne. 


250  MÉHUL 

celle  de  tout  le  monde,  il  me  portait  le  défi  de  lui  faire  de  ce  pieux 
Joseph  un  opéra  en  trois  actes.  Madame  Gay  appuya  cette  idée  avec  toute 
la  chaleur  et  le  charme  qu'elle  porte  dans  une  conversation  ;  et  pour 
avoir  mis  quelque  opiniâtreté  à  soutenir  mon  opinion,  je  fus  condamné 
par  tout  le  monde  à  fournir  la  preuve  qu'on  pouvait  faire  un  Joseph 
sans  conspiration  et  sans  amour.  On  voulut  plus  ;  on  m'assigna  le 
temps  où  je  devais  lire  l'ouvrage  ;  et  comme  il  était  question  d'un 
grand  opéra,  on  convint  seulement  qu'on  me  dispensait,  pour  tout  ce 
qui  tenait  au  récitatif,  d'apporter  les  vers  tout  façonnés.  Afin  de  ne 
pas  passer  pour  un  Gascon,  je  fus  bien  obligé  de  me  résigner  à'tout  ce 
qu'on  ordonna.  Toute  la  société,  contre  laquelle  j'avais  disputé  avec  la 
chaleur  que  donne  la  conviction,  fut  ajournée  à  la  quinzaine,  avec 
injonction  de  venir  siéger  au  même  tribunal,  et  moi  de  comparoir 
pour  me  voir  juger  et  condamner  par  mes  pairs  à  telle  amende  qu'il 
plairait  au  tribunal  littéraire  de  m'infliger. 

Cette  plaisanterie,  comme  tant  d'autres  de  ce  genre,  suffisait,  dans 
cette  maison  où  l'esprit  et  la  grâce  ne  cessaient  de  fournir  des  bons 
mots,  à  nous  faire  passer  une  soirée  très  agréable  :  aussi  tout  le  monde 
s'en  alla-t-il  très  content,  excepté  moi  qui,  cheminant  avec  ce  bon 
Méhul,  me  reprochais  en  riant  mon  entêtement,  et  prévoyais  déjà  tout 
le  travail,  peut-être  inutile,  qu'il  allait  me  causer.  Cependant,  arrivé 
chez  moi,  je  me  mis  à  réfléchir  à  la  manière  dont  je  traiterais  le  sujet  ; 
et,  comme  il  m'était  positivement  défendu  d'emprunter  aucun  épisode, 
puisque  c'était  là  le  motif  de  notre  discussion,  et  qu'il  me  fallait  cepen- 
dant amener  des  situations  fortes  et  intéressantes,  je  ne  trouvai  d'autre 
moyen  d'y  parvenir  que  de  faire  un  réprouvé  de  Siméon  et  un  aveugle 
de  Jacob.  Une  fois  cette  donnée  admise,  je  fus  tout  surpris  de  la 
facilité  que  je  trouvai  à  faire  marcher  mon  action.  Mon  furieux  Siméon 
formait  un  contraste  avec  la  douceur  un  peu  monotone  de  Joseph,  et  la 
perte  de  la  vue  dans  mon  père  Jacob  m'offrait  l'occasion  toute  naturelle 
d'employer  ces  méprises  de  personnages,  qui  sont  d'une  si  grande  res- 
source pour* amener  des  situations  plus  ou  moins  intéressantes.  On  se 
doute  bien  que,  mon  plan  fait,  je  ne  tardai  pas  à  finir  l'ouvrage.  J'allai 
moi-même  presser  le  tribunal  de  se  réunir  ;  et,  la  lecture  faite  de  mon 
drame,  on  convint  d'une  voix  unanime  que  j'avais  gagné  ma  cause,  et 
qu'on  pouvait  faire  un  Joseph  sans  étendre  l'action  par  des  épisodes 
étrangers  au  sujet. 

Je  n'entrerai  dans  aucun  détail  sur  les  beautés  musicales  de  cet 
ouvrage  :  c'est  sans  contredit  le  chef-d'œuvre  de  Méhul  ;  mais  je 
répondrai  au  reproche  qu'on  me  fit  dans  le  temps,  d'avoir  porté  à 
l'Opéra-Gomique  un  sujet  qui,  par  son  spectacle  et  le  grandiose  de  sa 
musique,  appartenait  tout  à  fait  au  grand  Opéra.  Lorsque  je  fus  con- 
damné par  l'arrêt  d'une  joyeuse  société  à  composer  mon  Joseph,  il  était 
bien  entendu  que  je  travaillais  pour  notre  grande  scène  lyrique  ;  mais 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  251 

lorsque  mon  aréopage  eut  entendu  ma  pièce  telle  qu'elle  est  main- 
tenant, il  fut  décidé  qu'on  ne  changerait  point  le  dialogue  en  récitatif, 
et  qu'on  jouerait  ainsi  la  pièce  au  théâtre  Feydeau.  Je  crois  bien  que 
Méhul,  qui  était  encore  à  cette  époque  en  querelle  avec  l'administra- 
tion de  l'Opéra,  avait  secrètement  gagné  nos  juges  :  car  ils  parvinrent 
à  me  faire  consentir  à  cette  substitution  de  théâtre  à  force  de  raisonne- 
ments ;  et  sans  doute  ma  paresse  ordinaire  m'y  décida  tout  à  fait.  Ma 
pièce  fat  jouée  et  obtint  beaucoup  de  succès  à  Paris  ;  mais  elle  rap- 
porta au  théâtre  très  peu  d'argent  ;  elle  fit  au  contraire  la  fortune  de 
tous  les  directeurs  de  province  :  ce  qui  prouve  incontestablement  que 
les  idées  religieuses  ont  beaucoup  plus  de  succès  dans  les  départe- 
ments que  dans  la  grande  capitale  ;  et  j'avoue  que  je  la  crois  malheu- 
reusement tant  soit  peu  impie,  malgré  tous  les  soins  que  l'on  prend 
de  la  rappeler  aux  vertus  du  bon  vieux  temps,  et  à  cette  simplicité  de 
mœurs  patriarcales  que  l'on  ne  retrouve  plus,  comme  chacun  sait,  que 
parmi  les  ministres  de  notre  sainte  religion. 

Pour  qui  connaît  les  opinions  politiques  et  philosophiques 
d'Alexandre  Duval,  le  dernier  trait  cache  une  pointe 'évi- 
dente d'ironie.  Mais  il  importe  peu.  Ce  qui  est  plus  inté- 
ressant, ce  sont  les  trois  points  suivants  :  1°  l'ouvrage  avait 
été  formellement  conçu  en  vue  de  l'Opéra,  et,  s'il  fut  joué 
à  l'Opéra-Comique,  ce  fut  un  peu  par  le  fait  de  Méhul, 
dont  les  relations  avec  notre  grande  scène  lyrique  conti- 
nuaient d'être  tendues  comme  elles  l'étaient  depuis  long- 
temps ;  2°  l'absence  si  fâcheuse,  dans  le  livret  de  Joseph,  de 
tout  épisode  incidentaire,  est  le  fait  volontaire  d'Alexandre 
Duval  et  le  résultat  de  la  gageure  qu'il  avait  tenue,  un  peu 
par  esprit  paradoxal  et  de  contradiction  ;  3°  enfin,  Duval 
n'ayant  eu  que  quinze  jours  pour  tracer  son  poëme,  celui- 
ci  n'ayant  dû,  par  conséquent,  se  trouver  à  peu  près  en 
état  que  vers  la  fin  de  septembre  1806,  et  la  première 
représentation  de  Joseph  ayant  eu  lieu  le  17  février  1807, 
il  en  résulte,  si  l'on  tient  compte  du  temps  nécessité  par  les 
études,  les  répétitions,  la  mise  en  scène,  que  Méhul  n'a 
guère  pu  employer  plus  de  deux  mois  à  écrire  un  chef- 
d'œuvre  aussi  admirable ,  admirable  non-seulement  en  ce 
qui  concerne  la  forme  et  la  couleur  générale  de  l'œuvre, 
mais  aussi  pour  ce  qui  est  du  caractère  profondément  ex- 
pressif et  puissamment  pathétique  de  l'inspiration. 


252  MÉHUL 

Il  faut  convenir,  en  présence  d'un  tel  fait,  que  le  génie 
de  Méhul  était  vraiment  exceptionnel. 

Il  faut  avouer  aussi  que  les  auteurs  étaient  plus  heureux 
en  ce  temps-là  qu'aujourd'hui.  Quel  exemple  pourrait-on 
citer  en  effet,  à  l'heure  présente,  d'un  ouvrage  de  l'impor- 
tance de  Joseph,  écrit,  mis  en  musique,  reçu,  étudié,  répété 
et  offert  au  public  dans  le  court  espace  de  quatre  mois  et 
demi  ?  Mais  à  cette  époque  on  avait,  dans  nos  théâtres 
lyriques,  l'habitude  d'un  travail  actif  et  efficace  \  et  il 
arrivait  que  deux  auteurs  ayant  terminé  une  pièce  et  la 
portant  au  théâtre  auquel  ils  la  destinaient,  la  faisaient  rece- 
voir aussitôt,  la  voyaient  mettre  immédiatement  en  répéti- 
tion, et  avaient  la  joie  de  la  voir  représenter  sans  qu'on  eût 
pâli  sur  elle  pendant  six  mois  et  plus.  Temps  fortunés,  bien- 
heureux auteurs  ! 

Ces  auteurs  jouissaient  encore,  à  cette  époque,  d'un  autre 
avantage  :  ils  n'étaient  point  fatigués,  comme  aujourd'hui, 
par  les  indiscrétions  et  les  commérages  des  journaux,  déflo- 
rant toute  œuvre  nouvelle  longtemps  avant  sa  venue  à  la 
scène  et  rie  laissant  au  public  la  possibilité  d'aucune  sur- 
prise, d'aucun  imprévu.  Voici  de  quelle  façon  réservée, 
six  jours  avant  la  représentation  de  Joseph,  une  feuille  spé- 
ciale, le  Courrier  des  Spectacles,  en  parlait  pour  la  première 
fois  et  annonçait  sa  prochaine  apparition  :  —  «  On  annonce 
à  F  Opéra-Comique  un  ouvrage  en  trois  actes,  intitulé 
Joseph.  C'est  un  de  ces  nombreux  Joseph  dont  nous  avions 
déjà  parlé  dans  ce  journal.  Ce  sujet  est  déjà  bien  usé;  mais 
on  le  dit  traité  par  les  deux  auteurs  qui  ont  peut-être 
montré  le  plus  de  talent  sur  le  théâtre  Feydeau,  et  le 
talent  peut  tout  rajeunir.  Elleviou  joue  le  rôle  principal 
dans  cette  pièce  ;  voilà  déjà  de  quoi  présumer  en  faveur  du 
succès1.  » 

Non-seulement  Elleviou,  mais  tous  les  meilleurs  artistes 
de  l'Opéra- Comique,  dont  la  troupe  alors  était  admirable, 
avaient    tenu    à    honneur   de   participer  à  l'exécution    de 

1  Courrier  des  Spectacles,  du  11  février  1807. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  253 

Joseph,  dont  voici  la  distribution,  telle  que  la  donnaient  les 
journaux  : 

Jacob    ..." Solic. 

Joseph Elleviou. 

Ruben Gaveaux. 

Siméon.     .......  Gavaudan. 

Nephtali Paul. 

Utobal Darancourt. 

Un  officier Allaire 

Benjamin M»ie  Gavaudan. 

Une  jeune  fille   .     .     .     ....  .  M1Ie  A glaé  Gavaudan. 

Ce  dernier  personnage  d'  «une  jeune  fille  »  n'était  pas 
un  rôle,  mais  un  simple  coryphée,  ayant  une  partie  spéciale 
dans  certains  morceaux  d'ensemble.  En  réalité,  il  n'y 
avait  pas  un  rôle  de  femme  dans  Joseph,  et  pour  offrir  aux 
spectateurs  la  vue  d'un  visage  féminin,  il  avait  fallu  faire 
de  Benjamin  un  travesti  et  le  confier  à  Mme  Gavaudan, 
ainsi  que  cela  avait  été  fait  d'ailleurs  à  la  Comédie- 
Française,  où  Mlle  Mars  avait  été  chargée  du  même  per- 
sonnage. 

La  première  représentation  de  Joseph  fut  une  véritable 
solennité  artistique.  Elle  était  attendue  avec  une  extrême 
impatience,  le  grand  nom  de  Méhul,  si  justement  admiré 
de  tous,  excitant  toujours  de  la  façon  la  plus  vive  l'intérêt  et 
la  curiosité  du  public.  Bien  que  le  spectacle  commençât 
par  la  Mélomanie,  charmant  petit  ouvrage  de  Champein, 
mais  datant  de  vingt-cinq  ans  et  usé  jusqu'à  la  corde, 
l'empressement  avait  été  tel  que,  comme  nous  allons  le  voir 
par  le  compte-rendu  d'un  journal,  «dix  minutes  après 
l'ouverture  des  bureaux,  toutes  les  places  étaient  occupées»1. 
Cette  première  représentation  fut  un  triomphe  éclatant 
pour  le  compositeur,  triomphe  qui  fut  malheureusement  de 
peu  de  durée  tout  d'abord,  les  défauts  du  poëme,  défauts 
inhérents  au  sujet  et  à  la  façon  dont  il  avait  été  traité,  por- 
tant tort,  en  dépit  de  la  bonne   volonté  du  public,    à  une 

1  La  recette  fat  de  4,644  fr.  10  c. 


254  MÉHUL 

partition  admirable  et  qui  constitue  l'un  des  plus  beaux 
chefs-d'œuvre  qui  aient  jamais  paru  sur  une  scène  lyrique. 
Voici  comment  le  Journal  de  Taris  rendait  compte  de  la 
soirée  : 

La  fortune  de  Joseph  ne  l'abandonne  pas.  Heureux  dans  la  Bible, 
heureux  dans  un  poëme  en  bonne  prose(!)de  M.  Bitaubé,  heureux  dans 
une  mauvaise  tragédie  en  très  beaux  vers,  de  M.  Baour-Lormian,  il 
l'est  encore,  et  pour  le  moins  autant,  dans  l'opéra  nouveau  de 
MM.  Alex.  Duval  et  Méhul.  —  Grand  succès  (paroles  et  musique).  Un 
peu  de  vide  dans  le  dialogue,  quelques  répétitions  de  mots  et  de 
mouvemens,  quelques  situations  trop  prolongées,  une  teinte  un  peu 
monotone,  mais  aussi  un  intérêt  bien  gradué,  des  tableaux  touchans, 
de  fort  belles  scènes.  —  Musique  d'un  beau  caractère,  de  grands  effets 
d'harmonie  entremêlés  de  chants  simples  et  délicieux  ;  une  prière  du 
matin  ravissante  ;  deux  romances  pleines  d'expression  et  qui  ont  fait 
verser  des  larmes,  celles  de  Joseph  (au  1er  acte),  et  de  Benjamin 
(au  2ft)  ;  costumes  et  décorations  magnifiques.  —  La  pièce  est  jouée 
d'une  manière  très  satisfaisante  par  Elleviou  (Joseph),  Gavaudan 
(Siméon),  Solié  (Jacob),  et  Mme  Gavaudan  (Benjamin).  —  L'auteur  a  le 
mérite,  plus  grand  qu'on  ne  pense,  de  tirer  ses  effets  dramatiques  du 
propre  fonds  de  son  sujet,  sans  y  mêler  le  moindre  épisode,  et  de 
fournir  un  intérêt  suffisant  à  ses  trois  actes  avec  l'action  la  plus  simple 
et  la  plus  directe.  11  est  vrai  qu'il  a  été  en  cela  bien  habilement 
secondé  par  le  compositeur,  et  que  les  beaux  airs,  les  beaux  morceaux 
d'ensemble  de  celui-ci,  arrivent  souvent  fort  à  propos  pour  ranimer 
des  scènes  prêles  à  languir.  Le  second  acte  est  le  moins  bon,  parce  que 
l'auteur  des  paroles,  craignant  de  le  faire  trop  court,  y  a  mis  un  peu 
de  remplissage  ;  mais  quelques  coups  de  ciseaux  le  rendront  excellent. 
Le  dénouement  est  extrêmement  simple  ;  mais  il  plaît,  il  produit  une 
vive  sensation.  Les  auteurs  ont  été  demandés  à  grands  cris,  et  nom- 
més. —  L'aftluence  des  spectateurs  était  telle  que,  dix  minutes  après 
l'ouverture  des  bureaux,  toutes  les  places  étaient  occupées  *. 

Cet  article  nous  donne  la  note  exacte  et  sincère  de  l'im- 
pression produite  sur  le  public  de  la  première  représenta- 
tion. La  seconde  fut  encore  très  brillante,  ainsi  que  nous 
l'apprend  un  autre  journal  :  —  «La  seconde  représentation 
de  Joseph  a  eu  le  même  succès  que  la  première,  tant  il  est 
vrai  que  quelques  belles   situations   triompheront   toujours 


1  Journal  Je  Paris,  du  18  février  1807. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  255 

de  toutes  les  chicanes  de  la  critique.  On  a  fait  beaucoup 
de  dépenses  pour  recevoir  dignement  la  famille  de  Jacob. 
Les  décorations,  les  chœurs  et  plusieurs  effets  de  scène  sont 
très  brillans.  La  musique  seule,  tantôt  savante,  tantôt  drama- 
tique et  mélodieuse,  suffiroit  pour  faire  la  réputation  de  cet 
ouvrage1  ».  Mais  le  succès,  je  l'ai  dit,  ne  se  soutint  pas,  et 
l'on  en  trouvera  les  raisons  dans  cette  critique  que  le 
Journal  de  V Empire,  par  la  plume  de  son  feuilletoniste 
ordinaire,  faisait  du  poëme  d'Alexandre  Duval.  Quelque 
médiocre  estime  que  l'on  puisse  justement  faire  aujourd'hui 
du  talent  de  ce  trop  fameux  Geoffroy,  si  vanté  de  son 
temps  et  légitimement  oublié  du  nôtre,  on  ne  peut  s'em- 
pêcher de  reconnaître  que  sa  critique  du  livret  de  Joseph, 
qu'il  analysait  sur  le  ton  de  la  plaisanterie,  portait  singu- 
lièrement juste  et  dénotait  chez  lui  un  vrai  sens  du 
théâtre  ;  voici  le  morceau  dans  son  entier  : 

Depuis  quelque  temps  les  Joseph  et  les  Benjamin  abondent,  au 
Théâtre-Français,  au  Vaudeville,  au  boulevard.  On  dit  qu'on  va  les 
faire  entrer  avec  tous  les  patriarches  dans  un  grand  opéra  ;  peut-être 
même  les  fera-t-on  danser  dans  un  ballet-pantomime.  En  attendant, 
les  voilà  à  l'Opéra-Comique,  qui,  pour  les  mieux  recevoir  et  leur  faire 
plus  dignement  les  honneurs  de  son  joyeux  boudoir,  a  pris  le  nom 
pompeux  de  drame,  et  s'est  donné  tous  les  grands  airs  du  grand 
Opéra. 

On  prétend  que  toute  la  société  de  l'Opéra-Gomique  a  fondé  sur  ce 
drame,  mélodrame,  opéra,  ou  comme  on  voudra  l'appeler,  les  plus 
grandes  espérances  de  fortune  :  les  acteurs  sont  persuadés  que  ce 
Joseph  aura  la  vertu  de  chasser  la  famine  de  leur  pays,  où  elle  est 
depuis  longtemps  domiciliée,  qu'il  fera  succéder  aux  années  de  stérilité 
des  jours  d'abondance,  et  qu'ils  vont  se  régaler  de  ces  oignons  d'Egypte 
si  regrettés  jadis  des  Israélites  dans  le  désert.  C'est  peut-être  un 
songe  flatteur  qui  abuse  les  sociétaires  de  l'Opéra-Comique.  Je  ne  suis 


1  Courrier  des  Spectacles,  du  22  février  1807.  —  Il  faut  avouer  que  ce 
journal  apportait  dans  renoncé  de  ses  opinions  une  certaine  versatilité, 
car  il  paraît  ici  se  railler  des  critiques  qui  avaient  été  faites  du  poème  de 
Joseph,  sans  se  rappeler  que  lui-même  terminait  ainsi  son  compte -rendu 
de  la  première  représentation:  —  «La  musique  de  ce  drame  est  très 
belle,  riche  en  grands  effets,  d'un  ton  solennel  et  religieux  ;  elle  est  digne 
du  génie  de  M.  Méhul;  mais  les  paroles  ne  la  soutiennent  pas». 


256  MÉHUL 

pas  si  habile  que  Joseph  dans  l'art  d'expliquer  les  songes  ;  mais  je  sais 
qu'on  gagne  rarement  quelque  chose  à  sortir  de  son  état  et  de  son 
genre.  Je  suis  convaincu  qu'il  est  impossible  que  le  théâtre  de 
rOpéra-Gomique  puisse  recueillir  des  fruits  solides  d'un  drame  maigre, 
languissant  et  ennuyeux,  qui  ne  se  soutient  que  par  quelques  sen- 
tences, quelques  sentiments  naturels,  quelques  traits  de  sensibilité 
noyés  dans  une  foule  d'invraisemblances  et  de  niaiseries.  L'Opéra- 
Gomique  échouera  toujours  quand  il  voudra  disputer  d'éclat  et  de 
majesté  avec  l'Opéra,  d'évolutions,  de  décors  et  de  costumes  avec  les 
théâtres  de  mélodrame  :  cet  étalage  n'est  pas  fait  pour  lui,  il  n'en  a  pas 
besoin;  et  quand  il  voudra  s'affubler  de  toutes  ces  machines,  il  en  sera 
pour  ses  frais. 

Cet  oracle  est  plus  sûr  que  celui  de  Cal  chas. 

Voyons  maintenant  comment  M.  Duval  s'y  est  pris  pour  travestir 
une  tragédie  du  Théâtre-Français  en  un  drame  de  l'Opéra-Comique. 
Elleviou,  représentant  Joseph  sous  le  nom  de  Cléophas,  paroît  dans 
toute  la  magnificence  du  luxe  oriental,  encore  plus  paré  de  sa  bonne 
mine.  Il  raconte  à  son  confident  ses  aventures,  qui  par  malheur  sont 
connues  de  tout  le  monde,  ce  qui  ne  forme  pas  une  exposition  intéres- 
sante :  on  y  bâilleroit  si  l'on  n'étoit  réveillé  par  les  jolis  couplets  d'une 
romance  qu'Elleviou  chante  avec  une  simplicité  pleine  de  grâce.  Tou- 
jours occupé  dans  sa  prospérité  du  souvenir  de  son  père  et  de  ses 
frères,  Joseph  donne  commission  à  son  confident  d'aller  les  chercher  ; 
mais  par  un  hasard  qui  n'est  pas  rare  si  l'on  en  croit  un  vieux  pro- 
verbe, il  suffit  qu'on  parle  des  frères  de  Joseph  pour  qu'on  les  voie 
arriver.  On  annonce  des  étrangers,  et  ces  étrangers  sont  précisément 
ceux  qu'on  alloit  chercher. 

A  leur  aspect,  Joseph  se  rappelle  des  circonstances  bien  doulou- 
reuses :  Nephtali  est  le  seul  qui  ait  versé  des  larmes  le  jour  où  il  fut 
trahi  et  vendu.  Siméon  est,  comme  dans  la  tragédie,  le  traître  qui  a 
conclu  le  marché,  et  qu'on  charge  presque  seul  du  crime  commun  à 
tous  les  autres.  La  Bible  ne  l'accuse  pas  particulièrement;  je  crois  que 
c'est  M.  Bitaubé  qui  lui  a  fait  une  si  mauvaise  réputation  ;  il  avoit 
besoin  pour  son  poème  épique  d'un  scélérat  tragique,  et  pouvant 
choisir  entre  tous  les  frères  de  Joseph,  il  s'est  décidé  par  hasard  pour 
Siméori.  C'est  Siméon  qui,  dans  les  pièces  composées  sur  ce  sujet,  a  le 
département  des  remords,  des  convulsions  et  des  grimaces.  Dans  le 
drame  nouveau,  il  fait  pénitence  pour  tous  ses  frères,  quoiqu'il  ne  soit 
pas  plus  coupable. 

Au  second  acte,  il  est  nuit  :  Jacob  est  couché  dans  sa  tente,  près  de 
Memphis.  Quoiqu'un  pareil  moment  soit  très  incommode  pour  une 
visite,  Joseph  vient  seul,   à   tâtons,  à  minuit,  dans  cette  plaine  de 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  257 

Memphis,  où  il  croit  que  son  père  dort  :  c'est  une  caricature  de  piété 
filiale.  Siméon,  qui,  dans  sa  qualité  de  scélérat,  doit  aimer  la  nuit,  se 
trouve  là  par  hasard  :  il  vient  aussi  probablement  voir  son  père  la 
nuit,  pendant  qu'il  dort.  Joseph,  qu'il  rencontre,  devient  tout  à  coup 
son  confident  ;  il  fait  part  à  cet  inconnu  de  ses  crimes  et  de  ses 
remords.  Au  lever  de  l'aurore,  Siméon  s'enfuit  comme  un  hibou. 
Benjamin  sort  de  la  tente,  et  veut  rentrer  à  Faspect  d'un  étranger  : 
Joseph  le  rassure,  le  serre  dans  ses  bras,  lui  fait  mille  questions 
auxquelles  l'enfant  répond  par  des  couplets  dans  le  genre  de  ceux 
d'Elleviou  au  premier  acte,  mais  bien  moins  touchants.  Bientôt, 
impatient  de  voir  son  père,  Joseph  entre  dans  la  tente,  s'approche  du 
lit  où  Jacob  repose,  se  met  à  genoux,  prend  une  de  ses  mains  pater- 
nelles qu'il  mouille  de  ses  larmes.  Le  bon  vieillard  se  réveille,  et  ne 
peut  voir  celui  qui  lui  donne  ces  marques  de  tendresse,  attendu  que 
M.  Duval,  de  son  autorité  particulière,  a  privé  de  la  vue  le  patriarche 
Jacob.  Si  le  bonhomme  a  perdu  les  yeux,  il  n'a  pas  perdu  la  parole  : 
après  avoir  fait  sa  prière  du  matin,  il  raconte  le  rêve  qu'il  a  fait 
pendant  la  nuit.  Joseph,  grand  interprète  de  songes,  l'expliqueroit 
aisément  si  on  ne  venoit  l'avertir  que  le  peuple  demande  à  grands  cris 
son  triomphe.  Joseph  se  rend  aux  vœux  de  la  nation  ;  il  monte  sur  son 
char,  et  traverse  le  théâtre  entre  Jacob  et  Benjamin  :  groupe  intéres- 
sant, qui  marque  bien  la  différence  des  trois  âges. 

Le  second  acte  finit  par  un  triomphe  ;  le  troisième  commence  par  un 
festin  dans  lequel  les  Israélites  chantent  les  louanges  du  Seigneur, 
avec  accompagnement  de  harpes.  Le  repas  et  le  concert  sont  troublés 
par  de  mauvaises  nouvelles  :  on  vient  dire  au  triomphateur  que  le 
roi  est  fort  irrité  que  son  ministre  ait  partagé  avec  des  étrangers 
les  honneurs  du  triomphe,  et  distribué  à  ces  nouveaux  venus  les 
subsistances  réservées  aux  Égyptiens.  Cette  calomnie,  qu'on  seroit 
tenté  de  regarder  comme  un  germe  d'intrigue,  n'est  qu'un  prétexte 
pour  écarter  un  moment  Joseph  de  la  scène,  et  donner  le  temps  à 
Jacob  de  maudire  ses  fils. 

Voici  comment  cela  s'arrange.  Les  gardes  rencontrant  un  fou  tel  que 
Siméon,  qui  court  les  champs,  s'en  emparent  et  l'amènent  à  Jacob.  Le 
vieillard  demande  à  ce  malheureux  fils  :  Qu'as-tu  fait  de  ton  frère? 
Les  remords  arrachent  à  Siméon  l'aveu  de  son  crime.  Jacob  indigné 
fait  venir  ses  fils,  et  leur  donne  sa  malédiction  ;  ce  qui  fait  une  assez 
belle  scène  :  c'est  pour  lui  faire  place  qu'on  avait  calomnié  Joseph.  Dès 
que  la  malédiction  est  donnée.  Joseph  est  le  meilleur  ami  du  roi  ;  il 
reparoit  tout  radieux,  et  entend  ses  frères  se  reprocher  avec  amertume 
leur  cruauté  à  son  égard  :  il  les  console,  en  leur  disant  qu'ils  reverront 
bientôt  Joseph.  —  Où  est-il?  s'écrie  Jacob.  —  Il  est  à  vos  pieds.  Cette 
reconnoissance  n'est  pas  sans  intérêt  ;  mais  il  a  fallu  l'attendre  et 
l'acheter.  L'histoire  de  Joseph,  si  intéressante  dans  la  Bible,  est  peu 

17 


258  MÉHUL 

propre  au  théâtre,  parce  que  le  dénouement  est  trop  prévu,  et  parce 
qu'il  n'y  a  qu'une  scène. 

La  musique  remplit  les  vides  de  l'action,  mais  ne  réussit  pas  toujours 
à  écarter  l'ennui  qui  se  glisse  de  tous  côtés  dans  trois  actes  où  il  n'y  a 
presque  rien  que  du  spectacle  et  du  son.  Cette  musique,  en  plusieurs 
endroits,  a  bien  le  caractère  religieux;  elle  est  simple,  grave  et 
touchante.  Le  compositeur,  grand  harmoniste,  a  déployé  toutes  les 
ressources  de  son  art,  en  homme  qui  les  connoît  bien  et  sait  les 
employer  à  propos.  Les  acteurs  ne  sont  pas  trop  exercés  à  ce  genre, 
qui  leur  est  étranger.  Solié  représente  Jacob  ;  madame  Gavaudan, 
Benjamin  ;  Gavaudan,  Sirnéon  :  ces  rôles  flattent  beaucoup  le  foible  des 
acteurs  pour  le  pathétique  ;  il  me  semble  qu'on  ne  devroit  aimer  à 
faire  que  ce  qu'on  fait  le  mieux.  L'ouvrage  a  obtenu  beaucoup  de 
succès  à  la  première  représentation  ;  je  souhaite  que  ce  succès  se  sou- 
tienne, que  la  pièce  intéresse  et  amuse,  qu'on  y  aille  longtemps  ;  je  le 
souhaite,  mais  j'en  doute. 

Geoffroy  voyait  juste,  et  avait  malheureusement  raison 

de  douter. 

On  peut  dire  que  la  faiblesse  du  livret  de  Joseph  entrava 
singulièrement  la  marche  victorieuse  de  l'ouvrage  et  son 
succès  matériel  ;  et  pourtant  le  génie  de  Méhul,  s'inspirant 
surtout  de  la  nature  du  sujet  qui  lui  était  offert,  de  son 
caractère  légendaire,  du  parfum  de  poésie  qui  le  pénétrait 
de  toutes  parts,  avait  fait  concevoir  à  l'artiste  une  œuvre 
admirable  en  sa  simplicité,  d'une  noblesse  et  d'une  beauté 
antiques,  d'un  accent  plein  de  grandeur  et  d'émotion,  d'un 
style  à  la  fois  sobre,  sévère  et  coloré,  une  œuvre  enfin  qui 
à  elle  seule  eût  suffi  pour  lui  conquérir  l'immortalité.  Mais 
l'incomparable  splendeur  de  cette  musique  devait  rester 
impuissante  à  racheter  les  trop  nombreuses  faiblesses  du  texte 
sur  lequel  elle  était  écrite.  C'est  qu'avec  le  public  français, 
—  le  plus  expert,  peut-être,  et  par  conséquent  le  plus 
difficile  qui  soit  au  monde  en  matière  de  théâtre,  —  la 
logique  ne  perd  jamais  ses  droits.  Plus  doué  de  raison  encore, 
peut-on  dire,  que  de  sens  artistique,  ou  plutôt  soumettant 
chez  lui  le  sens  artistique  à  la  raison,  il  fait  passer  les 
besoins  de  son  intelligence  avant  les  jouissances  de  son 
oreille,  et  ne  se  tient  pas  pour  satisfait  du  charme  que  lui 
procure  la  musique  si  son  esprit  est  blessé  par  les   défauts 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  259 

d'un  poëme  froid,  languissant,  monotone,  aussi  dénué  de 
passion  que  d'intérêt.  Ayant  un  sens  exquis  de  la  scène, 
il  ne  prendra  le  change  en  aucun  cas  à  ce  sujet.  C'est 
pourquoi  on  le  verra  toujours  accueillir  favorablement  une 
pièce  bien  construite,  amusante  ou  ingénieuse,  divertis- 
sante ou  dramatique,  même  si  la  musique  en  est  médiocre, 
tandis  qu'il  fera  froide  mine  à  un  chef-d'œuvre  musical  si 
celui-ci  n'accompagne  qu'un  poëme  sans  valeur  ou  mal- 
adroitement conçu.  Trop  d'exemples  viennent  à  l'appui  de 
cette  affirmation  pour  qu'on  ne  la  puisse  tenir  comme 
absolument  exacte,  et  si  je  rappelle  ici  le  peu  de  succès 
obtenu  par  des  œuvres  telles  que  Zampa,  les  Deux  Nuits, 
le  Pardon  de  Ploërmel,  je  crois  bien  que  chacun  sera  de  mon 
avis.  Il  est  certain  que  ces  œuvres  ont  fait  la  joie  des  déli- 
cats et  des  raffinés,  des  vrais  musiciens,  qui  faisaient  bon 
marché  de  tout  le  reste  pour  applaudir  à  des  beautés  radieuses 
et  de  nature  à  les  toucher  particulièrement  ;  mais  le  public, 
qui  n'est  pas  un  raffiné,  qui  perçoit  les  émotions  sans  les 
raisonner,  ne  saurait  faire  ainsi  la  part  de  chacun  et  se 
désintéresser  de  telle  ou  telle  partie  du  spectacle  qu'on 
lui  offre.  Il  se  rend  au  théâtre  pour  y  éprouver  un  en- 
semble d'impressions  déterminées  ;  si  cet  ensemble  lui 
manque,  si  ses  sensations  sont  incomplètes,  si,  dans 
l'œuvre  qui  lui  est  présentée,  l'équilibre  général  est  faussé 
au  détriment  ou  au  profit  d'une  de  ses  parties  essentielles, 
il  considère  cette  œuvre  comme  manquée  dans  son  principe, 
et  l'on  est  bien  obligé  de  convenir  après  tout  qu'il  a 
raison. 

C'est  précisément  là  ce  qui  arriva  pour  Joseph,  La  don- 
née première  aurait  fourni  un  admirable  sujet  d'oratorio 
(Hamdel  l'avait  traitée  sous  cette  forme  en  1743)-  elle 
était  vraiment  trop  dépourvue  d'intérêt  pour  donner  pré- 
texte à  une  œuvre  scènique,  surtout  sans  l'adjonction 
d'aucun  élément  étranger  au  récit  biblique,  d'aucun  inci- 
dent propre  à  émouvoir  le  spectateur,  trop  au  courant 
de  ce  récit  pour  en  éprouver  quelque  surprise,  pour  en  re- 
cevoir   quelque   impression   inattendue.    Encore,    sur  une 


260  MÉHUL 

scène  vaste  comme  celle  de  l'Opéra,  peut-on  croire 
que  l'austérité  même  du  sujet  lui  aurait  donné,  par  la 
sévérité  mâle,  par  l'éclat  plastique  de  la  représentation,  une 
ampleur,  une  majesté  qui  jusqu'à  un  certain  point  auraient 
racheté  le  vide  de  l'action  ;  à  l'Opéra- Comique,  la  tâche 
devenait  impossible.  Aussi  vit-on  se  produire  ce  fait  singu- 
lier d'une  œuvre  musicale  dont  la  beauté  consacra  à  tout 
jamais  la  gloire  du  compositeur,  et  qui  pourtant  laissa  la 
masse  du  public  indifférente  à  ce  point  que  treize  repré- 
sentations suffirent  à  assouvir  sa  curiosité.  C'est  à  cela 
que  se  réduisit  en  effet  chez  nous  la  carrière  primitive  de 
Joseph. 

Et  pourtant,  cette  œuvre  magistrale  provoquait  chez  quel- 
ques-uns des  élans  d'enthousiasme  comme  on  en  voit  rare- 
ment se  produire.  C'est  ainsi  qu'elle  excitait,  dès  son  appa- 
rition, la  verve  poétique  d'un  jeune  écrivain  encore  inconnu, 
entrant  seulement  dans  sa  vingtième  année,  mais  qui  ne 
devait  pas  tarder  à  faire  parler  de  lui  et  qui  était  appelé 
a  devenir  l'un  des  hommes  d'Etat  les  plus  illustres  du 
XIXe  siècle.  Les  vers  que  voici,  les  seuls  peut-être  que  leur 
auteur  ait  jamais  publiés,  parurent  dans  le  Journal  de 
V Empire  du  26  février  1807,  avec  cette  signature  :  — 
Guizot. 


1  Quelque  incroyable  que  puisse  paraître  un  tel  résultat,  il  faut  bien 
l'enregistrer,  puisque  les  preuves  sont  là,  authentiques,  irrécusables.  Ces 
preuves  nous  sont  fournies  par  les  programmes  que  les  journaux,  alors 
comme  aujourd'hui,  donnaient  régulièrement  des  spectacles  de  chaque 
théâtre.  Nous  voyons  par  ces  programmes  que  Joseph  n'atteignit  sa 
douzième  représentation  que  le  24  mars,  juste  cinq  semaines  après  la 
première,  c'est-à-dire  qu'il  n'avait  guère  été  joué  plus  de  deux  fois  par 
semaine,  ce  qui  indique  le  peu  d'empressement  du  public  et  l'influence 
médiocre  que  l'œuvre  exerçait  sur  la  recette.  A  partir  du  24  mars,  trois 
semaines  s'écoulent  sans  qu'on  en  entende  parler,  et  c'est  le  15  avril 
seulement  qu'a  lieu  la  treizième  représentation.  Celle-ci  fut  la  dernière, 
et  la  quatorzième,  annoncée  chaque  jour  comme  très  prochaine  jusqu'au 
10  mai,  disparaît  à  cette  date  de  tous  les  programmes  et  finit  par  ne 
pas  être  donnée.  Joseph  fut  joué  quatre  fois  dans  le  cours  de  l'année 
suivante. 


SA  VIE,    SON   GÉNIE,    SON   CARACTÈRE  261 

VERS  A  M.   MÉHUL 

APRÈS   LA   REPRÉSENTATION  DE   L'OPÉRA  DE  Joseph. 

Sublime  élève  d'Apollon, 

0  toi  dont  FEurope  charmée 

Inscrit  la  mémoire  et  le  nom 

Aux  fastes  de  la  Renommée  ; 

Dont  le  talent,  toujours  égal, 

Répand  partout  les  mêmes  charmes  ; 

Toi  qui  nous  arrachas  des  larmes 

Dans  Stratonice  et  dans  Uthal; 
Rival  heureux  de  Linus  et  d'Orphée, 

A  tant  de  triomphes  si  beaux, 

Tu  viens,  par  des  succès  nouveaux, 

D'ajouter  un  nouveau  trophée  ! 

Joseph  reparaît  à  ta  voix, 

Et,  contant  sa  touchante  histoire, 

Vient  t'assurer  de  nouveaux  droits 

A  nos  respects  comme  à  la  gloire. 

Dans  cet  ouvrage  séducteur 

Brille  le  feu  de  ton  génie  ; 

Partout  ta  divine  harmonie 

Entraîne  et  ravit  notre  cœur  : 
.Nous  sentons  de  Jacob  la  douleur  paternelle, 
De  Benjamin  nous  partageons  le  zèle, 
De  Simêon  nous  plaignons  les  tourments  ; 

Nous  tremblons  à  l'aspect  d'un  père 

Qui  va,  dans  sa  juste  colère, 

Maudire  à  jamais  ses  enfants  ; 

Et  lorsqu'arrêtant  sa  vengeance 
Elleviou,  de  Joseph  interprète  enchanteur, 
De  Jacob  désolé  vient  finir  la  douleur, 

Nous  prenons  part  à  son  bonheur. 
De  ton  génie  ainsi  la  sublime  puissance 
Habilement  a  su  nous  retracer 

Le  langage  de  la  nature  ; 

Et  les  pleurs  que  tu  fais  verser 

Sont  ta  louange  la  plus  sûre.  Guizot1. 

D'autres  vers,  ceux-ci  anonymes,  furent  encore  adresse's  à  Méhul,  à 
la  troisième  représentation  de  Joseph;  ils  étaient  attachés  à  une  couronne 
qu'un  admirateur  de  la  musique  de  cet  ouvrage  avait  jetée  sur  la  scène  : 

Du  vertueux  Joseph  exprimant  les  malheurs, 

Tes  chants  plaintifs  et  doux  nous  arrachent  des  pleurs  ; 

Aux  accents  enchanteurs  de  ta  brillante  lyre, 

On  reconnaît  le  Dieu  qui  sans  cesse  t'inspire. 


262  MÉHUL 

Il  faut  convenir  que  l'auteur  de  V Histoire  de  la  révolution 
d'Angleterre  écrivait  mieux  en  prose  qu'en  vers,  et  que  les 
Méditations  sur  V essence  de  la  Religion  chrétienne  sont  tra- 
cées d'une  autre  plume  que  ces  lignes  pauvrement  rimées. 
Il  n'importe  :  s'adressant  à  un  artiste  tel  que  Méhul  et 
venant  d'un  homme  tel  que  Guizot,  un  si  profond  hommage 
d'admiration  est  intéressant  à  enregistrer. 

J'ai  fait  remarquer  que  Joseph  avait  été  écrit  dans  des 
conditions  de  rapidité  tout  à  fait  exceptionnelles  •,  et  cepen- 
dant, non-seulement  cette  partition  constitue  un  véritable 
chef-d'œuvre,  du  plus  merveilleux  style  allié  à  l'inspira- 
tion la  plus  puissante,  mais  encore  on  a  la  preuve  que 
Méhul,  qui  n'écrivait  pas  toujours  d'abondance  et  qui  ne 
laissait  rien  au  hasard,  l'a  travaillée  avec  une  conscience 
rare,  s'y  reprenant  souvent  à  deux  fois  pour  construire  un 
morceau,  et  allant  jusqu'à  tracer  quatre  versions  différentes 
de  la  fameuse  romance  du  premier  acte  :  A  peine  au  sortir 
de  V enfance.  La  bibliothèque  du  Conservatoire  possède  de 
nombreux  fragments  autographes  du  manuscrit  original  de 
Joseph,  parmi  lesquels  se  trouvent  ces  quatre  versions  de 
la  romance,  complètement  instrumentées.  Mon  ami  Weker- 
lin,  à  qui  sont  confiées  les  destinées  de  cette  bibliothèque, 
a  publié  à  ce,  sujet,  il  y  a  quelques  années,  dans  la  Bévue 
et  Gazette  musicale,  un  petit  travail  fort  intéressant,  destiné 
à  accompagner  la  reproduction  des  quatre  formes  diverses 
de  la  romance,  qu'il  a  données  avec  leur  accompagnement 
d'orchestre  auquel  il  joignait  une  réduction  au  piano  faite 
par  lui  avec  le  plus  grand  soin.  On  comprend  quelle 
est  la  valeur  d'un  tel  document.  Aussi  ne  saurais-je  mieux 
faire  que  d'emprunter  quelques  détails  à  l'article  de 
M.  Wekerlin  : 

Il  est  certain,  dit-il,  que  le  succès  qu'obtint  en  Allemagne  l'opéra 
Faniska,  de  Gherubini,  stimula  vivement  l'amour-propre  de  Méhul  ; 
il  remettait  son  travail  à  plusieurs  reprises  sur  le  métier  :  était-ce  un 
bien  ?  était-ce  un  mal  ? 

Nous  trouvons  une  preuve  de  cette  méfiance  de  lui-même  dans 
Joseph,  où  nous  voyons  (dans  les  autographes  de  cette  partition)  plu- 


SA   VIE,    SON   GÉNIE,    SON   CARACTÈRE  2G3 

plusieurs  morceaux  repris  à  deux  fois.  L'un  de  ces  travaux  les  plus 
curieux  est  la  célèbre  romance  :  A  peine  au  sortir  de  l'enfance,  pour 
laquelle  Méhul  composa  quatre  versions  que  nous  communiquons  au 
public  pour  la  première  fois... 

Méhul  était  évidemment  préoccupé  du  succès  de  cette  romance  de 
Joseph,  destinée  à  Elleviou.  Nous  ignorons,  d'ailleurs,  si  le  com- 
positeur recommença  quatre  fois  ce  morceau,  de  sa  propre  volonté, 
ou  s'il  faut  attribuer  cette  persistance  aux  exigences  du  ténor  choyé 
d'alors. 

La  partie  de  chant  est  écrite  dans  l'original  en  clef  d'ut  troisième 
ligne,  qui  servait  généralement  pour  les  parties  de  haute-contre. 

Les  clarinettes  ne  paraissent  que  dans  la  première  version  ;  elles  y 
jouent  un  rôle  tellement  insignifiant  que  l'auteur  les  supprima  com- 
plètement dans  les  trois  autres.  À  partir  de  la  seconde  version,  les 
flûtes  disparaissent  également,  pour  la  même  raison  évidemment,  et  il 
ne  reste  plus,  dans  les  deux  dernières  versions,  que  le  petit  orchestre 
pastoral  composé  des  hautbois,  des  cors,  des  bassons,  avec  le  quatuor  à 
cordes. 

ire  version. 

Dès  les  premières  notes,  on  s'aperçoit  de  la  préoccupation  de  Méhul 
d'être  simple,  naïf  et  tendre  dans  ce  morceau  ;  le  commencement  est 
un  peu  vulgaire  à  force  de  simplicité,  mais  la  fin  renferme  une  marche 
harmonique  toute  pleine  de  charme  ;  l'auteur  le  savait  bien,  car  il 
conserve  cette  partie  dans  son  nouvel  essai. 

2e  version. 

De  même  que  la  première,  cette  version  finit  un  peu  court,  et  l'on 
éprouve  le  désir  d'entendre  répéter  les  quatre  dernières  mesures  ; 
mais  ce  n'était  pas  le  sentiment  de  Méhul. 

3e  version. 

Ici  la  tonalité  change  ;  nous  sommes  en  ut  au  lieu  d'être  en  fa. 
Cette  résolution  a  dû  être  prise  comme  étant  le  meilleur  moyen  de 
sortir  du  cercle  dans  lequel  tournait  l'auteur,  qui  cherchait  encore 
autre  chose,  et  qui  n'était  pas  complètement  satisfait.  On  voit  se  des- 
siner, dans  cette  version,  une  partie  du  thème  définitif,  à  partir  du 
vers  :  Dans  Sichem  au  gras  pâturage  ;  mais  cela  finit  encore  court,  il 
y  manque  aussi  cette  jolie  demi-cadence  sur  la  dominante  :  Timide 
comme  mes  agneaux,  cadence  qui  permet  une  répétition  dans  cette 
phrase  heureuse. 

Méhul,  dans  cette  version,  a  écrit  la  seconde  strophe  tout  entière  ; 
elle  est  semblable  à  la  première  quant  au  chant,  mais  il  y  a  quelques 
variantes  dans  l'accompagnement. 


264  MÉHUL 


4e  version. 


Enfin  apparaît  la  quatrième  version,  la  bonne,  qui  n'a  plus  les  huit 
premières  mesures  du  troisième  essai,  mais  qui  en  conserve  la  seconde 
partie,  sans  contredit  la  meilleure  ;  encore  le  compositeur  a-t  il  trouvé 
le  moyen  de  limer  par-ci  par-là.  Ainsi  le  trait  de  hautbois  sur  :  Dans 
Sichem  au  gras  pâturage,  est  simplifié;  les  bassons  se  taisent  au  vers: 
J'étais  simple  comme  au  jeune  âge;  les  deux  derniers  vers  se  trouvent 
répétés  après  le  demi- repos  :  mes  agneaux  ;  l'auteur  ajoute  également 
un  dièse  à  Yut  qui  porte  la  première  syllabe  de  timide,  ce  qui  donne 
un  tour  plus  élégant  à  la  partie  chantante  ;  les  cors  seuls  accompagnent 
le  début  du  vers  :  J'étais  simple  comme  au  jeune  âge  ;  et  même  sur  le 
manuscrit  de  cette  quatrième  et  dernière  version,  Méhul  a  biffé  au 
crayon  rouge  les  deux  premiers  accords  des  cors,  ce  qui  donne  une 
entrée  plus  intéressante  à  ces  instruments  1. 

On  peut  voir,  par  tous  ces  détails,  jusqu'à  quel  point 
Méhul  poussait  le  soin  et  la  conscience  artistiques. 

Si,  comme  nous  l'avons  vu,  Joseph  n'avait  pas  été  ce 
qu'on  appelle  au  théâtre  un  succès  d'argent,  du  moins  peut- 
on  dire,  en  présence  de  l'enthousiasme  excité  chez  les  ar- 
tistes et  dans  une  fraction  du  public  par  cette  œuvre  magni- 
fique, qu'elle  avait  mis  le  sceau  à  la  gloire  de  Méhul.  Une 
preuve,   entre   autres,    de  la   profonde   impression  qu'elle 


1  Cet  article,  accompagné  des  quatre  versions  de  la  romance,  a  été' 
publié  dans  la  Bévue  et  Gazette  musicale  du  8  août  1875. 

L'histoire  de  cette  romance  fameuse  de  Joseph  ne  serait  pas  complète 
si  je  n'ajoutais  que  l'Église  fit  pour  elle  ce  qu'elle  avait  fait  pour  la 
romance  célèbre  tfAriodant:  «Femme  sensible...;»  elle  s'en  empara,  et 
de  cette  mélodie  suave  et  pleine  de  sérénité,  elle  fit  un  cantique,  en  y 
adaptant  maladroitement  des  paroles  à  la  fois  sottes  et  boiteuses.  Un 
écrivain  peu  suspect  de  sévérité  pour  les  choses  de  la  religion  catholique, 
dont  il  s'occupa  toute  sa  vie  avec  activité,  Félix  Clément,  s'exprimait 
ainsi  à  ce  sujet:  —  «Qui  n'a  entendu  chanter,  hélas!  en  la  dénaturant, 
dans  les  églises,  dans  les  catéchismes,  la  touchante  romance  de  Joseph, 
si  simple,  si  pénétrante,  ce  chef-d'œuvre  de  goût  :  A  peine  au  sortir  de 
V enfance1?  L'absence  de  mesure,  le  déplacement  des  accents,  la  suppres- 
sion même  de  notes  essentielles,  tout  cela  en  fait  une  parodie.  On  a  cru 
sanctifier  l'air  de  bien  des  chansons  profanes  en  leur  substituant  de 
pieuses  paroles  :  nous  n'examinons  pas  ici  si  on  y  est  parvenu,  mais 
nous  pouvons  dire  que  cette  fois  le  cantique  a  profané  la  romance.  »  — 
(Journal  des  Maîtrises,  du  15  mars  1862). 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  265 

avait  produite,  nous  est  fournie  par  ce  fait  que  Joseph  fut 
désigné  pour  le  «prix  décennal».  —  Il  est  ici  besoin  de 
quelques  éclaircissements. 

Par  un  décret  du  24  fructidor  an  XII  (il  septembre 
1804),  Napoléon  Ier,  qui  venait  de  rétablir  à  son  usage 
personnel  le  trône  des  Bourbons ,  avait  institué  vingt-deux 
prix,  dont  neuf  de  10,000  francs  et  treize  de  5,000  francs, 
qui  devaient  être  décernés  de  dix  ans  en  dix  ans,  et  qui 
étaient  destinés  à  récompenser  «  tous  les  ouvrages  de 
science,  de  littérature  et  d'art,  toutes  les  inventions  utiles, 
tous  les  établissements  consacrés  au  progrès  de  l'agriculture 
et  de  l'industrie  nationales,  publiés,  connus  ou  formés  dans 
un  intervalle  de  dix  années».  Ces  prix  devaient  être  dis- 
tribués pour  la  première  fois  le  18  brumaire  an  XVIII 
(9  novembre  1809).  Ils  ne  le  furent  point  pourtant,  et  un 
second  décret,  daté  du  28  de  ce  mois  de  novembre  1809, 
retardait  d'une  aimée  cette  première  distribution,  et  éten- 
dait l'action  du  premier  décret,  en  portant  de  vingt-deux 
à  trente-cinq  le  nombre  des  prix.  Primitivement,  la  mu- 
sique n'était  comprise  dans  cette  libéralité  césarienne  que 
pour  un  seul  prix  de  10,000  francs,  lequel  devait  être 
attribué  «au  compositeur  du  meilleur  opéra  représenté  sur 
le  théâtre  de  l'Académie  impériale  de  musique  ».  Le  décret 
de  1809^  réparant  un  oubli,  stipulait  qu'un  prix  de  «se- 
conde classe  »  (c'est-à-dire  de  5,000  francs)  serait  accordé 
au  compositeur  du  meilleur  opéra-comique  représenté  sur 
un  de  nos  grands  théâtres1». 

A  la  suite   de  ce  décret,  les  divers  jurys  relatifs  à  ces 


1  II  n'eût  pu  être  représenté  ailleurs  qu'à  l'Opéra-Comique,  puisqu'un 
décret  sauvage  de  1807  avait  supprimé  d'un  trait  de  plume  et  sans  indem- 
nité dix  ou  douze  théâtres  plus  ou  moins  florissants,  en  leur  donnant  un 
délai  de  huit  jours  pour  fermer  leurs  portes  (en  même  temps  que  pour 
ruiner  leurs  directeurs  et  pour  laisser  sans  pain  quelques  milliers  d'artistes 
et  d'employés),  et  en  n'en  laissant  subsister  qu'un  seul  pour  jouer 
l'opéra-comique,  le  genre  que  devait  exploiter  chaque  entreprise  drama- 
tique étant  étroitement  limité  et  scrupuleusement  réglementé  par  le 
décret. 


266  MÉHUL 

prix  commencèrent  à  fonctionner,  et  celui  institué  pour 
récompenser  le  «meilleur  opéra-comique  »  représenté  dans  le 
cours  des  dix  années  précédentes  fixa  son  choix  sur  la  par- 
tition de  Joseph,  ce  qui  prouve  bien  l'admiration  qu'avait 
excitée  cet  ouvrage.  Voici  le  texte  même  du  rapport  pré- 
senté par  le  jury  sur  ce  sujet  : 

C'est  pour  ce  théâtre  que  M.  Grétry  seul,  le  plus  spirituel,  le  plus 
vrai  et  le  plus  fécond  des  musiciens,  a  composé  plus  de  cinquante 
ouvrages,  dont  plusieurs  sont  des  chefs-d'œuvre.  MM.  Philidor,  Duni, 
Gossec,  Monsigny,  Dalayrac,  Cherubini,  Martini,  Berton,  Catel,  Boiel- 
dieu,  y  ont  donné  d'excellents  ouvrages  dans  tous  les  genres.  M.  Méhul 
particulièrement  s'y  est  distingué  par  des  compositions  d'un  talent 
aussi  souple  que  brillant.  Stratonice  et  Euphrosine  approchent  de 
l'élévation  de  la  tragédie  ;  Ariodant  est  d'un  ton  chevaleresque,  et 
Joseph  d'un  caractère  religieux  ;  l'Irato  est  un  opéra  bouffon  que  l'on 
a  cru  quelque  temps  une  production  italienne  ;  une  Folie  est  de  la 
comédie  qui  rappelle  le  genre  spirituel  de  Grétry. 

M.  Cherubini  a  fait  jouer,  dans  l'époque  du  concours,  l'opéra  des 
Deux  Journées,  où  l'on  reconnaît  son  talent  supérieur  ;  mais  cet  opéra 
ne  paraît  pas  au  jury  devoir  l'emporter  sur  celui  de  Joseph,  de 
M.  Méhul,  lequel  otfre  une  musique  savante  et  sensible,  une  expres- 
sion toujours  vraie,  variée  suivant  les  sujets,  tantôt  noble  ou  simple, 
tantôt  religieuse  ou  mélancolique. 

Le  jury  présente  l'opéra  de  Joseph  comme  Topéra-comique  le  plus 
digne  du  prix. 

Il  demande  en  même  temps  une  mention  très  honorable  pour  l'opéra 
des  Deux  Journées,  par  M.  Cherubini,  et  pour  celui  de  l'Auberge  de 
Bagnères,  par  M.  Catel,  ouvrage  remarquable  par  l'élégance  du  style 
et  une  originalité  piquante,  modérée  par  le  goût1. 

Il  était  cependant  dans  la  destinée  des  fameux  prix  décen- 
naux de  ne  jamais  être  décernés.  Je  ne  sais  quel  obstacle 
s'opposa  à  leur  distribution  :  toujours  est-il  que  celle-ci 
n'eut  pas  lieu,  et  que  Méhul  ne  reçut  pas  plus  le  prix  de 
5,000  francs  proposé  par  le  jury  pour  la  partition  de  Joseph 


1  On  peut  consulter,  au  sujet  de  ce  Rapport  et  des  deux  décrets  rela- 
tifs aux  prix  décennaux,  Y  Annuaire  dramatique  pour  les  années  1808,  1810 
et  1811. 


SA  VIE.  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  267 

que  Spontini  ne  reçut  celui  de  1.0,000  francs  proposé  pour 
la  partition  de  la  Vestale  *. 

Mais  il  n'est  pas  de  soleil  dans  lequel  des  esprits  cha- 
grins ou  malavisés  ne  s'évertuent  à  découvrir  des  taches. 
Il  est  arrivé  à  cette  suave  et  admirable  partition  de  Joseph 
de  rencontrer  sur  son  passage  des  détracteurs  qui  se  sont 
amusés  à  l'analyser,  à  l'éplucher,  à  la  disséquer  de  la  façon 
la  plus  subtile,  dans  l'unique  but  de  persuader  aux  naïfs 
que  c'était  là  une  œuvre  enfantine,  sans  portée,  sans  valeur 
et  sans  consistance.  Le  plus  curieux,  c'est  que  cette  belle 
découverte  a  été  faite  par  de  vrais  musiciens,  des  artistes 
distingués  même,  et  qui  avaient  l'insigne  honneur  de  se 
trouver  à  la  tête  d'un  journal  spécial,  dans  lequel  ils 
auraient  pu  mieux  employer  leur  temps  et  rendre  à  l'art 
des  services  infiniment  plus  appréciables.  La  chose  arriva 
juste  à  propos  du  jugement  rendu  au  sujet  de  ces  fameux 
prix  décennaux,  et  particulièrement  de  celui  que  le  jury 
avait  cru  devoir  décerner  à  Joseph. 

C'était  en  1810,  et  un  artiste  vraiment  bien  doué,  Alexis 
de  Graraudé,  tout  à  la  fois  professeur  de  piano  et  de  chant 
justement  recherché,  excellent  accompagnateur  et  composi- 
teur fort  estimable,  venait  de  fonder  une  revue  musicale 
dont  le  titre  seul,  les  Tablettes  de  Polymnie,  suffirait  à  carac- 
tériser nettement  l'époque  où  elle  a  vu  le  jour.  C'est  dans 
ce  papier,  assez  acerbe  de  sa  nature  et  souverainement 
injuste  la  plupart  du  temps,  que  parut,  lors  du  jugement 
en  question,  un  article  virulent  qui  prétendait  passer  pour 
une  étude  impartiale  du  chef-d'œuvre  de  Méhul.  Cet 
article  était-il  de  Graraudé  personnellement?  N'était-il  pas 
dû  plutôt  à  l'un  de  ses  collaborateurs,  Cambini,  composi- 
teur assez  distingué,  mais  peu  heureux  au  théâtre,   et  que 


1  II  est  assez  singulier  de  voir  que  Méhul,  ainsi  désigné  pour  recevoir 
le  prix  décerné  au  meilleur  opéra-comique,  fut  précisément  choisi  par  le 
jury  du  prix  d'opéra  pour  rédiger  le  rapport  qui  concluait  à  faire  accorder 
cet  autre  prix  à  Spontini.  Ce  rapport  fut  inséré  dans  un  des  numéros  du 
Moniteur  universel,  alors  journal  officiel  de  l'Empire  français. 


268  MÉHUL 

ses  insuccès  avaient  aigri?  C'est  ce  que  je  ne  saurais  dire, 
l'écrivain  ayant  jugé  à  propos,  ce  qui  peut  sembler  singu- 
lier en  pareille  occurrence,  de  se  couvrir  du  voile  de 
l'anonyme.  En  tout  cas,  et  pour  la  honte  de  son  auteur, 
quel  qu'il  soit,  je  vais  reproduire  ici  ce  modèle  de  critique 
pédante  et  dénigrante.  Et  je  le  fais  d'autant  plus  volontiers 
qu'il  donna  lieu,  ainsi  qu'on  le  verra  plus  loin,  à  une 
protestation  très  digne  et  très  intéressante  de  la  part  d'un 
artiste  justement  célèbre. 

Voici,  d'après  les  Tablettes  de  Polymnie,  comment  on 
entendait  en  ce  temps-là  la  critique  musicale.  Joseph 
venait  d'être  repris  à  l'Opéra-Comique,  le  25  juillet  1810: 


Selon  la  décision  du  jury,  disait  l'écrivain,  cet  ouvrage  a  mérité  le 
prix  décennal.  Il  réunit  à  lui  seul  (ainsi  l'a  prononcé  l'aréopage)  toutes 
les  qualités  qu'on  exige  dans  la  musique  dramatique,  et  n'a  aucun 
défaut.  Cette  décision  a  étonné  presque  tout  le  monde,  même  les 
amis  de  l'auteur,  qui,  sans  diminuer  l'estime  qu'on  doit  à  ses  talens, 
s'accordent  tous  à  penser  que  c'est  une  de  ses  plus  faibles  productions. 
Ils  prétendent  même  le  prouver,  en  quelque  sorte,  par  l'analyse 
suivante. 

D'abord,  l'ouverture,  qui  devroit  au  moins  nous  rappeler  cet  âge 
patriarcal,  cet  état  d'innocence  et  de  simplicité  si  près  de  la  nature,  et 
que  l'Écriture  nous  peint  avec  tant  de  vérité,  ne  nous  fait  éprouver 
aucune  sensation  ;  son  motif  nous  dit  :  Écoutez,  préparez-vous,  mais  il 
nous  le  dit  trop  long-temps,  et  vient  nous  distraire  tout  à  coup  par  un 
de  ces  traits  d'école,  par  une  imitation  canonique  et  servile  qui  conti- 
nue vingt  mesures  en  crescendo  pour  aboutir  à  un  repos  suspensif. 
Qu'arrive-t-il  après  ce  long  prélude  ?  les  basses  nous  font  entendre 
une  phrase  de  plain-chant  qui  nous  rappelle  le  verset  d'un  psaume. 
«  Ah  !  (se  dit-on)  l'auteur  prend  musicalement  son  texte  dans  la  Bible  : 
ce  n'est  peut-être  pas  si  mal  vu  ;  écoutons  le  parti  qu'il  en  tirera». 
Le  bon  sens  n'auroit  jamais  pu  deviner  que  ce  parti  fût  celui  qu'on  en 
tire  aux  écoles  ;  c'est-à-dire,  de  mettre  sur  ce  motif  d'autres  motifs  qui 
forment  un  contre  point  et  prouvent  qu'on  sait  manier  l'harmonie,  mais 
qui  masquent  le  sujet  principal  par  un  papillotage  de  traits  fastidieux 
et  insignifians.  Alors,  l'auditeur  est  dépaysé  ;  il  pensoit  être  dans  les 
champs  de  la  Chaldée  ou  de  Memphis,  il  se  retrouve  au  Conservatoire  ! 
il  bâille,  il  est  prêt  à  s'endormir,  lorsque  le  bruit  des  timbales,  des 
trompettes,  des  trombones,  le  réveille  en  sursaut,  et  à  peine  s'est-il 
frotté  les  yeux  que  l'ouverture  finit.  Joseph  paraît,  il  chante  un  récita- 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  269 

tif  et  un  air  qui  sont  assez  bien  pour  la  musique  à  la  mode,  quoique 
M.  Méhul  lui-même  en  ait  fait  beaucoup  de  meilleurs,  mais  il  faut 
oublier  totalement  Joseph;  on  ne  voit  plus  qu'Elleviou,  et  c'est 
Elleviou  qui  nous  raconte  aussi,  dans  la  romance  suivante,  les  aven- 
tures de  Joseph.  Tout  est  passable  quand  l'illusion  est  détruite,  mais 
que  deviennent  cette  justesse  d'expression  et  cette  couleur  locale  que 
le  jury  a  tant  exaltées?  et  n'est-ce  pas  un  grand  défaut  de  faire 
oublier  le  personnage  en  faveur  de  l'acteur  ?  les  règles  dramatiques 
prescrivent  précisément  le  contraire.  Vient  ensuite  un  morceau  d'en- 
semble, chanté  par  les  fils  de  Jacob,  qui  tâchent  d'appaiser  les  fureurs 
de  leur  frère  Siméon,  morceau  purement  de  facture  et  qui  peut  con- 
venir à  toute  autre  situation,  en  parodiant  les  paroles,  et  qui  pourroit 
même  servir  de  solfège  en  les  supprimant  tout  à  fait  ;  il  est  comme  ces 
meubles  économiques  faits  à  plusieurs  fins,  et  qui  peuvent  alternative- 
ment servir  de  lit,  d'armoire,  de  fauteuil  et  de  secrétaire. 

Reprocher  à  M.  Méhul  des  fautes  d'école,  ce  seroit  vouloir  faire 
apercevoir  de  la  mollesse  dans  les  muscles  d'Hercule  ;  cependant  il  y  a 
dans  le  morceau  que  nous  venons  de  citer,  pages  58  et  59,  une  marche 
consécutive  de  trois  tons  majeurs  par  degrés  conjoints,  qui  produit 
trois  phrases  pareilles  dont  chacune  d'elles  forme  un  repos  parfait, 
marche  que  les  écoles  d'Italie  proscrivent  sévèrement  comme  modula- 
tion puérile,  comme  redondance,  et  enfin  comme  succession  vicieuse 
et  barbare  de  trois  tons  majeurs  de  suite.  Les  Conservatoires  de  Naples 
ont  donné  à  cette  marche  la  dénomination  de  rosalie  (ce  n'est  pas  ici 
le  lieu  de  donner  l'étymologie  de  ce  mot),  et  cette  rosalie  est  défendue 
aussi  sévèrement  que  la  marche  de  deux  quintes  de  suite.  M.  Méhul 
s'en  est  encore  servi  dans  un  morceau  d'ensemble  du  second  acte,  ce 
qui  prouveroit  qu'il  a  pour  elle  une  certaine  prédilection.  Cependant 
nous  sommes  sûr  qu'il  la  défendroit  à  ses  élèves  comme  un  maître  de 
rhétorique  gourmanderoit  les  siens,  si,  pour  peindre  un  animal  qui 
saute  de  branche  en  branche,  ils  employoient  la  figure  suivante  :  il 
sauta  sur  la  première  branche,  puis  il  sauta  sur  la  seconde  branche, 
puis  il  sauta  sur  la  troisième  branche.  Mais  poursuivons.  Dans  ce 
morceau,  ainsi  que  dans  le  suivant,  qui  sert  de  final  au  premier  acte, 
M.  Méhul  déploie  merveilleusement  toutes  les  ressources  de  son 
système  favori,  qui  est  que  «  dans  tout  ouvrage  dramatique  musical, 
l'orchestre  doit  être  le  principal  personnage  ».  Système  commode, 
éblouissant,  qui  distrait  et  déroute  l'auditeur,  et  qui  est,  surtout, 
favorable  aux  poètes  ;  ceux-ci  n'ont  rien  à  redouter  de  la  critique  ; 
leurs  vers  au  lieu  de  surnager  sont  étouffés  par  la  masse  des  instru- 
mens,  et  demeurent  comme  non  avenus.  Ce  système  consiste  à  choisir 
un  ou  deux  traits  d'orchestre  assez  saillans,  qu'on  adapte  à  tels  ou  tels 
instrumens  ;  avec  ces  deux  traits  répétés  souvent,  et  dont  l'un  des  deux 
doit  servir  de  motif,  on  module  de  diverses  manières,  on  fait  des  tran- 


270  MÉHUL 

sitions...  et,  toujours  le  motif,  entendez-vous  le  motif!  disent  les 
jeunes  savants.  Au-dessous  de  ces  deux  traits,  on  ajoute  des  notes 
syllabiques  pour  les  assujétir  à  la  prosodie  des  paroles,  on  observe 
quelquefois  le  repos  des  phrases,  mais  presque  jamais  la  déclamation  ; 
et  cette  espèce  d'accompagnement  tiré  de  l'harmonie  suffit  pour  consti- 
tuer la  mélodie  des  parties  chantantes,  toujours  très  humbles  servantes 
de  l'orchestre,  et  qui,  le  plus  souvent,  forment  un  chant  semblable  à 
celui  qu'on  donne  à  la  partie  de  l'alto  dans  un  quatuor  instrumental. 

Qu'on  se  donne  la  peine  d'examiner  les  deux  morceaux  que  nous 
citons,  et  même  tous  ceux  de  ce  genre  que  l'auteur  a  composés,  et 
l'on  y  trouvera  la  solution  de  ce  système,  dont  il  est  l'inventeur,  et 
que  plusieurs  compositeurs  de  nos  jours  lui  ont  fait  l'honneur 
d'adopter. 

Le  second  acte  n'a  rien  de  bien  remarquable  ;  le  chant  des  couplets 
de  Benjamin,  malgré  le  manque  de  couleur  locale,  serait  passable  pour 
nos  oreilles  corrompues,  si  une  imitation  obstinée  et  fastidieuse  des 
basses  qui  l'accompagnent  n'en  intervertissoit  la  mélodie  et  ne  la 
couvroit  presque  entièrement  ;  mais  le  moyen  de  ne  pas  paraître 
savant  !  Les  maîtres  italiens  (les  orthodoxes,  j'entends)  se  seroient  con- 
tentés de  fondre  cette  partie  de  basses  dans  les  violons,  en  les  faisant 
jouer  très  doux,  et  auroient  mis  aux  basses  des  notes  simples  :  le  chant 
eût  alors  ressorti  et  repris  sa  place,  et  rien  n'auroit  pu  nuire  à  son 
effet  ;  car  ces  maîtres  ont  la  bonhomie  de  croire  que  l'effet  ne  s'obtient 
qu'en  laissant  la  mélodie  à  son  aise. 

Le  réveil  de  Jacob,  fondu  dans  un  trio,  n'a  ni  la  majesté  ni  l'expres- 
sion qu'on  espéroit  y  trouver  ;  un  chant  commun,  une  recherche 
servile  dans  le  choix  des  intonations,  fatigue  et  dépite  l'auditeur,  et 
sans  les  dix  dernières  mesures  qui  terminent  ce  trio  et  qui  ont  quelque 
lueur  de  sensibilité,  il  seroit  parfaitement  ennuyeux.  Suit  un  trio  entre 
Jacob  et  Benjamin  (?),  sans  caractère,  sans  couleur,  et  dont  la  facture 
est  même  très  médiocre;  puis  de  petits  bouts  d'hymnes  qui  ne  sont 
qu'un  placage  d'accords,  et  un  final  dont  les  détails  ne  sont  dus  qu'au 
poète,  et  qui  finit  par  un  chœur  à  grand  bruit  :  voilà  ce  qui  constitue 
la  musique  du  second  acte. 

Au  troisième  acte,  encore  des  hymnes  dans  le  même  genre,  des  pla- 
cages d'harmonie  que  certes  les  israélites  n'ont  jamais  connus;  mais 
cela  est  plus  facile  à  faire  qu'un  chant  expressif  qui  seroit  tout  à 
l'unisson,  et  dont  le  choix  des  intonations  alfecteroit  l'âme. 

L'unisson  !  quel  mot  barbare  pour  les  écoles  de  la  musique 
moderne  !  mais  ce  n'est  pas  ici  le  lieu  d'établir  une  discussion  sur  ce 
sujet;  qu'on  se  souvienne  seulement  que  les  anciens  Grecs  produi- 
soient  les  plus  grands  effets  avec  cette  seule  ressource. 

Tout  le  reste  du  troisième  acte  est  facture  ou  musique  systéma- 
tique ;  M.  Méhul  a  composé  des  ouvrages  qui  valoient  beaucoup  mieux 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  271 

que  celui-ci  ;  et  vraisemblablement  les  juges  ont  pris  cela  en  considéra- 
tion pour  faire  pencher  la  balance  en  sa  faveur  ;  mais  ce  n'est  pas  là 
un  jugement  ad  hoc. 

Les  Deux  Journées,  de  Cherubini,  Montano  et  Stéphanie  et  Aline 
de  M.  Berton  valent  beaucoup  mieux,  comme  musique,  que  Joseph; 
tout  le  monde  est  d'accord  sur  ce  point  ;  les  journaux  sont  remplis  de 
cette  opinion  généralement  établie,  et  cependant...  Mais  tout  est  pour 
le  mieux  dans  le  meilleur  des  mondes  possible,  comme  nous  le  dit 
Pangloss,  et  nous  sommes  forcés  d'être  de  son  avis. 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  reconnaissance  de  Jacob,  qui  n'est  pas  en 
musique,  est  très  touchante,  et  lorsque  Elleviou  se  jette  à  ses  pieds  en 
s'écriant  :  Je  suis  Joseph,  le  spectateur  attendri,  se  rappelant  les 
hymnes  et  les  prières,  croit  avoir  assisté  au  service  divin  ;  il  se 
résigne,  il  pardonne  à  l'auteur,  il  pardonne  même  à  ses  juges,  et  se 
promet,  en  sortant  de  la  salle,  d'y  revenir  dans  dix  ans,  pour  être 
témoin  du  triomphe  de  quelque  autre  compositeur  qu'on  aura  aussi 
bien  jugé1. 

Je  n'essaierai  même  pas  de  réfuter  cet  article  quinteux, 
dont  le  désir  était  d'être  perfide,  et  qui  ne  parvenait  qu'à 
être  ridicule  à  force  de  sottise.  Ce  serait  prendre  une 
peine  inutile,  la  postérité  s' étant  suffisamment  chargée  de 
lui  répondre,  en  ne  cessant  d'entourer  la  partition  de 
Joseph  de  l'admiration  dont  elle  est  digne  à  tant  de  titres. 
Je  me  bornerai  à  faire  remarquer  l'éloge  au  moins  original 
que  le  critique  adresse  au  collaborateur  de  Méhul  aux 
dépens  de  celui-ci,  lorsqu'il  donne  pour  très  touchante  la 
reconnaissance  de  Jacob,  en  ajoutant,  avec  l'envie  d'être 
malicieux,  qu'elle  «n'est  pas  en  musique  ».  D'où  il  ap- 
pert qu'à  ses  yeux  le  poëme  de  Joseph  était  supérieur  à  la 
partition,  ce  qui  dénote  un  esprit  empreint  d'une  haute 
fantaisie. 

Au  reste,  on  est  en  droit  de  supposer  que  l'article  en 
question  ne  fut  pas  sans  faire  quelque  bruit,  car  il  attira 
aux  rédacteurs  des  Tablettes  de  Polymnie  une  rude  apos- 
trophe d'un  des  patriarches  de  la  musique  française,  du 
vieux  Gossec,  compositeur  vingt  fois  acclamé  sur  nos1  deux 
scènes    lyriques,  ancien   directeur  du  Concert    spirituel,  et 

1  Tablettes  de  Polymnie,  juillet  1810. 


272  MÉHUL 

pour  le  moment  l'un  des  trois  inspecteurs  du  Conservatoire, 
avec  Méhul  et  Cherubini.  Indigné  de  la  petite  infamie 
dont  ce  journal  venait  de  se  rendre  coupable,  Grossec  lui 
adressa  la  lettre  suivante,  écrite  de  la  bonne  encre, 
comme  on  va  voir  : 

A  Messieurs  les  propriétaires  des  Tablettes  de  Polvmnie. 

Paris,  ce  28  Août  1810. 
Messieurs, 

Depuis  le  6  mai  dernier,  époque  de  mon  abonnement  à  vos  Tablettes 
de  Polymnie,  j'ai  reçu  trois  numéros  de  cette  feuille  (mai,  juin  et 
juillet).  Je  vous  renvoie  ceux  de  mai  et  de  juin,  et  je  garde  celui  de 
juillet  comme  un  monument  curieux  d'injustice  ou  d'impéritie,  ou  de 
délire... 

Je  me  suis  inscrit  avec  plaisir  sur  la  liste  de  vos  abonnés,  dans 
l'espoir  de  ne  trouver  dans  ces  feuilles  que  des  choses  instructives 
dictées  par  la  justice  et  l'impartialité.  Aujourd'hui,  j'y  rencontre  des 
articles  diffamans,  dirigés  contre  des  ouvrages  admirés  de  toute 
l'Europe,  et  déprisés  ici  par  quelques  misérables  pigmées  en  fait  de 
musique  ;  des  articles,  dis-je,  enfantés  sans  doute  par  l'ignorance,  ou 
par  un  esprit  de  parti,  et  peut  être  par  un  motif  plus  puissant  que  je 
n'ose  interprêter. 

Je  vous  prie,  messieurs,  de  faire  disparaître  mon  nom  de  la  liste  de 
vos  abonnés,  et  de  vous  dispenser  de  m'envoyer  vos  Tablettes,  que  je 
ne  veux  plus  recevoir.  Disposez  en  faveur  de  quelque  malheureux,  ou 
comme  il  vous  plaira,  du  reste  de  l'argent  de  mon  abonnement  :  j'en 
fais  absolument  l'abandon. 

Je  suis  votre  serviteur, 

Gosseg, 
L'un  des  inspecteurs  du  Conservatoire1. 

Pour  qu'un  vieillard  du  caractère  et  de  l'âge  de 
Gossec  —  il  avait  alors  soixante-dix-sept  ans  —  le  prit 
sur  un  tel  ton  et  employât  si  peu  de  ménagements,  il  fallait 
qu'il  eût  été  bien  indigné.  On  l'eût  été  à  moins. 

Non    contents  d'exercer  leur  critique  d'une  façon  aussi 

1  Tablettes  de  Polymnie,  août  1810. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  273 

injuste  que  maladroite,  les  Tablettes  de  Tdlymnie  mentaient 
d'ailleurs  effrontément.  Elles  avaient  le  droit  assurément 
de  ne  point  trouver  Joseph  de  leur  goût,  mais  elles  n'avaient 
pas  celui  d'affirmer  que  tout  le  monde,  même  les  amis  de 
l'auteur,  s'accordait  à  penser  que  c'était  «  une  de  ses  plus 
faibles  productions  »,  car  cela  était  le  contraire  de  la  vé- 
rité; elles  avaient  le  droit  encore  de  préférer  à  Joseph,  les 
Deux  Journées  de  Cherubini,  aussi  bien  qu.1  Aline  et  Mon- 
tano  et  Stéphanie  de  Berton,  mais  elles  n'avaient  pas  celui 
de  dire  que  tout  le  monde  était  d'accord  pour  convenir 
que  ces  derniers  ouvrages  valaient  «  beaucoup  mieux 
comme  musique  »  que  celui  de  Méhul,  car  cela  encore  était 
absolument  faux.  Chacun  pouvait  exprimer  des  préfé- 
rences personnelles  relativement  à  tel  ou  tel  de  ces  opéras, 
mais  il  est  certain  que  l'apparition  de  Joseph  arracha  un 
cri  général  d'enthousiasme  à  tous  ceux  qui  s'occupaient 
sérieusement  de  musique  et  qui  étaient  capables  de  la 
juger.  Voilà  pourquoi  la  critique  des  Tablettes  de  Polymnie 
était  non  seulement  maladroite,  mais  injuste,  non-seule- 
ment sotte,  mais  odieuse. 

Et  cependant,  pour  les  raisons  que  j'ai  déduites,  si 
Joseph  couronna  d'une  façon  éclatante  la  gloire  de  son  au- 
teur, il  n'est  que  trop  vrai  de  dire  que  le  succès  matériel 
en  fut  nul  à  sa  création.  Et  non-seulement  à  sa  création, 
mais  jusqu'à  sa  dernière  reprise  en  1882;  et  il  fallut  trois 
quarts  de  siècle  à  ce  chef-d'œuvre  pour  qu'il  obtînt  enfin 
chez  nous  l'accueil  qu'il  méritait.  Lors  de  sa  première 
grande  remise  à  la  scène  en  1821,  après  plusieurs  années 
d'oubli,  le  vaudevilliste  Théaulon,  qui  fournit  à  Boieldieu 
et  à  Herold  quelques-uns  de  leurs  livrets  d'opéras,  cons- 
tatait déjà  le  peu  de  fortune  de  Joseph1 ,  dont  les  rôles 
étaient  tenus  alors  par  Ponchard  (Joseph),  Darancourt 
(Jacob),   Huet  (Siméon),  Sulau  (Ruben),   Ponchard  jeune 


1  Voir  le  Courrier  des  Spectacles  du  25  janvier  1821.  C'est  la  veille  que 
l'ouvrage  avait  été  repris. 

18 


274  MÉHUL 

(Nephtali)  et  Mme  Gavaudan    (Benjamin),   qui  au  bout    de 
quelques  semaines  était  remplacée  par  Mlle  Leclerc  *. 

En  1826,  nous  voyons  Joseph  reparaître  à  la  scène, 
avec  une  distribution  entièrement  renouvelée,  excepté 
pour  le  rôle  principal,  qui  restait  confié  à  Ponchard;  les 
autres  étaient  joués  par  Valère  (Jacob),  Gavaudan 
(Siméon),  qui  reprenait  celui  créé  par  lui  vingt  ans  aupar- 
avant, Henri  (Ruben),  Allan  (Nephtali)  et  Mme  Casimir 
(Benjamin).  Puis,  un  quart  de  siècle  s'écoule,  et  le  11  oc- 
tobre 1851,  après  un  long  abandon,  le  chef-d' œuvre  de 
Méhul  est  l'objet  d'une  nouvelle  et  éclatante  reprise.  Il  a 
cette  fois  pour  interprètes  Delaunay-Ricquier  (Joseph), 
Bussine  (Jacob),  Couderc  (Siméon),  Ponchard  fils  (Ruben), 
Jour  dan  (Nephtali),  Carvalho  (Utobal)  et  Mlle  Lefebvre 
(Benjamin).  C'est  à  propos  de  cette  reprise  qu'Adolphe 
Adam,  alors  feuilletoniste  musical  du  journal  V Assemblée 
nationale,  cherchait  à  faire  connaître  et  à  expliquer  les 
causes  de  la  froideur  avec  laquelle  le  public  de  l'Opéra- 
Comique  avait  reçu  Joseph  en  1807  : 

A  cette  époque,  dit-il,  il  y  avait  entre  le  grand  Opéra  et  l'Opéra- 
Comique,  quant  au  genre,  une  ligne  de  démarcation  qui  n'existe  plus 
aujourd'hui.  A  l'un,  les  ouvrages  héroïques  dont  les  sujets  étaient 
presque  exclusivement  empruntés  à  l'antiquité  et  à  la  fable  ;  à  l'autre, 
la  comédie  à  ariettes  et  le  drame  de  genre.  Cependant  quelques 
empiétements  de  l'Opéra-Comique  avaient  déjà  été  tentés  dans  le 
domaine  du  grand  Opéra.  La  Médée  de  Gherubini  et  la  Stratonice  de 
Méhul  appartenaient  évidemment  au  genre  du  grand  Opéra,  mais  le 
mérite,  quoique  reconnu,  de  ces  partitions  n'avait  pu  que  les  maintenir 
au  répertoire  de  l'Opéra-Comique.  Depuis  leur  apparition,  il  s'était 
fait  une  grande  réaction  en  faveur  de  la  musique  légère  et  réellement 
appropriée  aux  moyens  des  sujets  de  l'Opéra-Comique. 

Martin  et  Elleviou  avaient,  au  commencement  du  siècle,  ressuscité 
tout  le  répertoire  de  Grétry,  qu'on  avait  entièrement  abandonné  pen- 
dant la  période  révolutionnaire  ;  car  c'est  à  cette  époque  que  ces 
ouvrages   sérieux,  Montano,   la   Caverne,   Roméo,   etc.,    avaient   un 


1  A  cette  époque,  on  voit  plusieurs  de'butants  se  produire  dans  Joseph, 
entre  autres  Lafeuillade,  Margaillan,  Delaunay,  etc. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  275 

instant  exercé  une  suprématie  qu'ils  n'avaient  pu  conserver  bien  long- 
temps. Joseph  était  donc,  par  l'essence  même  de  son  sujet,  une  espèce 
de  retour  à  un  genre  dont  le  public  était  fatigué.  Il  est  probable  qu'à 
l'Opéra  la  partition  de  Méhul  eût  été  tout  autrement  accueillie. 
Cependant  il  faut  reconnaître  que  les  beautés  du  genre  admiratif 
excitent  bien  moins  l'enthousiasme  que  celles  du  genre  passionné. 
Ainsi,  il  y  a  erreur  à  dire  que  le  public  d'alors  était  trop  peu  avancé 
pour  pouvoir  sentir  la  supériorité  de  cette  musique.  Il  ne  faut  pas 
oublier  que  ce  public,  si  froid  pour  l'ouvrage  de  Méhul,  était  de  feu 
pour  la  Vestale  de  Spontini,  dont  la  musique  est  encore  plus  avancée, 
et  dont  les  combinaisons  sont  plus  compliquées  que  dans  l'opéra  du 
compositeur  français. 

La  seule  raison  de  cette  indifférence  est,  je  crois,  que  le  public  de 
l'Opéra-Gomique  trouvait  là  tout  autre  chose  que  ce  qu'il  venait  cher- 
cher. Ce  qu'il  demandait  avant  tout,  c'étaient  des  morceaux  chantants 
et  brillants  pour  les  exécutants.  Le  premier  air  et  la  romance  ne 
produisaient  pas  moins  d'effet  qu'aujourd'hui  ;  mais  passé  ces  deux 
ravissants  morceaux,  qui  se  trouvent  dans  la  première  scène  de 
l'ouvrage,  la  part  du  public  était  faite  :  le  reste  s'adressait  aux  artistes 
et  aux  connaisseurs  ;  c'est  eux  qui  procurèrent  à  l'œuvre  de  Méhul  le 
succès  d'estime  qu'elle  obtint... 

Chaque  réapparition  de  Joseph  excitait  et  ravivait  l'en- 
thousiasme des  musiciens,  des  artistes,  en  continuant  de 
laisser  indifférente  et  froide  la  niasse  même  du  public.  Il 
en  fut  en  1851  comme  il  en  avait  été  en  1807,  comme  il 
en  devait  être  encore  douze  ans  plus  tard,  en  1862, 
lorsque  le  Théâtre-Lyrique,  alors  dirigé  par  M.  Carvalho, 
voulut  à  son  tour  remettre  Joseph  à  la  scène  i.  Cette 
fois,  c'est  Berlioz  qui,  au  moyen  d'une  de  ces  boutades 
qui  lui  étaient  familières,  constate  tristement  le  fait  dans 
son  feuilleton  du  Journal  des  Débats  : 

...  La  reprise  de  Joseph  n'a  pas  eu  les  suites  heureuses  qu'on  en 
attendait.  Les  représentations  de  cette  belle  œuvre  de  Méhul  attirent 
peu  de  monde,  malgré  l'intérêt  de  curiosité  qui  s'attachait  aux  débuts 
d'un  ténor  tout  neuf,  malgré  la  prose  paternelle  de  M.  A.  Duval,  mal- 


1  C'est  le  21  janvier  qu'avait  lieu  cette  reprise.  Les  quatre  rôles  impor- 
tants de  l'ouvrage  étaient  joue's  par  un  jeune  te'nor  débutant  nommé 
Giovanni  (Joseph),  par  MM.  Petit  (Jacob),  Legrand  (Siméon)  etMue  Faivre 
(Benjamin). 


276  MEHUL 

gré  un  ensemble  d'exécution  des  plus  satisfaisants.  Je  crois  le  public  à 
cette  heure  las  des  chefs-d'œuvre,  las  des  mauvais  ouvrages,  las  des 
œuvres  médiocres ,  las  de  voir  de  brillants  décors,  las  d'en  voir  de 
fanés,  las  d'entendre  des  ténors  neufs,  las  de  subir  des  ténors  vieux, 
las  d'endurer  des  orchestres  très  discordants,  des  chœurs  brailles,  des 
danseuses  débraillées,  las  de  l'esprit,  las  de  la  bêtise,  las  des 
claqueurs,  las  de  leur  enthousiasme  à  trois  francs  par  tête,  las  des 
fleurs,  des  rappels,  des  ovations,  des  cabales,  des  contre- cabales,  las 
des  directeurs  qui  n'ont  pas  le  sou,  las  de  ceux  qui  trouvent  de  l'argent 
qu'il  faut  toujours  rendre,  las  du  bruit  qui  se  fait  autour  des  gens  de 
théâtre,  las  des  jolies  actrices  qui  changent  et  deviennent  laides,  las 
des  laides  qui  ne  changent  pas,  las  de  feuilletons,  las  de  tout  et  de  bien 
d'autres  choses1. 

Cependant,  tandis  que,  par  la  faute  d'Alexandre  Duval, 
le  public  français  demeurait  presque  insensible  aux  beautés 
répandues  dans  Joseph,  l'Allemagne  accueillait  le  chef- 
d'œuvre  avec  transports  et  l'acclamait  avec  un  véritable 
enthousiasme.  Le  5  décembre  1809,  moins  de  trois  ans 
après  sa  création  à  l' Opéra-Comique,  Joseph  faisait  son  ap- 
parition à  Vienne,  sur  le  théâtre  An  der  Wien,  et  depuis 
lors,  après  avoir  passé  de  ce  théâtre  à  l'Opéra  impérial,  il 
n'a  pour  ainsi  dire  jamais  quitté  le  répertoire.  C'est  le  14 
juin  1815  qu'il  parut  sur  cette  dernière  scène,  où  dix-huit 
représentations  en  furent  données  dans  le  cours  de  l'année 
et  vingt  l'année  suivante;  en  1821,  lors  de  la  mise  à  la 
scène  du  Freischutz,  et  en  1822,   époque  de  la  création  de 


1  Journal  des  Débats,  d*  16  février  1862.  —  Précédemment,  dans  ses 
Soirées  de  V orchestre  (pp.  397-398),  Berlioz  avait  ainsi  donné  son  opinion  sur 
Joseph'.  —  «Joseph  est  celui  des  opéras  de  Méhul  qu'on  connaît  le  mieux 
en  Allemagne.  La  musique  en  est  presque  partout,  simple,  touchante,  riche 
de  modulations  heureuses  sans  être  bien  hardies,  d'harmonies  larges  et 
vibrantes,  de  gracieux  dessins  d'accompagnement,  et  son  expression  est 
toujours  vraie.  La  seconde  partie  de  l'ouverture  ne  me  paraît  pas  digne 
de  l'introduction  qui  la  précède.  La  prière:  Dieu  oV  Israël!  où  les  voix 
ne  sont  soutenues  que  par  de  rares  accords  d'instruments  de  cuivre,  est 
complètement  belle  sous  tous  les  rapports.  Dans  le  duo  entre  Jacob  et 
Benjamin:  0  toi,  le  digne  appui  d'un  père!  on  trouve  des  réminiscences 
assez  fortes  à' Œdipe  à  Colone,  réminiscences  amenées  sans  doute  dans 
l'esprit  de  Méhul  par  la  similitude  de  situation  et  de  sentiments  qu'offre 
ce  duo  avec  plusieurs  parties  de  l'opéra  de  Sacchini...  » 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  277 

T Opéra-Italien,  il  fut  un  instant  écarté,  mais  on  le  reprit 
en  .1829*  en  1833,  quand  Robert  le  Diable  fut  joué  à 
Vienne,  Joseph  se  vit  de  nouveau  quelque  peu  délaissé, 
mais  on  le  reprit  encore  en  1850,  où  il  eut  onze  représen- 
tations, puis  au  mois  de  janvier  1867,  où  il  excita  plus  que 
jamais  l'enthousiasme  d'un  public  plus  fidèle  que  tout  autre 
à  ses  affections  musicales. 

En  1815,  passant  par  Vienne  à  son  retour  de  Rome, 
après  avoir  fait  en  Italie  le  séjour  auquel  l'obligeaient  les 
règlements  du.  grand  prix  de  l'Institut,  Herold  eut  l'occa- 
sion d'entendre,  dans  la  capitale  de  l'Autriche,  le  chef- 
d'œuvre  de  son  illustre  maître,  et  de  constater  l'impression 
qu'il  produisait  sur  le  public.  A  ce  sujet  il  consignait,  sur 
son  carnet  quotidien,  les  détails  que  voici:  . —  «Je  sors 
du  Kserntnerthor,  où  j'ai  été  avec  M.  Salieri.  On  donnait 
Joseph,  de  M.  Méhul,  remis  au  théâtre  pour  la  troisième 
fois.  Ce  que  je  disais  de  l'estime  que  l'on  fait  ici  de  ce 
grand  compositeur  m'a  été  bien  prouvé  ce  soir.  Voilà 
quatre  ans  qu'on  donne  ici  Joseph,  la  salle  était  pleine  à 
six  heures,  et  comble  à  sept,  ce  qui  n'arrive  pas  souvent. 
Presque  tous  les  morceaux  ont  été  applaudis  avec  enthou- 
siasme, et  le  duo  de  Jacob  et  de  Benjamin,  qui  fait  peu 
d'effet  à  Paris,  a  été  chanté  deux  fois  ce  soir.  Il  est  vrai 
que  l'orchestre  et  les  acteurs  y  mettent  tous  leurs  soins; 
on  voit  qu'ils  ont  un  vrai  plaisir  à  exécuter  ce  bel  ouvrage. 
M.  Salieri,  qui  ne  l'avait  vu  qu'une  fois  il  y  a  quatre  ans, 
en  a  été  content  et  m'a  bien  félicité  d'être  l'élève  de  l'au- 
teur. Ah!  serai-je  jamais  digne  de  mon  maître?...  » 
Quelques  jours  plus  tard,  Herold  retourne  voir  Joseph,  et 
il  en  parle  de  nouveau  :  —  «  Que  M.  Méhul  est  heureux 
sans  s'en  douter!  Son  Joseph  fait  fureur  en  ce  moment. 
Ce  soir,  je  voyais  à  côté  de  moi  (car  les  femmes  vont  ici 
au  parterre,  comme  en  Italie),  ce  soir  donc,  je  voyais  au- 
tour de  moi  une  foule  de  jeunes  et  jolies  femmes  qui  se 
disaient  à  chaque  instant  :  Oh!  le  beau  morceau!  oh!  la  belle 
musique!  Et  l'auteur  ne  s'en  doute  pas.  Il  y  en  a  une  qui 
pleurait  pendant  l'air  de  Siméon...» 


278  MÉHUL 

A  Dresde,  c'est  Weber,  l'immortel  auteur  du  Freiscliut27 
qui,  pendant  qu'il  était  directeur  de  la  musique  au  théâtre 
royal,  eut  l'honneur  et  la  gloire  de  mettre  à  la  scène 
l'opéra  de  Méhul,  dont  la  première  représentation  fut 
donnée  le  30  janvier  1817,  sous  le  titre  de  Jacob  und  seine 
sœhnè  {Jacob  et  ses  fils).  Et  comme  il  avait  l'habitude, 
chaque  fois  qu'il  montait  un  ouvrage  nouveau,  d'en  don- 
ner avant  la  représentation  une  analyse  dans  le  Journal 
de  Dresde,  Weber  ne  manqua  pas  à  sa  coutume  en  cette 
circonstance,  et  publia  sur  Joseph  un  article  dans  lequel  il 
formulait  cette  appréciation  :  —  «La  beauté  des  œuvres 
de  cet  ordre-là  ne  se  prouve  point.  Il  suffit  d'en  appeler 
au  sentiment  de  ceux  qui  les  entendent  ;  les  souvenirs  et 
les  tristesses  de  Joseph,  les  remords  et  le  repentir  de 
Siméon,  la  douleur  du  vieux  Jacob,  ses  colères,  ses  joies, 
autant  de  motifs  traités  avec  l'inspiration  et  le  talent 
d'un  musicien  que  nuls  principes,  de  ceux  qui  vraiment 
conviennent  à  son  art,  ne  sauraient  prendre  au  dépourvu. 
C'est  une  fresque  musicale  que  cette  partition,  un  peu 
grise  de  ton,  mais  d'un  sentiment,  d'un  pathétique, 
d'une  pureté  de  dessin  et  de  composition  à  tout  défier1. 

On  sait  qu'à  Berlin,  ainsi  que  dans  toutes  les  grandes 
villes  de  l'Allemagne,  à  Munich,  Hambourg,  Cologne, 
Weimar,  Brème,  Lubeck,  Leipzig,  Darmstadt,  Breslau, 
Stuttgart,  Francfort,  Carlsruhe,  etc.,  le  Joseph  de  Méhul, 
comme  le  Jean  de  Taris  de  Boieldieu,  comme  la  Mêdêe 
ou  le  Porteur  d'eau  de  Cherubini,  reste  toujours  à  la  scène 
et  ne  quitte  jamais  le  répertoire  2. 


1  Un  fait  à  remarquer  au  sujet  des  représentations  de  Joseph  à  Dresde. 
Le  rôle  de  Joseph  était  chanté  par  un  acteur  qui  jusqu'alors  n'avait  joué 
que  la  comédie  et  la  tragédie,  et  cet  acteur  n'était  autre  que  Geyer,  qui 
fut  le  second  mari  de  la  mère  de  Richard  Wagner. 

2  Puisque  j'ai  prononcé  le  nom  de  Cherubini,  je  vais  reproduire  ici  les 
réflexions  consignées  par  ce  grand  homme  au  sujet  de  cet  ouvrage,  dans 
sa  Notice  sur  Méhul  :  —  «  Joseph.  Succès  complet  et  mérité.  Après  ses 
opéras  d? Euphrosine,  de  Stratonice  et  d'Ariodant,  c'est  l'ouvrage  de  Méhul 
dans  un  genre  élevé  que  j'aime  le  mieux  et  que  j'estime  le  plus.  Tout  y 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  279 

L'Italie  elle-même,  si  longtemps  réfractaire  à  notre  mu- 
sique, si  hostile  à  nos  artistes  et  si  dédaigneuse  de  leurs 
œuvres,  ne  put  résister  au  désir  de  connaître  Joseph.  Voici 
comment,  en  1823,  Castil-Blaze  le  faisait  savoir  aux  lecteurs 
du  Journal  des  Débats:  —  «...  L'Allemagne  a  déjà  rendu 
d'éclatants  hommages  à  nos  maîtres  et  à  nos  virtuoses. 
L'Italie  leur  prépare  aussi  des  couronnes  ;'  le  triomphe 
que  notre  Méhul  vient  d'y  obtenir  est  encourageant  pour 
les  compositeurs  qui  suivent  la  même  carrière.  Un  admi- 
rateur des  productions  de  l'auteur  d' Ariodant,  M.  Kandler, 
a  traduit  en  italien  l'opéra  de  Joseph:  cet  ouvrage,  présenté 
sous  le  titre  d'oratorio,  à  cause  de  la  sévérité  du  sujet,  a 
été  exécuté  le  jour  de  Pâques,  à  Milan,  dans  la  maison 
du  comte  Castelbarco,  avec  beaucoup  de  pompe  et  de  soin. 
Le  dialogue  avait  été  mis  en  récitatifs,  selon  l'usage  ;  les 
acteurs,  l'orchestre,  dirigés  par  M.  Rolla,  les  chœurs  con- 
duits par  M.  Mirecki,  Polonais,  maestro  al  cembalo,  ont 
bien  fait  leur  devoir,  et  la  manière  dont  les  auditeurs  ont 
reçu  et  applaudi  l'œuvre  de  Méhul  fait  espérer  que  l'on 
s'empressera  de  l'offrir  au  public  sur  un  plus  grand 
théâtre.  Les  ouvertures  à'Anacréon  ou  V Amour  fugitif  et 
de  Jean  de  Paris  ont  fait  fureur  ;  celle  de  Michel- Ange  a 
terminé  une  soirée  musicale  des  plus  remarquables,  et  dont 
les  maîtres  français  ont  fait  les  honneurs1.» 


est  bien  senti  et  bien  exprimé  ;  tout  y  est  remarquable  du  côté  de  la 
mélodie,  de  l'harmonie  et  de  la  facture,  car  même  ces  formes  scolastiques 
et  savantes,  qui  approchent  du  style  de  la  musique  d'église,  et  que  Méhul 
avait  mal  à  propos  pris  l'habitude  d'employer  dans  ses  opéras,  ne  sont 
point  ici  déplacées,  puisque  le  sujet  de  Joseph  est  tiré  de  la  Bible.  On 
dirait  que  Méhul,  après  avoir  donné  consécutivement  plusieurs  pièces 
dont  le  succès  n'a  pas  été  marquant,  a  rassemblé  toutes  ses  facultés  en 
composant  la  musique  de  Joseph,  afin  de  reconquérir  et  le  terrain  sur 
lequel  il  s'était  tant  de  fois  distingué,  et  sa  gloire  compromise.  Ses  efforts 
ont  été  couronnés,  mais  cet  ouvrage  est  le  chant  du  cygne,  car  à  l'avenir 
nous  n'aurons  plus  de  lui  que  des  travaux  qui  annoncent  que  sa  santé, 
atteinte  d'un  mal  sans  remède  qui  le  minait  depuis  longtemps,  s'affaiblis- 
sait par  degrés,  ainsi  que  son  génie.  » 
1  Feuilleton  du  Journal  des  Débats,  du  1er  juin  1823. 


280  MÉHUL 

En  France  enfin,  la  sympathie  ardente  que  tous  les 
*  vrais  artistes  professaient  pour  Joseph  ramenait  toujours 
l'attention  sur  ce  chef- d' œuvre ,  en  dépit  de  la  froideur 
dont  le  public  ne  se  départissait  guère  à  son  égard.  Au 
mois  d'août  1866,  une  nouvelle  reprise  de  Joseph,  entourée 
des  soins  les  plus  délicats  et  de  la  plus  intelligente  sollici- 
tude, était  faite  à  l'Opéra-Comique.  L'ouvrage  était  joué 
et  chanté  de  la  façon  la  plus  remarquable  par  MM.  Capoul 
(Joseph),  Bataille  (Jacob),  Ponchard  (Siméon),  Bernard 
(Utobal),  Lhérie  (Ruben)  et  M1Ie  Marie  Rôze,  aujourd'hui 
Mme  Mapleson  (Benjamin).  Et  seize  ans  plus  tard,  le 
5  juin  1882,  Joseph  reparaissait  encore  sur  ce  théâtre,  avec 
une  interprétation  confiée  cette  fois  à  MM.  Talazac  (Joseph), 
Cobalet  (Jacob),  Carroul  (Siméon),  Collin  (Utobal),  Ver- 
nouillet  (Ruben)  et  Mme  Bilbaut-Vauchelet  (Benjamin)1. 
On  se  rappelle  avec  quelle  chaleur,  avec  quelle  ardeur 
l'ouvrage  fut  cette  fois  accueilli. 

Cette  partition  de  Joseph  est  une  merveille  en  vérité, 
un  chef-d'œuvre  dans  lequel  la  noblesse  de  l'accent,  la 
grandeur  du  style,  l'expression  pathétique  sont  portées  à 
leur  plus  haute  puissance,  en  même  temps  que  rehaussées 
encore  par  une  couleur  superbe  et  un  sentiment  poétique 
qui  pénétrerait  jusqu'aux  plus  indifférents.  Comment  n'être 
pas  ému  par  l'air  admirable  et  d'une  si  belle  allure  de 
Joseph:  Vainement  Pharaon  dans  sa  reconnaissance... ? 
Quel  cœur  resterait  insensible  à  l'audition  de  sa  romance  : 
A  peine  au  sortir  de  V  enfance...,  et  de  celle  de  Benjamin: 
Ah!  lorsque  la  mort  trop  cruelle...,  qui  respire  un  sentiment 
si  pur  à  la  fois,  si   intense  et  si    virginal  ?   Qui   ne  serait 


1  II  est  à  remarquer  que  ce  joli  rôle  de  Benjamin,  l'une  des  créations  les 
plus  suaves  et  les  plus  poétiques  du  génie  de  Méhul,  a  toujours  trouvé, 
en  France  du  moins,  des  interprètes  d'une  valeur  exceptionnelle  et  d'une 
personnalité  exquise,  en  tout  point  dignes  de  lui  :  après  Mme  Gavaudan, 
on  y  a  vu  successivement  MUe  Leclerc,  Mme  Casimir,  Jenny  Colon, 
Mlle  Lefebvre,  M^  Faivre  (Théâtre-Lyrique),  MUe  Marie  Rôze,  Mme  Bil- 
baut-Vauchelet... Le  caractère  touchant  et  tendre  de  ce  rôle  adorable  a 
toujours  été  rendu  avec  une  sorte  de  perfection. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  281 

surpris,  touché,  charmé,  en  écoutant  V incomparable  prière  : 
Dieu  d 'Israël !  et  l'adorable  chœur  des  jeunes  Ismaélites? 
Qui  pourrait  entendre  sans  frémir  l'air  si  dramatique  de 
Siméon,  sans  attendrissement  le  duo  si  expressif  de  Jacob 
et  de  Benjamin,  sans  en  être  frappé  le  beau  finale  du  pre- 
mier acte?  Et  pourtant,  pour  provoquer  de  tels  sentiments, 
pour  exciter  l'admiration,  pour  faire  naître  une  émotion 
si  grande  et  parfois  si  poignante,  quelle  simplicité,  quelle 
sobriété,  quelle  étonnante  modération  dans  les  moyens 
employés  !  Où  trouve-t-on  dans  tout  cela  la  moindre  re- 
cherche, une  tendance  quelconque  à  l'effet,  l'art  d'exciter 
les  applaudissements,  et  ce  que  des  critiques  excessifs  et 
farouches  appellent  «des  concessions  au  public»? 

Il  est  entendu  aujourd'hui,  pour  certains  ultra-roman- 
tiques en  matière  musicale,  que  l'art  n'a  pas  existé  jusqu'à 
ce  jour,  que  ce  qu'on  avait  cru  tel  n'était  qu'une  chimère, 
qu'aucun  effort  n'a  été  fait,  aucune  tentative  essayée,  au- 
cun résultat  obtenu  ;  il  est  entendu  qu'on  n'a  cessé  de  se 
payer  de  mots  en  tout  ce  qui  touche  à  la  musique  drama- 
tique, et  qu'enfin  le  monde  entier,  aveuglé  par  je  ne  sais 
quelle  ignorance,  s'est  trompé  grossièrement  lui-même  en 
croyant  devoir  quelque  sympathie,  quelque  admiration, 
quelque  reconnaissance  à  certains  artistes,  à  certains  créa- 
teurs par  lesquels  il  croyait  à  tort  avoir  été  touché,  ému, 
attendri.  Selon  ceux-là,  un  novateur  est  venu,  un  révolu- 
tionnaire, que  dis-je?  un  dieu,  qui  nous  a  bien  fait  com- 
prendre quelle  était  notre  erreur,  qui  nous  a  démontré  que 
fausse  était  notre  émotion,  maladroite  notre  reconnaissance, 
sotte  et  ridicule  notre  admiration.  A  ces  contempteurs 
d'un  passé  que  quelques-uns  croyaient  non  sans  gloire, 
à  ces  sectaires  exclusifs  et  farouches,  à  ces  iconoclastes 
bruyants  qui  sacrifient  tout  à  la  glorification  de  l'idole  nou- 
velle, il  ne  faut  offrir  aucun  exemple,  il  ne  faut  citer  aucun 
artiste,  il  ne  faut  parler  ni  de  Campra,  ni  de  Rameau,  ni 
de  Gluck,  ni  de  Méhul,  ni  de  Cherubini,  ni  d'aucun  de 
ceux  que  le  peuple  musical  s'était  habitué  jusqu'à  ce 
jour  à  respecter  et  à  chérir  :  rien  de  tout  cela  n'existe,  les 


282  MÉHUL 

hommes  que  représentent  ces  noms  ne  sont  que  des 
pygmées,  sortes  de  fantoches  indignes  d'attention,  et  l'art 
n'a  pris  naissance  que  du  jour  où  leur  dieu  lui-même  a  vu 
la  lumière.  La  grandeur,  la  poésie,  la  passion,  la  couleur, 
la  puissance,  la  vérité  dramatique,  tout  lui  revient,  il  a  tout 
inventé,  tout  découvert,  jusqu'aux  conditions  vitales  de  cet 
art  même  et  à  sa  mise  en  pratique  à  l'aide  de  moyens  en- 
core inconnus. 

Il  me  semble  qu'il  suffit  d'entendre  une  œuvre  aussi 
mâle,  aussi  pathétique,  aussi  noble  que  Joseph,  une  œuvre 
conçue  à  la  fois  dans  de  telles  conditions  de  simplicité  et 
de  grandeur,  pour  revenir  à  un  sentiment  plus  équitable, 
plus  conforme  à  la  réalité  des  choses.  «Lorsque  je  réfléchis 
aux  conditions  d'une  telle  œuvre,  disait  un  critique  à  propos 
de  la  dernière  reprise  de  Joseph  *,  et  que  j'entends  le  bruit  qui 
se  fait  autour  des  théories  de  Richard  Wagner,  je  crois  rêver. 
Qu'y  a-t-il  de  nouveau  dans  ces  systèmes  ?  Quelle  loi  orga- 
nique de  l'opéra  moderne  tous  ces  prétendus  prophètes  de 
l'avenir  mettent-ils  en  avant  que  ce  musicien  du  passé  ne  se 
trouve  avoir  accomplie  ?  Ecoutez  cet  orchestre  toujours  sobre 
"de  parti  pris,  où  la  modulation  n'intervient  qu'à  l'appel  de  la 
vérité  dramatique,  cet  accompagnement  toujours  en  rapport 
avec  la  nature  du  sujet,  et  demandez-vous  ensuite  s'il  est 
vrai,  comme  on  nous  le  raconte,  que  cette  simultanéité 
d'expression  soit  une  découverte  de  notre  temps.  De  l'ins- 
trumentation passons  à  la  peinture  de  caractères  ;  autre 
invention  qu'on  se  plaît  à  s'attribuer.  Joseph,  Siméon, 
Benjamin,  Jacob,  voyons-nous  que  ce  soient  là  des  figures 
qui  manquent  de  plasticité ,  des  caractères  impersonnels, 
abstraits,  des  héros  de  tragédie  classique  comme  en  imagi- 
nait à  la  même  époque  Marie-Joseph  Chénier  ?  Qu'ils 
chantent,  tous  ces  personnages,  et  comme  ce  philosophe  qui, 
pour  prouver  le  mouvement,  marchait,  ils  vous  convaincront 
aussitôt  de  leur  individualité  musicale.  Les  souvenirs  et  les 
tristesses  de  Joseph,  les  remords  et  le  repentir  de  Siméon, 

1  Henry  Blaze  de  Bury,  dans  la  Bévue  des  Deux- Mondes. 


SA   VIEj    SON   GÉNIE  }    SON    CARACTÈRE  283 

la  candeur  de  Benjamin,  la  douleur  du  vieux  Jacob,  sa 
colère,  sa  joie,  autant  de  motifs  admirables  traités  avec 
l'inspiration  d'un  maître  que  nuls  principes  de  ceux  qui 
vraiment  conviennent  à  cet  art  ne  sauraient  prendre  au  dé- 
pourvu. «Pour  relever  tous  les  mérites  de  ce  magnifique 
«poème  musical,  dit  Weber,  il  faudrait  écrire  des  volumes.» 
Oui,  certes,  mais  à  quoi  bon  ?  La  barbarie,  bien  qu'elle 
gagne  chaque  jour  du  terrain,  ne  nous  a  pas  encore  telle- 
ment envahis  qu'elle  ait  chassé  de  chez  nous  toute  notion 
du  vrai,  du  beau,  et  le  chef-d'œuvre,  quoique  disparu  de 
la  scène,  n'en  est  pas  réduit,  grâce  à  Dieu  !  à  vivre  de  la 
seule  vie  que  donnent  les  commentaires.  Quelque  mal  que 
prennent  certains  esprits  médiocres  à  embrouiller  les  ques- 
tions, à  corrompre  le  goût,  la  vérité  n'en  conserve  pas 
moins  son  influence  sur  un  bon  nombre  d'artistes,  sur  une 
grande  partie  du  public.  «D'ailleurs,  s'écrie  encore 
«  Weber,  la  beauté  des  œuvres  de  cet  ordre-là  ne  se  prouve 
«  point,  il  suffit  d'en  appeler  au  sentiment  de  ceux  qui  les 
«  entendent  !  » 

Weber  avait  cent  fois  raison,  et  il  serait    oiseux  de  dis- 
cuter plus  longtemps  à  ce  sujet. 


CHAPITRE   XIV. 


Joseph  marque  le  point  culminant  de  la  carrière  de 
Méhul.  Non-seulement  cet  ouvrage  est  son  dernier  chef- 
d'œuvre,  mais  pendant  les  dix  années  qui  s'écoulèrent 
ensuite  jusqu'à  sa  mort,  Méhul,  qui  dans  l'espace  de 
dix-sept  ans  parcourus  depuis  ses  débuts  s'était  présenté 
plus  de  trente  fois  à  la  scène,  cessa  tout  à  coup  de 
produire  et  ne  travailla  plus  que  fort  peu  en  vue  du 
théâtre.  Ce  n'est  qu'après  un  silence  de  trois  ans  et  demi 
qu'on  le  vit,  en  1810,  reparaître  à  l'Opéra  avec  le  ballet 
de  Tersêe  et  Andromède,  et  si  l'on  en  excepte  l'Oriflamme, 
petite  pièce  de  commande  et  de  circonstance  qu'il  écrivit 
conjointement  avec  Berton,  Kreutzer  et  Paër,  il  ne  donna 
plus  ensuite  que  trois  ouvrages,  les  Amazones,  le  Prince 
troubadour  et  la  Journée  aux  aventures,  auxquels  il  faut 
ajouter  Valentine  de  Milan,  que  son  collaborateur  Bouilly 
put,  non  sans  quelque  peine,  faire  représenter  cinq  ans 
après  sa  mort1. 

D'où  vient  cet  arrêt  subit  dans  la  production  d'un 
maître   si  bien  doué  et  d'une  fécondité  jusque-là  presque 


1  Fétis,  dont  il  faut  toujours  avec  soin  contrôler  les  renseignements, 
met  à  l'actif  de  Méhul  un  ballet  en  trois  actes,  le  Betour  d'Ulysse,  repré- 
senté à  l'Opéra  le  27  février  1807,  dix  jours  après  l'apparition  de  Joseph  à 
l' Opéra-Comique,  et  Félix  Clément,  qui  le  copiait  avec  servilité  en  se 
bornant  à  le  commenter,  n'a  pas  manqué  de  lui  emboîter  le  pas  à  ce  sujet. 
C'est  là  pourtant  une  erreur:  la  musique  du  Retour  d1  Ulysse  était,  non  de 
Méhul,  mais  de  Persuis,  et  d'ailleurs  Fétis  lui-même,  dans  sa  notice  sur 
ce  dernier,  la  lui  attribue  légitimement,  sans  se  rappeler  qu'un  peu 
auparavant  il  l'a  inscrite  à  tort  dans  le  répertoire  de  Méhul. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  285 

prodigieuse?  On  ne  saurait  l'attribuer  à  la  vieillesse, 
puisque,  lorsqu'il  donna  Joseph  à  l' Opéra-Comique,  Méhul 
avait  seulement  accompli  sa  quarante -troisième  année,  par 
conséquent  avait  à  peine  atteint  l'âge  où  l'homme  a 
conquis  la  plénitude  de  ses  facultés.  D'autre  part,  il 
n'avait  pas  lieu  d'être  découragé,  comme  quelques-uns 
l'ont  dit,  car  si  la  masse  du  public  ne  vit  pas  émouvoir 
sa  sensibilité  par  les  beautés  de  ce  poëme  enchanteur,, 
l'accueil  qui  lui  fut  fait  par  les  connaisseurs  et  par  les 
artistes  grandit  encore  le  maître  aux  yeux  de  ses 
nombreux  admirateurs.  Deux  raisons,  je  crois,  peuvent 
expliquer  le  silence  que  Méhul  commença  à  garder  à 
partir  de  cette  époque  :  d'abord  son  caractère ,  caractère 
un  peu  sombre,  un  peu  chagrin,  plus  ombrageux  que  de 
raison,  qui  lui  faisait  voir  volontiers  des  ennemis  partout, 
partout  des  envieux  et  des  persécuteurs,  et  qui  jeta  comme 
une  teinte  de  douloureuse  amertume  sur  les  dernières 
années  de  son  existence1;  puis,  l'état  peu  satisfaisant  de 
sa  santé,  qui  influait  précisément  sur  son  caractère,  et 
qui,  devenue  de  plus  en  plus  précaire,  dès  ce  moment 
commençait   à   donner   de  l'inquiétude  à  ses  amis.  Cheru- 


*La  lettre  suivante,  que  Méhul  écrivait  à  Plantade  aux  derniers  jours  de 
l'année  1806,  met  suffisamment  en  relief  ce  côté  malheureux  de  son 
caractère  : 

<«  15  décembre  1806. 

«J'ai  la  certitude,  mon  cher  Plantade,  que  messieurs  Grétry  et  Lesueur 
ourdissent  une  intrigue  contre  toi.  Ils  craignent  que  tu  ne  sois  nommé 
maître  de  chapelle  du  roi  de  Hollande,  et  ils  ont  écrit  à  un  chambellan 
de  la  reine  pour  te  desservir  et  proposer  pour  ta  place  un  M.  Bertin, 
aussi  ridicule  par  sa  personne  que  par  ses  talens.  Tu  vois  que  les  haines 
ne  sont  pas  endormies,  et  que  tu  es  la  dupe  de  l'enthousiasme  que  tu  as 
fait  éclater  pour  Grétry.  Le  talent  est  beau,  mais  l'homme  ne  vaut  rien. 

««Fais  ton  profit  de  cet  avertissement  amical,  et  ne  me  compromets  pas. 
J'ai  déjà  assez  oV ennemis. 

«Adieu,  porte-toi  bien  et  n'oublie  pas  tes  amis.  Je  suis  le  tien  pour 
la  vie.  «Méhul  ». 

Cette  lettre  m'a  été  obligeamment  communiquée  par  M.  le  marquis  de 
Queux  de  Saint-Hilaire. 


286  MÉHUL 

bini,  auquel  il  était  cher  et  qui  le  connaissait  bien,  nous 
Ta  dit  en  parlant  de  Joseph:  —  «Cet  ouvrage  est  le 
chant  du  cygne,  car  à  l'avenir  nous  n'aurons  plus  de  lui 
que  des  travaux  qui  annoncent  que  sa  santé,  atteinte  d'un 
mal  sans  remède  qui  le  minait  depuis  longtemps,  s'affai- 
blissait par  degrés,  ainsi  que  son  génie.  »  Ce  mal  terrible 
et  «sans  remède»,  c'était  la  phthisie,  qui  avait  marqué 
Méhul  au  front  et  qui  devait  l'emporter  avant  l'âge,  après 
avoir  éteint  son  génie  et  brisé  ses  facultés. 

Mais  pour  un  être  aussi  actif,  pour  un  esprit  toujours  en 
éveil  comme  celui  de  Méhul,  un  repos  complet  était 
impossible.  Nous  verrons  d'ailleurs  que,  même  au  seul 
point  de  vue  de  l'art,  ce  repos  fut  loin  d'être  aussi  absolu 
qu'on  s'est  plu  à  le  dire,  puisque  de  cette  époque  datent 
des  travaux  très  sérieux  dans  le  genre  de  la  symphonie, 
la  composition  d'un  grand  nombre  de  cantates  souvent 
fort  importantes,  ainsi  que  les  succès  éclatants  remportés 
aux  concours  de  l'Institut  par  les  élèves  de  sa  classe  du 
Conservatoire.  Mais  c'est  aussi  à  partir  de  ce  moment  que 
Méhul  se  créa  une  occupation  nouvelle,  à  laquelle  il  se 
livrait  avec  la  passion  et  l'ardeur  qu'il  apportait  en  toutes 
choses,  et  qui  fut  un  dérivatif  puissant  et  une  consolation 
à  ses  chagrins  réels  ou  imaginaires  :  je  veux  parler  de  la 
culture  des  fleurs. 

Dès  ses  plus  jeunes  années,  Méhul  avait  senti  naître  en 
lui  l'amour  des  fleurs  ;  cela  datait  de  son  séjour  à  Laval- 
dieu,  dans  ce  coin  de  terre  si  pittoresque,  si  retiré,  si 
paisible,  si  enchanteur,  où  les  moines  de  l'abbaye  avaient 
mis  à  sa  disposition  un  bout  de  jardin  qu'il  cultivait  lui- 
même,  et  où  il  entretenait  à  loisir,  au  milieu  des  jours  les 
plus  heureux  qu'ait  connus  son  enfance,  cette  passion  si 
innocente  et  si  charmante.  (Plût  au  ciel,  pour  sa  santé, 
qu'il  n'en  eût  jamais  connu  d'autre  !)  Le  séjour  de  Paris, 
l'existence  étonnamment  active  qu'il  menait  ici,  ses  tra- 
vaux, ses  succès,  ses  distractions  même  ne  lui  avaient 
pas  fait  perdre  ce  goût  inné  chez  lui,  et  dans  ces  der- 
nières années   il  avait,  pour  s'y  pouvoir  livrer  tout  à  son 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  287 

aise,  acheté  à  Pantin  une  petite  maison  de  campagne, 
accompagnée  d'un  grand  jardin,  dans  lequel  il  avait  formé 
surtout  une  collection  de  tulipes  qui,  par  sa  richesse  et 
sa  beauté,  faisait  non- seulement  sa  joie,  mais  l'admiration 
des  connaisseurs.  Méhul,  qui  ne  savait  rien  faire  à  demi, 
était  un  horticulteur  très  sérieux,  très  instruit,  très  labo- 
rieux, très  avisé,  qui  s'occupait  d'horticulture  non  en 
amateur  superficiel ,  mais  en  véritable  praticien.  Il  entre- 
tenait avec  ses...  confrères  de  Paris  ou  de  la  province  une 
correspondance  active,  suivie,  par  laquelle  il  se  tenait  au 
courant  de  toutes  les  découvertes,  de  tous  les  progrès, 
des  procédés  propres  à  obtenir  les  meilleurs  résultats,  et 
faisait  avec  eux  des  échanges,  profitables  aux  uns  et  aux 
autres,  destinés  à  leur  procurer  mutuellement  les  espèces 
et  les  variétés  qui  pouvaient  leur  manquer. 

Méhul  horticulteur  !  On  a  bien  connu  cette  passion  du 
grand  homme,  mais  on  n'a  guère  essayé  d'en  retracer  les 
effets.  Je  vais  le  tenter,  au  moins  dans  une  certaine 
mesure,  à  l'aide  de  recherches  qui  n'ont  pas  été  sans  me 
donner  quelques  résultats. 

Méhul  était  très  lié  avec  un  agronome  de  premier  ordre, 
Louis-Joseph  Pirolle,  auteur  d'un  ouvrage  pratique  remar- 
quable et  justement  renommé,  V Horticulteur  français,  l'un 
des  classiques  du  genre,  et  principal  rédacteur  de  YAlma- 
nach  du  bon  Jardinier.  Son  intimité  était  grande  aussi  avec 
deux  horticulteurs  amateurs  fort  distingués,  le  peintre 
belge  Vandael,  et  un  autre  peintre  auquel  ses  beaux 
tableaux  de  fleurs  ont  acquis  une  célébrité  légitime,  le 
Hollandais  Van  Spaendonck,  qui,  fixé  de  bonne  heure 
à  Paris  et  devenu  Français,  devint  le  collègue  de  Méhul 
à  l'Institut  et,  comme  lui,  fit  partie  de  la  première  liste 
de  chevaliers  de  la  Légion  d'honneur  créés  par  Napo- 
léon Ier  *. 


1  Catel,  l'auteur  des  Bayadères  et  de  V Auberge  de  Bagnères,  Catel,  dont 
le  Traité  d'harmonie  est  encore  classique  aujourd'hui,  avait  aussi  la  pas- 
sion des  fleurs;  mais,  de  même  que  Vandael  (et  plus  tard  Félicien  David), 


288  MEHUL 

Les  rapports  d'intimité  et...  d'horticulture  qui  exis- 
taient entre  Méhul  et  Vandael  sont  attestés  par  la  lettre 
que  voici  : 

Mon  cher  monsieur  Vandael, 

Si  vous  pouvez  remettre  au  porteur  de  cette  lettre  les  vignons  et  les 
cayeux  que  vous  avez  bien  voulu  me  promettre,  vous  me  ferez  un  très 
grand  plaisir.  Je  compte  me  rendre  demain  à  Pantin  pour  planter  et 
faire  planter. 

Ce  que  j'attends  d'Hollande  n'est  point  encore  arrivé,  et  cela  com- 
mence à  m'inquiéter. 

Adieu,  mon  cher  monsieur  Vandael.  Croyez  à  mon  admiration  pour 
votre  talent  et  à  mon  attachement  pour  votre  personne. 

Méhul  1. 

Quant  à  Pirolle,  c'est  une  vive  affection  qui  l'unissait 
à  Méhul,  et  leurs  rapports  étaient  empreints  d'une  cor- 
diale familiarité.  En  plus  d'un  endroit  de  son  livre,  Pirolle 
vante  les  connaissances,  le  goût  et  les  collections  de  son 
ami,  qu'il  ne  manque  jamais  d'appeler  «le  bon  Méhul». 
C'est  d'abord  en  parlant  des  tulipes,  ses  préférées:  — 
«...Quand  on  a  vu  quelques  centaines  de  ces  plantes  si 
nobles  ainsi  groupées  avec  art,  choisies  et  distribuées  avec 
le  goût  d'un  amateur  aussi  distingué  que  l'était  le  bon 
Méhul,  la  vue  est  éblouie  pour  longtemps,  ne  fût-on  pas 
même  connaisseur2...  C'est  ensuite  au  sujet  des  renon- 
cules,   que  Méhul  affectionnait  aussi:   —  «  ...Quand  nous 


il  donnait  la  préférence  aux  roses.  Pirolle,  dans  son  Horticulteur  français, 
les  citait  l'un  et  l'autre  au  nombre  des  amateurs  qui  cultivaient  surtout 
les  roses  :  —  «...  On  remarque  particulièrement  parmi  ces  cultivateurs... 
MM.  Catel,  compositeur  distingué  et  membre  de  l'Institut,  rue  Bleue,  et 
Vandael,  l'un  de  nos  peintres  les  plus  habiles,  impasse  des  Feuillantines, 
faubourg  Saint-Jacques,  n°  14,  qui  possèdent  aussi  des  collections  de 
premier  choix  et  qui  peuvent  servir  de  modèles  à  ceux  qui  voudront 
borner  leur  goût  aux  limites  du  grand  beau.  »   {L'Horticulteur  français, 

p.  587.) 

1  Cette  lettre  est  sans  date.  Elle  porte  pour  adresse  :  A  monsieur  Van- 
dael, peintre,  a  la  Sorbonne. 

2  U Horticulteur  français,  p.  409. 


't- 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  289 

calculions  avec  le  bon  Méhul  ces  effets  sous  le  rapport 
des  réflexions  de  lumière,  et  sous  celui  des  formes  et  des 
couleurs  de  ces  plantes,  il  disait  qu'un  parc  de  renoncules 
bien  choisies  et  distribuées  était  à  l'œil  ce  qu'était  à 
l'oreille  la  musique  de  Mozart  et  de  Gluck  :  moins  mo- 
deste, il  eût  pu  citer  la  sienne1...» 

Ce  Pirolle,  dont  il  est  ici  question,  était  lui-même  le 
fils  d'un  horticulteur  de  Metz,  extrêmement  distingué. 
Méhul  avait  intimement  connu  le  père,  et,  à  la  mort  de 
celui-ci,  avait  reporté  sur  le  fils  toute  son  affection.  Un 
éloge  de  Pirolle  fils  fut  lu  en  1847  à  l'Académie  royale 
de  Metz,  dont  il  avait  été  membre,  par  M.  Victor  Paquet, 
qui,  dans  le  même  temps,  adressait  à  la  France  musicale 
un  article  dont  j'extrais  ces  lignes,  relatives  à  Méhul: 

...  Méhul  était  fou-tulipier  dans  toute  l'acception  de  ce  mot...  Sa 
propre  collection  de  tulipes  était  une  des  plus  estimées  des  environs 
de  Paris.  Figurez- vous  un  vaste  parc  ou  carré  encadré  dans  un  beau 
gazon,  planté  en  tulipes  -ornant  la  terre  avec  leurs  feuilles  d'un  vert 
uni,  glauque,  du  centre  desquelles  s'élevaient  des  tiges  libres,  fermes, 
couronnées  par  un  beau  vase  qui  pourrait  bien  avoir  servi  de  modèle  à 
celui  de  la  ravissante  Hébé  ;  à  la  régularité  de  la  corolle  enchanteresse 
des  tulipes  de  choix  comme  celles  de  Méhul,  ajoutons  la  symétrie  des 
étamines  qui  en  garnissent  l'intérieur,  le  velouté  des  pétales,  le  port 
élancé,  noble,  gracieux  de  chaque  fleur,  et  l'élégance  de  ses  contours  , 
nous  n'aurons  encore  qu'une  faible  idée  de  l'effet  que  produisait  sur 
l'imagination  des  curieux  l'ensemble  de  toutes  les  nuances  de  ce 
brillant  tableau,  lorsque,  par  un  beau  matin,  le  soleil  se  dégageant  des 
nuages,  un  doux  zéphyr  venait  agiter  sur  leurs  colonnettes  toutes  ces 
fleurs  qui  balançaient  amoureusement  leurs  légers  chapiteaux  diaprés 
d'or,  de  pourpre,  d'ivoire  et  d'azur  sur  un  fond  blanc  d'argent.  Les 
plantes  se  courbaient  comme  pour  se  rapprocher,  puis  s'éloignaient 
pour  se  rapprocher  encore.  Au  milieu  de  ces  jeux  et  des  contrastes 
inouïs  qu'ils  provoquaient,  Méhul  tombait  en  extase  ;  il  était  sourd  à 
toutes  les  questions,  insensible  à  tout  ce  qui  se  faisait  autour  de  lui  ; 
il  ne  voyait,  il  n'admirait,  il  ne  parlait  que  du  rapide  échange  et  des 
joyeuses  caresses  qu'il  observait  attentivement,  espérant  d'elles 
quelques-uns  de  ces  heureux  adultères  qu'à  l'exemple  de  tous  les 
fou-tulipiers  il  convoitait  et  poursuivait  dans  l'espoir  qu'un  mystérieux 

1  L'Horticulteur  français,  p.  459. 

19 


290  MÉHUL 

hyrnénée  pourrait  réaliser  au  sein  d'une  fleur,  et  déposer  dans  son 
ovaire  l'embryon  d'une  nouvelle  variété,  après  laquelle  cet  heureux  et 
passionné  amateur  soupirait  patiemment  pendant  douze  ou  quinze  ans, 
quelquefois  davantage,  pour  s'assurer  si  dans  les  délicates  nuances  du 
gain  obtenu,  du  bâtard  mis  au  monde,  il  ne  se  serait  pas  trouvé  une 
fleur  plus  remarquable,  plus  distinguée,  réunissant  quelque  qualité  de 
forme  ou  de  couleur  inconnue  jusqu'à  ce  jour1. 

Je  croirais  volontiers  que  Méliul  avait  fait  le  voyage 
de  Metz,  dans  le  but  exprès  de  visiter  les  jardins  de 
Pirolle  père  et  de  connaître  sa  collection  de  tulipes,  qui 
était  Tune  des  plus  belles  de  France.  Ce  qui  me  le  fait 
supposer,  c'est  qu'il  était  en  correspondance  active  non 
pas  seulement  avec  lui,  mais  avec  plusieurs  habitants  de 
Metz,  et  entre  autres  avec  un  excellent  prêtre  du  diocèse, 
l'abbé  Lefaucheur,  qui  sans  doute  aimait  aussi  beaucoup 
les  fleurs.  Pirolle  père  mourut  aux  environs  de  la  Restau- 
ration, et  à  cette  époque,  si  troublée  par  les  passions 
politiques  les  plus  violentes,  ses  pépinières  et  ses  jardins 
furent  saccagés  de  la  façon  la  plus  indigne,  soit  par  des 
ennemis,  soit  par  des  envieux.  La  populace  avait  envahi 
sa  demeure,  et  on  n'avait  pu  sauver  les  infortunées 
tulipes  qu'en  les  déplantant  au  plus  vite,  mais  sans 
ordre  et  sans  en  conserver  les  noms.  Méhul  fut  informé  de 
ces  faits  par  un  de  ses  amis  de  Metz,  et  il  lui  répondit 
par  une  lettre  dont  M.  Victor  Paquet,  dans  son  éloge 
officiel  de  Pirolle  fils ,  reproduisait ,  trente  et  quelques 
années  plus  tard,  ce  fragment  intéressant2: 

...  La  bonne  foi  et  la  générosité  ne  sont  pas  des  vertus  communes 
parmi  les  fleuristes  en  boutique  :  ceux  qui  ont  dévasté  le  jardin  du 
papa  Pirolle  attestent  cette  triste  vérité.  Je  vais  vous  faire  part  des 
projets  de  Pirolle  fils  à  mon  égard,  avant  d'avoir  détruit  le  jardin  de  son 
père.  Il  tenait  fortement  à  la  belle  collection  de  son  père  parce  qu'il  est 
grand  amateur  de  tulipes,  et  surtout  par  un  vif  amour  de  piété  filiale. 

1  France  musicale,  du  21  novembre  1847. 

2 Eloge  historique  de  Louis- Joseph  Pirolle,  horticulteur  français,  né  à 
Metz  en  1773  et  mort  à  Paris  en  1845,  par  M.  Victor  Paquet.  (Mémoires 
de  V Académie  royale  de  Metz,  28e  anne'e,  1846-1847.) 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  291 

Il  se  promettait  des  consolations  dans  la  culture  des  fleurs  d'un  père 
chéri,  respecté.  Comme  il  connaît  ma  passion  pour  les  tulipes  et  ma 
probité,  sou  dessein  était  de  me  confier  ces  trésors  jusqu'au  moment  où 
il  pourrait  se  fixer  à  Paris  ou  ailleurs.  Il  voulait  aux  mêmes  conditions 
réunir  la  collection  des  oreilles  d'ours.  Voilà  ce  qu'il  m'a  écrit.  Mon 
cousin  Tirman  estimait  la  collection  du  papa  Pirolle  à  plus  de  dix  mille 
écus.  Madame  Pirolle  ne  regrette-t-elle  pas  de  voir  passer  en  des  mains 
étrangères  des  objets  si  précieux?  Jamais  le  digne  père  n'a  voulu  accep- 
ter le  moindre  cadeau.  J'apprendrai  avec  bien  du  plaisir  par  vous,  mon- 
sieur, que  madame  Pirolle  ne  repousserait  pas  des  témoignages  de  re- 
connaissance. Je  vous  prie,  monsieur,  d'assurer  madame  Pirolle  de 
ma  respectueuse  amitié.  J'ai  aimé  son  mari,  j'aime  son  fils,  et  je  serais 
heureux,  dans  toutes  les  circonstances,  si  elle  a  la  bonté  de  me  consi- 
dérer comme  ami 1. 

Cette  lettre  est  touchante,  et  tout  à  l'éloge  des  bons 
sentiments  de  Méhul,  dont  elle  rappelle  le  grand  cœur  et 
la  générosité  naturelle. 

1  Méhul,  je  l'ai  dit,  avait  reporté  sur  le  fils  l'affection  que  le  père  lui 
avait  inspirée.  Pirolle  fils,  qui  était  venu  à  Paris  après  la  mort  de  son 
père,  y  avait  été  poursuivi  par  le  malheur.  Méhul  chercha  certainement 
à  lui  être  utile  ;  en  tout  cas,  ils  étaient  en  relations  très  suivies,  car  voici 
ce  que  dit  à  ce  sujet  M.  Victor  Paquet:  —  «  ...  Le  14  août  1815,  Pirolle 
avait  l'intention  de  retourner  à  Metz,  sinon  pour  y  rester,  du  moins  pour 
embrasser  encore  une  fois  sa  digne  mère.  Méhul  devait  l'accompagner, 
mais  des  raisons  de  force  majeure  l'en  empêchèrent,  et  dans  une  lettre 
du  29  avril  1816,  Méhul  écrivait  de  Paris  à  M.  Lefaucheur  :  «La  situation 
«  des  affaires  de  Pirolle  fils  est  telle  qu'il  n'a  pu  se  rendre  à  Metz.  Il  en 
«  est  vivement  affecté  ;  il  aurait  voulu  voir  encore  une  fois  sa  respectable 
«  mère  et  la  satisfaire  sur  le  désir  qu'elle  avait  de  revoir  encore  une  fois 
«  son  fils.  J'ai  pressé  souvent  Pirolle  d'entreprendre  ce  voyage,  mais 
«  chaque  fois  j'ai  été  obligé  de  reconnaître  qu'il  avait  de  fortes  raisons 
«pour  rester  à  Paris.  Malgré  ses  moyens,  son  activité  et  de  fort  bonnes 
«  connaissances,  il  ne  peut  parvenir  à  se  procurer  une  place  ;  il  semble 
«  qu'un  pouvoir  surnaturel  fa^se  échouer  tous  les  projets  au  moment  de 
«  leur  réussite.  Vingt  fois  je  l'ai  vu  à  la  veille  de  surmonter  sa  mauvaise 
«  étoile  et  vingt  fois  des  circonstances  imprévues  l'ont  écrasé  ».  M.  Victor 
Paquet  paraît  avoir  eu  en  mains,  à  l'occasion  de  son  travail  sur  Pirolle, 
une  correspondance  très  abondante  de  Méhul  avec  divers  habitants  de 
Metz,  notamment  avec  l'abbé  Lefaucheur.  Qu'est  devenue  depuis  lors 
cette  correspondance?  Elle  a  été  dispersée  sans  doute,  et  c'est  bien  grand 
dommage.  Bien  qu'elle  n'eût  trait,  on  peut  le  supposer,  à  aucunes  ques- 
tions artistiques,  elle  eût  servi  du  moins  à  nous  révéler  plus  étroitement 
le  côté  intime  et  familier  du  caractère  de  Méhul. 


292  MÉHUL 

Mais  Mélml  ne  bornait  pas  au  seul  Pirolle  ses  relations 
horticoles.  Comme  tous  les  collectionneurs,  en  quelque 
genre  que  ce  soit,  il  entretenait  une  correspondance  très 
active,  très  suivie,  avec  divers  amateurs,  dont  les  richesses 
pouvaient  être  profitables  aux  siennes,  comme  lui-même 
pouvait  leur  être  utile.  Entres  autres,  il  se  trouva  en 
rapports  avec  un  dilettante  horticulteur  de  Lille,  nommé 
Dathis,  à  qui  il  adressait  des  lettres  vraiment  curieuses  ; 
qu'on  en  juge  par  celle-ci,  dans  laquelle  il  se  plaignait, 
comme,  à  son  habitude,  de  «l'ingratitude  des  hommes», 
en  même  temps  qu'il  constatait  le  modeste  état  de  sa 
fortune  : 

Monsieur, 

Vous  êtes  si  bon  pour  moi,  et  avec  un  désintéressement  si  absolu,  que 
je  crains  de  ne  pouvoir  vous  exprimer  assez  vivement  toute  ma  recon- 
naissance. 

En  effet,  il  faudrait  que  vous  pussiez  concevoir  le  prix  que  j'attache 
aux  belles  tulipes  et  le  calme  heureux  que  la  culture  des  fleurs  répand 
depuis  quelques  années  sur  ma  vie,  pour  avoir  une  idée  de  ma  gratitude. 
Il  faudrait  encore  que  vous  sussiez  combien  j'ai  à  me  plaindre  de  l'in- 
gratitude des  hommes,  pour  savoir  à  quel  point  la  solitude  m'est  chère 
et  quel  plaisir  j'éprouve  à  m'entourer  des  belles  productions  de  la  na- 
ture. 

Ma  fortune  étant  fort  médiocre,  je  suis  contraint  de  limiter  mes  dé- 
sirs et  de  renoncer  à  la  culture  dispendieuse  des  fleurs  étrangères,  mais 
cette  contrainte  m'attache  encore  plus  fortement  aux  indigènes  que  je 
puis  posséder. 

J'ai  des  collections  de  roses,  de  jacinthes,  d'œillets,  de  renoncules  et 
d'oreilles  d'ours  que  j'aime  beaucoup,  mais  j'ai  une  affection  particulière 
pour  la  tulipe  :  ses  variétés  infinies  m'enchantent.  Aussi,  monsieur,  il 
résulte  de  cette  préférence  motivée  que  tous  ceux  qui,  comme  vous,  sont 
assez  bons  pour  m' aider  à  enrichir  ma  collection  acquerront  des  droits 
certains  à  ma  reconnaissance  et  à  mon  amitié. 

Veuillez  bien  croire  que  si  jamais  je  suis  assez  heureux  pour  rencon- 
trer l'occasion  de  vous  donner  des  preuves  de  mes  sentiments ,  je  la 
saisirai  avec  le  plus  vif  empressement. 

Agréez  mes  cordiales  salutations.  Méhul. 

Ce  5  décembre  1813. 


SA   VIE,    SON   GÉNIE,   SON   CARACTÈRE  293 

Par  suite  d'une  cause  que  j'ignore,  cette  lettre  ne 
parvint  pas  aux  mains  de  son  destinataire  ;  Méhul  l'ayant 
appris  au  bout  de  quelques  mois,  s'excusa  par  celle-ci  : 

Monsieur, 

J'apprends  avec  autant  de  chagrin  que  de  surprise,  que  vous  n'avez 
pas  reçu  les  remerciements  que  je  me  suis  empressé  de  vous  adresser 
à  l'époque  où  vous  avez  eu  la  bonté  de  m'envoyer  les  tulipes  de  M.  Ca- 
peron. 

Il  m'est  très-pénible  de  songer  que,  depuis  six  mois,  vous  avez  pu  me 
croire  capable  de  manquer  à  la  fois  de  politesse  et  de  reconnaissance. 
Croyez,  monsieur,  que  j'ai  en  horreur  l'égoïsme  et  l'ingratitude,  et  que 
personne  plus  que  moi  ne  sait  apprécier  un  service.  Je  ne  le  considère 
pas  seulement  dans  son  objet  matériel,  mais  encore  dans  toutes  les  cir- 
constances qui  peuvent  ajouter  à  son  prix.  C'est  ainsi  que  j'ai  double- 
ment senti  l'obligation  que  je  vous  devais,  pour  la  manière  dont  vous 
avez  su  amener  M.  Gaperon  à  se  dessaisir  de  quelques-unes  de  ses 
belles  fleurs. 

Je  suis  heureux  de  les  posséder,  et  je  n'oublierai  jamais  que  c'est  à 
votre  amitié  que  je  dois  ce  bonheur. 

Agréez,  monsieur,  l'expression  vraie  de  mon  attachement  et  de  ma 
reconnaissance,  et  veuillez  bien  ne  pas  m'oublier  si  M.  Caperon.  ou 
tout  autre  amateur,  se  trouvait  en  position  de  ne  pouvoir  vous  refuser. 

Juin  1814.  Votre  dévoué  et  ami, 

MÉHUL. 

Une  dernière  lettre  adressée  au  même  amateur  nous 
montre  enfin  dans  toute  son  étendue,  et  d'une  façon  char- 
mante, la  passion  de  Méhul  pour  les  fleurs,  et  surtout  pour 
ses  chères  tulipes  : 

Monsieur, 

Si,  comme  j'ose  l'espérer,  vous  êtes  aussi  bien  disposé  en  ma  faveur 
cette  année  que  l'année  dernière,  voici  le  moment  de  revoir  M.  Gape- 
ron, et  de  tâcher  d'obtenir  encore  quelques-unes  de  ses  belles  tulipes. 
J'ai  été  extrêmement  satisfait  des  36  oignons  que  vous  avez  eu  la  bonté 
de  m'envoyer  en  dernier  lieu;  presque  tous  ceux  qui  ont  fleuri  sont 
d'un  choix  très-distingué;  il  y  en  a  entre  autres  huit  ou  dix  que  j'aime 
de  passion  et  que  je  suis  heureux  de  posséder.  Ils  ont  excité  l'admira- 
tion de  nos  connaisseurs  et  ils  ajoutent  beaucoup  à  la  richesse  de  ma 
collection  naissante.  Deux  ou  trois  cadeaux  de  cette  importance  me  pla- 


294  MÉHUL 

ceraient  en  première  ligne  parmi  nos  plus  forts  amateurs  de  Paris.  Je 
cultive  par  goût,  et  non  par  vanité.  Cependant,  j'avoue  que  j'ai  été  flatté 
des  éloges  qui  ont  été  donnés  à  mes  nouvelles  fleurs.  Je  vous  ai  cité 
avec  plaisir,  avec  reconnaissance,  comme  l'auteur  d'une  partie  de  mes 
richesses,  et  Ton  m'a  félicité  d'avoir  une  correspondance  aussi  précieuse. 

Croyez  bien,  monsieur,  que  je  n'avais  pas  attendu  ce  moment  pour 
sentir  tout  le  prix  de  vos  complaisances.  Loin  d'être  ingrat,  je  trouve  du 
charme  dans  la  reconnaissance.  Elle  est  beaucoup  plus  forte  que  vous 
ne  pouvez  l'imaginer. 

Il  faudrait  connaître  ma  passion  pour  la  culture  des  fleurs,  pour  con- 
cevoir le  plaisir  que  l'on  me  fait  en  m'aidant  à  en  réunir  de  belles. 

Il  me  semble  que  mes  demandes  indiscrètes  doivent  vous  révéler  une 
partie  de  ma  folie,  je  vous  crois  assez  indulgent  pour  espérer  mon 
pardon. 

Je  me  gronde  souvent,  lorsque  je  songe  que  j'abuse  de  vos  bontés, 
mais  je  n'ai  pas  la  force  d'obéir  à  ma  raison  Un  amoureux  bien  épris  et 
un  fleuriste  ont  la  tête  aussi  dérangée  l'un  que  l'autre.  Le  fleuriste  a 
des  jouissances  moins  vives,  mais  plus  durables.  L'objet  de  son  culte  ne 
dit  rien  à  l'âme,  mais  il  ne  la  tourmente  pas  ;  la  jalousie  et  l'inconstance, 
qui  font  tant  de  mal  en  amour,  sont  inconnues  en  fleurisomanie.  Plus 
près  de  la  nature,  plus  loin  des  hommes,  les  fleuristes  sont  presque 
toujours  de  bonnes  gens,  qu'il  faut  aimer,  qu'il  faut  favoriser. 

Vous  m'entendez,  monsieur,  et  je  suis  certain  que  ce  ne  sera  pas  en 
vain. 

Cependant,  comment  reconnaître  toutes  vos  complaisances?  Cette 
réflexion,  que  je  fais  souvent,  trouble  mes  jouissances.  Je  voudrais  que 
vous  ayez  besoin  de  moi,  comme  j'ai  besoin  de  vous,  pour  vous  prouver 
que  je  ne  suis  pas  indigne  de  vos  bontés. 

Agréez,  je  vous  prie,  l'assurance  de  mon  sincère  attachement. 

MÉHUL. 

Décembre  1814. 

Ici  se  terminent  les  quelques  renseignements  qu'il  soit 
possible  de  réunir  sur  l'amour  bien  connu  de  Méhul  pour 
les  fleurs.  Si  peu  nombreux  que  soient  ces  renseignements, 
si  chétifs  qu'ils  paraissent,  ils  servent  pourtant  à  nous 
faire  connaître  davantage  l'homme  à  côté  de  l'artiste,  à 
compléter  la  physionomie  de  l'un  et  de  l'autre  et  de  l'un 
par  l'autre,  à  serrer  de  plus  près  la  ressemblance  du  por- 
trait. A  ce  titre,  ils  ne  sauraient  nous  laisser  indifférents. 


CHAPITRE   XV. 


J'ai  dit  que  pendant  plus  de  trois  années  Méhul  s'était 
tenu  éloigné  de  la  scène.  On  peut  croire  pourtant  qu'il 
n'y  eut  pas  tout  à  fait  de  sa  faute,  car,  dès  l'année  qui 
suivit  la  représentation  de  Joseph,  c'est-à-dire  en  1808,  il 
se  mit  à  travailler  à  un  grand  ouvrage  dont  Jouy  lui  avait 
fourni  le  livret,  et  qui  était  destiné  à  l'Opéra.  Par  quel 
concours  de  circonstances  cet  ouvrage  ne  put-il  paraître  à 
la  scène  qu'en  1811,  alors  que  Méhul  s'était  remis  depuis 
un  an  en  communication  avec  le  public  à  l'aide  de  son 
ballet  de  Persêe  et  Andromède,  c'est  ce  que  j'ignore  ;  mais 
ce  qui  est  certain,  c'est  que  dès  la  fin  de  1808,  il  s'occu- 
pait activement  de  sa  partition  à'Amphion,  que  Jouy 
avait  bâte  de  lui  voir  achever.  Cela  m'est  prouvé  par  une 
lettre  que  Méhul  adressait  à  Guilbert  de  Pixérécourt  aux 
derniers  jours  de  cette  année  1808,  lettre  que  j'ai  re- 
trouvée dans  l'édition  des  œuvres  choisies  de  cet  écrivain, 
plus  justement  célèbre  par  ses  goûts  de  bibliophile  délicat 
et  éclairé  que  par  son  talent  d'auteur  dramatique  *. 

Pixérécourt  avait  offert  à  Méhul  le  livret  d'un  opéra- 
comique  en  trois  actes,  intitulé  la  Rose  blanche  et  la  Rose 
ronge,  qu'il  désirait  lui  voir  mettre  en  musique.  Méhul, 
alors  occupé  de  l'ouvrage  dont  je  viens  de  parler,  ne 
pouvait  prendre  d'engagement  immédiat;  cependant,  ce 
livret  lui  plaisait,  et  il  paraissait  ne  pas  demander  mieux 

1  Œuvres  de  Guilbert  de  Pixérécourt.  Nancy,  1844,  4  vol.  in-80. 


296  MÉHUL 

que  de  s'en  charger  ;  il  demandait  donc  du  temps,  posait 
ses  conditions  —  fort  honorables  —  et,  en  tout  cas,  donnait 
un  bon  conseil  à  son  ami.  Voici  la  lettre  qu'il  lui  adressait 
à  ce  sujet  : 

Paris,  le  20  décembre  i808. 

Mon  cher  camarade,  Gampenon  m'a  communiqué  ta  pièce.  Je  l'ai  lue 
avec  un  immense  plaisir,  et  j'en  aurai  au  moins  autant  encore  à  la 
mettre  en  musique,  si  tu  veux  bien  me  donner  ton  consentement.  Je  ne 
doute  pas  que  mes  inspirations  ne  soient  heureuses,  car  ton  poème  est 
merveilleusement  coupé  pour  la  musique.  Je  te  demande  un  an  pour  te 
livrer  ma  partition;  mais  je  ne  peux  me  mettre  à  l'ouvrage  qu'à  la  fin 
de  l'été  prochain.  D'ici  là,  je  dois  terminer  Amphion  ou  la  Fondation 
de  Thèbes,  grand  opéra,  auquel  Jouy  tient  beaucoup,  et  je  me  suis  en- 
gagé à  finir  la  musique  pour  le  premier  août  au  plus  tard.  Je  fais  le 
mieux  possible,  mais  je  travaille  lentement.  Tu  trouveras  six  composi- 
teurs au  moins  qui  bâcleront  ta  musique  en  trois  semaines  ;  mais  avant 
un  an  ce  sera  fait  de  l'ouvrage,  on  n'y  pensera  plus.  Il  n'en  sera  pas  de 
même  de  l'œuvre  auquel  je  veux  travailler  sous  tes  auspices.  Je  t'ai  en- 
tendu dire  souvent  qu'à  l'Opéra-Comique,  le  poème  seul  réussit  à  la 
première  représentation,  et  la  musique  à  la  centième  :  une  bonne  parti- 
tion dure  vingt-cinq  ans,  donc  j'aspire  à  te  faire  obtenir  un  succès  de 
longue  durée.  Gavaudan,  avec  sa  pétulance  ordinaire,  voudra  donner 
ton  poème  à  son  beau-frère  Gaveaux  ;  mais,  je  te  le  répète,  si  tu  cèdes, 
avant  six  mois  il  ne  sera  plus  question  de  la  Rose  blanche,  Elleviou 
désire  depuis  longtemps  un  grand  ouvrage  qui  présente  de  l'intérêt  et 
un  beau  rôle  pour  lui,  dans  lequel  il  puisse  déployer  son  talent  cheva- 
leresque et  la  sensibilité  exquise  qu'il  nous  a  montrée  dans  le  Roi  et 
le  Fermier.  Ces  éléments  réunis  te  procureront  un  succès  durable  et 
productif.  Grois-moi,  accepte  ma  proposition;  je  te  demande  un  an. 
Que  si  tu  ne  veux  pas  m'attendre ,  donne  au  moins  ton  manuscrit  à 
Berton.  A  mon  défaut,  c'est  le  seul  qui  te  convienne;  du  moins  il  te 
fera  de  la  musique  appropriée  à  ton  poème.  Adieu,  cher  ami. 

C'est  un  bon  camarade  qui  te  donne  un  bon  conseil.  Ne  le  repousse 
pas. 

MÉHUL. 

Pixérécourt  était  pressé  ;  non  seulement  il  ne  voulut 
pas  attendre  Méhul,  mais  il  fit  précisément  le  contraire 
de  ce  que  celui-ci  lui  conseillait  :  craignant  sans  doute 
que  Berton  ne  mît  trop  de  temps  à  écrire  la  musique  de 
la  Bose  Manche  et  la  Rose  rouge,   il  donna   son  poëme    à 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  297 

Gaveaux,  et  réussit  à  être  joué  dans  un  délai  de  trois 
mois.  Il  put  voir  alors  combien  Méhul  avait  eu  raison  ; 
il  en  convint  lui-même  en  reproduisant,  dans  l'édition  de 
ses  œuvres,  la  lettre  de  ce  dernier  en  tête  de  sa  pièce, 
et  en  l'accompagnant  de  la  note  que  voici  :  —  «  La  pré- 
diction de  Méhul  s'est  accomplie.  Gaveaux  a  terminé  sa 
partition  en  trois  semaines.  L'ouvrage  a  été  joué  le 
20  mars  1809;  il  a  obtenu  42  représentations;  depuis  lors, 
il  n'en  a  plus  été  question.  Si  cet  opéra  avait  été  composé 
par  Méhul,  on  le  jouerait  probablement  encore. 

On  vient  de  voir  le  cas  que  Méhul  faisait  du  talent 
mâle  et  pathétique  de  Berton,  auquel,  d'ailleurs,  l'unissait 
depuis  longtemps  une  affection  profonde  et  quasi  frater- 
nelle. Précisément,  dans  ce  moment  même,  Berton  donnait 
à  l' Opéra-Comique  un  nouvel  ouvrage  important,  le  Cheva- 
lier de  Sénanges,  et  Méhul,  après  l'avoir  entendu,  envoyait 
ainsi  ses  félicitations  à  son  ami  : 


Je  ne  puis  résister,  mon  cher  Berton ,  au  désir  de  te  faire  mon  com- 
pliment sur  la  musique  du  Chevalier  de  Sénanges  ;  elle  est  d'un  bout 
à  l'autre  élégante,  spirituelle,  riche  d'idées  et  d'une  facture  excellente. 
Il  me  semble  que  tu  as  saisi  avec  un  goût  exquis  le  point  où  il  faut 
s'arrêter  pour  ne  pas  déclamer  sans  mélodie,  pour  ne  pas  chanter  sans 
intention  dramatique.  Si  j'en  crois  le  plaisir  que  tu  m'as  fait  hier  soir, 
tu  t'es  placé  entre  Grétry  et  Cimarosa,  sans  cesser  d'être  Berton. 

Tout  à  toi , 

MÉHUL1. 

Pour  courte  qu'elle  soit,  cette  lettre  est  intéressante 
à  un  double  point  de  vue:  d'abord,  parce  qu'elle  nous 
révèle   les   sentiments   personnels  et   artistiques    qui    ani- 


1  Cette  lettre  a  été  publiée  par  F.  Grille  dans  ses  Miettes  littéraires 
(t.  III,  p.  153).  Bien  qu'elle  ne  porte  pas  de  date,  il  est  facile  de  fixer 
celle-ci  d'une  façon  sinon  pre'cise,  du  moins  très  approximative,  d'après 
celle  même  de  la  représentation  du  Chevalier  de  Sénanges.  Cet  ouvrage 
ayant  été  joué  le  23  décembre  1808,  la  lettre  est  certainement  des  derniers 
jours  de  cette  année,  à  supposer  que  Méhul  n'ait  pas  assisté  à  la  première 
représentation  et  ne  l'ait  pas  écrite  dès  le  24  décembre. 


298  MÉHUL 

niaient  l'auteur  de  Joseph  à  l'égard  de  l'auteur  de  Mon- 
tano  et  Stéphanie,  ensuite  parce  qu'elle  nous  fait  connaître 
une  fois  de  plus,  en  peu  de  mots,  quelles  étaient  les 
idées  et  les  préoccupations  de  Méhul  en  ce  qui  concerne 
l'application  de  la  musique  à  l'action  scénique.  Tandis 
que  l'école  néo-dramatique  enfantée  par  les  doctrines 
oppressives  de  Richard  Wagner  prétend  n'admettre  autre 
chose,  au  théâtre,  que  la  déclamation  pure,  et  proscrit 
sans  pitié  toute  espèce  d'idée  musicale  proprement  dite, 
confisquant  au  profit  de  l'élément  symphonique  tout  l'in- 
térêt qui  s'attachait  jusqu'à  ce  jour  à  la  voix  humaine, 
Méhul 7  suivant  en  cela  la  doctrine  de  son  illustre  maître, 
l'immortel  auteur  d' Alceste  et  des  deux  Iphigênies ,  émet 
ce  principe  qu'on  ne  doit  pas  «  déclamer  sans  mélodie,  » 
ni  «chanter  sans  intention  dramatique.»  Il  admet  donc 
l'usage  de  la  déclamation  et  du  chant,  et  pense  que  l'une 
et  l'autre  doivent  incessamment  se  mêler  et  se  confondre. 
Il  me  semble  que  c'est  là  une  théorie  aussi  sage,  aussi 
logique,  aussi  rationnelle  que  possible,  et  absolument 
inattaquable  *, 

Au  moment  même  où  nous  le  voyons  exprimer  ainsi  ses 


1  C'est  à  cette  époque  que  se  rapporte  une  autre  lettre,  dans  laquelle 
Méhul  donne  encore  la  mesure  du  sérieux  avec  lequel  il  envisageait  le 
travail  de  la  composition  dramatique.  Celle-ci  était  adressée  à  un  jeune 
musicien,  Joseph-Pierre  Roger,  qui  avait  été  élevé  au  Conservatoire  et 
qui  s'était  chargé  d'écrire  la  musique  d'un  opéra  comique  de  Mme  Sophie 
Gay,  la  liaison  a  deux  portes,  lequel  d'ailleurs  ne  fut  jamais  représenté  : 
—  «...  Travaillez-vous?  lui  écrivait  Méhul.  Surtout,  que  la  sagesse  vous 
guide.  Vous  entreprenez  l'ouvrage  le  plus  difficile  à  faire.  Grétry  dans  sa 
force  aurait  été  obligé  d'employer  tout  son  esprit,  tout  son  génie  pour 
essayer  de  bien  faire  la  besogne  que  vous  avez  sur  les  bras.  Je  ne  veux 
pas  vous  épouvanter,  mais  vous  inspirer  une  méfiance  qu'on  connaît  rare- 
ment à  votre  âge.  Tâchez  d'être  naturel,  ferme,  comique  et  rapide,  et 
vous  toucherez  au  but  que  vous  avez  dû  vous  proposer.  Si  vous  n'étiez 
qu'élégant,  léger  et  gracieux,  votre  musique  grimacerait  avec  le  ton  de 
vieille  comédie  qui  règne  justement  dans  la  Maison  h  deux  portes.  Réflé- 
chissez, Roger,  autrement  vous  ne  donneriez  qu'un  feu  d'artifice,  et  vous 
savez  ce  qu'il  en  reste...  »  (On  peut  consulter,  sur  Roger,  le  supplément 
à  la  Biographie  universelle  des  Musiciens  de  Fétis). 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  299 

opinions  et  ses  sentiments  sur  la  musique  dramatique, 
Méhul  aspirait  à  de  nouveaux  succès  dans  le  genre  de  la 
symphonie,  auquel  une  première  fois  il  s'était  attaqué 
déjà.  N'y  eût-il  pas  réussi,  qu'une  telle  ambition  était 
digne  de  son  génie,  de  son  caractère  artistique,  de  ses 
nobles  facultés. 

On  était  au  temps  où  les  symphonies  d'Haydn  obtenaient 
en  France  le  plus  vif  succès.  Ces  œuvres  adorables,  que  le 
fameux  Concert  des  Amateurs  avait  été  le  premier  à  intro- 
duire et  à  faire  connaître  à  Paris,  avaient  été  répandues 
ensuite  par  les  belles  séances  musicales  de  la  Loge  olym- 
pique et  par  les  Concerts  de  la  rue  de  Cléry.  On  les  exécu- 
tait aussi  couramment  aux  exercices  du  Conservatoire,  qui 
étaient  alors  de  véritables  concerts  publics  et  payants,  et 
elles  ne  cessaient  de  recueillir  les  applaudissements  de  la 
foule.  Méhul,  peut-être  pour  distraire  un  peu  son  esprit  de 
ses  préoccupations  scéniques,  peut-être  aussi  pour  obéir  à 
certaines  sollicitations,  se  reprit  à  un  genre  de  composi- 
tion qui  n'était  plus  absolument  nouveau  pour  lui,  et 
écrivit  plusieurs  symphonies,  qu'il  fit  entendre  coup  sur 
coup  et  qui  paraissent  avoir  été  fort  bien  accueillies.  Je 
crois  que  la  première  exécution  qui  fut  faite  de  l'une  d'elles 
est  celle  qui  eut  lieu  le  3  novembre  1808,  pour  l'inaugu- 
ration d'une  nouvelle  entreprise  de  concerts  fondée  sous  le 
titre  de  Cercle  musical,  et  dont  le  chef  d'orchestre  était 
Lefèvre,  le  frère  de  Mme  Dugazon.  Voici  comment  le  Jour- 
nal de  l'Empire  rendait  compte  de  cette  inauguration  :  — 
«  L'ouverture  du  Cercle  musical  de  la  rue  Mandar  a  eu  lieu 
jeudi  dernier,  sous  la  direction  de  M.  Lefèvre.  Une  société 
brillante  et  nombreuse  y  était  réunie.  On  y  a  exécuté 
divers  morceaux  peu  connus  des  plus  grands  maîtres.  Parmi 
ceux  qui  nous  ont  fait  le  plus  de  plaisir,  on  a  distingué  un 
air  de  Hsendel,  un  trio  de  M.  Vernier,  et  une  symphonie 
manuscrite  de  M.  Méhul,  qui  a  été  couverte  d'applaudisse- 
mens,  et  qu'on  a  trouvée  très  belle,  même  après  avoir 
entendu  une  des  plus  magnifiques  symphonies  d'Haydn... 
Un  grand  nombre  de  compositeurs  et  d'artistes  du  premier 


300  MÉHUL 

mérite  assistaient  à  ce  premier  concert,  et  tous  ont  donné 
les  signes  les  plus  éclatans  de  leur  satisfaction.  On  remar- 
quoit  parmi  eux  MM.  Berton,  Nicolo,  Kode,  Marin,  Pra- 
dère,  Reichard  et  Mme  Giacomelli i  ». 

Méhul  semble  s'être  livré  à  ce  travail  avec  une  véritable 
ardeur,  car  dans  le  seul  espace  d'une  année,  du  12  mars 
1809  au  18  mars  1810,  il  lit  exécuter  successivement  au 
Conservatoire  quatre  symphonies.  J'ai  relevé,  dans  les  pro- 
grammes des  exercices  de  cet  établissement,  très  fréquents 
alors,  ceux  de  cinq  séances  dans  lesquelles  sont  comprises 
ces  symphonies.  Dans  le  troisième  exercice  de  1809,  à  la 
date  du  12  mars,  on  exécute  la  première,  sans  doute  celle 
qu'il  avait  déjà  fait  entendre  au  Cercle  de  la  rue  Mandar  ; 
aux  cinquième  et  sixième  (26  mars  et  2  avril),  c'est  le  tour 
de  la  seconde  *,  la  troisième  est  entendue  au  onzième  exer- 
cice (21  mai)  ;  enfin,  nous  trouvons  la  quatrième  sur  le 
programme  du  quatrième  exercice  de  1810  (18  mars)2.  Voici 
comment  Sauvo,  alors  rédacteur  théâtral  et  musical  du 
Moniteur  universel,  rendait  compte  de  la  séance  dans  laquelle 
Méhul  produisit  pour  la  première  fois  l'une  de  ses  sym- 
phonies : 

Le  dernier  exercice  du  Conservatoire  avait  attiré  encore  plus  de 
monde  que  les  précédents...  La  composition  du  concert  justifiait  cet 

1  Journal  de  V Empire,  du  lundi  7  novembre  1808. — Peut-être  s'agit-il  ici 
de  la  première  symphonie  déjà  entendue,  douze  ans  auparavant,  aux  con- 
certs du  théâtre  Feydeau  ? 

2  II  ne  me  semble  pas  sans  intérêt  de  reproduire  un  de  ces  programmes, 
tels  que  les  insérait  le  Moniteur  universel,  alors  journal  officiel;  voici  celui 
de  la  séance  du  12  mars  1809  : 

«  Programme.  —  1°  Symphonie  de  M.  Méhul  ;  2°  Air  de  Mozart,  chanté 
par  Mlle  Himm  ;  3°  Concerto  de  violon,  par  M.  Aubert  (Auber),  exécuté 
par  M.  Mazas  ;  4°  Ouverture  du  Mont-Bernard,  de  M.  Cherubini  ;  5°  Air 
de  M.  Paër,  chanté  par  Mlle  Himm;  6°  Concertante,  par  M.  X.  Lefèvre, 
exécutée  par  MM.  Vogt,  Péchignier  et  Dossion. 

«  Les  cartes  d'entrée  se  prennent  au  bureau  des  recettes  des  exercices, 
au  Conservatoire.  Prix  des  places  :  premières  loges,  5  fr.  ;  loges  du  rez- 
de-chaussée,  4  fr.  ;  galeries  hautes  et  basses  et  parquet,  3  fr.  Les  per- 
sonnes qui  désirent  des  loges  sont  priées  d'en  faire  retirer  les  coupons 
avant  midi,  le  jour  de  l'exécution.  » 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  301 

empressement  :  les  noms  de  MM.  Méhul  et  Gherubini  se  faisaient 
lire  sur  le  programme  ;  en  fallait-il  davantage  ?  L'annonce  d'une  sym- 
phonie du  premier  de  ces  célèbres  compositeurs,  dont  il  est  à  remar- 
quer que  la  réputation  a  été  consommée  chez  l'étranger  avant  d'être 
tout  à  fait  établie  parmi  nous ,  était  surtout  l'objet  d'une  vive  cu- 
riosité. 

Notre  école  française  comptait  de  nombreux  et  habiles  symphonistes 
avant  que  Haydn  parût  :  on  fut  obligé  de  présenter  ses  chefs-d'œuvre 
comme  des  essais;  ce  fut  un  travail  que  de  les  faire  entendre,  et  aujour- 
d'hui qu'on  les  sait  par  cœur,  on  ne  veut  plus  entendre  qu'elles  (sic)  : 
toutes  les  fois,  dit  Grétry,  que  j'entends  une  symphonie  d'Haydn,  je 
prononce  avec  plaisir  les  paroles  qu'elles  me  semblent  demander  :  cet 
éloge  dit  tout  pour  le  mérite  de  la  pensée,  de  l'expression,  dans  ces 
innombrables  et  vastes  compositions  musicales  enfantées  par  Haydn  ; 
quant  au  mérite  scientifique,  ce  n'est  pas  à  nous  à  l'apprécier,  et  tout  a 
été  dit  aussi  sous  ce  rapport  pour  la  gloire  de  cet  illustre  maître ,  de  ce 
patriarche  de  son  art,  que  toutes  les  écoles  doivent  envier  à  celle  d'Alle- 
magne. 

Depuis  qu'Haydn  s'est  emparé  des  orchestres  de  l'Europe  comme  de 
son  incontestable  domaine,  peu  de  compositeurs  se  sont  essayés  dans  le 
genre  de  la  symphonie,  où  il  paraît  avoir  atteint  le  dernier  degré  de  per- 
fection. Mozart  a  marché  sur  ses  traces,  mais,  selon  beaucoup  d'hommes 
éclairés,  à  un  long  intervalle.  On  cite  Beethoven  comme  ayant  dépassé 
le  but  qu'il  voulait  atteindre,  en  laissant  égarer  son  génie  dans  les 
inextricables  combinaisons  de  la  science  ;  parmi  les  professeurs  cepen- 
dant, il  en  est  un  grand  nombre  qui  le  proclament  comme  le  plus  habile  ; 
ils  l'entendent,  le  saisissent,  le  comprennent  bien  ;  c'est  un  compliment 
que  je  ferais  volontiers  à  leur  intelligence,  s'il  n'était  une  critique  de 
l'obscurité  de  leur  auteur  :  ils  disent  qu'Haydn  aussi  a  passé  pour 
obscur,  inintelligible.  Attendons  du  temps  des  lumières  nouvelles,  et 
jusqu'à  ce  que  nous  les  ayons  acquises,  contentons-nous  d'Haydn  et  des 
maîtres  assez  habiles  pour  s'être  nourris  à  son  école,  et  en  quelque  sorte 
approprié  sa  manière. 

Parmi  ces  maîtres,  M.  Méhul  doit  être  placé  au  premier  rang.  Sans 
être  imitateur  d'Haydn,  il  est  de  son  école,  puisque  chez  lui,  dans 
ses  bonnes  productions,  les  profondeurs  de  la  science  musicale  ne 
font  qu'ajouter  un  nouveau  prix  à  la  richesse  et  à  la  nouveauté  des 
motifs. 

La  symphonie  qu'il  a  fait  entendre  était  l'objet  de  l'intérêt  le  plus  vif; 
elle  a  été  entendue  avec  une  sorte  de  recueillement  et  jugée  avec  une 
sévérité  qui  honore  l'idée  que  l'on  a  du  talent  de  M.  Méhul.  Attribuée 
à  tout  autre,  cette  production  eût  excité  plus  d'enthousiasme,  on  aurait 
compté  un  musicien  de  plus;  on  a  trouvé  M.  Méhul  digne  de  lui,  et 
c'était  déjà  beaucoup  :  on  ajustement  distingué  un  andante  dont  l'effet 


302  MÉHUL 

général  est  très  beau,  et  dont  les  détails  sont  pleins  de  charme,  et  l'on 
sait  que  cette  partie  est  en  quelque  sorte  la  pierre  de  touche  de  cette 
espèce  de  composition.  Celle-ci  a  besoin  d'être  entendue  de  nouveau,  et 
d'être  étudiée  ;  on  l'aurait  redemandée,  si  on  n'était  certain  que  le  Con- 
servatoire en  fera  la  partie  principale  d'un  autre  concert. 

S...1. 


On  voit  que  le  résultat  était  loin  d'être  fâcheux  pour 
Méhul.  Sauvo,  pourtant,  constate  un  succès  plus  grand 
encore,  lors  de  l'exécution  de  la  seconde  symphonie  : 

Les  concerts  du  Conservatoire,  dit- il,  acquièrent  de  jour  en  jour  un 
nouveau  degré  d'intérêt  ;  la  composition  de  celui  de  dimanche  dernier 
était  1res  brillante  ;  aussi  un  concours  encore  plus  nombreux  qu'à  l'or- 
dinaire s'y  était  il  porté. 

Il  a  commencé  par  une  symphonie  de  Méhul  ;  c'est  le  second  œuvre 
de  ce  genre  dû  à  ce  savant  maître,  qu'on  ne  saurait  trop  presser  de  s'y 
livrer  :  enlever  la  palme  acquise  à  l'illustre  Haydn  n'est  dans  la  préten- 
tion d'aucun  compositeur;  mais  on  peut  désirer  d'être  nommé  après 
lui,  et  même  après  lui  se  faire  entendre  avec  un  vif  intérêt  ;  tel  est  le 
partage  de  M.  Méhul;  on  ne  peut  se  faire  une  idée  de  la  curiosité 
qu'inspirent  ses  productions  nouvelles  dans  le  genre  instrumental,  avec 
quelle  attention  elles  sont  écoutées,  recueillies,  on  pourrait  dire  médi- 
tées par  l'auditoire  le  plus  attentif,  et  sans  doute  le  plus  digne  de  les 
apprécier.  Cette  nouvelle  symphonie  a  été  encore  plus  applaudie  que  la 
première  ;  elle  a  paru  plus  que  celle-ci  empreinte  du  cachet  particulier 
du  maître,  et  réunir  les  plus  grands  effets  d'harmonie  à  des  motifs  pleins 
d'originalité.  Le  premier  morceau  offre  peut-être  un  peu  de  recherche 
dans  l'emploi  ou  plutôt  le  contraste  des  instruments.  Uandante  pré- 
sente un  motif  agréable ,  mais  peut-être  trop  peu  neuf,  reproduit  sous 
mille  formes  avec  une  rare  habileté;  c'est  le  secret  d'Haydn;  mais  quand 
ce  maître  l'emploie,  le  motif  auquel  il  s'est  arrêté  est  ordinairement 
d'une  fraîcheur  exquise  et  de  la  plus  aimable  mélodie  :  c'est  ici  une 
condition  nécessaire.  Le  presto  de  la  symphonie  est  ingénieux  et  bril- 
lant ;  mais  le  morceau  qui  a  paru  réunir  le  plus  de  suffrages  est ,  sans 
contredit,  le  minuetto  :  il  n'est  pas  un  amateur  qui  ne  sache  combien 
ce  genre  est  difficile,  combien  il  exige  de  verve,  d'inspiration  et  d'origi- 
nalité, et  combien  il  y  a  de  mérite  à  y  réussir  après  ceux  de  Haydn, 
qu'on  ne  peut  se  lasser  d'entendre  et  de  répéter.  Celui  de  M.  Méhul  est 
fait  d'enthousiasme,  c'est  une  seule  idée  bien  conçue  et  bien  remplie  : 


1  Moniteur  universel,  du  17  mars  1809. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  333 

le  trio  surtout  est  délicieux;  on  eût  redemandé  ce  morceau  avec  viva- 
cité, si  le  programme  du  concert  n'eût  fait  connaître  qu'il  était  aussi 
abondant  que  bien  choisi. 


On  doit  supposer  que  cette  symphonie  obtint  en  effet  un 
succès  considérable,  puisque,  ainsi  qu'on  Ta  vu,  elle  fut 
exécutée  une  seconde  fois  au  Conservatoire,  à  huit  jours  de 
distance.  Méhul  écrivit  à  Sauvo  pour  le  remercier  de  la 
sympathie  qu'il  lui  avait  témoignée  à  ce  sujet  dans  ses 
articles  du  Moniteur  ;  je  n'ai  malheureusement  pas  le  texte 
entier  de  sa  lettre  sous  les  yeux,  mais  j'en  puis  reproduire 
cette  analyse,  que  je  trouve  dans  un  catalogue  d'auto- 
graphes :  —  «  Il  le  remercie  de  l'extrême  bienveillance  avec 
laquelle  il  a  parlé  de  ses  symphonies  dans  le  Moniteur. 
Fatigué  des  tracasseries  du  théâtre,  il  a  voulu  s'essayer 
dans  un  genre  de  composition  tout  à  fait  indépendant. 
«  Admirateur  passionné  de  la  musique  d'Haydn,  j'ai  senti 
«  tous  les  dangers  de  mon  entreprise  -,  j'ai  prévu  l'accueil 
«  réservé  que  les  amateurs  feraient  à  mes  symphonies... 
«  Je  compte  en  faire  de  nouvelles  pour  l'hiver  prochain,  et 
«  je  tâcherai  de  les  composer  de  manière  à  mériter  votre 
«  estime,  et  à  accoutumer  peu  à  peu  le  public  à  penser 
«  qu'un  Français  peut  suivre  de  loin  Haydn  et  Mozart  2.  » 

A  ce  moment,  Méhul  n'avait  donc  écrit  encore  que  ses 
trois  premières  symphonies,  puisqu'il  comptait  «  en  faire  de 
nouvelles  pour  l'hiver  prochain  »  et  qu'il  fit  exécuter  la 
troisième  avant  la  fin  de  la  saison.  Les  Tablettes  de  Tolymnie, 
qui  s'étaient  montrées  si  injustes  envers  lui  à  propos  de 
Joseph,  rendirent  compte  de  l'exécution  de  la  quatrième, 
et,  tout  en  lui  témoignant  en  apparence  beaucoup  d'égards, 
laissèrent  percer  à  ce  sujet  une  critique  assez  acerbe.  Voici 
comment  elles  s'exprimaient  : 

Il  y  a  vingt  ans,  on  comptait  à  peine  à  Paris  huit  à  dix  compositeurs; 
aujourd'hui  cinq  à  six  mille  individus  s'imaginent  qu'ils   composent. 

1  Moniteur  universel,  du  30  mars  1809. 

2  Catalogue    des    autographes    de   M.  le  chevalier    de   R....y. — "Paris 
Charavay,  1863,  in-8o. 


304  MÉHUL 

On  voit  de  tous  côtés  des  manufacturiers  de  romances,  de  sonates,  de 
duos  ;  on  rencontre  dans  la  foule  quelques  bons  compositeurs  d'opéras, 
mais  depuis  bien  des  années  on  n'a  pas  aperçu  un  bon  œuvre  de 
quatuor,  et  personne  surtout  n'avait  osé  s'élever  jusqu'à  la  symphonie. 

M.  Méhul  a  eu  cette  noble  hardiesse.  De  grands  succès  ont  été  la 
récompense  de  son  zèle  et  de  son  talent.  Le  premier  morceau  de  la 
quatrième  qu'il  a  fait  entendre  dans  ce  concert  (4e  exercice  des  élèves 
du  Conservatoire,  du  18  mars  1810)  est  digne  des  plus  grands  maîtres; 
le  motif  de  Vandante,  solo  de  violoncelle,  d'abord  un  peu  trop  nu 
d'accompagnement  et  trop  prolongé,  est  ensuite  varié  à  la  manière 
d'Haydn,  avec  beaucoup  de  goût  et  d'art  dans  le  travail  de  l'orchestre  ; 
le  menuet,  écrit  en  canon,  est  d'un  effet  original  quoiqu'il  y  ait  quel- 
ques lieux  communs  dans  les  solos  d'instrumens  à  vent  du  trio  ; 
quant  au  final,  c'est  un  chef-d'œuvre  de  science,  surchargé  d'imitations 
fuguées,  de  contre-points  et  de  transitions  qui  sont  assurément  fort 
belles,  mais  tellement  entassées  les  unes  sur  les  autres  que  l'imagina- 
tion et  la  conception  se  fatiguent  sans  jouissances.  Ces  effets  doivent 
être  jetés  en  grande  masse  de  tems  à  autre,  comme  les  ombres  pour 
faire  ressortir  les  beautés  d'un  tableau.  C'est  cette  heureuse  disposi- 
tion d'harmonie  et  de  mélodie  qui  a  fait  le  succès  des  symphonies 
d'Haydn  et  de  Mozart  ;  le  plan  de  leurs  intentions  est  toujours  clair  et 
correct  ;  la  science,  qu'ils  ne  cherchent  jamais,  se  trouve  toujours 
amenée  et  fondue  dans  leurs  motifs  de  manière  à  ne  jeter  aucune  con- 
fusion dans  le  travail  de  l'orchestre.  L'étonnant  succès  des  composi- 
tions de  Beethoven  est  d'un  exemple  dangereux  pour  l'art  musical.  La 
contagion  d'une  harmonie  tudesque  semble  gagner  l'école  moderne  de 
composition  qui  se  forme  au  Conservatoire.  On  croit  produire  de 
l'effet  en  prodiguant  les  dissonances  les  plus  barbares  et  en  employant 
avec  fracas  tous  les  instrumens  de  l'orchestre.  Hélas  !  on  ne  fait  que 
déchirer  bruyamment  l'oreille,  sans  jamais  parler  au  cœur. 

M.  Méhul  a  trop  d'esprit  et  de  véritable  talent  pour  ne  pas  sentir 
que  ces  réflexions  ne  s'adressent  point  à  lui.  Puissent-elles  atteindre 
avec  fruit  beaucoup  de  jeunes  harmonistes  qui  croient  aveuglément  que 
la  science  des  accords  leur  tiendra  lieu  de  génie1  ! 

Cette  conclusion  est  perfide,  et  ne  saurait  tromper  per- 
sonne. Mais  nous  avons  appris  à  savoir  ce  qu'il  faut  penser 
des  jugements  exprimés  par  les  Tablettes  de  Polymnie.  Ce  qui 
est  plus  grave,  parce  qu'on  pourrait  lui  porter  plus  d'atten- 
tion, c'est  l'appréciation  cavalière  et  un  peu  trop  sommaire 
de  Fétis,  relative  aux  symphonies  de  Méhul  ;  voici   comme 

1  Tablettes  de  Polymnie,  mars  1810. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  305 

il  en  parle  dans  sa  notice  sur  ce  grand  homme  :  —  «  Les 
symphonies  de  ce  maître  furent  exécutées  dans  les  concerts 
du  Conservatoire  qu'on  appelait  modestement  des  exercices. 
Elles  étaient  le  résultat  de  cette  idée,  dominante  dans 
l'esprit  de  Méhul,  qu'il  y  a  des  procédés  pour  faire  toute 
espèce  de  musique.  Il  ne  voyait  dans  les  symphonies  de 
Haydn  qu'un  motif  présenté  et  travaillé  sous  toutes  les 
formes.  Il  prit  donc  des  thèmes,  les  travailla  avec  soin,  et 
ne  procura  pas  une  émotion  à  son  auditoire.  C'était  un 
enchaînement  de  formules  bien  arrangées,  mais  sans  charme, 
sans  mélodie,  sans  abandon.  Le  peu  d'effet  produit  par  ses 
symphonies  sur  les  habitués  des  concerts  du  Conservatoire 
fut  la  cause  d'un  des  plus  vifs  chagrins  de  Méhul.  » 

Je  ne  sais  où  Fétis  a  pris  cette  idée,  celle-là  vraiment 
dominante  chez  lui,  que  pour  Méhul  il  y  avait  «  des  pro- 
cédés pour  faire  toute  espèce  de  musique».  C'est  faire  une 
injure  gratuite  à  la  puissante  intelligence  de  ce  grand 
homme.  Il  avait  déjà  émis  cette  opinion  au  sujet  de  VIrato, 
et  Méhul  s'est  chargé  lui-même  de  nous  en  démontrer  la 
fausseté.  En  ce  qui  concerne  les  symphonies,  la  remarque 
n'offre  pas  plus  de  justesse  ;  une  lecture  attentive  de  celles 
que  nous  pouvons  connaître  suffit  à  le  prouver  *.  Si  Méhul 
n'a  pas,  en  ce  qui  concerne  ces  symphonies,  fait  preuve 
d'un  véritable  génie  d'invention,  si  ces  œuvres  en  ce  genre 
pèchent  un  peu  trop  du  côté  de  l'imagination,  de  la  fraî- 
cheur des  idées,  du  moins  ne  peut-on  pas   dire  qu'elles  ne 

1  Fétis  en  mentionne  six,  sans  de  plus  amples  détails.  Je  n'ai  retrouvé, 
pour  ma  part,  la  trace  que  de  quatre,  et  je  n'en  connais  que  deux 
publiées,  en  grande  partition.  Celles-ci  portent  les  nos  1  et  2,  et  elles  sont 
paginées  séparément,  avec  ce  titre  commun  à  toutes  deux:  «Symphonies 
à  grand  orchestre,  dédiées  à  S.  Exe.  Monseigneur  le  comte  Regnaud  (sic) 
de  Saint-Jean-d'Angély,  ministre  d'État,  grand  procureur  général  de  Sa 
Majesté  Impériale  et  Royale  près  sa  Haute-Cour,  Secrétaire  de  l'État  de 
la  Famille  Impériale,  Conseiller  d'État,  président  de  la  section  de  l'Inté- 
rieur du  conseil  d'État,  grand  officier  de  la  Légion  d'Honneur,  chevalier 
Grand-Croix  de  l'ordre  royal  de  Wurtemberg,  membre  de  l'Institut  de 
France,  par  Méhul,  membre  de  la  Légion  d'Honneur,  de  l'Institut  et  du 
Conservatoire.  (Paris,  au  magasin  de  musique,  rue  Richelieu,  n°  76.)  » 
Ces  deux  symphonies  se  trouvent  à  la  bibliothèque  du  Conservatoire. 

20 


306  MÉHUL 

vivent  que  par  le  procédé  et  qu'elles  ne  soient  qu'une  imi- 
tation servile,  sans  indépendance  aucune,  des  formes  mises 
en  cours  par  Haydn  et  Mozart.  On  en  pourrait  citer  tel  ou 
tel  morceau,  qui  donne  à  cette  assertion  le  démenti  le  plus 
formel. 

Il  ne  me  semble  pas  inutile,  d'ailleurs,  d'en  parler  avec 
quelques  détails,  ces  compositions  intéressantes  étant  aujour- 
d'hui complètement  inconnues.  Les  deux  premières  au 
moins  ayant  été  publiées,  j'en  puis  tracer  une  analyse  som- 
maire. La  première  est  en  sol  mineur  (1.  Allegro,  deux- 
temps,  en  sol  mineur  ;  2.  Andante,  2ji,  en  si  bémol;  3. 
Menuet,  3/4,  en  sol  \  4.  Final,  allegro  agitato,  deux-temps, 
en  sol  mineur),  et  me  paraît  de  beaucoup  supérieure  à  la 
seconde.  Le  premier  allegro,  bien  en  dehors,  d'un  rythme 
franc  et  accusé,  d'un  excellent  travail,  est  à  la  fois  plein 
de  feu,  d'élégance  et  d'éclat;  il  se  fait  remarquer  surtout 
par  une  vigueur  qu'on  ne  rencontre  guère  chez  Haydn. 
~U  andante,  qui  est  tout  à  fait  dans  la  forme  de  ce  maître, 
est  un  peu  pâle  et  manque  de  nouveauté  mélodique.  Le 
menuet,  d'une  allure  très  originale,  est  écrit  pour  le  seul 
quatuor  des  instruments  à  cordes  et  tout  en  pizzicati  ;  à  sa 
reprise  après  le  trio,  les  cordes  sont  doublées  par  les  instru- 
ments à  vent  en  notes  piquées,  et  l'effet  doit  être  charmant. 
Quant  au  finale,  rapide,  mouvementé,  presque  véhément, 
il  présente  un  intérêt  très  vif  au  point  de  vue  du  rythme,  de 
l'orchestre  et  des  développements.  C'est  bien  là  de  la  sym- 
phonie, avec  une  grande  couleur,  une  grande  allure  et  un 
éclat  presque  moderne. 

La  seconde  est  en  rê  majeur  (1 .  Allegro  à  quatre  temps, 
en  ré  majeur,  précédé  d'un  court  adagio  3/4  ;  2.  Andante, 
2/4=,  en  si  mineur  ;  3.  Menuet,  3/4,  en  ré\  4.  Final,  Allegro 
vivace,  3/4,  en  rê  majeur).  L'introduction  du  premier  mor- 
ceau est  plus  heureuse  que  ce  morceau  lui-même,  qui 
manque  d'entrain  et  d'animation.  Mais  Yandante  est  plein 
d'intérêt;  si  le  motif  principal  n'est  pas  d'une  richesse 
mélodique  incontestable,  il  est  travaillé  avec  beaucoup  de 
goût  et  d'ingéniosité,   et  l'effet  doit   en  être  excellent  lors- 


SA  VIE_,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  307 

que,  après  avoir  été  présenté  de  diverses  manières,  il 
revient,  soutenu  par  un  joli  contre-point  de  violoncelles 
qui  lui  donne  beaucoup  de  piquant  et  un  nouvel  intérêt. 
Enfin,  le  menuet  est  charmant,  et  le  final,  gracieux,  aimable, 
souriant,  est  fort  bien  traité  sous  le  double  rapport  de 
l'orchestre  et  de  la  modulation. 

Telles  qu'elles  sont,  et  quoi  qu'en  ait  pu  dire  Fétis,  ces 
deux    symphonies,    les    seules    que    nous    puissions    juger 
aujourd'hui,   sont  des  œuvres. fort  honorables,    et  qu'on  ne 
saurait  sans  injustice  traiter  avec  un  dédain  si  superbe.   Si 
elles   n'ajoutent  rien  à  la  gloire  de  Méhul,    si   elles   n'en- 
courent pas  d'un  éclat  nouveau  le  nom  illustre  qui  a  signé 
ses  chefs-d'œuvre  :  Euplirosine,  Ariodant,  Stratonice,  Joseph, 
dles  ne- sont  pas  du  moins  indignes  de  son  génie,    et  l'on 
[oit  les  considérer  comme  des  essais  intéressants  que  chacun 
>eut  tenir  en  une  sincère   estime.   Elles   témoignent   d'ail- 
leurs chez  lui  d'une  noble  ambition,    et  l'on   peut  dire,   à 
l'honneur  du  grand  artiste,  qu'il  est  le  seul  compositeur  de 
ce  temps  qui  ait  eu  le  courage  de  se  lancer  dans  une   voie 
si  périlleuse,  et  qui,  comme  il  l'écrivait  lui-même  à  Sauvo, 
se  soit  efforcé  de  «suivre  de  loin  Haydn  et  Mozart1». 

Mais  ces  tentatives  dans  un  genre  qu'aucun  de  nos  musi- 
ciens français  ne  se  croyait  de  taille  à  aborder  ne  sont  pas 
les  seuls  travaux  auxquels  il  se  livrât  pendant  cette  période 
d'inaction  apparente.  On  se  rappelle  les  succès  que  Méhul 
avait  remportés,  quelque  dix  années  auparavant,  en  écri- 
vant ces  beaux  chants  nationaux,  d'un  caractère  si  mâle  et 
si  majestueux,  qui  avaient  tant  contribué  à  l'éclat  des  grandes 
fêtes  révolutionnaires.  Le  nouvel  Empire,  qui  se  piquait  de 
protéger  et  d'encourager  les  arts,  n'était  pas  moins  friand 
que  le  gouvernement  républicain  de  ces  sortes  de  composi- 
tions et  se  faisait  volontiers  glorifier  sur  commande  ;  et 
comme  son  chef  s'était  toujours   montré  plein   de  bienveil- 


1  L'orchestre  symphonique  de  Méhul  comprend,  outre  le  quatuor,  deux 
flûtes,  deux  hautbois,  deux  clarinettes,  deux  bassons,  deux  cors  et  tim- 
bales. Point  de  3e  ni  de  4e  cor,  point  de  trompettes,  point  de  trombones. 


308  MÉHUL 

lance  et  d'affection  pour  Méhul,  c'est  à  celui-ci  qu'on 
s'adressait  le  plus  souvent,  dans  les  circonstances  solen- 
nelles, pour  obtenir  les  chants  destinés  à  célébrer  les 
hauts  faits  accomplis  par  le  souverain  et  les  événements 
heureux  de  son  règne. 

Méhul  écrivit  d'abord,  sur  des  paroles  d' Arnault,  son 
fidèle  collaborateur  en  ces  sortes  de  circonstances,  un  chant 
martial  destiné  à  exciter  l'ardeur  des  soldats  de  la  Grande- 
Armée  qui  allaient,  en  Espagne,  prendre  part  à  la  guerre 
contre  les  Anglais  en  ce  moment  victorieux  de  Junot.  Le 
23  septembre  1808,  une  colonne  du  premier  corps  de  cette 
armée,  commandée  par  le  maréchal  Victor,  faisait  son  entrée 
à  Paris,  où  elle  était  l'objet  d'une  brillante  réception  offi- 
cielle. A  la  suite  de  cette  réception,  cette  colonne,  qui 
comprenait  2000  hommes,  se  rendit  au  jardin  de  Tivoli,  où 
un  immense  banquet  avait  été  préparé  en  son  honneur. 
«Pendant  le  repas,  dit  le  Journal  de  Taris,  la  musique  du 
Conservatoire  a  exécuté  un  chant  guerrier  improvisé  par 
MM.  Arnault  et  Méhul,  membres  de  l'Institut  de  France.  » 
Je  ne  crois  pas  que  ce  chant  ait  été  publié  *. 

En  1810,  autre  cantate  des  mêmes  auteurs,  «pour  le  con- 
cert public  exécuté  aux  Tuileries  le  2  avril,  jour  de  la 
célébration  du  mariage  de  S.  M.  l'empereur  Napoléon  et 
de  S.  A.  I.  et  R.  l'archiduchesse  Marie-Louise  ».  Ainsi 
s'exprimait  le  Moniteur  du  3,  en  insérant  le  texte  de  ce 
nouveau  chant.  Dans  son  numéro  du  11,  en  rendant  compte 
de  la  fête  (on  n'était  pas  pressé  dans  ce  temps -là),  le  même 

journal  disait:    —  « Après  le  banquet,  LL.  MM.  ont 

paru   une    seconde  fois    au   balcon  de    la  salle   des  Maré- 


1  Voici  les  quatre  vers  du  refrain,  qui  peuvent  donner  une  juste  idée  de 
la  très  médiocre  poésie  d' Arnault: 

Accourez,  réunissez-vous, 
Des  Français,  élite  intrépide! 
C'est  l'Anglais  qui  s'offre  à  vos  coups, 
C'est  Napoléon  qui  vous  guide. 

Je  me  plais  à  croire  que  la  musique  de  Méhul  valait  mieux  que  cette 
prose  rimée. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  309 

chaux.  La  foule  réunie  au  pied  du  palais,  autour  de  l'am- 
phithéâtre préparé  pour  le  concert,  était  immense.  Au  con- 
cert on  a  entendu  avec  une  vive  satisfaction  une  belle 
cantate,  où  M.  Arnault,  de  l'Institut,  s'était  encore  une 
fois  réuni  à  son  célèbre  confrère,  M.  Méhul,  pour  se  rendre 
l'interprète  de  l'allégresse  et  de  la  reconnaissance  pu- 
bliques »  *. 

Nouvelle  cantate  deux  mois  après,  à  l'occasion  de  la  fête 
offerte  à  l'empereur  et  à  l'impératrice  par  la  municipalité 
parisienne,  à  l'Hôtel  de  Ville.  C'est  encore  le  Moniteur 
qui  nous  apprend  que  le  soir,  après  le  banquet,  «S.  M. 
ayant  permis  que  le  concert  commençât,  M.  Arnault,  de 
l'Institut,  a  été  admis  à  l'honneur  de  lui  présenter,  ainsi 
qu'à  l'Impératrice,  la  cantate  qui  allait  être  entendue. 
LL.MM.  ont  daigné  accueillir  cet  hommage  avec  bonté,  et 
la  cantate  a  été  exécutée  par  M.  Derivis,  Mme  Duret  et 
Mlle  Hymm,  les  élèves  pensionnaires  et  symphonistes  du 
Conservatoire.  La  musique  de  cette  cantate  est  de  M.  Méhul, 
de  l'Institut  2.  » 

L'année  est  fertile,  et  nous  ne  sommes  pas  au  bout  de 
ce  lyrisme  aussi  abondant  qu'officiel.  Le  1er  décembre 
1810,  veille  de  l'anniversaire  de  son  couronnement,  l'em- 
pereur se  rend,  toujours  accompagné  de  l'impératrice,  à  la 
représentation  donnée  à  l'Opéra.  Le  Moniteur  se  charge 
plus  que  jamais  de  nous  rendre  compte  des  faits  particu- 
liers à  cette  soirée:  —  «LL.  MM.  IL  et  RR.  ont  assisté 
hier  à  la  représentation  de  Y Alceste,  de  Gluck,  et  du  ballet 

de  la  Dansomanie,  par  M.  Gardel  3 Les  premiers  sujets 

du  chant  et  de  la  danse  formaient  la  représentation  :  au 
second  acte  à'Alceste,  les  spectateurs  ont  été  agréablement 


1  Ce  n'était  ici  qu'un  chant  choral,  sans  solos  d'aucune  sorte. 

2  Moniteur  universel,  du  15  juin  1810. 

3  On  se  rappelle  que  la  musique  de  la  Dansomanie  était  de  Méhul.  Peut- 

têtre  l'inscription  de  cet  ouvrage  sur  l'affiche  en  cette  circonstance  était- 
elle  une  gracieuseté  du  souverain  lui-même  à  l'adresse  de  l'auteur  de  la 
cantate,  qui  était  en  même  temps  son  musicien  préféré. 


310  MÉHUL 

surpris  d'entendre,  et  ont  accueilli  avec  les  plus  vifs  trans- 
ports, une  cantate  qui,  prise  dans  le  sujet  même  d' Alceste, 
renfermait  d'heureuses  allusions  à  l'état  [intéressant]  de  S. 

M.    l'Impératrice M.    Esménard    est    l'auteur   de    la 

cantate  ;  M.  Méhul  avait  composé  pour  ce  morceau  de 
la  musique  qu'on  n'a  point  distinguée  de  celle  de  Gluck.1» 

L'année  suivante,  nouvelles  cantates.  Le  dimanche  9  juin 
1811,  dans  une  nouvelle  fête  offerte  aux  souverains  par  la 
ville  de  Paris,  cette  fois  à  l'issue  de  la  cérémonie  du  bap- 
tême du  roi  de  Rome  en  l'église  Notre-Dame,  on  exécute 
à  l'Hôtel  de  Ville  le  Chant  d'Ossian,  paroles  d'Arnault, 
musique  de  Méhul,  dont  la  partie  principale  est  chantée  par 
Lays.  Et  un  mois  après,  le  7  juillet,  Méhul,  Catel  et 
Cherubini  unissaient  leurs  accents  dans  une  autre  composi- 
tion du  même  genre.  Celle-ci  était  écrite  pour  la  fête  d'inau- 
guration de  la  nouvelle  salle  des  concerts  du  Conservatoire, 
fête  dont  le  Journal  de  Paris  rendait  compte  en  ces  termes  : 
• —  «L'inauguration  de  la  nouvelle  salle  des  exercices  publics 
avait  attiré  hier  au  Conservatoire  la  plus  brillante  société 
de  Paris.  Le  choix  des  morceaux  de  musique  et  celui  des 
artistes  chargés  de  l'exécution  ont  été  parfaitement  dignes 
de  cette  intéressante  solennité.  Il  suffira  de  savoir,  pour  s'en 
faire  une  idée,  qu'on  a  entendu  dans  cette  séance  Nourrit, 
Eloi,  Derivis,  Mmes  Branchu,  Duret-Saint-Aubin,  Himm 
et  Boulanger,  et  qu'Haydn,  Mozart,  Grossec,  Piccinni, 
Cherubini,  Méhul  et  Catel  ont  fait  les  frais  du  concert. 
Une  cantate,  dont  la  musique  est  de  ces  trois  derniers,  a 
excité  de  vifs  applaudissemens.  Elle  a  pour  sujet  la  nais- 
sance du  roi  de  Rome.  Les  paroles  sont  de  M.  Arnault,  de 
l'Institut  ;  elles  font  le  plus  grand  honneur  à  son  talent  pour 
la  poésie  lyrique2 » 

Enfin,  c'est  encore  dans  le  même  temps  que  Méhul  écri- 
vait, toujours  sur  des  paroles  d'Arnault,  un  «  Chant  lyrique 
pour  l'inauguration  de  la  statue  votée  à   Sa  Majesté  l'Em- 


1  Moniteur  universel,  du  2  décembre  1810. 

2  Journal  de  Paris,  du  8  juillet  1811. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  311 

pereur  et  Roi,  par  l'Institut  national».  Celui-ci,  «  imprimé 
et  gravé  par  arrêté  de  la  classe  des  Beaux- Arts  »,  était  un  vrai 
poëme  lyrique  qui,  outre  le  chœur,  comprenait  cinq  per- 
sonnages :  Apollon,  la  Poésie,  la  Déesse  des  arts,  Clio  et 
Uranie  *. 

On  voit  que  si  Méhul  ne  faisait  pas  parler  de  lui  au 
théâtre,  il  était  loin  pourtant  de  rester  inactif.  D'ailleurs, 
il  faut  tenir  compte  aussi  de  la  situation  importante  qu'il 
occupait  au  Conservatoire,  où  il  partageait  avec  Cherubini 
et  Grossec  les  doubles  fonctions  d'inspecteur  de  l'enseigne- 
ment et  de  professeur  de  composition.  C'est  lui  qui,  en  18037 
lors  de  l'établissement  des  concours  de  Rome  pour  la 
musique  et  à  l'occasion  du  premier  de  ces  concours,  fut 
chargé  de  présenter  à  l'Institut  le  Rapport  sur  le  grand 
prix  de  composition  musicale,  rapport  dans  lequel  il  expo- 
sait, en  un  style  excellent  et  avec  une  véritable  ampleur 
de  forme,  ses  idées  et  ses  désirs  en  matière  d'art,  et  qui 
lui  valut  un  véritable  succès2.  Son  enseignement  au  Con- 
servatoire, très  recherché;  comme  on  peut  le  penser,  ne 
tarda  pas  à  lui  en  amener  de  plus  considérables,  et  dans 
l'espace  de  cinq  années,  de  1806  à  1810,  Méhul  vit  attribuer 
à  ses  élèves  sept  récompenses  aux  grands  concours  :  Gustave 
Dugazon,  le  fils  de  Mine  Dugazon,  remportait  le  second 
prix  de  Rome  en  1806;  l'année  suivante,  Daussoigne,  son 
propre  neveu,  obtenait  le  premier  second  grand  prix,  et 
Blondeau  une  médaille  d'encouragement  ;   en  1808,   Blon- 


1  C'est  une  belle  cantate,  dont  la  grande  partition  ne  contient  pas  moins 
de  72  pages.  On  trouve  le  texte  poétique  de  toutes  ces  cantates  au 
tome  III  des  Œuvres  de  A.  V.  Arnault  (Paris,  Bossange,  1826). 

2  Ce  rapport,  lu  par  lui  dans  la  se'ance  publique  de  la  classe  des  beaux- 
arts,  fut  inséré  dans  le  Magasin  encyclopédique  (1803,  9e  année,  T.  IV, 
pp.  92  et  suivantes).  Le  prix  avait  été  remporté  cette  année  par  un  élève 
de  la  classe  de  Gossec,  Auguste  Androt,  qui  paraissait  donner  les  plus 
belles  espérances,  et  qui  mourut  prématurément  à  Rome,  au  mois  d'août, 
après  un  an  seulement  du  séjour  que  lui  imposaient  en  cette  ville  les 
règlements  du  concours.  —  Méhul  est  l'auteur  d'un  autre  Rapport  sur 
Vêtat  futur  de  la  musique  en  France,  qui  fut,  ainsi  que  le  précédent,  publié 
dans  le  Magasin  encyclopédique  (1808,  T.  V). 


312  MÉHUL 

deau  se  voyait  décerner  le  premier  grand  prix,  que  Daus- 
soigne  à  son  tour  se  faisait  attribuer  en  1809,  tandis  que 
Beaulieu  obtenait  le  second  ;  et  enfin,  en  1810,  ce  même 
Beaulieu  emportait  le  premier.  Le  dernier  élève  de  Méhul 
qui  sortit  vainqueur  du  concours  de  Kome  devait  être  le 
plus  glorieux  d'entre  tous  :  c'était  notre  immortel  Herold, 
disciple  digne  d'un  tel  maître,  à  qui  l'Institut  décernait  le 
premier  grand  prix  en  1812. 

Tout  cela  pourtant  n'empêchait  pas  Méhul  de  songer  tou- 
jours au  théâtre  •  et  quoique  dès  cette  époque  l'état  de  sa 
santé  laissât  beaucoup  à  désirer,  nous  allons  le  voir  rentrer 
dans  la  lice  et  essayer  de  fixer  de  nouveau  la  fortune,  qui 
malheureusement  ne  devait  plus  guère  lui  sourire. 


CHAPITRE  XVI. 


Ce  n'est  pourtant  pas  par  l'opéra  qu'il  préparait  avec 
Jouy,  que  Méhul  se  présenta  de  nouveau  devant  le  public. 
J'ignore  quels  obstacles  vinrent  retarder  si  longtemps 
l'apparition  de  cet  ouvrage  important  ;  mais  je  pencherais 
volontiers  à  croire  que  c'est  pour  lui  faire  prendre  patience 
à  ce  sujet,  et  pour  lui  offrir  une  sorte  de  dédommagement, 
que  l'administration  de  l'Opéra  lui  demanda  la  musique 
d'un  grand  ballet  de  Grardel,  Persée  et  Andromède,  dont  la 
mise  à  la  scène  précéda  de  dix-huit  mois  celle  des  Ama- 
zones. 

Ce  ballet,  dont  le  spectacle  était  très  riche,  très  pompeux, 
très  pittoresque,  mais  dont  l'action  était  malheureusement 
un  peu  trop  dépourvue  d'intérêt,  fut  représenté  le  8  juin 
1810.  Dès  le  lendemain,  le  Moniteur  universel  en  rendait 
compte  dans  un  article  dont  j'extrais  ce  passage  :  —  «  A 
l'Opéra,  la  première  représentation  de  Versée  et  Andromède, 
ballet  en  trois  actes,  de  M.  Gardel,  a  réussi.  Son  fécond 
et  ingénieux  auteur  a  été  demandé  et  a  paru.  M.  Méhul  en 
a  arrangé  très  heureusement  la  musique,  en  y  joignant 
d'excellens  morceaux  de  sa  composition.  La  fête  du  premier 
acte  a  beaucoup  d'élégance  et  de  fraîcheur  :  les  deux  autres 
actes,  surtout  le  second,  sont  un  peu  vides,  mais  la  scène 
de  la  délivrance  d'Andromède  est  exécutée  d'une  manière 
très  pittoresque  ;  les  décorations  sont  variées,  les  costumes 
sont  brillans,  et  le  ballet  est  confié  aux  premiers  sujets  dans 
tous  les  genres.  » 

A  une  époque  où  l'on  puait  le  ballet,  ce  qu'on  ne  sait 
plus  faire  à  l'Opéra,  alors  que  les  danseurs  et  danseuses 
de  ce  théâtre  étaient  tous  des  mimes  de  premier  ordre,  on 


314  MÉHUL 

peut  croire  en  effet  que  l'exécution  de  Persêe  et  Andromède 
devait  être  remarquable,  confiée  qu'elle  était,  pour  les  prin- 
cipaux rôles,  à  des  artistes  tels  que  Mlle  Chevigny  (Cas- 
siope),  Mme  Grardel  (Andromède),  Milon  (Céphée),  Vestris 
(Persée)  et  Albert  (Phinée).  Pourtant,  malgré  cette  inter- 
prétation, malgré  la  richesse  du  spectacle,  le  succès  de  la 
première  soirée  ne  se  soutint  pas,  et  Persée  et  Andromède  ne 
put  aller  au  delà  de  sa  vingtième  représentation.  Tous  les 
critiques,  néanmoins,  adressèrent  des  éloges  à  la  musique 
de  Méhul,  dans  laquelle,  s'il  faut  en  croire  Castil-Blaze,  le 
maître  avait  introduit  plusieurs  morceaux  de  sa  superbe 
partition  à'Ariodant1  ;  mais  la  musique  d'un  ballet,  quelle 
qu'en  soit  la  valeur,  ne  saurait  racheter  les  défauts  scé- 
niques  d'un  ouvrage  de  ce  genre.  Elle  peut  aider  à  son 
succès,  non  le  faire  naître. 

L'existence  de  Persêe  et  Andromède  fut  donc  courte.  Plus 
courte  encore,  hélas  !  devait  être  celle  de  l'ouvrage  que 
Méhul  avait  écrit  sur  un  livret  de  Jouy,  et  dont  l'insuccès 
fut  complet.  Les  Amazones  ou  la  Fondation  de  Thëbes,  opéra 
en  trois  actes  dont  l'exécrable  poëme  était  tracé  en  vers 
non  moins  exécrables  2,  fut  enfin  représenté,  après  trois  ans 


1  II  y  avait  introduit  aussi,  paraît-il,  un  rondeau  d'une  sonate  de 
Steibelt,  ainsi  que  nous  l'apprend  une  notice  nécrologique  sur  cet  artiste 
publiée  dans  le  Diable  boiteux  du  16  octobre  1823:  —  «...Ce  rondeau, 
plein  d'expression,  de  charme  et  de  sentiment,  a  été  placé  par  Méhul 
dans  le  ballet  de  Persée  et  Andromède,  et  c'est  peut-être  le  meilleur 
morceau  de  la  pièce.  » 

2  Qu'on  en  juge  par  ce  court  fragment.  Les  Amazones  rêvent  de  détruire 
la  ville  naissante  de  Thèbes,  «dont  l'aspect  odieux  offense  leurs  regards,» 
et  leur  reine,  Antiope,  s'écrie  dans  un  transport  de  fureur: 

Attaquons-la  de  toutes  parts  ; 

Portons-y  le  fer  et  la  flamme: 

Des  Thébains  que  la  race  infâme 

Disparaisse  sous  leurs  remparts. 

Cithéron,  que  ma  haine  atteste, 

Antiope  te  reverra  ! 

Et  sa  vengeance  descendra 

Du  haut  de  ton  sommet  funeste. 

Jouy  préludait  ainsi  aux  jolis  vers  qu'il  devait  semer,  quinze  ans  plus 
tard,  dans  le  livret  de  Guillaume  Tell  ! 


SA   VIE,    SON    GÉNIE,    SON    CARACTÈRE  315 

et  demi  d'attente,  le  17  décembre  1811.  Malgré  la  sympa- 
thie qu'excitait  toujours  le  nom  du  compositeur,  malgré  le 
luxe  de  la  mise  en  scène,  malgré  une  interprétation  que  les 
contemporains  s'accordent  à  trouver  excellente  et  qui  était 
confiée  à  ce  que  l'Opéra  possédait  de  mieux  en  artistes  : 
MmeBranchu  (Antiope),  Mrae  Albert  Himm  (Ériphile),  Mlle  Ar- 
mand, Nourrit  (Amphion),  Derivis  (Zéthus),  la  fable  inventée 
par  Jouy  était  tellement  ridicule,  si  colossalement  niaise,  à  ce 
point  dépourvue  de  toute  espèce  d'intérêt,  que  le  public 
accueillit  l'ouvrage  avec  une  froideur  glaciale,  et  bientôt  par 
son  absence  fit  un  désert  de  la  salle  de  l'Opéra.  Il  faut 
ajouter  que  Méhul,  soit  lassitude  réelle,  soit  impossibilité 
d'échauffer  son  imagination  au  contact  des  lieux  communs 
ridicules  que  Jouy  lui  avait  livrés  sous  forme  d'un  pré- 
tendu poëme  dramatique,  n'avait  pu,  en  dépit  de  son 
désir  et  de  ses  efforts,  retrouver  l'inspiration  généreuse 
et  chaude  qui  naguère  lui  avait  dicté  de  si  beaux  chefs- 
d'œuvre. 

Les  journaux,  toujours  respectueux  envers  Méhul,  comme 
le  public  lui  même,  le  donnèrent  à  entendre  avec  des  mé- 
nagements infinis.  Sauvo,  dans  le  Moniteur,  s'exprimait 
ainsi  :  —  «...  Le  compositeur  est  M.  Méhul  \  lorsque  le  nom 
de  ce  maître  a  été  prononcé,  il  a  été  couvert  d'applaudisse- 
mens  ;  l'auteur  de  tant  d'ouvrages  marqués  au  coin  d'un 
talent  original,  où  la  science  ne  fait  qu'ajouter  à  l'expres- 
sion, méritait  bien  cet  hommage  :  ce  sujet  lui  présentait 
d'assez  grandes  difficultés  ;  la  première  était  de  faire  chanter 
Amphion  ;  les  autres  seraient  trop  longues  à  déduire  ;  un 
rôle  dramatique  s'offrait  à  M.  Méhul,  il  s'en  est  emparé 
avec  une  sorte  de  prédilection,  et  l'a  traité  en  maître  :  c'est 
celui  d' Antiope  ;  du  reste,  on  eût  désiré  un  contraste  mieux 
établi  entre  les  deux  rôles  d'hommes,  des  motifs  plus  francs, 
mieux  accusés,  mieux  soutenus  *,  une  expression  plus  vive, 
plus  de  couleur,  d'originalité  ;  plus  de  variété  dans  les 
mouvemens1...  » 


Moniteur  universel,  du  19  décembre  1811. 


316  MÉHUL 

Geoffroy,  dans  un  premier  article,  jetait  bravement  le 
poëte  à  l'eau  pour  couvrir  le  musicien  des  fleurs  les  plus 
parfumées:  —  «...Ce  poème,  disait-il,  est  d'une  invention 
malheureuse.  La  fable  n'a  ni  naturel  ni  intérêt  ;  les  Ama- 
zones jouent  un  très  mauvais  rôle  à  l'Opéra  ;  on  n'a  pu  leur 
faire  exécuter  que  des  évolutions  militaires  ;  mais  autant  le 
poème  est  faux  et  triste  dans  toutes  ses  combinaisons,  au- 
tant la  musique  a  de  grâce,  d'harmonie  et  d'éclat  *,  elle  a 
obtenu  un  grand  succès  malgré  la  faiblesse  du  canevas 
fourni  par  l'auteur  des  paroles  *.  » 

Mais  Geoffroy  était  rancunier,  et  n'était  pasmoins  perfide  : 
il  n'avait  pu  pardonner  à  Méhul  la  sottise  dont  lui,  Geoffroy, 
s'était  rendu  coupable  lors  de  la  petite  histoire  de  Vlrato,  et 
depuis  lors  il  ne  manquait  aucune  occasion  d'être  désagréable 
au  compositeur,  tout  en  ayant  soin  de  masquer  ses  per- 
fidies sous  un  apparent  respect  ;  dans  un  second  article 
sur  les  Amazones,  article  où  il  se  livrait  à  une  critique  d'ail- 
leurs très  fine  et  parfois  spirituelle  du  poëme  de  Jouy,  il  en 
venait  à  parler  de  la  partition,  et  les  louanges  d'un  caractère 
général  qu'il  accordait  à  l'œuvre  du  musicien  disparais- 
saient bientôt  sous  la  critique  qui  terminait  son  apprécia- 
tion ;  c'est  le  cas  de  répéter  le  vieux  dicton  :  in  cauda  vene- 
num:  —  «  ...Quelque  faible,  disait-il  encore,  quelque  obs- 
cure que  soit  la  marche  du  poème,  elle  n'a  pu  empêcher 
le  musicien  de  remplir  un  canevas  si  ingrat  d'excellens 
morceaux  de  musique,  dignes  de  la  réputation  qu'il  s'est 
acquise,  et  qui  ne  peuvent  que  l'augmenter  encore.  Ses 
chœurs,  ses  morceaux  d'ensemble,  annoncent  un  com- 
positeur profond  dans  son  art,  un  des  chefs  de  notre  école 
française  ;  si  le  dieu  de  la  mélodie  lui  refuse  quelquefois  ses 
faveurs,  il  répare  et  couvre,  par  la  richesse  de  l'harmonie, 
le  déficit  qui  peut  se  trouver  du  côté  des  bonnes  fortunes 
du  chant  :  les  gens  même  à  bonnes  fortunes  n'en  ont  pas 
toujours2...  » 


1  Journal  de  V Empire,  du  20  décembre  1811. 

2  Id.,  id.,         du  24  décembre  1811. 


SA   VIE,    SON   GÉNIE,    SON    CARACTÈRE  317 

Un  incident  burlesque  qui  se  produisit  à  la  première 
représentation  des  Amazones  avait,  aux  approches  du 
dénouement,  fortement  déridé  le  public,  jusqu'alors  un  peu 
trop  porté  à  bâiller.  Ce  dénouement  burlesque  tombait 
des  nues,  on  peut  le  dire,  sous  la  forme  d'une  gloire  dans 
laquelle  Jupiter,  majestueusement  assis,  venait  au  secours 
du  poëte  et  l'aidait  à  conclure  d'une  façon  merveilleuse  une 
action  qui  jusque-là  n'avait  rien  présenté  de  surnaturel. 
C'était  un  retour  au  Deus  ex  machina  des  anciens,  dont 
Quinault  jadis  avait  un  peu  abusé.  Mais  voici  qu'au  moment 
où  le  chanteur  Bertin,  qui  personnifiait  le  dieu  du  tonnerre, 
devait  faire  ainsi  son  entrée  en  scène  par  le  cintre,  il 
manque  sa  réplique,  tandis  que  le  machiniste,  non  prévenu, 
faisait  descendre  solennellement  la  gloire  —  veuve  de  toute 
divinité.  Les  artistes  en  scène  ne  savaient  que  faire  ni  que 
devenir  tandis  que  la  gloire  se  balançait  mollement  dans 
l'espace  ;  l'action  fut  interrompue  sans  que  le  public  com- 
prît rien  à  ce  qui  se  passait,  et  Jupiter  enfin  se  vit  obligé 
de  faire  pédestrement  son  apparition,  comme  un  simple 
mortel,  mais  sa  foudre  à  la  main,  aux  éclats  de  rire  de  la 
salle  entière,  et  aussi  à  ceux  de  l'empereur,  qui  assistait  à 
la  représentation.  «  Ce  qui  rendait  l'accident  plus  poignant 
pour  Bertin,  dit  Vieillard  en  rapportant  le  fait,  c'est  que 
l'empereur  Napoléon  assistait  avec  Marie-Louise  à  cette 
désastreuse  représentation.  J'étais  à  l'orchestre,  et  je  puis 
rendre  témoignage  de  l'hilarité  que  cet  épisode  excita  chez 
les  Majestés  impériales.  Je  doute  que  jamais  le  grand  Na- 
poléon ait  ri  d'aussi  bon  cœur1.  » 

Il  n'y  a  que  les  auteurs,  pour  qui  cet  incident  ne  dut  pas 
être  plaisant.  Toutefois,  un  tel  fait  n'eût  pas  été  de  nature 
à  tuer  l'ouvrage,  si  celui-ci  fût  né  viable.  Mais  on  ne  pou- 
vait se  faire  illusion  sur  le  sentiment  du  public  ;  Méhul  le 
comprit,  et,  découragé,  désespéré,  il  adressait  bientôt  à 
son  collaborateur  la  lettre  suivante,  dont  le  ton  navrant, 
la  tristesse    amère,    peignent    l'état    de    désenchantement 

1  Méhul  y  sa  vie  et  ses  œuvres,  p.  38. 


318  MÉHUL 

dans    lequel  l'avait   plongé    le   fâcheux    accueil    fait    aux 

Amazones  : 

Nous  tombons,  mon  cher  Jouy,  et  j'en  ressens  une  peine  très  vive. 
Mon  étoile  obscurcit  la  vôtre  ;  je  vous  ai  porté  malheur.  Ne  m'en 
voulez  pas,  j'ai  fait  de  mon  mieux,  je  ne  puis  faire  mieux.  Vous  avez 
été  plus  heureux  avec  d'autres,  vous  le  serez  encore1»  Quant  à  moi,  je 
désire  m'en  tenir  là,  et  j'espère  avoir  assez  de  raison  pour  ne  pas  me 
laisser  séduire  par  l'appât  trompeur  d'une  revanche  incertaine.  Votre 
Sésostris  a  eu  du  succès  à  la  lecture.  Le  deuxième  et  surtout  le 
troisième  acte  ont  fait  grand  plaisir,  et  pourtant  je  ne  me  sens  pas  le 
courage  d'en  faire  la  musique.  Je  suis  meurtri,  je  suis  écrasé,  dégoûté, 
découragé  !  Il  faut  du  bonheur,  le  mien  est  usé.  Je  dois,  je  veux  me 
retrancher  dans  mes  goûts  paisibles.  Je  veux  vivre  au  milieu  de  mes 
fleurs,  dans  le  silence  de  la  retraite,  loin  du  monde,  loin  des  coteries. 
Je  ne  puis  renoncer  à  un  art  que  j'aime  et  au  travail  qui  m'est  néces- 
saire, mais  je  ne  veux  plus  faire  dépendre  mon  bonheur  des  jugemens 
trop  légers  et  trop  rigoureux  d'un  public  dont  le  goût  n'est  pas  fixé. 
Je  le  répète,  il  faut  du  bonheur.  Mon  cher  Jouy,  nous  jaserons  plus  au 
long  de  mes  projets  de  retraite.  Je  verrai  Arnault,  je  consulterai  mes 
amis,  et  j'espère  qu'ils  m'aimeront  assez  pour  être  de  mon  avis.  Je  ne 
suis  plus  jeune,  je  sens  le  besoin  de  repos. 

Tout  à  vous, 

MÉHUL2. 

On  voit  combien  avait  été  douloureux  au  cœur  de  Méhul 
l'échec  qu'il  venait  de  subir.  On  voit  aussi  à  quel  point  ce 
grand  homme  était  vraiment  modeste  :  alors  que  de  toutes 
parts  le  poëme  que  lui  avait  confié  Jouy  était  l'objet  des 
critiques  les  plus  vives  et  les  plus  justifiées,  alors  que  le 
musicien  aurait  pu  facilement  rejeter  sur  son  collaborateur 
la  cause  de  leur  déconvenue,  non-seulement  il  n'a  pas  un 
mot  amer,  il  n'exprime  explicitement  ni  implicitement  aucune 
plainte,  aucun  regret  sous  ce  rapport,  mais  il  paraît  se  considé- 
rer comme  l'unique  coupable  et  semble  faire  retomber  sur  lui 


1  Jouy  avait  donné  avec  Spontini  Fernand  Cortez  et  la  Vestale  à  l'Opéra, 
avec  Catel  les  Bayadères,  et  l'on  sait  le  succès  qui  avait  accueilli  ces 
ouvrages. 

2  Cette  lettre  a  été  publiée,  sans  date,  dans  la  France  musicale  du 
17  mai   1857. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  319 

seul  tout  le  poids  et  la  responsabilité  de  la  mésaventure.  «Nous 
tombons,  dit-il...  Mon  étoile  obcurcit  la  vôtre*,  je  vous  ai 
porté  malheur...»  Loin  d'adresser  un  reproche  à  son  ami, 
il  s'accuse  et  s'excuse  lui-même  :  «  Ne  m'en  voulez  pas, 
j'ai  fait  de  mon  mieux,  je  ne  puis  faire  mieux...»  Et  il 
n'y  a  pas  à  douter  de  la  sincérité  de  ce  langage,  d'un  ton 
d'autant  plus  touchant  qu'il  était  plus  profondément  désolé  ! 
Il  y  avait  décidément  bien  de  la  noblesse,  bien  de  la  gran- 
deur dans  le  caractère  de  Méhul. 

Du  moins  allait-il  trouver  dans  le  succès  éclatant  de  son 
élève  préféré,  de  celui  qu'il  aimait  à  l'égal  d'un  fils,  comme 
une  sorte  de  compensation,  de  consolation  à  l'infortune  sous 
laquelle  il  succombait.  Son  cher  Herold,  celui  qui  lui  sem- 
blait appelé  à  recueillir  sa  succession  artistique  et  dont  il 
pressentait  le  glorieux  avenir,  Herold,  qui  s'était  déjà 
révélé  comme  virtuose  et  qui  ne  devait  pas  tarder  à  faire 
parler  de  lui  comme  compositeur,  obtenait  d'emblée  à  l'In- 
stitut, dès  son  premier  concours,  le  premier  grand  prix  de 
Rome.  Ce  fut  une  véritable  joie  pour  le  maître,  que  ce 
triomphe  du  disciple  qu'il  entourait  de  l'affection  la  plus 
tendre  et  des  soins  les  plus  touchants.  C'est  à  cette  occasion 
qu'il  écrivit  à  Mme  Branchu,  l'admirable  artiste  qui  venait 
de  créer  le  rôle  principal  de  ses  Amazones,  la  lettre  que 
voici,  destinée  à  la  remercier  de  l'appui  qu'elle  prêtait  à 
Herold  en  cette  circonstance  : 

Ce  mardi  22  septembre  [1812]. 

Ma  chère  Madame  Branchu, 

L'intérêt  que  je  prends  à  Herold,  mon  élève,  m'inspire  de  la  recon- 
noissance  pour  le  service  signalé  que  vous  lui  rendez  en  vous  chargeant 
de  faire  valoir  sa  scène.  Je  sens  toute  la  bonté,  toute  la  générosité  de 
votre  procédé  ;  aussi,  je  vous  en  remercie  de  tout  mon  cœur. 

Herold  est  un  bon  enfant  ;  je  suis  certain  qu'il  n'oubliera  de  sa  vie 
l'appui  que  vous  voulez  bien  prêter  à  ses  premiers  pas  dans  une 
carrière  où  il  doit  se  distinguer  s'il  continue  à  travailler  comme  il  l'a 
fait  depuis  que  je  l'enseigne. 

Je  ne  puis  vous  parler  du  nouveau  succès  que  vous  venez  d'obtenir. 


320  MÉHUL 

Je  n'ai  pas  vu  la  Jérusalem  délivrée 1.  Je  sais  seulement  par  des  rap- 
ports certains  que  vous  rendez  d'une  manière  admirable  la  mort  de 
Clorinde. 

Si  le  beau  tems  se  soutient,  j'espère  que  vous  me  ferez  le  plaisir  de 
venir  passer  une  journée  à  ma  petite  maison  de  Pantin.  Faites-moi 
savoir  quel  jour  pourroit  vous  convenir,  soit  à  la  lin  de  cette  semaine, 
soit  au  commencement  de  l'autre. 

J'aime  la  solitude  pour  mille  et  mille  raisons  que  l'expérience  du 
monde  fait  découvrir  à  un  certain  âge.  Mais  cette  solitude  s'embellit 
encore  et  me  deviendra  plus  chère  par  les  souvenirs  que  vous  y 
laisserez,  si  vous  y  venez,  et  par  l'espérance  de  vous  y  recevoir 
quelquefois. 

Adieu,  ma  chère  Madame  Branchu,  croyez  que  vous  n'avez  pas 
d'ami  plus  sincère  que  votre  tout  dévoué. 

MÉHUL. 

Mille  amitiés  au  bon  Branchu. 

Mais,  quoi  qu'il  en  eût  pu  dire,  Méliul  n'avait  pas  pour 
toujours  renoncé  au  théâtre.  Revenant  sur  la  détermination 
qu'il  avait  prise  dans  une  heure  de  tristesse  et  de  décou- 
ragement, il  accepta  d'écrire,  sur  un  poëme  de  son  vieil  ami 
Alexandre  Duval,  la  musique  d'un  opéra-comique  en  un 
acte,  dont  le  titre  :  le  Prince  troubadour  ou  le  Grand  Coureur 
de  dames,  ne  saurait  laisser  de  doute  sur  la  date  de  sa  nais- 
sance. Il  est  fâcheux  d'être  obligé  de  dire  que,  cette  fois 
encore,  Méhul  fut  la  victime  de  son  collaborateur,  dont 
l'œuvre  débile  n'était  de  nature  à  exciter  en  aucune  façon 
l'intérêt  ou  la  curiosité  des  spectateurs.  Le  Prince  troubadour 
fut  représenté  pour  la  première  fois  le  24  mai  1813 2,  et 
certainement,  si  l'ouvrage  ne  réussit  guère,  il  y  eut  beau- 
coup plus  de  la  faute  du  poëte  que  de  celle  du  musicien. 
Comme  toujours,  cependant,  lorsque  la  grande  personnalité 
de  Méhul  était  en  jeu,  la  première  représentation  fut  bien 
accueillie,  et  le  Journal  de  V Empire,  par  extraordinaire 
indulgent  pour  le  compositeur,  pouvait  s'exprimer  ainsi  : 


1  Opéra  de  Persuis,  qui  venait  d'être  représenté  avec  un  certain  succès, 
grâce  surtout  à  Mme  Branchu,  admirable  dans  le  personnage  de  Clorinde. 

2  Le  spectacle  était  ainsi  composé  :  les  Deux  Chasseurs  et  la  Laitière^  le 
Prince  troubadour  et  Biaise  et  Babet.  La  recette  fut  de  2,769  francs. 


SA  VIE,    SON   GÉNIE,    SON   CARACTÈRE  321 

...  Cette  pièce,  où  il  y  a  des  situations  agréables,  neuves  ou  non, 
obtient  du  succès  ;  les  paroles  sont  de  l'auteur  de  Maison  à  vendre  et 
du  Prisonnier  ;  la  musique,  de  l'auteur  de  Stratonice  et  à'Euphro- 
sine  :  c'est  en  dire  assez  sur  les  paroles  et  sur  la  musique.  Paul  joue 
fort  bien  le  prince,  et  Martin  le  sire  de  Beaumanoir  ;  Mad.  Gavaudan 
est  charmante  dans  la  petite  Laurette,  M,le  Desbrosses  fort  comique 
dans  la  vieille  fille  :  c'est  Darancourt  qui  fait  le  seigneur  de  la  Tou- 
raille,  et  Juliet  le  sénéchal  bègue.  Voilà  encore  une  des  nouveautés 
destinées  à  remplir  le  vide  qu'a  laissé  la  retraite  d'Elleviou l. 

Il  est  bien  certain  néanmoins  que  le  Prince  Troubadour 
n'obtint,  en  dernière  analyse,  qu'un  succès  négatif,  telle- 
ment négatif  que  treize  représentations  seulement  purent 
en  être  données  jusqu'à  la  fin  de  l'année  1813;  et  il  n'est 
pas  moins  certain  que  la  maigre  qualité  du  poëme  de  Duval 
était  pour  beaucoup  dans  ce  résultat,  comme  on  peut  s'en 
convaincre  par  ce  jugement  qu'en  portait  une  publication 
annuelle,  le  Mémorial  dramatique  : 

Le  poème  de  cet  opéra  est  à  peu  près  nul  ;  c'est  une  imitation  de  la 
Revanche 2,  et  cette  imitation  est  des  plus  malheureuses  ;  le  fond  est 
froid,  les  détails  sans  intérêt.  Si  la  musique,  qui  a  paru  très  agréable, 
a  rappelé  les  succès  de  M.  Méhul,  les  paroles  ne  rappelaient  point 
ceux  de  l'auteur  de  Maison  à  vendre,  de  la  Jeunesse  d'Henri  F,  du 
Tyran  domestique  ;  nous  ternirions  la  gloire  de  M.  Duval  en  donnant 
l'analyse  de  sa  pièce,  et  nous  sommes  persuadé  que  cette  réserve  de 
notre  part  lui  fera  autant  de  plaisir  que  son  Prince  Troubadour  nous 
a  causé  d'ennui 3. 

Duval  pourtant,  dans  la  préface  qu'il  plaça  plus  tard  en 
tête  de  sa  pièce  4,  est  loin  d'accepter  pour  lui  la  responsa- 
bilité du  demi- échec  qu'avait  subi  le  Prince  Troubadour  ; 
avec  une  bonhomie  apparente,  à  moins  que  ce  ne  soit  une 
naïveté  sincère,  il  cherche  à  en  faire  retomber  sur  Méhul 
le  poids  tout  entier,  et  voici  comme  il  parle  de  l'ouvrage  : 

1  Journal  de  V  Empire ,  du  30  mai  1813. 

2  Comédie  de  Roger  et  Creuzé  de  Lesser,  jouée  au  Théâtre-Français 
en  1809. 

3  Mémorial  dramatique,  1814. 

4  Dans  l'édition  de  ses  Œuvres. 

21 


322  MÉHUL 

...  Quoique  la  musique  en  ait  été  faite  par  mon  ami  Méhul,  homme 
du  plus  grand  talent,  on  prétendit  dans  le  temps  qu'il  avait  fait  beau- 
coup de  tort  à  ma  pièce,  en  donnant  trop  d'importance  à  la  partie 
musicale  ;  on  prétendit  qu'il  avait  attelé  un  cheval  de  brasseur  à  un 
léger  cabriolet.  En  effet,  la  longueur  et  peut-être  les  beautés  harmo- 
niques de  sa  partition  me  parurent  souvent  arrêter  la  rapidité  de  mon 
intrigue,  et  donner  trop  d'importance  à  une  bagatelle.  En  citant  le 
reproche  qu'on  lui  fit  dans  le  temps,  on  voit  bien  que  je  n'ai  pas  le 
projet  de  critiquer  l'ouvrage  d'un  ami,  que  son  caractère  et  ses  qualités 
personnelles  ont  rendu  si  cher  à  tous  ceux  qui  l'ont  connu,  et  dont 
l'immense  talent  fera  l'admiration  de  nos  neveux.  Qui  ne  sait  d'ailleurs 
que  lorsqu'un  poète  et  un  musicien  associent  leurs  travaux,  tout 
devient  commun  entre  eux?  Si  la  pièce  tombe,  tous  deux  ont  tort;  si 
la  pièce  réussit,  tous  deux  ont  raison  :  par  cette  loi,  l'avantage  est  tout 
entier  pour  le  poëte  ;  car  c'est  lui  qui  risque  le  moins 1. 

Le  résultat  de  cette  tentative  nouvelle  n'était  pas  pour 
rendre  à  Méhul  la  tranquillité  d'âme,  la  sérénité  d'esprit 
qui  l'avaient  abandonné.  Son  caractère  devenait  de  plus  en 
plus  sombre,  il  se  croyait  plus  que  jamais  entouré  d'enne- 
mis, et  ce  noble  esprit,  si  rempli  de  grandes  idées  et  de 
vastes  conceptions,  avait  cette  faiblesse  de  s'imaginer  que 
chacun  conspirait  sa  perte  et  s'acharnait  contre  lui.  On  peut 
à  bon  droit  supposer  que  l'état  toujours  précaire  de  sa 
santé  influait  considérablement  sur  son  tempérament  intel- 
lectuel, mais  il  faut  bien  constater  aussi  cette  disposition 
fâcheuse  à  croire  toujours  que  l'univers  entier  se  liguait 
contre  son  repos,   ses  succès  et  son  bonheur. 

Nous  trouvons  un  témoignage  évident  de  cette  disposition 
d'esprit,  de  ce  malaise  moral  si  regrettable,  dans  le  remar- 
quable discours  que  Méhul  prononça,  précisément  à  cette 
époque,  sur  la  tombe  du  plus  illustre  de  ses  confrères,  de 
Grétry,  que  la  mort  venait  d'enlever,  à  l'âge  de  soixante- 
douze  ans,  le  24  septembre  1813.  Le  ton  chagrin  du  début 
de  ce  discours  en  dit  assez  sur  les  sentiments  qui  agitaient 
alors  Méhul,  et  il  semble,  à  n'en  pas  douter,  que  c'est  lui- 


1  Cherubini  ne  parle  du  Prince  Troubadour  que  pour  en  dire  ces  quel- 
ques mots  :  ■ —  «  Peu  de  succès.  Il  y  a  deux  ou  trois  morceaux  de  musique 
dans  cette  pièce  qui  ont  fait  plaisir.  » 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  323 

même  qu'il  a  en  vue  lorsqu'il  parle  des  souffrances  de  cer- 
tains artistes,  des  luttes  qu'ils  ont  à  subir  et  des  injustices 
dont  ils  sont  victimes.  Qu'on  en  juge  4  : 

Messieurs,  à  l'aspect  de  ce  cercueil  qui  va  bientôt  disparaître  à  nos 
yeux,  un  même  sentiment  nous  affecte,  une  même  pensée  nous  occupe  : 
nous  regrettons  un  grand  artiste,  et  nous  comptons  avec  orgueil  pour 
sa  mémoire  tous  ses  titres,  tous  ses  droits  à  l'admiration  de  la  postérité. 
Elle  commence  pour  les  hommes  célèbres  au  moment  où  ils  cessent 
d'exister,  et  trop  souvent  ce  n'est  qu'à  ce  moment  funeste  qu'ils 
reçoivent  le  tribut  d'estime  et  de  reconnaissance  qu'ils  ont  mérité  par 
d'utiles  et  honorables  travaux. 

Si,  avant  de  consacrer  ses  veilles  à  l'étude  des  beaux-arts,  on  pouvait 
savoir  à  quel  prix  s'achète  la  renommée,  les  hommes  doués  d'une  âme 
fière  et  sensible  préféreraient  une  vie  obscure  à  un  éclat  trop  envié 
pour  n'être  pas  la  source  de  tous  les  chagrins. 

Par  un  concours  de  circonstances  dont  l'heureuse  combinaison  ne  se 
retrouvera  peut-être  jamais,  Grétry  n'a  point  eu  à  souffrir  de  l'injustice 
de  ses  contemporains.  Les  clameurs  de  l'envie  ne  se  sont  point  élevées 
contre  ses  nombreux  succès.  Trop  supérieur  dans  le  genre  qu'il  s'est 
créé  pour  avoir  des  rivaux  dignes  de  l'inquiéter,  il  n'a  pas  connu  les 
honteuses  tracasseries  que  suscitent  les  rivalités.  Honoré  à  la  cour, 
honoré  à  la  ville,  la  gloire,  la  faveur,  la  fortune  ont  été  le  prix  de  ses 
heureux  travaux.  Il  a  reçu  tous  les  honneurs,  toutes  les  distinctions 
qu'il  a  mérités,  et  sa  longue  carrière  a  été  un  long  triomphe. 

Dans  ce  lieu  où  il  nous  précède  d'un  moment,  dans  ce  lieu  où  tant 
de  réputations  s'effacent  pour  jamais,  son  nom  ne  sera  point  enseveli 
avec  sa  dépouille  mortelle.  Grétry  a  vu  s'élever  les  monumens  qui 
doivent  éterniser  sa  mémoire.  Avant  de  fermer  ses  yeux,  il  a,  si  j'ose 
m'exprimer  ainsi,  assisté  au  jugement  de  la  postérité,  et  joui  de  son 
immortalité.  Qu'il  goûte  le  repos  éternel,  et  cherchons  à  adoucir 
l'amertume  de  nos  regrets  en  songeant  qu'il  fut  heureux,  et  qu'une 
plus  longue  vieillesse  n'eût  fait  qu'ajouter  aux  infirmités  douloureuses 
qui  attristèrent  ses  derniers  jours. 

La  mort  d'un  grand  artiste  ne  ressemble  point  à  celle  de  l'homme 
vulgaire  ;  l'un  s'anéantit  tout  entier,  tandis  que  l'autre  semble,  pour 
ainsi  dire,  se  réfugier  et  vivre  encore  dans  les  œuvres  de  son  génie.  Si 
Grétry  nous  est   ravi  par  la  commune  loi,  les   trésors  de  sa  féconde 


1  Les  funérailles  de  Grétry  eurent  lieu  le  27  septembre;  deux  discours 
furent  prononcés  au  Père-Lachaise,  l'un  par  Méhul,  au  nom  de  l'Institut 
l'autre  par  Bouilly,  représentant  les  collaborateurs  du  vieux  maître.  Le 
Moniteur  publia  l'un  et  l'autre  dans  son  numéro  du  29  septembre. 


324  MÉHUL 

imagination  nous  restent.  Cet  héritage,  précieux  pour  nous  et  pour 
nos  neveux,  a  fait  une  partie  de  la  gloire  du  siècle  qui  vient  de  finir,  et 
sera  une  source  inépuisable  de  jouissances  pour  le  siècle  qui  vient  de 
commencer. 

Faible  émule  d'un  si  grand  maître,  d'un  maître  inimitable,  en  un 
mot  d'un  Molière  de  la  comédie  lyrique,  il  me  serait  doux  d'offrir  à  ses 
mânes  le  tribut  d'admiration  dont  je  suis  pénétré,  et  d'être  le  digne 
interprète  des  regrets  de  la  classe  des  beaux-arts  de  l'Institut  ;  mais  je 
sens  qu'il  y  aurait  une  présomption  sacrilège  à  entreprendre  une  tâche 
qui  est  au-dessus  de  mes  forces.  D'ailleurs  il  est  des  hommes  dont  la 
renommée  est  à  la  fois  si  élevée  et  si  populaire,  qu'il  suffit  de  les  nom- 
mer pour  rappeler  les  grandes  qualités  qui  les  distinguent.  Grétry  est 
de  ce  nombre,  et  Grétry  aura  autant  d'admirateurs  et  de  panégyristes 
qu'il  existe  d'êtres  sensibles  au  bel  art  dans  lequel  il  s'est  illustré. 

Je  me  bornerai  donc  à  dire  qu'il  fut  admiré  pour  ses  talens,  qu'il  fut 
aimé  pour  sa  personne,  qu'il  fut  estimé  pour  son  caractère,  et  qu'il 
sera  long-temps  regretté  par  sa  famille,  par  ses  amis  et  par  ses  nom- 
breux admirateurs  J . 

On  voit  quelle  note  chagrine  et  décourageante  perce  dans 
ce  discours,  où  Méhul,  tout  en  faisant  l'apothéose  de  Grétry, 
n'exprimait  que  des  pensées  empreintes  d'une  douloureuse 
amertume.  En  s' efforçant  de  représenter  tous  les  artistes 
comme  autant  de  victimes  de  l'envie  et  de  la  fatalité,  il  est 
hors  de  doute  qu'il  pensait  surtout  à  lui,  et  que  les  plaintes 
qu'il  exhalait  étaient  surtout  des  plaintes  personnelles. 

Méhul,  en  parlant  ainsi,  se  montrait  injuste  envers  ses 
contemporains.  Bon  comme  il  l'était,  plein  de  cœur  et  de 
dévouement,  la  misanthropie  qui  semblait  l'envahir  n'altérait 
en  rien  ses  belles  qualités  ;  mais  il  se  rendait  malheureux 
à  plaisir,   et  se  créait  des  souffrances  imaginaires.  Comme 


1  Herold,  qui,  alors  en  Italie  comme  pensionnaire  de  l'Académie  de 
France,  suivait  d'un  œil  attentif  tout  ce  qui  se  passait  à  Paris,  écrivait  à 
sa  mère,  à  la  date  du  2  octobre  1813:  —  «  ...  Le  concours  de  l'Institut 
doit  être  terminé,  la  séance  aussi,  et  je  ne  sais  pas  quel  heureux  musicien 
doit  venir  nous  rejoindre.  Je  suis  enchanté  que  M.  Méhul  ne  soit  pas 
mécontent  de  mon  travail;  il  est  si  bon,  si  aimable,  que  je  serais  au 
désespoir  de  ne  pas  le  contenter.  Nous  savons  la  mort,  la  belle  cérémonie 
de  l'enterrement  de  Grétry.  M.  Méhul  a  fait,  dit-on,  un  discours  bien 
touchant  et  meilleur  que  tous  les  autres. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  325 

tous  les  hommes  en  vue,  il  se  trouvait  sans  doute  en  butte 
à  des  attaques  injustes,  à  de  sourdes  inimitiés,  à  certaines 
jalousies  qui  se  faisaient  jour  et  se  dévoilaient  avec  une 
sorte  de  candeur  ;  mais  tous  les  grands  hommes  n'en  sont- 
ils  pas  là,  et  Méhul  n'avait-il  pas,  pour  se  consoler,  l'ad- 
miration, l'estime  et  l'affection  générales  ?  Professeur  au 
Conservatoire,  membre  de  l'Institut,  chevalier  de  la  Légion 
d'honneur,  auteur  vingt  fois  applaudi  d'œuvres  considérées 
comme  immortelles,  jouissant,  de  son  vivant,  d'une  re- 
nommée immense  et  d'une  gloire  incontestée,  qu'avait-il  à 
désirer,  et  que  pouvait-il  souhaiter  de  plus?...  Hélas!  ce 
qu'il  pouvait  le  plus  désirer  peut-être,  c'était  la  santé,  ce 
plus  précieux  de  tous  les  biens,  dont  l'absence  altérait  sa 
raison  et  portait  dans  son  esprit  un  trouble  qu'il  ne  pouvait 
maîtriser  ! 

Cependant,  la  situation  politique  créée  par  l'insatiable 
ambition  de  Napoléon  devenait  chaque  jour  plus  terrible, 
et  accumulait  sur  la  France  des  désastres  sans  nom.  Vaincu 
par  les  éléments,  plus  encore  que  par  ses  ennemis,  l'em- 
pereur avait  ramené  ici  les  débris  héroïques  de  cette  grande 
armée  dont  il  s'était  montré  si  justement  fier  ;  mais  lui,  qui 
était  habitué  à  porter  la  guerre  au  dehors,  se  voyait  main- 
tenant obligé,  poursuivi,  serré  de  près,  de  combattre  pour 
défendre  le  sol  même  de  la  patrie,  envahie  à  son  tour  par 
d'innombrables  légions.  Tandis  qu'il  faisait  encore,  dans  les 
plaines  si  tristes  de  la  Champagne,  des  prodiges  de  valeur, 
son  gouvernement  s'efforçait,  par  tous  les  moyens  possibles, 
de  surexciter  le  patriotisme  des  Parisiens,  qui  pourtant  n'a 
jamais  eu  grand  besoin  de  stimulant.  C'est  dans  ce  but 
qu'on  faisait  représenter  dans  tous  les  théâtres  des  pièces 
dont  les  sujets,  tirés  des  grandes  pages  de  l'histoire  natio- 
nale, empruntaient  aux  circonstances  un  intérêt  particulier 
et  pouvaient  provoquer  chez  les  spectateurs  de  faciles  allu- 
sions. L'habituelle  majesté  de  l'Opéra  ne  l'exemptait  pas 
de  ces  sortes  de  corvées,  et  l'on  imagina  de  faire  impro- 
viser à  son  profit,  par  six  auteurs  qui  devaient  aller  vite  en 


326  MÉHUL 

besogne,  un  petit  ouvrage  en  un  acte  destiné  à  rappeler  les 
hauts  faits  de  Charles-Martel  en  présence  de  l'invasion  des 
Sarrazins.  La  confection  rapide  de  cet  ouvrage,  qui  avait 
pour  titre  l'Oriflamme,  était  confiée  pour  les  paroles  à 
Etienne  et  à  Baour-Lormian,  pour  la  musique  à  Méhul, 
Paër,  Kreutzer  et  Berton,  et  six  jours  suffirent  pour  l'écrire, 
le  répéter  et  le  présenter  au  public. 

C'est  le  1er  février  1814  que  cet  opéra  impromptu  fut 
offert  à  l'admiration  des  spectateurs  parisiens,  et  dès  le  len- 
demain, sans  attendre  le  compte-rendu  de  Sauvo,  son  cri- 
tique ordinaire,  le  Moniteur  universel,  organe  officiel  de 
l'empire,  publiait  en  corps  de  journal,  sous  la  rubrique: 
Paris,  un  article  enthousiaste,  dithyrambique,  destiné  à 
constater  que  l'œuvre  nouvelle  était  un  chef-d'œuvre,  que 
tous  ceux  qui  avaient  pris  part  à  sa  création  et  à  son  exécu- 
tion étaient  autant  de  grands  hommes,  et  que  le  public  en 
était  absolument  féru.  Voici  le  texte  de  cet  article  typique, 
dont  peut-être  l'auteur,  trois  mois  après,  chantait  à  la  même 
place  et  dans  la  même  feuille  la  gloire  des  Bourbons  : 

De  long-temps  on  n'avoit  eu  l'exemple  d'un  succès  aussi  éclatant 
que  celui  qu'a  obtenu  ce  soir  l'opéra  l'Oriflamme.  L'affluence  étoit 
telle,  qu'on  regrette  que  nos  théâtres  ne  soient  pas  aussi  spacieux  que 
ceux  des  anciens,  où  une  ville  entière  assistoit  aux  solennités  natio- 
nales, et  venoit  s'y  pénétrer  d'un  même  sentiment.  Dès  cinq  heures, 
toutes  les  avenues  étoient  assiégées  par  une  foule  immense.  La  salle 
étoit  comble,  les  corridors  étoient  entièrement  remplis,  et  la  recette  a 
excédé  11,000  francs.  Toutes  les  applications  ont  été  saisies  avec  trans- 
port ;  on  a  couvert  d'applaudissemens,  et  fait  répéter  un  air  délicieux 
chanté  par  Lays,  même  un  vers  du  récitatif  : 

La  victoire  est  promise  aux  guerriers  de  la  France. 

Les  chœurs  villageois,  un  trio  ravissant  et  un  serment  plein  de 
chaleur  et  d'harmonie  ont  enlevé  tous  les  suffrages  ;  mais  il  seroit 
difficile  d'exprimer  à  quel  point  l'enthousiasme  s'est  manifesté  lorsque 
le  guerrier  portant  l'Oriflamme  chante  le  refrain  de  trois  strophes,  qui 
deviendront  populaires  : 

.  Charles -Martel  fait  briller  l' oriflamme  ; 
11  nous  répond  des  combats  et  du  sort: 
Frémis,  frémis,  orgueilleux  Abdérame  ; 
11  est  parti:  c'est  l'arrêt  de  ta  mort. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  327 

Il  sembloit  que  tout  Paris  savoit  déjà  l'éclatante  victoire  que  chacun 
auguroit,  et  qui  vient  d'être  remportée  par  S.  M.  *.  Cette  confiance 
dans  la  personne  de  I'Empereur  fut  toujours  inséparable  des  sentimens 
d'amour  et  de  fidélité  dont  le  peuple  de  sa  capitale  lui  a  constamment 
donné  des  preuves. 

Six  jours  ont  suffi  pour  composer  et  mettre  au  théâtre  cet  acte 
lyrique  impromptu.  Les  auteurs  et  les  acteurs  étoient  tous  animés  du 
même  esprit.  Les  auteurs,  demandés  et  nommés  au  milieu  des  applau- 
dissemens,  sont,  pour  les  paroles,  MM.  Etienne  et  Baour-Lormian  ; 
pour  la  musique,  MM.  Méhul,  Paër,  Berton  et  Kreutzer  ;  et  pour  la 
danse,  M.  Gardel,  qu'on  avoit  déjà  deviné  à  la  grâce  et  à  la  fraîcheur 
de  ses  ballets  2. 

Ce  n'était  pas  là  ce  qui  pouvait  augmenter  la  gloire  de 
Méhul,  non  plus  que  de  ses  collaborateurs.  Nous  le  retrou- 
verons bientôt  dans  une  œuvre  —  la  dernière  —  plus  digne 
de  lui  et  de  son  génie,  une  œuvre  à  laquelle,  malheureuse- 
ment, il  ne  devait  pas  survivre,  et  qui  marque  le  terme  de 
sa  vie  et  de  sa  carrière. 


1  On  venait  d'apprendre  la  nouvelle  de  la  victoire  remportée  à  Brienne, 
le  29  janvier,  par  Napoléon  sur  les  armées  alliées. 

2  11  est  assez  curieux  de  mettre  en  regard  de  cet  article...  héroïque,  les 
quelques  lignes  dédaigneuses  que,  Tannée  écoulée,  un  petit  recueil 
spécial,  VAlmanach  des  Spectacles,  accordait  à  V  Oriflamme,  c'est  qu'au 
moment  où  parlait  celui-ci,  l'empereur  chéri  de  son  peuple  avait  fait  place 
au  roi  bien-aimé  de  ses  sujets.  Voici  ce  petit  morceau:  —  «Le  mardi 
1er  février  on  donna  à  l'Académie  royale  de  musique  f  Oriflamme,  petit 
tableau  de  circonstance,  paroles  de  MM.  Etienne  et  Baour-Lormian, 
musique  de  MM.  Paër,  Méhul,  Kreutzer  et  Berton.  Les  premiers  sujets, 
tant  du  chant  que  de  la  danse,  ont  concouru  à  donner  une  existence 
précaire  à  cette  dernière  pièce  de  commande  de  l'ancien  gouvernement  ; 
les  événemens  subséquens  dispensent  d'en  donner  une  analyse  plus 
détaillée.  » 

Les  événemens  rappelés  ici  avec  tant  d'à-propos  ne  permirent  pas  à 
l'Oriflamme  d'être  jouée  plus  de  onze  fois.  La  dernière  représentation  en 
fut  donnée  le  15  mars.  Les  interprètes  de  l'ouvrage  étaient,  pour  le  chant, 
Mme  Branchu,  Nourrit  père,  Lays  et  Lavigne;  pour  la  danse,  Albert, 
Antonin  et  Mmes  Gardel,  Clotilde,  Bigottini,  Gosselin,  Aimée  et  Masrélie 
cadette. 


CHAPITRE  XVII. 


Entre  la  représentation  de  V Oriflamme  et  celle  du  dernier 
ouvrage  de  Méhul,  la  Journée  aux  aventures,  qui  ne  parut 
que  vers  la  fin  de  1816,  près  de  trois  années  s'écoulèrent, 
années  terribles,  pendant  lesquelles  le  sort  de  la  France, 
vaincue,  mutilée,  amoindrie,  ne  pouvait  qu'arracher  des 
larmes  à  ceux  de  ses  enfants  qui  avaient  souci  de  la  gloire 
et  de  la  grandeur  de  la  patrie,  et  qui  voyaient  des  jours 
sombres  et  désespérés  succéder  à  une  période  héroïque 
remplie  d'exploits  presque  fabuleux.  Les  hommes  de  la 
génération  présente,  qui  ont  vu,  la  rage  au  cœur,  se  re- 
nouveler à  un  demi-siècle  de  distance  des  désastres  sans 
nom,  peuvent  se  rendre  compte  de  ce  que  dut  souffrir 
l'âme  de  nos  pères  devant  un  spectacle  si  douloureux  et  si 
cruel.  Méhul,  dont  les  sentiments  élevés  et  patriotiques 
n'ont  jamais  fait  doute  pour  personne,  conçut  un  vif  chagrin 
de  l'abaissement  momentané  de  la  France  et  de  l'abandon 
dans  lequel  elle  se  trouvait  ;  mais  si  l'homme  souffrait  en 
lui,  l'artiste  n'avait  pas  moins  de  raisons  d'être  douloureuse- 
ment ému  en  présence  de  la  situation  faite  à  l'art  qu'il 
chérissait.  L'un  des  premiers  soins'  du  gouvernement  de  la 
Restauration  avait  été  de  procéder  méthodiquement,  systé- 
matiquement, à  la  ruine  du  Conservatoire.  En  haine  de 
l'origine  révolutionnaire  de  cette  institution  admirable,  on 
avait  décidé  de  la  réduire,  de  l'amoindrir  au  point  de  la 
rendre  méconnaissable  et  de  lui  enlever  toute  possibilité 
d'être  utile  :  le  nom  même  de  Conservatoire,  devenu  tout  à 
coup  subversif  et  remplacé  par  celui,  plus  modeste  et  plus 
humble,  d'Ecole  de  musique  ;  Sarrette,  le  digne  fondateur 
et  le  directeur  si  dévoué,  si  désintéressé  de  cet  établisse- 
ment alors  sans  pareil  en  Europe,  chassé  comme  un  valet  ; 


SA  VIE,    SON   GÉNIE,   SON    CARACTÈRE  329 

son  titre  supprimé,  et  le  Conservatoire  placé  simplement  sous 
la  tutelle  d'un  fonctionnaire  subalterne  qui  prenait  celui 
d'inspecteur  général  ;  le  budget  de  l'école  rogné  d'une 
façon  indigne,  et  tellement  qu'on  n'y  trouvait  même  pas 
le  moyen  de  se  chauffer  l'hiver  ;  des  réductions  aussi  con- 
sidérables que  maladroites  opérées  non-seulement  sur  le 
nombre,  mais  sur  le  traitement  des  professeurs  ;  enfin,  les 
trois  inspecteurs  de  l'enseignement,  ces  trois  artistes  glorieux 
qui  avaient  nom  Gossec,  Cherûbini  et  Méhul  et  à  qui  le 
Conservatoire  devait  tant  et  de  si  éclatants  services,  se 
voyant  enlever  ce  titre  avec  les  prérogatives  qu'il  compor- 
tait, et  devenant  de  simples  professeurs  de  composition  :  — 
telles  étaient  les  «réformes»  que  le  paternel  et  libéral  gou- 
vernement de  Sa  Majesté  Très-Chrétienne  apportait  dans  le 
fonctionnement  d'une  institution  naguère  si  brillante  et 
qu'on  nous  enviait  de  toutes  parts. 

Méhul  était  profondément  affecté  de  cette  situation.  Ainsi 
que  ses  deux  collègues  Gossec  et  Cherûbini,  il  avait  ac- 
cepté sans  se  plaindre  la  diminution  qu'on  avait  cru  devoir 
apporter  dans  les  attributions  dévolues  depuis  si  longtemps 
à  chacun  d'eux  ;  mais  ce  n'est  pas  sans  un  serrement  de  cœur 
qu'il  avait  vu  la  quasi-destruction  d'un  établissement  à  la 
gloire  duquel  il  avait,  pour  sa  part,  si  largement  contribué. 
Les  malheurs  de  son  pays,  l'indifférence  fâcheuse  avec  la- 
quelle chacun  semblait  désormais  envisager  les  questions  d'art, 
si  importantes  cependant  pour  la  prospérité  d'une  grande 
nation,  la  décadence  d'une  institution  qu'il  chérissait  et  à 
laquelle,  depuis  plus  de  vingt  ans,  il  avait  consacré  ses 
forces  et  donné  le  meilleur  de  sa  vie,  tout  concourait  à 
désoler  Méhul,  à  le  chagriner,  à  le  décourager,  dans  un 
moment  où  sa  santé,  déjà  fortement  ébranlée,  causait  à  ses 
amis  les  inquiétudes  les  plus  sérieuses  et  malheureusement 
les  plus  justifiées1. 

1  «  L'année  1816  avait  porté  les  atteintes  les  plus  cruelles  à  la  santé  de 
ce  grand  artiste,  de  cet  homme  excellent.  Aux  désastres  civils  qui  avaient 
suivi  la  seconde  invasion  se  joignirent  les  calamités  de  Tune  des  années 
les  plus  néfastes  dont  la  France  ait  jamais  eu  à  souffrir.  Dépouillés  par 


330  MÉHUL 

C'est  pourtant  dans  cet  état  d'esprit  que  Méhul  écrivit  la 
partition  de  cette  Journée  aux  aventures,  dont  le  succès  pres- 
que éclatant  put  être  au  moins  une  consolation  à  l'amer- 
tume de  ses  derniers  jours.  Le  livret  de  cet  ouvrage  lui 
avait  été  fourni  par  deux  écrivains  obscurs,  qui  n'ont  guère 
laissé  de  traces  de  leur  passage  en  ce  monde.  L'un, 
Mézières,  est  resté  complètement  inconnu  *,  quant  à  l'autre, 
Capelle,  ancien  libraire  qui  devint,  par  la  suite,  inspec- 
teur de  l'imprimerie  et  de  la  librairie,  la  musique  —  et 
les  chansonniers  surtout  —  lui  doivent  une  certaine  recon- 
naissance pour  l'idée  ingénieuse  qu'il  eut  de  publier,  quel- 
ques années  plus  tard,  le  recueil  curieux  qui  a  nom  la  Clef 
du  Caveau1. 

Au  reste,  Méhul  n'était  pas  de  ceux  qui  découragent  les 
jeunes  auteurs  et  qui  les  traitent  avec  un  dédain  superbe. 
Quand  il  croyait  rencontrer  chez  l'un  d'eux  les  qualités 
nécessaires  à  qui  veut  tracer  un  livret  d'opéra,  il  s'enqué- 
rait  peu  de  son  plus  ou  moins  de  notoriété,  et  ne  s'oc- 
cupait que  de  la  valeur  qu'il  pensait  trouver  à  l'œuvre  sou- 
mise à  son  appréciation.  J'ai  découvert  un  témoignage 
intéressant  de  sa  condescendance  en  pareil  cas,  et  avant  de 
parler  plus  longuement  de  la  Journée  aux  aventures,  je  veux 
rapporter  ici  une  petite  anecdote  dont  le  récit  a  été  fait 
par  celui-là  même  qui  en  avait  été  le  héros.  On  jugera  une 


l'étranger,  menacés  d'une  famine,  travaillés  par  l'esprit  de  faction,  les 
Français  avaient  mis  les  intérêts  de  l'art  et  la  prospérité  du  théâtre  au 
rang  de  leurs  dernières  préoccupations.  La  scène,  délaissée,  végétait  avec 
peine,  et,  quand  tout  le  monde  s'inquiétait  des  moyens  de  vivre,  ce  n'était 
guère  le  temps  de  chercher  comment  on  pourrait  s'amuser.  Il  n'en  fallait 
pas  tant  pour  achever  de  ruiner  les  forces  d'un  homme  depuis  longtemps 
miné  par  le  chagrin  et  l'ennui,  et  qui,  à  des  sujets  de  mélancolie  dont 
autrefois  il  s'était  peut-être  trop  exagéré  les  motifs  personnels,  voyait 
s'ajouter  aujourd'hui  des  causes  trop  réelles  et  d'autant  plus  pénibles 
pour  un  cœur  comme  le  sien  qu'elles  allaient  à  la  perte  de  ce  qu'il  avait 
chéri  et  glorifié  toute  sa  vie.  »  (Vieillard  :  Mèhul,  sa  vie  et  ses  œuvres, 
pp.  44-45.) 

1  Capelle,    chansonnier   lui-même,    fut    président    du    Caveau,   et   c'est 
évidemment  là  ce  qui  lui  donna  l'idée  de  cette  publication. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  331 

fois  de  plus,  par  ce  petit  récit,  des  sentiments  toujours 
pleins  de  bonté  et  d'indulgence  dont  Méhul  faisait  preuve 
en  toute  occasion  : 

Lors  de  mon  arrivée  à  Paris,  au  sortir  du  lycée  de  Marseille,  dit 
l'écrivain,  j'avais  un  portefeuille  bien  garni,  non  de  billets  de  banque, 
mais  de  lettres  de  recommandation.  A  cette  époque,  on  croyait  encore, 
dans  la  province  candide,  aux  protecteurs  ;  aussi  avait-on  cherché  à 
m'en  donner  dans  la  capitale.  Parmi  ces  lettres,  celle  que  je  brûlais  le 
plus  de  remettre  était  pour  Méhul.  Les  ouvrages  de  ce  grand  maître 
brillaient  sur  tous  les  théâtres  de  France.  Il  était  en  musique  le  lion 
du  jour,  comme  il  le  sera  pour  la  postérité.  Je  me  hâtai  donc  de  courir 
au  Conservatoire,  où  il  logeait.  N'étant  pas  de  la  secte  des  stoïciens,  je 
ne  fus  pas  comme  Eucrate,  à  la  vue  d'un  grand  homme,  de  Sylla,  sans 
émotion  en  présence  de  Méhul  ;  je  tremblais  d'avance  en  frappant  à 
une  petite  porte  qu'on  m'avait  indiquée.  J'entrai,  j'aperçus,  debout 
devant  un  pupitre  à  la  Tronchin,  un  individu  maigre,  chétif,  l'air 
souffrant  et  mélancolique  ;  il  était  vêtu  d'une  robe  de  chambre  de 
molleton  blanc  à  moitié  usée.  Je  demandai  à  cet  individu  M.  Méhul.  Il 
me  répondit  :  «  C'est  moi,  monsieur.  »  Je  lui  remis  ma  lettre.  Pendant 
qu'il  la  lisait,  je  jetai  un  regard  furtif  sur  la  chambre  où  je  me  trouvais: 
les  murs  étaient  complètement  nus  :  ni  tapisserie,  ni  tableaux,  pas 
même  une  gravure  ne  les  décoraient  ;  pour  tous  meubles ,  un  lit, 
quelques  chaises  de  paille  et  un  petit  clavecin. 

C'est  sur  ce  clavecin  que  mes  yeux  s'arrêtèrent.  Les  grands  composi- 
teurs écrivent  la  musique,  ils  ne  la  jouent  pas  ;  mais  quelquefois  ils 
touchent  du  doigt  un  clavier  pour  obtenir  un  accord.  C'est  ainsi  parfois 
qu'ils  enfantent  des  œuvres  sublimes  et  rendent  leur  nom  immortel. 

Méhul  m'invita  à  m'asseoir  et  m'interrogea  avec  beaucoup  de  dou- 
ceur et  de  politesse.  Il  fut  un  temps  où  l'on  ne  sortait  du  collège 
qu'avec  le  manuscrit  d'une  tragédie.  Pour  moi,  n'élevant  pas  si  haut 
mon  ambition,  je  m'étais  borné'  à  un  opéra  en  trois  actes  ;  mais  mon 
ambition  prenait  sa  revanche  par  le  choix  du  compositeur.  Sur  qui 
mon  choix  s'était-il  arrêté  ?  Sur  mon  interlocuteur.  Rien  que  cela.  Il 
n'y  a  qu'un  écolier,  sans  expérience  des  choses  et  des  hommes,  qui 
peut  avoir  une  telle  hardiesse.  Elle  me  réussit.  Méhul  ne  fut  point 
étonné  :  «  Eh  bien  !  me  dit-il,  venez  déjeuner  avec  moi  demain  matin  à 
dix  heures,  et  vous  me  lirez  votre  opéra.  » 

Je  fus  exact.  Sur  une  petite  table  sans  serviette,  on  nous  servit  des 
côtelettes,  du  beurre  et  du  thé.  Les  déjeuners  au  café  Tortoni  n'étaient 
encore  connus  que  par  messieurs  les  agents  de  change.  Notre  modeste 
repas  terminé,  Méhul  me  dit  :  «  Maintenant,  commençons  la  lecture.  » 
A  ces  mots,  l'émotion  me  gagna,  mais  je  me  remis  bientôt.  On  ne  peut 
se  faire  une  idée  de  l'attention  avec  laquelle  je  fus  écouté.    Quand 


332  MÉHUL 

j'eus  achevé  de  lire,  j'attendis  mon  arrêt.  Méhul  me  parut  plongé  dans 
une  réflexion  profonde.  Voici  les  paroles  de  mon  juge  :  «  Je  me  charge 
de  la  musique,  mais  auparavant  il  faut  que  l'ouvrage  soit  reçu  ;  je  vais 
vous  donner  une  lettre  pour  Gavaudan,  c'est  lui  qui  jouera  le  principal 
rôle.  Il  obtiendra  pour  vous  une  lecture  ;  je  vous  demanderai  ensuite, 
si  son  sort  est  heureux,  comme  je  n'en  doute  pas,  quelques  change- 
ments dans  les  morceaux  de  chant  ».  Il  prit  la  plume  et  me  donna  la 
lettre  pour  Gavaudan.  «  Tenez,  me  dit-il,  allez  chez  lui,  il  demeure  rue 
de  Grammont.  »  Je  saluai  Méhul,  je  le  remerciai  avec  effusion  ;  et,  sans 
perdre  une  minute,  je  courus  chez  Gavaudan.  11  allait  se  rendre  au 
théâtre,  je  lui  remis  la  lettre  de  Méhul.  Il  la  lut  et  me  promit  une 
lecture  pour  l'un  des  plus  prochains  comités. 

«  Méhul  a  de  l'humeur,  me  dit-il,  il  se  plaint  qu'on  ne  joue  plus 
Joseph.  Il  sait  bien  que  ce  n'est  pas  ma  faute  ni  celle  du  théâtre  :  la 
retraite  prématurée  d'Elleviou  a  dérangé  tout  notre  répertoire  ;  mais 
pourquoi  Méhul  nous  écrit-il  cette  phrase  navrante  :  «Sans  ma  place 
au  Conservatoire,  l'auteur  de  Joseph  mourrait  de  faim.  Il  faut  lui 
pardonner  ce  reproche  injuste  et  cette  lamentation  exagérée.  Méhul 
est  malade.  » 

La  promesse  de  Gavaudan  ne  tarda  pas  à  s'accomplir,  mon  ouvrage 
fut  lu  et  reçu  ;  un  nommé  Rézicourt,  acteur  et  régisseur,  se  prêta  gra- 
cieusement à  lire  à  ma  place.  Porteur  de  la  nouvelle  de  mon  succès,  je 
courus  chez  Méhul.  Il  se  montra  satisfait.  «  Laissez-moi  votre  manuscrit, 
je  vais  passer  quelque  temps  à  la  campagne,  où  je  retrouverai  les  fleurs 
que  j'aime  tant  à  cultiver;  mais  je  reviendrai  bientôt;  le  meilleur  air 
pour  moi,  quoi  qu'en  disent  les  médecins,  est  celui  que  je  respire  au 
Conservatoire  et  à  l'Institut.  »  Je  me  permis  alors,  en  le  remerciant 
avec  plus  de  chaleur  encore  que  je  ne  l'avais  fait,  de  lui  demander 
comment  il  m'accordait  tant  de  faveur,  comment  il  se  chargeait  de  mon 
poème,  moi  jeune  homme  inconnu.  Il  me  répondit  : 

«  J'ai  éprouvé  tant  de  dégoûts  quand  je  vins  pour  la  première  fois  à 
Paris  ;  j'ai  mendié  si  longtemps  un  poème  avant  de  l'obtenir,  que  je 
me  suis  promis,  dès  ce  temps-là,  d'épargner  autant  qu'il  dépendrait  de 
moi  toutes  ces  tribulations  aux  jeunes  gens  qui  viendraient  à  moi.  Je 
me  suis  fait  à  ce  sujet  une  loi  rigoureuse.  Au  Conservatoire  comme  à 
l'Institut,  qu'il  s'agisse  d'un  examen  ou  d'un  prix  à  décerner,  l'indul- 
gence est  devenue  pour  moi  une  habitude  ;  loin  de  décourager  la 
jeunesse  par  trop  de  sévérité,  un  refus  irréfléchi,  ou  un  froid  accueil, 
je  lui  accorde  ce  qu'on  ne  m'a  point  accordé.  Ensuite,  comme  on  me 
reproche  mes  œuvres  légères,  même  l'Irato,  je  ne  suis  pas  fâché  de 
rentrer  dans  ce  qu'on  appelle  mon  genre.  Votre  ouvrage  est  sérieux,  il 
a  un  caractère  héroïque,  c'est  ce  qu'il  me  faut.  Voilà  pourquoi  je  vous 
ai  adressé  à  Gavaudan,  acteur  éminemment  dramatique.  » 

Hélas  !  ni  la  douceur  de  l'air  embaumé  des  champs,  ni  un  voyage  en 


SA  VIE,    SON   GÉNIE,    SON   CARACTÈRE  333 

Provence,  où  il  allait  retrouver,  croyait-il,  la  santé  sous  un  ciel  tou- 
jours attiédi,  même  pendant  l'hiver,  ne  purent  rendre  la  force  à  ce 
corps  épuisé.  Gomme  l'Achéron,  la  mort,  qui  sert  de  concierge  aux 
enfers,  ne  lâche  pas  sa  proie.  Les  victimes  qu'elle  a  désignées  se 
débattent  vainement,  elles  finissent  par  succomber.  Mes  visites  à  Méhul 
devinrent  plus  fréquentes  à  mesure  que  le  mal  augmentait.  Il  périt  au 
milieu  d'un  deuil  général.  Avec  lui,  mon  manuscrit,  qui  ne  pouvait 
recevoir  la  vie  que  par  sa  musique,  disparut.  J'ai  toujours  ignoré  ce 
qu'il  était  devenu  ;  il  n'aurait  plus  servi  qu'à  me  rappeler  plus  cruelle- 
ment la  perte  de  Méhul,  auquel  je  m'étais  attaché  de  toutes  les  forces 
de  mon  âme  *. 

Nous  n'en  sommes  pas  encore,  bien  qu'elle  soit  proche 
cependant,  à  cette  époque  douloureuse  de  la  mort  de  Méhul. 
Il  nous  faut  revenir  à  la  Journée  aux  aventures,  dernier 
ouvrage  du  maître  que  le  public  devait  applaudir  de  son 
vivant.  Celui-ci  était  un  véritable  opéra- comique,  dans 
lequel  dominait  cette  note  gaie  qu'on  lui  reprochait,  disait- 
il,  d'employer  parfois,  et  qui,  en  réalité,  convenait  moins 
à  son  tempérament  d'artiste  que  l'élément  pathétique  et 
passionné.  Cette  fois  pourtant,  le  succès  devait  seconder 
ses  efforts,  et  la  Journée  aux  aventures,  dont  les  principaux 
rôles  étaient  confiés  à  Paul,  Huet,  Ponchard,  à  Mmes  Gra- 
vaudan,  Boulanger,  Crétu  et  Desbrosses,  allait  enfin,  après 
tant  de  déboires,  lui  procurer  la  satisfaction  d'une  réussite 
brillante  et  complète. 

C'est  le  16  novembre  1816  que  l'ouvrage,  impatiemment 
attendu  par  le  public  de  l' Opéra-Comique,  comme  tous  ceux 
qui  étaient  signés  du  nom  de  Méhul,  fit  sa  première  appa- 
rition sur  ce  théâtre  2.  Le  succès  fut  si  franc  et  l'accueil  du 
public  si  chaleureux  que  dès  le  lendemain,  et  sans  attendre 
l'article  de  son  rédacteur  spécial,  Sauvo,  le  Moniteur 
constatait  l'un  et  l'autre  dans  la  note  que  voici:  —  «Le 
théâtre  Feydeau  a  ramené  la  foule  à  sa  première  représen- 


1  Audibekt  :  Indiscrétions  et  confidences,  pp.  197-202  (Paris,  Dentu,  1858, 
in-16.) 

2  Le   spectacle   commençait   par   V Opéra-Comique,   de  Délia   Maria.  La 
recette  fut  de  2,810  francs. 


334  MÉHUL 

tation  de  la  Journée  aux  aventures,  opéra-comique  en  trois 
actes.  Ce  titue  dit  assez  à  quel  genre  l'ouvrage  appartient  : 
c'est  une  pièce  d'intrigue,  un  imbroglio,  dont  le  point  de 
départ  est  imité  de  la  Nuit  aux  aventures  ou  les  Deux  Morts 
vivans,  pièce  de  M.  Dumaniant,  qui,  il  y  a  près  de  trente 
ans,  a  eu  presque  autant  de  succès  que  Guerre  ouverte,  du 
même  auteur.  Dans  les  deux  pièces,  la  nécessité  de  fuir 
après  un  duel  où  l'on  croit  faussement  qu'il  y  a  eu  mort 
d'homme,  entraîne  des  déguisemens,  des  quiproquo,  des 
surprises,  et  une  reconnaissance.  La  pièce  nouvelle  est  con- 
duite avec  assez  d'art  ;  le  premier  acte  est  amusant,  le 
second  faiblit  un  peu,  le  troisième  offre  des  situations  origi- 
nales et  piquantes  qui  ont  déterminé  le  succès  :  il  a  été 
complet.  Les  auteurs  sont  MM.  Maizières  et  Capelle.  L'au- 
teur de  la  musique  est  M.  Méhul,  que  depuis  si  longtemps 
l'on  désirait  voir  reprendre  sa  lyre  savante  et  harmonieuse. 
Il  a  le  plus  possible  rapproché  son  style  du  genre  de  l'ou- 
vrage, qui  renferme,  avec  des  morceaux  d'ensemble  dignes 
de  son  beau  talent,  de  petits  airs,  des  romances,  de  jolis 
rondo  pleins  de  grâce  et  de  fraîcheur  :  le  nom  de  ce  célèbre 
compositeur  a  excité  de  vives  acclamations l.  » 

Cinq  jours  après,  et  à  la  suite  de  la  troisième  représen- 
tation, Sauvo  venait  à  son  tour  donner  la  note  du  succès, 
qui  s'accusait  de  plus  en  plus  : 

La  première  représentation  de  la  Journée  aux  aventures,  disait-il, 
avait  attiré  beaucoup  de  monde  ;  à  la  seconde,  il  y  en  avait  davantage  ; 
à  la  troisième,  encore  plus  :  voilà  de  ces  aventures  par  lesquelles  il 
devenait,  dit-on,  fort  nécessaire  au  théâtre  Feydeau  de  terminer  ses 
journées.  Nos  feuilles  publiques  le  peignaient,  depuis  quelque  tems, 
dans  un  état  de  langueur  et  de  solitude  allarmant  :  à  force  de  dire  qu'il 
n'y  allait  que  très  peu  de  monde,  elles  trouvaient  le  vrai  moyen  qu'il 

n'y  allât  personne,  et  cela   aurait  fini  par  là M.   Méhul   n'a  pas 

dédaigné  l'offrande  de  deux  talens  non  encore  éprouvés  :  il  leur  a 
donné  l'appui  du  sien,  c'était  leur  garantir  le  succès...  M.  Méhul  a  fait 
tout  ce  qu'il  lui  était  possible  sans  forcer  son  talent,  et  sans  le  déna- 
turer, pour  traiter  légèrement  un  sujet  de  sa  nature  fort  léger.  Ce  n'est 


1  Moniteur  universel,  du  17  novembre  1816. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  335 

qu'involontairement,  et  comme  malgré  lui,  que  le  grand  harmoniste 
se  trahit  quelquefois  dans  cette  composition  par  quelques  modulations 
savantes  et  par  certaines  combinaisons  harmoniques... 

S...1. 

En  réalité,  le  succès  de  la  Journée  aux  aventures  fut  très 
vif,  très  brillant,  à  ce  point  que  du  16  novembre  1816,  jour 
de  son  apparition,  à  la  fin  de  l'année  suivante,  on  n'en 
donna  pas  moins  de  soixante-six  représentations,  et  que 
l' Opéra-Comique,  qui  traversait  alors  une  crise  difficile, 
dut  à  cet  ouvrage  de  voir  le  public  se  reprendre  pour  lui 
d'une  affection  qui  semblait  l'avoir  abandonné.  Un  tel  succès 
dut  réchauffer  quelque  peu  le  cœur  de  Méhul  mourant,  bien 
que,  d'autre  part,  il  fût  presque  cruel  pour  lui  de  voir  une 
partition  estimable  sans  doute,  mais  qui  était  loin  de  valoir 
celle  de  Joseph,  exercer  sur  le  gros  des  spectateurs  une 
influence  que  ce  chef-d'œuvre  n'avait  jamais  pu  conquérir. 
Il  est  vrai  que  depuis  longtemps  il  n'est  plus  question  de  la 
Journée  aux  aventures,  tandis  que  Joseph,  après  trois  quarts 
de  siècle,  excite  toujours  l'admiration  et  perpétue  à  lui  seul 
la  gloire  de  son  auteur2. 

De  Méhul  mourant...  ai-je  dit!  Hélas!  il  n'est  que  trop 
vrai.  Le  mal  dont  il  était  atteint  depuis  plusieurs  années, 
qui  le  rendait  si  sensitif  et  si  chagrin,  qui  minait  son 
corps  sans  altérer  en  rien  son  intelligence,  ce  mal  terrible, 
parvenu  à  son  plus  haut  période,  faisait  des  progrès  d'une 
effrayante   rapidité.   Deux  mois  s'étaient   à  peine  écoulés 

1  Moniteur  universel,  du  22  novembre  1816. 

2  On  fit  pourtant,  le  15  février  1822,  une  reprise  de  la  Journée  aux 
aventures,  jouée  alors  par  Poncliard,  Darancourt,  Lemonnier,  Juliet, 
Duvernoy,  Allaire,  M^es  paui?  Rigaut,  Ponchard  et  Desbrosses.  La 
première  représentation  n'en  fut  pas  très  heureuse,  au  dire  du  Miroir, 
qui,  le  lendemain,  se  contentait  à  son  égard  de  ces  quelques  mots  :  — 
«La  Journée  aux  aventures,  que  l'on  a  reprise  hier  à  l'Opéra-Comique,  a 
produit  peu  d'effet.  Les  acteurs  et  la  toile  même  n'étaient  pas  sûrs  de 
leurs  rôles  ;  l'une  n'a  pas  pu  tomber  au  coup  de  sifflet,  les  autres  en  ont 
été  bien  près.»  L'ouvrage,  néanmoins,  se  maintint  encore  plusieurs 
années  au  répertoire,  car  on  le  jouait  encore  en  1826.  Mais  je  crois  que 
depuis  lors  il  fut  pour  toujours  abandonné. 


336  MÉHUL 

depuis  la  représentation  de  la  Journée  aux  aventures,  que 
Méhul,  affaibli,  épuisé,  presque  méconnaissable,  devait,  sur 
Tordre  des  médecins,  entreprendre  un  voyage  dans  le  midi 
de  la  France.  L'hiver  était  alors  dans  toute  sa  rigueur,  et 
l'on  n'avait  plus  d'espoir  que  dans  l'influence  bienfaisante 
que  le  soleil  du  Languedoc  ou  de  la  Provence  pourrait 
exercer  sur  une  santé  devenue  si  débile,  sur  un  tempéra- 
ment usé  par  la  souffrance  et  que  les  soins  les  plus  dévoués 
ne  parvenaient  pas  à  reconstituer  et  à  raffermir.  Quelque 
ennui  qu'il  en  dût  éprouver,  Méhul  se  vit  donc  obligé  de 
céder  aux  vives  instances  dont  il  était  l'objet,  et  son  dé- 
part fut  décidé.  La  nouvelle  s'en  répandit  bientôt  dans  les 
milieux  artistiques,  et  les  journaux,  qui  savaient  combien  le 
public  prenait  intérêt  à  tout  ce  qui  touchait  un  maître  si 
glorieux  et  si  universellement  admiré,  n'eurent  garde  de 
laisser  ignorer  cette  nouvelle,  que  le  Journal  de  Paris 
(16  janvier)  annonçait  en  ces  termes  à  ses  lecteurs:  — 
«  Notre  célèbre  compositeur  Méhul  est  sur  le  point  de  faire 
un  voyage  dans  le  midi  de  la  France  pour  rétablir  sa  santé 
un  peu  dérangée  par  suite  des  travaux  auxquels  il  s'est  livré. 
Nous  ne  pouvons  rester  indifférens  à  ce  qui  concerne  un 
artiste  qui  a  consacré  ses  talens  aux  plaisirs  du  public.  Espé- 
rons que  M.  Méhul  sera  bientôt  rendu  à  ses  nombreux  amis  et  à 
la  scène  lyrique,  qu'il  a  enrichie  de  tant  de  productions.  » 
C'est  le  18  janvier  1817  que  Méhul,  quittant  à  regret  ce 
Paris  qu'il  aimait  plus  que  tout  au  monde,  s'éloignant  avec 
chagrin  de  ses  amis,  de  ses  élèves,  de  ses  compagnons  de 
chaque  jour,  partait  pour  Montpellier,  dont  le  séjour  lui 
était  particulièrement  recommandé1.  Mais  il  était  si  faible 


1  C'est  Vieillard  qui,  dans  sa  notice,  nous  fait  connaître  la  date  précise 
de  ce  voyage.  «  La  veille  du  départ  de  Méhul,  dit-il,  je  lui  avais  adressé 
mes  adieux,  en  une  pièce  de  vers,  imitation  du  Sic  te  diva  potens  Cypri 
d'Horace.  »  Et  il  reproduit  cette  poésie,  qui  est  datée  du  17  janvier,  et 
que  voici  : 

A  31éhul,  partant  pour  la  Provence,  le  17  janvier  1817. 

Toi  qui,  du  cygne  de  la  Thrace, 
Au  fleuve  de  Lutèce  as  redit  les  accents, 


SA  VIE,  SON  GÉNIE ■  SON  CARACTÈRE  337 

déjà  qu'il  dut  diviser  en  deux  étapes  un  voyage  qui  exi- 
geait, à  cette  époque,  plusieurs  jours  et  plusieurs  nuits,  et 
dont  il  n'aurait  pu  supporter  la  fatigue.  Il  s'arrêta  donc  à 
Lyon,  où  il  demeura  environ  une  semaine,  et  c'est  de  Lyon 
qu'il  adressa  à  Madame  Rodolphe  Kreutzer,  la  femme  du 
grand  violoniste  dont  la  maison  lui  était  toujours  si  hospi- 
talière et  si  chère,  la  lettre  à  la  fois  triste  et  affectueuse  que 
voici  : 

De  Lyon 1. 
Ma  chère  Madame  Kreutzer, 

Je  veux  tenir  la  plume  ce  soir.  Arrivé  à  la  moitié  de  ma  course,  je 
me  retourne,  je  vous  tends  les  mains,  et  je  vous  embrasse  tous  de  tout 
mon  cœur.  L'état  où  je  me  trouve  n'offre  aucun  changement  remar- 
quable, je  suis  aujourd'hui  comme  la  veille  de  mon  départ.  Je  suis,  à 
Lyon  comme  à  Paris,  un  fantôme  qui  fait  peur  aux  petits  enfans  et  qui 
a  le  bonheur  d'être  aimé  des  grands.  Continuez,  du  courage,  car  je  ne 
vis  plus  que  par  le  cœur.  Si  je  manquois  d'amis  vrais,  je  n'aurois 
jamais  entrepris  le  voyage  de  Montpellier.  J'aurois  déjà  bien  des  choses 


Que  ne  puis-je,  héritier  de  la  lyre  d'Horace, 
Quand  tu  pars,  ô  Méhul,  renouveler  les  chants 

Qui  de  Virgile  accompagnaient  la  trace  ! 
Comme  lui,  ta  fortune  abandonnée  aux  vents 
D'Éole  ou  de  Téthys  ne  craint  point  la  disgrâce. 
Au  lieu  de  braver  les  autans, 
Oppresseurs  de  l'humide  empire, 
Aux  bords  heureux,  asile  du  printemps, 
Tu  vas  chercher  le  souffle  de  Zéphyre....      «, 
Ah  !  que  Vénus,  étoile  des  amants, 
Que  les  frères  d'Hélène,  astres  toujours  propices, 
Répandent  après  toi  leurs  clartés  protectrices  ! 
Que  Flore,  à  tes  désirs  prodiguant  ses  faveurs, 
T'abrège  le  chemin  en  te  couvrant  de  fleurs  ! 

Que  d'un  air  pur,  sous  un  ciel  sans  nuage, 
Le  baume  salutaire,  ami  de  la  langueur, 
Dans  tes  veines  circule  et  ranime  ton  cœur. 
Va  renaître  au  lointain  rivage, 
Berceau  des  arts,  retraite  des  amours. 
Où  l'écho  se  réveille  au  chant  des  troubadours. 
Du  printemps,  du  climat,  que  l'heureuse  magie, 
Avec  nos  vœux  soit  de  moitié, 
Et  que  la  bienfaisante  Hygie 
Te  ramène  bientôt  aux  bras  de  l'amitié. 

1  Sans  date;  le  timbre  de  la  poste  porte  celle  du  29  janvier  1817.  Cette 
lettre  appartient  à  M.  Massart,  l'excellent  professeur  du  Conservatoire, 
qui  a  bien  voulu  me  la  communiquer. 


338  MÉHUL 

à  conter  de  ma  route,  mais  j'ai  la  respiration  trop  courte.  Je  n'ai  que 
la  force  de  vous  dire  que  je  vous  aime  à  la  vie  et  à  la  mort.  Ceci  doit 
s'entendre  aussi  pour  tous  ceux  qui  s'intéressent  à  moi  comme  vous, 
et  c'est  tous  les  Kreutzer  ;  ensuite  le  bon  Pradher,  ensuite  Boyeldieu, 
et  puis  Daussoigne.  Je  fais  une  mention  à  part  des  dames  Tourette,  et 
puis  une  autre  de  Gherubini  et  de  sa  femme.  Au  reste,  ne  lisez  à  per- 
sonne cette  fin  de  lettre.  Je  vous  donne  ma  bourse,  puisez,  donnez  aux 
uns  des  grosses  pièces,  et  aux  autres  de  la  petite  monnoie,  mais  ne 
m'oubliez  envers  aucun  de  ceux  qu'un  oubli  pourroit  affliger.  Adieu,  je 
commence  à  me  sentir  fatigué.  Ma  plume  pèse  une  livre,  je  la  laisse 
tomber. 

Amitié  tendre  et  à  jamais  inaltérable. 

Méhul  1. 

De  Lyon,  Méhul  se  rendit  directement  à  Montpellier,  où 
il  allait  recevoir  la  nouvelle  d'un  fait  qui  l'intéressait  vive- 
ment. On  l'avait  tellement  pressé  de  quitter  Paris  qu'il 
n'avait  pu  —  et  cela  seul  lui  fut  certainement  douloureux, 
—  assister  à  la  première  représentation  du  premier  ouvrage 
qu'Herold,  son  élève  préféré,  était  sur  le  point  de  donner 
à  l'Opéra-Comique.  Or,  les  Rosières  —  c'était  le  titre  de 
cet  ouvrage  —  avaient  fait  leur  apparition  sur  ce  théâtre 
une  semaine  après  son  départ,  le  27  janvier  ;  elles  avaient 
reçu  du  public  le  meilleur  accueil,  et  Herold,  enchanté, 
ne  perdit  pas  un  instant  pour  faire  connaître  son  succès  au 
maître  qu'il  aimait.  C'est  en  arrivant  à  Montpellier  que 
Méhul  reçut  la  le"ttre  par  laquelle  Herold  lui  faisait  part  de  sa 
joie,  en  le  priant  en  même  temps  d'accepter  la  dédicace  de 
sa  partition.  Méhul  lui  fit  cette  réponse  touchante  et  tout 
empreinte  d'une  affection  paternelle  : 

Montpellier,  6  février  [1817]. 

Mon  cher  Herold, 

Je  m'empresse  de  répondre  à  votre  bonne  et  touchante  lettre  pour 
vous  féliciter  de  tout  mon  cœur  de  votre  brillant  succès,  et  pour  vous 

1  La  suscription  de  cette  lettre  porte  :  «  A  Madame  Kreutzer,  rue  de 
Provence,  n°  16,  à  Paris;  »  ce  qui  ne  laisse  aucun  doute  sur  la  person- 
nalité de  la  destinataire,  qui  e'tait  bien  Mm®  Rodolphe  Kreutzer,  cette 
adresse  étant  celle  de  Rodolphe,  tandis  que  le  frère  de  celui-ci,  Auguste 
Kreutzer,  demeurait  alors  rue  d'Artois. 


SA  VIE,   SON  GÉNIE,   SON   CARACTÈRE  339 

dire  qu'il  me  rend  aussi  heureux  que  vous-même.  Ce  n'est  pas  comme 
votre  ancien  professeur,  c'est  comme  votre  ami  que  je  m'intéresse 
à  tout  ce  qui  peut  contribuer  à  votre  bonheur  et  à  votre  réputation. 
Votre  existence,  comme  compositeur,  date  du  27  janvier  ;  elle  se  pro- 
longera, elle  deviendra  célèbre,  et  je  m'en  réjouirai  dans  mes  vieux 
ans. 

J'accepte  avec  plaisir  la  dédicace  de  votre  partition;  mais  j'y  mets 
une  condition,  que  vous  exécuterez  religieusement,  car  je  vous  en  prie  : 
c'est  que  si,  pour  l'intérêt  de  votre  ouvrage  et  pour  votre  avancement, 
vos  amis  pensaient  qu'il  fût  bon  d'offrir  l'hommage  de  votre  partition  à 
quelque  personnage  de  cour  très  puissant,  vous  n'hésiteriez  pas  à  vous 
rendre  à  leurs  conseils.  Le  premier  élan  de  votre  cœur  me  suffit.  Vous 
avez  songé  à  moi  avant  tout,  je  dois  songer  à  vous  avant  moi.  D'ail- 
leurs, mon  cher  Herold,  ce  n'est  pas  d'aujourd'hui  que  j'ai  su  apprécier 
les  bons  sentimens  qui  vous  animent,  et  depuis  longtemps  votre 
franche  reconnaissance  vous  a  acquitté  envers  moi. 

Je  trouve  inutile  de  vous  donner  des  conseils  sur  votre  nouvelle 
position  ;  d'après  votre  lettre,  je  vois  que  vous  savez  l'envisager  sage- 
ment. Embrassez  tendrement  votre  mère  pour  moi  :  dites-lui  que  je 
partage  son  bonheur.  Parlez  de  moi  à  Boieldieu,  à  notre  aimable 
madame  Gavaudan,  enfin  à  ceux  de  la  Comédie  qui  s'occupent  de 
moi...  Ma  santé  est  toujours  languissante  ;  le  climat  de  Montpellier  est 
trop  vif  pour  moi.  Le  voyage  m'a  causé  une  fatigue  dont  je  ne  puis  me 
remettre.  Pour  vous  écrire  cette  lettre,  il  m'a  fallu  toute  ma  matinée. 
J'aurois  mieux  fait  de  rester  à  Paris,  au  milieu  de  nos  amis.  Le  succès 
des  Rosières  m'auroit  fait  plus  de  bien  que  la  vue  du  pont  du  Gard. 
Puissent  cependant  les  Rosières  durer  aussi  longtemps  que  ce  magni- 
fique monument  !  Adieu,  Herold  ;  ma  tête  devient  lourde  ;  il  faut  que 
je  finisse,  et  c'est  en  vous  embrassant  de  toute  mon  âme. 

Votre  ami, 

MÉHUL. 


Il  va  sans  dire  qu'Herold,  dont  les  sentiments  pour  son 
excellent  maître  tenaient  à  la  fois  de  l'adoration  et  de  la 
vénération,  lui  dédia,  comme  il  lui  en  avait  exprimé  le 
désir,  sa  partition  des  Rosières. 

Mais  Méhul  ne  put  rester  à  Montpellier,  dont  l'air  trop 
vif,  loin  de  le  fortifier,  semblait  au  contraire  épuiser  encore 
sa  poitrine  malade  et  son  estomac  affaibli.  Sur  le  conseil  des 
médecins  de  cette  ville,  et  surtout  de  l'un  d'entre  eux,  le 
docteur  La  Fabry,  qui  lui  avait  aussitôt  inspiré  confiance, 


340  MÉHUL 

il  résolut  au  bout  de  peu  de  jours  de  quitter  le  Languedoc 
pour  la  Provence  et  d'aller  se  réfugier  à  Hyères,  dont  on  a 
toujours  vanté  le  climat  doux,  égal  et  tempéré.  C'est  de  là, 
et  à  peine  arrivé,  qu'il  adressait  à  Mme  Kreutzer  la  nou- 
velle lettre  que  voici,  toute  pleine  d'une  tendre  affection  et 
qui  respire  une  grâce  charmante  : 

D'Hières,  ce  lundi  17  février  [1817]. 

Ma  chère  madame  Kreutzer, 

Il  me  semble  que  je  suis  au  bout  du  monde,  mais  malgré  la  distance 
des  lieux,  les  vrais  amis  sont  toujours  près  par  la  pensée  et  par  le 
cœur.  Je  veux  vous  dire  un  petit  bonjour  la  fenêtre  ouverte.  Ce  n'est 
pas  pour  que  le  vent  l'emporte,  mais  pour  vous  parler  du  climat 
d'Hières,  qui  est  vraiment  charmant.  Si  je  dois  enfin  éprouver  du 
mieux  dans  mon  état,  ce  sera  ici.  Seulement  il  faut  que  ce  mieux  com- 
mence par  le  commencement,  car  en  toute  vérité  le  voyage  m'a  fait 
mal.  Je  ne  peux  pas  faire  cinquante  pas  à  la  promenade  sans  me 
reposer  deux  fois.  Ce  matin  j'ai  mis  près  de  trois  heures  à  faire  ma 
toilette.  Enfin,  le  croiriez-vous  ?  j'ai  encore  maigri.  Mon  dégoût  pour  le 
pain  est  invincible  ;  il  est  moins  prononcé  pour  tout  le  reste,  mais  un 
rien  suffit  pour  me  donner  des  pesanteurs  qui  me  portent  au  sommeil. 
Je  ne  me  trouve  passablement  qu'au  lit,  le  corps  se  repose  et  la  pensée 
s'éveille.  C'est  une  bien  bonne  et  bien  mauvaise  chose.  Je  ne  lui  sais 
gré  que  lorsqu'elle  m'entretient  de  mes  amis  et  de  mon  retour  près 
d'eux.  Embrassez  pour  moi  votre  aimable  sœur,  les  deux  excellens 
Kreutzer  et  le  bon  Pradher  d'un  côté;  d'un  autre,  embrassez  les  dames 
Tourette  et  Boyeldieu  ;  ensuite  viendront  Gherubini,  Sewrin,  Delrieu, 
Piranesi,  etc.,  etc.,  etc.  Pour  le  docteur  Esparon,  il  faut  une  place  à 
part.  Parlez-lui  de  mes  sentimens  et  de  ma  mauvaise  santé. 

Maintenant,  chère  femme,  c'est  à  vous,  et  je  vous  embrasse  de  toute 
mon  âme,  enfin  comme  si  j'étais  à  Paris  sans  l'avoir  quitté. 

Votre  ami  dévoué, 

MÉHUL1. 

Dans  cette  lettre  adressée  à  une  excellente  amie,  Méhul 
n'exprimait  que  des  plaintes  failles  sur  l'état  de  sa  santé, 
craignant  sans  doute  de  la  trop  chagriner.  Dans  celle  qu'on 
va  lire  et  que,  le  lendemain  même,  il  écrivait  à  son  neveu 

1  Je  dois  l'obligeante  communication  de  cette  lettre  à  M.  J.  Armingaud. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  341 

Daussoigne,  il  prend  moins  de  ménagements  et  laisse  voir 
à  quel  point  il  est  abattu,  presque  découragé  par  la  fai- 
blesse qui  l'accable.  Daussoigne  venait  de  lui  faire  con- 
naître le  douloureux  résultat  de  la  grossesse  de  sa  femme, 
et  Méhul  lui  répondait  en  ces  termes  : 

D'Hières,  le  18  février  [1817]. 

Je  n'ai  pas  besoin  d'être  bien,  tout  à  fait  bien  pour  t'écrire.  Il  me 
falloit  tout  naturellement  l'occasion  de  te  répondre,  tu  me  l'offres  et  je 
la  saisis.  Si  tu  as  désiré  un  enfant,  je  te  plains  de  tout  mon  cœur  de 
l'accident  qui  vient  d'arriver  à  ta  femme  ;  dans  le  cas  contraire,  ce 
fâcheux  événement  rentre  dans  les  malheurs  dont  on  se  console,  quand 
la  mère  est  sauvée  et  qu'elle  est  fort  jeune.  Sous  ce  dernier  rapport  je 
te  félicite  sincèrement. 

Dis  à  ta  chère  malade  que  je  la  remercie  des  vœux  qu'elle  veut  bien 
unir  aux  tiens  pour  le  rétablissement  de  ma  santé.  J'en  fais  pour  elle 
qui  seront  plus  promptement  exaucés  que  les  vôtres  ;  la  jeunesse  fait 
fuir  la  mort,  tandis  que  la  vieillesse  l'attire. 

J'ai  beaucoup  de  confiance  en  M.  Esparon,  je  n'aurai  jamais  d'autre 
médecin  que  lui  ;  mais  il  s'est  trompé  comme  tout  le  monde  sur  mon 
grand  voyage.  Il  n'a  pas  vu  que  je  n'avois  pas  la  force  de  l'entre- 
prendre. Jamais  je  n'ai  été  si  faible,  si  dégoûté,  si  accablé  que  deux 
jours  après  mon  arrivée  à  Montpellier.  Cet  état  insupportable  m'a  fait 
désirer  quitter  cette  ville,  les  docteurs  ont  été  de  cet  avis,  et  me  voici 
à  Hières.  Le  climat  y  est  plus  doux  qu'à  Montpellier,  mais  les  vents  j 
sont  encore  trop  secs  pour  ma  poitrine.  L'appétit  est  toujours  très- 
mauvais.  Je  ne  vis  pour  ainsi  dire  que  de  soupes  !  Chaque  fois  que  j'ai 
besoin,  je  suis  anéanti  ;  chaque  fois  que  j'ai  mangé,  je  suis  écrasé  par 
la  lourdeur  de  mon  estomac.  Voilà  mon  passetems. 

Mais  parlons  de  toi.  Si  le  l'asso  te  plaît  beaucoup,  prends-le,  songe 
pourtant  que  c'est  un  sujet  grave  et  noble,  et  crains  que  ce  genre  ne  te 
fasse  ranger  du  premier  coup  dans  la  classe  des  savans.  Laisse  aller 
Sautr...  *,  tu  profiteras  de  la  bonne 2. 

Ma  tête  se  fatigue,  il  faut  que  je  finisse. 


1  Ici,  un  nom  dont  le  trou  produit  par  la  brisure  du  cachet  a  enlevé 
la  fin. 

2  II  s'agit  évidemment  ici  d'un  poëme  d'opéra  que  Daussoigne  devait 
mettre  en  musique,  et  dont  ensuite  il  abandonna  l'idée.  Ce  pourrait  bien 
être  celui  de  la  Mort  du  Tasse,  drame  lyrique  en  trois  actes  dont  Garcia, 
le  père  de  la  Malibran,  écrivit  la  partition,  et  qui  fut  représenté  sans 
succès  à  l'Opéra  le  7  février  1821. 


342  MÉHUL 

Comme  je  ne  veux  te  donner  que  des  commissions  que  tu  puisses 
faire  avec  plaisir  et  non  par  ambassadeur,  tu  iras  chez  Mad.  Kreutzer 
lui  porter  mes  complimens  affectueux,  et  tu  tâcheras  de  voir  Pirolle, 
Boyeldieu,  Pradher,  pour  leur  parler  de  mon  amitié.  Voilà  tout. 
Adieu,  je  t'embrasse  ainsi  que  ta  femme,  et  je  désire  fort  que  ce  soit 
bientôt  de  plus  près. 

MÉHUL. 

On  peut  m'adresser  mes  lettres  à  l'hôtel  d'Europe,  à  Hières  *. 

Seul,  au  milieu  d'un  pays  inconnu,  éloigné  de  tout  ce  qu'il 
aimait,  obligé  de  rompre  avec  toutes  ses  habitudes,  sans  un 
compagnon,  sans  une  figure  amie  qui  pût  attirer  et  retenir 
son  regard,  avec  cela  souffrant  et  faible  comme  il  Tétait, 
Méhul,  en  dépit  des  beautés  que  prodiguait  à  ses  yeux  une 
nature  aimable  et  souriante,  devait  mener  à  Hyères  une 
existence  pénible  et  qui  n'était  point  pour  le  réconforter 
moralement,  pour  rendre  à  ses  facultés  leur  équilibre,  à 
son  âme  si  profondément  troublée  la  quiétude  et  la  sérénité 
des  jours  heureux.  Si  la  douceur  d'un  climat  printanier 
pouvait  redonner  à  son  corps  une  partie  de  son  ancienne 
vigueur,  son  esprit  devait  s'assombrir  encore  et  se  chagri- 
ner davantage  en  une  telle  solitude.  Or,  sans  la  santé 
intellectuelle,  la  santé  physique  est  toujours  bien  difficile  à 
rétablir.  C'est  ce  qui  explique  les  plaintes  qu'exhalait  le 
grand  homme  dans  cette  nouvelle  lettre,  par  laquelle  il  se 
rappelait  au  souvenir  de  son  ami  Vieillard,  et  dont  la  dernière 
partie  est  tout  à  fait  charmante  : 

Hières,  20  février  1817. 

Mon  cher  Vieillard, 

Ne  m'accusez  pas  d'ingratitude,  vous  seriez  dans  l'erreur.  Je  n'ai 
point  oublié  le-s  vers  élégans  que  vous  avez  eu  la  bonté  de  m'adresser 
la  veille  de  mon  départ.  Les  vœux  si  bien  exprimés  dans  votre  poésie 
n'ont  point  été  exaucés,  mais  j'ai  opposé  à  l'indifférence  des  dieux, 
vainement  invoqués  par  votre  muse  amie,  de  la  patience,  du  courage  et 

1  Cette  lettre  fait  partie  de  la  superbe  collection  d'autographes  de  musi- 
ciens de  M.  Alfred  Bovet.  .  L'adresse  porte  :  «  A  Monsieur  Daussoigne, 
professeur  à  l'Ecole  royale  de  musique,  rue  Montholon,  n°  13,  petite  mai- 
son neuve,  à  Paris. 


SA  VIE.  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  343 

le  reste  de  mes  forces.  C'est  ainsi  que  je  suis  arrivé  à  Montpellier  et 
que  je  me  suis  traîné  à  Hières.  Le  climat  y  est  fort  tempéré,  puisque 
les  orangers  y  poussent  en  pleine  terre  ;  mais  il  y  règne  des  vents 
si  aigres  que  je  ne  puis  sortir  de  ma  chambre.  Elle  est  heureusement 
au  midi,  de  manière  que  je  jouis  de  la  chaleur  du  soleil,  qui  ne  manque 
jamais  de  se  montrer.  C'est  cela  de  plus  qu'à  Paris  ;  mais  qu'il  faut 
aller  le  chercher  loin  ! 

Pour  un  peu  de  soleil,  j'ai  rompu  toutes  mes  habitudes,  je  me  suis 
privé  de  tous  mes  amis,  et  je  me  trouve  seul,  au  bout  du  monde,  dans 
une  auberge,  entouré  de  gens  dont  je  puis  à  peine  comprendre  le 
langage. 

Vous  qui  comprenez  si  bien  celui  de  l'amitié,  mon  cher  Vieillard, 
rendez-moi  à  ceux  qui  me  sont  chers,  en  me  parlant  de  leurs  senti- 
mens.  Dites  aux  dames  Kreutzer  combien  je  les  aime,  et  combien  elles 
me  font  trouver  les  lieues  longues  et  le  temps  long.  Dites  à  Kreutzer  et 
à  Auguste1  que  je  suis  souvent  auprès  d'eux  à  l'Opéra,  où  je  vais 
exprès  potàr  les  voir  ;  dites  à  Pradher  que  je  l'aime  bien  ;  rappelez-moi 
au  souvenir  de  Sewrin,  de  Delrieu,  de  Piranesi,  et  dites  à  Vieillard  que 
je  lui  souhaite  tout  le  bonheur  qu'il  mérite,  comme  auteur  et  comme 
homme.  Montez  un  instant  chez  les  dames  Tourette,  pour  leur  faire 
mes  tendres  complimens,  et  venez  que  je  vous  embrasse  de  tout  mon 
cœur,  et  que  je  vous  assure  de  mon  amitié. 

Méhul. 

Dans  T  isolement  où  il  se  trouvait,  Méhul,  dont  le  cœur 
était  toujours  plein  d'affection,  trouvait  un  dérivatif  à  son 
ennui  dans  la  correspondance  qu'il  entretenait  ainsi  avec  ses 
amis  de  Paris  ;  aussi  cette  correspondance  était-elle  active. 
Voici,  adressée  à  Mme  Kreutzer,  une  nouvelle  lettre  de  lui, 
qui  renferme  des  détails  intéressants  sur  son  existence  à 
Hyères  : 

D'Hières,  le  2  Mars  [1817]. 

Ma  chère  Madame  Kreutzer, 

Je  suis  bien  étonné  d'apprendre  par  le  bon  Pradher  que  vous 
attendez  une  réponse  à  une  première  lettre  pour  m'en  écrire  une 
deuxième.  Je  puis  vous  jurer  que  depuis  mon  départ,  à  mon  grand 
regret,  je  n'ai  pas  reçu  un  mot,  une  ligne  de  vous,  de  vous  qui  écrivez 
si  bien,  si  facilement,  et  qui  avez  du  tems  et  de  la  santé  !  11  paroît 
qu'on  croit  parmi  nos  amis  que  je  suis  à  Hières  par  ordre  des  médecins. 
On  se  trompe  ;  j'y  suis  par  ma  volonté,  approuvée  par  le  digne  M.  La 

'Rodolphe  et  Auguste  Kreutzer,  les  deux  frères. 


344  MÉHUL 

Fabry.  Je  me  suis  trouvé  physiquement  et  moralement  si  mal  à  Mont- 
pellier, que  j'y  serois  mort.  Mais  comme  je  veux  vous  revoir,  je  ne  me 
suis  pas  laissé  abattre.  Je  suis  parti  seul,  absolument  seul,  et  je  me 
trouve  ici,  seul,  tout  seul.  Le  hasard  m'y  a  fait  rencontrer  une  daine  de 
Cheminot,  que  j'ai  connue  il  y  a  trente  ans,  et  qui  alors  en  avoit  déjà 
cinquante.  Tous  les  hivers  elle  vient  de  Paris  à  Hières  pour  sa  santé, 
et  elle  s'en  trouve  bien  ;  elle  est  droite,  forte  et  vivace.  Elle  reçoit  trop 
de  monde  le  soir,  je  ne  puis  la  voir  que  le  matin.  Elle  me  prête  des 
livres,  c'est  un  grand  service  qu'elle  m'a  rendu.  J'ai  reçu  d'autres  invi- 
tations de  gens  de  la  ville,  mais  si  bêtement  faites  que  je  n'y  répondrai 
pas.  Quant  au  médecin  sur  lequel  je  croyois  pouvoir  compter  un  peu, 
on  le  dit  si  médiocre,  que  je  ne  l'ai  point  encore  fait  demander.  J'obéis 
de  loin  à  ceux  de  Montpellier,  surtout  au  digne  M.  de  La  Fabry. 

Hières  est  bien  loin  de  valoir  sa  réputation.  Ce  printems  continuel 
est  un  mensonge.  Depuis  quinze  jours  que  j'y  suis,  j'ai  été  contraint 
d'en  passer  huit  au  coin  de  mon  feu.  11  règne  ici,  comme  dans  toute  la 
Provence,  des  vents  aigres  d'une  violence  extrême.  Je  conviens  que 
lorsque  ces  vents  ne  soufflent  plus,  on  éprouve  un  charme  difficile  à 
définir,  en  retrouvant  le  mois  de  mai  de  Paris  en  février.  Hier,  dans 
ma  promenade,  je  sentois  que  je  respirois  une  vie  nouvelle,  je  suis 
rentré  trois  fois  plus  fort  que  je  n'étois  sorti.  Mais  aujourd'hui  le  tems 
est  couvert,  et  je  vais  perdre  au  coin  du  feu  ce  que  j'avois  gagné  au 
milieu  des  champs.  Mais  l'appétit?  Il  est  meilleur;  l'estomac,  moins 
faible,  digère  un  peu  moins  lentement  et  un  peu  plus  d'alimens.  Mais 
il  est  capricieux,  et  je  suis  obligé  de  m'observer  sans  cesse.  Heureuse- 
ment qu'il  m'est  impossible  d'être  plus  tenté  un  jour  que  l'autre.  J'ai 
toujours  sur  ma  table  du  bœuf  ou  du  mouton  ;  pas  de  veau,  pas  de 
volailles,  pas  de  gibier  ;  de  tems  en  tems  du  poisson  de  mer  et  des 
légumes  d'hiver,  le  tout  accomodé  à  la  diable.  Du  reste,  je  suis  entouré 
d'assez  bonnes  gens  ;  moyennant  beaucoup  d'argent,  ils  sont  assez 
attentifs,  surtout  les  jours  où  je  suis  seul  dans  l'hôtel,  car  les  jours  où 
il  arrive  des  voyageurs,  le  monsieur  malade  est  un  peu  oublié.  Dans 
l'extrême  longueur  des  jours  où  je  ne  puis  sortir,  je  suis  obligé  de 
lutter  contre  la  tristesse  qui  veut  s'emparer  de  moi  ;  alors  je  relis  les 
lettres  de  mes  amis,  et  je  me  tranquillise.  J'espère  toujours  que  bientôt 
une  lettre  de  vous  augmentera  mon  recueil  et  me  donnera  de  nouvelles 
forces.  En  attendant,  je  vous  embrasse  tous  de  tout  mon  cœur. 

Méhul  1. 
Soyez  assez  bonne  pour  aller  voir  nos  chères  dames  Tourette  ;  vous 

1  Cette  lettre  et  la  suivante  m'ont  été  communiquées  par  M.  Massart, 
qui  a  bien  voulu  m'autoriser  à  les  publier.  On  sait  que  M.  Massart 
fut  rélève  favori  de  Kodolphe  Kreutzer,  qui  le  considérait  presque 
comme  un  fils. 


SA   VIE,   SON   GÉNIE,    SON   CARACTÈRE  345 

savez  ce  que  j'ai  à  leur  dire.  Embrassez  Pradher  pour  moi.  Faites  faire 
mes  complimens  à  ce  bon  Boyeldieu,  ainsi  qu'à  mon  gros  ami  Pirolle, 
qui  se  félicite  fort  du  bonheur  d'avoir  fait  votre  connaissance.  Bien  des 
amitiés  aux  Sewrin,  aux  Delrieu,  aux  Vieillard,  aux  Piranesi,  etc., 
etc.,  etc. 

«  Le  26  mars,  Méliul  écrit  de  nouveau  à  Mme  Kreutzer, 
pour  répondre  à  une  lettre  qu'il  avait  reçue  d'elle.  Le 
climat  d'Hyères  devient  tout  à  fait  souriant,  la  santé  du 
malade  semble  s'améliorer  et  se  raffermir,  et  il  s'en  trouve 
moins  triste,  moins  abattu,  moins  découragé  ;  il  exprime 
presque  l'espoir  d'une  guérison  prochaine,  et  laisse  son  cœur 
s'emporter  dans  une  effusion  affectueuse: 

P 

D'Hières,  le  26  mars  [1817]. 

Ma  chère  madame  Kreutzer, 

J'ai  reçu  votre  aimable  lettre  du  8  mars  ;  c'est  la  seconde  seulement 
qui  me  soit  parvenue,  mais  elle  en  vaut  plusieurs  pour  tous  les 
témoignages  d'amitié  qu'elle  renferme.  Vous  savez  combien  j'y  suis 
sensible,  et  vous  devez  vous  douter  que  dans  ma  position  cette  sensi- 
bilité doit  s'exalter.  A  deux  cents  lieues  de  tous  les  êtres  qui  me  sont 
chers,  occupé  d'eux  du  matin  au  soir,  toutes  les  marques  d'intérêt  qui 
m'arrivent  sont  reçues  avec  joie,  me  rendent  heureux,  et  excitent  vive- 
ment ma  reconnoissance.  En  m'aimant,  vous  ne  faites  qu'acquitter  une 
dette,  et  pourtant  j'ai  tant  besoin  d'amis  fidèles,  que  je  crois  toujours 
être  en  reste  avec  eux.  C'est  à  eux  que  je  dois  mon  courage,  et  c'est  à 
mon  courage  que  je  dois  le  retour  de  ma  santé.  Ainsi,  je  serai  guéri 
par  ceux  qui  m'aiment,  bien  plus  que  par  les  médecins  et  les  re- 
mèdes. 

Depuis  quelques  jours  les  vents  se  sont  appaisés,  et  le  climat  d'Hières 
a  repris  tout  le  charme  qui  le  rend  célèbre.  J'en  profite,  je  me  promène 
et  je  m'en  trouve  chaque  jour  un  peu  mieux.  Si  mon  catharre  vouloit  se 
décider  à  me  quitter,  je  me  croirois  à  moitié  rétabli,  mais  je  suis  trop 
certain  qu'il  ne  cédera  qu'aux  efforts  du  docteur  Esparon.  Ce  bon 
docteur  m'a  écrit  une  lettre  charmante  ;  j'en  ai  été  vraiment  touché,  et 
si  ma  réponse  ne  lui  prouve  pas  ma  tendre  reconnaissance,  ma  plume 
aura  trahi  mon  cœur. 

J'ai  appris  en  même  temps  votre  maladie  et  votre  guérison.  Gela  ne 
m'a  pas  donné  le  tems  de  m'en  inquiéter,  et  c'est  un  bonheur  pour 
moi.  A  deux  cents  lieues,  l'inquiétude  est  un  supplice.  Tâchons  de 
nous  bien  porter,  de  nous  retrouver,  de  nous  aimer  toujours  davantage, 


340  MÉHUL 

et  d'arriver  ainsi  tout  doucement  au  terme  d'une  vie  qu'il  faut  restituer, 
car  ce  n'est  qu'un  emprunt. 
Adieu,  à  revoir.  Je  serre  tous  les  Kreutzer  contre  mon  cœur. 

MÉHUL. 

Embrassez  pour  moi  les  dames  ToUrette,  dites  mille  choses  affec- 
tueuses à  Prader,  à  Boieldieu,  à  Daussoigne,  à  Pirolle,  aux  Sewrin,  à 
Piranesi,  à  Delrieu,  à  Vieillard,  etc.,  etc.,  etc. 

Je  suis  fâché  que  Berton  n'ait  pas  eu  de  succès.  Après  un  long  repos 
il  en  avoit  besoin  pour  sa  gloire,  et  peut-être  aussi  pour  sa  bourse1. 

Après  avoir  séjourné  environ  deux  mois  à  Hyères,  c' est- 
dire  jusque  vers  la  fin  de  la  première  semaine  d'avril, 
Méhul,  se  sentant  probablement  mieux,  jugea  à  propos  de 
se  remettre  en  route  pour  revenir  à  Paris2.  Cependant  il 
ne  crut  pas,  cette  fois  encore,  pouvoir  faire  le  voyage  tout 
d'une  traite,  et  il  commença  par  s'arrêter  plusieurs  jours  à 
Marseille,  où  on  lui  fit  un  acceuil  chaleureux  et  empressé,  digne 
à  la  fois  d'une  ville  intelligente  et  de  l'artiste  qui  depuis  plus 
d'un  quart  de  siècle  était  devenu  l'une  des  gloires  les  plus 
éclatantes  de  son  pays.  Il  y  débarqua  le  10  avril,  ainsi  que 
nous  l'apprend  avec  précision  le  Journal  des  Débats,  dans 
une  note  qui  lui  était  spécialement  envoyée  de  cette  ville  : 
—  «  Le  célèbre  compositeur  Méhul  est  arrivé  ici  le  10  avril. 
Sa  santé  s'est  assez  améliorée  pendant   son  séjour  aux  îles 


1  Berton  venait  de  donner  à  l'Opéra  (4  mars  1817),  un  ouvrage  en  trois 
actes,  Roger  de  Sicile  ou  le  Roi  troubadour,  qui  ne  put  être  représenté  que 
six  fois. 

2  Le  3  avril,  étant  encore  à  Hyères,  il  adressait  à  un  de  ses  élèves, 
M.  Cornu,  une  lettre  dont  je  n'ai  pas  eu  le  texte  sous  les  yeux,  mais  dont 
j'ai  trouvé  cette  analyse  dans  Un  catalogue  d'autographes  :  —  «  Curieuse 

épître  où  il  (Méhul)  se  plaint  de  la  froideur  de  ses  élèves  et  lui  dit  qu'il 
est  le  seul  qui  ait  le  sentiment  des  convenances.  Exilé  à  Hyères  pour  le 
rétablissement  de  sa  santé,  il  se  plaint  de  la  monotonie  du  pays.  «  Rien 
«  de  plus  triste,  dit-il,  qu'un  bois  d'orangers,  si  ce  n'est  un  bois  d'oliviers, 
«  et  nous  n'avons  ici  que  des  oliviers  et  des  orangers...  Je  me  promène 
«  machinalement  pour  recouvrer  un  peu  de  forces,  et  j'ai  tellement  oublié 
«  la  musique  que  j'hésiterois  si  l'on  me  demandait  combien  il  y  a  de  notes 
«dans  la  gamme...»  (Catalogue  des  autographes  de  M.  Yemeniz,  Paris, 
J.  Charavay,  1868,  in-8<>). 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  347 

d'Hières,  pour  faire  espérer  qu'elle  sera  bientôt  rétablie  *.  » 
On  avait  été  prévenu  sans  doute  de  son  passage  et  du  court 
séjour  qu'il  avait  l'intention  de  faire  à  Marseille,  car  on 
fut  aussitôt  prêt  à  le  fêter  comme  il  convenait,  et  dès  le 
13  avril,  c'est-à-dire  trois  jours  seulement  après  son  arrivée, 
on  donnait  en  son  honneur,  au  Théâtre-Français  (devenu 
depuis  le  théâtre  du  Gymnase),  un  grand  concert  de  charité, 
uniquement  composé  de  sa  musique  et  dans  lequel  il  fut 
très  acclamé 2.  Le  programme  de  ce  concert  comprenait  les 
ouvertures  du  Jeune  Henry,  de  Stratonice  et  du  Prince  trou- 
badour, l'air  de  Joseph,  celui  à! Arioàant,  et  les  quatuors 
d' Euphrosine  et  de  VIrato,  plus  l'air  de  Gulistan,  de  Da- 
layrac.  Les  exécutants  étaient,  avec  les  artistes  du  théâtre, 
deux  chanteurs  nommés  Gruion  et  Quelle,  et  le  programme 
se  complétait  par  des  strophes  chantées  par  ce  dernier, 
qu'il  avait  lui-même  improvisées  pour  la  circonstance,  et 
dont  la  musique  avait  été  écrite  par  un  amateur  de  la  ville. 
Les  voici  : 

Fils  d'Apollon,  sur  cette  rive  heureuse, 
Ne  vois-tu  pas  la  gloire  qui  t'attend  ? 
Viens,  ô  Méhul,  d'une  cité  fameuse, 
Viens  recueillir  le  suffrage  éclatant. 

Depuis  trente  ans,  sur  la  scène  charmée, 
Avec  transport  ton  nom  est  répété. 
De  toutes  parts  l'agile  renommée 
Te  recommande  à  l'immortalité. 


1  Journal  des  Débats  du  20  avril  1817.  Déjà,  dans  son  numéro  du  12,  le 
Journal  de  Paris  avait  dit  :  —  «  On  attend  à  Marseille  M.  Méhul,  dont  la 
santé  éprouve  beaucoup  d'amélioration  de  son  séjour  dans  le  Midi.  »  — 
Tous  les  détails  qui  suivent,  relatifs  au  séjour  de  Méhul  à  Marseille  et 
aux  fêtes  artistiques  qui  y  furent  données  à  son  intention  et  en  son  hon- 
neur, m'ont  été  fournis  par  mon  excellent  ami  Alexis  Rostand,  qui  a  bien 
voulu  prendre  la  peine  de  les  rechercher  pour  moi  dans  les  journaux  et 
recueils  du  temps,  à  Marseille  même,  sa  ville  natale.  On  peut  donc  être 
assuré  de  leur  exactitude  et  de  leur  authenticité.  Ils  sont  d'ailleurs  confir- 
més, comme  on  le  verra,  par  diverses  notes  que  publiait  le  Journal  de  Paris, 
particulièrement  sympathique  à  Méhul  et  toujours  très  bien  informé. 

2  C'était  pendant  la  quinzaine  de  Pâques,  où,  par  toute  la  France,  les 
théâtres  alors  fermaient  leurs  portes  par  ordre  de  l'autorité  supérieure. 
On  appelait  cela  la  clôture  pascale. 


348  MÉHUL 

Oui,  tu  vivras  !  oui,  tes  divins  ouvrages 
Subsisteront,  chéris  du  monde  entier, 
Tant  que  la  mer  baignera  nos  rivages 
Et  qu'en  nos  champs  fleurira  l'olivier. 

Le  15  avril,  ce  fut  le  Grand-Théâtre  qui  se  mit  en  frais 
pour  fêter  Méhul1.  On  y  donna  une  représentation  solen- 
nelle de  Joseph,  avec  le  chanteur  Dérubelle,  qui  appartint 
plus  tard  à  la  troupe  de  F  Opéra-Comique,  dans  le  rôle  de 
Joseph;  et  un  nommé  Bernard  dans  celui  de  Jacob  ;  ce 
dernier,  qui  était  en  même  temps  compositeur  et  qui  avait 
fait  représenter  sur  ce  théâtre  un  opéra  intitulé  les  Phocéens, 
récita,  en  l'honneur  du  maître,  présent  à  la  représentation, 
une  pièce  de  vers  d'un  poëte  nommé  Andravy.  Huit  jours 
après,  le  23,  on  jouait  avec  un  très  grand  succès  Héléna,  dont 
les  principaux  rôles  étaient  tenus  par  Dérubelle,  Bernard 
et  Mlle  Meyssin  ;  mais  cette  fois  Méhul  n'était  déjà  plus  à 
Marseille,  qu'il  avait  dû  quitter  le  19  :  il  s'était  remis  en 
route  en  passant  par  Aix,  où  il  s'arrêta  aussi  quelques 
jours  et  où  il  ne  fut  pas  moins  bien  reçu,  et  se  trouvait  de 
retour  à  Paris  le  2  ou  le  3  mai,  après  une  absence  de  trois 
mois  et  demi2. 


*  Les  théâtres  avaient  fait  leur  réouverture  le  14. 

2  Ces  dates  nous  sont  fournies  par  deux  notes  du  Journal  de  Paris,  dont 
les  détails  concordent  exactement  avec  ceux  qu'on  vient  de  lire  ;  la  pre- 
mière (numéro  du  24  avril)  est  ainsi  conçue  :  «  Le  13  avril,  on  a  donné  à 
Marseille,  au  célèbre  compositeur  Méhul,  une  petite  fête  musicale,  qui 
était  en  même  temps  une  fête  de  bienfaisance,  puisque  le  produit  en  était 
destiné  aux  indigens.  Stratonice,  Euphrosine,  Ariodant,  Joseph,  VIrato  ont 
fourni  exclusivement  les  morceaux  du  concert,  dont  faisaient  aussi  partie 
l'ouverture  du  Jeune  Henri  et  celle  du  Prince  Troubadour.  Des  couplets 
ont  été  adressés  à  l'auteur  de  ces  chefs-d'œuvre,  et,  le  15,  un  nouvel 
hommage  lui  a  été  offert  par  la  représentation  de  son  opéra  de  Joseph. 
Il  a  dû  partir  de  Marseille  le  19.  »  La  seconde  note  (numéro  du  5  mai) 
faisait  connaître  l'arrivée  de  Méhul  à  Paris  :  —  «  M.  Méhul  est  de  retour  à 
Paris  depuis  deux  jours  :  la  santé  de  ce  grand  compositeur  paraît  tout  à 
fait  rétablie.  » 

Il  est  à  peine  utile  d'ajouter,  sans  doute,  que  jusqu'à  ce  jour  on  n'avait 
aucuns  renseignements  sur  ce  voyage  de  Méhul  dans  le  Midi  et  sur  cette 
dernière  période  de  la  trop  courte  existence  du  maître. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  349 

Par  malheur,  et  comme  il  arrive  trop  souvent  en  pareil 
cas,  ce  voyage  dans  le  Midi  avait  été  trop  tardivement 
entrepris  par  Méhul.  Par  lui  sans  doute  on  vit  prolonger 
de  quelques  semaines,  de  quelques  mois  peut-être,  une 
existence  si  précieuse  et  si  chère  à  tous  ;  mais  celle-ci  était 
atteinte  déjà  dans  ses  sources  vives  d'une  façon  irréparable, 
et  le  mal  dont  souffrait  le  grand  artiste,  après  avoir  été  un 
instant  comme  endormi  par  la  bienfaisante  influence  d'un 
air  pur  et  d'un  soleil  vigoureux,  n'en  devait  reparaître  en- 
suite qu'avec  plus  de  force  et  de  cruauté.  Bientôt,  en 
effet,  ce  mal  se  révéla  de  nouveau  dans  des  conditions  ter- 
ribles, et  l'on  put  dire  alors  que  les  jours  de  Méhul  étaient 
comptés.  Moins  de  quatre  mois  après  son  retour,  le  28  août, 
le  Journal  des  Débats  publiait  en  deux  lignes  cette  nou- 
velle, dont  le  laconisme  était  significatif:  —  «M.  Méhul, 
l'un  de  nos  plus  célèbres  compositeurs  de  musique,  est  gra- 
vement malade.  » 

Toutefois,  à  partir  de  ce  moment,  les  nouvelles  manquent 
de  la  façon  la  plus  absolue,  et  c'est  en  vain  que  l'on  cher- 
cherait, dans  tous  les  journaux  et  recueils  périodiques  du 
temps,  quelque  autre  renseignement  sur  l'état  de  la  santé 
de  Méhul  à  cette  époque  et  sur  les  progrès  de  sa  maladie. 
Mais  Vieillard,  qui  avait  conservé  avec  lui  les  relations  les 
plus  affectueuses,  va  suppléer  à  ce  silence  en  nous  faisant 
connaître  les  détails  que  voici  : 

A  son  retour  à  Paris,  au  mois  de  mai,  Méhul  nous  parut  avoir 
éprouvé  peu  de  changement  dans  son  état  de  maladie  ;  nous  recon- 
nûmes surtout  avec  douleur  que  la  maigreur  et  la  toux  avaient 
augmenté  d'une  manière  sensible.  On  était  au  plus  beau  moment  de  la 
saison,  et  le  valétudinaire  se  hâta  de  se  réinstaller  à  sa  très  modeste 
villa  de  Pantin,  assez  mauvais  séjour  pour  un  homme  attaqué  d'une 
maladie  de  poitrine.  Mais  les  bruits  de  la  ville  l'importunaient  ;  les 
théâtres  lui  étaient  interdits  ;  son  jardin  lui  restait  encore,  et,  après  la 
musique,  les  fleurs  avaient  été  la  passion  de  toute  sa  vie. 

Quelques  amis  allaient  le  visiter.  J'y  allais  aussi  souvent  que  me  le 
permettaient  de  tristes  et  impérieux  devoirs.  Nous  évitions  de  le 
fatiguer.  Il  ne  nous  laissa  jamais  apercevoir  que  tel  fût  l'effet  de  nos 
visites.  Sa  conversation  était  moins  vive,  sans  doute  ;  elle  avait  perdu 


350  MÉHUL 

cette  légère  teinte  de  causticité  qui  donnait  chez  lui  plus  de  jeu  à  la 
conversation,  sans  que  ce  fût  jamais  aux  dépens  du  cœur.  Au  contraire, 
à  toutes  les  qualités  du  sien  s'ajoutaient  encore  des  nuances  plus 
douces  et  une  grâce  plus  attendrie  ;  sans  illusion  aucune  sur  un  état 
désespéré,  il  semblait  à  peine  s'en  occuper,  et  surtout  il  n'en  occupait 
jamais  les  autres. 

L'été  tout  entier  se  passa  ainsi  dans  une  période  d'affaiblissement 
graduel  ;  mais,  à  la  chute  des  feuilles,  il  ne  fut  plus  possible  de 
s'abuser  sur  l'imminence  d'une  désolante  catastrophe.  Le  séjour  de  la 
campagne,  qui  n'avait  apporté  qu'un  court  soulagement  à  Méhul,  en 
automne,  lui  devenait  à  chaque  instant  plus  pernicieux  ;  et,  pour  le 
conserver  quelques  jours  de  plus,  il  fallut  se  hâter  de  le  ramener  à 
Paris  ;  ce  fut,  je  crois,  dans  les  derniers  jours  de  septembre,  que  ce 
retour  s'effectua.  J'étais  encore  allé  le  voir  à  Pantin  au  commencement 
du  mois.  Les  exigeantes  fonctions  de  la  bureaucratie  ne  devaient  plus 
me  permettre  de  le  revoir  à  Paris  ;  il  me  fut  même  interdit  de  lui 
rendre  les  derniers  devoirs1.... 

C'est  cet  affaiblissement  graduel,  dont  parle  Vieillard, 
qui  devait  finir  par  épuiser  un  corps  dans  lequel,  jusqu'au 
dernier  moment,  résidèrent  une  âme  courageuse  et  un 
esprit  très  lucide.  On  aura  la  preuve  de  ce  dernier  fait  par 
la  lettre  que  voici,  lettre  que  Méhul  adressait,  huit  jours 
avant  sa  mort,  à  l'un  des  meilleurs  artistes  de  l' Opéra- 
Comique,  le  chanteur  Paul,  qui  avait  créé  l'un  des  rôles 
de  son  dernier  ouvrage,  la  Journée  aux  aventures  2  : 

Mon  cher  Paul, 

Depuis  dix  ou  douze  jours  que  je  reste  au  coin  de  mon  feu,  occupé  à 
tousser  du  matin  au  soir  et  souvent  du  soir  au  matin,  je  n'ai  qu'une 
idée  bien  imparfaite  de  ce  qui  se  passe  dans  ce  bas  monde.  J'appelle 
ainsi  le  cercle  de  nos  affections  et  de  nos  affaires. 

J'ai  eu  de  vos  nouvelles  par  Cherubini,  mais  je  veux  en  avoir  de  plus 
positives  par  vous.  Ce  n'est  point  en  auteur  que  j'agis,  mais  en  homme 
qui  sait  vous  apprécier  et  vous  aimer.  Allez-vous  mieux  ?  Je  le  désire 
vivement.  Quand  nous  pourrons  nous  voir  et  jaser,  je  vous  dirai,  et  je 


1  Méhul,  sa  vie  et  ses  œuvres,  pp.  49-50. 

2  Paul  Dutreilh,  connu  sous  le  seul  nom  de  Paul,  alors  sociétaire  de 
l'Opéra-Comique,  qui  plus  tard,  quelques  années  après  la  dissolution  de 
la  Société,  fut  un  instant  directeur  de  ce  théâtre,  et  qui  mourut  à  Paris 
en  1848. 


SA   VIE,    SON   GÉNIE,    SON   CARACTÈRE  351 

ne  le  dirai  qu'à  vous,  que  j'ai  déjà  à  me  plaindre  de  la  Comédie.  Ne 
croyez  pas  que  j'en  sois  étonné.  Le  contraire  m'étonnerait  davantage. 
Les  grandes  sociétés  dramatiques  peuvent  se  comparer  aux  répu- 
bliques ;  elles  en  ont  parfois  les  vertus  et  très  souvent  les  vices.  Une 
fois  bien  convaincu  de  cette  vérité,  il  y  a  de  la  niaiserie  à  se  plaindre. 
Adieu,  mon  cher  Paul,  j'aime  à  causer  avec  vous,  vous  le  voyez  par 
la  longueur  de  cette  lettre. 

Tout  à  vous, 

Méhul. 

Cette  lettre  fut  certainement  Tune  des  dernières  que 
traça  la  main  débile  de  Méhul.  La  maladie,  suivant  sa 
marche  inexorable,  le  minait  lentement,  mais  sûrement  ;  de 
jour  en  jour  ses  forces  l'abandonnaient,  et  bientôt  chacun 
put  entrevoir  l'approche  d'un  dénouement  que  les  soins  les 
plus  dévoués  restaient  impuissants  à  conjurer,  et  que  lui- 
même  envisageait  avec  la  fermeté  d'un  homme  de  bien, 
fort  de  la  pureté  de  sa  conscience  et  que  la  rectitude  d'une 
vie  sans  tache  met  au-dessus  de  toute  crainte  puérile.  Pour 
lui,  comme  pour  la  plupart  des  phtisiques,  le  vent  d'au- 
tomne et  la  chute  des  feuilles  devaient  être  le  signal  de  la 
crise  suprême  ; 

La  dernière  feuille  qui  tombe 
A  signalé  mon  dernier  jour, 

disait  tristement  Millevoye  une  année  auparavant  :  Méhul 
aurait  pu  répéter  ces  vers  du  jeune  poëte.  Faible  et  lan- 
guissant depuis  si  longtemps,  épuisé  par  la  souffrance, 
réduit,  plus  encore  que  lorsqu'il  l'écrivait  à  Mme  Kreutzer, 
à  l'état  de  fantôme,  n'ayant  plus  d'un  être  humain  que 
l'apparence  et  de  la  vie  que  le  dernier  souffle,  il  s'éteignit 
sans  secousse,  le  18  octobre  1817,  à  six  heures  du  matin, 
âgé  de  cinquante-quatre  ans,  trois  mois  et  vingt-six  jours1. 

1  Voici  le  texte  de  l'acte  de  décès  de  Méhul  : 

«  Du  samedi  18  oct.  mil  huit  cent  dix-sept,  deux  heures  de  relevée,  acte 
de  décès  de  Etienne-Nicolas  Méhul,  compositeur  de  musique,  chevalier  de 
l'ordre  royal  de  la  Légion  d'honneur,  membre  de  l'Institut  et  de  l'Ecole 
royale  de  musique,  âgé  de  cinquante-quatre  ans,  né  à  Givet,  départ*  des 
Ardennes,  décédé  ce  matin  à  six  heures,  en  sa  demeure,  rue  Montholon 


352  MÉHUL 

La  mort  de  Méliul  fut  pour  Paris,  qu'il  aimait  avec  pas- 
sion et  qui  le  lui  rendait  bien,  un  deuil  général.  En  annon- 
çant ce  triste  événement,  les  journaux  se  firent  l'écho  de 
la  douleur  publique,  et  rendirent  justice  aussi  bien  au 
caractère  plein  de  noblesse  qu'au  génie  plein  de  grandeur 
de  l'artiste  admirable  dont  la  France  avait  à  pleurer  la 
perte.  Le  Moniteur  universel,  journal  officiel,  faisait  con- 
naître ainsi  la  nouvelle  :  —  «  M.  Méliul,  membre  de  l'In- 
stitut et  de  la  Légion  d'honneur,  l'un  des  inspecteurs  de 
l'École  royale  de  musique,  vient  de  mourir  à  Paris,  âgé 
d'environ  cinquante-cinq  ans...  Il  emporte  les  regrets  de 
tous  ceux  qui  ont  admiré  ses  nombreux  ouvrages,  parmi 
lesquels  on  compte  des  chefs-d'œuvre,  et  apprécié  toutes 
les  qualités  de  son  caractère  et  de  son  esprit».  «La 
France,  disait  de  son  côté  le  Journal  de  Paris,  vient  de 
perdre  un  de  ses  plus  grands  compositeurs.  Après  avoir 
cherché  inutilement,  dans  un  voyage  à  Hières,  des  res- 
sources contre  une  maladie  de  poitrine  trop  avancée, 
M.  Méliul  vient  de  mourir  à  Paris,  âgé  de  cinquante- 
quatre  ans.  Euphrosine  et  Coradin,  Stratonice,  Adrien,  VIrato, 
l'ouverture  du  Jeune  Henry  et  plusieurs  autres  compositions 
ont  assuré  sa  gloire  et  immortaliseront  son  nom...  La  droi- 
ture de  son  caractère  et  l'agrément  de  son  esprit  ajoutent 
encore  aux  regrets  que  sa  mort  doit  inspirer.  »  Respectueux, 
mais  plus  froid,  était  le  Journal  des  Débats,  le  vieil  ennemi 
de  Méliul  alors  qu'il  s'appelait  le  Journal  de  V 'Empire1: 


n°  26,  époux  de  Marie-Madeleine-Joséphine  Gastaldy  ;  témoins,  M.  Joseph 
Dausoigne  [sic],  professeur  à  l'Ecole  royale  de  musique,  âgé  de  vingt-sept 
ans,  dem*  rue  Montholon,  n°  13  bis,  neveu  du  deffunt,  et  M.  Victor- 
Charles-Paul  Dourlen,  professeur  à  l'Ecole  roy.  de  musique,  âgé  de 
37  ans,  demeurant  rue  Ste-Appoline,  n°  7.  » 
[Signé]  «  Dausoigne,  Dourlen.  » 

1  Dans  un  écrit  attribué  à  Sevelinges,  publié  en  1818  et  intitulé  le 
Rideau  levé  ou  Petite  Revue  des  grands  théâtres,  l'hostilité  au  moins 
étrange  de  ce  journal  contre  Méhul  était  constatée  en  ces  termes  vigou- 
reux :  —  «  ...H  s'agissait  encore  de  contester  à  un  Français  le  mérite 
d'avoir  agrandi  la  sphère  de  notre  second  théâtre  lyrique  ;  et  ce  Français, 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  353 

—  «  Les  arts  ont  perdu  l'auteur  de  Stratonice,  d5 'Fuphrosine , 
d'Adrien,  et  de  tant  d'autres  beaux  ouvrages.  M.  Méhul  a 
succombé  cette  nuit  à  la  longue  et  douloureuse  maladie 
dont  il  était  consumé.  »  Le  Journal  général  de  France 
disait  :  —  «  Une  maladie  douloureuse  vient  d'enlever  aux 
arts,  après  plusieurs  années  de  langueur,  un  de  nos  plus 
célèbres  compositeurs,  M.  Méhul,  membre  de  l'Institut  et  de 
la  Légion  d'honneur,  et  professeur  de  composition  au  Con- 
servatoire, qui  est  mort  hier  à  l'âge  de  54  ans...  L'énergie 
et  l'élégance  caractérisent  le  talent  qui  brille  dans  les 
ouvrages  de  M.  Méhul.  Il  avait  des  connaissances  en  litté- 
rature et  un  goût  fort  délicat,  et  donnait  d'excellens  con- 
seils aux  auteurs.  Il  était  estimé  pour  la  droiture  de  son 
caractère,  et  recherché  dans  le  monde  à  cause  de  l'élé- 
gance de  ses  manières  et  de  l'agrément  de  son  esprit.  » 
Enfin,  la  Gazette  de  France  s'exprimait  ainsi  :  —  «  Les  arts 
viennent  de  perdre  le  célèbre  Méhul,  qui  a  succombé  la 
nuit  dernière  à  une  hydropisie  de  poitrine  qui,  depuis 
longtems,  ne  laissait  plus  aucun  espoir  à  ses  amis.  Les 
obsèques  seront  célébrées  lundi  prochain  dans  l'église 
Saint-Vincent  de  Paul.  Tout  ce  que  Paris  renferme  d'ar- 
tistes les  plus  distingués  doit  assister  à  son  convoi. 
M.  Herold,  qui  a  obtenu  ce  soir  un  si  beau  succès  dans  l'opéra 
de  la  Clochette,  était  l'élève  de  ce  grand  maître,  qui  lui 
portait  la  plus  vive  affection1.  » 


c'était  Méhul,  dont  les  lâches  qui  l'ont  poursuivi  avec  tant  d'acharnement 
dans  le  Journal  de  l'Empire  me  permettront  peut-être  de  dire  un  peu  de 
bien  actuellement  qu'il  est  mort.)» 

1  C'est  justement  à  propos  de  la  Clochette  qu'un  biographe  d'Herold 
(B.  Jouvin)  a  construit  toute  une  petite  le'gende,  dans  laquelle  il 
raconte  que  Me'hul,  craintif  pour  son  e'iève  et  anxieux  du  résultat  de  la 
première  représentation,  voulut  être  instruit,  au  cours  de  la  soirée,  de 
tous  les  incidents  qui  pourraient  se  produire,  et  qu'à  cet  effet  des  amis 
d'Herold  se  relayaient  à  son  chevet,  lui  apportant  à  chaque  instant  des 
nouvelles  du  théâtre  et  d'un  succès  toujours  grandissant.  L'écrivain 
ajoute  que  lorsqu'il  fut  certain  de  ce  succès,  Méhul  s'écria:  Je  puis 
mourir,  je  laisse  un  musicien  à  la  France,  et  rendit  le  dernier  soupir,  » 
Trompé  moi-même  par  un  récit  à  ce  point  circonstancié  et  dont  les  détails 

23 


354  MÉHUL 

Paris  fit  à  Méhul  des  funérailles  dignes  de  lui.  Le  20  oc- 
tobre, à  onze  heures  du  matin,  le  service  funèbre  était 
célébré  à  l'église  Saint- Vincent  de  Paul,  située  alors  rue 
Montholon,  entièrement  tendue  de  noir  pour  la  circonstance, 
et  dans  laquelle  le  corps  avait  été  placé  sur  un  catafalque 
très  élevé,  que  surmontait  un  dais  majestueux.  «  Les  restes 
du  célèbre  compositeur,  disait  le  Journal  du  Commerce,  ont 
été  transportés  au  cimetière  du  Père-Lachaise.  Une  dépu- 
tation  de  l'Institut,  un  grand  nombre  de  compositeurs  et  de 
musiciens,  plusieurs  artistes  du  théâtre  royal  de  l' Opéra- 
Comique  et  des  autres  théâtres,  des  hommes  de  lettres,  des 
parens,  des  amis  du  défunt  ont  accompagné  le  corps  de  la 
rue  Montholon  à  l'église  Saint-Vincent  de  Paul.  Les  musi- 
ciens de  la  chapelle  du  roi,  dont  Méhul  était  le  surinten- 
dant honoraire,  y  ont  exécuté  le  Bequiem  de  Jomelli,  et 
n'ont  chanté  qu'en  faux-bourdon  le  Dies  irœ,  au  grand 
•  étonnement  des  assistans,  qui  avaient  pensé  que  l'auteur  de 
tant  de  compositions  célèbres  valait  bien  une  messe  en 
musique  tout  entière.  Le  cortège  avait  en  tête  le  corps  de 
musique  de  l'état-major  de  la  garde  nationale,  dont 
M.  Méhul  était  lieutenant  ;  il  a  exécuté  la  marche  funèbre 
de  M.  Gossec  i.  Après  la  cérémonie  religieuse,  le  cortège 
s'est  mis  en  marche  pour  le  Mont?Louis,  où  le  secrétaire 
perpétuel  de  l'Académie  des  Beaux-Arts2  et  M.  Bouilly  ont 
prononcé  chacun  un  discours  sur  la  tombe  de  l'illustre 
mort3.  Tous  les  amis  des  arts  partagent  vivement  les  re- 
grets qu'ils  ont  exprimés.   M.  Méhul  est  du  petit   nombre 


étaient  si  émouvants,  j'eus  le  tort,  et  je  m'en  accuse,  d'en  reproduire  les 
éléments  dans  un  travail  important  sur  la  Jeunesse  oVHerold  (Gazette 
musicale,  1880).  Or,  je  suis  bien  obligé  de  constater  aujourd'hui  que  lors- 
que l'Opéra-Comique  représenta  pour  la  première  fois  la  Clochette,  le 
18  octobre  1817,  à  neuf  heures  du  soir,  Méhul  n'y  pouvait  plus  prendre 
aucun  intérêt,  puisqu'il  était  mort  le  même  jour,  à  six  heures  du  matin. 

1  Des  détachements  de  la  garde  nationale  et  de  la  garde  royale,  .ainsi 
que  la  musique  de  cette  dernière,  escortaient  aussi  le  convoi. 

2  Quatremère  de  Quincy. 

3  Le  vieil  ami  de  Méhul,   Pradher,  prononça  aussi  un  discours   sur  sa 
tombe. 


SA  VIE,   SON   GÉNIE,   SON  CARACTÈRE  355 

des  hommes  qui  n'ont  pas    à   redouter  le  jugement  de  la 
postérité.  » 

Ces  regrets,  on  peut  le  dire,  furent  universels,  et  d'autant 
plus  vifs  que  Méhul,  mort  avant  le  temps,  tombait  à  un 
âge  où  l'homme  de  génie  est  en  pleine  possession  de  ses 
qualités.  Dans  la  notice  sur  l'illustre  maître  dont  il  fit  lec- 
ture à  l'Académie  des  Beaux-Arts  le  2  octobre  1819, 
Quatremère  de  Quincy  constatait  ce  double  fait,  à  l'aide 
de  ce  langage  sentencieux,  compassé  et  froidement  imagé 
dont  il  avait  le  secret  : 

M.  Méhul  mourut  le  18  octobre  1817,  à  cinquante-quatre  ans.  Ce 
coup,  quoique  prévu  depuis  longtemps,  n'en  fut  pas  moins  douloureux 
pour  la  Muse  lyrique,  dont  il  rouvrit  les  blessures,  encore  saignantes 
des  pertes  successives  de  Grétry,  de  Martini,  de  Monsigny.  Et  ici  quel 
surcroît  de  deuil  pour  elle  !  car  elle  ne  put  s'empêcher  de  mettre  au 
nombre  des  biens  dont  la  privation  lui  étoit  le  plus  sensible,  les  futurs 
chefs-d'œuvre  qu'un  destin  jaloux  venoit  de  lui  enlever  par  cette  mort 
prématurée.  Les  mêmes  plaintes  se  firent  entendre  sur  les  scènes 
étrangères.  L'Académie  royale  de  Munich  décerna  à  M.  Méhul  les 
honneurs  d'un  chant  funèbre  dans  une  de  ses  séances  ;  et,  de  toutes 
parts,  un  long  concert  de  regrets  accompagna  et  suivit  ses  funérailles. 

Mais,  parmi  tous  ces  témoignages  de  douleur  et  d'admiration,  pour- 
rois-je  ne  pas  citer  de  préférence  la  composition  de  cette  messe  de 
Requiem,  qu'une  sorte  de  pitié  filiale  inspira  à  M.  Beaulieu,  élève  de 
M.  Méhul,  monument  d'une  tendresse  religieuse,  dont  nous  avons 
regretté  que  l'expression  ne  pût  trouver  place  dans  cette  solennité 
académique;  noble  et  touchant  hommage  d'amour  et  de  reconnais- 
sance! tribut  vraiment  flatteur,  et  que  le  cœur  de  celui  auquel  il 
s'adresse,  eût  choisi  entre  tous  !  car  quels  présens  valent  ceux  du 
cœur  ?  Et  quelles  fleurs  plus  dignes  du  talent,  que  celles  qui  sont  les 
offrandes  du  sentiment?  Oui,  les  fleurs  qu'il  cueille,  et  que  le  temps 
ne  flétrit  jamais,  sont  les  seules  propres  à  s'enlacer  avec  les  rameaux 
de  la  gloire,  dans  la  couronne  immortelle  du  génie  1. 

1  Beaulieu,  qui  avait  obtenu  en  1809  le  grand  prix  de  Rome,  n'alla  pour- 
tant jamais  en  Italie.  Mais  de  Niort,  où  il  s'était  fixé  et  marié,  il  n'en  fit 
pas  moins  chaque  année,  à  l'Académie  des  Beaux-Arts,  les  envois  aux- 
quels l'obligeaient  les  règlements  du  prix  de  Rome.  «  De  plus,  disait 
Fétis,  après  la  mort  de  Méhul,  Beaulieu  composa  une  messe  de  Requiem 
en  son  honneur,  qui  fut  aussi  envoyée  à  l'Institut,  et  sur  laquelle  un  rap- 
port a  été  fait  à  l'Académie  des  Beaux- Arts. 


356  MÉHUL 

Dans  un  espace  de  quatre  années  la  France  avait  perdu, 
ainsi  que  Quatremère  le  fait  remarquer,  quatre  de  ses  plus 
grands  artistes:  Grétry  (24  septembre  1813),  Martini 
(10  février  1816),  Monsigny  (14  janvier  1817)  et  Méhul. 
Nicolo  ne  devait  pas  tarder  à  les  suivre  (23  mars  1818), 
et  de  toute  l'admirable  génération  des  grands  musiciens 
que  la  Révolution  avait  vus  naître,  il  ne  restait  d'actif  que 
Boieldieu.  Cherubini,  Catel,  Lesueur  se  taisaient,  tandis 
que  Berton  ne  produisait  plus  que  de  loin  en  loin  et  comme 
par  échappées.  Mais  Herold  était  debout  déjà,  Auber  pré- 
ludait à  ses  futurs  succès,  Halévy,  qui  venait  de  rempor- 
ter le  grand  prix  de  Rome,  se  préparait  à  la  lutte,  et  bien- 
tôt tout  un  groupe  d'artistes  nouveaux  et  vigoureux  allait, 
sinon  consoler  le  pays  de  pertes  si  graves  et  si  doulou- 
reuses, du  moins  le  rassurer  sur  l'avenir  et  lui  prouver 
qu'il  n'était  pas  encore  complètement  déshérité. 


CHAPITRE  XVIII. 


Avant  d'entreprendre  l'étude  synthétique  du  génie  de 
Méhul  qui  doit  terminer  ce  travail,  il  me  faut  rendre 
compte  du  sort  qui  accueillit  son  dernier  ouvrage,  Valen- 
tine de  Milan,  ouvrage  posthume,  qui  fut  représenté  seule- 
ment cinq  ans  après  sa  mort. 

Il  y  avait,  au  dire  des  contemporains,  dix  ou  douze 
années  que  cet  opéra  languissait  dans  les  cartons  de  l' Opéra- 
Comique,  et  l'on  se  demande  comment  ce  théâtre  avait  pu 
négliger  ainsi  une  œuvre  importante  signée  d'un  si  grand 
nom,  due  à  un  artiste  qui  avait  si  largement  contribué  à 
sa  fortune  et  pour  lequel  le  public  professait  une  admira- 
tion si  profonde.  «  Valentine  de  Milan,  disait  à  ce  sujet  un 
journal,  est  un  opéra  reçu  depuis  dix  ans,  et  que  des  cir- 
constances particulières  n'ont  pas  permis  de  représenter 
plus  tôt.  Méhul  pourtant,  qui  a  composé  la  musique  de 
cette  importante  production,  est  au  premier  rang  des  com- 
positeurs dramatiques  qui  ont  illustré  notre  scène  lyrique. 
Il  n'est  point  d'égards,  de  considérations  et  même  de  pré- 
férences dont  Méhul  ne  fût  digne  de  la  part  des  sociétaires 
de  l' Opéra-Comique  ;  néanmoins  il  est  mort  avant  la  repré- 
sentation de  son  dernier  ouvrage,  auquel  il  attachait  beau- 
coup de  prix  l.  » 

Le  collaborateur  de  Méhul,  Bouilly,  qui  avait  écrit  le 
p  iètre  livret  de  Valentine  de  Milan,  où  l'histoire  était  traitée 
par  lui  avec  une  indépendance  pleine  de  fantaisie,   s'agi- 

Le  Constitutionnel,  du  30  novembre  1822. 


358  MÉHUL 

tait  beaucoup  pour  en  obtenir  la  représentation.  Ses  efforts 
pourtant  restaient  infructueux,  et,  après  toute  une  série  de 
démarches  dont  il  n'avait  pu  tirer  aucun  résultat,  il  se  déci- 
dait à  écrire  officiellement  au  Comité  des  artistes  de  V Opéra- 
Comique,  pour  réclamer  de  lui  la  mise  à  l'étude  d'un 
ouvrage  sur  lequel  il  fondait  les  plus  grandes  espérances1. 
Cette  lettre  ne  suffit  pas  sans  doute  à  lever  tous  les  obs- 
tacles, à  venir  à  bout  de  toutes  les  difficultés,  car  il  fallut 
encore  deux  grandes  années  de  réflexion  à  messieurs  les 
sociétaires  pour  les  décider  enfin  à  s'occuper  sérieusement 
d'une  pièce  dont  en  définitive  le  succès,  qui  les  étonna 
peut-être,  ne  dut  pas  laisser  que  de  leur  être  agréable. 

Ce  n'est  donc  que  dans  les  derniers  mois  de  1822  que 
l'on  vit  commencer  les  études  de  Valentine  de  Milan,  dont 
les  rôles  furent  distribués  à  Huet,  Darancourt,  Desessarts, 
Leclerc,  Alexis  Dupont,  à  Mmes  Paul  et  Desbrosses,  et  c'est 
seulement  le  28  novembre  de  cette  année  qu'en  put  avoir 
lieu  la  première  représentation.  S'il  faut  en  croire  un  chro- 
niqueur, dont  la  sévérité  est  peut-être  exagérée,  cette  soirée 
servit  de  prétexte  à  une  petite  mise  en  scène  d'un  genre 
particulier,  dans  laquelle  il  voit  plutôt  une  sorte  de  char- 
latanisme intéressé  qu'un  hommage  sincère  rendu  à  la 
gloire  et  à  la  mémoire  de  Méhul.  L'écrivain  commence  par 
apprécier  l'œuvre  de  Bouilly  avec  une  indulgence  que 
celle-ci  ne  méritait  guère  et  que  ses  confrères,  les  critiques 
contemporains,  n'ont  guère  imitée  : 

Valentine  de  Milan  a  été  l'héroïne  d'un  grand  nombre  de  drames,  de 
mélodrames  et  de  tragédies.  Ses  amours,  ses  nombreux  malheurs,  sa 
sensibilité,  ses  vertus,  son  courage,  ont  été  maintes  fois  mis  à  contribu- 


1  Cette  lettre,  datée  du  30  août  1820,  était  ainsi  analysée  dans  le  Cata- 
logue des  autographes  de  M.  de  Soleinne  :  —  «  Aux  membres  du  Comité 
de  l'Opéra-Comique.  Il  leur  demande  de  mettre  en  répétition  Valentine  de 
Milan,  dont  la  musique  est  prête  a  mettre  à  la  copie,  d'après  le  manuscrit 
autographe  de  Méhul:  «Je  ne  vois  donc  pas  ce  qui  pourrait  s'opposer  à 
«  ce  que  nous  puissions  vous  et  moi  faire  déposer  par  le  public  une  nou- 
«  velle  couronne  sur  la  tombe  de  celui  qui  vous  fut  si  fidèlement  attaché 
«  et  dont  la  mémoire  nous  est  si  chère  à  tous.  » 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  359 

tion  par  les  auteurs  dramatiques,  mais  presque  toujours  sans  succès. 
Jeune  encore,  M  Bouilly  se  prit  aussi  de  passion  pour  la  belle  fille  de 
Galéas  ;  mais,  voyant  que  tous  les  théâtres  étaient  envahis  par  ses 
confrères,  il  se  rejeta  sur  l'Opéra-Gomique  et  composa  pour  Méhul  un 
poème,  dans  lequel  ce  compositeur  célèbre  pût  déployer  toutes  les  res- 
sources de  sa  brillante  imagination.  En  véritable  ami,  M.  Bouilly  s'est 
entièrement  sacrifié  au  musicien,  ou  plutôt  il  a  travaillé  dans  le  goût 
de  l'époque  à  laquelle  il  vivait  alors.  Car,  tout  en  partageant  l'avis  des 
critiques  modernes,  qui  ont  dit  que  sa  pièce  n'était  qu'une  suite  d'in- 
vraisemblances, j'ajouterai  qu'il  y  a  quinze  ou  seize  ans,  époque  de  la 
réception  de  Valentine  de  Milan,  ce  drame  aurait  obtenu  beaucoup 
plus  de  succès  qu'aujourd'hui.  Au  théâtre  comme  en  politique,  les 
circonstances  font  tout... 

Rien  ne  ressemble  plus  à  un  opéra  italien  que  Valentine  de  Milan. 
Mais  la  délicieuse  musique  que  Méhul  a  composée  pour  les  paroles 
pouvait  opérer  un  miracle,  et  faire  écouter,  dans  un  religieux  silence, 
une  pièce  dix  fois  plus  mauvaise  que  celle  de  M.  Bouilly.  Le  charlata- 
nisme employé  par  les  comédiens,  pour  ajouter  à  l'éclat  du  triomphe 
qu'obtint  encore  après  sa  mort  cet  illustre  compositeur,  était  inutile  s'il 
n'était  pas  déplacé.  Une  circulaire  avait  été  adressée  aux  auteurs  et  aux 
compositeurs  ordinaires  de  Feydeau,  afin  qu'ils  se  trouvassent  en 
costume  (?)  à  la  représentation  de  cette  pièce  ;  les  deux  balcons  leur 
avaient  été  destinés  à  cet  effet.  A  la  fin  de  l'ouvrage,  le  buste  de  Méhul 
fut  apporté  par  les  acteurs,  couronné  de  fleurs  et  de  lauriers,  et,  pour 
compléter  la  fête,  des  couplets  de  M.  Bouilly  furent  chantés  et  répétés 
en  chœur.  Cette  comédie,  donnée  par  les  sociétaires  pour  en  imposer 
au  public  et  gagner  quelques  bonnes  recettes  (car  le  désir  de  rendre 
hommage  à  la  mémoire  d'un  homme  justement  célèbre  doit  être 
compté  pour  peu  de  chose  dans  cette  circonstance),  ne  fit  que  peu 
d'effet.  Si  les  administrateurs  de  Feydeau  avaient  eu  l'intention  de  se 
montrer  reconnaissans  envers  l'un  des  auteurs  de  leur  fortune,  le  meil- 
leur moyen  de  lui  prouver  leur  bonne  volonté,  c'était  de  jouer  sa 
pièce  de  son  vivant.  Quoi  qu'il  en  soit,  Valentine  obtint,  grâce  au  com- 
positeur, un  succès  des  plus  honorables  ;  pour  tout  dire,  en  un  mot,  on 
y  trouva  Méhul  entièrement  digne  de  sa  haute  réputation.  C'est  à  son 
neveu,  M.  Daussoigne,  que  l'on  doit  les  changemens  qu'il  a  été  néces- 
saire de  faire  à  la  partition1. 


1  Chaalons  d'Argé  :  Histoire  critique  et  littéraire  des  théâtres  de  Paris 
(année  1822,  pp.  308-313). 

Je  rappellerai  ici  que  les  admirateurs  de  Méhul  saisirent,  avec  beaucoup 
d'à-propos,  l'occasion  de  la  représentation  de  Valentine  de  Milan  pour  rendre 
a  sa  mémoire  un  hommage  qui  lui  était  bien  dû.  Voici  ce  que  le  Miroir 
disait  à  ce  sujet  dans  son  numéro  du  28  novembre  1822  :  —  «  La  numis- 


360  MÉHUL 

Le  succès  de  Vàlentine  fut  en  effet  complet,  et  Ton  peut 
croire  qu'il  y  avait,  dans  l'accueil  que  lui  fit  le  public, 
autre  chose  que  de  la  reconnaissance  pour  le  génie  du  grand 
homme  qui  n'était  plus.  Si  l'ouvrage  ne  s'est  pas  maintenu 
au  répertoire,  il  en  faut  chercher  la  raison  dans  le  peu  de 
valeur  du  poëme,  construit  avec  une  insigne  maladresse  et 
orné  avec  trop  d'abondance  des  niaiseries  solennelles  que 
Bouilly  ne  manquait  jamais  de  semer  sur  son  passage.  Il 
faut  dire  aussi  que  le  sujet,  sombre  et  mélodramatique, 
convenait  peu  au  genre  de  l' Opéra-Comique  ;  mais  par  cela 
même  il  s'alliait  assez  heureusement  au  tempérament  de 
Méhul,  dont  la  partition,  pour  inégale  qu'elle  fût  par  la 
faute  même  du  livret,  contenait  néanmoins  des  pages  su- 
perbes et  des  morceaux  de  premier  ordre.  Castil-Blaze,  qui 
faisait  alors  ses  débuts  de  critique  au  Journal  des  Débats, 
et  qui  professa  toujours  pour  l'auteur  de  Joseph  une  admi- 


matique  est  destinée  à  perpétuer  tout  ce  qui  fut  grand.  Ses  empreintes, 
que  les  siècles  altèrent  à  peine,  transportent  à  la  postérité  la  plus  reculée 
les  images  des  hommes  dont  la  mémoire  mérite  d'être  conservée.  Les 
héros  de  l'antiquité  revivent  dans  les  médailles  que  l'on  trouve  encore 
dans  les  entrailles  de  la  terre.  Décernées  par  la  reconnaissance  et  l'amour 
des  peuples,  elles  consacrent  les  vertus  et  le  génie;  elles  sont,  pour  ainsi 
dire,  la  monnaie  de  la  gloire.  La  flatterie  en  a  souvent  accordé,  de  leur 
vivant  même,  aux  mauvais  rois  ;  l'admiration  seule  les  frappe  à  la  mémoire 
des  grands  artistes.  Méhul  était  digne,  par  ses  talens  et  son  caractère,  de 
partager  avec  les  plus  illustres  compositeurs  de  notre  époque  l'hommage 
qu'on  vient  de  lui  rendre;  on  a  choisi  pour  faire  paraître  la  médaille  qui 
le  représente  le  moment  où  l'un  de  ses  ouvrages,  qui  n'avait  pas  encore  vu 
le  jour,  va  être  entendu  sur  la  scène  qu'il  a  illustrée  par  de  brillantes 
productions,  rappeler  ses  anciens  titres,  et  renouveler  sa  renommée...  Les 
titres  qu'il  avait  à  l'admiration,  à  l'estime  et  à  l'amitié  sont  plus  que  suffi- 
sans  pour  justifier  la  médaille  qu'un  jeune  et  habile  artiste,  M.  Veyrat, 
vient  d'exécuter  en  son  honneur.  La  figure  de  Méhul  est  d'une  extrême 
ressemblance;  sur  le  revers,  ses  principaux  ouvrages  sont  inscrits  autour 
d'une  lyre  qui  rappelle  son  génie  et  entourés  du  laurier  qui  rappelle  ses 
triomphes.  Cette  médaille,  en  bronze,  se  vendra  aujourd'hui,  jour  de  la 
première  représentation  de  Vàlentine  de  Milan.  Elle  complétera  la  collec- 
tion des  hommes  célèbres,  et  ne  peut  manquer  d'avoir  un  grand  succès, 
tant  par  le  souvenir  de  celui  qu'elle  représente  que  par  le  talent  de  celui 
qui  l'a  exécutée.  » 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  361 

ration  aussi  profonde  que  raisonnée,   rendait  ainsi  compte 
de  la  représentation  de  Valentine  de  Milan  : 

G'étoit  jeudi  dernier  un  jour  de  cérémonie  pour  Feydeau,  céré- 
monie funèbre  à  la  vérité,  et  qui  a  rappelé  aux  amateurs  des  arts  la 
perte  qu'ils  ont  faite  depuis  plusieurs  années,  perte  dont  on  a  déjà 
connu  toute  l'immensité.  Ces  honneurs  solennels  rendus  à  la  mémoire 
d'un  grand  compositeur  par  ses  nobles  rivaux  et  ses  dignes  émules, 
ont  quelque  chose  de  touchant  et  d'inspirateur.  L'assemblée  passoit 
tour  à  tour  du  recueillement  d'une  attention  profonde  aux  bruyans 
transports  du  plus  vif  enthousiasme.  Plusieurs  ne  pouvoient  retenir  les 
larmes  de  la  reconnoissance  en  écoutant  cette  Valentine,  que  l'illustre 
auteur  d'Euphrosine,  de  Joseph,  d'Ariodant,  et  de  tant  d'autres  belles 
partitions,  nous  a  léguée.... 

Cet  opéra,  qui  n'est- pas  un  cours  d'histoire,  est  coupé  d'une  manière 
peu  favorable  pour  la  musique.  Il  offre  néanmoins  des  tableaux  impo- 
sans  et  un  troisième  acte  plein  d'intérêt.  Il  est  du  nombre  de  ceux  qui 
exigeroient  un  plus  grand  cadre  que  le  théâtre  de  l'Opéra-Comique. 
La  musique  est  digne  de  son  auteur.  On  a  cependant  pu  remarquer 
qu'elle  suit  l'inégalité  d'intérêt  du  poème.  Le  troisième  acte  est  le 
meilleur  en  paroles  comme  en  musique... 

Valentine  de  Milan  a  de  très  grands  rapports  musicaux  avec  Uthal. 
Nous  devons  savoir  gré  à  l'auteur  d'avoir  imité  de  belles  choses  qui  lui 
appartenoient  déjà,  et  qui  se  trouvent  placées  dans  un  opéra  qui  paroît 
éloigné  pour  toujours  de  la  scène. 

Le  succès  de  Valentine  de  Milan  a  été  constant  et  complet  ;  le  vif 
intérêt  qu'inspiroit  la  musique  a  dû  faire  supporter  bien  des  scènes 
ennuyeuses  et  languissantes.  Les  auteurs  ont  été  demandés  ;  Huet,  qui 
avoit  rempli  le  principal  rôle  avec  beaucoup  d'âme,  de  noblesse  et  d'in- 
telligence, est  venu  annoncer,  au  milieu  des  bravos,  que  les  paroles 
étoient  de  M.  Bouilly,  et  la  musique  de  feu  Méhul,  terminée  par 
M.  Daussoigne,  neveu  du  compositeur1.  Les  applaudissemens  ont 
redoublé  ;  on  a  jeté  une  couronne,  qui  a  été  déposée  sur  le  buste  de 
Méhul.  Ponchard  a  chanté  avec  une  expression  aussi  juste  que 
touchante  trois  couplets  dont  voici  le  dernier...2. 

Castil-Blaze  ne  cite  ici  que  quatre  vers  de  ces  couplets. 
Je  vais  les  reproduire  ici  tous  les  trois,    tels   que   Bouilly 


1  C'est  Daussoigne,  en  effet,  qui  s'était  chargé  —  et  il  le  fit  avec  beau 
coup  d'intelligence  —  de  la  mise  au  point  de  la  partition    et  des  remanie- 
ments qu'exige  toujours  la  mise  à  la  scène  d'une  œuvre  aussi  importante. 
Journal  des  Débats,  du  2  décembre  1822. 


362  MÉHUL 

les  a  placés  à  la  fin  du  livret  de  Valentine  de  Milan,  où  il 
lès. faisait  précéder  de  la  note  que  voici:  —  «Couplets 
chantés  par  M.  Ponchard,  après  la  première  représentation 
de  cet  ouvrage,  au  moment  où  l'on  couronna  le  buste  de 
Méhul,  à  la  demande  du  public  et  de  tous  les  compositeurs 
français  qui  s'étaient  fait  un  devoir  de  se  réunir  à  l'un  des 
balcons  de  la  salle.  » 

Air  de  Joseph  :  A  peine  au  sortir  de  V enfance,  etc. 

0  toi  qui  dignement  t'élèves 

Au  temple  d'immortalité, 

De  tes  rivaux,  de  tes  élèves 

Reçois  ce  tribut  mérité  ! 

Fidèles  gardiens  de  ta  gloire, 

Nous  unissons  nos  cœurs,  nos  chants, 

Et  pour  honorer  ta  mémoire 

Nous  empruntons  tes  doux  accents. 

Chœur.  —  Oui,  pour  honorer,  etc. 

Qui  jamais  de  la  jalousie 
Sut  mieux  exprimer  les  fureurs, 
Les  cris  joyeux  de  la  folie 
Et  la  prière  des  pasteurs  ? 
Ta  facile  et  brillante  lyre 
Variant  ses  tons,  ses  couleurs. 
Souvent  sait  provoquer  le  rire, 
Souvent  nous  arrache  des  pleurs. 

Chœur.  —  Oui,  tu  sais  provoquer,  etc. 

Aujourd'hui  ton  urne  funèbre 
S'ombrage  d'un  nouveau  laurier  : 
Tu  prouves  que  l'homme  célèbre 
Ne  saurait  mourir  tout  entier. 
Ainsi  des  enfans  du  génie 
Le  nom  n'est  jamais  oublié  ; 
Et  celui  de  Méhul  s'allie 
Avec  la  gloire  et  l'amitié. 

Chœur.  —  Oui,  le  nom  de  Méhul,  etc. 1. 


1  Tandis  qu'il  faisait  suivre  son  livret  de  cette...  poésie,  Bouilly  le  faisait 
précéder  de  la  dédicace  qu'on  va  lire.  On  me  croira  sans  peine  si  je  déclare 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  363 

Valent ine  de  Milan,  grâce  à  sa  valeur  musicale,  au  nom 
de  Méhul,  et  aussi  à  une  interprétation  excellente  et  remar- 
quable sous  tous  les  rapports,  fournit  une  brillante  série  de 
représentations.  Créée  à  la  fin  de  1822,  elle  tint  le  réper- 
toire pendant  tout  le  cours  de  l'année  suivante  et  reparut 
encore  sur  l' affiche  en  1824.  Mais  à  partir  de  1825, 
l'ouvrage  est  abandonné,  et  sa  carrière  semble  terminée 
pour  toujours.  Je  ne  crois  pas  qu'il  ait  jamais  été  repris. 
Il  n'en  reste  pas  moins  sinon  absolument  l'une  des  meil- 
leures, du  moins  l'une  des  productions  les  plus  intéres- 
santes et  les  plus  dignes  d'attention  qui  soient  sorties  de  la 
plume  de  Méhul. 


que  je  reproduis  l'une  et  l'autre  non  à  cause  de  leur  valeur  littéraire,  mais 
simplement  à  titre  de  petits  documents  historiques  : 

«  Aux  mânes  de  Méhul. 

«  Cet  ouvrage  fut  l'objet  de  ta  prédilection:  tu  mis  un  soin  particulier  à 
l'embellir  des  sons  harmonieux  de  ta  lyre  immortelle.  Te  le  dédier,  c'est 
en  quelque  sorte  te  restituer  ton  bien. 

«Il  m'a  produit  à  moi  la  plus  douce  récompense  que  je  pusse  ambi- 
tionner: celle  de  voir  déposer  sur  ton  image  chérie  le  laurier  que  mérite 
le  grand  talent,  et  de  rendre  à  ta  mémoire  cet  hommage  du  cœur  qu'on 
n'accorde  qu'à  l'homme  de  bien. 

«  Ta  cendre,  mon  cher  Méhul,  a  tressailli  sans  doute  pendant  la  première 
représentation  de  notre  Valentine.  Parmi  tous  ceux  de  nos  confrères  qui 
composaient  cette  belle  fête  des  arts,  ton  collaborateur  et  ton  ami,  caché 
sous  ta  brillante  auréole,  s'est  rejoint  à  toi  par  la  pensée,  et  s'est  convaincu, 
plus  que  jamais,  que  la  mort  même  ne  peut  séparer  ceux  qui  pendant 
trente  ans  eurent  la  douce  habitude  de  s'estimer  et  de  se  chérir. 

«  Bouilly.  » 

Voici  le  titre  exact  du  livret  de  Valentine  :  —  «  Valentine  de  Milan,  drame 
lyrique  en  trois  actes,  paroles  de  J.  N.  Bouilly,  musique  posthume  de 
Méhul,  partition  terminée  par  M.  Daussoigne,  représenté  pour  la  première 
fois,  à  Paris,  sur  le  théâtre  royal  de  l'Opéra-Comique,  le  28  novembre  1822.  » 
(Paris,  Mme  Huet,  1823,  in-8°.) 


CHAPITRE  XIX. 


Je  crois  avoir  suffisamment  fait  connaître,  au  cours  de 
cette  étude,  les  tendances  artistiques  de  Méhul,  la  nature 
de  son  génie,  les  rares  facultés  dont  il  a  fait  preuve  dans  sa 
glorieuse  carrière,  le  rôle  enfin  qu'il  a  joué  dans  cette 
période  féconde  et  brillante  de  l'histoire  de  l'art  national 
qui  s'étend  de  1790  à  1815.  Musicien  dramatique  et  scé- 
nique  avant  tout,  tempérament  passionné,  pathétique  et 
plein  de  puissance,  artiste  étonnamment  fécond  et  merveil- 
leusement doué,  il  n'a  pourtant  pas  complètement  empri- 
sonné son  génie  dans  la  forme  théâtrale,  et  il  s'est  exercé 
tour  à  tour  dans  les  genres  les  plus  divers.  Musique 
religieuse,  symphonie,  cantates,  chants  patriotiques  ou  guer- 
riers, mélodies  vocales,  il  a  touché  à  tout,  et  s'il  n'a  pas 
partout  et  toujours  réussi,  il  a  laissé  sur  chacune  de  ses 
œuvres  la  vive  empreinte  de  sa  main  puissante  et  la  trace 
d'un  souffle  vraiment  créateur.  On  a  peine  à  croire  qu'un 
homme  mort  à  cinquante-quatre  ans,  et  dont  le  faible  état 
de  santé  exigea  toujours  d'infinis  ménagements,  ait  pu 
écrire  l'énorme  quantité  de  musique  qu'il  a  laissée  derrière 
lui,  c'est-à-dire  une  quarantaine  d'ouvrages  dramatiques, 
tant  opéras  que  ballets,  plusieurs  symphonies,  quelques 
œuvres  de  musique  religieuse,  près  de  vingt  cantates,  dont 
certaines  prenaient  les  proportions  d'un  opéra,  un  grand 
nombre  de  morceaux  détachés  de  chant,  des  sonates  de 
piano,  etc.,  sans  compter  les  œuvres  de  jeunesse  dont  il 
dédaigna  de  faire  usage  et  celles,  nombreuses  et  fort  impor- 
tantes, qu'une  mort  prématurée  l'empêcha  de  livrer  au 
public. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  365 

Si  Méhul  n'est  pas  le  plus  grand  de  nos  musiciens  (et  je 
ne  vois  pas  trop  lequel  on  pourrait  mettre  au-dessus  de  lui), 
il  est  du   moins  l'un   des  plus  grands,    et   assurément,   en 
même  temps  que  l'un  des  plus  originaux,  celui  qui  résume 
le  mieux  le  génie  français,  ce  génie  fait  de  clarté,  de  conci- 
sion vigoureuse,   d'élégance  et   de   beau  langage.    S'il    fut 
parfois  inégal,  s'il  ne  s'éleva  pas   toujours  et  constamment 
à  la  même  hauteur  —  et  quel  artiste  n'a  pas  ses  défaillances? 
—  la  faute  en  est  moins   à  lui    qu'aux   circonstances,   sur- 
tout aux  écarts  et  aux  faiblesses   de  collaborateurs  envers 
lesquels  il  usait  d'une  indulgence  trop  facile.    Mais  jusque 
dans   ses  œuvres  les  moins   achevées  on  était   sûr  de  ren- 
contrer des  pages  qui  provoquaient  l'enthousiasme,  et  lors- 
qu'il se  montrait  cligne  de  lui-même  il  enfantait  des  chefs- 
d'œuvre    et    signait  ces    merveilles   qui  ont  nom  Adrien, 
Eaphrosine  et  Coradin,  Stratonice,  Ariodant,  Uthal,  Joseph.., 
Comme  tous  les  maîtres,    comme  tous  ceux  que  la  gloire  a 
marqués  au  front  et  qui  ne  passent  sur  cette  terre  que  pour 
y  conquérir  l'immortalité,  Méhul  a  joui  de  ce  rare  privilège 
d'exciter    parallèlement    l'admiration    inconsciente    de   la 
foule  et  celle,  plus  raisonnée,  des  artistes  que  leurs  études, 
leur  éducation  spéciale,  leur  expérience   personnelle,    met- 
taient à  même  de  le  bien  comprendre   et   de  l'apprécier   à 
sa  véritable  valeur.  La  masse  du  public  éprouvait  la  puis- 
sance de  V effet  ;  les  auditeurs  éclairés  découvraient  la  cause, 
et   n'en     étaient    que    plus   portés   à    admirer    la    vigueur 
d'un  génie  qui  savait,  par  des  moyens  infaillibles,   remuer 
la  foule  jusque  dans  ses   entrailles,  faire   naître    l'émotion 
dans  tous  les  cœurs  et  arracher  des  larmes  aux  yeux  les  plus 
rebelles. 

Il  me  semble  précisément  qu'on  ne  saurait  lire  sans  quel- 
que intérêt  les  jugements  qui  ont  été  portés  sur  un  tel 
artiste  par  quelques-uns  de  ses  pairs,  par  des  musiciens 
illustres,  et  surtout  par  ceux  qui  ont  été  ses  contemporains, 
ceux  qui,  ayant  pu  le  suivre  attentivement  et  de  près  dans 
les  différentes  phases  de  sa  carrière,  le  côtoyant  d'ailleurs 
dans  la  vie,  sachant  l'homme  autant  que  l'artiste,   le  con- 


366  MÉHUL 

naissaient  étroitement  et  pouvaient  particulièrement  l'ap- 
précier. Je  vais  donc  reproduire  ici  les  réflexions  que  le 
génie  de  Méhul  a  inspirées  à  certains  de  ses  confrères,  et  je 
commencerai  par  ces  lignes  inédites  de  Cherubini,  qui  dans 
leur  froideur  apparente  font  d'autant  plus  ressortir  les  remar- 
quables facultés  que  Méhul  avait  reçues  de  la  nature  et 
l'heureux  usage  qu'il  en  sut  faire  *  : 

...  Quant  à  son  talent,  il  faut  convenir  que  la  nature  l'avait  bien 
partagé.  Secondé  par  ses  heureuses  dispositions,  profitant  avec  fruit 
des  exemples  des  grands  maîtres,  travaillant  avec  une  constance  que 
l'ambition  de  se  distinguer  soutenait,  on  peut  dire  que  Méhul  s'est,  en 
quelque  sorte,  formé  lui-même,  car  les  leçons  qu'on  lui  avait  données, 
soit  dans  son  pays,  soit  à  son  arrivée  à  Paris,  n'étaient  ni  par  leur 
nature,  ni  par  le  court  espace  de  tems  qu'elles  ont  duré,  assez 
suffisantes  pour  développer  les  moyens  qu'il  a  déployés  par  la  suite. 
Son  style  était  large  et  clair,  tendant  plutôt  vers  les  expressions  fortes 
que  vers  celles  qui  ne  demandent  que  de  la  grâce  et  de  la  douceur  ; 
c'était  plutôt  le  Michel-Ange  que  le  Raphaël  de  la  musique.  C'est  par 
cette  raison  que  ses  compositions  manquent  généralement  de  légèreté, 
d'élégance  et  de  grâce,  surtout  dans  le  genre  comique,  pour  lequel  son 
style  était  moins  porté  que  pour  le  genre  sérieux.  Quoique  cela,  ses 
morceaux  sont  d'une  contexture  et  d'une  coupe  dramatique  toujours 
bien  conçues,  et  ses  accompagnemens  distribués  avec  esprit  et  avec 
effet.  Sa  carrière  musicale,  commencée  l'année  1782,  dont  on  peut  fixer 
l'espace  à  trente-quatre  années,  a  été  glorieusement  remplie  par 
Méhiii,  soit  par  29  opéras  représentés,  soit  par  une  foule  d'autres 
ouvrages  qui  n'offrent  pas  à  la  vérité  le  même  degré  d'intérêt,  tels  que 
la  musique  de  ballets,  des  symphonies,  des  cantates  et  autres  pièces 
fugitives,  mais  qui  ne  laissent  pourtant  pas  de  concourir  à  étendre  la 
réputation  d'un  compositeur.  Si  tous  ses  ouvrages  dramatiques  n'ont 
pas  réussi,  ce  n'est  pas  à  son  talent  qu'on  doit  l'attribuer,  mais  à  la 
nature  du  poème,  car  il  est  bien  rare  qu'un  compositeur  qui  a  des 
idées,  qui  a  du  tact,  et  qui  sait  bien  manier  son  art,  se  trompe  lorsque 
l'auteur  du  poème  ne  se  sera  pas  trompé.  De  tous  les  tems,  en  France, 
le  sort  du  musicien  a  dépendu  du  poète,  et  un  excellent  poème  sou- 
tiendra une  musique  médiocre,  tandis  qu'une  musique  très  belle  ne 
fera  jamais  réussir  un  mauvais  poème. 

Dans  sa  forme  un  peu  austère,  un  peu  rigide  peut-être, 

1  Ces  lignes  sont  extraites   de  la  notice  manuscrite  de    Cherubini  sur 
Méhul,  dont  j'ai  cité,  à  plusieurs  reprises,    des  fragments  si  intéressants. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  367 

ce  jugement  de  Cherubini  sur  Méhul  peut  cependant  passer 
pour  un  éloge  considérable,  étant  données  la  réserve  ordi- 
naire et  les  habitudes  discrètes  de  son  auteur.  Avec  Berton, 
autrement  expansif  de  sa  nature,  très  ardent  et  toujours 
plein  d'enthousiasme,  nous  allons  voir  la  louange  prendre 
les  couleurs  les  plus  vives  et  le  caractère  le  plus  accentué. 
C'est  dans  sa  fameuse  brochure  :  Êpître  à  an  célèbre  com- 
positeur français,  écrite  en  haine  de  Rossini  et  adressée  à 
Boieldieu,  que  Berton  parlait  ainsi  de  son  vieil  ami  Méhul  : 

...  Méhul,  nourri  à  l'école  de  Gluck,  a  fait  plusieurs  chefs-d'œuvre 
dans  le  genre  tragique...  Possédant  à  fond  tous  les  secrets  de  son  art, 
quoique  la  nature  de  son  talent  ne  semblât  pas  l'appeler  à  traiter  le 
comique,  il  composa  cependant  plusieurs  ouvrages  en  ce  genre  ;  il  y 
réussit  plusieurs  fois,  mais  son  esprit,  son  beau  talent,  furent  seuls  de 
la  partie.  Son  génie  dans  la  comédie  lyrique  se  trouvait  à  l'étroit  par 
les  convenances  du  genre  ;  il  fallait  à  l'imagination  de  Méhul  un  champ 
plus  vaste  à  parcourir  ;  les  grandes  passions,  les  caractères  prononcés, 
violens,  étaient  les  domaines  de  son  talent.  Son  cachet  est  gravé  tout 
entier  dans  le  beau  duo  d'Euphrosine,  Toutes  les  hautes  qualités  qui 
peuvent  constituer  une  grande  réputation  s'y  trouvèrent  réunies  ;  la 
nouveauté  de  la  transition  qui  vient  faire  explosion  à  la  fin  de  ce 
morceau  est  d'un  effet  surprenant  et  admirablement  bien  placée.  Mais, 
hélas  !  comme  on  abuse  des  meilleures  choses,  de  froids  imitateurs, 
croyant  apparemment  être  aussi  des  Méhuls,  se  sont  crus  obligés  de  ne 
plus  terminer  un  morceau  de  musique,  fût-ce  même  une  tendre 
romance,  sans  y  introduire,  avant  la  conclusion,  une  transition,  une 
modulation  extraordinaire  ! 

Euphrosine ,  Stratonice,  Mélidore,  VIrato,  une  Folie,  Joseph, 
Uthal,  etc.,  etc.,  sont  tous  des  ouvrages  qui  renferment  des  beautés 
de  l'ordre  le  plus  élevé.  C'est  principalement  dans  les  deux  premiers 
que  Méhul  s'est  montré  le  plus  observateur  des  lois  de  Y  unité  ;  c'est  à 
cette  religieuse  fidélité  qu'il  a  dû  d'y  être  plus  simple,  plus  concis  que 
dans  ceux  qui  leur  ont  succédé.  Mais  je  dois  à  la  gloire  de  ce  grand 
artiste,  au  caractère  de  mon  confrère,  de  mon  ami.  de  dire  que,  si,  dans 
ses  autres  productions,  il  a  quelquefois  eu  la  faiblesse  de  sacrifier  à  la 
manie  du  jour,  cette  faiblesse  n'a  eu  d'autre  source  qu'un  excès  de 
modestie.  Méhul  s'était  persuadé  qu'on  pouvait  faire  mieux  qu'Eu- 
phrosine  et  que  Stratonice  :  Méhul  est  resté  seul  en  France  dans  cette 
opinion  1. 

1  Epître  à  un  célèbre  compositeur  français,  pp.  28-30. 


368  MÉHUL 

Lesueur  ne  se  montrait  pas  moins  enthousiaste  du  génie 
de  Méhul  lorsque,  du  vivant  même  de  celui-ci,  il  écrivait 
ce  qui  suit  dans  sa  fameuse  Lettre  à  Guillard,  qui  est  une 
éclatante  déclaration  de  principes  formulée  par  l'auteur  des 
Bardes.  Voici  comment,  en  1801,  Lesueur  déplorait  que 
Méhul  ne  fut  pas  appelé  à  se  produire  de  nouveau  à  l'Opéra 
après  y  avoir  fait  représenter  Adrien,  après  avoir  donné  au 
théâtre  Favart  tant  et  de  si  incontestables  preuves  de  la 
puissance  de  son  génie  dramatique  : 

Comment,  disait-il,  comment  se  fait-il  que  Méhul,  qui  depuis  dix  ans 
parcourt  une  carrière  si  brillante,  comment  se  fait-il  que  l'auteur  de 
Stratonice,  ftEujphrosine  et  Coradin,  du  magnifique  finale  de  Phro- 
sine  et  Mélidore,  de  l'opéra  d'Ariodant,  comment  se  fait-il  que  le 
compositeur  qui,  au  Grand- Opéra  même,  a  fait  entendre  l'opéra 
d'Adrien,  dont  on  cite  principalement,  et  avec  juste  raison,  des  chœurs 
si  beaux  et  si  fortement  dramatiques,  comment  se  fait-il,  disons-nous, 
qu'il  soit  à  peine  parvenu  à  y  faire  représenter  deux  ouvrages  ?  Gom- 
ment ce  grand  compositeur  n'est-il  pas  chargé  non  plus  [ainsi  que 
Gherubini]  par  le  théâtre  des  Arts  lui-même  de  composer  pour  ce 
spectacle,  où  son  talent  l'appelle  ?  1. 


1  C'est  dans  cette  étonnante  Lettre  a  Gaillard  que  Lesueur,  qu'on  n'ac- 
cusera pas  sans  doute  d'être  un  faiseur  de  ponts-neufs,  posait  des  principes 
que  Méhul  n'eût  assurément  pas  désavoués  et  que  nos  ultra-wagnériens 
feraient  bien  de  méditer  quelque  peu,  venant  d'un  tel  artiste.  La  citation 
est  un  peu  longue  ;  on  me  la  pardonnera  en  faveur  de  son  objet  : 

«  L'école  italienne!  l'école  italienne!...  Gluck  lui-même  a  le  plus  sou- 
vent écrit  ses  tragédies  si  fortement  dramatiques,  avec  l'ordre  et  l'attrait 
de  cette  école.  L'école  italienne,  disons-nous!  Elle  répandra  sa  mélodie, 
son  charme  irrésistible,  son  attrait  tout-puissant  sur  le  nerf  et  l'énergie 
des  musiques  allemandes,  et  sur  la  majesté  solennelle  des  morceaux  d'en- 
semble français.  Soyons  dramatiques,  mais  soyons  dramatiques  avec  de  la 
bonne  musique...  Sans  doute  il  faut  être  dramatique  et  théâtral,  mais  il 
faut  l'être  avec  toute  la  mélodie  d'une  excellente  école;  sans  doute  l'élève  en 
composition  dramatique  doit  apprendre  à  imiter  la  nature,  mais  avec  la 
nature  de  son  art.  Accuser  alors  la  musique  de  ne  point  assez  ressembler 
à  la  déclamation,  qui  elle-même  est  un  art  particulier,  c'est  accuser  la 
musique  d'être  de  la  musique,  cest  accuser  une  langue  d'être  une  langue.  Qu'on 
déclame  le  récitatif,  c'est  au  mieux;  mais  déclamer  les  airs?  mais  déclamer 
les  chœurs?  Le  rythme  et  la  mesure  périodique  doivent  s'y  montrer...  La 
déclamation  alors,  qui  ne  veut  ni  rythme  ni  mesure  périodique,  détruirait 
tout  le  prestige  mélodieux,   et  par  conséquent  toute  la  puissance  de    a 

V 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  369 

Enfin,  Berlioz  lui-même,  qui,  on  le  sait,  n'était  pas 
tendre  aux  artistes  français,  Berlioz  fait  ressortir  d'une 
façon  lumineuse  les  hautes  et  nobles  qualités  qui  distin- 
guaient le  génie  essentiellement  dramatique  de  Méhul.  S'il 
fait  quelques  réserves,  —  qui  ne  me  semblent  pas  d'ailleurs 
absolument  justifiées,  car  ce  n'est  pas  du  même  côté  que 
lui  que  je  porterais  le  blâme,  —  on  va  voir  avec  quelle 
sympathie  véritable,  avec  quel  respect  sincère  et  profond 
il  parle  de  celui  qu'il  considère  comme  un  des  plus  grands 
maîtres  de  la  scène  française. 

Voici  comment  l'auteur  de  V Enfance  du  Christ  et  des 
Troyens  parle  de  l'auteur  de  JosejjJi  et  d' JËuphrosine  : 

...  Son  système  en  musique,  si  tant,  est  que  l'on  puisse  appeler 
système  une  doctrine  semblable,  était  le  système  du  gros  bon  sens,  si 
dédaigné  aujourd'hui.  Il  croyait  que  la  musique  de  théâtre,  ou  toute 
autre  destinée  à  être  unie  à  des  paroles,  doit  offrir  une  corrélation 
directe  avec  les  sentiments  exprimés  par  ces  paroles  ;  qu'elle  doit 
même  quelquefois,  lorsque  cela  est  amené  sans  effort  et  sans  nuire  à 
la  mélodie,  chercher  à  reproduire  l'accent  de  voix,  l'accent  décla- 
matoire, si  l'on  peut  ainsi  dire,  que  certaines  phrases,  que  certains 
mots  appellent,  et  que  l'on  sent  être  celui  de  la  nature  ;  il  croyait 
qu'une  interrogation,  par  exemple,  ne  peut  se  chanter  sur  la  même 
disposition  de  notes  qu'une  affirmation  ;  il  croyait  que  pour  certains 
élans  du  cœur  humain  il  y  a  des  accents  mélodiques  spéciaux  qui  seuls 
les  expriment  dans  toute  leur  vérité,  et  qu'il  faut  à  tout  prix  trouver, 
sous  peine  d'être  faux,  inexpressif,  froid,  et  de  ne  point  atteindre  le 
but  suprême  de  l'art.  Il  ne  doutait  point  non  plus  que,  pour  la  musique 
vraiment  dramatique,  quand  l'intérêt  d'une  situation  mérite  de  tels 
sacrifices,  entre  un  joli  effet  musical  étranger  à  l'accent  scénique  ou  au 
caractère  des  personnages,  et  une  série  d'accents  vrais,  mais  non  pro- 
vocateurs d'un  frivole  plaisir,  il  n'y  a  point  à  hésiter.  Il  était  persuadé 
que  l'expression  musicale  est  une  fleur  suave,  délicate  et  rare,  d'un 
parfum  exquis,  qui  ne  fleurit  point  sans  culture  et  qu'on  flétrit  d'un 
souffle  ;  qu'elle  ne  réside  pas  dans  la  mélodie  seulement,  mais  que 
tout  concourt  à  la  faire  naître  ou  à  la  détruire  :  la  mélodie,  l'harmonie, 

musique  théâtrale...  Attachons-nous  donc  à  ce  qui  fait  V essence,  de  cet  art, 
à  la  mélodie,  puis  à  la  mélodie,  et  toujours  à  la  mélodie  expressive  et 
dramatique.  » 

Et  voilà,  du  coup,  nos  wagnériens  obligés  de  jeter  l'anathème  sur  Le- 
sueur! 

24  ' 


370  -    MÉHUL 

les  modulations,  le  rhythme,  l'instrumentation,  le  choix  des  registres 
graves  ou  aigus  des  voix  et  des  instruments,  le  degré  de  vitesse  ou  de 
lenteur  de  l'exécution,  et  les  diverses  nuances  de  force  dans  l'émission 
du  son.  Il  savait  qu'on  peut  se  montrer  musicien  savant  ou  brillant  et 
être  entièrement  dépourvu  du  sentiment  de  l'expression  ;  qu'on  peut 
posséder,  au  contraire,  au  plus  haut  degré  ce  sentiment  et  n'avoir 
qu'une  valeur  musicale  fort  médiocre  ;  que  les  vrais  maîtres  de  l'art 
dramatique  ont  toujours  été  doués  plus  ou  moins  de  qualités  très 
musicales  unies  au  sentiment  de  l'expression. 

Méhul  n'était  imbu  des  préjugés  d'aucun  de  ses  contemporains,  à 
Tégard  de  certains  moyens  de  l'art  qu'il  employait  habituellement  lors- 
qu'il les  jugeait  convenables,  et  que  les  routiniers  veulent  proscrire  en 
tout  cas.  Il  était  donc  réellement  et  tout  à  fait  de  l'école  de  Gluck  ; 
mais  son  style,  plus  châtié,  plus  poli,  plus  académique  que  celui  du 
maître  allemand,  était  aussi  bien  moins  grandiose,  moins  saisissant, 
moins  âpre  au  cœur  ;  on  y  trouve  bien  moins  de  ces  éclairs  immenses 
qui  illuminent  les  profondeurs  de  l'âme.  Puis,  si  j'ose  l'avouer,  Méhul 
me  semble  un  peu  sobre  d'idées  ;  il  faisait  de  la  musique  excellente, 
vraie,  agréable,  belle,  émouvante,  mais  sage  jusqu'au  rigorisme.  Sa 
muse  possède  l'intelligence^  l'esprit,  le  cœur  et  la  beauté  ;  mais  elle 
garde  des  allures  de  ménagère,  sa  robe  grise  manque  d'ampleur,  elle 
adore  la  sainte  économie. 

C'est  ainsi  que  dans  Joseph  et  dans  Valentine  de  Milan  la  simplicité 
est  poussée  jusqu'à  des  limites  qu'il  est  dangereux  de  tant  approcher. 
Dans  Joseph  aussi,  comme  dans  la  plupart  de  ses  autres  partitions, 
l'orchestre  est  traité  avec  un  tact  parfait,  un  bon  sens  extrêmement 
respectable  ;  pas  un  instrument  n'y  est  de  trop,  aucun  ne  laisse 
entendre  une  note  déplacée  :  mais  ce  même  orchestre,  dans  sa  sobriété 
savante,  manque  de  coloris,  d'énergie  même,  de  mouvement,  de  ce  je 
ne  sais  quoi  qui  fait  la  vie.  Sans  ajouter  un  seul  instrument  à  ceux  que 
Méhul  employa,  il  y  avait  moyen,  je  le  crois,  de  donner  à  leur  ensemble 
les  qualités  qu'on  regrette  de  ne  pas  y  trouver.  J'ai  hâte  d'ajouter  que 
ce  défaut,  s'il  est  réel,  me  paraît  mille  fois  préférable  à  l'abominable 
et  repoussant  travers  qu'il  faut  renoncer  à  corriger  chez  la  plupart  des 
compositeurs  dramatiques  modernes,  et  grâce  auquel  l'art  de  l'instru- 
mentation fait  trop  souvent  place,  dans  les  orchestres  de  théâtre,  à  des 
bruits  grossiers  et  ridicules,  grossièrement  et  ridiculement  placés, 
ennemis  de  l'expression  et  de  l'harmonie,  exterminateurs  des  voix  et 
de  la  mélodie,  propres  seulement  à  marquer  davantage  des  rhythmes 
d'une  vulgarité  déplorable,  destructeurs  même  de  l'énergie,  malgré 
leur  violence;  car  l'énergie  du  son  n'est  que  relative,  et  ne  résulte 
que  des  contrastes  habilement  ménagés  ;  bruits  qui  n'ont  rien  de 
musical,  qui  sont  une  critique  permanente  de  l'intelligence  et  du  goût 
du   public   capable    de    les   supporter,   et   qui  ont   enfin   rendu   nos 


SA  VIE,  SON  GÉNIE  _,  SON  CARACTÈRE  371 

orchestres  de  théâtre  les  émules  de  ceux  que  font  entendre  dans  les 
foires  de  village  les  saltimbanques  et  les  marchands  d'orviétan  1. 

Cherubini,  Berton,  Lesueur,  Berlioz,  voilà  certes  d'écla- 
tants témoignages  en  faveur  du  génie  de  Méhul.  Boieldieu, 
lui  aussi,  était  au  nombre  de  ses  fervents,  et  Ton  a  vu 
quelle  admiration  profonde  Herold  nourrissait  pour  celui 
dont  il  se  montrait  justement  fier  d'être  l'élève.  En  Alle- 
magne ,  Weber  et  Spohr  ne  dissimulaient  pas  davantage  le 
respect  et  la  sympathie  que  leur  inspiraient  les  œuvres 
d'un  maître  qui  excitait  en  eux  la  plus  sincère  et  la  plus 
vive  émotion.  Quant  au  public,  quant  aux  contemporains  de 
Méhul,  il  suffit  de  parcourir  les  journaux  et  les  recueils  qui 
rendaient  compte  de  la  représentation  de  ses  ouvrages  pour 
se  faire  une  idée  de  l'enchantement  que  ceux-ci  produi- 
saient sur  la  foule,  de  la  puissance  qu'exerçait  sur  tous  ce 
grand  nom  de  Méhul,  si  universellement  admiré  et  respecté. 
Il  y  a,  véritablement,  quelque  chose  de  touchant  dans 
l'hommage  qui  ne  cessait  de  lui  être  rendu,  dans  les  égards 
dont  on  l'entourait  constamment,  même  au  milieu  des  cir- 
constances les  moins  propices,  alors  que  la  fortune  semblait 
le  moins  lui  sourire.  Jamais  artiste  ne  fut  accueilli  avec  plus 
de  faveur,  plus  de  reconnaissance,  pourrait-on  dire,  et  dans 
l'histoire  de  notre  musique  dramatique,  je  n'en  connais 
que  deux  qui  aient  obtenu  de  tels  éloges,  qui  aient  à  ce 
point  recueilli  l'unanimité  des  suffrages  :  Grrétry  et  Boiel- 
dieu.  Encore  doit-on  dire  de  Méhul  que,  débutant  par  ce 
coup  de  foudre  à'Euphrosine  et  Coradin,  il  se  vit,  du  pre- 
mier coup,  classé  au  rang  des  maîtres,  placé  presque  en 
dehors  de  la  discussion  et,  à  peine  âgé  de  vingt-sept  ans, 
entouré  d'une  auréole  de  gloire  et  l'objet  d'une  célébrité 
qui  ne  s'acquiert  d'ordinaire  que  par  une  longue  suite  d'ef- 
forts et  de  succès.  Il  entra  réellement  dans  la  carrière  en 
triomphateur.  Par  malheur,  ses  œuvres  ne  lui  ont  pas  sur- 
vécu, parce  que,  trop  peu  soucieux  de  la  valeur  des  poëmes 

1  Les  Moirées  de  V orchestre,  pp.  398-400. 


372  MÉHUL 

qu'il  mettait  en  musique,  la  représentation  de  ces  œuvres 
est  devenue  presque  impossible  aujourd'hui.  Et  encore  ici 
faut-il  remarquer  que  la  beauté  surprenante  de  la  musique 
de  Joseph,  seule  épave  échappée  au  naufrage  général,  a  fait 
passer  condamnation  sur  les  imperfections  du  livret,  et  que 
ce  seul  chef-d'œuvre  suffit  à  justifier,  aux  yeux  du  public 
actuel,  l'immense  renommée  qui  s'est  attachée  au  nom  de 
ce  maître  enchanteur. 

Et  si  le  génie  de  l'artiste  était  lumineux  et  magnifique,  le 
caractère  de  l'homme  n'était  pas  moins  digne  de  respect, 
et  ne  commandait  pas  moins  l'estime  et  l'affection.  Le 
public,  qui  ne  s'y  trompe  pas,  et  qui,  tout  en  subissant  les 
effets  de  certains  charlatanismes,  sait  très  bien  accorder  ses 
sympathies  les  plus  vives  à  ceux  qui  les  méritent  le  mieux, 
à  ceux  qui  ne  comptent  que  sur  leur  talent  pour  les  obtenir, 
le  public  savait  gré  à  Méhul  de  la  rectitude  et  de  la  noblesse 
de  sa  conduite,  de  la  simplicité  et  de  l'austérité  de  son  carac- 
tère. On  pardonne  aisément  au  génie  certains  écarts,  certaines 
faiblesses,  voire  certaines  excentricités  ;  mais  on  l'aime  mieux 
encore  lorsqu'aux  grandes  facultés  qui  le  constituent  il  joint 
de  hautes  qualités  morales  :  le  respect  de  soi-même,  le  sen- 
timent exact  de  sa  valeur  absolue  et  relative,  le  souci  de 
sa  dignité  et  par  conséquent  l'honnêteté  dans  ses  rapports 
avec  le  public.  Ces  qualités  étaient  précisément  celles  de 
Méhul,  dont  le  caractère  a  été  ainsi  retracé,  non  sans  bon- 
heur, par  un  homme  qui  le  connaissait  bien,  son  élève 
Auguste  Blondeau,  auquel  son  enseignement  et  ses  soins 
avaient  valu  le  grand  prix  de  Rome  en  1808: 

Méhul,  doué  d'un  esprit  élevé,  cultivé,  d'une  sensibilité  profonde, 
quelque  peu  mélancolique,  portait  dans  toute  sa  personne  et  dans  ses 
habitudes  cette  nuance  qui,  sans  être  précisément  la  tristesse,  en  est 
cependant  plus  proche  que  de  la  gaîté,  et  annonce  que  l'âme,  sans 
cesse  active,  est  constamment  préoccupée  de  quelque  émotion  tendre 
et  sérieuse  à  la  fois.  Sa  parole  était  claire,  sonore,  discrète,  sa  conver- 
sation était  calme,  spirituelle,  son  enseignement  était  lucide,  concis, 
positif,  la  lumière  même.  La  rectitude,  la  pureté  étaient  ses  principes 
dominants,  ce  que  l'on  peut  reconnaître  dans  ses  belles  partitions, 
comme  dans  ses  écrits,  dont  aucun  malheureusement  n'a  vu  le  grand 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  373 

jour  de  l'impression1.  Il  était  d'un  facile  accès,  bon  et  obligeant;  il 
encourageait  les  talents  naissants  et  ne  leur  refusait  ni  ses  conseils,  ni 
son  appui.  D'une  probité  sévère,  d'une  délicatesse  éprouvée,  l'envie  ne 
troubla  jamais  son  repos,  et  sa  parole  comme  son  jugement  étaient 
également  équitables  à  l'égard  des  œuvres  des  nombreux  émules  que 
lui  donna  son  siècle,  et  au  milieu  desquels  il  acquit  par  ses  ouvrages 
une  si  vaste  et  si  juste  célébrité 2. 

Le  caractère  de  Méhul  était  en  effet  plein  de  générosité, 
de  noblesse  et  de  bonté.  Une  probité  austère,  une  hon- 
nêteté scrupuleuse,  une  délicatesse  exquise  s'alliaient  chez 
lui  aux  sentiments  les  plus  tendres,  à  une  rare  chaleur  de 
cœur,  au  désir  toujours  ardent  de  faire  le  bien  et  d'aider 
son  prochain.  Plein  d'affection  pour  ses  élèves,  de  dévoue- 
ment pour  ses  amis,  de  déférence  pour  tous,  il  n'attendait 
même  pas  qu'on  sollicitât  son  crédit,  et  s'employait  spon- 
tanément en  faveur  de  ceux  à  qui  il  pouvait  être  utile. 
Monsigny,  dont  il  semblait  s'être  donné  la  tâche  de  protéger 
la  vieillesse,  lui  dut  de  voir  ses  derniers  jours  à  l'abri  du 
besoin  ;  il  fut  un  de  ceux  qui  facilitèrent  à  Boieldieu   ses 


1  Ceci  est  une  erreur.  Les  rares  écrits  de  Méhul,  qui  se  bornent  à  quel- 
ques rapports  officiels,  lus  à  l'Institut,  ont  été  insérés  soit  dans  leMoniteur, 
soit  dans  le  Magasin  encyclopédique. 

2  Auguste-L.  Blondeau  :  Histoirede  la  musique  moderne,  T.  II,  pp.  216-217. 
—  De  son  côté,  Arnault,  l'un  des  premiers  collaborateurs  de  Méhul,  a 
rendu  ainsi  hommage  à  son  caractère  :  —  «  Non  moins  favorisé  par  la 
nature  en  ce  qui  regarde  le  cœur  qu'en  ce  qui  tient  au  génie,  Méhul  avait 
un  caractère  élevé  comme  son  talent,  caractère  formé  d'une  sensibilité 
profonde,  alliée  à  une  grande  énergie  et  à  la  plus  sévère  intégrité.  Son 
âme,  à  la  fois  tendre  et  forte,  était  ouverte  à  toutes  les  passions,  et  les 
combattait  toutes,  hors  celle  de  la  gloire.  De  là,  dans  toutes  les  manières 
de  Méhul,  une  certaine  austérité  qui  n'était  pas  sans  grâce.  La  générosité 
fut  habitude  en  lui.  S'il  s'agissait  d'un  autre,  je  chercherais  dans  sa  vie 
quelques  traits  pour  le  prouver;  quant  à  lui,  je  n'en  connais  qu'une 
preuve,  c'est  sa  vie  tout  entière.  Ajoutez  à  ces  qualités  une  imagination 
ardente  et  cependant  un  esprit  juste  et  délié,  le  jugement  le  plus  sain,  la 
pénétration  la  plus  profonde,  un  goût  délicat  en  tout,  joints  à  une  élocu- 
tion  aussi  correcte  que  facile,  et  enfin  un  talent  particulier  pour  jeter  de 
l'intérêt  dans  tous  les  genres  de  conversations,  et  vous  aurez  à  peu  près 
une  idée  de  ce  que  fut  Méhul,  l'un  des  hommes  les  plus  attachants  que 
j'aie  rencontrés.  »  (Œuvres  d'Arnault,  T.  V,  p.  461.) 


374  MÉHUL 

premiers  pas  dans  la  carrière*  Plantade  put  lui  être  recon- 
naissant de  la  situation  qu'il  lui  fit  acquérir  •  ses  élèves 
Dugazon,  Herold,  Beaulieu,  Blondeau,  étaient  l'objet  de  ses 
soins  constants  ;  enfin  tous  ceux  qui  l'approchaient  étaient 
à  même  d'éprouver  la  solidité  de  ses  relations,  d'apprécier 
les  effets  de  l'aide  bienfaisante  qu'il  accordait  toujours  à 
qui  s'en  montrait  digne. 

Il  y  a  pourtant  une  ombre  légère  à  ce  tableau,  et  que  je 
ne  saurais  dissimuler.  Dans  le  portrait  touchant  qu'il  a  tracé 
de  son  maître,  Blondeau  a  commis  une  erreur  qu'il  importe 
de  relever,  en  disant  que  «l'envie  ne  troubla  jamais  son 
repos».  Or,  pour  quiconque  a  étudié  le  grand  homme,  ce 
ne  saurait  être  un  mystère  que  le  sentiment  fâcheux  qu'il 
éprouvait  tout  d'abord  en  présence  du  succès  d'un  de  ses 
confrères.  Méhul  était  ombrageux,  Méhul  était  ambitieux, 
il  avait  soif  de  gloire,  comme  il  le  disait  lui-même,  et  il 
lui  semblait  peut-être  qu'on  lui  volait  une  partie  de  la 
sienne  lorsqu'on  excitait  les  applaudissements  du  public. 
Quelque  singulière  que  puisse  paraître  cette  faiblesse  chez 
un  artiste  d'un  tel  génie  et  d'une  trempe  aussi  vigoureuse, 
le  fait  est  absolument  constant,  et  on  peut  le  dévoiler  d'au- 
tant plus  volontiers  que  Méhul  s'en  accusait  lui-même  avec 
une  franchise  qui  l'honore  et  qui  peut  facilement  lui  faire 
accorder  son  pardon.  Entre  autres  témoignages  relatifs  à  ce 
sujet,  je  citerai  les  lignes  suivantes  de  Charles  Maurice, 
que  son  admiration  pour  le  maître  garantit  de  toute  suspi- 
cion de  mensonge  ou  d'injustice  en  cette  circonstance  :  — 
«  Le  compositeur  de  tant  de  génie  et  d'un  caractère  si 
recommandable,  dit-il,  celui  qui  a  trouvé  Joseph  et  Vlrato, 
ces  deux  extrêmes  d'une  beauté  si  rare,  Méhul,  dînant 
aujourd'hui  chez  M.  Saint-Prix1,  nous  a  donné  un  exemple 
de  sincérité  qui  lui  fait  le  plus  grand  honneur.  On  causait 
des  faiblesses  humaines.  —  11  en  est  une,  dit-il,  dont  je  ne 
saurais  me  défendre  et  que  je  combats  vainement.  Je  ne  crois 
pas  être  envieux,  et  pourtant  les  succès  des  autres  me  font  mal  ; 

1  L'artiste  célèbre  de  la  Comédie-Française. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  375 

je  l'avoue,  pour  V expier  en  le  disant.  Cette  preuve  d'abnéga- 
tion, cette  franchise  d'un  homme  à  ce  point  supérieur;  nous 
ont  fort  touchés,  et  pour  y  répondre  par  une  douce  espérance, 
sur  la  spirituelle  proposition  de  M.  Saint-Prix,  nous  avons 
porté  ce  toast  général  :  Au  prochain  chef-d'œuvre  que  nous 
donnera  Mêhul!»1. 

Ce  n'était  pas  là  le  seul  travers  du  caractère  d'ailleurs  si 
loyal  et  si  chevaleresque  de  Méhul.  Chose  étrange  !  et  que 
j'ai  eu  déjà  l'occasion  de  faire  remarquer  :  ce  musicien  d'un 
génie  si  incontesté,  cet  artiste  si  fêté,  si  choyé,  si  gâté  par 
le  public,  et  qui,  s'il  ne  fut  pas  toujours  également  heureux 
dans  les  manifestations  de  son  talent,  se  vit  du  moins  tou- 
jours  entouré  du  respect  et  de  l'admiration  de  tous, 
Méhul,  enfin,  se  croyait  et  se  disait  l'objet  d'une  sorte  de 
conspiration  occulte  ourdie  contre  sa  gloire  et  ses  succès  ï 
Inquiet,  méfiant,  ombrageux  à  l'excès,  il  se  voyait  sans  cesse 
en  butte  à  de  sourdes  inimitiés,  environné  d'êtres  qui  ne 
songeaient  qu'à  lui  nuire,  et  victime  de  je  ne  sais  quelles 
machinations  sournoisement  organisées  contre  son  repos  et 
son  bonheur  !  Il  se  rendait  ainsi  malheureux  à  plaisir,  et 
l'on  peut  bien  dire  que  c'est  lui-même  qui  conspirait  contre 
sa  tranquillité,  empoisonnant  par  d'injustes  soupçons,  par 
des  craintes  chimériques,  les  satisfactions  les  plus  légitimes, 
les  plus  nobles  jouissances  qu'il  pût  éprouver2. 

De  tout  cela  pourtant  il  était  le  seul  à   souffrir,  et  l'on  ne 


d  Histoire  anecdotique  du  Théâtre  et  de  la  Littérature,  T.  I,  p.  191. 

2  «  Fatalement  doué  de  cette  disposition  mélancolique  qui  est  la  cou- 
ronne d'épines  du  génie,  il  voyait  des  ennemis  dans  ses  rivaux  et  trans- 
formait en  complots  de  la  haine  les  brigues  de  la  concurrence.  La  finesse 
de  son  tact,  la  délicatesse  de  son  goût,  n'empêchaient  pas  qu'il  ne  se 
méprît  très  souvent  au  choix  des  ouvrages  qu'on  venait  lui  proposer  pour 
la  scène,  et,  soit  que  la  faiblesse  du  poème  glaçât  l'imagination  du  com- 
positeur, soit  qu'elle  enchaînât  l'applaudissement  aux  mains  des  specta- 
teurs, un  demi-succès  faisait  vibrer  au  cœur  de  Méhul  une  note  aussi 
douloureuse  qu'aurait  pu  faire  la  chute  la  plus  complète.  Alors,  il  souffrait 
en  silence,  mais  loin  d'en  moins  souffrir,  la  contrainte  qu'il  s'imposait 
pour  dissimuler  sa  blessure  ne  servait  qu'à  l'envenimer  encore.  >»  — 
(Vieillard  :  Méhul,  sa  vie  et  ses  œuvres,  p.  27.) 


376  MÉHUL 

saurait  lui  tenir  rigueur  à  ce  sujet,  car  les  défauts  qui  ne 
nuisent  qu'à  celui  qui  les  possède  sont  en  quelque  sorte  des 
défauts  négatifs. 

Il  n'en  reste  pas  moins  que  Méliul  était  le  meilleur  dès 
hommes,  le  plus  sûr  des  amis,  et  qu'à  ce  double  titre,  sans 
parler  de  son  génie,  il  se  voyait  recherché  par  tous  ceux 
qui  étaient  à  même  de  le  bien  connaître,  d'apprécier  sa 
haute  valeur  morale  *et  ses  rares  facultés  intellectuelles. 
C'est  qu'aussi  il  ne  se  contentait  pas  d'être  un  grand 
artiste.  Homme  du  monde,  homme  de  goût,  esprit  cultivé, 
causeur  charmant  et  d'une  originalité  piquante  bien  que  sa 
conversation  fût  sans  apprêt  et  sans  ambition,  le  fils  de 
l'humble  aubergiste  de  Grivet  apportait  dans  la  société  la 
plus  choisie  les  qualités  à  la  fois  solides  et  brillantes  qui 
excitent  la  sympathie,  commandent  le  respect,  forcent  l'at- 
tention et  font  naître  le  désir  d'une  plus  étroite  intimité. 
Joignant  à  ces  qualités  les  dons  extérieurs  les  plus  heu- 
reux, bien  pris  dans  sa  taille  plutôt  petite  qu'élevée,  avec 
des  manières  d'une  cordialité  séduisante,  son  regard  clair 
et  profond,  son  sourire  plein  de  grâce,  l'aisance  de  sa  per- 
sonne, sa  parole  grave  et  harmonieuse,  la  facilité  de  son 
élocution,  la  variété  de  ses  connaissances,  en  faisaient 
un  des  êtres  les  plus  accomplis  qui  se  puissent  imaginer. 

Aussi  peut-on  dire  qu'il  était  aimé  de  quiconque  pouvait 
l'approcher,  exerçant  sur  tous,  d'une  façon  toute  naturelle 
et  par  le  seul  fait  d'une  supériorité  qui  s'imposait  d'elle- 
même,  un  ascendant  irrésistible  et  comme  une  sorte  de  fas- 
cination affectueuse.  Ses  collaborateurs,  ses  confrères,  ses 
élèves,  les  artistes  qui  étaient  chargés  d'interpréter  ses 
œuvres,  tous  subissaient  cet  ascendant,  cette  fascination,  et 
tous  lui  témoignaient,  en  retour  de  la  bonté,  de  la  sollici- 
tude qu'il  prodiguait  autour  de  lui,  le  plus  vif,  le  plus  pro- 
fond et  le  plus  sincère  attachement. 

Dans  la  première  partie  de  cette  étude,  j'ai  donné  un 
aperçu  des  relations  établies  et  entretenues  par  Méhul  à 
l'époque  de  la  Révolution  et  surtout  du  Directoire,  c'est-à- 
dire  aux  plus  belles  années  de  sa  jeunesse  active,  brillante 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  377 

et  glorieuse,  j'ai  fait  connaître  quelques-uns  des  salons 
qu'il  fréquentait  particulièrement,  où  il  était  constamment 
appelé,  recherché,  désiré.  On  a  peine  à  comprendre,  répandu 
comme  il  l'était  alors  et  dans  le  monde  officiel,  et  dans  le 
monde  artiste,  et  même  dans  le  monde  frivole,  comment  il 
pouvait  concilier  les  soins  que  réclamaient  ces  nombreuses 
relations  avec  les  obligations,  autrement  absorbantes,  que  lui 
imposaient  son  travail  et  l'exercice  de  sa  profession.  Aussi 
paraît-il  avoir  renoncé  d'assez  bonne  heure,  et  sans  regrets 
bien  vifs,  à  cette  partie  un  peu  factice  de  l'existence  d'un 
artiste,  remplaçant  par  la  méditation,  par  la  rêverie  à  la- 
quelle il  était  naturellement  enclin,  des  distractions  et  des 
plaisirs  superficiels  qui  ne  convenaient  que  médiocrement 
à  son  caractère  studieux,  mélancolique  et  réfléchi.  Devenu 
un  peu  sombre  une  fois  la  première  jeunesse  passée,  obligé 
d'ailleurs  par  l'état  de  sa  santé  à  une  vie  aussi  retirée  que 
le  lui  permettaient  ses  occupations  et  ses  travaux,  il  se 
dégagea  peu  à  peu  de  ses  attaches  mondaines,  et  bientôt 
ne  resta  plus  guère  fidèle  qu'à  un  seul  salon;  mais  celui-là, 
qu'il  ne  cessa  de  fréquenter  jusqu'à  ses  derniers  jours,  avait 
pour  lui  un  attrait  invincible  :  c'était  celui  du  grand  violo- 
niste Rodolphe  Kreutzer,  comme  lui  compositeur  drama- 
tique et  qui  plus  tard  fut  chef  d'orchestre  de  l'Opéra. 
Méhul  était  attiré  là  non- seulement  par  son  amitié  pour 
Rodolphe  et  pour  son  frère  Auguste,  mais  aussi  par  la  grâce 
séduisante  de  Mrae  Kreutzer,  femme  extrêmement  distin- 
guée, douée  d'un  esprit  très  fin,  d'un  sens  artistique  exquis, 
et  qui  lui  témoignait  une  inappréciable  affection.  On  a  pu 
voir,  par  les  lettres  qu'il  adressait  à  cette  femme  char- 
mante au  cours  de  son  voyage  dans  le  Midi,  peu  de  temps 
avant  sa  mort,  si  Méhul  lui  rendait  cette  affection. 

C'est  dans  ce  salon  très  élégant  et  très  artiste  de  la  rue 
de  Provence,  où  la  joie  à  son  arrivée  se  peignait  sur  tous 
les  visages,  où  ses  jours  de  visite  étaient  de  véritables  jours 
de  fête,  que  Méhul  aimait  à  revenir  sans  cesse,  sachant  y 
trouver,  avec  des  hôtes  pour  lui  pleins  de  prévenances, 
d'attentions  et  de  cordialité,  quelques  bons  et  solides  amis, 


378  MÉHUL 

d'excellents  camarades,  qu'il  était  toujours  heureux  de 
revoir  et  pour  qui  sa  présence  était  un  bonheur.  Vieillard, 
qui  lui-même  à  cette  époque  était  un  des  habitués  de  ce 
salon,  a  consigné  à  son  sujet  quelques  souvenirs  intéres- 
sants: 

La  maison  de  Kreutzer,  dit-il,  était  un  vrai  sanctuaire  de  l'art.  A 
l'Opéra-Comique,  les  deux  grands  succès  de  Lodoïska  et  de  Paul  et 
Virginie  ;  à  l'Opéra,  Astyanax,  la  Mort  d'Abel  et  Aristippe  avaient 
donné  à  Kreutzer  un  rang  très  distingué  parmi  les  compositeurs 
français.  Premier  violon  [solo]  à  l'Opéra,  parmi  ses  contemporains 
Rode  et  Baillot  pouvaient  seuls  être  placés  sur  la  même  ligne  que  lui. 
Son  frère  et  son  élève,  Auguste,  promettait  d'être  son  digne  successeur. 
Ces  titres  divers  à  la  vogue  et  à  la  célébrité  avaient  procuré  à  Kreutzer 
une  des  plus  grandes  existences  d'artiste  dont  il  y  ait  eu  d'exemple  en 
France  ;  par  le  talent,  il  était  arrivé  à  la  fortune,  et  la  spirituelle 
intelligence  d'une  femme  du  plus  haut  mérite  avait  fait  de  sa  maison 
le  centre  de  réunion  d'un  petit  nombre  d'auteurs  et  d'artistes  d'élite 
qu'il  rassemblait  toutes  les  semaines  à  sa  table.  La  place  de  Méhul  y 
était  toujours  marquée  la  première  ;  heureux  et  fier  de  m'y  voir  admis, 
je  dois  dire  que,  de  toutes  les  relations  de  cette  nature  dont  j'ai  joui 
dans  une  carrière  déjà  prolongée  au-delà  du  terme  commun,  je  n'en  ai 
pas  rencontré  qui  m'ait  procuré  de  plus  douces  jouissances,  ni  laissé  de 
meilleurs  souvenirs.  Ce  qui  faisait  surtout  le  charme  de  ces  réunions, 
c'était  la  franchise  de  ton,  l'absence  de  toute  prétention  guindée,  la 
bonhomie  enfin  qui  y  régnait  constamment.  Le  moyen  de  ne  pas  réussir 
dans  le  cercle  ou  à  la  table  que  les  deux  belles-sœurs,  Mmes  Adèle  et 
Alphonsine  Kreutzer,  animaient  de  leur  esprit  si  ingénieux,  si  naturel, 
c'était  d'y  apporter  l'intention  de  briller,  de  dire  des  mots,  de  lancer 
des  traits.  J'ai  vu  Vigée,  longtemps  cité  à  Paris  comme  un  causeur 
d'élite,  y  échouer  complètement.  Quel  contraste  formait  sa  pétulance, 
son  brio  prétentieux,  avec  l'aménité,  la  finesse  si  discrète  et  si  mesurée 
que  Méhul  apportait  dans  la  conversation,  et  qui  donnait  du  prix  à  la 
plus  simple  parole  !  Un  artiste,  lui-même  homme  de  beaucoup  d'esprit, 
le  jeune  Pradher,  disait  avec  raison  que  Méhul  savait  faire  un  mot 
charmant  d'un  simple  bonjour  ! 1. 

Méhul  n'était  pas  seulement,  comme  je  l'ai  dit,  un  cau- 
seur attachant  et  plein  d'esprit,  aux  réparties  fines    et  aux 


1  Méhul,  sa  vie  et  ses  œuvres,  pp.  39-40. 


SA  VIE,  SON  GÉNIE,  SON  CARACTÈRE  379 

réflexions  ingénieuses  ;  c'était  encore  un  conteur  charmant, 
un  inventeur  très  curieux  et  très  écouté  de  récits  étranges, 
d'aventures  extraordinaires,  qu'il  déroulait  devant  ses 
auditeurs  avec  un  talent  très  particulier  et  un  impertur- 
bable sang-froid.  Son  imagination,  très  féconde  sous  ce  rap- 
port, lui  suggérait  d'étonnantes  histoires  de  voleurs,  de 
revenants,  de  fantômes,  qu'il  se  plaisait  à  renouveler  sans 
cesse,  histoires  d'un  caractère  toujours  piquant,  souvent 
lugubre  et  tout  à  fait  fantastique,  par  lui  menées  à  leur 
terme  avec  une  rare  habileté  à  l'aide  d'une  foule  d'inci- 
dents, d'épisodes  soit  dramatiques,  soit  burlesques,  qui 
s'entre-croisaient  et  s'enchevêtraient  dans  sa  narration  de 
façon  à  produire  l'effet  le  plus  prodigieux.  Sa  réputation 
était  si  bien  établie  à  cet  égard,  dans  les  salons  où  l'on 
était  assez  heureux  pour  jouir  de  sa  présence,  qu'on  ne 
manquait  jamais  de  lui  demander  un  de  ces  récits,  et  qu'il 
ne  se  faisait  point  prier  pour  se  rendre  aux  sollicitations 
dont  il  était  l'objet.  Un  chroniqueur  s'est  plu  à  rappeler, 
dans  les  lignes  que  voici,  avec  les  procédés  habituels  à 
Méhul  en  pareilles  circonstances ,  les  succès  que  lui 
valaient  son  imagination  fertile  et  son  talent  très  apprécié 
de  conteur  : 

Méhul  n'a  point  écrit,  que  je  sache  ;  mais  il  aurait  mérité  qu'un 
sténographe  recueillît  les  contes  qu'il  débitait  en  petit  comité.  Il  excel- 
lait surtout  dans  les  contes  de  revenants,  il  produisait  un  effet  de  peur 
dont  il  était  difficile  de  se  garantir,  quelqu'averti  que  l'on  fût  ;  il  avait 
une  manière  de  procéder  dans  ses  récits  qui  lui  réussissait  toujours.  Il 
commençait  du  ton  le  plus  simple,  il  multipliait  les  détails  les  plus 
naturels  ;  on  assistait  en  quelque  sorte  à  l'action  qu'il  mettait  en  scène, 
il  y  faisait  figurer  quelquefois  des  personnages  connus  :  il  se  servait  de 
leurs  noms  pour  faire  croire  à  l'authenticité  de  ce  qu'il  avait  vu, 
disait-il,  ou  appris  de  témoins  dignes  de  foi.  Ensuite,  lorsque  l'on  était 
bien  séduit,  bien  captivé  par  toutes  ces  fausses  apparences  de  sincérité, 
il  entrait  peu  à  peu  dans  le  fantastique,  si  bien,  si  fort,  qu'à  l'arrivée 
du  revenant  on  croyait  à  sa  réalité  ;  le  mensonge  était,  pour  ainsi  dire, 
caché  dans  la  foule  des  ressemblances  qui  l'enveloppaient. 

Quelquefois  Méhul  employait  un  autre  artifice.  Il  débutait  par  des 
réflexions  philosophiques,  par  quelques  observations  de  mœurs,  par 
des  questions  de  morale  qu'il  faisait  suivre,  pour  leur  prêter  appui, 


380  MÉHUL 

d'une  petite  historiette  qu'il  inventait,  ce  dont  il  se  gardait  bien  de 
convenir,  et  dans  laquelle  il  se  plaçait  lui-même  comme  acteur. 
Instruit  des  moyens  dont  il  usait  habituellement  dans  ses  récits,  on 
attendait  le  revenant,  et  le  revenant  ne  paraissant  pas,  l'historiette 
finissait  comme  elle  avait  commencé,  sans  sortir  des  voies  naturelles, 
et  même  au  lieu  d'effrayer  elle  faisait  rire,  elle  aboutissait  à  une 
plaisanterie *. .  .  . 


Je  reviens  à  Méhul  musicien. 

On  a  reproché  à  ce  maître  d'abuser  des  effets  matériels 
et  de  se  montrer,  en  plus  d'une  occasion,  excessif  quant 
aux  moyens  employés  pour  obtenir  ces  effets.  Dans  la  notice 
qu'il  a  fournie  sur  lui  à  la  Biographie  Michaud,  Sévelinges 
dit  à  ce  sujet:  — ■  «Méhul  ne  dissimulait  pas  lui-même,  et 
il  en  a  fait  l'aveu  à  l'auteur  de  cet  article,  qu'entraîné  par 
l'esprit  d'une  époque  où  l'exagération  des  idées  s'était 
introduite  jusque  dans  les  arts,  il  avait  abusé  quelquefois 
des  moyens  d'effet  jusqu'à  confondre  le  bruit  avec  l'énergie.  » 
Je  ne  sais  trop  si  le  reproche  est  bien  fondé.  En  tout  cas, 
on  pourrait  expliquer  ce  défaut  chez  Méhul,  sinon  l'excuser, 
en  faisant  remarquer  qu'il  a  composé  beaucoup  de  musique 
pour  les  grandes  fêtes  révolutionnaires,  et  que  cette 
musique,  écrite  en  vue  de  masses  considérables  et  des- 
tinée à  être  exécutée  en  plein  air,  lui  avait  peut-être  fait 
prendre  l'habitude  de  grossir  ses  effets  et  de  forcer  son 
instrumentation  pour  lui  donner  l'intensité  sonore  exigée 
par  la  nature  même  de  cette  exécution.  On  a  dit  que  Grétry 
lui-même  ayant  directement  exposé  à  Méhul  ce  grief  qu'on 
formulait  contre  lui,  celui-ci  lui  aurait,  en  souriant,  fait 
une  réponse  analogue  à  celle  qu'on  attribue  à  Crébillon 
parlant  de  Corneille  et  de  Racine,  et  lui  aurait  répondu  : 
«  Gluck  a  pris  la  terre,  Sacchini  le  ciel,  je  me  jette  à  corps 
perdu  dans  les  enfers.  »  Quoi  qu'il  en  soit,  Méhul  a  prouvé 
avec  éclat  qu'il  pouvait,  à  l'occasion,  allier  la  sobriété  la 
plus  sévère  et  le  goût  le  plus  pur  au  sentiment  le  plus  dra- 


Madame  Kreutzer,  par  Audibert.  {Le  Voleur,  du  15  juillet  1851.) 


SA  VIE,  SON  GÉNIE 3   SON  CARACTÈRE  381 

matique  et  à  la  plus  grande  force  d'expression.  Stratonice, 
aussi  bien  que  Joseph,  plaide  victorieusement  sa  cause 
sous  ce  rapport  :  je  crois  qu'il  serait  difficile  de  repro- 
cher à  ces  deux  chefs-d'œuvre  aucun  excès  d'aucune 
sorte. 

D'ailleurs,  si  cette  exagération  que  quelques-uns  ont 
blâmée  chez  Méhul  avait  eu  sa  source  dans  une  sorte  de 
système  volontaire  et  déterminé,  il  serait  malaisé  de  la  faire 
concorder  avec  le  sentiment  d'admiration  que  lui  faisait 
éprouver  le  plus  sobre  et  le  plus  merveilleux  de  tous  les 
maîtres,  l'auteur  de  Don  Juan  et  des  Noces  de  Figaro.  Cette 
admiration  de  sa  part  était  grande  en  effet,  et  elle  m'est 
prouvée  par  cette  note  trouvée  dans  les  papiers  de  son 
neveu  Daussoigne,  et  qui  m'a  été  communiquée  par  le 
fils  de  ce  dernier  :  —  «  Le  grand  compositeur  qui  me  servit 
de  père  parlait  un  jour  de  Mozart,  avec  une  grande  anima- 
tion, en  présence  de  son  collaborateur  Alexandre  Duval, 
auteur  du  poème  de  Joseph.  Mais,  mon  cher  Méhul,  lui  dit 
Duval  un  peu  surpris,  vous  considérez  donc  Mozart  comme 
un  musicien  incomparable  ?  Méhul  retrouvant,  devant 
cette  question,  son  calme  habituel,  lui  répondit:  Incom- 
parable, dit  es- vous  P  Ma  foi,  mon  ami,  je  n'en  sais  vraiment 
rien,  car  je  n'ai  jamais  eu  la  pensée  de  le  comparer  à  per- 
sonne... » 

Quoi  qu'on  puisse  dire  de  Méhul  et  quelques  défauts 
qu'on  lui  puisse  reprocher,  il  reste,  grâce  à  ses  nobles  et 
puissantes  facultés,  l'un  des  plus  grands  artistes  dont  les 
hommes  doivent  perpétuer  le  souvenir,  l'un  de  ceux  surtout 
qui  doivent  nous  être  le  plus  chers,  à  nous,  Français,  ses 
compatriotes.  BufFon  a  dit,  en  définissant  l'éloquence  : 
«  Que  faut-il  pour  émouvoir  la  multitude  et  l'entraîner  ? 
Que  faut-il  pour  ébranler  la  plupart  des  autres  hommes  et 
les  persuader  ?  un  ton  véhément  et  pathétique,  des  gestes 
expressifs  et  fréquents,  des  paroles  rapides  et  sonnantes. 
Mais  pour  le  petit  nombre  de  ceux  dont  la  tête  est  ferme, 
le  goût  délicat  et  le  sens  exquis,  et  qui  comptent  pour  peu 
le  ton,  les  gestes  et  le  vain  son  des  mots,   il  faut  des  choses, 


382  MÉHUL 

des  pensées,  des  raisons  ;  il  faut  savoir  les  présenter,  les 
nuancer,  les  ordonner  ;  il  ne  suffit  pas  de  frapper  V oreille  et 
oV  occuper  les  yeux,  il  faut  agir  sur  Vâme?  et  toucher  le  cœur  en 
parlant  à  V esprit,  » 

Là  était  justement  le  secret  de  Méhul  :  il  savait  «  agir  sur 
l'âme,  et  toucher  le  cœur  en  parlant  à  l'esprit.  »  C'est  ce 
qui  a  fait  sa  force,  c'est  le  fond  même  de  son  génie,  c'est 
ce  qui  le  rend  immortel  ! 


APPENDICE 


LISTE  CHRONOLOGIQUE  DES  ŒUVRES  DRAMATIQUES 

DE  MEHUL. 


DATES. 


4  septembre 

1790. 

15  fév.  1791. 

3  mai  1792. 

G  mars  1793. 

28  mars  1793. 

18  fév.  1794. 
26  février 

1794. 
6  mai  1794. 

11  septembre 

1794. 

12  mars  1795. 

5déc.  1795. 
1er  mai  1797. 
15  déc.  1797. 

5  juin  1799. 
11  oct.  1799. 
14  mars  1800 
14  juin  1800. 

27  déc.  1800, 


TITRES. 


Euphrosine  (5,  puis  4,  puis 

3  actes). 

Cora  (4  actes). 

Stratonice  (1  acte). 

Le  Jugement  de  Paris, 

ballet  (3  actes). 
Le  jeune  Sage  et  le  vieux 

Fou  (1  acte). 

Horatius  Coclès  (1  acte). 

Le  Congrès  des  Rois 

(3  actes)1. 
Mélidore  et  Plwosine 
(3  actes). 
Timoléon,  tragédie 
avec  chœurs  (3  actes). 
Doria  ou  la  Tyrannie  dé- 
truite (3  actes). 
La  Caverne  (3  actes). 
Le  jeune  Henry  (2  actes). 
Le  Pont  de  Lodi  (1  acte). 
Adrien  (3  actes). 
Ariodant  (3  actes). 
Épicure  (3  actes)  2. 
La  Dansomanie,  ballet 
(2  actes). 
Bion  (1  acte). 


LIBRETTISTES. 


HOFFMAN. 

Valàdier. 

HOFFMAN. 

Gardel. 

HOFFMAN. 

Arnault. 
Demaillot. 

Arnault. 

M.-J.  Chénier. 

Legouvé 

et  d'Avrigny. 

Forgeot. 

BOUILLY. 

Delrieu. 

HOFFMAN. 
HOFFMAN. 

Demoustier. 
Gardel. 

HOFFMAN. 


THEATRES. 


Théâtre  Favart. 

Opéra. 

Théâtre  Favart. 

Opéra. 

Théâtre  Favart. 

Opéra. 
Théâtre  Favart. 

Théâtre  Favart. 

Théâtre 
de  la  République. 

Théâtre  Favart. 

Théâtre  Favart. 

Théâtre  Favart. 

Théâtre  Feydeau. 

Opéra. 

Théâtre  Favart. 

Théâtre  Feydeau. 

Opéra. 

Théâtre  Favart. 


lEn   société  avec  Berton,  Blasius,   Cherubini,   Dalayrac,    Deshayes,   Devienne, 
Grétry,  Jadin,  Kreutzer,  Solié  et  Trial  fils. 
2  En  société  avec  Cherubini. 


384 


MEHUL 


DATES. 


17  fév.  1801. 
5  avril  1802. 

29  juillet  1802. 

23  nov.  1802. 

14  janvier 

1803. 

1er  mars  1803. 

18  juin  1803. 


28  décembre 

1803. 
14  juin  1804. 

28  janvier 

1806. 
17  mai  1806. 
25  juin  1806. 

17  fév.  1807. 
8  juin  1810. 

17  déc.  1811  . 
24  mai  1813. 

1er  février 

1814. 

16  novembre 

1816. 

28  novembre 
1822. 


TITRES. 


L'irato  (1  acte). 

Une  Folie  (2  actes). 

Le  Trésor  supposé  (1  acte). 

Joanna  (2  actes). 

Daphnis  et  Pandrose,  ballet 

(2  actes). 

Hèlèna  (3  actes). 

Le  Baiser  et  la  Quittance 

(3  actes  *). 

L'Heureux  malgré  lui 

(2  actes). 
Les  Hussites,  drame 
(3  actes). 
Les  deux  Aveugles  de  To- 
lède (1  acte). 
Uthal  (1  acte). 
Gabrielle  d'Estrées 
(3  actes). 
Joseph  (3  actes). 
Persée  et  Andromède, 

ballet  (3  actes). 
Les  A  mawnes  (3  actes). 
Le  Prince  Troubadour 

(1  acte). 
L' Oriflamme  (\  acte2). 

La  Journée  aux  Aventures 

(3  actes). 

Valentine  de  Milan 

(3  actes3). 


LIBRETTISTES. 


MARSOLLIER. 
BOUILLY. 
HOFFMAN. 

marsollier. 
Gardel. 

BOUILLY. 

Picard, 
l.ongchamps 

et  DlEULAFOI. 

Saint-Just. 
Alex.  Duval. 


MARSOLLIER. 


THEATRES. 


Etienne  et 

Baour-Lormian. 

Càpelle 

et  MÉZIÈRES. 
BOLTLLY. 


Opéra-Comique. 

Id. 

Id. 

Id. 

Opéra. 

Opéra-Comique. 
Id. 


Id. 


Porte  Saint-Martin. 


Opéra-Comique. 


Saint-Victor. 

Id. 

Saint-Just. 

Id. 

Alex.  Duval. 

Id. 

Gardel. 

Opéra. 

Jouy. 

Opéra. 

Alex.  Duval. 

Opéra-Comique 

Opéra. 

Opéra-Comique. 

Id. 


i  En  société  avec  Boieldieu,  Kreutzer  et  Nicole 

2  En  société  avec  Berton,  Kreutzer  et  Paër. 

3  Ouvrage  posthume,   dont  la    musique    fut    terminée   par    Daussoigne,  neveu    de 
Méhul. 


COMPOSITIONS  DIVERSES  DE  MÉHUL. 


CANTATES,    SCÈNES   LYRIQUES,   CHANTS   PATRIOTIQUES. 

Ode  sacrée,  poésie  de  Jean-Baptisle  Rousseau,  chantée  par 
Chéron  et  M1Ie  Buret  au  Concert-Spirituel,  le  17  mars  1782. 

Philoctète  à  Lemnos,  scène  lyrique,  chantée  par  Guichard, 
Ghenard  et  Le  Brun  à  la  Société  des  Enfants  d'Apollon,  le  12  juin 
1788. 

Scène  française,  chantée  par  M1,e  Rousselois  au  Concert-Spiri- 
tuel, le  1er  novembre  1789. 

Le  Chant  du  Départ,  hymne  de  guerre,  paroles  de  Marie-Joseph 
Ghénier,  exécuté  pour  l'anniversaire  de  la  prise  de  la  Bastille ,  le 
14  juillet  1794,  et  mis  en  scène  à  l'Opéra  le  29  septembre  suivant. 
(Publié  «au  Magasin  de  musique  à  l'usage  des  fêtes  nationales  »  3 
in-801.) 

Hymne  chanté  par  le  peuple  à  la  fête  de  Barra  et  de  Viala  le 
10  thermidor  (an  II,  28  juillet  1794),  paroles  de  d'Avrigny.  (Pu- 
blié «au  Magasin  de  musique  à  l'usage  des  fêtes  nationales»,  in-8°, 
avec  cette  mention  :  «  Adopté  pour  être  envoyé  aux  départemens  et 
aux  armées.  Payan,  commissaire  de  V instruction  publique.  ») 


1  On  lit  dans  le  Dictionnaire  de  la  Conversation  et  de  la  lecture  :  —  «  Vers 
la  fin  de  la  Restauration,  la  coterie  bigote  avait  imaginé  de  faire  parodier, 
à  son  usage,  le  Chant  du  Départ.  Dans  les  conférences  religieuses  que  les 
missionnaires  tenaient  alors,  chaque  soir  sous  les  voûtes  du  Panthéon  et 
de  Saint-Sulpice,  en  entendait  répéter  en  chœur  le  refrain  de  ce  chant 
héroïque,  mais  fort  peu  chrétien,  transformé  comme  il  suit  au  profit  de 
pauvres  jeunes  filles  et  de  bonnes  vieilles  femmes,  auditoire  habituel  de 
ces  colporteurs  de  reliques,  de  chapelets  bénits  et  de  principes  monar- 
chiques : 

La  religion  vous  appelle  ! 

Parmi  vous  faites-la  fleurir. 
Un  chrétien  doit  vivre  pour  elle, 
Pour  elle  un  chrétien  doit  mourir. 

25 


386  MÉHUL 

Hymne  du  Neuf-Thermidor,  paroles  de  M.-J.  Chénier.  (Publié 
au  «Magasin  de  musique  »,  etc.,  in-8°.) 

Le  Chant  des  Victoires  (désigné  sous  le  titre  d'Hymne  à  la 
Victoire),  paroles  de  M.-J.  Chénier,  exécuté  dans  le  Jardin-Na- 
tional (Tuileries),  le  21  septembre  1794,  jour  de  la  cérémonie  de 
la  translation  du  corps  de  Marat  au  Panthéon.  (Publié  «  au  Maga- 
sin de  musique»,  etc.,  in-8°.) 

Chant  funèbre  à  la  mémoire  du  représentant  du  peuple  Fer- 
raud,  assassiné  à  son  poste  le  1er  prairial  an  3e  de  la  République, 
paroles  de  Baour-Lormian.  («  Imprimé  par  ordre  du  Comité  d'in- 
struction publique.  Paris,  à  l'imprimerie  de  musique  de  l'Institut 
national  [de  musique] ,  rue  des  Fossés-Montmartre,  N°  4.  »  In- 
folio.) 

Hymne  patriotique  [à  3  voix  d'hommes,  avec  chœur  d'hommes]. 
(«A  Paris,  au  magasin  des  éditeurs  musiciens  de  la  Garde  natio- 
nale parisienne,  rue  Joseph,  section  de  Brutus.  »  In-folio.) 

L Hymne  des  Vingt-deux 9  paroles  de  M.-J.  Chénier.  (Publié 
«  au  Magasin  de  musique»,  etc.,  in-8°.) 

Le  i8  Fructidor,  paroles  de  Lebrun-Tossa.  (Publié  «  au  Maga- 
sin de  musique»,  etc.,  in-8o1.) 


1  On  lisait  dans  le  Rédacteur  (alors  journal  officiel)  du  13  vendémiaire 
an  V  —  4  octobre  1796  :  —  «Ministère  de  l'Intérieur.  Proclamation  faite 
au  Champ-de-Mars,  le  1er  Vendémiaire  de  Van  5,  anniversaire  de  la  fondation 
de  la  'République,  conformément  à  V arrêté  du  Directoire.  Si  de  tout  tenis  la 
nation  française  a  su  vaincre,  de  tout  tems  elle  a  su  chanter  ses  victoires; 
mais  sous  le  règne  du  despotisme,  le  génie  enchaîné  n'avait  que  peu  de 
cordes  à  toucher  sur  la  lyre  :  aujourd'hui  la  liberté  lui  rend  tout  son  essor; 
les  Pindares  et  les  Tyrtées  se  multiplient  et  font  connaître  à  l'Europe  que 
si  nous  savons  défendre  la  liberté  par  notre  courage,  nous  savons  aussi  la 
faire  aimer  par  nos  chants.  —  Voici  les  noms  des  poètes  et  compositeurs 
qui  ont  contribué  à  l'ornement  des  fêtes  nationales  depuis  la  conquête  de 
la  liberté,  et  auxquels  la  nation  adresse  un  tribut  de  reconnaissance.  Au 
premier  rang  marchent  le  représentant  du  peuple  Marie- Joseph  Chénier; 
le  citoyen  Lebrun,  membre  de  l'Institut  national  des  sciences  et  des  arts, 
dont  le  genre  pindarique  a  célébré  sept  fois,  dans  des  temps  différens,  la 
liberté,  les  arts  et  nos  victoires;  le  citoyen  Théodore  Desorgues,  qui  sept 
fois  aussi  s'est  empressé  de  mêler  ses  accens  poétiques  à  nos  chants  d'allé- 
gresse, et  le  citoyen  Coupigni,  connu  principalement  par  son  chant  funèbre 
sur  la  mort  de  Ferraud  et  son  chant  élégiaque  aux  mânes  de  la  Gironde; 


COMPOSITIONS    DIVERSES   DE   MÉHUL  387 

Hymne  à  la  Paix,  paroles  de  «  la  citoyenne  »  Constance  Pipelet 
(depuis  princesse  de  Salm),  chanté  par  Darius  au  théâtre  Feydeau, 
le  1er  novembre  1797. 

Le  Chant  du  retour,  paroles  de  M.-J.  Chénier,  exécuté  le 
10  décembre  1797,  à  la  fête  donnée  à  l'occasion  du  retour  d'Italie 
du  général  Bonaparte,  à  la  suite  de  la  paix  de  Gampo-Formio. 
(Publié  «au  Magasin  de  musique»,  etc.,  in-8°.) 

La  Naissance  d'Oscar  Leclerc,  cantate  (pour  deux  voix  de 
femmes  et  chœur),  paroles  de  La  Réveillère-Lepeaux ,  exécutée 
dans  une  fête  de  famille,  le  9  avril  1798.  (Une  copie  de  cette  can- 
tate existe  à  la  bibliothèque  du  Conservatoire.) 

Chant  national  du  14  juillet  1800  (connu  aussi  sous  le  nom  de 
Chant  du  25  Messidor),  à  trois  chœurs  et  trois  orchestres  ^  paroles 
de  Fontanes,  exécuté  au  «  Temple  de  Mars  »  (chapelle  des  Invalides), 
pour  l'anniversaire  de  la  prise  de  la  Bastille,,  le  14  juillet  1800. 
(«Publié  par  ordre  du  ministre  de  l'intérieur.  »  Paris  _,  an  VIII, 
in-folio.) 

Citant  du  Retour,  pour  la  Grande-Armée,  paroles  d'Arnault, 
exécuté  au  Jardin  de  Tivoli,  pendant  un  banquet  donné  à  une  co- 


enfin,  le  citoyen  Rouget  de  Lille,  le  véritable  Tyrtée  français  par  l'in- 
fluence de  son  chant  marseillais,  dont  il  est  le  poëte  et  le  compositeur  tout 
ensemble,  qui  a  valu  tant  de  victoires  à  la  République,  chant  si  cher  à 
nos  soldats,  et  qui  sait  encore  forcer  nos  ennemis  même  à  le  craindre  à 
la  fois  et  à  le  chanter.  Après  eux  sont  entrés  dans  la  carrière  à  peine  ou- 
verte, en  donnant  de  grandes  espérances,  les  citoyens  Baour-Lormian, 
Varson,  Davrigni,  Pillet,  Flins,  et  la  citoyenne  Pipelet  etLachabeaussière. 
—  Au  premier  rang  des  compositeurs  républicains,  la  nation  place  et  pro- 
clame :  le  citoyen  Gossec,  l'un  des  cinq  inspecteurs  du  Conservatoire  de 
musique,  connu  par  vingt-trois  morceaux  de  musique,  et  qui  ne  laisse 
guère  échapper  une  seule  fête  civique  sans  offrir  son  tribut  de  talent  à  la 
patrie;  le  citoyen  Méhul,  inspecteur  aussi  du  Conservatoire,  dont  le  Chant 
du  départ  rivalise  avec  VHymne  marseillais,  et  connu  par  six  autres  mor- 
ceaux dignes  de  sa  réputation;  et  le  citoyen  Catel,  artiste  du  Conserva- 
toire, auteur  de  six  morceaux  de  différens  genres.  Après  eux  se  sont 
montrés  avec  zèle  et  succès  les  citoyens  Bertin,  Jadin  l'aîné  ,  Hyacinthe 
Jadin,  Lesueur,  Langlé,  Lefebvre,  Eler,  Pleyel,  Martin  [Martini],  tous 
noms  déjà  célèbres,  et  qui  promettent  à  la  France  une  récolte  abondante 
de  produits  civiques.  —  Poètes  et  compositeurs,  la  nation  vous  proclame 
dignes  de  sa  reconnaissance,  et  vous  invite  encore  par  vos  talens,dans  cette 
nouvelle  année,  à  l'ornement  des  fêtes  nationales  et  à  la  gloire  de  la 
patrie.  » 


388  MÉHUL 

lonne  du  1er  corps  de  la  Grande-Armée,  le  23  septembre  1808. 
(Publié  avec  accompagnement  de  piano.  In-folio1.) 

Cantate,  paroles  d'Arnault,  exécutée  aux  Tuileries,  le  jour  de  la 
célébration  du  mariage  de  l'empereur  Napoléon  et  de  l'archidu- 
chesse Marie-Louise  d'Autriche,  le  2  avril  1810. 

Cantate,  paroles  d'Arnault,  chantée  par  Dérivis,  Mme  Duret- 
Saint- Aubin  et  Mlle  Himm,  avec  les  élèves  chauteurs  et  instrumen- 
tistes du  Conservatoire }  à  l'Hôtel-de-Ville^  le  10  juin  1810,  dans 
une  fête  donnée  par  la  ville  de  Paris  à  l'empereur  et  à  l'impéra- 
trice. 

Cantate,  relative  à  «l'état  intéressant»  de  l'impératrice,  paroles 
d'Esménard,  exécutée  à  TOpéra  le  1er  décembre  1810. 

Le  Chant  d'Ossian,  paroles  d'Arnault,  chanté  par  Lays  et  exé- 
cuté à  l'Hôtel-de-Ville^  à  l'occasion  de  la  naissance  du  roi  de  Rome, 
le  9  juin  1811. 

Cantate  sur  la  naissance  du  roi  de  Rome,  paroles  d'Arnault, 
musique  de  Méhul,  Cherubini  etCatel,  chantée  par  Mmes  Rranchu, 
Himm,  Duret-Saint-Aubin  et  Boulanger  et  M.  Eloy,  et  exécutée 
au  Conservatoire,  pour  l'inauguration  de  la  nouvelle  salle  de  con- 
cerls,  le  7  juillet  1811. 

Chant,  paroles  d'Arnault,  exécuté  aux  Tuileries,  dans  une  fête 
donnée  à  l'occasion  de  la  naissance  du  roi  de  Rome,  en  1811. 

Chant  lyrique,  paroles  d'Arnault,  exécuté  pour  l'inauguration, 
à  l'Institut,  de  la  statue  de  l'empereur  Napoléon.  («Imprimé  et 
gravé  par  ordre  de  la  classe  des  Beaux-Arts.  »  Paris,  in-folio2.) 


1  On  lit  dans  le  Catalogue  de  la  bibliothèque  de  T'Opéra,  de  M.  Théodore 
de  Lajarte  :  —  «  Ce  qu'il  y  a  d'étrange  dans  cette  cantate,  c'est  qu'elle  a 
servi  à  chanter  tour  à  tour  les  louanges  de  l'empereur  et  du  roi  Louis  XVIII. 
Voici  les  paroles  gravées: 

Tressaille  de  plaisir,  ô  cité  souveraine 

Napoléon,  par  son  peuple  attendu, 
Revoit  en  ce  beau  jour  les  rives  de  la  Seine  : 
Ton  héros  t'est  rendu. 

«  En  revanche,  voici  les  paroles  juxtaposées  (sur  la  partition  de  l'Opéra)  : 
Paris,  noble  cité  que  l'univers  contemple, 

Quel  heureux  jour  s'apprête  encor  pour  toi  ! 
Tes  remparts  fortunés  vont  devenir  le  temple 
De  l'hymen  de  ton  roi.  » 

2  On  trouve  les  paroles  de  toutes  les  cantates  d'Arnault  au  tome  III  des 
Œuvres  de  cet  écrivain  (Paris,  Bossange,  1826). 


COMPOSITIONS   DIVERSES   DE   MÉHUL  389 

Charles  Martel  ou  la  Parisienne,  chant  national  avec  accom- 
pagnement de  piano,  dédié  aux  armées  et  aux  gardes  nationales, 
musique  de  l'auteur  du  Chant  du  départ  (Paris,  Janet  et  Cotelle, 
in-folio)1. 


MUSIQUE    SYMPHONIQUE    ET    INSTRUMENTALE. 

lre,  2e,  3e  et  4e  Symphonies  à  grand  orchestre,  exécutées  en 
4797,  1808,  1809  et  1810  aux  concerts  du  théâtre  Feydeau,  au 
Cercle  musical  de  la  rue  Mandar  et  aux  exercices  du  Conserva- 
toire. 

De  ces  quatre  symphonies,  deux  seulement,  à  ma  connaissance, 
ont  été  publiées  (N°  1,  en  sol  mineur;  N°  2,  en  ré  majeur)  sous  ce 
titre: —  «  Symphonies  à  grand  orchestre,  dédiées  à  S.  Exe. 
Monseigneur  le  comte  Regnaud  (sic)  de  Saint-Jean  d'Angély,  mi- 
nistre d'État,  grand  procureur  général  de  Sa  Majesté  Impériale  et 
Royale  près  sa  Haute  Cour,  Secrétaire  de  l'État  de  la  Famille  Im- 
périale, conseiller  d'État,  président  de  la  section  de  l'Intérieur  du 
conseil  d'État,  grand  officier  de  la  Légion  d'honneur,  chevalier 
grand-croix  de  l'ordre  royal  de  Wurtemberg,  membre  de  l'Institut 
de  France,  par  Méhul,  membre  de  la  Légion  d'honneur,  de  l'Institut 
et  du  Conservatoire.  »  (Paris,  au  magasin  de  musique,  rue  Riche- 
lieu, N°  76.) 

Ouverture  pour  instruments  à  vent.  (Fait  partie  d'un  recueil 
mensuel  publié  sous  ce  titre  :  «  Musique  à  l'usage  des  Fêtes 
nationales,  à  Paris,  du  magasin  des  éditeurs  musiciens  de  la 
Garde  nationale  parisienne ,  rue  Joseph,  section  de  Brutus»,  in- 
folio. Cette  ouverture  formait  le  n°  1  de  la  «3e  livraison,  mois 
Prairial,  an  2e  de  la  République  Française  une  et  indivisible».) 

Ouverture  à  grand  orchestre,  exécutée  au  concert  de  l'Institut 
national  de  musique,  le  17  brumaire  an  III  (7  novembre  1794). 
(Paris,  au  magasin  de  musique  à  l'usage  des  fêtes  nationales,  in- 
folio.) 


1  Je  ne  saurais  dire  si  ce  chant,  qui  me  paraît  devoir  dater  des  derniers 
jours  de  l'Empire  et  de  la  défense  de  Paris  contre  les  alliés,  est  une  com- 
position originale,  ce  qui  m'étonnerait.  Je  serais  plutôt  enclin  à  croire 
que  c'est  la  musique  d'un  des  hymnes  révolutionnaires  de  Méhul  qu'on 
aura  adaptée  à  de  nouvelles  paroles  de  circonstance. 


390  MÉHUL 

Ouverture  burlesque  pour  piano,  violon,  3  mirlitons,  trompette, 
tambour,  triangle  obligés,  avec  crécelle  et  sifflet  ad  libitum,  par 
Méhul,  publiée  d'après  le  manuscrit  autographe  de  la  bibliothèque 
du  Conservatoire  de  musique.  (Paris,  Durand-Schœnewerk,  in- 
folio.) —  Ceci  est  une  publication  posthume  qu'on  doit  aux  soins 
de  M.  Wekerlin,  l'un  des  plus  sincères  admirateurs  de  Méhul. 

Trois  sonates  pour  le  clavecin  ou  piano  forle_,  dédiées  à 
Mme  de  Freuilly.  Op.  1.  (Paris^  Leduc_,  in-4°  oblong.)  N°  4,  en  ré 
majeur;  N°  2,  en  ut  mineur;  N°  3,  en  la  majeur. 

Trois  sonates  pour  le  clavecin  ou  le  forte  piano,  avec  accompa- 
gnement d'un  violon  ad  libitum,  dédiées  à  Madame  des  Entelles. 
Œuvre  IIe.  (Paris,  Leduc,  in-folio  oblong.)  N°  1 ,  en  ré  majeur; 
N°  2,  en  la  mineur  ;  N°  3,  en  ut  majeur  l. 


MUSIQUE    RELIGIEUSE. 

Messe  solennelle  à  quatre  voix,  composée  pour  le  couronnement 
de  Napoléon  Ier,  par  Méhul,  réduite  pour  orgue  et  publiée  par  les 
soins  de  M.  l'abbé  A. -S.  Neyrat,  maître  de  chapelle  de  la  Prima- 
tiale  et  membre  de  l'Académie  de  Lyon.  (Paris,  Lemoine,  in-4°.) 
Publication  posthume,  faite  par  M.  l'abbé  Neyrat  d'après  le  ma- 
nuscrit retrouvé  par  lui  à  Presbourg. 

Domine  salvam  fac  rempublicam  (en  ut  majeur)  ^  à  deux  chœurs 
et  à  deux  orchestres.  (Non  publié.  Une  copie  de  ce  morceau  su- 
perbe existe  à  la  bibliothèque  du  Conservatoire  de  Paris.) 


ROMANCES     ET     MELODIES    VOCALES. 

Julie  et  Volmar  ou  le  Supplice  de  deux  amants;  la  Jeune 
Avignonnaise  ;  le  Petit  Nantais  ;  Loizerolles  ou  le  Triomphe  de 
V amour  paternel  ;  le  Chien  victime  de  sa  fidélité;  la  Naissance 
de  mon  fils  Adolphe;  la  Caverne  de  la  Sainte-Baume  ou  la 


*  Je  mentionne  pour  mémoire  les  deux  premiers  morceaux  publiés  par 
Méhul,  et  qui  n'étaient  que  de  simples  transcriptions  :  1°  «  Air  des  ballets 
de  Thésée,  de  M.  Gossec,  arrangé  par  M.  Méhul,  élève  de  M.  Edelmann;» 
2°  «  Gavotte  de  Thésée,  arrangée  par  M.  Méhul  ».  Ces  deux  morceaux  ont 
paru  en  1782  dans  les  n08  1  et  7  du  Journal  de  clavecin. 


COMPOSITIONS   DIVERSES  DE   MÉHUL.  391 

Mère  malheureuse;  V Orphelin  adopté  par  sa  nourrice;  Victoire 
Négrier-Lavergne  ou  V Héroïne  de  V amour  conjugal  ;  Joséphine 
Kelly  et  ses  deux  enfants,  romances,  paroles  de  L.-F.  Jauffret, 
(Paris,  Cousineau,  in-folio.) 

Ces  romances,  publiées  d'abord  séparément,  et  dont  le  texte 
poétique  présentait  un  caractère  particulier,  devaient  concourir  à  la 
formation  d'un  recueil  proposé  en  souscription  sous  ce  titre  :  ce  Ro- 
mances historiques  par  L.-F.  Jauffret,  musique  de  Méhul», 
recueil  au  sujet  duquel  les  Affiches,  annonces  et  avis  divers  du 
16  pluviôse  an  III  (4  février  1795)  publiaient  cet  article  assez 
curieux  : 

La  romance  a  été  consacrée  dans  son  origine  à  conserver  la  tradition 
des  faits  qui  dévoient  plaire  à  la  sensibilité  des  peuples,  et  leur  procurer 
des  souvenirs  touchans.  On  peut  dire  avec  vérité  que  plusieurs  de  ces 
poésies  antiques,  dont  on  regrette  la  perte,  et  qui  pourroient  suppléer 
au  défaut  des  monumens  historiques,  n'ont  été  que  des  romances  que 
les  poètes  primitifs  avoient  composées  pour  perpétuer  le  souvenir  des 
événemens  les  plus  remarquables  de  l'histoire  de  leurs  nations.  La 
romance,  envisagée  sous  ce  rapport,  n'a  pas  encore  été  cultivée  parmi 
nous  avec  succès.  Nous  devons  à  Berquin,  à  Léonard,  à  Florian  des 
romances  pastorales  qui  respirent  la  plus  douce  sensibilité.  Les  jeunes 
personnes  aiment  à  les  lire  et  à  s'attendrir  sur  le  sort  des  bergers  mal- 
heureux. Elles  les  chantent  de  préférence  à  d'autres  airs,  parce  que  la 
romance  touche  le  cœur,  et  qu'il  est  surtout  un  âge  où  la  mélancolie  est 
une  jouissance  et  la  sensibilité  un  besoin.  Mais  si  des  romances  pasto- 
rales ont  obtenu  tant  de  faveurs,  il  est  à  présumer  que  des  romances 
historiques  auront  aussi  le  pouvoir  d'intéresser  les  cœurs  sensibles.... 
Eh!  qui  pourroit  refuser  des  larmes  au  récit  de  nos  dernières  infor- 
tunes !...  La  romance,  comme  une  jeune  femme  éplorée,  doit  parcourir 
la  France,  gémir  sur  le  tombeau  des  victimes  de  la  tyrannie,  et,  la  harpe 
en  main,  consoler  leurs  ombres  plaintives  par  des  chants  douloureux. 
Si  la  Révolution  a  occasionné  de  grands  crimes,  elle  a  aussi  développé 
de  grandes  vertus.  Si  nous  avons  vu  des  tyrans  fouler  aux  pieds  l'hu- 
manité, nous  avons  vu  des  héros  s'élever  en  quelque  sorte  au-dessus 
d'elle.  C'est  à  la  romance  à  perpétuer,  par  des  chants  simples  et  popu- 
laires, le  souvenir  de  tous  les  faits  mémorables  qui  peuvent  nous  inspi- 
rer, tout  à  la  fois,  et  la  haine  de  la  tyrannie  et  l'amour  de  la  justice. 
C'est  à  la  romance  à  faire  éclore  la  sensibilité  dans  les  jeunes  enfans,  et 
à  transmettre  de  la  manière  la  plus  sûre  et  la  plus  touchante  la  tradi- 
tion historique.  Ce  n'est  donc  pas  un  recueil  de  couplets  futiles  que 
nous  annonçons  au  public  en  lui  annonçant  les  Romances  du  cit.  Jauf- 
fret, avec  la  musique  du  cit.  Méhul.  Celles  qui  ont  déjà  paru,  et  qui  ont 


392  MÉHUL 

été  favorablement  accueillies  (le  Petit  Nantais,  et  Loizerolles  ou  le 
Triomphe  de  l'amour  paternel),  font  mieux  connoître  l'idée  et  l'inten- 
tion du  poète  et  du  musicien  que  tout  ce  que  nous  pourrions  dire.  Ces 
deux  artistes  ont  ouvert,  dès  ce  moment,  une  souscription  pour  20  ro- 
mances, dont  une  paraîtra  tous  les  20  jours,  à  dater  du  20  Pluviôse. 
La  musique  et  l'accompagnement  de  clavecin  seront  du  cit.  Méhul. 
L'accompagnement  de  harpe  sera  du  cit.  Gousineau  fils.  Le  prix  de  la 
souscription  est  de  301iv.  pour  Paris  et  de  35  liv.  pour  les  départemens. 

Le  recueil  annoncé  ici  n'a  jamais  paru.  Quant  aux  sept  romances 
indiquées  ci-dessus  et  qui  devaient  en  faire  partie  après  avoir  été 
publiées  séparément^  elles  sont  devenues  absolument  introuvables 
et  je  n'en  ai  pu  découvrir  une  seule ,  ni  dans  nos  grands  dépôts 
publics,  ni  dans  aucune  collection  particulière.  Je  n'en  ai  eu  con- 
naissance que  par  les  annonces  faites,  lors  de  leur  publication,  dans 
les  journaux  du  temps. 

Réponse  du  vieux  Pasteur  à  la  romance  du  Troubadour  pri- 
sonnier, chantée  par  Garât  au  concert  de  la  rue  Feydeau,  paroles 
de  Goupigny.  (Paris,  Gousineau,  in-folio.) 

Ode  XIX,  d'Anacréon. 

La  musique  superbe  de  cette  ode  n'a  jamais  été  publiée  séparé- 
ment. Elle  avait  été  écrite  pour  la  belle  traduction  de  Gail  qui  parut 
en  Tan  VII,  chez  Pierre  Didot  l'aîné,  sous  ce  titre  :  «  Odes  d'Ana- 
créon traduites  en  français ,  avec  le  texte  grec ,  la  version  latine , 
des  notes  critiques  et  deux  dissertations ,  par  le  citoyen  Gail ,  pro- 
fesseur de  littérature  grecque  au  Collège  de  France,  avec  estampes, 
odes  grecques  mises  en  musique  par  Gossec,  Méhul,  Le  Sueur  et 
Cherubini,  et  un  discours  sur  la  musique  grecque.»  L'ode  de 
Méhul  a  été  reproduite  par  moi  dans  le  journal  la  Musique  popu- 
laire (N°  du  2  février  4882). 

La  Chanson  de  Roland.  (Paris,  Frey,  in-folio.) 
C'est  l'hymne  guerrier  chanté  à  la  Comédie -Française,  par 
Michot,  au  troisième  acte  de  Guillaume  le  Conquérant,  drame 
d'Alexandre  Duval  (1803)  et  qui,  au  dire  de  Castil-Blaze,  «a  fait 
le  tour  de  l'Europe  avec  nos  armées1.  » 

1  On  a  publié  aussi  à  deux  reprises  la  musique  de  ce  chant,  sous  d'autres 
titres  et  avec  des  paroles  différentes  :  1°  Chant  de  Raoul,  musique  de 
M.  Méhul,  accompagnement  de  piano  ou  harpe  par  F.  Berton  fils  (Paris, 
Frey,  in-folio)  ;  2°  Chant  royal,  chanté  le  jour  du  baptême  de  S.  A.  R. 
Monseigneur  le  duc  de  Bordeaux,  paroles  de  M.  Capelle,  air  connu  de 
Méhul  (Paris,  Meyserberg,  in-folio). 


COMPOSITIONS   DIVERSES   DE  MÉHUL.  393 

Ternaire ,  musique  posthume  de  Méhul ,  paroles  nouvelles  de 
E.  Deschamps.  (Paris,  Bonoldi,  in-folio,  avec  un  portrait  de  Méhul 
sur  le  titre.)  —  Recueil  de  trois  mélodies,  portant  les  titres  sui- 
vants : 

N°  1.  —  Adieu  du  Pèlerin,  romance; 

N°  2.  —  Retour  au  foyer,  mélodie  ; 

N°  3.  —  Le  Vieux  Pâtre,  ballade. 

Les  trois  dernières  Romances  de  Méhul,  précédées  des  discours 
qui  ont  été  prononcés  sur  sa  tombe,  le  tout  recueilli  et  dédié  aux 
amis  de  ce  célèbre  compositeur  par  l'éditeur  du  Souvenir  des 
Ménestrels  (Charles  Laffîlé).  (Paris,  Mme  Benoist,  in-folio.)  Voici 
les  titres  de  ces  trois  romances,  dont  les  paroles  étaient  dues  à 

Brifaut  : 

N°  1.  —  Bayard  mourant; 
N°  2.  —  Le  Retour  de  V exilé; 
N°  3.  —  Eginhard  et  Emma. 


ŒUVRES    DRAMATIQUES    INÉDITES. 

On  sait  déjà  que  Méhul  écrivit  dans  ses  jeunes  années  3  pour  se 
former  la  main,  trois  opéras  dont  deux  au  moins  n'étaient  pas  des- 
tinés à  la  représentation  :  Psyché ,  sur  un  poëme  de  l'abbé  de 
Voisenon  ;  Anacréon,  sur  un  livret  de  Gentil-Bernard  mis  jadis  en 
musique  par  Rameau  ;  et  Lausus  et  Lydie ,  dont  les  paroles  lui 
avaient  été  fournies  par  Valadier.  A  ces  ouvrages,  restés  inédits, 
la  Biographie  universelle  et  portative  des  contemporains  ajoute 
les  suivants,  qui  auraient  été  laissés  par  Méhul  : 

Hypsipile,  reçu  à  l'Opéra  en  1787; 
Arminius,  reçu  à  l'Opéra  en  1794  ; 
Scipion,  reçu  à  l'Opéra  en  1795  ; 
Tancrède  et  Glorinde,  reçu  à  l'Opéra  en  1796; 
Sésostris,  écrit  pour  l'Opéra; 
Agar  dans  le  désert,  écrit  pour  l'Opéra; 
La  Taupe  et  le  papillon ,  opéra-comique  ; 

Chœurs  pour  Œdipe  roi,  tragédie  de  Marie- Joseph  Ghénier,  reçue 
à  la  Comédie-Française  en  1804  et  non  représentée. 

Méhul  a-t-il  réellement  écrit  la  musique  de  ces  divers  ouvrages  ? 
c'est  ce  que  je  ne  saurais  dire.  De  ceux  qui  sont  indiqués  comme 
ayant  été  reçus  à  l'Opéra,  il  n'y  a  pas  trace  à  la  bibliothèque  de  ce 
théâtre;  les  manuscrits,  si  tant  est  qu'ils  aient  existé,  sont  sans 
doute  tombés  entre  les  mains  de  Mme  Méhul  à  la  mort  de  son  mari. 


394  MÉHUL 

Que  sont-ils  devenus?  Il  en  est  de  même  sans  doute  pour  les 
chœurs  d"  Œdipe  roi.  Quant  à  Sésostris,  dont  Méhul  a  eu  le  poëme 
en  mains ,  il  est  à  peu  près  certain  qu'il  ne  s'en  est  pas  occupé , 
puisqu'à  la  suite  de  l'insuccès  des  Amazones,  nous  avons  vu  par 
une  lettre  qu'il  adressait  à  Jouy,  son  collaborateur,  que,  découragé, 
il  renonçait  à  Sésostris.  Reste  Agar  dans  le  désert  et  la  Taupe  et 
le  Papillon;  ici  il  n'y  a  point  de  doute  possible,  et  l'existence  de 
ces  deux  ouvrages  est  certaine ,  car  les  partitions  autographes  de 
l'un  et  de  l'autre ,  orchestrées ,  bien  complètes ,  se  trouvent  à  la 
bibliothèque  du  Conservatoire.  Agar  est  une  belle  scène  lyrique  à 
trois  voix  égales,  paroles  de  Jouy,  la  Taupe  et  le  Papillon  un 
opéra-comique  en  un  acte ,  que  Fétis  mentionne  sous  ce  titre  tron- 
qué :  la  Toupie  et  le  Papillon,  et  qu'il  affirme  avoir  été  repré- 
senté au  théâtre  Montansier  en  1797,  ce  qui  est  absolument  inexact. 

Enfin,  on  trouve  au  tome  II  des  Œuvres  d'Alexandre  Duval  le 
texte  d'un  «drame  lyrique  en  un  acte,  imité  de  l'allemand,»  Marie 
ou  les  Remords  d'une  mère,  que  l'auteur  avait  confié  à  Méhul 
pour  qu'il  en  fit  la  musique.  Ce  petit  ouvrage  ne  fut  jamais  joué, 
et  il  est  probable  que  la  musique  n'en  fut  jamais  écrite. 


LES  PORTRAITS  DE  MÉHUL. 

Le  portrait  le  plus  intéressant  que  je  connaisse  de  Méhul  est  un 
charmant  pastel  fait  par  Ducreux,  qui  date  évidemment  du  Direc- 
toire et  qui  représente  par  conséquent  l'artiste  à  l'âge  de  trente  ans 
environ.  Il  est  assurément  fort  ressemblant,  et  c'est  le  seul,  dit-on, 
pour  lequel  Méhul  ait  consenti  à  poser.  Les  yeux  sont  vifs ,  sur- 
montés de  sourcils  bien  arqués,  le  regard  est  clair,  la  bouche  est 
fine ,  le  nez  fort ,  le  menton  un  peu  saillant ,  presque  enfoncé  dans 
l'immense  cravate  blanche  du  temps ,  et  l'ensemble  de  la  physio- 
nomie, à  la  fois  rêveuse  et  réfléchie,  offre  un  rare  cachet  d'élégance 
et  de  distinction.  Les  cheveux  longs,  tombant  sur  les  épaules,  s'a- 
battent sur  le  large  collet  de  l'habit,  dont  le  devant  est  couvert  par 
les  ailes  d'un  gilet  à  la  Robespierre.  Le  visage,  allongé  et  maigre, 
sans  barbe  ni  moustaches,  semble  trahir  un  peu  de  fatigue,  mais 
respire  l'intelligence  et  la  bonté.  Je  ne  sais  à  qui  appartient 
aujourd'hui  ce  pastel,  mais  j'en  possède  une  reproduction  photogra- 
phique superbe,  que  je  dois  à  l'obligeance  de  M.  Alexandre  Daus- 
soigne-Méhul ,  petit-neveu  de  l'illustre  auteur  de  Joseph,  et  c'est 


LES   PORTRAITS   DE   MÉHUL  395 

d'après  elle  qu'a  pu  être  fait  le  portrait  qui  se  trouve  en  tête  de  ce 
volume. 

C'est  aussi  d'après  le  pastel  de  Ducreux,  et  à  l'occasion  des  fêtes 
célébrées  à  Givet  pour  l'inauguration  du  buste  de  Méhul  (1842), 
qu'un  peintre  distingué,  Wiertz,  qui  était  presque  le  compatriote 
de  l'illustre  maître,  puisqu'il  était  né  à  Dinant,  ville  située  dans  les 
Ardennes  belges,  à  sept  kilomètres  à  peine  de  Givet,  a  fait  un  beau 
portrait  à  l'huile.  Ce  portrait,  gracieusement  offert  par  lui  à  la 
ville  de  Givet,  orne  aujourd'hui  la  salle  des  séances  du  conseil 
municipal. 

On  a  gravé  divers  portraits  de  Méhul,  qui  le  représentent  à  l'é- 
poque du  premier  empire,  les  cheveux  un  peu  en  broussailles,  avec 
de  courts  favoris  à  la  hauteur  de  l'oreille.  Ces  portraits,  tous  sem- 
blables et  peu  flatteurs,  sont  loin  de  donner  l'impression  agréable 
qu'on  ressent  à  la  vue  de  celui  de  Ducreux. 

Le  fameux  sculpteur  florentin  Bartolini,  l'ami  de  Cherubini,  dont 
il  fît  le  buste,  ainsi  que  plus  tard  ceux  de  Mrae  de  Staël,  de  Rossini 
et  de  Byron,  fit  aussi  celui  de  Méhul,  mais  je  ne  saurais  dire  au 
juste  à  quelle  époque.  De  nos  jours,  un  autre  sculpteur,  M.  Dené- 
chau,  a  modelé  aussi  un  buste  de  Méhul,  qui  a  figuré  au  Salon  de 
1876  (N°  3212).  Quant  au  buste  informe  qui  «  orne  »  la  place  de 
Givet  et  que  j'ai  décrit  au  commencement  de  ce  livre,  je  n'en  parle 
ici  que  pour  mémoire,  en  constatant  qu'il  porte  la  signature 
E.  Gechter  et  la  date  de  1840.  Je  ne  fais  que  rappeler  aussi  la 
médaille  frappée  à  la  mort  de  Méhul,  dont  j'ai  fait  plus  haut  con- 
naître l'histoire,  et  qui  avait  pour  auteur  le  graveur  Veyrat. 

Je  signalerai,  pour  en  finir  sur  ce  point,  une  «  Vue  du  tombeau 
de  Méhul  au  Père-Lachaise»,  lithographiée  par  Faure  et  publiée 
en  1821  par  l'éditeur  Bernard,  10,  Quai  de  Béthune1. 


Au  moment  où  je  corrige  les  dernières  épreuves  de  ce  volume, 
j'apprends  l'existence  d'un  portrait  fort  important  de  Méhul,  resté 
ignoré  jusqu'à  ce  jour,  malgré  le  grand  nom  de  son  auteur.  Ce 
portrait  est  l'œuvre  du  baron  Gros,  et  il  appartient  aujourd'hui  à 
mon  confrère,  M.  Auguste  Vitu,  le  critique  théâtral  si  justement 
renommé  du  Figaro. 

lVoy.  Annales  de  la  Musique,  par  César  Gardeton,  2e  année,  p.  152. 


INDEX 


Pages 
Chapitre  premier.  —  Les  Ardennes,  patrie  de  Méhul.  —  Givet,  sa 

ville  natale.  —  Le  monument  élevé  à  Méhul  par  ses  concitoyens. 

—  Culte  des  habitants  de  Givet  pour  la  mémoire  du  grand  homme. 

—  La  rue  Méhul.  —  La  statue  projetée.  —  Le  théâtre  Méhul.     .         1 

Chap.  II.  —  La  famille  de  Méhul.  Renseignements  inédits.  —  Méhul 
commence  l'étude  de  la  musique.  Organiste  à  dix  ans.  — 
L'abbaye  de  Laval-Dieu,  l'organiste  Hanser  et  l'école  du  couveut. 
Méhul  s'y  fait  admettre  et  y  travaille  avec  ardeur.  —  A  seize  ans 
il  vient  à  Paris,  et  se  fixe  en  cette  ville 11 

Chap.  III.  —  Méhul  à  Paris.  —  Ses  relations  avec  Gluck.  —  Il  devient 
l'élève  d'Edelmann,  claveciniste  et  compositeur  distingué,  qui 
plus  tard  fut  une  des  victimes  de  la  Terreur.  —  Premières 
compositions  de  Méhul.  Il  fait  exécuter  une  Ode  en  musique  au 
Concert  spirituel,  publie  un  recueil  de  sonates  pour  clavecin  et 
écrit  trois  opéras  non  représentés 26 

Chap.  IV.  —  Méhul  fait  recevoir  à  l'Opéra  un  ouvrage  intitulé  Cora. 
Il  fait  exécuter  deux  scènes  lyriques  au  Concert  spirituel  et  à  la 
Société  des  Enfants  d'Apollon.  —  Ne  parvenant  pas  à  se  faire 
jouer  à  l'Opéra,  il  tourne  ses  vues  du  côté  de  la  Comédie-Ita- 
lienne. —  Hofîman  lui  confie  le  livret  d' Euphrosine.  Succès  fou- 
droyant de  cet  ouvrage 39 

Chap.  V.  —  Cora  est  représentée  enfin  à  l'Opéra.  Son  insuccès,  causé 
par  la  faiblesse  du  livret.  —  Triomphe  de  Stratonice  au  théâtre 
Favart.  —  Histoire  de  ce  chef-d'œuvre.  Il  est  représenté  plus 
tard  à  l'Opéra  sans  cesser  d'être  joué  à  l'Opéra-Comique,  et  l'on 
peut  l'entendre  sur  les  deux  théâtres 60 

Chap.  VI.  —  Le  Jugement  de  Paris,  ballet,  à  l'Opéra.  —  Le  Jeune 
Sage  et  le  Vieux  Fou  au  théâtre  Favart.  —  Méhul  s'occupe,  avec 
Arnault,  d'un  nouvel  ouvrage,  Mélidore  et  Phrosine,  dont  la  re- 
présentation soulève  de  nombreuses  difficultés.  —  Ils  doivent 
écrire  et  faire  jouer  d'abord,  à  l'Opéra,  Horatius  Codes.  —  Le 
Congrès  des  Rois.  Douze  compositeurs  attachés  à  une  œuvre 
inepte.  —  Méhul  est  pensionné  par  la  Comédie-Italienne.  —  Mé- 
lidore et  Phrosine  fait  enfin  son  apparition.  Dangers  courus  par 
les  auteurs.  Méhul,  Arnault,  Barère  et  la  guillotine 77 


398  MÉHUL 

Chap.  VII.  —  Méliul  écrit  une  ouverture  et  des  chœurs  pour  Timo- 
léon,  tragédie  de  Marie-Joseph  Chénier.  Destinées  tourmentées 
de  cet  ouvrage,  dont  Robespierre  fait  interdire  la  représentation. 
—  Le  Chant  du  départ,  sa  haute  valeur,  sa  célébrité.  La  version 
moderne  de  ce  chef-d'œuvre  est  fautive.  —  Les  autres  chants  pa- 
triotiques de  Méhul.  —  Timoléon  paraît  enfin  à  la  scène,  grâce  au 
9  Thermidor 102 

Chap.  VIII.  —  Doria  ou  la  Tyrannie  détruite.  —  La  Caverne  de 
Méhul,  après  la  Caverne  de  Lesueur.  —  Méhul  est  nommé  mem- 
bre de  l'Institut.  Il  est  le  premier  musicien  français  qui  ait  fait 
partie  de  ce  corps  savant.  Il  devient  l'un  des  cinq  inspecteurs  de 
l'enseignement  au  Conservatoire.  —  Bonté  de  Méhul;  sa  probité 
artistique.  —  Il  écrit  plusieurs  symphonies.  —  Le  Jeune  Henry. 
Histoire  d'une  ouverture.  —  Hymne  à  la  Paix  au  théâtre  Fey- 
deau     , 122 

Chap.  IX.  —  Relations  mondaines  de  Méhul.  Il  est  très  répandu  dans 
la  société  du  Directoire.  L'admiration  et  l'affection  qu'il  inspire 
à  tous.  —  Son  amour  pour  les  siens,  sa  sollicitude  pour  sa  fa- 
mille. —  Son  mariage  malheureux.  —  Adrien,  empereur  de  Borne. 
Histoire  étrange  de  cet  ouvrage 150 

Chap.  X.  —  Ariodant  et  sa  préface.  Grand  succès  de  cet  opéra.  Opi- 
nions de  Cherubini  et  de  Berlioz  à  son  sujet.  Méhul  précurseur 
de  Rossini.  —  Bonaparte  veut  emmener  Méhul  en  Egypte.  Refus 
de  celui-ci.  —  Chute  d'Épicure.  —  La  Dansomanie,  ballet,  à 
l'Opéra.  —  Voyage  de  Méhul  à  Givet,  où  il  est  fêté  par  ses  com- 
patriotes. —  Le  Chant  du  25  Messidor.  —  Demi-succès  de  Bion 
au  théâtre  Favart 179 

Chap.  XI.  —  Une  supercherie  de  Méhul:  VIrato,  opéra  prétendu  ita- 
talien.  Eclaircissements  au  sujet  de  cet  ouvrage,  que  Méhul  dédie 
à  Bonaparte.—  Une  Folie.  —  Série  d'ouvrages  malheureux:  le 
Trésor  supposé;  Joqnna;  Daphnis  et  Pandrose;  Héléna.  —  Le 
Baiser  et  la  Quittance,  opéra  en  collaboration.  —  L'Heureux  mal- 
gré lui.  —  Un  opéra  transformé  en  mélodrame  :  les  Hussites,  h  la 
Porte-Saint-Martin 202 

Chap.  XII.  —  Méhul  est  nommé  chevalier  de  la  Légion  d'honneur, 
avec  Gossec  et  Grétry.  —  Il  refuse  la  maîtrise  de  la  chapelle 
impériale.  —  La  Messe  du  couronnement,  inconnue  jusqu'à  ce 
jour.  Comment  elle  est  retrouvée  récemment  à  Presbourg.  — 
Méhul  est  sollicité  d'aller  à  Vienne,  pour  y  écrire  un  opéra.  Ce 
projet  n'a  pas  de  suites.  —  Après  un  silence  de  deux  années,  il 
donne  coup  sur  coup  trois  ouvrages  qui  n'obtiennent  que  peu  de 
succès  :  les  Deux  Aveugles  de  Tolède,  Uthal,  Gabrielle  d'Estrées    .    229 

Chap.  XIII.  —  Joseph 246 

Chap.  XIV.  —  Méhul  et  les  fleurs 284 


INDEX  399 


Chap.  XV.  —  Le  silence  de  Méhul  à  la  scène.  —  Deux  lettres  inté- 
ressantes. —  Les  symphonies.  —  Les  cantates  impériales.  —  Les 
rapports  officiels.  —  Les  élèves  de  Méhul  et  les  succès  de  son 
enseignement  au  Conservatoire 295 

Chap.  XVI.  — Méhul  reparaît  au  théâtre.  Persée  et  Andromède,  ballet. 
Les  Amazones,  opéra.  —  La  chute  de  ce  dernier  ouvrage  porte  le 
découragement  dans  l'âme  de  Méhul.  —  Succès  de  son  élève 
Herold.  — -  Le  Prince  troubadour  à  l' Opéra-Comique.  Nouvel  in- 
succès.— Le  caractère  de  Méhul  s'assombrit.  —  Son  discours  aux 
funérailles  de  Grétry.  Il  y  laisse  percer  son  amertume.  —  Encore 
un  opéra  politique:  V Oriflamme  à  l'Opéra 313 

Chap.  XVII.  —  Déchéance  et  ruine  du  Conservatoire  par  le  gouver- 
nement de  la  Restauration.  Chagrin  que  Méhul  en  ressent.  —  La 
Journée  aux  aventures  à  l'Opéra-Comique.  Grand  succès.  —  L'état 
de  la  santé  de  Méhul,  depuis  longtemps  fâcheux,  devient  tout  à 
fait  alarmant.  Les  médecins  lui  ordonnent  un  voyage  dans  le  Midi. 
Il  part.  —  Lettres  à  Herold,  à  Mme  Kreutzer,  à  Daussoigne,  à 
Vieillard,  à  Cornu.  —  Il  revient  à  Paris  en  passant  par  Marseille, 
où  on  lui  prodigue  les  témoignages  d'admiration. —  Ses  derniers 
jours,  sa  mort 328 

Chap.  XVIII.  —  Un  opéra  posthume  :  Valentine  de  Milan.  Triomphe 
de  cet  ouvrage.  —  Dernier  hommage  scénique  rendu  à  la  mémoire 
de  Méhul •     •  _• 357 

Chap.  XIX.  —  Génie  et  caractère  de  Méhul 364 

Appendice. 

Liste  chronologique  des  œuvres  dramatiques  de  Méhul     .     .     .     .     .  383 

Compositions  diverses  de  Méhul  . 385 

Les  portraits  de  Méhul 394 


STRASBOURG,     TYPOGRAPHIE     G.     FISCHBACH.     —     3158. 


DATE  DUE 

APR  3  0  19 

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DEMCO    38-297 

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