THE LIBRARY
BRIGHAM YOUNG UNIVERSITE
PROVO, UTAH
(
MEHUL
D'après le pastel de DUCUEUX.
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MËHUL
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE
PAR
ARTHUR POUGIN
AVEC UN PORTRAIT RE MÉHUL, D'APRÈS LE PASTEL DE DUCREUX
PARIS
LIBRAIRIE FISCHBACHER
(SOCIÉTÉ ANONYME)
33, RUE DE SEINE, 33
1889
Tous droits réservés
A
Monsieur AMBROISE THOMAS
Cher Maître,
Le grand nom et le mâle génie de Méhul, dont notre
chère France a le droit d'être fière, trouvent en vous, l'un
de, ses dignes successeurs, un admirateur aussi profond que
sincère. Permettez-moi donc de vous dédier le livre que voici,
consacré à la gloire de ce maître illustre, auteur de tant de
chefs-d'œuvre. Un tel livre ne saurait se présenter au public
sous un plus noble patronage. C'est dire assez combien je
m'estime heureux de vous l'offrir.
Votre respectueusement dévoué
Arthur POUG1N.
Paris, le 10 janvier 1880.
MEHUL
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE
CHAPITRE PREMIER.
Le voyageur qui, au sortir de Mézières-Charle ville, veut
remonter le département des Ardennes jusqu'à son extré-
mité septentrionale, jusqu'au bout de cette étroite langue
de terre en forme de cap qui pénètre comme un coin dans
le territoire de la Belgique, par lequel elle est enveloppée
de trois côtés, n'a qu'à suivre le cours sinueux, pitto-
resque et capricieux de la Meuse. La Meuse est loin d'être
ici le fleuve majestueux et plein de noblesse, aux flots
abondants et limpides, qu'on admire dans les plaines
fertiles et grasses de la Hollande, du côté de Rotterdam
et de Dordrecht, où, en se rapprochant de la mer qui va
l'engloutir, elle se montre pleine de fierté, de grandeur et
de poésie. Plus modeste et plus humble, bien que depuis
sa source elle ait déjà traversé trois de nos départements,
la Haute-Marne, les Vosges et la Meuse, en donnant son
nom à ce dernier, elle s'écoule tranquillement de ce côté,
1
2 MEHUL
roulant des eaux rendues un peu ternes par les schistes
ardoisiers qui leur servent de lit, et poursuivant son cours
sans fracas et sans bruit, entre la double chaîne mon-
tagneuse des Ardennes, couverte de forêts profondes, qui
lui fait escorte jusqu'en pays belge. Les paysages se suc-
cèdent sur les deux rives du fleuve, sans grande variété,
sans grand imprévu, mais non sans hardiesse et sans
vigueur, et en déroulant le panorama d'une nature âpre,
un peu sauvage, parfois grandiose, et presque toujours
d'un caractère puissant, austère et mélancolique. La teinte
grise des eaux et leur écoulement lent et monotone, le
vert sombre de ces bois impénétrables qui, comme un
immense manteau, couvrent les vastes flancs des mon-
tagnes en paissant voir seulement de temps à autre, par
une large déchirure, la couleur sèche et foncée de la roche
mise à nu pour le travail des ardoisières, l'absence trop
fréquente de soleil, enfin un ciel un peu opaque, un peu
lourd, souvent encore obscurci par une brume très dense
ou par des nuages épais, tout cela contribue à répandre
sur cette contrée si curieuse, si originale, si empreinte
d'une véritable poésie, comme une sorte de voile mysté-
rieux et triste, à lui donner un aspect un peu sévère, un
peu farouche, mais qui est loin d'être sans charme et
surtout sans grandeur.
Des deux côtés du fleuve s'étage, sur une étendue de
vingt lieues environ, toute une suite de gros bourgs ou
villages dont la présence vient rompre la monotonie de
cette nature toujours un peu semblable à elle-même. C'est
ainsi que sans parler de Nouzon, qui est une petite ville
très active, très commerçante, très affairée, on voit se
succéder tantôt sur l'une, tantôt sur l'autre rive, Levrézy,
Braux, Château-Eegnault, Monthermé, Deville, Laifour,
Revin, Fumay, Haybes, Vireux-Molhain. Quelques-uns de
ces villages, comme Château-Regnault, Haybes, Vireux-
Molhain, se trouvent dans une situation presque souriante,
grâce à un écartement des montagnes qui, en laissant place
à quelques vertes prairies, recule un peu les bornes d'un
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 3
horizon par trop circonscrit; d'autres, au contraire, comme
Monthermé et Laifour, profondément encaissés et presque
enfouis entre la Meuse et les rochers qui la bordent,
entièrement sevrés de soleil, presque privés d'air et de
lumière, semblent faits pour inspirer les idées les plus
moroses, pour faire naître au cœur de l'homme les senti-
ments les plus austères et les plus sombres. C'est auprès
de Laifour que l'on peut contempler ces roches hautes et
escarpées, fameuses dans la contrée sous le nom de Dames
de Meuse, qui resserrent vigoureusement le lit du fleuve
sur un espace d'un kilomètre environ, se penchant en
quelques endroits comme pour le couvrir et s'apprêter à
lui barrer le passage.
Après Vireux-Molhain, la Meuse commence à s'élargir à
mesure qu'on approche de Givet, qui est le dernier centre
habité du côté de la France et qui est situé à quatre kilo-
mètres seulement de la frontière belge. Givet est une
petite ville très proprette, très convenablement bâtie, qui
ne contient guère plus de 6,000 habitants, mais qui, en
sa qualité de sentinelle avancée de la France, constitue
une place forte de première classe, merveilleusement
défendue par la citadelle de Charlemont, qui la protège du
haut d'un roc escarpé et inaccessible. Elle se compose de
trois parties distinctes : le Grand-Givet, ou Givet-Saint-
Hilaire, sur la rive gauche de la Meuse, siège des admi-
nistrations civiles et militaires; le Petit-Givet, ou Givet-
Notre-Dame, situé sur la rive droite du fleuve, qu'on
traverse sur un beau pont de pierre; enfin Charlemont,
dont les murailles épaisses s'étendent au-dessus du Grand-
Givet et qui, à part la garnison de la forteresse, n'est
guère peuplé que d'une centaine d'habitants qui cultivent
là-haut quelques maigres terrains.
Je m'étais rendu dans les Ardennes pour rechercher, sur
les lieux mêmes, des renseignements que j'espérais bien y
trouver touchant Méhul et sa famille. Après m' être arrêté
à Mézières, où l'archiviste du département, M. Senemaud,
avait bien voulu se mettre à ma disposition et m'aider
MEHUL
avec une rare obligeance, j'avais franchi à pied, en m'ar-
rêtant aussi à Monthermé, où Méhul reçut son éducation
musicale, les 80 kilomètres qui séparent Mézières de Grivet.
Parti un matin de Fumay, j'arrive à Givet vers le milieu
du jour, j'entre par la porte de France, je franchis un
pont-levis, et je pénètre dans la ville ; je suis la voie qui
continue la grande route, et qui est bordée d'un côté par
un immense quartier d'infanterie et de cavalerie pouvant
renfermer 6,000 hommes, de l'autre par le flanc abrupt de
la montagne que couronne Charlemont avec ses murs cré-
nelés et ses ouvrages de défense. Mes oreilles sont affectées,
en passant devant la caserne, d'un horrible bruit musical
qu'eût certainement réprouvé l'artiste illustre dont le sou-
venir m'amène en ces lieux; c'est un épouvantable chari-
vari d'instruments militaires de toutes sortes : bugles,
pistons, clarinettes, ophicléides, etc., s'exerçant avec rage
et tous à la fois, de façon à produire la plus monstrueuse
des cacophonies. Cela me rappelle un peu la grande cour
du Conservatoire aux approches des examens et des con-
cours. Je poursuis mon chemin, toujours tout droit,
je longe le quai du Fort-de-Rome , le quai des Fours,
la rue Saint-Hilaire, et, sans avoir un instant dévié de
la ligne directe, je débouche sur la place de l'Hôtel-
de-Ville, anciennement place d'Armes, où se trouvent à
gauche la mairie, à droite l'église Saint-Hilaire : et,
au milieu, l'humble monument élevé à la mémoire de
Méhul.
Ce n'est pas sans émotion que je m'arrêtai devant ce
modeste souvenir consacré par ses concitoyens à la gloire
d'un des plus grands musiciens, d'un des génies les plus
nobles et les plus purs qu'ait produits la France. Par
malheur, ce monument, d'une simplicité vraiment rudimen-
taire, et qui n'a pas été l'objet des soins les plus indispen-
sables, est indigne d'un si grand homme. Il consiste en un
buste de marbre blanc représentant Méhul couronné de
lauriers, buste posé sur un piédestal également en marbre,
que supportent trois marches en pierre d'ardoise; sur le
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 5
piédestal, un bas-relief figurant une Renommée, et, au-
dessus, cette simple inscription :
E. N. MÉHUL
ÉRIGÉ PAR SOUSCRIPTION
M. Estivant étant maire
1842 l
Le tout , d'une hauteur de trois mètres environ , est
entouré d'une grille à hauteur d'appui, à l'intérieur de
laquelle les enfants ne dédaignent pas de pénétrer par
escalade pour se livrer sans contrainte à leurs jeux. Le
buste, œuvre médiocre d'ailleurs, n'est pourtant pas
dépourvu de toute ressemblance. Ce sont bien là les traits
du maître; seulement, en les exagérant, le nez surtout
(que Méhul avait très fort, on le sait), le statuaire semble
avoir poussé son œuvre à la caricature. Ce qui est certain,
c'est que Méhul, sur son socle, paraît de bien fâcheuse
humeur. On le croirait surtout vexé, — et il y a de quoi !
— d'être si mal représenté*, on serait furieux à moins.
Quant à l'ange — ou à la Renommée — qui forme bas-
relief sur la face antérieure du piédestal, du côté de
l'Hôtel-de-Ville, je le soupçonne d'être un fort marcheur
devant l'Eternel, car il a les jambes terriblement longues.
Au reste, l'une de ces jambes est aujourd'hui complète-
ment écorchée, et tout le monument est dans un état de
délabrement lamentable 2.
C'est le 26 juin 1842 qu'il fut inauguré, et, en rappelant
ce fait il y a quelques années, un journal de Bruxelles,
le Guide musical, s'exprimait ainsi : — « Chose triste à rap-
1 Trois années s'écoulèrent entre le projet et l'exécution, car voici ce
qu'on lisait dans la Bévue et Gazette musicale du 28 avril 1839 : — « La ville
de Givet, qui se glorifie d'avoir vu naître Méhul, vient de décider qu'un
monument serait élevé à la mémoire de ce grand compositeur. Les sous-
criptions seront reçues à Paris, chez Me Moreau, notaire, rue Saint-Merri.
Nous désirons que cette œuvre éveille plus de sympathie qu'on n'en a
témoigné pour le monument de Beethoven. »
2 Le buste est signé : T. Gechter, 1840.
6 MÉHUL
peler, il ne se trouva, à l'inauguration de ce buste, que
des sociétés musicales de Belgique pour célébrer l'apo-
théose du grand artiste, l'immortel auteur de Joseph, Pas
une seule société française ne se rendit à l'appel de la
commission des fêtes. M. Daussoigne-Méhul, neveu de
l'illustre compositeur et directeur du Conservatoire de
Liège, en répondant à un toast qui lui fut porté, se plaignit
ajuste titre de l'oubli dans lequel l' Opéra-Comique avait
laissé celui qui pendant un quart de siècle avait fait sa
fortune. En vain, dit-il, une représentation fut-elle
demandée à ce théâtre pour aider à l'érection du monu-
ment : le silence fut la seule réponse que Ton accorda aux
plus pressantes sollicitations. Méhul n'eut pas même un
souvenir à Paris. » Les deux faits consignés dans ces lignes
sont exacts; mais, en ce qui concerne le premier, le
reproche qui l'accompagne est immérité, car, à l'époque
dont il est question, la France, singulièrement en retard
sur la Belgique, la Hollande et l'Allemagne, ne possédait
pas encore une seule société musicale, à l'exception, peut-
être, de la Société chorale lilloise, devenue si fameuse
depuis, et qui, si elle existait, était certainement encore
dans sa période de formation et d'organisation. On ne
saurait donc s'étonner de l'absence constatée plus haut *.
En ce qui concerne le reste, il n'est que trop vrai que
l' Opéra-Comique, théâtre subventionné, placé alors, si je
ne me trompe, sous la direction de Crosnier, et qui pen-
dant trente ans avait dû à Méhul une partie de sa gloire
*La note suivante m'était envoyée de Givet, au sujet de l'inauguration
du monument: — «Lorsqu'on a inauguré le buste de Méhul, Givet était
privé de moyens de transport facile; il fallait douze heures pour aller à
Charleville en diligence. D'ailleurs, les communes françaises n'avaient pas
encore de sociétés de musique, et l'on était beaucoup plus avancé sous ce
rapport en Belgique. En outre, Givet est tout entouré de communes
belges ; ceci explique suffisamment la présence de sociétés belges et l'ab-
sence de sociétés françaises. Il y avait à l'inauguration deux musiques de
régiments français, celle de Liège et quelques sociétés de musique des
collèges des environs, celle de Dînant entre autres. Mais le temps fut si
mauvais que toutes ces musiques purent à peine se faire entendre. »
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 7
et de sa fortune, se conduisit en cette circonstance de la
façon tout à la fois la plus indigne et la plus inconvenante.
On est en droit d'espérer que la municipalité de Grivet,
qui poursuit avec ardeur le projet d'élever à Méhul non
plus un simple buste, mais un monument durable et digne
de lui, une statue en bronze, sera cette fois plus heureuse
que précédemment, et trouvera à Paris l'aide et l'appui
qui lui seront nécessaires pour la réalisation de ce géné-
reux projet. Il est certain que si Méhul était né en Alle-
magne, on n'aurait pas attendu jusqu'à ce jour pour lui
élever une statue. La France ne le pourra-t-elle point
faire aujourd'hui?
J'ai dit dans quel état de délabrement se trouvait le
monument actuel. Ce n'est point pourtant que l'aimable et
patriotique petite ville de Givet ne soit soucieuse de la
gloire de son plus illustre enfant, et le nouveau projet
qu'elle a formé témoigne suffisamment de ses sentiments à
cet égard. Elle se montre, au contraire, justement orgueil-
leuse d'avoir donné le jour à Méhul, et le souvenir de ce
grand artiste, qui fut aussi un homme de cœur et un homme
de bien, semble la vivifier et la grandir à ses propres yeux.
Aussi peut-on dire qu'elle n'épargne rien pour conserver
à ce souvenir toute sa persistance et sa vivacité. Toute
une série de faits intéressants suffiraient à donner une
idée du culte que les habitants de Grivet ont voué à leur
illustre compatriote.
Tout d'abord, en 1841, la municipalité conçut et mit à
exécution la louable pensée de donner à l'une des rues de
la ville le nom de Méhul. Cette rue, qui d'un côté forme
carrefour avec les rues d'Anjou, des Récollets et du
Conquérant, débouche, à son autre extrémité, sur les
glacis des fortifications. Elle portait jadis le nom de rue
des Religieuses, et c'est sur la proposition du maire,
approuvée par le conseil municipal, qu'elle échangea ce
nom contre celui de Méhul, qui y était né. Voici le texte
de la délibération du conseil à ce sujet :
8 MÉHUL
REGISTRE DES DÉLIBÉRATIONS DU CONSEIL MUNICIPAL
DE LA COMMUNE DE GIVET.
Séance ordinaire du 11 août 1841.
L'an mil huit cent quarante-un, le onze du mois d'août, à deux
heures du soir, le conseil municipal de la commune de Givet, dûment
convoqué par M. le maire, s'est assemblé au lieu ordinaire de ses
séances, sous la présidence de M. Estivant-Debraux, pour la session
ordinaire d'août.
Présents : MM. Bidou, Polomé, Métra, Debraux, Masselin, Vaudoit,
Bernet, Noël, Robson, Rousseau, Briquelet, Parent, Davaux, Estivant
(Félix), Fonder, Schet, formant la majorité des membres en exercice.
Conformément à la loi, il a été procédé à la nomination d'un secré-
taire pris dans le sein du conseil; M , ayant obtenu la majorité
des suffrages, a été désigné pour remplir ces fonctions, qu'il a acceptées.
M. le président expose que notre célèbre concitoyen, le compositeur
Méhul, étant né dans la rue des Religieuses, il propose, afin de prou-
ver tout le désir que nous avons d'honorer et de perpétuer sa mémoire,
de substituer à cette rue le nom de Méhul à celui des Religieuses.
Le conseil déclare, par un vote affirmatif et unanime, partager les
intentions de M. le maire, pour qu'à l'avenir la rue en question porte
le nom de rue Méhul.
Fait et délibéré en séance, les jour, mois et an susdits.
Et ont les membres présents signé.
(Suivent les signatures.)
C'est dans la maison qui porte actuellement le n° 5 de
cette ancienne rue des Religieuses, aujourd'hui rue Méhul,
qu'est né l'illustre auteur de Joseph et à'Ariodant. Je
suppose, sans en avoir pu acquérir la certitude, que c'est
à l'époque où ce changement de nom fut opéré, que l'on
plaça sur la façade de cette maison la plaque commémo-
rative en marbre noir sur laquelle on peut lire cette
inscription (qui aurait besoin d'un nettoyage vigoureux) :
E. N.
MÉHUL
MEMBRE DE i/lNSTITUT
EST NÉ
DANS CETTE MAISON
LE 24 JUIN 1763
Le malheur est que cette inscription est fautive, et
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 9
qu'elle donne pour la naissance du compositeur une date
inexacte, bien que cette date ait été enregistrée par tous
les biographes. Dans le supplément à la Biographie uni-
verselle des Musiciens de Fétis, j'ai moi-même rectifié cette
erreur ; mais il était bien facile aux habitants de Grivet de
ne la point commettre, et il serait à désirer qu'ils prissent
la peine de la corriger sur un monument dont le caractère
est en quelque sorte officiel. Méhul, en effet, est né, non
le 24, mais le 22 juin 1763, ainsi qu'en témoigne son acte
de baptême, dont voici le texte, transcrit par moi d'après
les registres de la paroisse de Givet-Saint-Hilaire i :
Etienne-Nicolas, fils légitime de Jean-François Méhul et de Cécile
Keuly, né le 22 juin 4763, a été baptisé le même jour par nous, vicaire
de cette paroisse, et a eu pour parrein (sic) Etienne-Nicolas Greck et
pour marreine (sic) Marie-Thérèse Faigne.
Signé : Jean-François Méhul.
E.-N. Greck.
Marie-Thérèse Faigne.
Defoin.
Pour en revenir à la rue Méhul, je dois constater qu'on
y a rendu, il y a peu d'années, un nouvel hommage au
grand artiste dont elle porte le nom. Un peu plus loin que
la maison où est né le maître, et du côté opposé, on a
construit un nouveau théâtre destiné à remplacer l'ancienne
salle de spectacle, qui tombait de vétusté. Sur un emprunt
contracté récemment, la ville avait prélevé les fonds
nécessaires à l'édification de ce théâtre, qui a été inauguré
vers la fin de l'année 1883, et qui, comme la rue dans
laquelle il est situé, porte le nom du glorieux enfant de
Givet. Par malheur, une ville de si peu d'importance ne
peut se donner le luxe d'une troupe d'opéra *, c'est ce qui
fait qu'on lit sur la façade du nouveau monument :
comédie. — SALLE MÉHUL. — drame.
^ne autre erreur s'est constamment produite au sujet de Méhul, à qui
tous les biographes ont donné les prénoms tf Etienne-Henri, tandis que,
comme on le voit ici, ces prénoms étaient Etienne- Nicolas. Quant à
la date de sa naissance, elle a été inscrite avec exactitude sur son
tombeau.
10 MÉHUL
Le projet de la municipalité, en ce qui concerne la
statue qu'elle a l'espoir d'élever prochainement à Méhul,
est de supprimer les constructions qui font face au nouveau
théâtre et de former là une place destinée à recevoir
l'image du maître. Elle ne saurait, en effet, être mieux
qu'en cet endroit.
Tout ceci prouve suffisamment que le' souvenir de Méhul
est loin de s'éteindre dans le cœur de ses compatriotes.
Très vivace, au contraire, et toujours ardent, il semble
planer sur la ville qui lui a servi de berceau, et fait com-
plètement oublier celui des quelques hommes distingués
qui y ont aussi vu le jour1.
1 On cite, comme étant nés à Givet, le graveur Longueil, qui se fit remar-
quer au dix-huitième siècle, et trois hommes de guerre: le baron Gédéon
de Contamine, maréchal de camp, son frère le vicomte Théodore de Con-
tamine, aussi maréchal de camp, et le lieutenant général comte Léon.
Mlle Rolandeau, cantatrice et actrice charmante, qui, au temps de Méhul,
fit partie de l'admirable troupe de l'Opéra-Comique, naquit à Char-
lemont.
Je ne veux pas oublier de dire que le 21 juin 1863 Givet célébra, à
l'aide d'un grand festival musical organisé par la société chorale les En-
fants de Méhul, et auquel prirent part un grand nombre de sociétés fran-
çaises et étrangères, le centième anniversaire de la naissance de Méhul. —
Enfin, je ferai remarquer qu'un beau portrait de Méhul, exécuté par
Wiertz, le célèbre peintre belge, d'après l'adorable pastel de Ducreux, et
offert à la ville par l'auteur, orne la salle des séances du Conseil muni-
cipal.
CHAPITRE IL
Givet, je l'ai dit, est une petite ville accorte et aimable,
à l'aspect souriant et gai, malgré sa qualité de place de
guerre et le peu de richesse de la nature environnante.
Son principal tort est d'être située de telle façon que l'on
n'y passe guère, et que pour la connaître il faut être en
quelque sorte forcé d'y aller. Cela, pourtant, n'a pas
empêché le plus grand de nos poètes de la décrire avec
délicatesse, et de lui adresser les éloges qu'elle mérite.
Victor Hugo, dans ses Lettres sur le Rhin, en a fait un
croquis charmant. Après un demi-siècle, rien, absolument
rien, n'est à changer à la description qu'il en a donnée.
Givet est resté ce qu'il était alors.
Je dois dire pourtant que tous les poètes ne se sont pas
accordés pour lui décerner ce brevet de coquetterie et de
bonne grâce qu'il tient de Victor Hugo, et aussi de Théo-
phile Gautier. On en jugera par ce tableau un peu farouche,
découvert dans un manuscrit anonyme du dix-septième
siècle, et qui portait ce titre peu engageant : « Description
de la ville de Givet, autrement dit le séjour de la misère
et de ses enfants». Ici, ce n'est pas par l'enthousiasme que
brille l'écrivain :
Au pied de deux hauts monts, de rochers hérissez,
Que la Nature et l'Art ont rendus escarpez,
Paroît dans le vallon une petite ville
Qui montre de ses murs une plaine stérille.
Le fleuve de la Meuse arrose de ses eaux
Le rivage fertile en joncs et en roseaux,
Et semble, par son cours violent et rapide,
Tâcher de s'éloigner de cette terre aride.
De rochers et de monts un long enchaînement
12 MÉHUL
De ses coteaux épais forme tout l'ornement,
Et de quelque côté que s'égare la veûe,
On ne voit que rochers se perdre dans la nuë ,
Dont le sommet affreux, toù-jours inhabité,
De la foudre des cieux est souvent menacé.
Les neiges, les frimats, les vents et les gelées
Ont un azile seur dans ces froides contrées.
Là, le tendre Zéphir, chassé par Aquilon,
Ne souffle dans ces lieux en aucune saison.
Le soleil, obscurci de honte et de colère,
De ce sombre climat retire sa lumière ;
De ces lieux détestez ce bel astre qui fuit,
Y laisse en les quittant une éternelle nuit.
Il est à remarquer que le poète, ici, s'en prenait moins
à Givet lui-même qu'à l'âpreté un peu sauvage du paysage
qui l'entoure, à la rudesse et à l'aridité de son sol rebelle 2,
au caractère sombre de son climat. Si, pour ma part, j'ai
essayé, quoique bien imparfaitement, de faire ressortir
l'aspect triste et sévère que présente toute cette étrange
et curieuse contrée des Ardennes, parfois si morne et si
désolée, c'est qu'il me semble que cette nature inclémente,
au milieu de laquelle il vit s'écouler son enfance et les
premières années de sa jeunesse, n'a pas dû être sans
influence sur l'imagination soucieuse et rêveuse de Méhul,
c'est qu'elle a bien pu exciter davantage encore l'extrême
sensibilité dont il était affecté, c'est qu'enfin elle paraît en
quelque sorte se refléter en lui-même et caractériser sa
personnalité tendre, ombrageuse et mélancolique.
Méhul fut le second enfant issu du mariage de ses
parents. Il avait pour aînée une sœur venue au monde un
an avant lui. Dans la notice — bien peu intéressante, en
vérité, et bien peu digne de l'admirable artiste auquel elle
était consacrée — que Quatremère de Quincy a écrite sur
1 Ces vers ont été publie's pour la première fois dans un petit livre
intéressant: Givet, recherches historiques, par J. Lartigue et A. Le Catte.
(Givet, Choppin, 1868,in-12.)
2 « Terre galeuse », disent volontiers les Ardennais pour indiquer son
peu de richesse naturelle.
SA VIE. SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 13
Méhul en sa qualité de secrétaire perpétuel de l'Académie
des beaux-arts, il est dit que «son père avoit servi dans
le génie, et mourut inspecteur des fortifications de Charle-
mont». Bien que ce double renseignement puisse être
exact, ce dont je n'ai pu m'assurer, il est donné de façon
à faire croire que le père de Méhul aurait passé sa vie
dans l'état militaire, ce qui est absolument contraire à la
vérité. Ce qui est vrai, c'est que, s'il n'était pas cuisinier
de profession, comme on l'a dit, du moins il fut maître
d'hôtel du comte de Montmorency à Givet, et plus tard
établi marchand de vins, puis restaurateur en cette ville.
En effet, j'ai trouvé dans les registres des archives dépar-
tementales des Ardennes, à la date du 4 mars 1763, le
texte d'une décision judiciaire dans laquelle il est dit :
« ...Nous ordonnons que les meubles et effets appartenant
à défunt M. le comte de Montmorency, saisis entre les
mains de Jean-François Méhul, son maître d'hôtel, seront
vendus publiquement à 3 mois de crédit à la requête des
défendeurs1 ». Et, d'autre part, j'ai rencontré, à la date du
20 novembre 1782, la mention du nom de «François Méhul,
marchand de vins, résidant à Grivet-Saint-Hilaire2». Enfin,
il est de notoriété publique à Givet que Jean-François
Méhul tint pendant plusieurs années, dans l'ancienne rue des
Religieuses, aujourd'hui rue Méhul, une pension d'officiers3.
Il ne peut donc exister aucun doute sur la véritable
profession du père de Méhul, qui d'ailleurs n'était point
né à Givet, comme l'a dit un des biographes de celui-ci,
mais qui vint s'établir assez jeune en cette ville, et qui s'y
maria en 1761, à l'âge de trente et un ans4. Quant au
1B. 1030. Registre f° 167.
2B. 1032. Registre fo 28, verso.
3 Sur ses vieux jours, Jean-François Méhul se retira dans une maison à
lui appartenant, rue Destrée. C'est là qu'il mourut, ainsi que sa femme.
4 Voici le texte de l'acte de mariage des père et mère de Méhul
(extrait des actes de la paroisse de Givet-Saint-Hilaire, année 1761, folio 5,
recto, déposés au greffe de la mairie de Givet):
«L'an mil sept cent soixante-un, le onze août, Jean-François Méhul,
14 MÉHUL
poste d'inspecteur des fortifications de Charlemont, qu'il
aurait occupé en 1793, au dire de plusieurs biographes de
son fils, et qu'il aurait obtenu par le crédit de celui-ci, il
m'a été impossible d'acquérir aucune certitude, d'obtenir
aucun renseignement qui confirme ou infirme l'exactitude
de cette assertion. A une demande de recherches qui, sur
mon désir et à ma sollicitation, avait été adressée à ce sujet
à l'autorité militaire, M. le commandant du génie de
Charlemont a bien voulu répondre par une lettre dont j'ex-
trais les lignes que voici : — ■ « Après recherches dans les
archives de la place, je regrette de ne pouvoir vous donner
les renseignements que vous me demandez : ni dans les
chefs du génie, ni dans les directeurs des fortifications, ni
enfin dans les délégués à la guerre aux environs de 1793,
je n'ai trouvé le nom de Jean-François Méhul. Il ne fau*
drait cependant pas en conclure que le père du célèbre
compositeur n'ait pas réellement inspecté les fortifications
de Charlemont, car sur toutes les anciennes pièces aucun
fils de défunt Jean Méhul et delà défunte Elisabeth Gérard, natif de Maze-
rolles, diocèse de Toul, âgé de trente-un ans, à présent de cette paroisse,
et Marie-Cécile Keuly, âgée de vingt-six ans, fille de Jean-Pierre Keuly
et de la défunte Marie-Louise Waultrot, de droit et de fait de cette pa-
roisse, après une publication faite dans cette église selon la forme pres-
crite, sans aucun empêchement civil ou canonique ni opposition quel-
conque, et la dispense obtenue pour la deuxième et dernière, et leur
consentement mutuellement donné au pied des autels, ont reçu de moi,
vicaire soussigné de cette paroisse, déposé à cet effet, de M. le curé *, la
bénédiction nuptiale en présence des sieurs Pierre Keuly, père de la
mariée; de Henry Colin de Valoreille, bel-oncle de la mariée; d'Urbain
Pamot, oncle de la mariée ; de sieur Baptiste Delcoint, bel-oncle de la
mariée ; et de Charles Payet, tous bourgeois, domiciliés dans cette ville,
témoins requis et appelés, qui ont tous signé les an, mois et jour ci-
dessus. » [Suivent les signatures.)
On sait combien on était peu soucieux, au xvine siècle, de l'exactitude
de l'orthographe en ce qui concerne les noms propres. Dans les divers
actes que j'ai consultés touchant la famille de Méhul, celui de sa mère
est écrit tantôt Keulli, tantôt Keuly, Keiily ou Keuly. Je remarque seu-
lement qu'elle signait Keuly.
* C'est-à-dire, évidemment, ayant le dépôt de l'autorité du curé, étant préposé pour
le remplacer et le suppléer.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 15
nom ne figure, et les états sont souvent mutilés... » De
son côté, la personne qui me communiquait cette lettre
m* écrivait : — « Vous voyez qu'il n'y a pas de traces au génie
d'un Méhul inspecteur des fortifications ; et cependant,
plusieurs personnes m'ont affirmé que le père de Méhul a
dû remplir ces fonctions vers 1793». Il est certain que ce
fait est de tradition et de notoriété à Givet; c'est tout ce
qu'on en peut dire. Au surplus, il n'est que de peu d'im-
portance. L'essentiel est de savoir quelle était au juste la
profession du père de Méhul, et quelle situation il occupait
à Givet : sous ce rapport, nous savons maintenant à quoi
nous en tenir.
De son mariage avec Marie-Cécile Keuly, Jean-François
Méhul eut quatre enfants. Du moins sont-ce les seuls dont
j'aie retrouvé la trace sur les anciens registres de l'état
civil de Givet, et dont voici les noms :
1° Françoise-Adélaïde Méhul, née le 1er juillet 1762;
2° Etienne-Nicolas Méhul, né le 22 juin 1763;
3° Marie -Catherine Méhul, née le 29 novembre 1764;
4° Eugénie-Claire- Josèphe-Cécile Méhul, née le 14 no-
vembre 1766.
De ces enfants, deux, l'aînée et la plus jeune des filles,
moururent en bas âge. Les deux survivants furent, avec
l'illustre auteur de Joseph, sa sœur cadette, Marie-Cathe-
rine, qui épousa Jacques Daussoigne, boulanger à Givet,
et fut la mère de Joseph Daussoigne, lequel, ajoutant plus
tard le nom de son oncle au sien, se fit appeler Daussoigne-
Méhul, devint par la suite directeur du Conservatoire de
Liège, et mourut en cette ville en 1875 *.
Par quel concours étrange de circonstances le jeune
Méhul, vivant à l'extrémité de la France, dans un pays
en quelque sorte perdu au milieu des montagnes, habitant
une petite ville sans appétits et sans ressources artistiques,
qui ne s'occupait que de son commerce et de son industrie,
1 La famille Daussoigne demeurait rue Destrée, ainsi que Jean-Fran-
çois Méhul lorsqu'il se fut retiré du commerce.
46 MÉHUL
par quelles circonstances Méhul en vint-il, dès ses plus
jeunes années, à témoigner d'un amour passionné pour la
musique, à trouver les moyens de s'instruire dans cet art,
enfin à faire partager aux siens le violent désir qu'il
éprouvait de suivre une carrière que ceux-ci, placés comme
ils l'étaient, auraient pu croire sans issue pour lui, et que
pourtant il devait parcourir d'une façon si glorieuse et si
brillante? C'est en présence de tels faits qu'il faut bien
croire aux vocations et aux prédestinations.
Méhul n'eut d'autre maître, pour commencer son éduca-
tion musicale, qu'un vieil organiste, pauvre et aveugle,
qui tenait l'orgue d'un couvent de Récollets établi à
Givet. De cet artiste obscur il n'est resté aucune trace,
et tout, en ce qui le concerne, est aujourd'hui oublié.
Qu'était-il ? d'où venait-il? quel était son degré d'habileté?
Ce sont là des questions auxquelles il est impossible de
répondre i. Les progrès que l'enfant pouvait faire avec un
tel instituteur paraissent néanmoins avoir été très rapides,
s'il est vrai, comme l'ont dit tous les biographes, que
Méhul, à peine âgé de dix ans, se vit (peut-être à la mort
de celui qui l'avait initié aux premiers secrets de son art)
confier l'orgue des Récollets.
« A défaut de maîtres, dit Fétis, Méhul avait son
instinct, qui le guidait à son insu. Sans être un artiste fort
habile, l'organiste de Givet eut du moins le talent de
deviner le génie de son élève, de lui faire pressentir sa
destinée, et de le préparer à de meilleures leçons que
celles qu'il pouvait lui donner. Méhul avait à peine atteint
1 J'avais conçu l'espoir de découvrir, sur les lieux mêmes, le nom de
ce vieux musicien, qui fut le premier maître de Méhul. Je comptais m'a-
dresser pour cela à l'organiste actuel des Récollets, et, en remontant dans
le passé, en reconstituant la généalogie des artistes qui s'étaient succédé
dans ces fonctions depuis 120 ans, retrouver la trace certaine et le nom
de celui que je voulais connaître. Mais.... mais le couvent des Récollets,
supprimé à l'époque de la Révolution, n'a jamais été rétabli, l'église de
ce couvent, depuis longtemps désaffectée et enlevée au service du culte,
est aujourd'hui convertie en arsenal, et mes recherches sont restées abso-
lument vaines.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 17
sa dixième année quand on lui confia l'orgue de l'église
des Récollets à Givet. Bientôt le talent du petit organiste
fut assez remarquable pour attirer la foule au couvent de
ces pauvres moines, et faire déserter l'église principale.
Cependant, il était difficile de prévoir comment il s'élève-
rait au-dessus du point où il était arrivé, lorsqu'une de ces
circonstances qui ne manquent guère à ceux que la
nature a marqués du sceau d'une vocation particulière,
se présenta, et vint fournir au jeune musicien l'occasion
d'acquérir une éducation musicale plus profitable que celle
qu'il avait reçue jusqu'alors ». Cette circonstance, c'était
l'arrivée à l'antique abbaye de Laval-Dieu, célèbre dans
toute la contrée, d'un organiste allemand fort remarquable,
Guillaume Hanser, qui était destiné à devenir le véritable
maître de Méhul.
C'est tout auprès de Monthermé, de l'autre côté de la
Meuse, qu'était située l'abbaye de Laval-Dieu, dont la
fondation, due à un comte de Rethel, remontait au
douzième siècle. Monthermé est un gros et triste village,
formé d'une seule longue rue qui borde la rive gauche du
fleuve, et encaissé entre des roches abruptes de 350 à
400 mètres de hauteur, qui n'y laissent qu'à grand'peine
pénétrer le jour et presque jamais le soleil. C'est un peu
plus loin, en face, sur la rive droite, que s'élevait
l'abbaye, dans une situation délicieuse au contraire, et
telle qu'on en rencontre rarement en ce pays, au bas d'un
vallon verdoyant et fleuri, et tout juste au confluent de la
Meuse et de la Semoy, qui l'une et l'autre baignaient les
immenses domaines des chanoines. Puissamment riche,
l'abbaye était propriétaire d'une vaste partie de la contrée,
jusqu'à Rethel, à Mézières et même à Sedan, et l'on
assure que c'est elle qui, au dix-septième siècle et moyen-
nant une redevance annuelle de trente sous d'or, vendit à
Charles de Gonzague, duc de Nevers et de Mantoue, les
terrains sur lesquels ce prince fit élever les premières
constructions de Charleville. Son autorité spirituelle
s'étendait aussi fort loin, et elle avait droit à la nomina-
2
18 MÉHUL
tion d'un certain nombre de cures, celles d'Orchimont,
d'Heble, de Hargny, des Louettes et de Villersy.
L'abbaye de Laval-Dieu était occupée par des religieux
de l'ordre des chanoines réguliers de Prémontré, au
nombre de dix, gouvernés par un abbé qu'ils élisaient
eux-mêmes. Reconstruite dans le courant du dix-septième
siècle, elle était très vaste et abritait, outre ces dix
religieux, leurs serviteurs et leurs commensaux, formant
un ensemble de cent cinquante personnes environ. La
Révolution la fit disparaître, ainsi que tous les couvents
de France, et c'est depuis lors qu'un centre de population,
dont l'importance s'est considérablement accrue dans ces
dernières années, s'est formé sur une partie de ses dépen-
dances. Cet aimable village de Laval-Dieu, gentiment
échelonné en espalier sur le penchant de la montagne,
renfermant des usines, des forges, des établissements
métallurgiques considérables, ne comprend guère moins
maintenant de 3,000 habitants et relève administrativement
de la commune de Monthermé, avec laquelle il communique
par un beau pont suspendu. Son église n'est autre que
l'ancienne chapelle des chanoines, qui est loin d'être sans
intérêt, mais qui, paraît-il, devient trop petite pour le
nombre des fidèles. Elle est aujourd'hui complètement
isolée des constructions environnantes , mais on peut
remarquer, sur une habitation voisine, des traces exté-
rieures et visibles d'architecture qui démontrent, à n'en
pas douter, que celle-ci n'était qu'une dépendance du
couvent, dont elle faisait partie intégrante.
Depuis longtemps déjà l'abbaye de Laval-Dieu avait
atteint son plus haut degré de prospérité lorsque, vers 1773,
les religieux reçurent parmi eux l'organiste Guillaume
Hanser, amené d'Allemagne par leur supérieur. Celui-ci
était l'abbé Remacle Lissoir, homme instruit et distingué,
qui apportait un soin tout particulier à l'organisation des
exécutions musicales solennelles de la chapelle du couvent,
fameux sous ce rapport ; c'est pour en augmenter l'intérêt
qu'il avait été fort loin chercher cet artiste remarquable et
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 19
fort remarqué dans sa patrie. «M. Lissoir, abbé de Laval-
Dieu, — dit M. l'abbé Boulliot dans sa Biographie arden-
naise, — visitant les abbayes de son ordre, eut l'occasion
de voir l'abbé de Soreth (ou Scheussenried). Il lui demanda
un organiste, et le prélat allemand lui envoya Hanser, en
lui mandant qu'il lui envoyait le plus fameux organiste du
cercle de Souabe; totius nostrce Suevice Organedorum facile
princeps. C'était en 1773. Hanser resta à Laval-Dieu
jusqu'à la fin de 1788. L'horizon politique commençant
dès lors à s'obscurcir, il retourna à Soreth, où. il mourut
vers l'an 1792. »
Il est certain que Hanser était un artiste fort distingué.
Agé à cette époque de 35 ans environ, puisqu'il était né à
Unterzeil, en Souabe, le 12 septembre 1738, il était moine
lui-même, et appartenait depuis longtemps déjà à l'ordre
des Prémontrés, dans lequel il était entré fort jeune,
après avoir fait son noviciat à l'abbaye de Scheussenried,
célèbre par l'habileté et les aptitudes musicales de ses
religieux. C'est là qu'il développa ses talents sur l'orgue,
qu'il se perfectionna dans la science du contrepoint et
qu'il apprit à jouer du violon et du violoncelle. Les rares
qualités dont il faisait preuve lui firent confier, à l'âge de
vingt-sept ans, les fonctions importantes d'inspecteur du
chœur de l'abbaye. «Une circonstance imprévue, dit Fétis,
fournit au P. Hanser l'occasion d'étendre sa renommée au
dehors de l'Allemagne. Le P. Lissoir, abbé de Laval-
Dieu, reçut du général des Prémontrés la mission de
visiter les principales maisons de son ordre, en 1775.
Arrivé à Scheussenried, il fut charmé du talent de
Hanser, et désira l'emmener à Laval-Dieu, ce qui lui fut
accordé1. Obligé d'aller à Paris pour y rendre compte de
sa mission à son supérieur, il se fit accompagner par
Hanser, qui mit à profit cette circonstance pour connaître
les musiciens les plus célèbres, tels que Grluck, Piccinni
1 On remarquera quelques différences entre le récit de Fétis et celui de
l'abbé Boulliot, qui, toutefois, se complètent l'un par l'autre.
20 MÉHUL
et l'organiste Couperin. De retour à Laval-Dieu, il y
fonda une école de musique pour huit élèves, au nombre
desquels était Méhul. Méhul reçut pendant quatre ans des
leçons de Hanser pour le piano, l'orgue et la composition :
il n'eut jamais d'autre maître1.»
Méhul, en effet, fut l'un des premiers élèves de la petite
école musicale fondée par Hanser à Laval-Dieu. On
chercherait en vain un renseignement de quelque précision
sur la façon dont il y fut admis. Toute cette première
partie de l'existence de Méhul est pleine d'obscurité, de
trouble et d'inconnu, et qui voudrait gloser à ce sujet ne
pourrait qu'inventer un roman. Il est à croire toutefois
que son introduction à Laval-Dieu n'eut pas lieu sans
qu'on fût obligé de surmonter quelques difficultés, de
tourner quelques obstacles. Il est certain que le père de
Méhul était sans fortune, et qu'il ne lui était pas possible
de payer une pension pour son fils. D'autre part, Mon-
thermé étant distant de Givet d'une douzaine de lieues, il
y avait impossibilité matérielle, à une époque où les
moyens de locomotion étaient rudimentaires, surtout dans
une contrée si accidentée, à ce que l'enfant pût faire
périodiquement ce petit voyage d'aller et de retour pour
prendre ses leçons auprès de Hanser, tout en continuant
de résider à Givet. « Ceux qui s'intéressaient au jeune
Méhul, dit M. l'abbé Boulliot, pensèrent qu'il ne pourrait
être mieux formé que par cet homme habile. Il dut à
leurs sollicitations d'être admis à cette école, en 1775.
L'abbé de cette maison le reçut au nombre de ses com-
mensaux2». Il est probable en effet que, Méhul ayant
entendu parler de l'école créée par Hanser, et ayant
exprimé le désir d'y trouver place, aura rencontré un ou
1 Cette dernière assertion n'est pas exacte, puisque Me'hul avait ébau-
ché son instruction musicale avec l'organiste des Re'collets de Givet, et
qu'il est de notorie'te' (et Fétis lui-même le dit dans sa notice sur Méhul)
que plus tard, à Paris, il se perfectionna, sous la direction d'Edelmann,
dans l'étude du piano et de la composition.
2 Biographie ardennaise.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 21
plusieurs protecteurs, qui, en raison des succès qu'il
obtenait à l'orgue des Récollets, se seront employés pour
lui être utiles en cette circonstance. On l'aura conduit et
présenté à Hanser, celui-ci aura été frappé de son intelli-
gence et de ses aptitudes précoces, et7 grâce aux disposi-
tions exceptionnelles dont il faisait preuve, l'enfant aura
été admis à titre gracieux par les religieux de l'abbaye.
Ce qui est certain, ce qu'une tradition constante a établi,
ce qui m'a été dit à moi-même, d'après cette tradition, par
M. le curé actuel de Laval-Dieu, auquel j'ai eu l'honneur
de me présenter et qui a bien voulu me donner quelques
renseignements, c'est que Méhul a été, pendant trois ou
quatre ans, instruit aux frais de la communauté, et que
pendant son séjour il mangeait à la table de l'abbé Lissoir,
supérieur du couvent, qui, de même que Hanser lui-même,
l'avait pris en sincère et profonde affection1.
Une fois installé à Laval-Dieu, Méhul se mit à travailler
avec ardeur. «Rien, dit Fétis, ne pouvait être plus favo-
rable aux études du jeune musicien que la solitude où il
vivait. Placée entre de hautes montagnes, de l'aspect le
plus pittoresque, éloignée des grandes routes et privée de
communications avec le monde, l'abbaye de Laval-Dieu
offrait à ses habitants l'asile le plus sûr contre d'importunes
distractions. Un site délicieux, sur lequel la vue se repo-
sait, y élevait l'âme et la disposait au recueillement.
Méhul, qui conserva toujours un goût passionné pour la
culture des fleurs, y trouvait un délassement de ses tra-
vaux dans la possession d'un petit jardin qu'on avait aban-
donné à ses soins. D'ailleurs, il n'y éprouvait pas la pri-
1 11 est bien certain que plus tard, après le 9 thermidor, Méhul dut se
retrouver en relations, à Paris, avec l'abbé Lissoir, lorsque celui-ci eut pris
la rédaction en chef du Journal de Paris. Méhul, alors, s'était acquis une
grande renommée par le coup de foudre à? Euphrosine et Coradin, le Journal
de Paris était de tous ceux de la capitale celui qui s'occupait le plus
activement de théâtres, et en présence des succès pleins d'éclat qu'obte-
nait l'ancien élève de Laval-Dieu, l'abbé ne dut pas regretter ce qu'il avait
fait pour lui vingt ans auparavant. J'imagine que l'un et l'autre durent
être bien heureux de se revoir.
22 MÉHUL
vation de toute société convenable à son âge. Hanser, qui
aimait à parler de Fart qu'il cultivait et enseignait avec
succès, avait rassemblé près de lui plusieurs enfants aux-
quels il donnait des leçons d'orgue et de composition,
circonstance qui accélérait les progrès du jeune Méhul par
l'émulation, et qui lui procurait un délassement utile *. Il
a souvent avoué que les années passées dans ce paisible
séjour furent les plus heureuses années de sa vie. »
Le séjour de Laval-Dieu, en effet, devait être enchanteur.
Il m'a été donné de visiter l'admirable parc, aujourd'hui
propriété particulière, qui attenait à l'abbaye et qui était
la promenade favorite des religieux et de leurs élèves. Ce
parc immense, planté d'arbres deux ou trois fois séculaires :
chênes, cèdres, hêtres, etc., est bordé, du côté de la mon-
tagne, par un étang et un ruisseau d'eau vive qui faisait
tourner un moulin, en bas par la Semoy, presque à l'en-
droit où cette jolie rivière mêle ses eaux fraîches et lim-
pides à celles, plus troubles, de la Meuse. J'ai suivi, sur
les bords de la Semoy, une allée adorable, ombragée de
la façon la plus heureuse, que les pas enfantins de Méhul
ont certainement plus d'une fois foulée, et d'où l'on jouit
d'une vue merveilleuse, avec les fraîches et brillantes
prairies qui étendent au-delà, bien loin sur l'autre rive,
leur tapis humide et verdoyant. Ainsi, au dehors, un pano-
rama plein de charme, de hautes montagnes fermant l'ho-
rizon, des prés tout en fleurs, la vue de deux rivières
courant au milieu d'un vallon fertile; dans l'intérieur du
parc, de larges fossés bordés parfois par quelques haies
vives, des accidents de terrain, un petit cours d'eau
aujourd'hui desséché, une végétation variée, riche, puis-
sante, tout ce qui pouvait enfin soit offrir une distraction
salutaire à des enfants cherchant à se reposer, à l'aide
d'exercices physiques, de leurs travaux intellectuels, soit
1 Après Méhul, ceux qui se sont distingués sont Frérard, de Bouillon,
qui, plus tard, fut organiste à Calais, et Georges Scheyermann, de Mon-
therme', habile claveciniste, qui est mort à Nantes, au mois de juin 1827.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 23
encourager la rêverie et la contemplation d'un jeune
esprit méditatif comme Tétait celui de Méhul* tel était ce
séjour de Laval-Dieu, où, comme on l'a dit, le futur grand
homme dut jouir pendant quelques années d'un bonheur
sans mélange.
Il est dommage qu'aucune trace ne soit restée de l'or-
ganisation de l'école musicale ouverte par les religieux
de Laval-Dieu, non plus que de la direction que Hanser y
avait donnée à son enseignement. Sur ce point intéres-
sant toutes mes recherches sont demeurées infructueuses,
et je suis obligé de m'en tenir, en ce qui touche per-
sonnellement Méhul, aux quelques renseignements donnés
par l'abbé Boulliot : — «Le premier soin de l'artiste alle-
mand, dit cet écrivain, fut d'essayer les forces de son
élève. Il remarqua en lui d'heureuses dispositions; mais
il trouva qu'il avait été mal commencé, et qu'il lui eût
été peut-être plus avantageux de n'avoir reçu aucune
espèce de leçons, et surtout de ne s'être point exercé sur
l'orgue des Franciscains de Givet. Sous ce maître très
versé dans la science du contrepoint, Méhul récupéra le
temps perdu. Il prit des leçons d'orgue, de piano et de
composition. Jamais on n'alla plus vite dans la carrière
de l'art. Doué d'une grande sagacité d'esprit, soutenue
d'un travail suivi, il acquit en quatre ans des connais-
sances étendues en musique, et la théorie des différentes
branches qui la concernent. » Il est certain que sous la
direction de son nouveau maître les progrès de Méhul
furent rapides, et qu'il se trouva bientôt en tête de tous
ses condisciples*, ce qui le prouve, c'est qu'au bout de
deux ans Hanser le choisit pour lui servir d'adjoint et le
suppléer à l'orgue. Ce fait, rapporté par tous les bio-
graphes, a été, dans la chapelle même de Laval-Dieu,
devenue, je l'ai dit, l'église du village, l'objet d'une attes-
tation d'un genre particulier. Au côté droit de l'orgue,
qui n'a pas été changé depuis l'époque où Hanser en vint
prendre possession, j'ai pu voir un petit tableau de
24 MÉHUL
bois brun, très simple, très modeste, encadrant cette ins-
cription :
Mêhul a touché sur cet orgue
sous le père Hanser,
moine et organiste de la Val- Bleu.
C'est là, du reste, à Laval-Dieu même, le seul souvenir
qui reste du passage et du séjour de Méhul, aussi bien
que de son maître Hanser.
On ne sait rien de plus, d'ailleurs, sur la façon dont il
quitta l'abbaye, que sur la façon dont il y était entré, et
les renseignements sont loin de concorder à ce sujet. « Tout
semblait devoir l'y fixer, dit Fétis : l'amitié des religieux,
l'attachement qu'il conserva toujours pour son maître, la
reconnaissance, une perspective assurée dans la place d'or-
ganiste de la maison, et, de plus, le désir de ses parents,
qui bornaient leur ambition à faire de lui un moine de
l'abbaye la plus célèbre du pays, telles étaient les circon-
stances qui se réunissaient pour renfermer dans un cloître
l'exercice de ses talents. Il n'en fut heureusement pas
ainsi. Le colonel d'un régiment, qui était en garnison à
Charlemont, homme de goût et bon musicien, ayant eu
occasion d'entendre Méhul, pressentit ce qu'il devait être
un jour, et se chargea de le conduire à Paris, séjour néces-
saire à qui veut parcourir en France une brillante carrière.
Ce fut en 1778 que Méhul quitta sa paisible retraite pour
entrer dans l'existence agitée de l'artiste qui sent le besoin
de produire et d'acquérir de la réputation. Il était alors
dans sa seizième année. » Les détails donnés par M. l'abbé
Boulliot diffèrent quelque peu de ceux-ci : — «L'union et le
bon esprit qui régnaient parmi les chanoines réguliers de
l'abbaye de Laval-Dieu, dit l'abbé, les études qui y floris-
saient et la musique que l'on y cultivait d'ailleurs, lui
inspirèrent le désir d'être admis au noviciat. Il en fit la
demande, mais le seul défaut de latinité mettait obstacle à
son admission; et, comme ses parents n'avaient ni les moyens
ni la volonté de l'envoyer dans un collège, il fut obligé
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 25
de renoncer à son projet1. M. Lissoir, abbé de Laval-Dieu,
lui ayant procuré une place d'organiste à Paris, il s'y rendit
en 1779, et y vécut pendant quelques années du produit de
son orgue et des leçons qu'il donnait à quelques élèves. »
Entre ces deux versions contradictoires, il est difficile
de démêler la vérité. Peut-être y a-t-il du vrai dans l'une
et dans l'autre, et peut-être Méhul, emmené à Paris par
un homme intelligent et généreux qui lui aurait facilité
les moyens de s'établir en cette ville, y apportait-il des
lettres de recommandation de l'abbé Lissoir et de son
maître Hanser pour quelques artistes fameux qui, de leur
côté, s'employèrent à lui être utiles. Il est supposable
que, comme le dit l'abbé Boulliot, il commença d'abord
par donner des leçons pour assurer son existence; mais je
dois dire que je n'ai trouvé nulle part la trace d'un emploi
d'organiste occupé par Méhul. En tout cas, il fallait que
l'enfant — c'en était un encore, puisqu'il était à peine
âgé de seize ans — fût déjà doué d'une certaine dose
d'énergie, de courage et de volonté, pour venir se jeter
résolument, à cet âge et dans de telles conditions, au milieu
de ce gouffre qui s'appelle Paris. Il n'eut pas à s'en
repentir sans doute, mais il dut attendre douze ans le
jour qui vit éclore son premier succès! Il est vrai que —
chose bien rare lorsqu'il s'agit de musique — ce succès fut
tel qu'il lui donna du premier coup la célébrité, et le plaça
aussitôt au rang des plus grands artistes de son temps.
1 II n'y a presque pas à douter du désir qu'à cette e'poque aurait ex-
primé Méhul de faire son noviciat et d'entrer dans les ordres. Les histo-
riens s'accordent sur ce point, qui paraît acquis. Mais la raison donnée par
l'abbé Boulliot du refus qui lui aurait été opposé me semble peu admis-
sible. S'il ne s'était agi que de son manque de connaissances de la langue
latine, je crois, en effet, que les religieux de Laval-Dieu, qui l'avaient pris
en si vive affection et qui étaient fiers de lui, n'auraient pas hésité, pour
l'attacher à leur ordre, à l'instruire comme il convenait sous ce rapport. Je
suis bien plus tenté d'adopter la tradition que m'a rapportée M. le curé de
Laval-Dieu, tradition d'après laquelle la délicatesse de complexion de
Méhul et le faible état de sa santé auraient seuls empêché les religieux
d'accéder à ses désirs. On sait, effectivement, que la santé de Méhul fut
toujours précaire, qu'il était fréquemment souffrant, et qu'il avait besoin
de beaucoup de soins et de ménagements.
CHAPITRE III.
Méhul n'eut pas de peine à se convaincre sans doute ,
dès son arrivée à Paris, que l'excellent travail qu'il avait
fait avec le P. Hanser n'avait servi qu'à le préparer à des
études plus profondes et plus complètes. L'un de ses
premiers soins, après celui d'assurer son existence, dut
être de se choisir un maître habile, qui voulût bien se
charger de parfaire son instruction. Il eut la main heureuse,
et sa chance le servit à souhait en lui faisant rencontrer
pour cela un artiste fort distingué, Frédéric Edelmann,
virtuose et compositeur remarquable, dont la fin déplo-
rable ne doit pas faire méconnaître l'incontestable talent.
J'imagine volontiers, il est vrai, que Grluck ne fut pas
étranger à ce choix excellent, et je serais tenté de croire
que c'est ce grand homme qui confia le jeune Méhul aux
soins d'Edelmann, son admirateur enthousiaste et celui
qui se faisait le propagateur de ses chefs-d'œuvre, en en
publiant des réductions pour le clavecin.
Méhul, en effet, à peine débarqué, avait eu le bonheur
de pouvoir nouer des relations avec l'illustre auteur
à'Alceste et d! Armide, qui se préparait à faire représenter
son dernier opéra, Iphigénie en Tauride. Ces relations lui
avaient été facilitées par une lettre d'introduction qu'il
devait, ce me semble, tenir de Hanser, compatriote de
Grluck, qui avait connu celui-ci lors de son passage à
Paris, lorsqu'il y était venu quelques années auparavant
en compagnie de l'abbé Lissoir, au moment d'aller
prendre possession de l'orgue de Laval-Dieu. C'est Méhul
lui-même qui s'est chargé de faire le récit de la première
visite qu'il rendit à Gluck ; tout au moins ce récit lui
est-il attribué par un de ses biographes, le librettiste
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 27
Eugène de Planard, dans la notice que celui-ci lui a
consacrée
l .
J'arrivai à Paris, disait-il, en 1779, ne possédant rien que mes seize
ans, ma vielle et l'espérance. J'avais une lettre de recommandation
pour Gluck, c'était mon trésor : voir Gluck, l'entendre, lui parler, tel
était mon unique désir en entrant dans la capitale, et cette idée me
faisait tressaillir de joie.
En sonnant à sa porte, je respirais à peine. Sa femme m'ouvrit, et
me dit que M. Gluck était au travail, et qu'elle ne pouvait le déranger.
Mon désappointement donna sans doute à mes traits un air chagrin
qui toucha la bonne dame : elle s'informa du sujet de ma visite. La
lettre dont j'étais porteur venait d'un ami. Je la rassurai, parlai avec
feu de mon admiration pour les ouvrages de son mari, du bonheur que
j'aurais en apercevant seulement le grand homme, et madame Gluck
s'attendrit tout à fait. En souriant, elle me proposa de voir travailler
son mari, mais sans lui parler, sans faire aucun bruit.
Alors elle me conduisit à la porte du cabinet d'où s'échappaient les
sons d'un clavecin sur lequel Gluck tapait de toutes ses forces. Le
cabinet s'ouvrit donc et se referma sans que l'illustre artiste se doutât
qu'un profane approchait du sanctuaire : et me voilà derrière un para-
vent, heureusement percé par-ci par-là pour que mon œil pût se régaler
du moindre mouvement, de la plus petite grimace de mon Orphée.
Sa tête était couverte d'un bonnet de velours noir, à la mode alle-
mande ; il était en pantoufles . ses bas étaient négligemment tirés par
un caleçon, et pour tout autre vêtement il avait une sorte de camisole
d'indienne à grands ramages qui descendait à peine à la ceinture.
Sous ces accoutremens je le trouvai superbe. Toute la pompe de la
toilette de Louis XIV ne m'aurait pas émerveillé comme le négligé de
Gluck.
Tout à coup, je le vois bondir de son siège, saisir des chaises, des
fauteuils, les ranger autour de la chambre en guise de coulisses, retour-
ner à son clavecin pour prendre le ton, et voilà mon homme tenant de
chaque main un coin de sa camisole, fredonnant un air de ballet,
faisant la révérence comme une jeune danseuse, des glissades autour
de sa chaise, des tricotets et des entrechats, et figurant enfin les poses,
les passes et toutes les allures mignardes d'une nymphe de l'Opéra.
Ensuite, il lui prit sans doute envie de faire manœuvrer le corps de
ballet, car, l'espace lui manquant, il voulut agrandir son théâtre, et
à cet effet il donna un grand coup de poing à la première feuille du
paravent, qui se déplia brusquement, et je fus découvert.
1 Dans les Ephêmérides universelles, T. X, p. 318-320.
28 MÉHUL
Après une explication et d'autres visites, Gluck m'honora de sa pro-
tection et de son amitié.
11 allait faire représenter Iphigénie en Tauride, et il me fit entrer à
la dernière répétition générale. Quand elle fut terminée, j'étais dans
l'ivresse; mais je songeais à la représentation du lendemain: je n'avais
point d'argent à consacrer à mes plaisirs; une idée folle et que je trouvai
admirable vint soudain s'emparer de moi; on éteignait les chandelles,
et, l'obscurité me secondant, je grimpai plusieurs banquettes et je me
nichai dans une petite loge du paradis où je passai la nuit, et où je
voulais encore passer la journée du lendemain pour me régaler à'iphi-
génie sans qu'il m'en coûtât une obole. Je dormis; mais le froid me.
réveilla. Onze heures du matin sonnèrent, et peu à peu j'aperçus de
ma cachette quelques fantômes blancs qui glissaient sur le théâtre
comme des ombres aux Champs-Elysées ; mais à leurs pirouettes, je
reconnus des danseuses, qui venaient, dès le matin, faire des battemens
et s'exercer dans l'art chorégraphique. Cependant j'étais glacé, brisé,
l'estomac totalement vide, et prêt enfin à me trouver mal. Je ne savais
quel parti prendre, quand, le théâtre se peuplant davantage, je recon-
nus Vestris, regardant les pieds des danseuses, et arpentant les planches,
comme un Soliman les jardins de son harem. Oh! ma foi, je n'y tins
plus : je connaissais Vestris, je l'avais vu chez Gluck, je sortis de mon
gîte, descendis l'escalier, traversai le parterre, me glissai le long de la
rampe, et, debout et tremblant sur le siège du chef d'orchestre, je tendis
les bras à Vestris en l'appelant d'une voix lamentable. Les danseuses
poussèrent un cri : mes cheveux frisés et poudrés de la veille étaient
dans le plus grand désordre et avaient chargé de poudre et de pommade
mon modeste habit noir, costume alors de rigueur pour qui n'avait pas
un sou, sans compter la poussière des banquettes dont j'étais couvert
et la pâleur de mon visage ; j'étais enfin plus effrayant qu'un diable du
pays. Cependant je rassemblai un reste de forces pour raconter mon
aventure : un éclat de rire général succéda au cri de frayeur; Vestris
me fit porter du chocolat; il rendit compte à ses camarades de l'intré-
pidité avec laquelle j'avais affronté le froid et la faim pour jouir de
leurs talens; on en fit un rapport à M. le premier gentilhomme de la
chambre, et on jugea que ma passion pour le théâtre méritait les
entrées grandes et petites. La réception de la lettre qui me les octroya
a été, je ".rois, le plus vif plaisir de ma vie *.
J'ai cru devoir reproduire intégralement ce récit, placé
par de Planard dans la bouche de Méhul lui-même.
1 C'est là le fonds sur lequel Adolphe Adam a e'chafaude' sa jolie nou-
velle : Gluck et Méhul, dont le succès fut si grand et si mérité. (Voy.
Adolphe Adam : Derniers Souvenirs oVun musicien.)
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 29
D'après ce qu'on en sait d'autre part; toute la première
partie, relative à la visite de Méhul chez Gluck, me
semble conforme à la vérité ; pour le reste, et ce qui
touche la petite scène à moitié fantastique qui se serait
passée à l'Opéra, je n'en oserais garantir l'authenticité ;
bien que cette anecdote soit passée en quelque sorte à
l'état de légende, elle a été formellement mise en doute
par diverses personnes, entre autres par un des amis les
plus intimes de Méhul, Vieillard, qui, en rappelant qu'un
fait du même genre avait été publié sur Boieldieu, écrivait
ceci : — «J'ignore tout à fait s'il y a quelque chose de réel
dans ces anecdotes jumelles ; mais je sais que Méhul n'a
jamais fait allusion devant moi à celle qui le concerne,
quoiqu'il revînt volontiers et très fréquemment sur les
souvenirs de sa première jeunesse, souvenirs dans le récit
desquels il trouvait autant de plaisir qu'il savait y mettre
de charme ». En tout cas, Planard eût été bien inspiré
sans doute en étayant son affirmation d'une preuve con-
vaincante.
On a dit que Gluck avait initié Méhul «dans la partie
philosophique et poétique de l'art musical ». Fétis a été
plus loin en affirmant, d'après Choron et Fayolle, que
«sous la direction du grand artiste qui l'avait accueilli
avec bienveillance, il (Méhul) écrivit trois opéras, sans
autre but que d'acquérir une expérience que le musicien
ne peut attendre que de ses observations sur ses propres
fautes».
En parlant ainsi, Fétis ne se rendait pas compte des
dates. Gluck ayant quitté Paris et la France dans les
premiers jours d'octobre 1779, quatre mois et demi après
la représentation à'IpJiigénie en Tauride, et Méhul étant, à
cette époque, âgé de seize ans seulement, on se demande
comment celui-ci aurait pu écrire trois opéras sous sa
direction? La vérité est sans doute que Méhul aura non
pas reçu des leçons directes de Gluck, qui, j'imagine,
n'en donnait guère, mais eu avec lui des entretiens
pendant lesquels le grand homme lui aura exposé ses
30 • MÉHUL
larges et puissantes idées sur la poétique du drame
lyrique tel qu'il le comprenait, et les sentiments qui
l'avaient amené à opérer la réforme qui a rendu son nom
immortel. Ces idées, semées sur un bon terrain, auront
germé par la suite dans le cerveau de Méhul, et de là
vient évidemment que Méhul entreprit victorieusement,
dix ans plus tard, de transporter dans le domaine de
l'opéra-comique les doctrines que Gluck avait implantées
non sans lutte, mais avec tant de succès, sur la scène de
notre Opéra.
Mais j'en reviens à ceci, que ce doit être à l'auteur
à'Alceste que Méhul dut de devenir l'élève d'Edelmann.
Ce dernier était vraiment un artiste de race, doué de
facultés peu communes, et il n'est pas inutile de le faire
connaître.
« Edelmann, a dit Charles Nodier *, prendroit de droit
une place dans les biographies, même quand la Révolution
auroit oublié de l'inscrire sur ses listes sanglantes. Mal
organisé sous plus d'un rapport, il avoit été bien organisé
pour les arts. La génération actuelle a pu admirer encore
au théâtre sa belle et pompeuse musique d'Ariane dans l'île
de Naxosy et je l'ai entendu vanter à l'égal de Gossec pour
certains chants d'église. C'étoit un petit homme d'une
physionomie grêle et triste. Son chapeau rond rabattu, ses
lunettes inamovibles, son habit d'une propreté sévère et
simple, fermé de boutons de cuivre jusqu'au menton, son
langage froidement posé et flegmatiquement sententieux,
composoient un ensemble très médiocrement aimable, mais
qui n'avoit rien d'absolument repoussant. Uni à Dietrich2
par une longue intimité, fondée probablement sur leur
commune passion pour la musique, il devint un de ses
premiers et de ses plus acharnés accusateurs. Je me
souvenois de lui avoir entendu dire, avec un calme
1 Souvenirs et portraits de la Révolution.
2 Le maire de Strasbourg, chez qui et à l'instigation duquel Rouget de
Lisle improvisa la Marseillaise.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 31
affreux, dans sa déposition contre le fameux maire de
Strasbourg, au tribunal criminel de Besançon : Je te
pleurerois parce que tu es mon ami, mais tu dois mourir,
parce que tu es un traître. » Je ne rapporte ces lignes qu'à
cause du portrait qu'elles tracent d'Edelmann. Quant aux
assertions historiques de Nodier, je dirai plus loin ce que
j'en pense.
Mais lorsque Méhul arriva à Paris et devint son élève,
Edelmann, à peine âgé de trente ans, puisqu'il était né
en 1749, s'occupait uniquement de son art. Claveciniste
remarquable et remarqué, professeur recherché, composi-
teur à l'imagination fertile et vigoureuse, il n'avait pas
encore abordé la scène, mais s'était fait connaître par la
publication de plusieurs recueils de sonates qui avaient
été fort bien accueillis et lui avaient fait une réputation.
Il avait aussi publié une réduction pour le clavecin de
YOrphêe de Gluck, et une à'Iphigénie en Aulide, qu'il avait
fait précéder d'une dédicace «à mademoiselle Gluck»,
la charmante nièce du grand homme, celle qu'on appelait
à Paris « la jeune Muse » et dont la mort prématurée fut
pour Gluck une épouvantable douleur.
Virtuose habile et compositeur véritablement doué,
Edelmann fit preuve, dans sa courte carrière artistique,
d'une assez rare fécondité. Il publia une quarantaine de
sonates pour piano seul, ou piano et violon, ou piano,
violon et basse, deux ou trois concertos avec orchestre
(dont un dédié à Mme Saint-Huberty), des airs et diver-
tissements. Il visait aussi le théâtre, et, après avoir fait
exécuter au Concert spirituel un oratorio intitulé Esther
et une scène lyrique qui avait pour titre la Bergère des
Alpes, il donna à l'Opéra, en 1782, deux actes détachés
qui furent représentés dans un spectacle composé de
Fragments. Ces deux actes étaient le Feu, tiré de l'an-
cien opéra les Éléments et dont il avait refait la musique
sur les paroles du poète Roi , et Ariane dans Vile de
Naxos, dont Moline lui avait fourni le livret. Ce dernier
surtout, joué et chanté d'une façon magistrale par Lays
32 MÉHUL
et M11ÎC Saint-Huberty, qui personnifiaient Thésée et Ariane,
obtint un succès éclatant et resta longtemps au répertoire *.
En 1802, le petit théâtre des Jeunes-Elèves joua un
opéra-ballet en deux actes, Diane et V Amour y qui était
une œuvre posthume d'Edelmann. Enfin, Edelmann publia
sous ce titre, les Délices d'Euterjoe, un recueil périodique
de musique dans lequel il avait pour collaborateur Louis
Adam, le père d'Adolphe Adam.
Mais la carrière artistique d'Edelmann fut interrompue
par la Révolution, dont on a dit qu'il avait adopté avec
fureur les principes les plus excessifs. Il avait une sœur,
claveciniste comme lui, à qui l'on doit une sonate et
quelques compositions insérées en 1783 et 1784 dans le
Journal de clavecin, et un frère cadet, Louis Edelmann,
de quinze ans moins âgé que lui, qui exerçait à Stras-
bourg, leur ville natale, la profession de facteur d'instru-
ments de musique. A l'époque de la Révolution, Edelmann
quitta Paris pour aller rejoindre son frère à Strasbourg,
où tous deux s'occupèrent activement de politique. Fré-
déric devint membre du Directoire du département du
Bas-Rhin, tandis que Louis était membre de la munici-
palité, tous deux faisaient partie du club qui portait le
nom de Société populaire, et tous deux furent désignés
(octobre 1793) par les deux représentants Guyardin et
Milhaud, envoyés en mission avant Saint-Just et Lebas,
pour être membres du Comité de surveillance alors institué
à Strasbourg.
On a dit qu'Edelmann s'était signalé à cette époque
par les instincts les plus sanguinaires, et qu'il s'était fait
1 Pendant la Révolution, Y Ariane d'Edelmann fut représentée aussi au
théâtre Montansier. La bibliothèque du Conservatoire possède un exem-
plaire de la partition de cet ouvrage, exposé dans une de ses vitrines,
avec Vex-donô suivant, écrit sur le verso de la garde, sans signature : —
« Témoignage de reconnoissance et d'amitié offert à M. G-uillotin par l'au-
teur ce 20 avril 1788. » Je relève ce fait, assez curieux venant d'un homme
qui, quelques années plus tard, devait faire lui-même l'expérience du
trop fameux instrument auquel on a donné à tort le nom du docteur
Guillotin.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 33
en quelque sorte Valter ego d'Euloge Schneider, l'infâme
prêtre allemand défroqué qui s'était constitué l'accusateur
public du département et qui, devenu la terreur du pays,
faisait couler des flots de sang. Prudhomme, dans son
Histoire des erreurs, des fautes et des crimes commis pendant la
Révolution, en fait un être exécrable, et l'on a vu ce qu'en
dit Nodier. Mais chacun sait que le livre de Prudhomme
ne saurait être considéré comme parole d'évangile, et
quant à Nodier, réactionnaire endurci, nul n'ignore à
quel point il est sujet à caution et combien ses assertions
historiques ont reçu de démentis justifiés par des preuves
éclatantes. Pour ma part, après avoir à ce sujet recherché
passionnément la vérité au milieu de documents souvent
contradictoires, après avoir consulté l'Histoire parlemen-
taire de la Révolution française de Bûchez et Roux, les
jugements du tribunal révolutionnaire, les journaux de
l'époque, et surtout le très rare et très curieux Recueil
de pièces authentiques servant à V histoire de la Révolution
à Strasbourg, publié en cette ville à la suite du 9 ther-
midor, je serais tenté de croire qu'Edelmann fut plutôt
victime que bourreau, et rien ne m' étonnerait moins
que d'acquérir la certitude qu'il est resté un parfait hon-
nête homme *.
D'ailleurs, ce qui semblerait donner raison à l'opinion
que j'exprime ici, c'est que lorsque les deux Edelmann,
envoyés à Paris, furent condamnés à mort le 29 messidor
an II (17 juillet 1794), sur le réquisitoire de Fouquier-
Tinville, ils le furent non comme révolutionnaires, mais
comme contre-révolutionnaires, comme traîtres à la patrie
1 C'est surtout la lecture attentive du Recueil de pièces authentiques ser-
vant à Vhistoire de la Révolution a Strasbourg, recueil local et impersonnel
de documents de toutes sortes, qui me fait parler ainsi. On n'y trouve le
nom d'Edelmann mêlé à aucun acte public non-seulement blâmable, mais
d'une certaine importance, au bas d'aucun document, d'aucune proclama-
tion ayant un caractère cruel, injuste ou révolutionnaire. Officiellement,
son rôle paraît avoir été presque absolument nul, car, même dans les
comptes-rendus de réunions, jamais son nom n'est mis en avant.
3
34 MÉHUL
et comme ayant voulu la vendre à l'ennemi. Or; c'était
là? on le sait, la coutume employée envers ceux qui se
refusaient à aller aussi loin que les ultra-jacobins et à
verser sans compter le sang de leurs concitoyens. Je crois
donc qu'Edelmann n'a pas plus été traître que sangui-
naire, et pour répondre aux accusations d'infâme déma-
gogie qui ont été portées contre lui, il n'y aurait sans
doute qu'à reproduire ce résumé du jugement qui le
frappa en même temps que son frère et deux de leurs
compagnons :
Tribunal criminel révolutionnaire.
Séance du 29 Messidor.
J. Yung, âgé de 33 ans, cordonnier à Strasbourg;
P. F. Monnet, âgé de 30 ans, né à Recologne, ex-prêtre, instituteur,
employé dans les fourrages à Strasbourg ;
F. Edelmann, âgé de 45 ans, musicien à Strasbourg;
L. Edelmann, âgé de 31 ans, fabricant d'instruments.
Convaincus de s'être déclarés les ennemis du peuple, en conspirant
dans l'intérieur de la République, en entretenant des intelligences
avec les ennemis de l'État, en incarcérant arbitrairement des citoyens,
en arborant la cocarde blanche, en formant des conciliabules fana-
tiques, en composant et conservant des écrits contre-révolutionnaires,
en portant des secours aux émigrés, en s'opposant au recrutement,
en participant aux projets du conspirateur Schneider, en excitant des
alarmes, en portant les armes contre la République, etc., etc., ont été
condamnés à la peine de mort *.
Il me semble qu'après cette lecture il doit y avoir au
moins doute au sujet de l'excessif jacobinisme qui a été
sans preuves reproché à Edelmann. Je n'ai pas cru inu-
tile de chercher à établir qu'il pouvait être justifiable des
1 Gazette nationale ou le Moniteur universel, quintidi 5 thermidor Tan II de
la République française une et indivisible (m. 23 juillet 1794, vieux st.). —
Selon la coutume, Edelmann et ses compagnons furent exécutés le jour
même de leur condamnation.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 35
crimes qu'on lui imputait et dont personne, jusqu'ici, n'a
songé à le défendre.
Toutefois, lorsque Méhul se mit sous sa direction, Edel-
mann était loin de songer sans doute qu'il serait appelé
à jouer un rôle politique. Il se bornait à faire de bonne
musique, à consolider la réputation que déjà il avait
acquise, et à former de bons élèves. Ce titre d'élève
d'Edelmann n'était pas, il faut le croire, à dédaigner
aux yeux du public, puisque Méhul s'en para et le joignit
à son nom lorsque pour la première fois il s'adressa à
ce public. Les deux premiers morceaux qu'il publia (en
1782) n'étaient point des compositions originales, mais
de simples arrangements de deux airs de ballet d'un
opéra de Gossec, Thésée, qui avait paru avec succès à
l'Académie royale de musique le 1er mars 1782; ils furent
insérés dans les nos 1 et 7 du Journal de clavecin, et
annoncés comme étant arrangés «par M. Méhul, élève de
M. Edelmann».
Méhul avait pourtant essayé ses forces d'une façon
plus sérieuse, quelques semaines auparavant, en se pro-
duisant au Concert spirituel avec une œuvre qui n'était
pas sans importance. Dans son numéro du 17 mars 1782, le
Journal de Paris publiait le programme du concert qui
avait lieu le soir même et dans lequel, disait-il, «on
exécutera une ode sacrée de Rousseau, musique de
M. Méhul; Mlle Buret et M. Chéron chanteront les prin-
cipaux morceaux». Tous les chroniqueurs : les Mémoires
secrets, le Journal de Paris, Y Mmanach musical, constatent
ensuite, d'une façon unanime, le succès qui a accueilli
cette première œuvre du jeune compositeur : « On reçut
très favorablement, dit le Journal de Paris, l'Ode sacrée,
de Rousseau, par M. Méhul, et le Beatus vir de M. l'abbé
le Sueur. M. Méhul n'est âgé que de dix-huit ans, et
donne déjà de grandes espérances. » Et Y Almanach musical
disait de son côté : «L'Ode sacrée de Rousseau, sur laquelle
M. Méhul a essayé ses forces, annonce dans ce compositeur
des dispositions très précoces. On a été très étonné qu'à
36 MÉHUL
dix-huit ans ce compositeur ait déjà un sentiment aussi
réfléchi de son art » i. Là se bornent d'ailleurs les ren-
seignements très sommaires que nous offrent les contempo-
rains sur ce premier début de Méhul, début qui, comme
on a pu le voir, se produisait en même temps que celui de
Lesueur. Le fait est à noter, et il n'est pas sans intérêt
de constater que le futur auteur d' JEuphrosine et le futur
auteur des Bardes, ces deux grands artistes qui furent
l'honneur et la gloire de l'école française, se virent réunis
par le hasard pour faire, le même jour, dans le même lieu
et précisément au même âge, leurs modestes premiers pas
devant ce public qui devait les acclamer plus tard et leur
prodiguer ses sympathies. Je serais bien étonné si l'amitié
qui les unit par la suite, et dont j'aurai à donner des
preuves, ne datait pas justement de cette soirée heureuse
pour tous deux, et où certainement ils eurent l'occasion de
se voir, de se connaître et de s'apprécier déjà2.
L'année suivante, Méhul fit paraître, chez l'éditeur
Leduc, un premier livre de trois sonates pour le clavecin.
Il n'y aurait pas à s'arrêter autrement sur ce petit recueil,
dont la valeur est secondaire et qui ne présente pas une
grande originalité, si sa lecture ne donnait lieu à une
remarque intéressante. En effet, en examinant avec atten-
tion l' allegro de la seconde sonate (en ut mineur), il est
facile de se convaincre que ce morceau est conçu, soit au
*Au sujet de cette composition, Fétis faisait ces justes réflexions: —
« Méhul préluda à ses succès par une ode sacrée de J.-B. Eousseau qu'il
mit en musique, et qu'il fit exécuter au Concert spirituel, en 1782. L'en-
treprise était périlleuse; car s'il est utile à la musique que la poésie soit
rythmée, il est désavantageux qu'elle soit trop harmonieuse et trop char-
gée d'images. En pareil cas, le musicien, pour avoir trop à faire, reste
presque toujours au-dessous de son sujet. Loin de tirer du secours des
paroles, il est obligé de lutter avec elles. Il paraît cependant que Méhul
fut plus heureux ou mieux inspiré que tous ceux qui, depuis, ont essayé
leurs forces sur les odes de Rousseau; car les journaux de ce temps don-
nèrent des éloges à son ouvrage >\
2 Je ne sache pas qu'aucun biographe ait jamais eu connaissance de ce
premier essai de Lesueur, qu'on fait toujours et invariablement débuter en
1783.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 37
point de vue de la forme et du sentiment mélodiques, soit
même en ce qui concerne l'harmonie, dans un style non
seulement dramatique, mais essentiellement scénique. Dans
ces rythmes tourmentés et vivaces, dans ces harmonies
expressives et plaintives, dans l'allure passionnée du mor-
ceau et dans son caractère général, on sent déjà percer ce
sentiment dramatique plein d'émotion, d'ardeur et d'in-
tensité qui sera l'une des forces et des originalités de
Méhul, et qui lui -vaudra par la suite des succès si écla-
tants et si mérités.
Au reste, Méhul sentait bien de quel côté l'entraînait
son génie, et déjà il songeait au théâtre; car c'est à cette
époque qu'il écrivit les partitions des trois opéras qu'on a
déjà vus signalés plus haut, ouvrages qu'il destinait d'ail-
leurs uniquement, disent tous ses biographes, à se former
la main, et qu'il n'était point dans l'intention de faire
représenter. Ces trois opéras étaient Tsychê (sur un ancien
poème de l'abbé de Voisenon), Anacrêon (sur un ancien
poème de Gentil-Bernard), et Lausus et Lydie, sur un livret
nouveau de Valadier. Je crois volontiers, en effet, que les
deux premiers de ces ouvrages n'étaient autre chose qu'une
étude intelligente à laquelle s'astreignait Méhul pour se
préparer à des travaux plus effectifs; mais il me semble
qu'il n'en devait pas être de même du troisième, celui-ci
étant composé sur un poème inédit, poème que Méhul
tenait de l'écrivain qui devait lui fournir bientôt celui de
Cora, qu'il fit représenter à l'Opéra en 1791. Je serais
fort étonné si Lausus et Lydie, écrit par un jeune poète
et un jeune musicien, n'avait pas été conçu expressément
en vue de la scène, bien qu'il n'y ait jamais paru, aban-
donné sans doute ensuite par ses auteurs pour des raisons
que nous ne pouvons connaître aujourd'hui1.
1 Dans sa biographie de Méhul, Fétis, comme tous les autres historiens,
attribue cette partition de Lausus et Lydie à Méhul seul. Puis, sans autre
explication, il raconte ce qui suit dans la notice consacrée par lui à un
musicien resté complètement obscur, Joseph Lenoble, artiste qui était né
à Mannheim d'un père français: — «En 1784, Lenoble se rendit à Paris,
38 MÉHUL
Quoi qu'il en soit, et qu'il s'agisse de Lausus et Lydie
ou de Cora et Alonzo, c'est avec l'écrivain dont on vient
de voir le nom, Valadier — nom qui n'est pas depuis
lors sorti de l'obscurité — que Méhul commença à tra-
vailler sérieusement pour le théâtre. Il s'en faut malheu-
reusement que les circonstances l'aient servi au gré de ses
désirs et comme il le méritait, bien qu'elles aient paru
d'abord lui être particulièrement favorables, et plusieurs
années s'écoulèrent avant que Méhul, • en dépit de ses
efforts et de ses impatiences, pût aborder la scène. Encore,
pour y parvenir, dut-il finir par prendre une autre route
que celle qu'il avait primitivement choisie.
et dans la même année il fit exécuter au Concert spirituel son oratorio de
Joad, qui fut applaudi. Ce fut à cette époque qu'il écrivit la musique d'un
opéra en trois actes intitulé Lausus et Lydie, en collaboration avec Méhul,
fort jeune alors et qui ne s'était pas encore fait connaître par les premiers
ouvrages qui ont fondé sa réputation. Cet opéra ne fut pas représenté. Il
en fut de même de l'opéra-ballet V Amour et Psyché, que Lenoble écrivit
sur un poème de l'abbé de Voisenon (on remarquera que celui-ci est un
de ceux que Méhul mit aussi en musique). Les partitions manuscrites de
ces deux opéras sont à la Bibliothèque impériale de Paris. » Piqué par
cette révélation inattendue, j'ai cherché à la Bibliothèque nationale les
deux manuscrits en question pour voir la part qu'avait chacun des deux
collaborateurs dans la partition de Ljausus et Lydie, et m'assurer si celle de
V Amour et Psyché ne serait pas parfois, comme celle-là, l'œuvre commune
des deux jeunes compositeurs. Mais j'ai acquis seulement la certitude que
le renseignement de Fétis était inexact, et que ni l'une ni l'autre partition
ne se trouvait à la Bibliothèque.
CHAPITKE IV.
Par un arrêt en date du 3 janvier 1784, le conseil
d'Etat décidait l'ouverture d'un concours pour la composi-
tion de poèmes dramatiques destinés à l'Académie royale
de musique. On voit que de tout temps cette question des
livrets d'opéras a été une grosse question, et qu'elle était
une sorte de pierre d'achoppement pour la prospérité de
notre grande scène musicale. Un annaliste faisait ainsi
connaître les conditions de ce concours: — «Dans la vue
d'encourager les écrivains d'un talent distingué à se livrer
à la composition des poèmes lyriques, il est établi trois
prix : 1° une médaille de 1500 livres pour la tragédie
lyrique qui sera jugée la meilleure ; 2° une autre de
500 livres pour la tragédie lyrique qui obtiendra le second
rang; et 3°, une de 600 livres pour le meilleur opéra-ballet,
pastorale, ou comédie lyrique. Les examinateurs nommés
par le Roi sont MM. Thomas, Gaillard, Arnaud, Delille,
Suard, Chamfort et Lemierre, tous membres de l'Académie
Françoise. Les auteurs d'ouvrages qui, étant mis en
musique, devront avoir la durée ordinaire du spectacle, et
qui se proposeront de concourir, seront tenus d'envoyer
leurs poëmes avant le premier décembre de chaque année
à M. Suard, un des examinateurs, chargé de faire les
fonctions de secrétaire du Comité. Ils se conformeront
pour le reste aux usages et conditions des concours acadé-
miques1».
1 Les Spectacles de Paris, 1785.
40 MÉHUL
Ce concours, qui resta ouvert chaque année jusqu'à la
Révolution, fit pleuvoir, comme on pense, un véritable
déluge de poèmes sur la tête des examinateurs. Ceux-ci
n'en eurent pas moins de 58 à juger la première année,
et voici comme on faisait connaître le résultat du travail
auquel ils se livrèrent : — « MM. les gens de lettres
invités au nom du Roi à faire l'examen des ouvrages
envoyés au concours, ont jugé que de 58 poëmes, trois
paroissoient mériter un prix, chacun ayant également le
mérite propre au genre choisi par l'auteur. Ils ont prié le
ministre de partager la somme totale destinée aux trois
prix en trois médailles d'égale valeur, et avec l'agrément
du ministre, ces médailles ont été adjugées sans distinction
aux poëmes suivans : la Toison d'or, par M. Chabanon ;
Œdipe à Colone, par M. Guillard ; et Cor a, par M. Vala-
dier 1 » .
Des trois poèmes qui sortaient victorieux de ce premier
combat, l'un, Œdipe à Colone, qui inspira à Sacchini un
incomparable chef-d'œuvre, parut à l'Opéra le 1er février
1787 ; un autre, la Toison d'or, ne vit jamais le jour2 ;
enfin, le troisième, Cora, dut attendre six ans son tour de
représentation, qui ne vint que le 15 février 1791.
Pourtant, Valadier semble avoir confié sans tarder son
poème à Méhul, et l'on peut supposer que celui-ci ne se fit
pas prier pour le mettre en musique. Mais on sait quelles
difficultés ont toujours entouré de tout temps, à l'Opéra,
l'apparition d'un ouvrage nouveau. Quatre ans après la
décision des examinateurs relative à Coray et alors que cet
ouvrage aurait dû déjà être représenté, son avenir même
était remis en question dans un document officiel, publié
par l'administration de notre grande scène lyrique et
intitulé Précis sur VOpéra et son administration , et réponse à
1 Spectacles de Paris, 1786.
2 II y eut bien une Toison oVor représentée à l'Ope'ra, le 5 septembre
1786, avec musique de Vogel, mais ce n'était point celle de Chabanon.
Vogel avait écrit sa partition sur un poème de Deriaux.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 41
différentes objections1. Dans cette publication, où la situa-
tion de l'Opéra était envisagée sous ses divers aspects,
on se préoccupait de la difficulté du renouvellement du
répertoire, et le rédacteur s'exprimait ainsi à ce sujet, en
un style peut-être un peu trop négligé : — « Il y a quantité
de mauvais poëmes que l'on présente, et qui, suivant le
règlement, ne sont qu'enregistrés, mais non reçus. On a
même le soin d'en prévenir MM. les auteurs, parce que
(leur dit-on) il faut le concours de deux talens pour faire
un bon opéra ; malgré cet avertissement, plusieurs mauvais
poëtes ont engagé plusieurs jeunes musiciens à travailler
sur leurs poëmes, en leur affirmant que leurs ouvrages
avoient été reçus et applaudis par le Comité ; ce qui a
produit une quantité d'opéras considérable, faits par des
jeunes gens qui, sollicités par ces poëtes, ont commencé
leur carrière par où ils auroient dû la terminer ; car les
plus habiles musiciens ont fait de petits ouvrages avant
que d'entreprendre de faire un opéra, qui est le plus grand
ouvrage en musique. Ces jeunes gens ignoroient qu'avant
d'entreprendre un ouvrage aussi considérable, il faut avoir
fréquenté ce spectacle et en avoir étudié suffisamment les
effets, ce qui ne s'acquiert que par une fréquentation
suivie. » Après avoir fait entendre ces doléances, l'auteur
anonyme ajoute que le résultat de ses observations « est
que l'on choisira, dans les 24 ou 25 opéras faits, ceux des
poëtes et des musiciens avoués du public, pour être entendus
en répétitions d'essais, et pour en former un nouveau
répertoire». Et il cite, parmi ceux qui pourront être ainsi
entendus, Nephté, d'Hoffman et Lemoyne, Clytemnestre ,
de Pitra et Piccinni, quelques autres encore, et enfin
« Cora et Alonso, poëme de M. Valadier, qui a remporté un
prix au concours de l'Académie, musique de M. Méhu (sic) ».
Ainsi, après quatre ans d'attente, après avoir été reçu à
la suite d'un concours, au moins en ce qui concernait le
1 Brochure in-4° de 92 pp., sans lieu ni date, ni nom d'imprimeur ou
d'e'diteur, mais publie'e en 1789.
42 MÉHUL
poème, ce malheureux opéra de Cor a se voyait condamné
à subir une nouvelle épreuve, et sans que rien même
indiquât l'époque où l'essai vaguement projeté pourrait
avoir lieu, encore moins, par conséquent, celle de sa mise
à la scène au cas où il triompherait de tous les obstacles.
Il y avait de quoi décourager un jeune artiste, impatient
d'entrer dans la carrière, et d'autant plus pressé de se
produire qu'il avait cru toucher le but où tendaient ses
désirs *.
De 1782, époque où il publiait ses premières sonates et
faisait entendre sa première composition vocale au Concert
spirituel, jusqu'en 1788, Méhul garda vis-à-vis du public
un silence absolu. Cette période d'inaction apparente dut
pourtant, à coup sûr, être bien employée par lui. Il se
préparait aux luttes à venir, méditait sur son art, et
emplissait ses cartons d'œuvres qu'il ne jugeait pas dignes
de la publicité et qu'il n'écrivait que dans le but de
s'aguerrir, d'assouplir sa main et son imagination. Il faut
en excepter Cora, dont malheureusement il ne tirait ni le
profit ni l'honneur qu'il en avait pu espérer. Mais, à partir
de 1788, il semble se décider à rompre ce silence, qui
devait lui être pénible, et à se produire de façon ou
d'autre en attendant qu'il puisse enfin aborder le théâtre.
Il publie d'abord un nouveau recueil de trois sonates pour
le clavecin, avec accompagnement de violon ad libitum,
qu'il dédie à Mme des Entelles2 ; puis il fait entendre,
le 12 juin, à la société des Enfants d'Apollon, une scène
lyrique intitulée Philoctète à Lemnos, qui était chantée par
(luichard, Chenard et Lebrun3 ; enfin, le 1er novembre
1789, nous le trouvons de nouveau au Concert spirituel,
1 En ce qui concerne Nephté, de Lemoyne, les choses marchèrent rapi-
dement, car cet ouvrage était représenté, d'ailleurs avec succès, le 15 dé-
cembre 1789.
2 Je place la publication de ce livre de sonates en 1788 parce qu'elle est
annoncée dans le Calendrier musical de 1789.
3 Voy. la Société académique des Enfants d'Apollon, par Maurice Decour-
celle, p. 36.
SA VIE, SON GÉNIE 3 SON CARACTÈRE 43
où Mlle Rousselois chante une « scène française » de sa
composition1.
Mais tout cela ne pouvait le satisfaire, et il était évident
que Méhul n'aurait de repos que lorsque enfin son génie
pourrait se déployer sur les planches d'un théâtre. Ne
pouvant parvenir à forcer les portes de l'Opéra, il tourna
ses vues du côté de la Comédie-Italienne, et là, fort
heureusement, il rencontra moins d'obstacles à ses projets.
A ce moment un écrivain jeune, ardent, étonnamment
instruit, plein d'indépendance et de fierté, qui allait
devenir bientôt l'un des soutiens les plus honorables et les
plus fermes de la critique française, songeait, de son côté,
à faire brèche au théâtre, et particulièrement à la scène
lyrique, vers laquelle le portaient ses appétits et ses goûts.
Déjà celui-là s'était présenté par deux fois au public de
l'Opéra, où, en compagnie d'un musicien distingué, quoique
oublié aujourd'hui, Lemoyne, il avait remporté deux
victoires avec deux ouvrages importants : Phèdre et Nephtê.
Homme de cœur et galant homme, esprit à la fois net,
aventureux et hardi, cet écrivain se trouva un jour en
présence de Méhul, à peine plus jeune que lui de deux ou
trois ans • il fut séduit par sa bonne grâce, par ses qualités
morales, qu'il pouvait apprécier plus que tout autre, en
même temps que par son intelligence et ses hautes facultés
artistiques, et il s'attacha à lui en raison des affinités qui
semblaient devoir fatalement les réunir. «L'union d'Hoff-
man et de Lemoyne, a dit à ce sujet un écrivain2, n'était
1 Voy. le programme des spectacles du Journal de Pans, qui malheureuse-
ment ne rend pas compte de la séance. Le Mercure, dans son article sur
ce concert, n'a qu'un mot au sujet de la composition de Méhul, mais ce
mot est bien flatteur; parlant des chanteurs qui ont pris part à l'exécu-
tion de la Passion, oratorio de Paisiello, il dit: — «On connoît depuis long-
temps les talens de M. Chardini, de M. Lays, de Mlle Rousselois. Ces deux
derniers venoient d'être extrêmement et très justement applaudis à ce
même concert, l'un dans un charmant morceau de M. Berton, l'autre dans
une très belle scène de M. Méhul».
2 Arnault : Souvenirs d'un sexagénaire.
44 MÉHUL
pas indissoluble. Le divorce eut lieu dès qu'Hoffman eut
rencontré Méhul. Il quitta le talent pour le génie. »
C'est d'Hoffman en effet qu'il s'agit, d'Hoffman, qui
n'avait pas encore écrit cette comédie ingénieuse, le
Roman d'une heure, ni cette bouffonnerie épique, les Rendez-
vous bourgeois, mais qui songeait à se faire un nom au
théâtre; d'Hoffman, qui ne s'était pas essayé encore dans
le genre de l'opéra-comique, mais qui devait être bientôt
le collaborateur de Grétry, de Dalayrac, de Cherubini, de
Kreutzer, de Solié, de Nicolo ; d'Hoffman enfin, qui dut
en ce genre ses plus grands succès à Méhul, et avec lequel
celui-ci écrivit quelques-uns de ses meilleurs ouvrages :
Euphrosine, Stratonice, Adrien, Ariodant, etc. Au point de
vue social, Hoffman était un type ; au point de vue moral,
c'était un caractère. Arnault, qui fut aussi, un peu plus
tard, l'un des collaborateurs de Méhul, et qui l'avait bien
connu, nous a laissé de lui ce portrait :
J'ai connu peu d'hommes aussi spirituels; plus spirituels, aucun.
Egalement remarquable par l'originalité de ses idées et par l'originalité
de l'expression dont il revêtait les idées d'autrui, en disant même ce
qu'il empruntait il ne disait rien que de neuf. Rien d'aussi piquant que
sa conversation, si ce n'est les articles qu'il dispersa longtemps dans
différents journaux, et que, dans les dernières années de sa vie, il ne
plaça plus que dans le Journal des Débats. Je ne crois pas que, depuis
Voltaire, on ait écrit rien de supérieur en critique ou en satire ; car ses
articles sur la littérature et sur la philosophie participent de ces deux
caractères. Il unissait à l'esprit le plus délié la raison la plus solide, et
à tout cela l'instruction la plus étendue. Personne n'apportait dans la
discussion une dialectique plus subtile et plus serrée; personne non
plus ne prêtait à des arguments plus puissants des formes plus mor-
dantes, plus incisives. L'ironie était son arme familière. Les gens qu'il
en a frappés, si invulnérables qu'ils se croient, en gardent tous des
cicatrices plus ou moins profondes.
Je n'ai pas connu de caractère plus indépendant. Toute tyrannie lui
était insupportable, toute sujétion même. C'est pour cela que, sous
tous les régimes, il fut de l'opposition, passant pour royaliste sous la
république, et pour républicain sous la monarchie, parce qu'il était
ennemi de tous les excès. Il admira longtemps Napoléon sans l'aimer,
et quelque temps il aima Louis XVIII sans l'admirer, mais prêt à le
faire si ce prince justifiait les espérances qu'il avait fondées sur lui.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 45
Désabusé dès la première restauration, avant la seconde il était dans
l'opposition. «Avant de régner, me disait-il, Louis XVIII était sage et
Napoléon aussi; dès qu'ils ont porté la couronne, tout a changé. Il
semblerait qu'il suffise qu'elle touche une tête pour qu'elle soit frappée
de démence. »
La franchise était une de ses qualités dominantes , comme on peut
en juger par ce propos. En aucun temps, aucune considération n'a pu
l'astreindre à dissimuler ou à déguiser ses opinions; aucune, pas même
la crainte de la mort. En 1793, pendant que la terreur enchaînait toutes
les langues, la sienne, se donnant plus de liberté que jamais, criblait
sans relâche de sarcasmes les puissants du jour ; et ce n'était pas dans
une société intime et sous la protection de portes bien fermées, mais
au foyer de la Comédie, mais devant l'auditoire que lui donnait le
hasard, qu'il leur livrait cette guerre qui faisait trembler pour lui tout
le monde, excepté lui. Son imprudence le sauva. « Tu n'es pas un
conspirateur, toi, lui disait un jour je ne sais quel jacobin qu'il persi-
flait ; les gens qui se cachent sont les seuls que nous redoutions, c'est
eux que nous cherchons. Quant à toi, nous sommes sûrs de te trouver
quand nous voudrons te prendre, et de te trouver déclamant contre
nous à la Comédie. » Ils songeaient à le vouloir, et Hoffman, qui en
avait été averti , ne venait plus depuis quelques jours à la Comédie
quand leur mort prévint la sienne 1.
Hoffman avait quelque difficulté à s'énoncer, il bégayait. Cela tenait,
je crois, à ce que l'activité de sa langue ne répondait pas à la rapidité
avec laquelle se succédaient ses pensées. Il s'ensuivait que, dans cet
encombrement d'idées, les mots se heurtaient et se gênaient entre eux
à leur sortie : de là une impatience qui lui faisait souvent terminer en
épigramme la phrase qu'il avait commencée dans l'intention la plus
innocente.
Il allait peu dans le monde, où pourtant on ne fut jamais plus aimable
que lui. A l'heure du spectacle, on le trouvait ordinairement au foyer
de l'Opéra-Comique, amassant autour de lui, sans trop y songer, un
cercle d'auditeurs qu'il captivait par une conversation pleine de lumières
et de saillies, et d'où il ne sortait guère que pour aller retrouver ses
livres, sa bonne et son chat, entre lesquels il passait la plus grande
partie de sa journée2.
1 « La Comédie», c'est-à-dire le théâtre de la Comédie-Italienne, qu'on
appelait ainsi par abréviation et par habitude, bien qu'il eût déjà pris le
nom d'Opéra-Comique.
2Arnault: Souvenirs oVun sexagénaire.
Hoffman épousa plus tard la fille de Boullet, machiniste en chef de
l'Opéra-Comique, puis de l'Opéra, homme distingué en son genre à qui
l'on doit un intéressant Essai sur la construction des théâtres, et qui mourut
46 MÉHUL
Tel est l'homme avec lequel Méhul fit ses débuts de
compositeur dramatique et qui lui fournit son premier
livret d'opéra-comique, Euphrosine, livret d'une teinte
sombre et presque tragique. On peut supposer, avec quel-
que apparence de raison, que le tempérament du musicien,
que les idées, les impressions échangées entre lui et son
collaborateur ne furent pas sans influence sur le travail de
celui-ci, sur la nature du sujet traité par lui et sur la cou-
leur donnée à ce sujet. Fortement pénétré des doctrines de
Gluck, peut-être aussi subissant la pression des événements
si dramatiques qui se déroulaient chaque jour sous ses
yeux, à cette époque si tourmentée de notre histoire, et
qui exerçaient leur action sur son imagination mobile et
puissante, Méhul entrevoyait comme une sorte de trans-
formation, d'amplification du genre de l'opéra-comique tel
que ses devanciers l'avaient conçu et qu'on le connaissait
jusqu'alors. Il songeait à introduire et à naturaliser sur
notre seconde scène lyrique quelques-uns des éléments de
puissance et d'action que l'auteur à'Alceste avait si glo-
rieusement mis en œuvre à l'Opéra, et il voulait, en
s 'attachant à la peinture musicale des grandes passions
humaines, des plus violents mouvements de l'âme et des
sens, trouver la possibilité d'exciter chez le spectateur
cette émotion vigoureuse qui en est la conséquence natu-
relle et qui le frappe de terreur lorsqu'elle ne lui arrache
pas des larmes.
Ce n'est pas que l'élément pathétique fût inconnu jus-
que-là de nos compositeurs, même dans le domaine un
peu restreint de la comédie musicale : Grrétry dans Richard,
Philidor dans Tom Jones, Monsigny dans le Déserteur,
avaient donné la preuve du contraire, aidés qu'ils étaient
par leurs collaborateurs, particulièrement Sedaine, véri-
table homme de génie en son genre. Mais ce n'était là, si
d'une façon dramatique, en tombant du cintre, où il s'occupait de l'équipe
d'un décor destiné à un ouvrage en répétitions, sur la scène de l'Opéra,
où il se brisa les membres.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 47
l'on peut dire, que des faits accidentels, presque fortuits.
Chez Méhul, au contraire, il s'agissait d'un sentiment rai-
sonné, d'une sorte de théorie mûrement réfléchie, d'une con-
ception véritablement nouvelle chez nous au point de vue
de l'application de la musique à la scène et qui pouvait se
définir ainsi : la peinture de la passion dans le drame
humain, en l'opposant à ce que l'on voyait sur la scène
grandiose de l'Opéra : la peinture de la passion dans le
drame héroïque ou fabuleux. Euphrosine, Stratonice, Ario-
dant, la Caverne, Mélidore et Phrosine, Joseph, devaient
être les fruits de cette poétique nouvelle, qui certainement
fut pour le public une source de jouissances encore incon-
nues et d'émotions sans cesse renouvelées. Dans cette
voie généreuse et féconde, largement ouverte par lui,
Méhul trouva bientôt de puissants auxiliaires, qui se ral-
lièrent au drapeau qu'il déployait avec tant d'audace.
Cherubini d'abord, puis Berton, Lesueur, Boieldieu même,
s'élancèrent promptement à sa suite. Je ne parle pas de
Grétry et de Dalayrac, qui, entraînés par l'exemple et
voyant avec quelle faveur la foule accueillait les œuvres
puissantes et mâles qui lui étaient offertes par tous ces
jeunes artistes, derniers venus dans la carrière, voulurent
à leur tour emboîter le pas derrière eux; leur génie ne
les portait pas de ce côté, et l'on peut dire aussi que leur
instruction était trop insuffisante pour leur permettre une
telle évolution. Mais en présence de la réforme provoquée
il y a tantôt un siècle par Méhul et menée à bien par lui
et ses compagnons, on peut s'étonner du dédain que cer-
tains musiciens d'aujourd'hui font métier de professer
pour cette forme si étonnamment souple et si merveil-
leusement élastique de l'opéra-comique, qui permettait à
tous les genres de se produire tour à tour sur la même
scène. Il est vrai qu'à cette époque, à cette époque qu'on
pourrait appeler l'âge héroïque de notre musique drama-
tique, les grands hommes qui illustraient l'art français ne
se croyaient pas tenus d'enfermer maladroitement et sys-
tématiquement leur génie dans une seule formule, dans un
48 MÉHUL
moule unique, et qu'ils le pliaient volontairement et suc-
cessivement à tous les genres, ce qui donne la preuve de
leur immense supériorité. C'est ainsi que Méhul, après
avoir écrit Euphrosine, Stratonice, Joseph, ne croyait pas se
déshonorer en donnant le Trésor supposé, une Folie et
Vlrato\ que Cherubini se délassait de LodoïsJca et des
Deux Journées en composant le Crescendo, que Berton,
après avoir offert au public Montano et Stéphanie, le Délire,
les Rigueurs du cloître, faisait applaudir Aline, reine de
Golconde et Ninon chez Mme de Sévigné... Ceux-là étaient
des éclectiques, et trouvaient qu'en matière d'art toutes les
formes sont heureuses lorsqu'elles atteignent la perfection.
Nous voici loin d'Hoffman et de son livret ày Euphrosine
ou le Tyran corrigé. Ce livret, qui avait le tort d'être en
cinq actes et en vers alexandrins, forme trop lourde pour
la scène lyrique, renfermait encore d'autres défauts,
opposés à ses très réelles qualités ; particulièrement il était
d'une lenteur et d'une longueur prodigieuses. Tel qu'il
était cependant, il fournit à Méhul l'occasion d'écrire,
pour son premier ouvrage représenté, une partition d'une
telle valeur qu'elle le posa du premier coup en maître,
fut pour lui le sujet d'un véritable triomphe , et —
ce n'est pas une exagération de le dire — en vingt-
quatre heures lui donna la célébrité. Obscur la veille,
son nom était le lendemain sur toutes les lèvres. Et le
succès éclatant à1 Euphrosine était si bien son œuvre per-
sonnelle, ce succès s'adressait si exclusivement à la mu-
sique, que tandis que celle-ci révolutionnait le public et
soulevait l'enthousiasme, le livret était l'objet de critiques
très vives et généralement justifiées, qui obligèrent le
poète à remanier profondément son ouvrage et à y opérer
des réductions considérables.
Hoffman avait tiré le sujet de sa pièce d'un conte inti-
tulé Goradin, publié quelques années auparavant dans la
Bibliothèque des romans-, ce sujet n'était pas sans quelque
analogie avec celui des Trois Sultanes, mais il n'avait pas
su ou voulu y introduire la note délicate et tendre qui
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 49
distingue la jolie comédie de Favart. Ce Coradin, tyran
féodal, barbare avec ses vassaux, dur, orgueilleux, cruel
envers tous, faisant profession de mépriser l'amour, finit
cependant par être dompté par lui. Trois jeunes filles,
trois sœurs, lui sont envoyées par leur père, le comte de
Sabran, qui, partant pour une croisade, les confie à sa
garde et à ses soins. L'une d'elles, Euphrosine, entreprend
la tâche difficile d'apprivoiser le monstre; elle y parvient,
non sans peine et sans péril, car un instant sa vie est en
danger, et se fait épouser par lui, en dépit d'une rivale
qui doit lui rendre les armes. Un type de médecin plaisant
et bon enfant apporte un peu de gaîté et de variété dans
ce drame poussé au noir *.
C'est le 4 septembre 1790 qu' Euphrosine fit sur la
scène de la Comédie-Italienne sa triomphante apparition.
F
« Etranger aux intérêts de la Eévolution, dit Arnault, cet
opéra obtint néanmoins l'attention d'un peuple qui la
refusait à tout ce qui alors ne s'y rattachait pas. Grâce
aussi à l'habileté du poète qui lui avait fourni l'occasion
de se montrer tout à la fois comique et pathétique, héroïque
et bouffon, Méhul prit place entre le Corneille et le Molière
de la musique, entre Gluck et Grétry. »
Mais la pièce, je l'ai dit, était trop longue, et une seconde
intrigue, greffée sur la première et l'obscurcissant à l'aide
de développements inutiles, lui faisait le plus grand tort.
En dépit de l'effet saisissant qu'avait produit la musique,
en dépit d'une interprétation excellente, à laquelle pre-
naient part Philippe, Solié, Trial, Mmes Saint-Aubin, Des-
forges, Gontier et les deux jeunes demoiselles Renaud,
1 Chose assez singulière, Hoffman n'a pas fait chanter une seule fois
l'héroïne mise en scène par lui. Dans tout le cours de l'ouvrage, Euphro-
sine ne fait entendre ni un air, ni une romance, elle ne prend pas même
part à un duo, et se borne à faire sa partie dans les morceaux d'ensemble.
On dirait une gageure. — Je ferai remarquer que le sujet, à' Euphrosine
nous a été emprunté un peu plus tard — comme tant d'autres! — par la
scène italienne, et que c'est sur ce sujet que le poète Ferretti a écrit pour
Rossini le livret de Matilde di Sabran.
4
50 MÉHUL
il fallut la raccourcir; à la quatrième représentation elle
fut réduite en quatre actes, et lors de la reprise qui en
fut faite quelques années après, le 22 août 1795, elle n'en
comptait plus que trois. C'est sous cette dernière forme
qu'elle s'est maintenue au répertoire de l'Opéra-Comique
pendant plus de quarante ans.
Il n'est pas besoin de dire que la partition à 'Euphrosine
est écrite en un style qui n'aurait plus cours aujourd'hui
pour une œuvre nouvelle, et que parfois la langue en a
considérablement vieilli. Mais comme le beau reste tou-
jours beau en dépit des fluctuations de la mode et du goût,
comme le sentiment pathétique et l'émotion qu'il provoque
sont de tous les temps, comme, du reste, cette superbe
et mâle partition, première œuvre rendue publique d'un
jeune artiste de vingt-sept ans, est écrite avec une sûreté
de main prodigieuse et qu'elle semble avoir la solidité
de ces monuments antiques qui défient le temps et les
siècles, elle reste digne de la plus complète admiration
et ne saurait inspirer trop d'estime pour le génie d'un
musicien qui entrait dans la carrière par un chef-d'œuvre
et dont le coup d'essai était un coup de tonnerre. Je ne
m'attarderai pas cependant à l'analyser dans son entier,
à faire ressortir la verve de l'ouverture, le joli caractère
bouffe du premier air d'Alibour, les heureuses qualités
qui distinguent le quatuor du premier acte et divers autres
morceaux, voulant réserver toute mon attention pour deux
pages magistrales, le finale du premier acte, et le fameux
duo dit «de la jalousie», au second, qui devint immé-
diatement célèbre et plaça Méhul, dès son début, au pre-
mier rang de nos compositeurs dramatiques.
Ce duo fit fureur, en effet, et partout il était signalé
comme un chef-d'œuvre. « On a distingué au second acte,
disait le Journal de Paris dans son compte-rendu, un
superbe duo, où la jalousie est fortement exprimée. Il faut
que ce morceau soit réellement supérieur; il était annoncé
comme tel, et n}en a pas moins produit d'effet. » Et V Almanach
général des spectacles, de son côté : « Il y a longtemps qu'on
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 51
n'a entendu sur ce théâtre une musique d'un aussi beau
caractère; elle est parfois sublime; il y a entre autres un duo,
au second acte, qui est admirable dans l'ensemble et
dans tous ses détails. » Enfin, Grétry, peu prodigue de
louanges envers ses confrères, comme chacun sait, parlait
de ce morceau dans les termes extraordinairement enthou-
siastes que voici: — « Le duo d'Euphrosine ferait-il un effet
aussi impérieux, s'il n'était précédé de musique mélo-
dieuse et d'effets d'harmonie qui ne sont qu'en demi-
teintes, en comparaison des couleurs fortes de ce morceau?
L'orchestre immense de l'Opéra avait déjà étonné les
spectateurs par ses déploiements magnifiques; mais on
était loin de s'attendre à des effets terribles sortant de
l'orchestre de l' Opéra-Comique. Méhul l'a tout à coup
triplé par son harmonie vigoureuse, et surtout propre à
la situation. Il a dû voir qu'il est inutile d'exiger des
musiciens de l'orchestre des efforts extraordinaires; soyons
forts de vérité, l'orchestre fournira toujours au gré de
nos désirs. Je ne balance point à le dire : le duo (¥Eu-
phrosine est peut-être le plus beau morceau d'effet qui
existe. Je n'excepte pas même les beaux morceaux de
Gluck. Ce duo est dramatique : c'est ainsi que Coradin,
furieux, doit chanter; c'est ainsi qu'une femme dédaignée
et d'un grand caractère doit s'exprimer; la mélodie en
premier ressort n'était point ici de saison. Ce duo vous
agite pendant toute sa durée; l'explosion qui est à la fin
semble ouvrir le crâne des spectateurs avec la voûte du théâtre.
Dans ce chef-d'œuvre, Méhul est Gluck à trente ans;
je ne dis pas Gluck lorsqu'il avait cet âge, mais Gluck
expérimenté, et lorsqu'il avait soixante ans, avec la
fraîcheur du bel âge... » Tout ce que dit ici Grétry est
d'une justesse absolue. Mais il faut ajouter que si, effec-
tivement, le sentiment dramatique de cette page admi-
rable est d'une puissance surprenante, Méhul, dès ses
premiers pas, montrait une habileté bien rare dans la
pratique de son art et une science étonnante de l'emploi
du procédé matériel en vue de l'effet à produire. Dans
52 MÉHUL
l'accompagnement de ce duo se trouve un trait de violons
en doubles croches, pressé, rapide, haletant, qui, après
s'être produit une première fois, se présente de nouveau
vers la fin du morceau. Mais, après un dessin instru-
mental aussi vif, aussi serré, aussi précipité, comment
trouver, pour la péroraison, une forme d'accompagnement
plus puissante encore, plus entraînante, et d'une plus
grande force d'expression? Le compositeur l'a trouvée,
non plus cette fois dans l'emploi d'une seule formule
rythmique, mais, au contraire, dans la diversité simultanée
des rythmes et dans leur opposition entre eux. Alors,
sur les dernières phrases du chant, il fait frapper chaque
temps de la mesure par les altos et les violoncelles,
tandis que les seconds violons accusent chaque demi-temps
à l'aide de syncopes vigoureuses, et que les premiers
violons et les contre-basses font entendre, en haut et en
bas, un énergique trémolo mesuré; et pendant ce temps,
la masse des instruments à vent, avec les cuivres bien
ouverts, soutient de longues tenues qui semblent fondre
et harmoniser dans leur imposante sonorité tous ces rythmes
violents et contraires. On ne peut se figurer l'effet saisis-
sant de cet échafaudage orchestral.
Quant au finale du premier acte, morceau charmant et
d'une excellente facture, construit et conduit avec une
véritable maestria, il donne lieu à une remarque intéres-
sante. On sait tout le parti que Kichard Wagner a tiré,
dans ses dernières œuvres, de l'emploi persistant de cer-
tains motifs caractéristiques consacrés par lui à tel ou tel
personnage, et qui se reproduisent obstinément à chaque
apparition de ce personnage, avec d'incessantes modifi-
cations harmoniques et rythmiques. Ce procédé, déjà
employé, mais en quelque sorte incidemment, par
Weber et Meyerbeer (et avant eux par notre Herold,
dans son joli opéra de la Clochette, il y a plus de
soixante ans), a été porté à sa plus grande puissance
par le maître saxon et érigé par lui en une sorte de
principe esthétique. Or, il n'est pas sans intérêt de savoir
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTERE
53
que Méhul, dans le premier finale à' ' Euphrosine, s'est
servi de ce moyen particulier d'expression scénique,
d'une façon accidentelle assurément, embryonnaire si l'on
peut dire, mais avec une volonté caractéristique. La
situation traitée dans ce morceau est celle-ci : Euphro-
sine déclare à ses sœurs et au médecin Alibour qu'elle
veut faire la conquête de Coradin, en dépit des efforts de
certaine comtesse qui poursuit ce dernier de ses obsessions,
et l'amener à l'épouser; la comtesse, qui a connaissance
de son projet, paraît sur ces entrefaites, et les deux rivales,
après s'être raillées d'abord mutuellement, exhalent bientôt
la haine qu'elles ressentent l'une pour l'autre*, c'est alors
que Coradin, attiré par le bruit, arrive à son tour, s'in-
forme, et entre en fureur en apprenant les visées ambi-
tieuses d'Euphrosine, qui, sans se déconcerter ni s'émou-
voir, continue d'affirmer à ses sœurs qu'elle compte sur la
réussite de son entreprise. Le morceau, qui est en si
bémol et de développements considérables, commence par
une ritournelle très vive, que rattache à la phrase vocale
initiale ce petit trait de hautbois, absolument à découvert :
Euphrosine établit alors la mélodie sur ce vers :
Mes chères sœurs, laissez-moi faire,
et lorsque, après les premiers développements, elle reprend
ce vers avec le premier motif, ce n'est que lorsque le
hautbois a fait entendre, sous forme de rentrée, les deux
dernières mesures du petit trait qui leur a servi d'intro-
duction la première fois :
54
MEHUL
Après divers changements de rythme et de tonalité, après
tout Tépisode de la dispute des deux femmes, le ton de si
bémol reparaît, et Euphrosine reprend de nouveau le
motif d'entrée, mais non sans que le hautbois l'ait préparée
ainsi :
\y — 0-0-0-0-0-0-0-0
0*
Enfin Coradin paraît, un dernier épisode se déroule, et
la péroraison se prépare sur la reprise de la phrase d'Eu-
phrosine, qui cette fois dit à ses sœurs :
Je vous l'ai dit, je vous le dis encore,
Coradin sera mon époux.
mais elle n'attaque ainsi la strette que lorsque le hautbois
lui a donné en quelque sorte la réplique en exécutant la
dernière mesure de son petit trait caractéristique :
•^*-a^
pj — j— ^r~~[-~~~j — ^~j —
On voit donc ici, d'une façon bien évidente, le germe
du procédé employé avec tant d'insistance par Richard
Wagner dans ses œuvres préférées, et il est assez curieux
de savoir et de découvrir que ce procédé a été mis en
usage par Méhul il y a tantôt un siècle l.
1Méhul n'était même pas le premier à user de ce procédé, dont on peut
dire que l'auteur de Lohengrin a poussé l'emploi jusqu'à la manie. Avant lui,
Grétry, dans divers ouvrages, avait fait ressortir ainsi certains dessins carac-
téristiques ; on en trouve des exemples dans la Fausse Magie, et aussi
dans Bichard Cœur-de-Lion, où le motif d'«une fièvre brûlante » est en-
tendu plusieurs fois avant et après la romance. Plus tard, Mozart dans
Bon Juan, Herold dans la Clochette, Weber dans Euryanthe, ont fait de
même. On voit que le leitmotiv, qui fait pousser aux wagnériens des cris de
pâmoison, n'a pas attendu la venue de leur idole pour faire son entrée
dans le monde musical.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 55
Pour les raisons que j'ai données plus haut, l'apparition
à'Euphrosine marque une date dans l'histoire de notre
opéra -comique. A partir de ce moment, le temps des
« pièces à ariettes » est passé, et le rôle de la musique
acquiert une importance considérable dans les ouvrages
qui sont représentés sur notre seconde scène lyrique.
Sans mettre précisément la statue dans l'orchestre, pour
employer l'expression de Grétry, nos compositeurs donnent
à celui-ci plus de corps, plus de couleur qu'on ne lui en
avait accordé jusque-là, ils le mêlent plus étroitement à
l'action musicale, en même temps qu'ils augmentent la part
faite à la déclamation, tout en s 'efforçant de peindre avec
force et avec vérité jusqu'aux élans les plus fougueux de
la passion la plus intense. En un mot ils introduisent le
drame dans la comédie, apportent par ce fait une plus
grande variété dans l'expression des sentiments mis en
scène, étendent d'une façon considérable le domaine d'un
genre un peu trop circonscrit et, en doublant la somme des
émotions, excitent chez le spectateur des impressions que
celui-ci n'avait pas encore ressenties et qu'il était tout
surpris de rencontrer là où elles lui étaient inconnues.
C'est à Méhul — il faut le constater et on ne doit pas
l'oublier — qu'est due cette réforme importante; et le fait
est d'autant plus à remarquer qu'il donna du premier coup
le signal de cette réforme, sans tergiversations, sans
tâtonnements, et que son premier ouvrage fut pour lui
l'occasion d'une fière et éclatante déclaration de prin-
cipes.
D'ailleurs si l'on veut, en ce qui touche la valeur
scénique et dramatique de la partition d' Euphrosine ,
l'opinion d'un juge singulièrement difficile à contenter
sous ce rapport, on n'a qu'à lire ces lignes de Berlioz et à
les mettre en regard de l'appréciation de Grétry ; pour
satisfaire aussi complètement deux artistes d'un tempéra-
ment musical aussi dissemblable, pour exciter à ce point
l'admiration de l'un et de l'autre, il fallait vraiment que
l'œuvre de Méhul fût un chef-d'œuvre :
56 MÉHUL
« Malgré le nombre de beaux et charmants ouvrages qui
lui ont succédé, dit Berlioz, je suis obligé d'avouer
qu' Euphrosine et Coradin est resté pour moi le chef-d'œuvre
de son auteur. Il y a là dedans à la fois de la grâce, de la
finesse, de l'éclat, beaucoup de mouvement dramatique, et
des explosions de passion d'une violence et d'une vérité
effrayantes. Le caractère d'Euphrosine est délicieux, celui
du médecin Alibour, d'une bonhomie un peu railleuse ;
quant au rude chevalier Coradin, tout ce qu'il chante est
d'un magnifique emportement. Dans cette œuvre apparue
en 1790, et toute radieuse encore de vie et de jeunesse à
l'heure qu'il est, je me borne à citer en passant l'air du
médecin : Quand le comte se met à table, celui du même
personnage : Minerve, 0 divine sagesse ! le quatuor pour
trois soprani et basse, où figure avec tant de bonheur le
thème si souvent reproduit : Mes chères sœurs, laissez-moi
faire, et le prodigieux duo : Gardez-vous de la jalousie, qui
est resté le plus terrible exemple de ce que peut l'art
musical uni à l'action dramatique, pour exprimer la
passion. Ce morceau étonnant est la digne paraphrase du
discours d'Iago : « Gardez-vous de la jalousie, ce monstre
aux yeux verts», dans Y Othello de Shakespeare... La
première fois que j'entendis Euphrosine, il y a vingt-cinq
ou vingt-six ans, il m'arriva de causer un étrange scandale
au théâtre Feydeau, par un cri affreux que je ne pus
contenir à la péroraison de ce duo : Ingrat, j'ai soufflé dans
ton âme! Comme on ne croit guère dans les théâtres à des
émotions aussi naïvement violentes qu'était la mienne,
Gavaudan, qui jouait encore le rôle de Coradin, où il
excellait, ne douta point qu'on n'eût voulu le railler par
une farce indécente, et sortit de la scène, courroucé.
Il n'avait pourtant jamais peut-être produit d'effet plus
réel. Les acteurs se trompent plus souvent en sens in-
verse l. »
Le succès JEuphrosine ne fut pas seulement profitable à
1 Berlioz : les Soirées de l'orchestre, pp. 394-395.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE
57
Méhul l ; il fut aussi très heureux pour Mme Saint-Aubin,
qui, appartenant à la Comédie-Italienne depuis quatre
années, ne s'y était pas vue chargée encore d'une création
aussi importante que le rôle d'Euphrosine, rôle qui la mit
absolument hors de pair. Encore faut-il dire que celui-ci
ne lui était pas primitivement destiné, et qu'elle ne le dut
qu'à une maladresse de Mme Dugazon. L'éditeur des
œuvres d'Hoffman nous apprend ce fait dans la notice
placée par lui en tête du livret d'Euphrosine : — « Une im-
politesse de madame Dugazon priva cette actrice du rôle
d'Euphrosine, que l'auteur lui destinait. Idole du parterre,
madame Dugazon croyait pouvoir traiter tous les hommes
de lettres avec une capricieuse indifférence. Ne s'étant pas
trouvée à la première lecture de la pièce, elle en indiqua
une seconde, à laquelle M. Hofïman se rendit avec une
rigoureuse exactitude ; non-seulement madame Dugazon
1 J'ai eu la curiosité de relever, sur les registres de recettes du théâtre
Favart, celles des trente-deux premières représentations d'Euphrosine;
c'est un petit document qui, après tout, ne manque pas de quelque intérêt.
Le voici:
lre (4 septembre)
3.712 1.
14 s.
17e
(8 novembre'
1 1.674 1.
18 s
2e (6
—
)
2.035
10
18e
(11 —
1.315
16
3e (9
—
)
1.432
16
19e
(13 —
) 807
12
4e (11 sept, en
4act
) 1.456
16
20e
(25 —
) 1.793
2
5e (15
—
)
1.402
16
2ie
(28 — ;
2.867
8
6e (18
—
)
2.118
12
22e
(2 décembre]
1.458
12
7e (20
—
)
2.513
14
23e
(9 — ;
2.133
12
8e (23
—
)
2.121
12
24e
(12 — )
2.816
2
9e (26
—
)
3.155
8
25e
(30 —
> 1.894
14
10e (10
octobre)
2.805
18
26e
(10 janvier ]
) 1.749
12
11e (12
—
)
1.881
12
27e
(23 —
) 3.633
2
12e (20
—
)
1.780
4
28e
(31 -
) 1.849
16
13e (23
—
)
1.362
18
29e
(12 février
) 1.998
6
14e (25
—
)
1.414
4
30e
(1er mars)
1.943
14
15e (31
—
)
3.067
4
31e
(16 - )
2.182
10
16e (4 novembre)
1.705
4
32e
(31 - )
1.401
6
La 33e n'eut lieu que le 13 août 1791, après une interruption de quatre
mois et demi, pendant laquelle la pièce avait été l'objet d'un nouveau
remaniement, car les registres la mentionnent ainsi: « 33e d'Euphrosine,
avec un 3me acte nouveau. »
58 MÉHUL
n'y vint pas, mais elle ne daigna même pas faire prévenir
de son changement de résolution. Justement piqué de
cette conduite, l'auteur offrit sur-le-champ son rôle à
madame Saint -Aubin, qui ne jouissait pas encore de toute
sa renommée. L'ouvrage ne perdit rien à ce changement.
Hâtons-nous de dire à la louange de madame Dugazon
qu'elle n'en garda pas rancune à M. Hoffman; car, lorsque
celui-ci annonça la lecture de Stratonice, elle s'empressa de
lui écrire qu'il lui était encore impossible d'entendre son
ouvrage, mais qu'elle acceptait d'avance et sans examen
le rôle qu'il voudrait bien lui confier. Quel homme, quel
auteur surtout, aurait pu résister à une pareille répara-
tion1! »
Le succès de Mme Saint-Aubin, femme aussi charmante
et distinguée qu'elle était artiste accomplie, et le triomphe
de Méhul créèrent entre la cantatrice et le compositeur une
affection tendre et dévouée, une amitié sincère et solide
que put rompre seulement la mort de ce dernier. Plus
tard, Méhul confia encore à Mme Saint-Aubin deux rôles
importants dans deux de ses grands ouvrages : Mélidore et
Phrosine et Gabrielle d'Estrêes. Au reste, il fut générale-
ment heureux en ce qui concerne les interprètes féminins
de ses œuvres : Mme Dugazon dans Stratonice, Mlle Philis
dans une Folie et VIrato, Mme Scio dans Joanna et dans
Uthalf Mme Gravaudan dans Joseph, Gabrielle d'Estrêes, le
Prince troubadour, Mme Boulanger dans la Journée aux
1Le rôle d'Euphrosine fut joué successivement, après Mme Saint-Aubin,
par Mmes Gavaudan, Belmont, Boulanger, Pradher, Letellier; après
Mme Desforges, on vit dans celui de la comtesse Mlles Rousselois et
Thibaut, Mmes Bouzigues et Lemonnier. Le rôle de Coradin, créé
par Philippe, fut joué ensuite par Huet et devint Fun des triomphes de
Gravaudan. Euphrosine, qui, jusque vers 1830, ne quitta pour ainsi dire ja-
mais le répertoire, servit aux débuts de nombreux artistes : Mmes Belmont
(Euphrosine) 1807; Rolland (Alibour), Mlle Regnault (Êléonore) 1808;
Mlle Rousselois (la Comtesse), 1809; Mme Boulanger (Euphrosine), 1811;
Mlle Thibault (la Comtesse), 1822; M^e Bras (la Vieille), Mondonville
(Alibour), 1825; Oudinot (Coradin), 1826; Mme Fleuriet-Bouzigues (la
Comtesse), Molinier (Alibour), 1827; Edouard (Coradin) 1828; etc., etc.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 59
aventures, ne laissèrent rien à désirer ni au compositeur ni
au public.
Pour en revenir à Euphrosine, Méhul, heureux de
l'éclatante réussite de son premier ouvrage, voulut faire
partager à sa mère la joie que ce succès lui faisait
éprouver. Il lui dédia sa partition, et il le fit en ces termes
empreints d'une tendresse respectueuse :
A MA MÈRE
Permettez-moi de placer votre nom à la tête de cet ouvrage. C'est le
premier qui soit sorti de mes mains, je vous en dois l'hommage à toutes
sortes de titres. Que ne puis-je rappeler ici tout ce que vous avez fait
pour moi! On verrait qu'en vous dédiant cette production je ne fais que
vous offrir le prix de vos soins. Daignez la recevoir avec bonté ; c'est le
tribut de la plus vive reconnaissance.
Méhul *.
1 Je dois faire remarquer que si tous les exemplaires de la partition
d1 Euphrosine portent la mention de cette dédicace, tous n'en donnent pas
le texte, qui est placé sur le verso du titre. Il y a eu deux tirages, faits à
l'aide des mêmes planches, mais indiquant un nom différent d'éditeur; les
exemplaires qui portent le nom de Cousineau père et fils contiennent la
dédicace ; ceux qui portent le nom de Meysenberg ne l'ont point.
CHAPITRE V.
L'accueil enthousiaste que le public avait fait à Euphro-
sine, l'éclat que la représentation de cet ouvrage avait jeté
tout d'un coup sur le nom de Méhul rafraîchirent la
mémoire de l'administration de l'Opéra, qui se souvint
aussitôt que depuis plusieurs années elle avait dans ses
cartons une œuvre du jeune compositeur. Peut-être, sans
cette circonstance, Cora et Alonzo n'eût-il jamais été repré-
senté ; mais dès que l'on vit qu: 'Euphrosine avait conquis
la faveur générale, on s'empressa de rechercher l'œuvre
naguère dédaignée, d'en organiser les études, de la mettre
en répétitions, de faire exécuter pour elle un décor à
grand effet, et les choses allèrent d'un tel train que,
cinq mois à peine après l'apparition à' Euphrosine, le
15 février 1791, l'Opéra donnait la première représenta-
tion de Cora, à qui l'on s'était contenté de retrancher la
moitié de son titre.
Nous avons vu que le poème de cet ouvrage, qui
comportait quatre actes, était dû à un écrivain nommé
Valadier. C'était la mise en action de l'épisode des amours
d' Alonzo et de Cora dans le roman alors si fameux de
Marmontel, les Incas. Malheureusement l'auteur était
inexpérimenté, et il semble bien que c'est la faiblesse de
son livret qui causa la chute non contestable de l'œuvre
pour laquelle Méhul s'était fait son collaborateur, chute
que le Mercure enregistrait dans ces termes assez secs :
«On a donné sur le théâtre de l'Opéra une nouvelle
tragédie lyrique intitulée Cora. Elle a peu réussi. Nous
n'entrerons dans aucun détail, à moins qu'elle ne se relève
dans l'opinion publique. »Le compte-rendu, très bref aussi,
du Journal de Paris, suffit pourtant à nous faire entendre que
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 61
Méhul n'était point responsable du résultat: — «Quoique
la première représentation de Cora7 disait ce journal, n'ait
pas obtenu un succès très marqué, la musique en général
a paru d'une composition savante, et plusieurs morceaux
ont été très applaudis. Elle est de M. Méhul, jeune
compositeur, qui a donné déjà sur le Théâtre -Italien un
ouvrage dont les beautés, généralement senties, prouvent
un talent décidé. Les ballets sont de la composition de
M. Gardel. Le public a donné de grands applaudissements
à la décoration qui représente un volcan en explosion J. »
En réalité, la chute fut complète, et l'ouvrage ne se
releva pas. Cinq représentations seulement en furent
données (les 15, 18, 20 et 25 février et 4 mars), puis il
n'en fut plus question. Il est heureux sans doute pour
Méhul que la négligence de l'Opéra lui ait permis de
débuter par Euphrosine. Qui sait, se présentant pour la
première fois au public avec Cora, si sa carrière n'eût
pas été entravée pendant de longues années, et s'il n'eût
pas ainsi payé douloureusement les fautes de son collabo-
rateur? Celui-ci, du reste, soit par modestie, soit pour
toute autre cause, jugea à propos de conserver l'anonyme,
et resta par conséquent inconnu du public, tous les petits
secrets du théâtre n'étant pas alors, comme aujourd'hui, à
la merci d'une presse avide de révélations. Le livret de
Cora porte simplement cette mention : — « Les paroles, de
M***. La musique, de M. Méhul2».
1 Les Spectacles de Paris faisaient nettement la part du poète et celle du
compositeur: — «Peu d'ensemble, de très beaux vers, mais de la négli-
gence dans le poème. Des morceaux du plus grand mérite, et dignes de
l'auteur d' Euphrosine ».
2 Voici qu'elle était la distribution de Cora:
Ataliba, roi de Quito. . . . Laïs.
Alonzo, général espagnol
Le grand-prêtre . .
Cora ......
Zémor, père de Cora
Zélia, mère de Cora .
Zulma, amie de Cora
Un guerrier. . . .
Rousseau.
Chéron.
Mlle G-avaudan cadette.
Chardini.
MUe Maillard.
Mlle Mullot.
Martin.
62 MÉHUL
Mais le succès diEuphrosine, succès persistant et qui
survivait à la chute de Cora, engagea naturellement ses
auteurs à unir leurs efforts pour se présenter de nouveau
devant le public du théâtre Favart1, qui les avait une
première fois si bien accueillis. Il s'agissait, pour cette
seconde épreuve, d'une œuvre de proportions beaucoup
moins vastes et dont les développements étaient facilement
condensés en un seul acte, bien que son caractère fût
tendre et pathétique.
On connaît le trait de générosité paternelle attribué par
la tradition à Séleucus Nicator, roi de Syrie et fondateur
de la dynastie des Séleucides. Ce monarque aimait une
jeune princesse grecque du nom de Stratonice et allait en
faire son épouse, lorsqu'il apprend que son fils, miné par
un mal dont il a cherché vainement à découvrir la cause,
se meurt précisément d'amour pour la belle Stratonice,
qui partage sa passion. Les deux amants, soumis aux
désirs de Séleucus et respectueux de ses volontés, ne
s'étaient même pas avoué leur amour, et le sacrifice de
leur bonheur va s'accomplir par le mariage de Stratonice,
lorsque leur secret se trouve dévoilé. Séleucus alors
renonce à celle dont il voulait faire sa femme, et la donne
à son fils, se sacrifiant ainsi lui-même. Tel est le sujet
qu'Hoffman résolut de traiter, avec l'aide de Méhul, sous
forme de comédie lyrique 2. Ce sujet, un peu froid
peut-être, un peu contenu pour le théâtre, où l'analyse
des sentiments doit toujours céder la place à la peinture de
la passion, n'est cependant pas dépourvu d'intérêt ; et ce
qui le prouve, c'est qu'à cette époque même et depuis
cent cinquante ans, dix auteurs, en France seulement,
1 Comédie-Italienne, théâtre Favart, Opéra- Comique national, — tels sont
les divers titres qui, à partir de la période révolutionnaire, servirent
indifféremment à désigner ce théâtre depuis si longtemps chéri des
Parisiens.
2« Comédie héroïque», dit le livret. — Ce sujet de Stratonice a, été direc-
tement emprunté par les modernes à un aimable et touchant récit de
l'écrivain grec Lucien, intitulé la Déesse de Syrie.
SA VIE, SON GÉNIE , SON CARACTÈRE 63
l'avaient transporté sur la scène. Tout d'abord, un nommé
Brosse en avait fait le fond d'une comédie intitulée Strato-
nice ou le Malade d'amour (1644) ; après lui, Montauban,
Fayot et Quinault en avaient tiré chacun une tragédie-
comédie, le premier sous le titre de Séleucus (1652), les
deux autres sous celui de Stratonice (1657 et 1660); vint
ensuite Thomas Corneille, dont la tragédie à! Antiochus
parut à l'Hôtel de Bourgogne le 25 mai 1666 \ au siècle
suivant, la Comédie-Italienne offrait à son public un
canevas italien fondé sur le même sujet, Lélio délirant
par amour (24 septembre 1716), et enfin l'ancien Opéra-
Comique représentait, le 22 septembre 1758, une pièce à
ariettes intitulée le Médecin de V amour , dont les paroles
étaient dues à Auseaume et la musique à Laruette. Mais
ce n'est pas tout, et divers écrivains dramatiques avaient
employé l'épisode de Stratonice dans quelques-uns de ces
ouvrages si fort à la mode au dix-septième et au dix-
huitième siècle, où chaque acte formait une action détachée
et indépendante. Dès 1642, un certain Gillet avait fait
représenter sous ce titre : le Triomphe des cinq passions,
une comédie dont le troisième acte offrait V Amour
d 'Antiochus et de Stratonice; soixante ans plus tard, en
1703, Danchet et Campra donnaient à l'Opéra un ouvrage
en quatre actes, les Muses, dont le quatrième présentait
le même sujet, bien que les noms des personnages eussent
été changés1 ; en 1729, La Grange-Chancel faisait jouer
à la Comédie-Italienne les Jeux olympiques ou le Prince
malade, « comédie héroïque » où les amours de Stratonice
et d'Antiochus étaient encadrées dans une action fastueuse
et brillante ; enfin, en 1745, Cahuzac et notre grand
Rameau offraient au public de l'Académie royale de
1 Cet acte, qui portait pour titre particulier V Amour médecin, était ainsi
distribué :
Géronte Desvoyes.
Eraste, son fils Cochereau.
Ericine M1^ Maupin.
Dirée Mlle Cochereau.
64 MÉHUL
musique un opéra en trois actes intitulé les Fêtes de
Polymnie, dont le second; qui avait pour titre particulier
l'Histoire, faisait encore revivre le même épisode *.
On voit que cette histoire touchante des amours de
Stratonice et d' Antiochus n'était pas nouvelle au théâtre.
Je persiste à croire pourtant que ce sujet est un peu nu,
un peu froid pour la scène, étant donnée surtout la façon
dont il a été traité par Hoffman, sans aucun accessoire,
sans le secours d'aucun élément étranger à une action
d'une intimité quelque peu rigide et sévère, rendue plus
austère encore par le milieu dans lequel elle se produi-
sait 2 ; il ne s'agissait que d'un acte à la vérité, et cet
acte, écrit en vers, affectait une forme vraiment littéraire,
bien qu'on lui pût reprocher parfois une certaine lourdeur.
Mais, après tout, qui pourrait songer à se plaindre du
choix fait par le poète, en voyant que son travail a
inspiré au musicien un aussi incomparable chef-d'œuvre
que cette admirable partition de Stratonice, l'une des
merveilles les plus accomplies qui soient jamais sorties
d'un cerveau humain ! Méhul, plus tard, s'est élevé
parfois aussi haut que Stratonice, particulièrement dans
Joseph, qui reste, lui aussi, un monument impérissable, et
sans analogue dans l'art d'aucun pays ; mais jamais il n'a
fait mieux, et l'on peut dire qu'au point de vue soit du
style, soit de la couleur, soit de l'expression, soit du
sentiment poétique, Stratonice est une œuvre absolument
achevée, où la tendresse émue et la majesté mélancolique,
I Voici quels étaient les interprètes de celui-ci :
Séleucus Chasse'.
Stratonice MUe Chevalier.
Antiochus Jélyotte.
Une Syrienne Mlle Coupée.
II faut mentionner encore un ouvrage de Langlé, Antiochus et Stratonice,
représenté sans succès à Versailles, selon Fétis, en 1786.
2 «Il fallait tout le charme et la passion de Stratonice pour sauver ce
que la gravité historique du costume et du style grec avait de trop sévère
pour les habitués de l'Opéra-Comique. »>. — (Vieillard: Méhul, sa vie et ses
œuvres.)
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 65
s'épandant en accents d'une nouveauté saisissante, pro-
duisent une impression indéfinissable. Et l'artiste qui
produisait un tel chef-d'œuvre n'avait pas trente ans !
C'est le 3 mai 1792 qu'on vit paraître cette noble Stra-
tonice sur la scène du théâtre Favart *. L'ouvrage était
joué par quatre artistes qui, tous, en dehors de leur talent
de chanteurs, étaient des comédiens accomplis, qualité
indispensable pour un ouvrage d'un tel genre et d'un tel
caractère. Ces quatre artistes étaient Mme Dugazon (Stra-
tonice), Philippe (Séleucus), Michu (Antiochus) et Solié
(Érasistrate). Il semble, à regarder de près, que le public
et la critique aient été, au premier abord, jusqu'à un cer-
tain point déroutés par les allures un peu solennelles d'une
pièce que son genre paraissait rapprocher plutôt de la Comé-
die-Française que de l' Opéra-Comique. On sent en effet
quelque gêne, quelque effort dans l'expression de l'opinion
émise par certains journaux sur la valeur de l'œuvre et même
sur son succès ; ce n'est pas, par exemple, sans une sorte de
timidité, de réserve pour ainsi dire inconsciente que le
Journal de Paris, dont l'influence était grande alors en
tout ce qui touchait les questions artistiques ou littéraires,
constatait ce succès : — « ...Pour la musique, disait-il, qui
est de M. Méhul, elle est très plaintive, très expres-
sive : on y a vivement applaudi des morceaux d'un grand
effet. Enfin, cette pièce, fort bien rendue par Mme Dugazon
et par MM. Philippe, Michu et Solier, a eu véritablement
du succès, et l'on a rendu justice au mérite du poète et
du musicien, même après avoir éprouvé que ce sujet, qui
offre des scènes intéressantes, a une certaine tristesse, une
certaine monotonie qui en est réellement inséparable. »
En regard de la note un peu hésitante donnée par le
Journal de Paris, il faut pourtant placer le jugement du
Mercure, qui, plus franc du collier, ne craignait pas de se
laisser aller à l'enthousiasme. Voici comment s'exprimait
JLe spectacle delà première représentation comprenait, avec Strato-
nice, la Mélomanie, de Champein, et la Bonne Mère, comédie de Florian.
5
66 MÉHUL
ce recueil, dont l'opinion, on le sait, faisait autorité en
matières théâtrales, celles-ci étant du domaine exclusif de
Framery, qui était à la fois auteur dramatique et musicien
fort instruit :
Sans le secours des poignards, des poisons, des cachots et de tout cet
échafaudage à la mode, sans tableaux et sans grands mouvemens, avec
un sujet d'une simplicité antique et trop connu pour admettre des inci-
dens nouveaux, M. Hoffman a eu l'art d'obtenir un succès très brillant
dans Stratonice, pièce lyrique en un acte qui se donne au Théâtre-
Italien...
Cet ouvrage est une nouvelle preuve des talens de M. Hoffman, déjà
distingué par l'élégance et la pureté de son style. Dans le petit nombre
de vers qui composent cette pièce, on trouve un grand nombre de vers
charmans.
Le compositeur est M. Méhul, auquel son premier ouvrage, Euphro-
sine, a déjà procuré la plus brillante réputation. Celui-ci ne peut que
l'assurer davantage. Tous ses morceaux sont parfaitement sentis, et la
manière de ce jeune auteur, perfectionnée de jour en jour, est déjà
digne, à beaucoup d'égards, de servir de modèle. Il n'y a que six mor-
ceaux dans cette pièce, et il y en a deux qui sont des chefs-d'œuvre ;
l'un est un air d'un chant délicieux, soutenu d'un accompagnement
aussi brillant que simple, et qui rappelle parfaitement la manière de
Sacchini, quoiqu'on n'y puisse pas reprocher la moindre trace d'imita-
tion ; l'autre est un quatuor concerté, plus remarquable encore à cause
de son étendue et de son importance. Il est rempli d'idées extrême-
ment heureuses, et ce sont peut-être ces détails qui ont le plus contri-
bué à son succès, quoique ce n'en soit pas assurément le plus grand
mérite. Un homme médiocre peut rencontrer aussi des idées heureuses ;
mais ce qui n'est pas également à sa portée, c'est cette parfaite unité de
dessin, cette connexion intime entre les phrases correspondantes, cet
art de ménager des oppositions sans disparates, de ramener un ou deux
motifs principaux sans monotonie et sans longueur; de déployer dans
l'orchestre de la richesse sans confusion, sans étouffer les paroles, et
sans sacrifier le chant de la partie vocale ; cet art enfin de moduler à
propos, facilement et sans recherche, mérite assez rare aujourd'hui
parmi nos jeunes compositeurs, qui semblent ne pas se soucier de
plaire , pourvu qu'ils étonnent, et qui s'embarrassent peu d'être ba-
roques, pourvu qu'on les croie savans. M. Méhul lui-même n'est pas
exempt de ce reproche, mais on voit qu'il s'en corrige. Cet ouvrage,
aussi soigné que ses premiers, a moins de ces combinaisons laborieuses,
et plus de cet aimable abandon qui délasse l'auditeur.
Les justes éloges que nous croyons devoir à M. Méhul nous empê-
chent de nous étendre sur le mérite des acteurs. Nous nous bornerons
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 67
à dire que la pièce est parfaitement jouée par Mine Dugazon, MM. Michu ,
Philippe et Sollier. L'exécution de l'orchestre n'est pas moins soignée ;
on voit que les musiciens y mettent de la prédilection et de l'amour1.
Après le premier moment de surprise causé par une pièce
d'un genre si inusité sur le théâtre où elle paraissait, le
public ne songea plus qu'à laisser un libre cours à son
admiration pour les beautés que le compositeur y avait
semées à profusion. Stratonice, appréciée à sa juste valeur,
fournit une brillante carrière, que ne put interrompre le
départ de Mme Dugazon, compromise par l'attachement
qu'elle avait témoigné publiquement à la reine et obligée,
vers la fin de 1792, de quitter momentanément le théâtre
1 Sur ce chapitre de l'interprétation de Stratonice, nous avons le témoi-
gnage d'un contemporain et d'un ami de Méhul, Vieillard, mort il y a une
quinzaine d'années dans un âge très avancé, et qui a publié sous ce titre
trop ambitieux : Méhul, sa vie et ses œuvres, une brochure courte, mais vrai-
ment intéressante
« Stratonice, dit-il, cette délicieuse élégie dramatique, ce diamant sans la
moindre tache, avait rencontré, en 1792, au théâtre de l'Opéra-Comique,
des metteurs en œuvre dignes de le faire briller de tout son éclat. La beauté
et la perfection de formes de Michu faisaient de lui le type idéal du jeune
Antiochus ; Philippe disait d'une manière inimitable l'admirable prière :
Versez tous vos chagrins dans le sein paternel; Solié avait fait du rôle du mé-
decin Erasistrate une création de premier ordre. Force, grâce, dignité, tels
étaient les caractères de son jeu et de son chant dans le prodigieux quatuor
qui résume l'action de toute la pièce. C'est d'après mes souvenirs personnels
que je parle ici de ces trois artistes. Je n'ai point vu Mme Dugazon
dans le rôle de Stratonice, et malgré l'auréole de gloire et de succès qui,
aujourd'hui encore, entoure le nom de cette actrice célèbre, j'ai peine à me
persuader qu'elle fût parfaitement à sa place dans ce rôle qui n'admet point
les mouvements déréglés de la passion, genre où elle excellait, et qui, au
contraire, exige autant de tenue que de dignité. D'ailleurs, un grasseyement
très prononcé et un excessif embonpoint devaient nuire essentiellement à
l'effet du rôle, supérieurement rendu à l'Opéra-Comique, dix ans après
Mme Dugazon, par MUe Pingenet aînée, aussi recommandable par son
extrême distinction que par la perfection de ses traits. »
Je ferai remarquer pourtant que Mme Dugazon, rentrant au théâtre Favart
en décembre 1794, y reprit quelques-uns de ses anciens rôles, entre autres
ceux de Nina, de Stratonice, même de Louise du Déserteur, qui est une toute
jeune amoureuse, et que ses représentations amenaient des recettes aux-
quelles le théâtre n'était plus depuis longtemps habitué.
68 MÉHUL
Favart, dont elle resta éloignée pendant deux ans environ.
Mme Crétu hérita alors du rôle de Stratonice, où son talent
et sa beauté la servirent de la façon la plus heureuse.
Quelques années plus tard, après avoir laissé reposer un
peu l'ouvrage, on en fit une reprise presque solennelle,
dans laquelle les deux personnages de Stratonice et d'An-
tiochus étaient confiés à deux nouveaux interprètes,
Mlle Jenny Bouvier et Gravaudan, qui l'un et l'autre y
trouvaient l'occasion d'un éclatant succès. Une feuille
spéciale, le Courrier des Spectacles, rendait ainsi compte
de cette reprise :
La reprise du bel opéra de Stratonice va devenir encore une source
de jouissances pour les amateurs de l'excellente musique. On sait que
Stratonice a placé tout d'un coup son auteur au rang des plus grands
mélodistes. C'est dans cet ouvrage que le citoyen Méhul a prouvé jus-
qu'à quel degré de perfection on pouvait porter la déclamation lyrique,
mais surtout le chant simple et l'harmonie dégagée de toute espèce de
complication.
Le ton de douceur qui règne dans toute cette composition, la vérité
des accens qu'il a fallu donner à l'amour combattu par le devoir, à la
tendresse paternelle, à la pénétration d'un philosophe, le pathétique de
toutes les expressions musicales, la sublimité des effets d'accompagne-
ment, qui sont d'autant plus étonnans qu'ils sont plus ménagés, tout
dans Stratonice est si pur et si touchant, qu'on ne la quitte qu'à regret
et avec le besoin de revenir l'entendre.
Les morceaux de cet opéra ne sont ignorés de personne; ils sont,
pour ainsi dire, consacrés ; nous ne les rappellerons ici que pour faire
observer avec quelle intelligence et quel goût ils ont été chantés. Il faut
dire sur-tout qu'indépendamment de l'intérêt qu'inspire par lui-même
l'un des plus beaux sujets de la scène, et que fait si bien valoir une
composition digne d'être mise à côté de celles de Sacchini , on avoit
encore l'attrait de voir les deux principaux rôles, c'est-à-dire ceux de
Stratonice et d'Antiochus, remplis pour la première fois par madam e
Bouvier et le citoyen Gavaudan. Le jeu de ce dernier a été parfait, et il
y a joint un chant plein d'âme et d'expression
On sait tout le plaisir qu'ont toujours fait les citoyens Solier et Phi-
lippe dans les rôles d'Érasistrate et de Séleucus ; tous deux semblent
avoir encore acquis de la perfection 1.
1 Courrier des Spectacles du 28 germinal an VIII (17 avril 1800).
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 69
Fétis, qui n'a jamais su se résoudre à avouer franche-
ment qu'un musicien français pouvait avoir du génie, fait
le renchéri au sujet de Stratonice, et n'accorde à ce chef-
d'œuvre que des éloges tempérés par une critique sévère.
«Un air admirable {Versez tous vos chagrins) , et un quatuor,
dit-il, ont surtout rendu célèbre cet opéra. Ce quatuor,
objet de l'admiration de beaucoup d'artistes et d'amateurs,
est, en effet, remarquable par sa physionomie originale ;
c'est une empreinte du talent de son auteur avec tous les
développements qu'elle (!) comporte. On y trouve une
manière large, une noblesse, une entente des effets d'har-
monie, dignes des plus grands éloges. En revanche, les
défauts de Méhul s'y font aussi remarquer. Rien de plus
lourd, de plus monotone que cette gamme de basse accom-
pagnée d'une espèce de contrepoint fleuri qui se reproduit
sans cesse; rien de plus scolastique que ces accompagne-
ments d'un seul motif (d'un sol passo), qui poursuivent
l'auditeur avec obstination. L'ensemble du morceau offre
le résultat d'un travail fort beau, fort estimable sous plu-
sieurs rapports, mais ce travail se fait trop remarquer et
nuit à l'inspiration spontanée. Toutefois, le quatuor de
Stratonice aura longtemps encore le mérite de signaler
Méhul comme l'un des plus grands musiciens français,
parce que les qualités sont assez grandes pour faire par-
donner les imperfections. »
Il me paraît que cette approbation rechignée est plutôt
digne d'un rhéteur que d'un artiste vraiment sensible aux
beautés de l'art et accessible à l'enthousiasme. A chercher
ainsi la petite bête, pour me servir d'une expression vul-
gaire et significative, on ne laisserait debout aucun chef-
d'œuvre et l'on ne reconnaîtrait aucun génie. D'ailleurs, à
mon sens, la lourdeur reprochée par Fétis au merveilleux
quatuor de Stratonice ne proviendrait pas absolument de
cette fameuse gamme de basse (qui en effet se représente
souvent, parce qu'elle accompagne la mélodie principale
et maîtresse du morceau, et que celui-ci, commençant en
duo, se continuant en trio et se terminant en quatuor,
70 MÉHUL
reproduit cette mélodie à chaque nouvel épisode), mais
tiendrait plutôt à la trop grande largeur systématique du
rythme des basses, qui, à partir du début jusqu'à la con-
clusion, ne marchent que par rondes et par blanches.
Toutefois, il me semble aussi que c'est à ce caractère par-
ticulier des basses que le morceau doit en partie sa noblesse,
sa simplicité touchante et sa couleur vraiment antique. Ce
que Fétis oublie de signaler, c'est la tristesse désolée de
la belle phrase d'Antiochus : Mes maux ne sont point un
mystère, qui sert de thème et de pivot à cette page admi-
rable; c'est le soli de violoncelles qui ouvre la seconde
partie, et dont l'effet était si neuf à cette époque; c'est, à
partir de l'entrée de Séleucus, l'incomparable beauté
qu'offre l'ensemble si fondu, si harmonieux, si étonnam-
ment coloré de ces trois voix d'hommes; c'est enfin l'im-
pression que produit, avec l'adjonction de la voix féminine,
le dernier retour de la phrase initiale amenant la péro-
raison de ce morceau gigantesque, morceau dont les déve-
loppements paraîtraient assurément excessifs s'ils n'étaient
dus à l'habileté d'un homme de génie sûr de lui-même et
certain de communiquer à ses auditeurs l'émotion dont il
est si fortement pénétré.
Au surplus, la partition tout entière de Stratonice s'im-
pose à l'attention. Si l'ouverture, malgré ses qualités, ne
peut compter parmi les plus belles qu'ait écrites Méhul,
le chœur d'introduction : Ciel, ne sois point inexorable,
court, gracieux, d'un dessin mélodique plein de tendresse
et de mélancolie, établit du premier coup la couleur et la
nature de l'œuvre. On ne saurait reprocher à l'air d'Antio-
chus: Oui, c'en est fait, je succombe! qu'un peu de longueur
peut-être ; mais comme le caractère en est plaintif, et com-
bien il est intéressant au point de vue de la facture et de
l'accompagnement! De l'air de Séleucus: Versez tous vos
chagrins dans le sein paternel, que pourrait-on dire qui
déjà n'ait été dit cent fois, et que pourrait-on louer le plus
en lui, ou du sentiment pathétique et de la sensibilité qu'il
exprime, ou de son adorable contexture mélodique, ou de
SA VIE, SON GÉNIE., SON CARACTÈRE 71
son style à la fois si noble, si touchant et si pur1? Quant
à celui d'Erasistrate : 0 des amants déitê tutélaire! il est
d'une grâce exquise et d'un tour enchanteur. Chose singu-
lière! Hoffman, qui déjà/ dans Euphrosine, s'était abstenu
de faire chanter son héroïne, mais qui du moins ne s'était
pas privé du secours d'autres voix féminines, a condamné
Stratonice au silence sans avoir ici de compensation, et
sans s'inquiéter de la gêne qu'il pouvait imposer au com-
positeur. Dans une pièce comprenant quatre personnages
dont une seule femme, il a confié un air à chacun des
trois hommes, et semble avoir à dessein négligé d'employer
la seule voix de femme qu'il eût à sa disposition. Celle
de Stratonice ne se fait entendre que dans le quatuor, et
seulement à la fin de ce morceau, dont les deux tiers se
déroulent sans son intervention. Le fait est au moins
étrange, et mérite d'être remarqué.
Quoi qu'il en soit de cette singularité, la partition de
Stratonice reste une œuvre noble, pathétique, pleine de
poésie, écrite en un style d'une grandeur magistrale, dans
une langue où l'on peut dire que la sobriété* la plus mâle
s'allie à la magnificence; elle a la sérénité dans la beauté,
et par sa couleur à la fois lumineuse et fondue, par sa
simplicité antique, par son expression chaste et pénétrante,
elle était faite pour plaire aussi bien aux délicats, aux
raffinés, qu'à ceux qui ne se piquent pas de connaissances
artistiques et qui cherchent avant tout à être émus et
charmés. Et qui donc pourrait ne pas être ému, qui donc
ne serait pas charmé à l'audition d'un tel chef-d'œuvre?
Le croirait-on, pourtant? Méhul, défiant et craintif,
Méhul doutant de son génie, doutant de son œuvre,
doutant de lui-même, hésitait à soumettre Stratonice au
jugement du public! «Loin de s'enorgueillir de ses succès,
a-t-on dit à ce sujet, Méhul devenait plus timide à chaque
1 Un critique a dit en parlant de l'air célèbre de Joseph : Champs paternels :
— «Cet air serait peut-être le .plus beau qu'il y eût au théâtre, sans
celui de Stratonice: Versez tous vos chagrins dans le sein paternel . » C'est
Méhul faisant tort à Méhul.
72 MÉHUL
nouvel ouvrage. Croirait-on qu'il ne livra qu'avec défiance
sa partition de Stratonice? Le morceau qui l'inquiétait le
plus était l'admirable quatuor de la consultation : «Il me
« semble, disait-il, voir entrer en scène des médecins en
«robe et en perruque; je veux absolument refaire mon
« quatuor. » L'auteur des paroles finit par triompher de
toutes les hésitations de son collaborateur, et ce fut ce
même morceau qui décida le succès de la pièce1...»
Les craintes de Méhul étaient très vives, on le voit, à
ce moment toujours critique où un auteur, ayant accompli
son travail personnel et devant confier son œuvre aux
hasards de l'interprétation, redoute de voir se dégager
l'inconnu qui, au théâtre, ressort infailliblement de l'éta-
blissement des études préparatoires et de la recherche du
mouvement scénique en vue de l'effet à produire. Mais il
est bien certain aussi qu'il reprit son assurance après
cette première et difficile épreuve du travail fait en
commun, et j'en trouve la preuve dans une lettre de lui,
dont je n'ai malheureusement pas le texte complet, mais
qui renferme un passage significatif. Dans cette lettre,
qui paraît bien avoir été écrite le jour de la première
représentation de Stratonice et dont le destinataire était
un nommé Boucher, lequel cumulait sans doute les fonc-
tions de journaliste théâtral avec celles d'« employé à la
division des mœurs et opinions publiques à la préfecture
de police», Méhul priait celui-ci d'aller entendre Strato-
nice le soir même et d'« en parler» le lendemain ou le
surlendemain; puis il disait: «J'espère que cet ouvrage
donnera un démenti aux méchans qui cherchent à troubler
mon repos et à ternir ma réputation. Je sais, lorsqu'il le
faut, faire taire la timbale et le trombone (quelques-uns, en
effet, lui reprochaient déjà la vigueur de son orchestre);
Stratonice en sera la preuve 2. » Ceci peut nous convaincre
1 Œuvres de F.-B. Hoffman: Avertissement en tête de Stratonice.
2V. Catalogue oVune vente d'autographes (les 6-21 décembre). — Paris, li-
brairie du Collectionneur, novembre 1864, in-8°.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 73
qu'à ce moment Méhul avait conquis la foi en son œuvre,
et qu'il avait la pleine conscience de sa valeur; mal-
heureusement, cela nous prouve aussi que déjà il était
ombrageux comme il le fut toute sa vie, et qu'il se croyait
entouré d'ennemis et d'envieux dont l'existence, il faut
bien le dire, ne reposait que dans son imagination *.
Pendant de longues années, Stratonice resta à demeure
sur l'affiche de l'Opéra-Comique, et ne quitta guère le
répertoire. Cependant, chacun sentait qu'un ouvrage aussi
sérieux, et d'une telle ampleur de forme en dépit de ses
modestes proportions, eût été mieux à sa place à l'Opéra.
Méhul avait été plus d'une fois sollicité à ce sujet, au
moins d'une façon indirecte, et l'on assure que l'excellent
comédien Picard, l'auteur de la Petite Ville, devenu
directeur de l'Opéra sous le premier empire, lui dit à
diverses reprises : « Souvenez-vous que vous nous devez
Stratonice, et que tôt ou tard il faudra que vous nous la
donniez. » Ce désir de Picard ne fut pas exaucé, et ce
projet un peu vague n'eut pas de suite du vivant de
Méhul ; mais un grave événement devait lui donner de la
consistance et le faire aboutir. Le 13 février 1820, le duc
de Berry était frappé mortellement par l'assassin Louvel
en sortant de l'Opéra, et le gouvernement décidait que ce
1 Je ne dois pas oublier de dire que la parodie s'empara naturellement
de Stratonice, et en consacra le succès. Un vaudevilliste homme d'esprit,
le vicomte de Ségur, celui-là même qui, plus tard, pour se distinguer de
son frère, le comte de Ségur, devenu maître des cérémonies du palais sous
l'empire, se faisait appeler plaisamment Ségur sans cérémonies, fit repré-
senter au Vaudeville, le 6 juin 1792, « Nice, imitation de Stratonice,» dans
laquelle la pièce d'Hoffman était suivie pas à pas et d'une façon bur-
lesque. Le couplet au public constatait avec une complaisance aimable
l'excellent accueil fait à l'œuvre parodiée :
Vous avez, avec équité,
Couronné Stratonice :
Messieurs, son succès mérité
Doit nous être propice.
N'en perdez pas le souvenir,
Et pour ne pas vous démentir,
Parodiez votre plaisir
En applaudissant Nice.
74 MÉHUL
théâtre, situé alors rue Richelieu, dans l'ancienne salle du
Théâtre-National, construite en 1792 par la Montansier,
serait détruit en signe de deuil, et qu'en attendant l'érec-
tion d'une nouvelle salle, l'Académie royale de musique
serait transférée provisoirement dans la salle Favart 1.
Mais l'exiguïté de ce nouveau local, qu'il occupa
pendant treize mois environ, mit l'Opéra dans la nécessité
de renoncer momentanément à une grande partie des
pièces de son répertoire, dont la représentation était
impossible sur une scène de proportions aussi restreintes.
C'est alors que la direction de ce théâtre, fort embarrassée
pour la composition de ses spectacles, songea à s'emparer
de Stratonice et à transformer cet ouvrage en drame
lyrique pour son usage personnel. Pour cela, il fallait
remplacer le dialogue parlé par des récitatifs. Mais Méhul
n'était plus là. Qui charger de ce travail, d'autant plus
délicat et difficile qu'il devait être accompli avec le
respect le plus absolu pour l'œuvre du maître ? On
s'adressa, et en vérité l'on ne pouvait mieux faire, au
propre neveu de Méhul, à Daussoigne, qui avait été son
élève, qui avait obtenu naguère le grand prix de Rome et
qui était un musicien hors ligne. Daussoigne ne fit faire
aucun changement au poème ; il se contenta de supprimer
une soixantaine de vers qui ne tenaient point à l'action
et qui laissaient la trame scénique absolument logique et
compréhensible, et mit les autres en musique. Les réci-
tatifs ainsi écrits par lui sont fort beaux, pleins d'am-
pleur, d'un excellent caractère, et d'un style qui s'allie
d'autant mieux à celui de l'œuvre qu'ils lui empruntent
parfois certains fragments furtifs, certaines formules
instrumentales qui rattachent le récit au chant proprement
dit avec une unité saisissante. Il va sans dire que le chef-
d'œuvre de Méhul a été traité par son neveu avec un
1 L'Opéra-Comique, qui depuis plus de quarante ans avait repris pos-
session du théâtre Favart, lorsqu'il fut détruit par le terrible incendie du
25 mai 1887, occupait à cette époque la salle Feydeau.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 75
respect véritablement religieux, et qu'il est sorti des
mains de celui-ci absolument intact, sans l'ombre même
d'une altération, sans une note supprimée ou ajoutée *.
Ce qu'il y a d'assez singulier, c'est que Stratonice, ainsi
transformée et mise en drame lyrique pour le service de
l'Opéra, fit sa réapparition à ce théâtre précisément sur
la scène de Favart, où celui-ci s'était réfugié, et où elle
s'était montrée pour la première fois vingt-neuf ans
auparavant, sous forme de comédie musicale. C'est le
30 mars 1821 que l'ouvrage fut présenté au public; il
avait pour interprètes M1Ie Grassari dans le rôle de
Stratonice, Nourrit père, Lafeuillade et Lays dans ceux
de Séleucus, d'Antiochus et d'Erasistrate. « Si les nou-
veaux venus, dit Vieillard, ne furent pas écrasés par le
souvenir de leurs prédécesseurs, peut-être les laissèrent-ils
un peu regretter, et, je dois le dire, malgré son immense
talent, Lays, à son déclin, ne me parut pas avoir rendu le
r
rôle d'Erasistrate avec la grâce et l'ampleur magistrales
que Solié lui avait données. » La dernière remarque doit,
être juste, et Lays devait être trop fatigué et trop âgé
pour chanter et jouer comme il convenait ce rôle séduisant
d'Erasistrate. Il avait à cette époque quarante et un ans
et demi de services à l'Opéra, ses débuts à ce théâtre
ayant eu lieu le 31 octobre 1779, et sa voix manquait
évidemment de fraîcheur comme son physique de jeunesse 2.
Néanmoins, Stratonice fut accueillie comme il convenait
par les spectateurs de l'Opéra. Mais il ne faudrait pas
croire que son introduction dans le répertoire de ce théâtre
1 La partition manuscrite de Stratonice, ainsi transformée pour le service
de l'Opéra, existe aux archives de ce théâtre. Elle porte ce titre: « Stratonice,
opéra en un acte, paroles de Mr Hoffinan, musique de Méhul, représenté
pour la lre fois à la Comédie-Italienne (Théâtre Favart) le 3 mai 1792, et
arrangé pour l'Académie Royale de Musique, les dialogues mis en récitatif
par Mr Dossoigne (sic), neveu de Méhul, et représenté par elle, sur ce
même théâtre Favart, le 30 mars 1821, pour la lre fois».
2 II se retira l'année suivante, après avoir créé un dernier rôle, celui du
Cadi, dans Aladin ou la Lampe merveilleuse, de Nicolo et Benincori.
76 MÉHUL
la fît abandonner par l'Opéra-Comique : ce dernier la
maintint au contraire sur son affiche avec persistance, et
le public pouvait apprécier l'ouvrage sous ses deux
formes, tantôt sur l'une, tantôt sur l'autre scène. En 1826,
l' Opéra-Comique jouait encore Stratonice, et la représen-
tation du chef-d'œuvre offrait cette particularité que le
rôle d'Antiochus y était tenu par le ténor Lafeuillade, qui
l'avait chanté précédemment à l'Opéra; ceux de Séleucus,
d'Érasistrate et de Stratonice étaient confiés alors à Huet,
à Valère et à Mlle Prévost1.
*Deux faits sont encore à relever dans l'histoire de Stratonice. Le 13
octobre 1792, l'Opéra-Comique donnait, avec la 24e représentation de cet
ouvrage, JPaul et Virginie, de Kreutzer, et le registre du caissier constatait
que « le produit de cette représentation sera remis à la Convention natio-
nale pour être offert à ceux des habitants de Lille ( qui venaient de sup-
porter un long siège) dont les propriétés ont le plus souffert. » La recette
s'élevait au chiffre de 2,784 livres 14 sols. — D'autre part, lorsque à la suite
d'une fermeture de deux mois pour Favart et de cinq mois pour Feydeau,
les troupes de ces deux théâtres, ruinés l'un et l'autre, se réunirent en une
seule le 29 fructidor an IX (16 septembre 1801) dans la salle de Feydeau,
le spectacle d'inauguration fut composé de Stratonice, jouée par Philippe,
Solié, Gavaudan etMme Haubert-Lesage, et des Deux journées. Les deux
triomphes des deux théâtres, et leurs deux triomphateurs : Méhul et Ché-
rubini !
CHAPITRE VI.
Le grand succès de Stratonice, suivant de près celui
d' Euphrosine, avait placé Méhul très haut dans l'opinion
publique. On espérait beaucoup de lui, et il ne devait
pas tromper l'attente générale. Considéré, même avant
d'avoir atteint sa trentième année, comme un homme de
génie, on pressentait en lui l'une des gloires futures de la
France et l'un des soutiens les plus solides et les plus
brillants de l'art national. Rarement on a vu la renommée
s'attacher d'aussi bonne heure à un artiste, et le respect
public l'entourer avec tant de sollicitude et une telle
unanimité. Légitimement ambitieux comme il l'était, la
situation que Méhul avait si rapidement conquise lui
imposait des devoirs dont il était loin de méconnaître la
portée, en même temps qu'elle lui inspirait la crainte,
commune à tous les grands artistes, de ne pas rester à la
hauteur de lui-même.
En attendant une œuvre plus importante, il accepta la
tâche d'arranger pour l'Opéra la musique d'un ballet en trois
actes, le Jugement de Taris. On sait qu'à cette époque les par-
titions de ballet n'étaient guère autre chose que des espèces
de pastiches, de centons, si l'on peut dire, dans lesquels le
compositeur devait avant tout faire entrer un grand nombre
de motifs connus, se rattachant à la situation scénique, et
qu'il n'avait que la peine de mettre en œuvre et de coudre
les uns aux autres. On peut s'en rapporter pourtant à Méhul
et croire que, en se chargeant d'un tel travail, il entendait
l'accomplir dans des conditions artistiques particulières.
Peu désireux d'introduire dans une œuvre qui lui était
78 MÉHUL
confiée des ponts -neufs et de vulgaires flonflons, il
choisit, dans diverses compositions de Haydn et d'un
musicien injustement oublié aujourd'hui, Ignace Pleyel,
un certain nombre de motifs qu'il sut employer avec goût
en y mêlant ses propres inspirations ; et comme il ne
voulait pas se parer des dépouilles d'autrui, il jugea à
propos de faire connaître les deux collaborateurs qu'il
s'était donnés et fit inscrire cette mention sur le livret du
Jugement de Paris : « Musique de Haydn, Pleyel et du
citoyen Méhul», ayant ainsi le bon goût et la modestie de
se nommer le dernier.
Ce ballet du Jugement de Taris était l'œuvre du fameux
chorégraphe Gardel, et obtint un succès éclatant. Il fut
donné pour la première fois le mercredi 6 mars 1793 1. On
ne lira peut-être pas sans curiosité l'avant-propos placé
par Grardel en tête du scénario, et dont voici le texte :
« J'ai toujours remarqué dans les ballets d'action que les
effets de décorations, et les divertissemens variés et
agréables, étoient ce qui attiroit le plus la foule des
spectateurs et les vifs applaudissemens ; d'après cette
remarque, j'ai cherché un sujet qui pût se plier à faire
valoir les grands talens que l'Opéra de Paris, seul,
possède en danse, et qui me permît d'étendre les idées
que le hasard pourroit m'offrir : l'histoire poétique est le
terrein inépuisable que le maître de ballet doit cultiver.
Ce terrein n'est pas sans épines (?), mais il faut savoir les
écarter pour cueillir la rose. Après avoir feuilleté cette
histoire, le Jugement de Paris m'a semblé le plus propre à
réunir mes efforts pour tenter d'obtenir de nouveau les
bontés du public. Si je suis assez heureux pour y parvenir,
je déclare (et c'est avec bien du plaisir) que je les devrai
au zèle, aux talens et à l'amitié de mes camarades, ainsi
qu'à la grande intelligence de notre machiniste. »
ihe spectacle était complété par les Prétendus, petit opéra de Lemoyne.
Les bordereaux de recette de l'Opéra nous apprennent que celle de cette
première représentation fut de 7,671 livres 18 sols.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 79
Quant à l'intelligence du musicien, on voit qu'il n'en
était point question dans la prose de Gardel. Il ne faut
pas trop lui en vouloir, après tout. A cette époque, et en
raison des procédés d'ordinaire employés, la musique
d'un ballet était tenue pour fort peu de chose, et ce qui
le prouve encore, c'est que le Journal de Taris, en consta-
tant le très grand succès du nouveau ballet, ne soufflait,
lui non plus, pas un mot de la musique, réservant tous ses
éloges pour le chorégraphe et pour les deux principaux
interprètes de l'œuvre : Vestris, qui représentait Paris, et
«la citoyenne» Saulnier, qui personnifiait Vénus1.
Trois semaines après la représentation à l'Opéra du
Jugement de Taris, le 28 mars, Méhul reparaissait au
théâtre Favart, où il donnait, en compagnie de son ami
Hoffman, un petit ouvrage en un acte, le Jeune Sage et
le Vieux Fou, qui n'était pas de nature à produire sur
le public une impression bien vive 2. La pièce, plus
ingénieuse qu'intéressante, n'avait rien de lyrique, ni
même de scénique ; quant à la musique, voici le jugement
^n incident assez curieux, qui se produisit à l'une des représenta-
tions du Jugement de Paris, donnera une idée des mœurs théâtrales de
l'époque : ■ — « Dimanche dernier (disait le Journal des Spectacles du 2 oc-
tobre 1793), après la représentation & Œdipe h Colone, un citoyen placé
dans une loge éleva fortement la voix et dit qu'il étoit honteux pour des
républicains de souffrir encore sur la scène des pièces où l'on voyoit des
rois, des princes, etc., et qu'il étoit tems d'oublier ces vieilles erreurs de
nos pères. Un grand nombre de spectateurs ayant considéré sans doute
qu'on avoit élagué de l'opéra qu'on venoit de donner ce qui pouvoit bles-
ser l'oreille des hommes libres et allarmer les amis de l'égalité, et consé-
quemment que l'orateur avoit tort de se plaindre, s'élevèrent contre lui
et demandèrent qu'il fût expulsé. Heureusement un officier municipal se
trouva là pour haranguer le public et exposer que le motif qui avoit fait
prendre la parole à la personne dont on se plaignoit étant pur, on ne
devoit pas le punir d'une faute d'attention. Chacun applaudit, le calme
fut bientôt rétabli, l'orateur demeura dans sa loge, et l'on ne s'occupa plus
qu'à admirer les talens que les artistes de l'Opéra développèrent dans la
représentation du Jugement de Paris. »
2 Voici la composition du spectacle pour le jour de la première repré-
sentation : les Deux Billets, comédie de Florian, le Jeune Sage et le Vieux
Fou, Stratonice.
80 MÉHUL
favorable qu'en portait le rédacteur du Journal des Spec-
tacles, Pascal Boyer, qui, — chose rare à cette époque, —
était musicien, et même compositeur, comme son confrère
Framery , du Mercure : — «... On remarque dans tous les
morceaux une harmonie pure, une sage ordonnance, un
caractère convenable, et ils concourent plus ou moins au
but que l'auteur s'est proposé, celui de former un ensemble
agréable. Il y a réussi \ et il faut convenir que si le
citoyen Méhul, comme le prétendent certaines personnes,
n'a pas produit dans cet opéra de si grands effets que dans
Euphrosine, c'est qu'il ne le devoit pas, c'est qu'il ne le
falloit pas. Voltaire écrivit-il VÉcossaise avec la même
plume dont il se servit pour écrire Mahomet ? et Préville
jouoit-il le rôle du Bourru bienfaisant comme il jouoit celui
de M . Pincé ? Non sans doute. Chaque ouvrage doit
différer dans son caractère et dans sa teinte. Malheur au
musicien et au peintre qui emploieront toujours les mêmes
tons et les mêmes couleurs ! la postérité n'entendra point
parler d'eux. — Il n'en sera pas ainsi du citoyen Méhul,
à qui nos neveux paieront comme nous sans doute un
tribut d'éloges, parce qu'il aura contribué pour beaucoup
à leur apprendre qu'il n'est de véritable musique que
celle qui est dramatique...» L'article dont ces lignes sont
extraites était publié le 21 octobre 1793, c'est-à-dire sept
mois après l'apparition de l'ouvrage qu'il appréciait d'une
façon si élogieuse. C'est qu'en effet le Journal des Spec-
tacles n'existait pas encore lorsque parut à la scène le
Jeune Sage et le Vieux Fou ; et l'on peut dire que le seul
fait de revenir de la sorte sur une pièce dont la nouveauté
était passée indique de la part de l'écrivain une grande
sympathie pour la partition de Méhul.
Mais il y a quelque chose de plus intéressant encore
que cet article : c'est une réponse qu'y fit Méhul, sous la
forme d'une lettre adressée au journal, lettre fort curieuse,
que celui-ci publia dans son numéro du 8 novembre, et
que personne sans doute ne s'est avisé d'y aller chercher,
car elle est restée inconnue jusqu'à ce jour. La voici :
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 81
Aux auteurs du journal.
Je vous dois des remerciemens, citoyens, pour les éloges que vous
avez bien voulu donner à la partition du Jeune Sage et du Vieux Fou,
et pour les remarques judicieuses qui les accompagnent. Je mettrai à
profit et la louange et la critique; l'une enflamme et l'autre éclaire .;
l'une est la seule récompense digne d'un artiste, et l'autre doit être son
guide fidèle. Mais pour nous retenir au bord du précipice, la critique
ne doit avoir aucune timidité; et pour ne point égarer, la louange doit
se dispenser avec retenue. C'est ce que vous n'avez pas fait, citoyens ;
car dans votre article le bien que vous dites de mon Jeune Sage et de
mon Vieux Fou me paroît trop exagéré, et il me semble que vous n'ap-
puyez pas assez sur les défauts qui s'y trouvent. Ce reproche vous
paroîtra peut-être singulier, mais il cessera de vous étonner lorsque
vous me connoîtrez bien. J'aime la gloire avec fureur, je suis dési-
reux de louanges; mais j'aime encore mieux la vérité. Écoutez-la,
citoyens, je vais vous la dire. A l'exception des deux reproches que je
viens de vous faire, l'analyse du Jeune Sage m'a paru parfaitement faite.
Elle m'a prouvé que vous connoissiez bien le cœur humain, l'art dra-
matique et Fart musical; que vous saviez être concis et élégans, et que
nous pouvions nous en rapporter aveuglément à toutes vos observa-
tions ; enfin je pense qu'elle vous fera autant d'honneur qu'à moi, et
j'en suis bien aise : cela m'aidera un peu à m'acquitter de tout ce que
je vous dois.
Méhul.
Cette lettre est assurément intéressante. En nous don-
nant une preuve de la sincère modestie de Méhul, elle
nous montre aussi qu'il avait la pleine conscience de sa
valeur. Ces simples mots : J'aime la gloire avec fureur , en
disent plus à ce sujet que tout ce qu'on pourrait imaginer.
Justement flatté de pouvoir offrir à ses lecteurs une telle
correspondance, le Journal des Spectacles l'accompagnait
de ces courtes observations : — «Nous avons cru être justes
en rendant compte de la partition du Jeune Sage et du
Vieux Fou; et notre intention dans cet article, comme
dans tous les autres, a été de faire preuve de la plus
exacte impartialité. S'il est donc vrai que nous ayons
donné trop d'éloges au citoyen Méhul, ce qu'il nous est
difficile de concevoir, on ne doit s'en prendre qu'à l'en-'
6
82 MÉHUL
thousiasme que doit nécessairement inspirer à celui qui
s'en occupe l'ouvrage d'un grand maître. Cette lettre,
qui fait le plus grand honneur au citoyen Méhul, ne \
devoit pas rester dans notre portefeuille, ainsi qu'il nous
en a témoigné le désir, et il nous excusera de l'avoir
publiée, lorsqu'il fera attention que nous serions bientôt
obligés d'abandonner la tâche que nous avons entreprise,
si les artistes célèbres comme lui dédaignoient de nous
soutenir dans une carrière où la rancunière médiocrité
nous assaille de toutes parts1.»
C'est à partir de ce moment que commence une période
singulièrement active de l'existence artistique de Méhul.
Nous allons le voir multiplier ses productions dramatiques,
et cela sur plusieurs théâtres à la fois, se montrant coup
sur coup à l'Opéra, à l' Opéra-Comique, à la Comédie-
Française, ce qui ne l'empêchera pas d'écrire en même
temps, pour les grandes fêtes nationales de la Képublique,
des compositions vocales du plus grand caractère, dont
souvent l'importance était considérable, et dans lesquelles
on peut dire qu'il déployait un génie magnifique. Ce
n'est pas tout : parmi les événements qui surgissent alors
de toutes parts, il en est qui lui inspireront d'autres
compositions de divers genres, et enfin, se dépensant de
toutes façons, se multipliant à l'infini, il deviendra bientôt
l'un des soutiens les plus fermes du Conservatoire nais-
sant, de l'« Institut national de musique» fondé par Sar-
rette, sans pour cela négliger de prendre une part très
active à l'organisation et à l'exécution musicales des
fêtes véritablement imposantes que la Convention jugeait
utile d'offrir au peuple parisien. La vie de Méhul à cette
époque dut être en vérité fiévreuse et brûlante, et Ton
a peine à convevoir qu'un seul homme ait pu suffire à
1 Entre autres morceaux intéressants, la partition du Jeune Sage et le
Vieux Fou contenait un air charmant: le Papillon léger, qui survécut
longtemps à cet ouvrage. (Voy. Biographie Michaud, art. Méhul, note
d'Ad. de la Fage.)
SA VIE, SON GÉNIE , SON CARACTÈRE 83
une tâche aussi formidable que celle qu'il s'imposait.
Je vais faire en sorte de procéder par ordre dans le
récit des faits, ce qui ne sera pas toujours facile, les
uns s 'enchevêtrant souvent et singulièrement avec les
autres.
Le premier ouvrage scénique dont il s'occupa après
Je Jeune Sage et le Vieux Fou fut un drame lyrique en
trois actes, Phrosine et Mêlidore, écrit en vue du théâtre
Favart, et dont il tenait le livret d'Àrnault, l'auteur
alors fameux de Marius à Minturnes, tragédie qui avait
eu un énorme retentissement1. A propos de cet opéra,
dont, il faut l'avouer, le sujet horrible et sombre était
singulièrement choisi, surtout pour le théâtre auquel on
le destinait, Arnault lui-même a donné, trente ans plus
tard, dans ses Souvenirs d'un sexagénaire, des détails pré-
cieux et que l'on chercherait vainement ailleurs, touchant
le caractère de Méhul, ses habitudes et l'existence qu'il
menait alors; ces détails appartiennent tout naturellement
à la biographie du grand homme, et l'on ne saurait, en
raison surtout de leur précision, les lire sans un véritable
intérêt :
...Je m'étais amusé, dit Arnault, à composer non pas un opéra-
comique, mais un drame lyrique, dramma per musica, comme disent
les Italiens ; et ce drame avait été reçu à la Comédie-Italienne, nom que
portait alors notre second théâtre lyrique. Les acteurs m'ayant prié
de mettre en vers le dialogue, qui dans l'origine était en prose, et que
depuis on m'a prié de remettre en prose2, je m'imposai ce travail
dont le sujet n'a guère d'analogie avec le caractère de l'époque où il fut
achevé. L'admiration que m'inspirait le génie de Méhul, à qui ce sujet
arnault, qui d'ailleurs ne manquait point de talent, eut une destine'e
assez étrange. Royaliste ardent, au point qu'il se vantait d'écrire avec
«une main toujours revêtue de fleurs de lys », il s'attacha cependant à
la fortune de Napoléon, qu'il accompagna en Egypte, et se vit exiler par
les Bourbons en 1816, après avoir été exclu de l'Institut dès les premiers
jours de la Restauration. Il rentra pourtant en France en 1819, et dix ans
plus tard retrouva son fauteuil à l'Académie française, dont il devint même
le secrétaire perpétuel.
2 II faut remarquer pourtant que Mêlidore et Phrosine fut joué envers.
84 MÉHUL
avait plu, me donna le courage de le remanier. Si affreuse que soit
l'époque que me rappelle ce travail, je ne le revois pas sans plaisir
quand je songe qu'il fut l'occasion de ma liaison avec un des hommes
que j'ai le plus aimés, avec un des hommes les plus aimables que j'aie
connus.
Méhul n'avait guère alors que trente ans. Il était doué de l'imagina-
tion la plus ardente et de la sensibilité la plus vive, facultés qu'il dépen-
sait presque exclusivement dans la culture de son art, et qui, réunies
à un jugement exquis et à un esprit supérieur, composaient son génie.
Ambitieux de gloire au delà de toute idée, il sacrifiait à cette ambition
l'intérêt même, auquel à son âge on sacrifie tous les autres ; il réser-
vait, pour exprimer les passions, toute l'énergie avec laquelle il les eût
senties s'il s'y fût abandonné.
Hors du monde, au milieu du monde même, il était tout à son art.
Des amis chez lesquels il s'était mis en pension pourvoyant à ses
besoins, il ne sortait guère de la réclusion à laquelle il s'était condamné
pour vivre dans la postérité, comme un cénobite pour gagner la vie
éternelle, qu'autant qu'il y était contraint pour diriger ses répétitions.
Je ne crois pas que notre première entrevue ait été ménagée par un
médiateur. Il me semble que, tout plein de l'impression qu'avaient faite
sur moi son Euphrosine et sa Slratonice, je courus le remercier de
tout le bonheur que je lui devais.
A la nature des éloges que je lui donnai, il reconnut que je l'avais
compris; et par une suite de cette sympathie, dès cette première entre-
vue, nous prîmes l'engagement de faire un opéra ensemble. Rien de
plus propre à lier deux personnes qui ont quelque analogie morale,
qu'un rapprochement où, de cœur comme d'esprit, deux associés con-
courent à la création d'une même œuvre: voilà un véritable mariage.
C'est ce qui nous arriva, et je ne le dis pas sans orgueil. Du premier
jour que je vis Méhul, se forma entre nous une liaison qui n'a fini
qu'avec sa vie, liaison dans laquelle, malgré la sévérité de son carac-
tère, il apportait un charme auquel il était impossible de résister, et
que le plus indépendant des hommes, Hoffman lui-même, a senti pres-
que aussi vivement que moi, quoiqu'il s'y soit peut-être moins aban-
donné.
Je voyais Méhul presque tous les jours, soit à Paris, pendant la mau-
vaise saison, soit pendant la belle, à Gentilly, où il occupait un appar-
tement dans le vieux château, dont le parc était à sa disposition. Ceci
me rappelle un fait assez singulier pour que je croie devoir le consi-
gner ici.
Gentilly n'est pas éloigné de Montrouge. Dans ce dernier village
s'était retirée la famille le Sénéchal, famille aussi aimable que respec-
table, et avec les goûts, les opinions et les affections de laquelle mes
goûts, mes opinions et mes affections s'accordaient merveilleusement.
SA VIE, SON GÉNIE 3 SON CARACTÈRE 85
Elle habitait là une jolie maison entre deux jardins. Hors du foyer de
la révolution, sans journaux, sans autre société que celle de quelques
amis tels que Desfaucherets, Florian, Baraguey d'Hilliers. Lacretelle le
jeune et celui qui écrit ceci, exclusivement occupée des arts, elle oubliait
quelquefois un désordre auquel elle n'assistait plus et un bruit qu'elle
n'entendait plus ; ou plutôt, comme des assiégés qui, familiarisés avec
les accidents d'un siège, finissent par n'en plus tenir compte et par
rentrer dans leurs habitudes, elle revenait quelquefois aux amuse-
ments de l'extrême jeunesse, à ceux où l'on trouve des distractions
dans le mouvement et même dans un exercice forcé.
Les dames qui prenaient part à ces jeux, auxquels les enfants étaient
admis comme de raison, aimaient surtout ceux où la ruse peut suppléer
la vigueur. Tel était le jeu du cerf, que nous avions modifié dans leur
intérêt et pour le rendre plus facile et moins fatigant.
Le jardin, si grand qu'il fût, nous paraissant trop étroit pour les
développements de notre tactique , et chacun , chiens comme gibier,
regrettant de n'avoir pas un parc à sa disposition, je pensai à celui de
Gentilly, dont Méhul pouvait disposer. La demande me parut d'autant
plus facile à faire que Méhul était très connu de ces dames. A son début
à Paris, avant de travailler pour le théâtre, il avait donné des leçons
de musique, et elles avaient été ses premières écolières. Quoique par
suite de la détermination qu'il avait prise de se livrer exclusivement à
la composition , il eût cessé de les voir, il ne leur en était pas moins
dévoué, elles ne lui en étaient pas moins attachées. Nulle part son
génie n'était plus admiré et ses hautes qualités mieux appréciées que
dans cette société si gracieuse, si spirituelle, si accessible à toutes les
impressions du bon et du beau. Le parc, comme on le pense, fut mis
à la disposition des chasseurs. La meute, dans laquelle Méhul s'enrôla,
fut augmentée en raison de l'étendue du terrain, et divisée en deux
bandes, à la tête desquelles on mit un piqueur muni d'un cornet à bou-
quin, dont il devait sonner dès qu'il apercevrait la bête.
On en força plus d'une, car la partie dura six heures au moins. Pen-
dant tout ce temps, les chiens ne cessèrent pas de donner de la voix,
et les chasseurs de donner du cor ou du cornet. A la nuit, chiens,
piqueurs, gibier, chasseurs retournèrent souper de compagnie à Mont-
rouge, tout aussi étonnés qu'enchantés d'avoir obtenu quelques heures
de plaisir dans un temps qui en promettait si peu. Baraguey d'Hilliers
surtout, que les intérêts de Gustines, dont il était aide de camp, rete-
naient passagèrement à Paris, et qui s'était livré à ce jeu du meilleur
cœur du monde, ne concevait pas qu'on pût encore rencontrer d'aussi
douces distractions. Nous nous en étonnâmes bien plus à notre retour.
Pendant que nous nous amusions à des jeux d'enfants, tout était en
rumeur dans la capitale : Marat venait d'être assassiné1.
^eci se passait donc le 13 juillet 1793.
86 MÉHUL
Nous nous étions promis de recommencer la partie; il y fallut renon-
cer. Ce meurtre, qui ne chagrinait pas même les gens les plus ardents
à le venger, servit de prétexte à un accroissement de rigueurs contre
les royalistes. Apprenant de plus que les jacobins de Gentilly, car il y
en avait partout, avaient tiré de singulières conjectures des innocentes
fanfares dont retentissaient les échos de leur commune pendant que
leur monstrueuse idole tombait sous le poignard d'une héroïne, nous
ne crûmes pas prudent de nous exposer à tomber dans leurs filets, et
nous ne renouâmes pas ces parties de chasse dont la curée aurait pu
devenir sanglante1.
Comme on le pense bien, ces jeux innocents, d'ailleurs
sitôt suspendus, ne firent oublier ni à Arnault ni à
Méhul l'ouvrage en vue duquel ils avaient associé leurs
efforts. Mais, en dépit de leurs désirs et de ceux des
comédiens de Favart, ce ne fut pas sans des peines infi-
nies, ce ne fut pas sans être obligés de surmonter bien
des difficultés, d'aplanir bien des obstacles, qu'ils purent
parvenir à lui faire voir enfin les feux de la rampe. Préa-
lablement même, ils durent, pour obtenir ce résultat, en
écrire et en faire représenter un autre sur un autre théâtre.
Arnault a raconté en détail toute cette petite histoire
assez singulière, dont je lui emprunte encore le récit,
non - seulement parce qu'il offre un intérêt direct en ce
qui touche la vie de Méhul et le succès d'une de ses
œuvres les plus remarquables, mais encore parce qu'il
constitue un chapitre curieux des annales théâtrales de ce
temps :
Les répétitions de Phrosine, dit-il, ce drame lyrique que j'avais com-
posé pour Méhul, allaient cependant leur train. Mais ce n'est pas sans
difficulté que nous parvînmes à faire représenter cet ouvrage, que les
acteurs étaient impatients de mettre en scène. Qu'on me permette
d'entrer dans quelques détails à ce sujet ; cela peut contribuer à faire
connaître l'esprit du gouvernement de cette époque, à prouver qu'il ne
négligeait pas plus la tyrannie de détail que la tyrannie d'ensemble, et
qu'il ne laissait échapper aucun moyen, aucune occasion d'influencer
l'opinion publique et de forcer les arts à favoriser la propagation de ses
doctrines, ce qui n'est pas maladroit quand on le fait adroitement.
1 Souvenirs oVun sexagénaire, T. II, pp. 16-22.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 87
Mais ce n'était pas par l'adresse que brillaient les agents de la com-
mune de Paris à qui appartenait la surveillance des théâtres , et qui
avaient rétabli la censure à son profit. Invité par les comédiens et
sommé par la police de soumettre mon ouvrage à l'examen préalable
des censeurs si je voulais qu'il fût représenté, il fallut bien sry résigner.
Le bureau où se faisait cet examen, auquel était préposé un homme de
lettres nommé Baudrais, se tenait dans la cour de la Sainte-Chapelle.
J'y fis deux ou trois voyages. . .
Le citoyen Baudrais, à qui j'avais remis mon ouvrage, me le rendit
quelques jours après. Il n'y avait rien trouvé que d'innocent, ce que je
conçois. « Mais ce n'est pas assez, ajouta-t-il, qu'un ouvrage ne soit
pas contre nous, il faut qu'il soit pour nous. L'esprit de votre opéra
n'est pas républicain; les mœurs de vos personnages ne sont pas répu-
blicaines ; le mot liberté n'y est pas prononcé une seule fois. Il faut
mettre votre opéra en harmonie avec nos institutions &1.
Je ne savais pas comment m'y prendre pour satisfaire à cette exi-
gence. S'il n'eût été question que de mes intérêts en cette affaire,
j'eusse renoncé à être joué; mais cela eût porté un grave préjudice
aux intérêts de Méhul, qui avait fait sur mon poème une musique admi-
rable; cela eût porté un grave préjudice aussi aux intérêts du public,
qui se serait vu privé d'un chef-d'œuvre.
Legouvé me tira d'embarras. A l'aide d'une douzaine de vers placés
à propos, il amena dans mon drame le mot liberté assez souvent pour
satisfaire aux exigences du citoyen Baudrais, et la représentation de
Phrosine fut permise : on me fit observer cependant que tout auteur
comme tout artiste devait payer sa contribution patriotique en monnaie
frappée au coin de la république, que jusqu'à présent je n'avais pas
satisfait à cette obligation, et que préalablement à la représentation de
Phrosine, il me fallait, de concert avec Méhul, fournir à la scène un
ouvrage républicain. Nouvel embarras. Je ne pouvais me résoudre à
faire l'apologie de l'ordre ou plutôt du désordre présent, et Méhul
n'était pas plus porté que moi à l'acte de complaisance où l'on voulait
nous amener.
J'imaginai, pour me conformer au temps sans déroger à mes prin-
cipes, de choisir dans l'histoire un sujet analogue à la position où la
France se trouvait avec l'Europe coalisée contre elle, ce qui, abstraction
faite des principes du gouvernement, me fournirait l'occasion de louer,
1 En vertu d'un arrêté du Comité de salut public en date du 9 Germinal
an II (29 mars 1794), ce Baudrais fat arrêté avec trois autres «membres
de l'administration de police, «Froidure, Soûles et Dangé. Je crois bien
qu'il fut jugé, condamné et exécuté. Il n'était plus sans doute assez répu-
blicain alors.
88 MÉHUL
dans le patriotisme d'un ancien peuple, celui qui animait les armées
françaises. Les traits réels ou imaginaires attribués par la tradition à
Mutius Scœvola, à Horatius 'Coclès, me semblèrent de cette nature. Je
les développai dans un acte lyrique dont Méhul composait la musique
à mesure que j'en composais les paroles. Le tout fut l'affaire de dix-
sept jours.
La musique de cet ouvrage est d'une extrême sévérité; c'est de la
musique de fer, pour me servir de l'expression de son auteur, qui,
s'étudiant à caractériser dans ses compositions les mœurs du peuple
qu'il faisait chanter, et l'époque où se passait l'action, avait porté cette
fois un peu loin peut-être l'application d'un excellent système. Ainsi
en jugèrent les oreilles du plus exigeant des républicains, les oreilles de
David. Il est vrai que, loin d'aimer dans la musique le caractère qu'il
donnait à la peinture, David n'aimait que la musique efféminée. Mais
la musique italienne même lui aurait-elle plu, adaptée à des vers de ma
façon, à des vers écrits par une main qu'il voyait toujours revêtue de
fleurs de lis ? Quoi qu'il en soit, la pièce historique fut comptée pour
une pièce patriotique, et Horatius Coclès ouvrit à Phrosine l'accès
du théâtre.
Horatius Coclès eut le pas, en effet, sur Mélidore et Phro-
sine. C'est à l'Opéra qu'il vit le jour, à l'Opéra, qui, à
cette époque, semblait presque exclusivement voué aux
à-propos historiques ou patriotiques et aux pièces inspirées
par les événements dramatiques que chaque jour voyait
éclore, puisque, du 27 janvier 1793 au 5 janvier 1794,
c'est-à-dire dans l'espace de moins d'une année, on y vit
représenter six ouvrages de ce genre : le Triomphe de la
République ou le Camp de Grandpré , de Grossec ; la Patrie
reconnaissante ou l'Apothéose de Beaurepaire , de Pierre
Candeille; le Siège de Thionville, de Jadin; Fabius, de
Méreaux *, Miltiade à Marathon, de Lemoyne ; et Toute la
Grèce ou Ce que peut la Liberté, du même. Le nouvel
ouvrage, qui comportait un acte seulement, fit son appari-
tion le 18 février 1794 1.
1 Voici la composition du spectacle de ce jour, telle que la donnait le
Journal de Paris dans son programme quotidien des théâtres : — « Opéra
National. Aujourd. la lre repre's. à' Horatius Coclès, opéra en un acte, pa-
roles du citoyen d'Arnaud, musique du cit. Méhul ; le Jugement du berger
Paris, ballet-pantomime du C. Gardel, précédé de VOffrande h la Liberté,
scène religieuse du C. Gossec. »
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 89
Il faut avouer qu'Arnault aurait pu être plus heureux
sinon dans le choix du sujet, dont la grandeur était bien
de nature à inspirer un musicien d'un génie aussi puissant
et aussi mâle que celui de Méhul, du moins dans la façon
de le traiter. Son livret offre certaines qualités grandioses,
et renferme quelques vers expressifs et bien frappés*, mais
il est sec et absolument dépourvu d'intérêt. Néanmoins,
grâce à la valeur de la musique, à la beauté du spectacle
et à l'ampleur de la mise en scène, le public fit à Horatius
Codes un accueil favorable. Voici comment le Journal de
Paris rendait compte de la représentation : — « Horatius
Codes, opéra en un acte, a été représenté pour la première
fois avec succès le 30 pluviôse. L'auteur a réuni dans ce
poème deux traits également glorieux au peuple romain :
celui d'Horatius Coclès, trop connu dans l'histoire pour
qu'il soit besoin de le rappeler à nos lecteurs, et le dévoue-
ment non moins célèbre de Mutius Scœvola. Il eût été dif-
ficile de retracer séparément sur la scène l'un ou l'autre
de ces faits glorieux; mais aussi, réunis sous un même
cadre, ils présentent un autre inconvénient : l'action se
partage en deux autres qui se nuisent réciproquement et
fatiguent le spectateur en afFoiblissant l'intérêt. C'est à ce
défaut qu'il faut attribuer les parties faibles de cet ouvrage,
qui contient pourtant de grandes beautés. La musique est
du citoyen Méhul, et fait honneur à ce compositeur connu.
Le goût du chant en est sévère et d'une couleur forte, et
heureusement adapté aux passions qu'il exprime. L'auteur
des paroles est le cit. Darnaud1.»
Castil-Blaze, qui éprouvait pour Méhul une admiration
bien légitime, parle ainsi d' 'Horatius Codes dans son Aca-
démie impériale de musique : — « Horatius Codes, acte lyrique,
d'Arnault, musique de Méhul, ne dut pas son triomphe à
la circonstance. Nous voyons maintenant des opéras en cinq
actes veufs de leur ouverture, des opéras borgnes, précédés
seulement par une introduction de quelques mesures; Méhul
1 Journal de Paris, du 23 février 1794.
90 MÉHUL
écrivit une de ses plus belles symphonies pour Horatius
Codes; on l'exécute encore aux concerts du Conservatoire.
Les quatre cors de l'orchestre sonnèrent ensemble pour la
première fois dans cette ouverture*, Méhul n'en employa
que deux dans le reste de son opéra. — Le livret d'Arnault
était peu favorable pour le musicien. L'uniformité des
sentiments, la nullité de l'action (tout se passe en récits),
l'absence des femmes (elles ne figuraient que dans le chœur),
s'opposaient à la bonne structure de la musique, et surtout
à la diversité des couleurs, si nécessaire à l'effet général
d'un drame chanté. Les adieux du jeune Horatius à son
père, duo qui finit en trio, le chœur : Si dans le sein de
Rome, sont des productions pleines de vigueur et remar-
quables par un rythme bien établi, dont les résultats
agissent vivement sur l'auditoire. Le passage du pont
Sublicius, l'action d'Horatius, arrêtant l'ennemi tandis que
l'on coupe une arche du côté de Kome, s'exécutaient sous
les yeux du public sur la vaste scène de l'Opéra1. »
Je souscris bien volontiers aux éloges que Castil-Blaze
accorde à la partition à' Horatius Codes, qui renferme en
effet des pages superbes et empreintes du souffle le plus
vigoureux. Mais je dois dire qu'en un point Castil-Blaze
est dans l'erreur, et que les quatre cors qu'il a cru
entendre dans l'ouverture n'ont existé que dans son imagi-
nation. La recherche que j'ai faite à ce sujet a même été
pour moi l'occasion d'une petite découverte relative à un
fait resté jusqu'ici inconnu : c'est qu'il existe, pour Horatius
Codes, deux ouvertures, absolument distinctes et différentes
l'une de l'autre. Ce fait m'a été révélé par la confrontation
que j'ai été à même d'établir, aux archives de l'Opéra,
entre la partition gravée et la partition manuscrite, celle
qui servait à la conduite de l'orchestre. Dans la première,
l'ouverture, qui comprend un lento et un allegro vivace, est
tout entière en ré majeur; dans la seconde, cette ouverture
l 'V Académie impériale de musique, t. II, p. 30.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 91
est composée d'un lento non troppo en ré mineur et d'un
allegro en rê majeur. Toutes deux, je le répète, sont par-
faitement distinctes ; mais, dans l'une comme dans l'autre,
on ne rencontre que deux cors, et non pas quatre *. Le
seul endroit de l'ouvrage où quatre cors se fassent entendre
est le fragment choral très court (dix mesures) qui termine
la seconde scène, sur ces quatre vers :
Liberté que son bras seconde,
Toi qu'il défend, veille sur lui!
La cause qu'il sert aujourd'hui
Un jour sera celle du monde.
Il suffit de parcourir la partition à'Horatius Coclès pour
être convaincu de l'erreur de Castil-Blaze.
C'est le même Castil-Blaze qui fait le récit d'un accident
issez grave par lequel fut signalée l'une des représenta-
tions à'Horatias Coclès : — «A la troisième représentation,
lit-il, le pont s'écroula trop tôt, et sous les pieds de la
troupe armée. Adrien, Mlle Mulot (Horatius père et fils),
me foule de choristes tombèrent, beaucoup furent blessés.
Adrien eut les jambes lacérées cruellement, un malheureux
figurant subit l'amputation d'une cuisse. On assure que
des malveillants avaient préparé cette catastrophe en enle-
vant les boulons qui servaient à réunir les diverses pièces
du pont. » L'accident ici relaté se produisit en effet, et
j'en vais fournir la preuve; mais je crois que, comme à
son ordinaire, Castil-Blaze en a un peu enjolivé les détails.
En tout cas, ce n'est pas à la troisième représentation
à'Horatius Coclès qu'on eut à le déplorer, mais à une
reprise de l'ouvrage. Il est à peu près certain qu'à cette
troisième représentation ne prenaient part ni Adrien ni
1 C'est la première de ces deux ouvertures, celle qui commence et finit
en ré majeur, que Méhul a placée plus tard en tête de sa belle partition
à? Adrien,
92 MÉHUL
Mlle Mulot, puisque à la création la pièce était ainsi dis-
tribuée l :
Valerius Publicola, consul Lays.
Horace, surnommé Goclès Chéron.
Mutius Scévoia Laîné.
Le jeune Horace Rousseau.
Un ambassadeur de Porsenna .... Dufresne.
Mais voici une sorte de procès-verbal authentique de ce
petit événement, qui semble avoir ému quelque peu les
Parisiens, puisqu'on en fit l'objet d'une publication spé-
ciale. Ce que je vais reproduire ici avec la plus scrupuleuse
exactitude est le texte d'une feuille volante qui se vendait
évidemment dans les rues, d'un canard, comme nous dirions
aujourd'hui, appelé à renseigner le public sur le fait dont
les spectateurs du Théâtre des Arts (c'est ainsi qu'on appe-
lait alors l'Opéra) avaient été les témoins attristés2:
DETAIL
EXACT
DU GRAND MALHEUR
ARRIVÉ HIER AU THEATRE DES ARTS
A la première représentation de la reprise de
V opéra (THoratius Coclès, et les noms des ac-
teurs grièvement blessés.
Hier s'est donnée au théâtre des Arts la première représentation de
la reprise de l'opéra d'Horatius Coclès. L'affluence du public y était
considérable. L'enthousiasme le plus prononcé et le plus général était
à son comble , lorsqu'au moment où Horatius Goclès , chargé de
1 Je reproduis cette distribution telle qu'elle se trouve en tête de la
pièce imprimée.
2 Je dois la communication de ce document intéressant et rarissime
à un de mes bons confrères et de mes bons amis, M. Er. Thoinan, qui
s'est beaucoup occupé de Méhul et qui professe pour lui la plus vive
admiration.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 93
défendre à l'ennemi le passage du pont qu'on doit abattre derrière lui,
ee qui doit entraîner sa chute dans le Tibre, faisait une vigoureuse
résistance, à la tête de sa trouble [troupe] , leur nombre, leur ardeur
dans l'action ont fait briser le pont dans l'endroit et au moment inat-
tendus. Tombant tous les uns sur les autres, avec leurs sabres à la
main, il y en a eu plusieurs de blessés : le citoyen Adrien sur-tout, qui
était au centre de la mêlée, s'est trouvé dessous, et a eu un bras et
une jambe blessés. La pointe d'un sabre est entrée dans le derrière de
la tête d'un des soldats : un autre a eu le genoux gauche foulé ; un
troisième, la jambe fortement écorchée : plusieurs se sont trouvés fort
mal pendant quelques instans , d'avoir supporté la chute et le poids
de tous ceux qui étaient tombés sur eux; mais heureusement personne
n'a été grièvement blessé.
L'administration du théâtre des Arts a fait donner les plus prompts
secours. Le ministre de l'intérieur a aussi fait donner les ordres les
plus précis, pour que rien ne soit épargné, à l'effet de secourir les
blessés. Il a ordonné d'instruire, de ce qu'il en était, le public qui
témoignait le plus grand intérêt, mais qui a repris son calme, et a
exprimé la satisfaction la plus vive, lorsqu'il a été certain que personne
n'était dangereusement blessé.
Le citoyen Gardel, qui a annoncé cette nouvelle, a ensuite joué son
rôle dans le Ballet du Déserteur, de manière à mériter les applaudis-
aemens les plus universels.
Le spectacle n'a fini qu'après dix heures.
De l'imprimerie du Correspondant politique,
Rue Christine, n° 11.
La reproduction de ce petit factum, assurément curieux
au point de vue des mœurs de l'époque, nous fait con-
naître au juste l'importance de l'accident signalé par Castil-
Blaze *.
4Et cet entrefilet du Journal de Paris nous en apprend la date précise,
laissée ignorée par le canard en question: — «La lre représentation de
la reprise d'Horatius Codés a été signalée par un événement dont les
suites pouvoient être très funestes. Le pont défendu par Coclès s'est
écroulé avant le temps marqué, et les acteurs sont tombés les uns sur les
autres. Beaucoup d'entre eux ont été blessés, mais il ne paroitpas y avoir
eu dans le nombre aucun accident grave. Le spectacle s'est terminé, sui-
vant l'annonce, par la représentation du ballet du Déserteur. » (Journal
de Paris, 18 novembre 1797.) — Dans tout cela il n'est nullement
question du déboulonnage indiqué par Castil Blaze, qui éprouvait toujours
le besoin d'enjoliver et de dramatiser tous les faits dont il rendait compte.
94 MÉHUL
Une fois mis en règle, par la représentation à'Horatius
Codes, avec l'obligation qu'ils avaient assumée envers les
bureaux de la Commune de Paris, les deux collaborateurs
s'occupèrent activement de celle de Mélidore et Phrosine.
Mais Méhul s'était trouvé mêlé à la confection d'un ouvrage
étrange, qui devait, lui aussi, voir le jour, sur la scène de
Favart, avant celui qu'il préparait en compagnie d'Arnault.
Cet ouvrage, plus burlesque encore qu'odieux, avait pour
titre le Congrès des Bois et sortait de la plume de Demaillot ,
inconnu encore, et qui préludait de cette façon singulière
au futur succès qu'il était appelé à remporter avec Madame
Angot. Le Congrès des Bois était un opéra-comique (!) en
trois actes, et j'ignore par le fait de quelles circonstances
douze compositeurs — pas un de moins — avaient été
appelés à en écrire la musique, ce qui n'avait pas dû leur
offrir un vif intérêt. Ces douze artistes, qu'on avait choisis
parmi les plus célèbres et les plus aimés du public, étaient
Grétry, Dalayrac, Deshayes, Trial fils, Berton, Méhul,
Cherubini, Jadin, Kreutzer, Blasius, Devienne et Solié *.
Cette collaboration musicale brillante ne put sauver d'un
naufrage complet l'œuvre de Demaillot, qui était véritable-
ment inepte, et dont le Journal de Paris rendait compte
en ces termes : — « En présentant sur la scène la coalition
des rois contre la France, on ne peut offrir aux spectateurs
que des crimes et non des ridicules; et ce sujet fait pour
causer l'indignation peut difficilement exciter le rire. — Si
l'auteur du Congrès des Bois est parvenu à remplir ce der-
nier objet, c'est en sacrifiant dans sa comédie toutes les
1 II ne peut y avoir aucun doute sur ce point, car j'ai consulte à ce
sujet les registres manuscrits de l'ancienne Comédie- Italienne, qui relatent,
avec tous leurs détails, les spectacles de chaque jour, et voici la note que
j'y ai trouvée: — «Octodi 8 ventôse l'an 2me (V. st. 26 février 1794).
lre représentation du Congrès des Bois, comédie en 3 actes en prose et
ariettes, du Cen Des Maillot, musique des Cens Grétry, Dalayrac, Des-
hayes, Trial fils, Berton, Méhul, Cheruhini, Jadin, Kreutzer, Blasius,
Devienne et Solié. »
. SA VIE , SON GÉNIE , SON CARACTÈRE 95
convenances de la scène. Cette pièce n'est qu'une suite
de caricatures sans liaison et sans motif, quelques-unes
piquantes, d'autres, et c'est le plus grand nombre, froides
et trop prolongées. — Dans le premier acte, les maîtresses
des rois prennent, et l'auteur ne dit pas pourquoi, le parti
de la Képublique Françoise, et complotent la perte des
têtes couronnées, avec Cagliostro arrivé de Rome pour
représenter le pape au Congrès. Le complot s'exécute pen-
dant le Congrès même, et au moment. où chacun est con-
venu du morceau de la France qu'il prendra pour prix de
la guerre, les François arrivent vainqueurs. Les rois
abandonnés fuyent et reparoissent l'instant d'après sur la
scène, affublés de bonnets rouges et chantant la Carmagnole
pour n'être pas reconnus. — La musique de cette pièce,
composée en commun par plusieurs auteurs célèbres, a été
fort applaudie; mais vers le milieu du troisième acte le
public a commencé à témoigner son impatience ; et la mau-
vaise exécution du dernier ballet a excité un mécontente-
ment général qui a empêché de finir la pièce1». Elle eut
deux représentations seulement, accueillies de telle sorte
par les spectateurs que la police jugea à propos d'interdire
les suivantes, ainsi que nous l'apprennent les Spectacles de
Paris : « Pièce mal accueillie, et arrêtée par ordre au moment
où nous écrivons. »
C'est ici que se place un fait très honorable pour Méhul,
qui indique bien le cas qu'on faisait dès lors de son talent
et de ses œuvres, et dont aucun historien n'a eu connais-
sance. Ce fait, c'est celui d'une pension que lui accordèrent,
afin de l'encourager à travailler pour eux, les sociétaires
de la Comédie-Italienne2. On avait vu de grands artistes,
auteurs ou compositeurs chevronnés, connus par un grand
nombre d'ouvrages heureux, tels que Favart, Duni, Phi-
lidor, Grétry, être, de la part de la Comédie, l'objet
1 Journal de Paris, 13 ventôse an II — 3 mars 1794.
2 On sait qu'à cette époque la Comédie-Italienne était régie, comme
aujourd'hui encore la Comédie-Française, par une Société d'artistes.
96 MÉHUL
d'une faveur de ce genre*, mais jamais jusqu'alors un
jeune musicien, presque encore à ses premières armes,
n'avait été appelé à un tel honneur, et il fallait pour cela
que les premiers succès de Méhul eussent été bien éclatants
et bien vifs. C'est dans les registres de l'administration
du théâtre Favart, à la date du mois de germinal an II
(mars-avril 1794), que j'ai trouvé pour la première fois le
nom de Méhul compris, au chapitre des pensions, sous la
rubrique : Auteurs, musiciens et autres, pour une somme
mensuelle de 83 livres 6 sols 8 deniers, c'est-à-dire pour
une pension annuelle de mille livres1. Il est présumable
que, par cette gracieuseté, la Comédie-Italienne espérait
attacher étroitement Méhul à sa fortune et l'empêcher
autant que possible de mettre ses talents au service du
théâtre Feydeau, son puissant et dangereux rival. De fait,
Méhul travailla fort peu pour ce dernier.
Revenons enfin à Mélidore et Phrosine, qui était, il faut
bien le dire en ce qui concerne le poète, une œuvre au
moins singulière à mettre à la scène, et par trop auda-
cieuse. Arnault en avait puisé le sujet dans le poème
étrange de ce Gentil-Bernard loué par Voltaire, sujet qui,
avec des noms différents, ne faisait que reproduire la
fable si touchante d'Hero et Léandre, mais en la rendant
odieuse par l'amour incestueux d'un frère pour sa sœur,
tandis que l'orgueil féroce d'un autre frère condamne
celle-ci à périr avec son amant. Arnault avait changé le
dénouement, en le rendant moins tragique par le repentir
tardif des deux frères et le mariage des deux amoureux,
1 Voici les noms des auteurs et compositeurs compris dans cette
liste :
Grétry 150 1.
Philidor 66 1. 13 s 4 d.
Monvel 66 13 4
Dalayrac 83 6 8
Méhul.. ........ 83 6 8
De Blois . . 33 6 8
Loulié. . . . . . . . .25
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 97
5 ^Vi1 «o-^x^j
mais le fond du drame restait effroyablement sombre, et sa
donnée première ne pouvait guère inspirer d'autre senti-
ment que le dégoût. En acceptant un livret de ce genre,
Méhul n'en avait évidemment apprécié que le côté pathé-
tique et le parti que son génie passionné pouvait tirer de
certaines situations d'ailleurs très puissantes, mais sans
se rendre compte de son caractère répulsif et de l'effet
fâcheux qu'il devait produire sur le public. À ne consi-
dérer que son œuvre personnelle, il est certain que Méli-
dore et Phrosine méritait d'obtenir un immense succès.
«Je renvoie aux journaux de l'époque, dit Arnault, ceux
de mes lecteurs qui veulent savoir sans le lire ce qu'ils
doivent penser de mon drame ; je les y renvoie aussi pour
savoir l'effet que produisit la musique de cet opéra.
Depuis Gluck, depuis le finale du premier acte à'Armide,
on n'avait rien entendu d'aussi énergique que le finale
du premier acte de Phrosine; il est à lui seul un ouvrage
complet. Source des effets les plus dramatiques, l'atten-
drissement et la terreur y sont portés au plus haut degré.
Aussi fut-il entendu avec le même enthousiasme quarante
fois de suite. »
Phrosine et Mélidore, qui fut représenté pour la première
fois au théâtre Favart le 17 floréal an II (6 mai 1794),
fut en effet un grand succès pour le musicien *, et aussi
pour les quatre artistes fort distingués qu'il avait choisis
1 Le spectacle était complété par la troisième représentation de la
reprise de Jean-Jacques Rousseau a ses derniers moments, comédie en deux
actes de Bouilly. Le programme du Journal de Paris annonçait Philippe et
Georgette, de Dalayrac, mais il y eut sans doute un changement dans la
composition du spectacle primitivement annoncé, puisque le registre quo-
tidien manuscrit de la Comédie-Italienne porte bien Jean- Jacques Rousseau.
C'est aussi ce registre qui nous apprend que la recette de cette soirée fut
de 4.172 livres 15 sols.
Je dois faire remarquer une grosse erreur typographique du livret de
Mélidore, qui fixe la date de la première représentation au 17 germinal
(c'est-à-dire au 6 avril), tandis qu'elle est, comme on l'a vu, du 17 floréal
(6 mai). Il n'y a pas de confusion possible ici, puisque les registres du
théâtre font foi, et aussi les programmes et les comptes-rendus des
journaux.
7
98 MÉHUL
pour ses interprètes : Mmc Saint -Aubin (Phrosine), Michu
(Mêlidore), Chenard (Aimar) et Solié (Jule). Il n'en fut
pas de même pour l'auteur du poème, qui ne trouva guère
de sympathie parmi les spectateurs et qui, je l'ai fait
entendre déjà, n'en méritait pas : « Phrosine et Mêlidore,
dit Fétis; aurait dû trouver grâce devant le public par le
charme de la musique, où règne un beau sentiment, plus
d'abandon et d'élégance que Méhul n'en avait mis jus-
qu'alors dans ses ouvrages1; mais un drame froid et triste
entraîna dans sa chute l'œuvre du musicien. Toutefois, la
partition a été publiée, et les musiciens y peuvent trouver
un sujet d'étude rempli d'intérêt. »
Elle est superbe, en effet, cette partition, et n'eût-on
à y signaler que le duo d'introduction entre Aimar et
Phrosine : Non, non, cessez de V espérer, le colossal et
splendide finale du premier acte, et l'air si pathétique de
Mêlidore au second: Du noir chagrin qui me dévore,..,
elle constituerait une œuvre hors ligne. Et cependant,
une partie du public restait rétive à la manière si nou-
velle de Méhul, à sa façon de comprendre la musique dra-
matique; et les inspirations les plus tendres, les plus tou-
chantes ne pouvaient, de la part de certains esprits timorés,
faire pardonner au compositeur les hardiesses et les audaces
de sa déclamation, la puissance du sentiment dramatique
qu'il développait avec tant de vigueur. Dans un drame
sombre jusqu'à l'horreur, fougueux jusqu'à l'emportement,
d'aucuns auraient voulu lui voir dérouler des cantilènes
caressantes, égrener un chapelet de doucereuses mélodies;
comme si Corneille avait pu traiter les scènes terribles des
Horaces dans le style de son incomparable invocation de
l'Amour à Psyché ! Entre autres, un journal, d'ordinaire
mieux inspiré, la Décade philosophique, se montra dur
envers lui de la façon la plus maladroite et jusqu'à la
plus évidente injustice. Après avoir fait de la partition
1 Toujours les mêmes réticences, et la même injustice. Il n'y a donc ni
abandon ni éle'gance dans Stratonicet
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 99
une analyse très sévère, ce recueil s'exprimait ainsi, en
manière de conclusion * — « La sévérité de notre critique
étonnera le citoyen Méhul, qui paroit être le compositeur
à la mode et que tous les journalistes encensent. Mais notre
journal, à nous, n'est pas consacré à la flatterie. On com-
pare déjà Méhul à Grluck ; effectivement il a quelque chose
de ce maître. Mais il devroit sacrifier à la mélodie. Nous
ne croyons pas qu'il se soit nourri de la lecture des pro-
ductions musicales de nos maîtres en cet art, les Italiens.
On nous a même assurés qu'il en faisoit peu de cas. Il a
tort. Tant que le système actuel de musique sera suivi
(quel système? Méhul avait justement la prétention d'en
introduire un nouveau parmi nous), c'est en Italie qu'il
faudra chercher nos modèles. J.-J. Rousseau, qui avoit
probablement plus observé, plus comparé que tous nos
jeunes compositeurs modernes, n'eut à cet égard toute sa
vie que la même opinion1... »
Il y a lieu de croire qu'au point de vue musical Méhul
faisait peu de cas des opinions de J. J. Rousseau; et il
avait cent fois raison, puisqu'il envisageait la musique
sous un tout autre aspect. Rousseau, ravalant un peu l'art
qu'il adorait, ne lui laissait que le droit de charmer;
Méhul, comprenant toute la puissance de cet art mer-
veilleux, voulait qu'au charme il joignît l'émotion. Le
chef-d'œuvre de Rousseau est le Devin du village; celui de
Méhul est Joseph, Il suffit, je crois, de nommer les deux
œuvres pour que chacun des deux systèmes soit jugé à sa
juste valeur.
Malgré tout, Mélidore et Phrosine, par le fait d'un livret
fâcheux, n'obtint qu'un succès relatif et peu prolongé.
Arnault, bien entendu, n'accepte pas ces conséquences, et
attribue à des causes étrangères la courte existence de l'ou-
vrage : — « On s'étonnera sans doute, dit-il, que l'ouvrage
ne soit pas resté au théâtre. Voici pourquoi. Le rôle le
plus difficile de la pièce, le rôle de Jule, avait été donné
1 La Décade philosophique, politique et littéraire du 30 floréal nn II.
100 MÉHUL
à Solié, chanteur habile, acteur intelligent, mais qui
n'avait ni l'énergie morale, ni la vigueur physique en
dose suffisante pour le remplir ; il passa ce rôle à Elleviou,
qui, alors dans toute la force de l'âge, péchait peut-être
par des qualités opposées aux siennes. La pièce y gagna
plus que l'acteur, qui se tuait en lui donnant une nouvelle
vie. Survinrent cependant des discussions politiques dans
lesquelles il se trouva compromis; car alors tout le monde
se mêlait de tout. L'affaire de Vendémiaire, je crois, lui
attira les ressentiments du parti vainqueur, et comme il
était de la réquisition, on exigea qu'il se rendît à l'armée,
exigence à laquelle il satisfit de fort bonne grâce. Le
cours des représentations de Phrosine fut interrompu par
cet incident; et comme Méhul, de concert avec moi, ne
voulait pas remettre cet ouvrage en scène sans des change-
ments qui n'ont jamais été achevés, il n'y a pas reparu,
malgré le désir que les acteurs avaient de le rendre au
public. C'est un chef-d'œuvre perdu pour lui et pour eux,
chef-d'œuvre musical, bien entendu *. »
Mais l'histoire de Mélidore et Phrosine ne s'arrête pas là,
et il était dit que la politique devait lui susciter des diffi-
cultés de tout genre. Arnault nous a raconté combien de
peine les deux auteurs avaient éprouvée pour le faire par-
venir à la scène; c'est encore lui qui va nous faire con-
naître les ennuis qu'il leur causa, les dangers qu'il leur
fit courir lorsque enfin ils eurent réussi à le présenter au
public. Il faut avouer que tout n'était pas rose alors, même
dans le métier d'auteur et de compositeur dramatique :
Le succès de cet opéra, qui fut joué six semaines ou deux mois avant
la chute de Robespierre 2, pensa nous compromettre, Méhul et moi,
avec la faction dominante. Ne pouvant trouver dans le poème et dans
la musique des bases d'accusation, on en chercha dans les accessoires,
dans les costumes, dans les oripeaux, dont les acteurs, aussi vains en ce
temps-là qu'en d'autres, avaient surchargé leurs habits; on nous dénonça
pour ce luxe que nous n'avions pas prescrit, et dont le tailleur lui-même
1 Souvenirs d'un sexagénaire.
2 Juste douze semaines avant le 9 thermidor.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 101
n'était pas coupable, ou plutôt n'était que complice. Il nous fallait un
défenseur dans le comité de salut public. Méhul me proposa de venir avec
lui chez Barrère, qu'il connaissait. Nous exposâmes le sujet de notre in-
quiétude à ce dernier, qui nous admit à son audience avant trente ou
quarante solliciteurs dont son antichambre était remplie. — « Si vous
m'en croyez, nous répondit-il, vous ne vous occuperez pas décela. Laissez
votre opéra suivre sa destinée à travers les dénonciations. Vous ne
gagneriez rien à le retirer ; on se prévaudrait même de ce fait contre
vous ; on affecterait d'y voir un aveu de vos intentions. Quiconque
appelle sur lui l'attention publique par le temps qui court n'est-il pas
exposé à la dénonciation? Et puis, ne sommes-nous pas tous au pied
de la guillotine, tous, à commencer par moi? ajouta-t-il du ton le
plus dégagé.
Prenant exemple sur Barrère, qui, au fait, dormait au nied de Fécha-
faud comme un artilleur dort sur l'affût du canon qu'il a chargé, nous
laissâmes les choses aller leur train sans nous embarrasser du bruit, et
nous fîmes bien.
Méhul pensant à cette audience où Barrère, qui sortait du lit, s'était
montré en robe de chambre et le col nu, me disait : « Il me semblait,
quand il se plaçait dans son discours au pied de la guillotine, qu'il avait
déjà fait sa toilette pour y monter1. »
arrêté comme émigré en 1792, Arnault n'avait dû la liberté et peut-
être la vie qu'à MUe Contât, l'admirable artiste de la Comédie-Française,
qui avait déployé dans ce but la plus active sollicitude. Arnault voulut
lui prouver sa reconnaissance en lui dédiant en ces termes le livret de
Mélidore et JPhrosine :
« A la citoyenne Contât. — Mélidore vous est dédié, je suis payé de mon
travail. J'attends avec moins d'inquiétude le jugement du public. A votre
exemple, puisse-t-il accueillir ce gage d'une amitié vraie comme vos talens,
méritée comme votre réputation, et non moins durable qu'elle ! —
Arnault. »
CHAPITRE VIL
Ni Mélidore et les préoccupations de tout genre que lui
avait causées cet ouvrage, ni Horatius Codes, ni le Con-
grès des Bois n'avaient absorbé Méhul au point de lui faire
négliger un travail qu'il avait entrepris dans le même
temps, et qui l'intéressait d'autant plus que les qualités de
grandeur et de noblesse qui caractérisaient son style et son
inspiration devaient trouver le moyen de s'y faire jour de
la façon la plus favorable. Un poète à qui l'on devait
déjà plusieurs tragédies applaudies, entre autres Fênêlon,
Caïus Gracchus et Henri VIII, Marie-Joseph Chénier, dont
le talent mâle et puissant se traduisait en vers d'une autre
valeur et d'un autre souffle que ceux d'Arnault, venait
d'écrire un Timdléon dans lequel il avait eu l'idée d'asso-
cier la musique à la poésie, à l'imitation des tragiques
.grecs, en mêlant intimement le chœur à l'action scénique.
Depuis l'Esther et VAthalie de Racine on n'avait guère vu
d'essai de ce genre, et Chénier, en proposant à Méhul
d'être son collaborateur pour une œuvre ainsi conçue,
donnait à cet essai toute la valeur et toute l'importance
artistique qu'on lui pouvait désirer. Mais, cette fois encore,
plus d'un obstacle devait retarder l'apparition d'un ouvrage
qui lit grand bruit dans le public avant de pouvoir lui être
offert.
Député à la Convention nationale, Chénier, orateur puis-
sant, se montrait à l'Assemblée le défenseur ardent de
toutes les libertés en même temps que l'ennemi de tous
SA VIE, SON GÉNIE } SON CARACTÈRE 103
les excès qui se commettaient en leur nom; poète drama-
tique, il transportait volontiers la politique sur le théâtre,
et, faisant de la scène comme une seconde tribune, il y
combattait encore, avec le même courage, les idées, les
opinions, les principes qu'il croyait funestes à son pays.
Après avoir, à l'aurore de la Révolution, flétri dans son
Charles IX la conduite d'un prince cruel et sanguinaire, il
avait voulu, dans sa nouvelle œuvre, réagir contre la
tyrannie que Robespierre alors tout-puissant faisait peser
sur la France frémissante et par lui terrifiée. Cherchant,
pour atteindre son but, une situation analogue dans l'anti-
quité, et la trouvant dans l'histoire de Corinthe, courbée
sous le joug d'un despote qui s'achemine au trône par la
dictature, il avait choisi pour héros ce Timoléon fameux,
qui n'hésite pas, bien que ce tyran soit son frère, à le
sacrifier et à le frapper de sa propre main, afin d'arracher
sa patrie à la servitude. — Tel était le sujet de sa nou-
velle tragédie.
C'est au théâtre de la République, où avaient pris place
les dissidents de la Comédie-Française, que devait se
jouer Timoléon, dont les rôles avaient été distribués à
Talma, Monvel, Baptiste aîné, Monville et Mme Vestris *.
Mais Robespierre et ses amis veillaient, et l'on sait s'ils
étaient soupçonneux en toutes matières. Nous avons vu,
par l'exemple de Mélidore et Phrosine, que la censure avait
*A cette époque, où la politique se mêlait fatalement à toutes choses,
la Comédie-Française, qui depuis 1789 portait le titre de théâtre de la
Nation, s'était divisée en deux camps : le camp réactionnaire, où se trou-
vaient Fleury, Dazincourt, Saint-Prix, Naudet, Vanhove, Saint-Fal,
Mlles Contât, Devienne, Joly, etc., et le camp révolutionnaire, qui com-
prenait Talma, Dugazon et sa sœur Mme Vestris, Grandmesnil, Michot,
Mlle Desgarcins et quelques autres. Une scission s'était opérée, et tandis
que les premiers poursuivaient une campagne dangereuse qui devait
aboutir pour eux à une arrestation en masse et à une longue détention,
leurs anciens compagnons, devenus leurs rivaux, introduisaient le grand
répertoire tragique et comique dans la salle des Variétés-Amusantes, de-
venue le théâtre de la République, et qui n'est autre que la Comédie-
Française actuelle.
104 MÉHUL
été rétablie, et qu'elle fonctionnait avec zèle au plus grand
profit des doctrines dont les Comités alors florissants se
montraient les apôtres énergiques. Elle n'avait pas jugé
bon, sans doute, de paraître s'opposer ouvertement à la
représentation de Timoléon, puisque le théâtre de la Répu-
blique s'occupait avec activité de la mise à la scène de
l'ouvrage, donnait tous ses soins aux études qu'il nécessi-
tait, et pendant cinq semaines fit annoncer sa prochaine
apparition sans que personne y trouvât à redire et parût
songer à s'en émouvoir; mais on peut supposer, sans trop
de crainte de se tromper, que les intéressés avaient été
avisés par elle et se tenaient sur leurs gardes, n'attendant
que le moment opportun pour frapper le coup qu'ils médi-
taient en secret.
Depuis le 16 germinal (5 avril 1794), les feuilles poli-
tiques qui publiaient régulièrement chaque jour le pro-
gramme des spectacles, à commencer par le Moniteur
universel, inséraient, à la suite de celui du théâtre de la
République, l'annonce que voici : « En attendant la première
représentation de Timoléon, tragédie nouvelle à grands
chœurs. » Cela dura jusqu'au 19 floréal (8 mai), où l'on vit
cette annonce pour la dernière fois. Elle disparaît tout à
coup dans les deux numéros suivants, et dans celui du
22 floréal, le programme du théâtre de la République est
remplacé par cette mention, inscrite entre parenthèses :
Nous n'avons pas reçu l'annonce. Puis, il n'est plus question
de Timoléon. Que s'était-il donc passé? un incident très
violent, paraît-il, qu'on avait vu se produire à la répétition
générale, mais dont il est difficile aujourd'hui de retrouver
la trace précise. J'ai parcouru vainement les comptes-
rendus des séances de la Convention, de la Commune de
Paris, du club des Jacobins, dans l'espoir d'y trouver une-
relation de cet incident, qui fit grand bruit dans Paris;
les journaux que j'ai consultés sont muets eux-mêmes à ce
sujet, et ce n'est que dans un recueil périodique, la Décade
philosophique , politique et littéraire, que j'ai rencontré enfin
le petit récit dont voici la reproduction textuelle :
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 105
On annonçait depuis long-tems une tragédie de Chénier, intitulée
Timoléon. Une grande répétition a eu lieu le 19 (Floréal) ; il y avoit
beaucoup de monde. Julien de la Drôme, ne pouvant voir de sang-froid
Timophane, frère de Timoléon, recevoir la couronne, sans que le peuple
s'indignât, a tonné contre cet ouvrage. S'il n'y a dans Gorinthe, a-t-il
dit, qu'un Timoléon, il y a dans Paris autant d'ennemis de la royauté^
autant de Timoléon, qu'il y a de sans-culottes ; et ce seroit les insul-
ter que de leur donner une pareille pièce.
Pendant que Julien s'exprimoit avec énergie contre l'ouvrage, son
fils, âgé de 14 ans, faisoit les quatre vers suivans :
Au théâtre françois Timoléon revit ;
Il hésite à frapper un despote profane.
Le parterre s'indigne, et d'un trépas subit
Timoléon tombe avant Timophane.
Chénier s'est rendu au Comité de sûreté générale, a brûlé lui-même
son manuscrit, et a demandé acte de cette conduite, à laquelle tous les
patriotes applaudissent 1.
Déjà, à deux reprises, Chénier avait eu maille à partir
avec les Jacobins. Lors de la représentation de Caïus
Gracchus (février 1792), ceux-ci ne lui avaient pas pardonné
cette exclamation énergique placée dans la bouche d'un
des personnages du drame, et qui se retournait contre les
puissants du jour : Des lois, et non du sang! le montagnard
Albitte, placé un soir dans une loge, se leva subitement à
ces mots, et, d'une voix enfiévrée par la colère, s'écria :
Du sang, et non des lois! une scène tumultueuse s'ensuivit,
et le lendemain la pièce était défendue. L'année suivante,
Chénier faisait représenter sa tragédie de Fênélon, et,
comme on l'a dit, «il y avait de la vertu et du courage à
montrer au théâtre en 1793 le plus touchant modèle de la
philosophie chrétienne et de l'humanité ». Aussi, Fênélon
fut-il interdit à son tour. Toutefois, ces deux ouvrages
avaient pu du moins être représentés, tandis qu'on ne laissa
pas à Timoléon la faculté même de se produire. Robespierre,
ne voulant pas agir par lui-même, n'avait point négligé
1 Décade philosophique, 30 floréal an II.
106 MÉHUL
pourtant, comme on le pense, de s'informer des tendances
de l'œuvre nouvelle, et c'est dans le but de provoquer un
éclat qu'il avait, le jour de la répétition générale, envoyé
un grand nombre des siens au théâtre de la République,
où. ils avaient rempli leur tâche en conscience. Or, que ce
fût pour la raison publiquement donnée par Julien de la
Drôme, d'après le récit de la Décade, ou^ce qui semble
beaucoup plus probable, que ce fût à cause du meurtre du
dictateur qui formait le dénouement de la pièce et dont
l'exemple pouvait paraître dangereux aux amis de Robes-
pierre, toujours est-il que la représentation de Timdlêon
fut interdite par un arrêté du Comité de salut public,
et que l'ouvrage dut attendre, pour voir le jour, que le
9 thermidor eût amené la chute des Jacobins et de leur
chef1.
Pour ce qui est de la destruction de son, ou, pour mieux
dire, de ses manuscrits, il est permis de supposer que
Chénier ne s'y prêta pas d'aussi grand cœur que semblait
le croire la Décade , et que ce n'est pas de son plein gré
qu'il fit le sacrifice de son œuvre. « Timoléon, sl dit un de
ses biographes, ne fut point imprimé *, ses divers manuscrits
furent recherchés avec tout le zèle d'une inquisition
farouche, saisis et brûlés; lorsqu'il fut imprimé en 1795,
ce fut sur un manuscrit que Mme Vestris avait heureusement
sauvé3.» C'est donc grâce à Mme Vestris que, quatre mois
plus tard, Chénier put en appeler au jugement du public
de l'indignité de ses ennemis. Nous retrouverons à ce mo-
ment Timoléon,
1 Chénier célébra cet événement par un hymne superbe, V Hymne du
9 Thermidor, qui débutait par ce vers :
Salut, neuf Thermidor, jour de la délivrance !
2 Biographie universelle et portative des Contemporains. — Ce recueil,
d'ordinaire merveilleusement informé, commet pourtant une grave et sin-
gulière erreur en avançant que Timoléon « fut représenté dans les temps
les plus orageux de la Terreur, c'est-à-dire quelques mois avant la chute
de Robespierre. « On vient de voir ce qu'il en est.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 107
Mais ce n'était pas là le seul ouvrage qui devait associer
les grands noms de Chénier et de Méhul, ce n'était pas
surtout celui qui devait donner le plus d'éclat à leur colla-
boration. Au moment même où ils se voyaient réduits à
l'impuissance par l'interdiction lancée sur les représenta-
tions de Timoléon, les circonstances les rapprochaient de
nouveau, et ils enfantaient une œuvre dont la beauté
sereine et virile eût suffi, malgré ses proportions modestes,
pour rendre à elle seule leurs noms immortels. Je veux
parler de cet hymne magnifique et grandiose, le Chant du
Départ, de ce cri de guerre et de liberté, aux accents si
mâles et si fiers, qui semble résumer en lui ce que l'anti-
quité nous a légué de plus noble et de plus admirable, et
qui, ainsi que la Marseillaise, a fait le tour de l'Europe
dans les plis du drapeau tricolore, excitant nos soldats qui
combattaient pour l'indépendance et l' affranchissement de
la patrie!
L'histoire de ce chant merveilleux, véritable chant sacré,
hymne héroïque de délivrance, dans lequel semble palpiter
l'âme même de la France, est bien difficile à retracer avec
exactitude. Plusieurs versions ont eu cours à son sujet, et
le choix entre elles est malaisé.
Suspect alors, et accusé de «modérantisme» malgré les
gages qu'il avait donnés de son libéralisme, Chénier était
tenu à la plus grande discrétion. D'ailleurs, son frère
André, le poète immortel, était en prison, et, plus encore
pour ce frère bien-aimé que pour lui-même, Marie-Joseph
faisait en sorte de se soustraire à l'attention de leurs
ennemis, seul espoir qui lui restât, quoique bien fragile,
de sauver par l'oubli la vie de cet être chéri. « Les arrêts
du tribunal révolutionnaire couvraient Paris de deuil.
L'unique sauvegarde des prisonniers était l'oubli où ils
tombaient à la faveur du nombre. Ceux qui sont sortis à
cette époque de la terrible épreuve des cachots se sou-
viennent que c'est à ce moyen de salut que tendait la solli-
citude de leurs amis. Il fallait se faire oublier ou périr.
Marie- Joseph, alors insulté à la tribune, devenu l'objet de
108 MÉHUL
la haine particulière de Kobespierre, qui redoutait ses
principes et enviait ses talents, n'aurait eu que le crédit
de faire hâter le supplice; il s'abstenait même de paraître
à la Convention. Il pouvait mourir avec son frère, non le
sauver1. »
Chénier évitait donc de se montrer; selon de certains, il
se cachait même, ce qui ne saurait passer pour extraor-
dinaire. Quoi qu'il en soit, j'ai tracé moi-même ailleurs,
d'après divers récits dont l'exactitude me paraissait pro-
bable, un historique du Chant du Départ, que je vais repro-
duire ici :
Peu avant l'époque de l'éclosion de ce chant, le digne et brave Sar-
rette, fondateur et directeur de l'Institut national de musique dont il
devait faire bientôt le Conservatoire, avait été jeté en prison sur la
dénonciation d'un subalterne, parce qu'un élève de cette école avait été
entendu jouant sur le cor l'air fameux : 0 Richard, ô mon roi! du
Richard Cœur-de-Lion de Grétry. A cette époque, en effet, cet air
semblait séditieux pour ses paroles, même lorsqu'on ne les entendait
pas. Cependant, comme Sarrette était l'âme de l'Institut, dont les pro-
fesseurs et les élèves formaient précisément la meilleure partie de l'en-
semble vocal et instrumental qui donnait tant de brillant et de relief
aux fêtes publiques, on eut besoin de lui. Au moment de la fête de
l'Être-Suprême, célébrée le 20 prairial an II (8 juin 1794), on le fit donc
sortir de Sainte-Pélagie, où il était enfermé, pour organiser le pro-
gramme. Il est vrai que dans les premiers jours il était continuellement
escorté par un gendarme, qui avait ordre de ne le point quitter et qui
même couchait dans sa chambre. Bientôt pourtant cette surveillance
cessa.
Le 15 prairial, Sarrette recevait du Comité de Salut public un ordre
signé par Garnot, Barrère et Robert Lindet, lui annonçant l'envoi de
l'hymne qui devait être mis en musique pour le 20. Gossec ayant aussi-
tôt composé cette musique, Robespierre donna l'ordre à Sarrette de
faire apprendre ce chant patriotique dans les quarante-huit sections, le
rendant responsable de sa bonne exécution. En conséquence, les pro-
fesseurs membres de l'Institut musical se partagèrent les différents
quartiers pour y enseigner le chant de l'hymne nouveau. Entre autres,
Gossec se chargea des Halles, et Lesueur des boulevards, tandis que
1 Henri de Latouche : Notice sur André Chénier. — On sait qu'André
fut conduit au supplice le 7 thermidor, deux jours avant la chute de
Robespierre !
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 109
Méhul se tenait à la porte de l'établissement 1. Et le 20 prairial, en effet,
l'hymne fut exécuté au Champ de la Réunion (Champ de Mars) par un
grand nombre d'artistes auxquels s'étaient joints 100 tambours élèves
de l'Institut et 100 autres tambours ordinaires.
C'est bien peu de temps après cette solennité que Chénier et Méhul
composèrent le Chant du Départ. On avait enjoint à Sarrette de faire
écrire les paroles et la musique d'un nouvel hymne destiné à célébrer
le cinquième anniversaire de la prise de la Bastille. Sarrette n'était plus
suspect, mais Chénier l'était devenu; par crainte de Robespierre, il
s'était réfugié chez le directeur de l'Institut musical, et celui-ci, l'ayant
sous la main, lui demanda tout naturellement les paroles de l'hymne
commandé.
C'était un matin. Chénier employa la journée à tracer, du fond de la
chambre où il était retiré, les sept strophes de ce chant remarquable,
quoique un peu emphatique. Le soir il y avait chez Sarrette une réu-
nion, où Méhul devait se rendre, et il fallait dès le lendemain com-
mencer les études du chant nouveau. Au cours de la soirée, Sarrette
donna à Méhul les vers de Chénier, et après les avoir lus rapidement,
celui-ci, au milieu du mouvement d'un salon, du bruit des conversa-
tions, improvisa sur l'angle d'une cheminée, fort mal placé même pour
écrire, le superbe chant que chacun connaît.
Ces lignes résument la tradition la plus connue relative
à la composition du Chant du Départ; on peut même dire
que le fait qui concerne Méhul, improvisant son chant
héroïque sur le marbre d'une cheminée, en s 'isolant au
milieu du bruit, est passé à l'état de légende. Je tiendrais
volontiers cette version pour la seule exacte. Je ne puis
pourtant me dispenser de rapporter ici les détails qu'Ar-
nault, très intime alors avec Méhul, qu'il voyait journelle-
ment, a donnés sur le Chant du Départ; mais je ferai
remarquer tout d'abord que le récit d'Arnault reporterait
la naissance de cette composition à l'époque des répétitions
de Mélidore et Phrosine, c'est-à-dire à trois mois en arrière,
ce qui me paraît bien invraisemblable :
Ce pauvre Méhul, dit Arnault, n'était pas cavalier. Pendant huit jours
il se vit contraint à garder la chambre par suite d'un voyage à cheval
que je lui avais fait faire à Saint-Leu-Taverny. Nos répétitions de
1 L'école était installée alors rue Saint-Joseph.
110 MÉHUL
Phrosine en souffraient, mais non sa partition, qu'il revoyait pendant
que se guérissaient des blessures qui lui laissaient la tête parfaitement
libre. A genoux sur un coussin devant son piano, il ne pouvait jusqu'à
parfaite guérison s'y placer d'autre manière ; il s'amusait aussi à com-
poser des pièces détachées. Après m'avoir fait entendre une psalmodie
fort expressive qu'il avait faite sur une romance dont je lui avais fourni
les paroles, la romance d'Oscar:
— Que pensez-vous de ce chant-ci? me dit-il, en me faisant entendre
le Chant du Départ.
— Voilà de bien belle musique et de bien belles paroles! m'écriai-je;
car d'encore en encore, il m'avait chanté toutes les strophes de ce
chant sublime. C'est de la musique de Thimotée sur des vers de
Tyrtée. Je comprends à présent les prodiges que de pareils chants
faisaient faire aux Spartiates ! Celui-ci fera le tour du monde. Quel est
l'auteur de ces belles paroles ?
— Un homme que vous n'aimez pas, répondit Méhul, un homme
dont du moins vous détestez les opinions.
— Qu'est-ce enfin ?
— C'est Chénier.
— Cela ne change rien à mon opinion sur ce chant. Jamais on n'a si
bien fait; jamais on ne fera mieux; jamais, jamais on ne conciliera les
deux extrêmes avec autant de goût; jamais on ne sera tout ensemble
aussi noble et aussi populaire. Répétez-moi encore le Chant du Départ.
Après m'avoir satisfait de nouveau par orgueil peut-être autant que
par complaisance, car il y avait aussi de l'auteur dans Méhul : — Ceci
n'est pas seulement un chant de Tyrtée, dit-il, c'est aussi un chant
d'Orphée, un chant composé pour attendrir les mânes autant que pour
enflammer des soldats. C'est surtout pour désarmer les accusateurs,
les juges, les bourreaux de son malheureux frère, de ce pauvre André
Chénier, que Marie-Joseph l'a improvisé.1
On ne ne voit pas trop en quoi la composition du Chant
du Départ par Marie-Joseph Chénier aurait pu attendrir
les persécuteurs de son frère. Arnault revient cependant
ailleurs sur cette pensée ; mais en parlant encore du Chant
du Départ il se dément lui-même et réduit à néant, par
des détails différents, les détails si précis pourtant et si
nettement circonstanciés contenus dans les lignes qu'on
vient de lire :
1 Souvenirs d'un sexagénaire.
SA VIE, SON GÉNIE , SON CARACTÈRE 111
....Une tendre amitié, dit-il, me liait avec l'un des plus grands
compositeurs dont la France puisse s'honorer, avec ce Méhul, qu'il est
superflu de louer quand on l'a nommé. Il se passait peu de jours où je
n'allasse le voir. Je rencontre chez lui un matin Ghénier, qui n'admi-
rait pas moins que moi le génie de cet homme incomparable, et venait
le prier de mettre en musique le Chant du Départ, qui fut entendu
pour la première fois dans les champs de Fleurus, le jour même de la
victoire.
Indépendamment de ce qu'il exprimait ses propres sentiments, Ghé-
nier espérait, par ce chant, fléchir les bourreaux et faire tomber de
leurs mains la hache levée sur André, qui avait été jeté en prison, et
se trouvait, pour ainsi dire, à la porte du tribunal révolutionnaire :
c'était être aux pieds de l'éehafaud.... I
Ici se présente aussitôt à l'esprit une objection. Car, si,
d'une part, Arnault se rencontra chez Méhul avec Chénier
apportant au compositeur les vers du Gliant du Départ, que
devient, d'autre part, la petite scène semi- réaliste du cous-
sin, racontée précédemment, et pendant laquelle Arnault,
à l'audition de ce même Chant du Départ, aurait exprimé
son admiration pour les paroles avant d'en connaître l'au-
teur ? On avouera qu'il y a là une contradiction singulière,
et qui ne laisse pas que de jeter quelque trouble dans
l'esprit du lecteur attentif. Du peu d'accord qui existe
entre les deux récits d' Arnault on peut conclure, ce me
semble, ou que sa mémoire était bien fragile, ou bien qu'il
a raconté là, sous deux formes différentes, et avec le désir
de paraître bien informé, une petite histoire faite à plaisir
et qui ne mérite aucune créance2. Je crois donc qu'en ce
qui concerne l'enfantement et la naissance du Chant du
1 Notice sur Marie-Joseph Chénier, par Arnault, en tête des œuvres de
Chénier.
2 Quant à la première exécution du Chant du Départ, qui, au dire d'Ar-
nault, aurait eu lieu à Fleurus, le jour de la bataille (laquelle ? la pre-
mière bataille de Fleurus est du 16, la seconde du 27 juin 1794), ceci me
paraît rentrer dans le domaine de la fantaise pure. On a peine à se
figurer Méhul instrumentant son œuvre pour musique militaire et l'en-
voyant à un régiment en marche, avant de l'avoir fait entendre à Paris
et d'en connaître l'effet.
112 MÉHUL
Départ, il faut s'en tenir à la version la plus accréditée,
celle à laquelle se trouve mêlé Sarrette, agissant d'après
les ordres qui lui étaient donnés et demandant lui-même à
Chénier et à Méhul les paroles et la musique de ce chant
dont ils surent faire un chef-d'œuvre.
Il paraît absolument certain, d'ailleurs, que le Chant du
Départ fut exécuté pour la première fois, à Paris, le jour
de la grande fête donnée pour le cinquième anniversaire
de la prise de la Bastille. Et cependant, les journaux
restent muets à son sujet en rendant compte de cette fête
vraiment nationale et populaire, dont le centre était au
jardin des Tuileries, appelé alors Jardin-National. Le Mer-
cure lui-même n'en souffle mot, tout en donnant des détails
très précis et très complets sur la partie musicale de cette
solennité: — ■ «....Sur l'amphithéâtre adossé au Palais-
National, dit ce journal, s'élevait un orchestre circulaire,
garni de plus de 300 musiciens et artistes, soit en instru-
mentale, soit en vocale. A 10 heures le concert a commencé*,
comme l'Institut national avait eu plus de loisir pour en
ordonner les différentes parties, elles ont été aussi bien
motivées que parfaitement exécutées. Après l'ouverture de
Démophon1, on a chanté Y Hymne à VÊtre suprême à grand
chœur, de Gossec; puis la Bataille de Fleuras, à grand
chœur, le Pas de charge des Sans-Culottides, le serment
à'Ernelinde 2, différens morceaux de symphonie de Hayden
(sic), la Prise de la Bastille^, hiérodrame auquel on avait
ajouté le chœur à'Armide: «Poursuivons jusqu'au trépas.»
Ce tableau a été d'un grand effet, soit par la grandeur des
images, soit parce qu'il formait le caractère particulier de
la fête. Nous n'avons pas besoin de dire que l'hymne des
Marseillais (la Marseillaise) a été exécuté avec un succès
toujours soutenu* mais rien n'a égalé l'impression terrible
*De Vogel.
2 De Philidor. C'est le fameux et admirable chœur : Jurons sur ces glaives
sanglants....
3 De Désaugiers.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 413
et le mouvement de surprise, lorsqu'après une strophe de
cet hymne chanté à mi-voix et avec lenteur, et suivie d'un
court silence, tout à coup Ton a entendu le son précipité du
tocsin, qui fut le terrible avant-coureur de la chute de la
tyrannie au 14 juillet; ce son auquel était mêlé par inter-
valle le bruit des tambours et du canon, exécuté par les
instrumens, a rappelé à tous les spectateurs les premiers
momens d'énergie, d'inquiétude et d'agitation qui furent le
signal de l'insurrection et de la liberté. Le concert fut ter-
miné par les airs Ça ira, la Carmagnole et le Tas de charge
des armées républicaines1.»
On voit qu'il n'est nullement question, dans tout cela, du
Chant dit Départ; et cependant on peut tenir pour certain
qu'il fut exécuté à l'occasion de cette fête (mais peut-être
ailleurs qu'au «Jardin-National») puisque le Moniteur, sans
pouvoir rendre compte de la grande journée de l'anniver-
saire, ses colonnes étant trop remplies déjà par les débats
de la Convention, des Comités et des clubs, trouvait cepen-
dant assez de place pour en publier les paroles dans son
numéro du 2 thermidor (21 juillet). Or, ceci me semble in-
diquer suffisament que l'hymne de Chénier et de Méhul
avait du être chanté le 14 juillet; car, autrement, à propos
de quoi cette publication 2 ?
Mais nous allons trouver, et cette fois sans hésitation pos-
sible, le Chant du Départ à une nouvelle fête officielle, dans
laquelle nous rencontrerons aussi une autre composition du
même genre, due encore à la collaboration de Chénier et de
Méhul. Il s'agit ici de la fameuse journée de la «5e sans-
culottide» de l'an II (21 septembre 1794), consacrée au
transport solennel du corps de Marat au Panthéon, d'où l'on
retirait en même temps celui de Mirabeau, jugé indigne
de reposer aux côtés de «l'ami du peuple.» Par le pro-
1 Mercure du 30 messidor an II (18 juillet 1794).
2C'estsousla rubrique: Littérature — Poésie, que le Moniteur pu-
bliait ainsi «Ze Chant du Départ, hymne de guerre, paroles de Chénier,
député à la Convention nationale, musique de Méhul ».
8
114 MÉHUL
gramme officiel que voici, tel que le publiait le Journal de
Taris, on pourra juger de l'importance que Ton donnait et
du soin véritablement remarquable qu'on apportait alors
à l'organisation artistique de ces grandes solennités popu-
laires :
INSTITUT NATIONAL DE MUSIQUE
Le 2e jour des sans -culottides, l'an 2e de la Répub. française
une et indivisible.
Extrait du registre des délibérations du Comité d'instruction
publique, du 28 fructidor, Van deuxième de la République fran-
çoise, une et indivisible»
Le Comité d'instruction publique arrête que l'Institut National, placé
au lieu qui lui sera désigné dans le Jardin-National, exécutera une
marcbe guerrière pour annoncer l'arrivée de la Convention nationale.
A cette marche succédera une symphonie par Catel; Y Hymne à la Vic-
toire, par Chénier, musique de Méhul, sera exécuté avec accompagne-
mens à grand orchestre. Une marche guerrière précédera un Hymne
à la Fraternité, par Th. Désorgues, musique de Cherubini.
La proclamation faite par le président de la Convention nationale,
que les armes de la République n'ont pas cessé de bien mériter de la
patrie, sera précédée d'une grande fanfare de trompettes. Pendant que
le président attachera à chaque drapeau les couronnes de laurier,
l'Institut National exécutera une symphonie militaire, par L. Jadin.
Lorsque les défenseurs de la patrie blessés dans chacune des armées
auront reçu les drapeaux, on entonnera le Chant du Départ, hymne de
guerre par Chénier, musique de Méhul.
Le cortège remis en marche et arrivé au Panthéon, l'Institut exécu-
tera à l'entrée du corps de Marat une musique mélodieuse, dont le
caractère doux et tranquille peindra l'immortalité (?). Le corps étant
déposé, on exécutera un grand chœur à la gloire des martyrs de la
liberté et de ses défenseurs, paroles de Chénier, musique de Cherubini.
Signé : Villars, Boissi, Lakanal, Plaichard, Petit, Léonard
Bourdon, Massieu, R. Lindet, Lequinio, Arbogast.
Pour copie conforme à l'original, envoyé à l'Institut National
par le Comité d'instruction publique, Gersin, secrétaire par
intérim 1.
Ainsi que la Marseillaise, le Chant du Départ devint éton-
1 Journal de Paris de la 3e sans-culottide an II (19 septembre 1794).
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 115
uamment populaire dès son apparition. Il produisit encore
une très vive impression à la Fête des Victoires, célébrée
le 30 vendémiaire an III (21 octobre 1794), et à dater de
ce moment il fit partie des programmes de toutes les
grandes fêtes patriotiques et populaires. De plus, et comme
la Marseillaise aussi, il fut mis en action sur la scène de
l'Opéra, et cette dramatisation fut pour lui la cause d'un
nouvel et éclatant succès. C'est lors d'une reprise à'Iphi-
gênie en Tauride qu'on eut l'idée de le représenter ainsi ;
l'effet produit par ce spectacle était apprécié dans les
termes suivants par le Journal de Paris: — «Cette pièce
(Iphigênie) étant trop , courte pour la durée ordinaire du
spectacle, on l'a fait précéder du Chant de guerre, paroles
du C. Chénier, musique du C. Méhul. Il étoit nécessaire
de mettre ce morceau en action. Cet arrangement a été
l'ouvrage d'une heure; la beauté de la composition musi-
cale, le brûlant patriotisme exprimé par les paroles, l'en-
semble et la simplicité des chœurs, enfin l'exécution pré-
cise des différentes marches, ont fait de ce morceau un
spectacle plein de grâces et de chaleur. Il a été vivement
applaudi 1.»
Le Chant du Départ et Y Hymne à la Victoire ne sont pas
1 Journal de Paris du 11 vendémiaire an III (2 octobre 1794).
Castil-Blaze dit, dans son Académie impériale de musique : — « Le Chant
du Départ, hymne de guerre, en prose rebutante et rimée, de M.-J. Chénier,
musique de Méhul, est exécuté pour la première fois le 29 septembre 1794,
après Iphigênie en Tauride. Ce bel air national est vivement applaudi ;
pendant huit ans, il figure à presque toutes les représentations du théâtre
des Arts (c'est le titre que portait alors l'Opéra).»
Parler de «prose rebutante et rimée» peut paraître excessif lorsqu'il
s'agit d'un chant dont le seul début est admirable :
La victoire en chantant nous ouvre la barrière,
La Liberté guide nos pas,
Et du Nord au Midi la trompette guerrière
A sonné l'heure des combats....
mais il ne faut pas oublier que, pour Castil-Blaze, un seul homme au
monde était capable d'écrire des vers dignes d'être chantés : c'était Castil-
Blaze.
116 MÉHUL
les seules compositions dans ce genre que Méhul écrivit à
l'époque de la Révolution. Son génie majestueux et fier
convenait merveilleusement à ces chants de guerre, ou de
triomphe, ou de deuil, dont on faisait alors une si éton-
nante consommation. C'est dans ces divers ordres d'idées
qu'il composa encore : un Hymne patriotique (publié dans le
recueil de Musique patriotique à V usage des fêtes nationales) ;
Y Hymne du 9 Thermidor ; Y Hymne des vingt-deux; un Chant
funèbre à la mémoire du représentant du peuple Féraud,
«assassiné à son poste le 1er prairial an 3e de la Répu-
blique» *, le Chant du Betour; Charles Martel ou la Pari-
sienne; le Dix-huit Fructidor ; Y Hymne chanté par le peuple
à la fête de Barra et de Viala, le 10 thermidor1. Il ne fau-
drait pas conclure de là que Méhul ait jamais fait montre
d'idées politiques quelconques, et plus ou moins accen-
tuées : esprit très large, très ouvert, très libéral dans le
sens le plus élevé du mot, Méhul n'était pas sans éprouver
quelque sympathie pour les grands principes d' affranchisse -
ment et de liberté qui avaient donné naissance à la Révo-
lution, mais, comme tous ses confrères, il se tint toujours
à l'écart des partis, et ne manifesta jamais ouvertement
d'opinions politiques. S'il fut un des musiciens qui se firent
le plus remarquer dans la composition des chants patrio-
tiques, c'est qu'il était doué d'une rare fécondité, et que,
comme je l'ai dit déjà, son mâle génie se déployait à l'aise
dans ces chants qui exigeaient avant tout de la puissance,
de la noblesse et de la grandeur, qualités qui lui étaient
propres et que nul autre peut-être, à l'exception de Cheru-
bini, ne possédait à un égal degré. C'est à ces mêmes quali-
tés qu'il dut encore d'être chargé, sous le Consulat et sous
l'Empire, de la composition de divers chants officiels, dont
plusieurs, que j'aurai à signaler plus loin, sont véritable-
ment admirables. Il y apporta la même ampleur, le même
1 C'est de cette époque aussi que datent diverses compositions de peu
d'importance: le Petit Nantais, romance; Réponse du vieux pasteur à la
romance du Troubadour prisonnier, romance ; Loizerolles, etc.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 117
talent, le même génie qui distinguaient ceux qu'il avait
écrits sous la République *.
Méhul ne fit donc pas autre chose que ce que firent tous
les artistes de ce temps, mis à contribution comme lui pour
la formation du vaste répertoire musical nécessaire à la célé-
bration des fêtes nationales : Cherubini, Lesueur, Gossec,
Catel, Martini, Devienne, Jadin et autres. Mais il fut plus
heureux que tous, puisque de tous les hymnes patriotiques
dus à ces grands artistes, un seul, le Chant du Départ, a
survécu et s'est maintenu aux côtés de la Marseillaise,
symbolisant la nation française et son amour de la liberté.
Méhul n'aurait écrit ni Joseph ni Stratonice, ni Ariodant ni
Euphrosine, que son nom aurait échappé à l'oubli, grâce au
Chant du Départ.
On sait que sous le Directoire, l'exécution du Chant du
Départ fut recommandée, ou pour mieux dire commandée à
tous les théâtres, par un décret en date du 4 janvier 1796
et ainsi conçu :
Tous les directeurs, entrepreneurs et propriétaires des spectacles de
Paris sont tenus, sous leur responsabilité individuelle, de faire jouer,
chaque jour, par leur orchestre, avant la levée de la toile, les airs
chéris des républicains, tels que la Marseillaise, Ça ira, Veillons au
salut de V empire et le Chant du Départ2.
1 D'ailleurs, il faut remarquer que ces compositions lui étaient parfois
commandées, et qu'il eût été difficile de se soustraire sous ce rapport aux
ordres reçus. Ainsi, à propos du Chant funèbre a la mémoire de Féraud,
on peut lire, dans V Isographie des hommes célèbres, ce billet laconique de
Méhul, dont je n'ai pu découvrir le destinataire :
« Je vous prie, mon cher maître, de ne point m' attendre ce matin. Je
viens de recevoir une espèce d'ordre de la part du Comité d'instruction
pour composer à la hâte un chant funèbre en l'honneur de Ferraud.
«Méhul ».
2 Le Ça ira était une chanson révolutionnaire dont les paroles avaient
été ajustées sous un ancien pont-neuf. Quant à Veillons au salut de Vem-
pire, les vers en avaient été écrits sous un air de Renaud à"Ast, opéra de
Dalayrac. (On ne doit pas prendre ici le mot empire au sens de monar-
chie impériale, mais dans l'ancien sens qui faisait de l'empire la représen-
tation, la symbolisation de l'Etat, de la nation.)
118 MÉHUL
Dans l'intervalle des deux pièces, on chantera toujours V Hymne des
Marseillais, ou quelque autre chanson patriotique.
Le théâtre des Arts (l'Opéra) donnera, chaque jour de spectacle, une
représentation de l'Offrande à la Liberté, avec ses chœurs et accom-
pagnements, ou quelque autre pièce républicaine.
Il est expressément défendu de chanter, laisser ou faire chanter l'air
homicide dit le Réveil du Peuple1.
Enfin, Bonaparte, qui avait pour la personne et le génie
de Méhul la plus profonde estime, professait une grande
admiration pour le Chant du Départ, qui, disait-il, excitait
l'ardeur et le courage des soldats à l'égal de la, Marseillaise,
Aussi le conserva- t-il parmi les airs nationaux, et laissa-t-il
les musiques militaires l'exécuter jusqu'à la fin du Consulat.
Ce n'est qu'après avoir établi à son usage le trône impérial,
qu'il jugea à propos d'interdire un hymne qui célébrait la
gloire et le triomphe de la Képublique2.
1 Le Réveil du Peuple était un chant réactionnaire dont la musique était
due à Gaveaux, acteur du théâtre Feydeau, à qui l'on doit les partitions
de nombreux opéras-comiques, entre autres celle du Bouffe et le Tailleur.
2 Je ne saurais me dispenser d'une remarque importante au sujet du
texte musical du Chant du Départ, et d'une altération qu'on a coutume d'y
apporter. Sur les 5e, 6e et 7e vers, la phrase mélodique est toujours écrite,
dans les éditions modernes, avec quatre mi bémol successifs (dans le ton
d'u£ majeur). Or, Méhul ne l'a point écrite ainsi, et l'on peut s'en con-
vaincre par la lecture de l'édition originale (et officielle, format in-8°),
celle publiée « au Magasin de musique à l'usage des fêtes nationales, rue
des Fossés-Montmartres, » où le premier, le second et le quatrième ?nisont
seuls altérés, comme on peut le voir :
^=^=EE^=^EI=b=l
« # — 0 — 0 Vf a — *■ 0-srP h — *r— P — s — ^s — *^
Rois i - vres de sang et d'orgueil, le peuple souve - rain s'a-
G —
i±ï
±z * K t\ | , , , .z=i
m h h 1_^ 1
vance; Ty-rans, des-cen-dez au cer- cueil!
Il n'y a pas d'erreur possible, car, suivant les principes les plus élé-
mentaires de solfège, Méhul pouvait se dispenser de placer un bécarre
devant le troisième mi, l'altération ne valant que pour toutes les notes
semblables comprises dans la même mesure, et les deux premiers mi ayant
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 119
Cependant, le coup de pistolet du gendarme Méda avait
délivré la France de l'horrible cauchemar qui pesait sur elle.
Robespierre, traîné sanglant et défiguré sous le fer meur-
trier dont il avait fait si longtemps son complice, subit à son
tour les effets d'une «justice sommaire» et est exécuté avec
vingt et un des siens. Après les tragiques journées de Ther-
midor, Paris se reprend à espérer un peu de tranquillité, la
vie normale renaît peu à peu, le calme semble reparaître,
les questions d'art ne laissent plus chacun indifférent, et les
théâtres retrouvent un public que le malheur des temps
avait éloigné d'eux....
A la suite de cette crise, l'un des premiers soins du
théâtre de la République fut de reprendre les études du
Timoléon de Chénier, qui ne durent pas être fort difficiles
à mener à bien, puisque la pièce était prête à passer lorsque
le Comité de salut public s'était avisé de l'interdire. Elle
fut bientôt à même d'être offerte aux spectateurs, et la pre-
mière représentation en était donnée le 11 septembre 1794 *.
Timoléon n'obtint pas un succès retentissant, l'intérêt scé-
nique étant à peu près nul dans cet ouvrage, et la passion
été altérés deux mesures auparavant. Si, donc, il a mis un bécarre devant
le troisième mi, c'est précisément pour éviter toute méprise et pour indi-
quer d'une façon certaine que ce troisième mi devait être naturel. Quelque
effet singulier que puisse nous produire aujourd'hui ce mi naturel, surtout
par l'habitude que nous avons de l'entendre toujours bémol, on n'en doit
pas moins respecter la volonté formelle du compositeur.
1 On ne saurait se faire une idée de la facilité avec laquelle on pour-
rait être trompé en matière historique, même avec les documents qui
sembleraient devoir offrir tous les caractères delà certitude la plus absolue.
L'édition originale de Timoléon, datée de «l'an troisième», ne donne
point la date de la représentation. Quant à celle qui est contenue dans le
tome II des Œuvres de M.-J. Chénier (publiées après sa mort), voici le
titre qu'elle porte: « Timoléon, tragédie en 3 actes, avec des chœurs mis
en musique par Méhul, représentée pour la première fois sur le théâtre
de la République le 25 fructidor an III de la République française,
11 septembre 1795. » Or, c'est le 25 fructidor an II, 11 septemble 1794, et
non 1795, que fut représenté Timoléon. Et le doute n'est pas possible,
puisque les journaux sont là, qui font foi.
120 MÉHUL
politique ne suffisant pas, alors surtout qu'elle venait d'être
assouvie, à lui donner un intérêt particulier. Méhul avait
écrit pour cette tragédie une ouverture et six chœurs (deux
dans chaque acte), dont l'exécution était confiée au personnel
choral de l'Opéra. Un recueil qui, j'ignore pour quelle
raison, se montra presque toujours hostile à Méhul, la
Décade , blâmait, au point de vue général, l'introduction de
la musique dans une œuvre de ce genre, et, au point de
vue particulier, se montrait peu satisfaite de celle qu'il
avait écrite: — «Le 25 du mois dernier [fructidor], disait
ce journal, on a donné le Timdléon de Chénier, pièce long-
tems attendue, annoncée, puis suspendue, et qui, dans un
tems où les talens étaient un titre de proscription, avait
valu à son auteur l'honorable persécution des tyrans
Selon nous, les chœurs gâtent la pièce. Nous n'entrerons
point ici dans une longue discussion pour examiner jusqu'à
quel point nous devons imiter, sur nos théâtres, les chœurs
des anciens. Comme nous pensons qu'il faut prendre la
nature pour type, préférablement à tout, même à l'antiquité,
nous nous bornerons à remarquer combien, avec la forme
de nos théâtres et la nature de notre langue, les chœurs de
Timoïéon sont disconvenans. Ce sont des chœurs d'opéra,
et rien de plus ; et il ne valait guère la peine de faire venir
l'Opéra et ses criardes automates, pour gâter l'illusion de
la scène tragique sans nous offrir rien de nouveau. Cette
musique ne rappelle nullement l'idée qu'on se forme de la
musique des anciens ; on y trouve beaucoup plus de tapage
que de chant. Cependant la ritournelle du premier chœur
et le commencement de celui du second acte font un vrai
plaisir *. » Ce jugement me paraît à la fois un peu sommaire
et un peu vif. Fétis était davantage dans la vérité lorsqu'il
disait que «malgré le peu de succès de la pièce de Ché-
nier, l'ouverture et les chœurs ont laissé des traces dans la
mémoire des connaisseurs. » Il est certain que l'ouverture
1 La Décade philosophique, du 10 vendémiaire an III. — Chose assez
singulière : ni le Moniteur ni le Mercure ne rendent compte de Timoïéon.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 121
de Timolêon devint célèbre en son temps, et que pendant
nombre d'années elle figura sur les programmes des con-
certs. Quant aux chœurs, plus d'un contemporain les a cités
avec éloge. Et l'on se demande pourquoi nos grands con-
certs symphoniques, qui pourraient faire un choix si brillant
dans l'œuvre vaste et varié de Méhul, ne semblent connaître
ni Timolêon, ni Adrien, ni Uthal, ni Euphrosine, ni Ario-
dant, ni l'admirable Chant du 25 Messidor (à trois orchestres
et à trois chœurs), ni tant d'autres compositions dans les-
quelles ils pourraient choisir des fragements magnifiques,
dont l'exécution révélerait au public un génie merveilleux
qu'il ne connaît que par un seul chef-d'œuvre : Joseph1,
1 A propos des chœurs de Timolêon, M. l'abbé Neyrat, ancien maître de
chapelle de la primatiale de Lyon, qui connut la veuve de Méhul, de qui
il tient même certaines œuvres manuscrites du maître, m'écrivait ceci : —
«...J'ai eu entre les mains (et j'en ai fait exécuter deux) les chœurs de
Timolêon. Ces chœurs sont d'un très grand, très grandiose effet, très clas-
siques évidemment, mais très puissants.»
CHAPITRE VIII.
Depuis ses débuts au théâtre, Méhul avait été bon train,
et Ton peut dire que jamais, en France tout au moins, car-
rière de compositeur dramatique ne s'était établie avec des
résultats aussi brillants et d'une façon aussi rapide. Dans
le court espace de quatre années, du 4 septembre 1790 au
11 septembre 1794, il avait fait représenter huit ouvrages
(je ne compte pas le Congrès des Bois), dont trois à l'Opéra,
quatre au théâtre Favart et un au théâtre de la République ;
et parmi ces huit ouvrages, qui tous avaient été accueillis
avec une faveur plus ou moins grande, on en peut citer
trois : Euphrosine, Stratonice et Mélidore, dont les succès
avaient été retentissants et pleins d'éclat. A peine âgé de
trente et un ans, Méhul était célèbre, et célèbre à ce point
que nous le verrons tout à l'heure, à la fondation de l'Ins-
titut (1795), être le seul musicien désigné par l'administra-
tion supérieure, et faisant partie du premier tiers de cette
assemblée que le pouvoir exécutif chargeait d'élire ensuite
les deux autres tiers. Cet hommage éclatant rendu à son
génie donne une preuve suffisante de la renommée que,
si jeune, Méhul avait su atteindre, et de l'influence qu'il
exerçait sur l'art national. Mais il n'entendait pas se reposer
en chemin, et c'est par de nouveaux et importants travaux
qu'il prétendait marcher à la conquête de la gloire et de
l'immortalité.
Méhul avait connu, au théâtre Favart, trois jeunes chan-
teuses, trois sœurs, trois artistes charmantes qui étaient
des femmes adorables, et dont les annales de ce théâtre ne
cessaient, depuis quelques années, d'enregistrer les succès.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 123
Les demoiselles Renaud — Mlle Renaud l'aînée, M1Ie Rose
Renaud, Mlle Sophie Renaud — formaient, on Ta dit, une
«couvée de rossignols» qui charmaient alors tout le Paris
amateur et dilettante. La première, qui n' était jamais autre-
ment désignée que sous le nom de Renaud l'aînée, et dont
il est impossible aujourd'hui de retrouver le prénom, avait
débuté le 9 mai 1785; la cadette, Rose, était âgée seule-
ment de treize ans lorsque cinq mois après, le 22 octobre,
elle vint à son tour paraître devant le public; enfin, la
troisième, Sophie, rejoignit ses sœurs au théâtre Favart, le
21 avril 17881.
C'est encore à Arnault qu'il faut avoir recours pour con-
naître les relations d'intimité que Méhul établit avec deux
au moins des sœurs Renaud, ainsi qu'avec le mari de l'une
d'elles, qui allait devenir son collaborateur: — «Phrosine et
Mélidore, dit- il, me mit en rapport avec un être charmant.
Je veux parler de Rose Renaud, un des rossignols de cette
couvée qui brilla un moment sur le théâtre de l' Opéra-
Comique, qu'elle abandonna bientôt pour vivre en bonne
mère de famille avec un homme qui, en lui donnant son
nom, l'associa à sa détresse en croyant l'associer à sa for-
tune. Rose — qu'elle pardonne à un vieil ami de la dési-
gner ainsi — Rose était jolie comme un ange et candide
comme une jeune fille. Je ne sais si elle avait de l'esprit
et du goût, mais je sais que tout ce qu'elle disait me ravis-
sait, que tout ce qu'elle admirait m'enchantait; je n'étais
pas amoureux d'elle, et cependant il n'y a pas de figure
sur laquelle mes yeux se soient reposés avec plus de plaisir,
pas de voix que j'aie entendue avec plus de délices; quel-
quefois même il m'est arrivé de donner involontairement
son nom à une personne que j'aimais plus qu'elle. Sensible
autant que moi aux grands effets de l'harmonie, la musique
de Méhul la transportait d'enthousiasme. La première fois
qu'elle entendit le duo dJEuphrosine, le duo : Gardez-vous
1 Fétis se trompe lorsqu'il fait, de Rose, l'aînée des trois sœurs. Aucun
doute n'est possible à ce sujet.
124 MÉHUL
de la jalousie j dans son transport elle brisa son éventail.
Si Rose eût été capable d'aimer une autre personne que le
père de son enfant, elle eût aimé Méhul, chose que j'eusse
trouvée toute naturelle, ce qui me prouve bien que je
n'étais pas amoureux d'elle. Elle raffolait de la musique de
Mélidore. Cette conformité de goûts, cette analogie de sen-
timents devinrent les liens d'une société intime dont Hoff-
man, sur qui Rose étendait aussi son empire, faisait le com- •
plément. Que d'heures délicieuses Hofïman, Méhul et moi,
nous avons passées ensemble auprès de cette créature en-
chanteresse, qui ne semblait satisfaite qu'autant que nous
étions tous trois auprès d'elle, et près de qui nous ne sem-
blions nous plaire qu'autant que nous étions auprès d'elle
tous les trois ! A quoi cela tenait-il ? Jamais Hoffman ne fut
plus piquant, plus original, plus fécond en saillies que dans
ces réunions où Méhul contrastait avec lui par sa haute
raison et par sa mélancolie. Quant à moi, j'écoutais en
regardant, ou je regardais en écoutant1.»
Méhul était lié aussi avec Mlle Renaud aînée, devenue la
femme d'un écrivain médiocre, le chevalier l'Œillard
d'Avrigny, qu'elle appelait en plaisantant «le chevalier
deux liards» pour montrer que ce titre modeste n'était
accompagné que d'une fortune plus modeste encore.
«D'Avrigny, dit encore Arnault, avait épousé MIIe Renaud,
sœur de Rose, et l'aînée d'une famille qui à elle seule com-
posait une troupe complète d'opéra-comique. Séduit par
l'admirable voix de Mlle Renaud, d'Avrigny l'épousa; mais
dès qu'il l'eut épousée, il ne lui permit plus de chanter,
même pour lui. Mme d'Avrigny se soumit à tout2. C'était
une femme d'une douceur incomparable et d'une modestie
que ses succès au théâtre n'avaient pas même altérée.
1 Souvenirs oVun sexagénaire, T. II, pp. 79-81.
2 Ceci n'est exact que jusqu'à un certain point; car si MUe Renaud
quitta le théâtre Favart en 1791, à l'époque de son mariage, elle y rentra
deux ans après, en 1793, et sous son nom de Mme d'Avrigny. Nous en
aurons tout à l'heure la preuve.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 425
Son calme imperturbable contrastait singulièrement avec
l'impétuosité de son mari, l'un des hommes les plus
violens qu'on pût rencontrer, mais bon diable d'ail-
leurs *. »
Ce d'Avrigny était un drôle de corps, qui se prêtait
volontiers à toutes les circonstances. Poète sans valeur,
mais enragé faiseur de vers, on a dit de lui, fort justement,
qu' « il a trouvé des chants pour toutes les époques et des
éloges pour tous les gouvernements ». Après avoir publié
de nombreuses poésies pour glorifier la République, il
n'hésita pas, devenu sous l'Empire chef de bureau au
ministère de la marine, à célébrer les exploits de la grande
armée, le mariage de Napoléon et la naissance du roi de
Rome, et ne se montra pas plus embarrassé pour chanter les
bienfaits des Bourbons lorsqu'à la Restauration ceux-ci lui
eurent confié l'emploi de censeur royal. Très rigide, du
reste, dans l'exercice de ces dernières fonctions, et peu
endurant avec les auteurs qui avaient affaire à lui, le che-
valier d'Avrigny ne semblait pas se rappeler qu'il avait
été lui-même écrivain dramatique, et que, entre autres, il
avait fourni à Berton le livret d'un de ses premiers opéras,
les jBrouïllerieS) et à Méhul celui d'un ouvrage du même
genre.
Legouvé, dont la réputation était déjà grande à cette
époque, grâce surtout à sa belle tragédie de la Mort d'Abel,
Legouvé était, ainsi que Méhul, l'un des intimes de la
maison de d'Avrigny. C'est à cette circonstance sans doute
qu'est due sa collaboration avec celui-ci pour un opéra dont
Méhul allait écrire la musique, et dont M1110 d'Avrigny se
chargerait de remplir un des principaux rôles. Doria ou la
Tyrannie détruite, tel était le titre de cet ouvrage, auquel
ses auteurs donnaient la qualification d' « opéra héroïque »,
et qui faisait revivre un des plus nobles héros de la liberté
génoise. Par malheur, la médiocrité de d'Avrigny semble
avoir lutté plus victorieusement qu'il n'eût fallu contre le
1 Souvenirs d'un sexagénaire, T. II, pp. 123-124.
126 MÉHUL
beau talent de Legouvé, car les contemporains se mon-
trèrent sévères à l'endroit du poème de Doria, sans que le
grand nom de Fauteur du Mérite des Femmes bénéficiât en
cette circonstance de la vive sympathie dont le public l'en-
tourait d'ordinaire.
C'est le 22 ventôse an III (12 mars 1795) que Doria fut
offert au public du théâtre Favart1. L'ouvrage ne reçut
qu'un accueil très réservé, et voici comment le Moniteur
universel en appréciait la valeur :
Le succès de Doria ou la Tyrannie détruite, opéra en trois actes,
donné dernièrement à ce théâtre, n'a pas été aussi grand que le nom
et la réputation méritée des auteurs le faisaient espérer. L'histoire nous
a transmis la conjuration de Doria, qui a délivré Gênes de la tyrannie
monarchique... Cette pièce offre peu d'intérêt. On y trouve plus de
remuement que de mouvement. Aucun effet dramatique n'y presse le
cœur, et la curiosité même n'en est pas excitée. Le style en est noble
et correct, mais il manque de ce charme qui attache. Excepté quelques
sentiments de liberté, qui sont d'un effet toujours certain sur des Fran-
çois, on n'y trouve rien qui excite l'applaudissement. En un mot, l'ou-
vrage n'a pas de défaut très remarquable, mais il manque entièrement
d'effet. La musique même n'a produit qu'une sensation médiocre, si
l'on en excepte un air de Doria, très bien chanté par Philippe, morceau
parfaitement dramatique et d'un effet prodigieux, le finale du second
acte, plein de chaleur et d'énergie, et l'ouverture, qui est celle que
Méhul avait faite pour Cora. On reconnaît tout son talent dans ces trois
morceaux ; on le cherche dans les autres, où cet habile compositeur
paraît s'être trompé. 11 a voulu donner du chant à la citoyenne Davri-
gny; il l'a été chercher bien loin, sans se rappeler que son imagination
lui en fournit toujours quand il en a besoin : témoin l'air de Philippe
dans Stratonice et beaucoup d'autres2.
La sévérité du critique ne peut l'empêcher de déclarer
que la partition de Méhul renfermait au moins deux mor-
ceaux de premier ordre et d'un effet exceptionnel. Un autre
1 Le spectacle était complété par les Deux Billets, petite comédie de
Florian, qui servait de lever de rideau.
2 Moniteur du 15 mars 1795.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 127
se montre moins difficile sur l'ensemble même de l'œuvre
du compositeur, et la Décade s'exprime ainsi à ce sujet, en
nous faisant savoir que le poème de Doria, cause de son
insuccès, avait dû être abrégé considérablement à la suite
de la première représentation : — «... Au moyen des cou-
pures nombreuses que les auteurs ont faites aux représen-
tations qui ont suivi la première, la marche de la pièce est
assez rapide. La musique n'est point au-dessous de la répu-
tation de son auteur, qui en a une très grande. Il s'y
trouve des airs du chant le plus agréable, et d'autres du
plus grand effet. Parmi ces derniers on distingue l'air que
chante Doria au premier acte, où l'accompagnement rend
la voix de ses ancêtres, qu'il croit entendre, et le finale du
second acte. Les auteurs ont été demandés et nommés aux
premières représentations1.» On peut facilement croire,
d'après ce qui précède, que Méhul n'était pas resté au-des-
sous de lui-même en écrivant la partition de Doria, et qu'il
ne devait l'insuccès de cet ouvrage qu'à l'inhabileté de ses
collaborateurs. Toute appréciation directe de son œuvre est
malheureusement impossible aujourd'hui, celle-ci n'ayant
pas été publiée.
Mais comme il n'était pas homme à se décourager, il se
remit bientôt au travail, et cette année 1795 n'était pas
encore terminée qu'il se représentait devant le public avec
un nouvel ouvrage très important. On doit regretter que
cette fois il ait consenti à se mettre pour ainsi dire en con-
currence avec Lesueur en s' emparant d'un sujet déjà traité
par celui-ci, et qu'il n'ait pas craint de lutter contre le sou-
venir trop récent d'une œuvre dont le succès, très considé-
rable au point de vue musical, avait encore, au seul point
de vue scénique, l'immense avantage sur la sienne d'être
arrivée la première. En écrivant ainsi la Caverne pour le
théâtre Favart, après que Lesueur avait si brillamment
réussi en donnant sa Caverne au théâtre Feydeau, Méhul
La Décade, 10 germinal an III.
128 MÉHUL
courait de gaîté de cœur au-devant d'un échec presque
certain1.
Cette Caverne est celle dans laquelle Gril Blas est enfermé
par des bandits avec la jeune fille du comte de Grusman,
car chacun des librettistes avait emprunté le sujet de son
opéra au roman célèbre de Le Sage. Le poème mis en mu-
sique par Méhul lui avait été fourni par un écrivain nommé
Forgeot, qui avait échangé sa robe d'avocat contre la plume
de l'auteur dramatique et s'était fait déjà le collaborateur
de Champein et de Grétry, en fournissant au premier le
livret des Dettes et au second celui du Rival confident ; ce
nouveau livret de la Caverne valait sensiblement mieux que
celui que Dercy avait écrit pour Lesueur, mais il avait, je
l'ai dit, le défaut de venir en second, ce qui au théâtre
est un tort irrémédiable.
L'ouvrage, qui était en trois actes, fit son apparition au
théâtre Favart le 14 frimaire an IV (5 décembre 1795) 2.
On ne peut dire qu'il ait été mal accueilli, mais, par la
raison que j'ai donnée, il était presque certain d'avance
que sa carrière devait être bornée, et celle-ci ne s'étendit
pas en effet au-delà de vingt-deux représentations, malgré
l'excellence de ses interprètes, qui n'étaient autre que Che-
nard, Philippe, Solié, Michu, Martin, Mmes Carline, Gron-
tier et Crétu. En en rendant compte, la Décade commen-
1 Toutefois, Berlioz était dans une erreur complète lorsqu'il écrivait
dans ses Soirées de V orchestre (pp. 365-396) les lignes que voici: — «Méhul,
dans l'espoir de terrasser Lesueur, qu'il détestait, et dont l'opéra de la
Caverne venait d'obtenir un succès immense, mit en musique un opéra sur
le même sujet et portant le même titre. La Caverne de Méhul tomba.
Je sais que la bibliothèque de l'Opéra-Comique possède ce manuscrit, et
je serais, je l'avoue, fort curieux de pouvoir juger par mes yeux de ce
qu'il y avait de mérité dans cette catastrophe.» Méhul ne détestait pas
plus Lesueur que Lesueur lui-même ne détestait Méhul, nous en avons
des preuves convaincantes, et il n'avait aucune raison de chercher à le
««terrasser». D'ailleurs, si la Caverne de Méhul n'obtint pas un grand succès,
il serait injuste de dire qu'elle tomba, et en employant le mot de « cata-
strophe», Berlioz exagérait singulièrement les choses.
2 II était accompagné du gentil petit opéra de Duni, les Deux Chasseurs
et la Laitière.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 129
çait par constater le tort que se faisaient les deux théâtres
en courant ainsi après les mêmes sujets : — « On représente
des pièces à ariettes sur deux de nos théâtres, sur celui de
F Opéra-Comique et sur celui de la rue Feydeau. Pour-
quoi , lorsqu'un des deux donne une grande pièce de ce
genre, le même sujet est-il infailliblement traité sur l'autre
quelque temps après ? Lodoïska, Roméo et Juliette, Pmd et
Virginie et maintenant la Caverne en sont des exemples1.
Il me semble que les auteurs et les acteurs, qui devraient
éviter de se rencontrer dans le choix de leurs sujets,
paraissent au contraire le désirer, car il est bien difficile
de croire que le hasard seul en ait décidé...» Puis, après
avoir analysé le poème, l'écrivain passait à la musique, et
ici son jugement manque un peu de précision et témoigne
de quelque incohérence : — « L'ouverture, dit-il, offre plu-
sieurs passages sublimes: le commencement est du nombre.
Mais il y a du décousu dans cette symphonie : les motifs ne
sont point amenés par gradation, enchaînés les uns aux
autres. A un morceau de la plus belle, de la plus noble
harmonie, succède sans préparation un motif d'un style
presque trivial. C'est là un vrai défaut. En musique, comme
en toute autre chose, le goût prescrit la règle de l'unité.
On a souvent répété que l'on trouvait peu de chant dans
la musique de Méhul. Cette nouvelle production ne prou-
vera peut-être pas que le reproche est injuste. Mais, en
revanche, ses accompagnemens sont soignés, brillans,
expressifs. Il y a, par exemple, un morceau d'un genre neuf,
et qu'on ne saurait entendre sans émotion; c'est un pré-
lude d'air, une espèce de récitatif qui précède l'ariette que
1 Paul et Virginie, de Kreutzer, avait été donné au théâtre Favart le
15 janvier 1791, et le théâtre Feydeau avait représenté celui de Lesueur
le 13 janvier 1794; des deux Lodoïskas, celle de Cherubini avait vu le
jour à Feydeau le 18 juillet 1791, et celle de Kreutzer à Favart quinze
jours après, le 1er août; enfin, tandis que Dalayrac donnait à Favart, le
6 juillet 1792, Tout pour V amour ou Juliette et Roméo, Steibelt faisait jouer
son Roméo et Juliette h Feydeau le 11 septembre 1793. Quant à la Caverne
de Lesueur, elle avait paru à ce dernier théâtre le 16 février 1793.
9
130* MÉHUL
Léonore chante dans la caverne. Il est aussi très beau le
morceau d'ensemble pendant lequel Gil Blas arrête le moine
et tremble en lui demandant sa bourse. Toute belle qu'est
cette musique, elle ne doit point faire oublier celle de la
Caverne de Lesueur. L'une et l'autre annoncent des com-
positeurs qui peuvent porter l'art en France à un très haut
degré1.» Le Moniteur, plus rapide et plus net dans son
appréciation, s'exprimait ainsi: — «Un ouvrage nouveau
des citoyens Forgeot et Méhul, la Caverne, qu'on vient de
représenter, a très bien réussi, et son effet sera plus grand
encore lorsque les acteurs rassurés mettront tout l'ensemble
dont ils sont capables dans son exécution... La musique de
cet ouvrage est très vigoureuse, et du genre dans lequel le
citoyen Méhul s'est déjà fait une grande réputation. On y
distingue surtout un air d'Ambrosio; le finale du premier
acte; un air de Domingo dans le second, et un trio. Les
oreilles familiarisées avec cette musique savante dans la
suite des représentations y découvriront sans doute encore
de nouvelles beautés2.»
Nous sommes obligés de nous en rapporter, en ce qui
concerne la Caverne, au jugement des contemporains, la
partition de cet ouvrage n'ayant pas été publiée, non plus
que celle de Doria. La bibliothèque du Conservatoire en
possède seulement quelques fragments, de la main de
Méhul, mais qui ne sont que le premier jet de certains
morceaux, avec de nombreuses corrections, et une instru-
mentation qui n'est pas toujours complète. Ces fragments
comprennent les cinq morceaux du premier acte, moins
l'ouverture (n° 1, duo de ténor et basse ; n° 2, air de ténor;
n° 3, quatuor; n° 4, duo pour deux soprani; n° 5, finale),
1 La Décade, 30 frimaire an IV.
2 Le Moniteur ne s'était point pressé, car son article parut seulement
le 7 nivôse (23 décembre), vingt-trois jours après la première représenta-
tion! — Chose singulière, le Journal de Paris, celui dans lequel les ques-
tions d'art étaient traitées d'ordinaire avec le plus de soin et d'exactitude
ne rendit pas plus compte de la Caverne qu'il n'avait rendu compte de
Doria. Ces deux ouvrages paraissent n'avoir pas existé pour lui.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 131
et les deux derniers du troisième acte (n° 12, couplets
de ténor; n° 13, vaudeville final). On ne saurait hasarder
une critique quelconque à l'aide d'éléments aussi insuffisants
et aussi incomplets1.
C'est au moment même où il faisait représenter la Caverne
que Méhul se vit nommer membre de l'Institut, que le gou-
vernement directorial organisait alors.
L'Institut n'était pas, à sa fondation, divisé en cinq aca-
démies, comme nous le voyons aujourd'hui, mais en trois
classes seulement, qui étaient les suivantes : lre classe.
Sciences mathématiques et physiques ; 2e classe, Sciences
morales et politiques; 5e classe, Littérature et Beaux-Arts.
Chacune de ces classes se subdivisait, comme aujourd'hui
nos Académies, en plusieurs sections ; pour la 3e classe, ces
* Mais si je ne puis parler de la musique de la Caverne, il ne me semble
pas sans quelque intérêt de reproduire ici les paroles de deux des couplets
du vaudeville qui terminait l'ouvrage. Le premier faisait allusion à la
situation terrible dont les événements du 9 thermidor venaient de délivrer
la France :
Dans un temps où la barbarie
Portait en tous lieux le trépas,
La vertu, fuyant sa patrie,
Ne savait où porter ses pas.
Aujourd'hui qu'on respire en France,
N'oublions pas qu'au fond des bois
La caverne a plus d'une fois
Servi d'asile à l'innocence.
Mes amis, ne détruisons pas,
Tout peut être utile ici-bas.
Quant à l'autre couplet, le quatrième, les auteurs s'y excusaient en
quelque sorte d'offrir au public du théâtre Favart une nouvelle Caverne,
après celle qui avait obtenu un si grand succès au théâtre Feydeau :
Sur la scène, avec avantage,
Un Gil Blas déjà s'est montré.
Moi, comme lui fils de Le Sage,
Un peu plus tard j'y suis entré.
Il a recueilli l'héritage;
Sera-t-il le seul fortuné?
Je respecte fort mon aîné,
Mais je réclame le partage.
Messieurs, ne me refusez pas,
Tout doit être égal ici-bas.
432 MÉHUL
sections étaient au nombre de sept, savoir : 1° Grammaire ;
2° Langues anciennes; 3° Poésie; 4° Peinture; 5° Sculpture ;
6° Architecture; 7° Musique et Déclamation. Chaque sec-
tion comprenait six membres, et le premier tiers de ces
membres, nommé directement par le pouvoir exécutif,
reçut de lui la mission de choisir, par voie d'élection, en
assemblée générale, d'abord le second, et ensuite, avec
celui-ci, le troisième tiers des membres qui devaient com-
pléter l'Institut. Voici la liste des membres de la 3e classe
nommés par le Directoire exécutif, telle qu'elle parut dans
le Journal de Paris du 9 décembre 1795 :
Grammaire : Sicard et Garât ;
Langues anciennes : Dufaulx et Bithaub (Bitaubé) ;
Poésie : Chénier et Lebrun ;
Peinture : David et Van Spaendonk ;
Sculpture : Pajou et Houdon;
Architecture : Gondoin et Wally (Wailly) ;
Musique et Déclamation : Méhul et Mole *.
Ainsi, le gouvernement, ayant un choix unique à faire
parmi les plus grands artistes de ce temps qui en produisait
de si bien doués et de si nombreux, ayant un seul musicien
à désigner pour faire partie de cet Institut qui devait ras-
sembler dans son sein toutes les gloires intellectuelles de
la France, n'en trouvait pas de plus digne que Méhul, que
ce jeune compositeur entré depuis sept ans seulement dans
la lice et dont le génie s'était imposé à l'attention, à l'admi-
ration de tous, d'une façon si victorieuse et si surprenante!
Ni Grétry, célèbre par trente années de succès ininter-
rompus, ni Gossec, auquel son talent si pur et si varié
1 La section de musique, qui comprend aujourd'hui six membres dans
l'Académie des Beaux-Arts, n'en comptait que trois alors dans la 3e classe,
puisque cette section comprenait aussi la déclamation, et que trois sièges
appartenaient à cette dernière. Ce n'est que lors de la réorganisation de 1816
que l'on jugea à propos de supprimer les comédiens, et de porter à six le
nombre des membres de la section de musique.
SA VIE, SON GÉNIE , SON CARACTÈRE 133
avait donné une notoriété si considérable, ni Martini, qui
s'était fait connaître par des œuvres d'un sentiment exquis
et d'une inspiration délicieuse, ni Monsigny, dont les
débuts remontaient à près de quarante ans, ni Cherubini,
qui s'était produit avec tant d'éclat, ni Lesueur, dont la
valeur était grande et qui par tous les moyens cherchait à
attirer sur lui l'attention, ni Dalayrac, à qui son aimable
fécondité avait valu des sympathies si vives, — ne sem-
blèrent aussi dignes d'un tel honneur que le jeune auteur
à'Eupkrosine, de Stratonice, de Mélidore et du Chant du,
Départ. Méhul, nommé ainsi, le premier, le seul, membre
de la section de musique de l'Institut de France, l'empor-
tant sur tant d'artistes qualifiés, renommés, chevronnés, —
cela donne une idée de la puissance de son génie, de la
célébrité qui s'attachait à lui, de l'éclat qui entourait son
nom ! Et nous verrons, quelques années plus tard, un fait
du même genre se reproduire, — et aussi glorieux pour
lui : lors de la création de l'ordre de la Légion d'honneur,
Méhul sera le premier musicien inscrit sur les rôles de la
grande chancellerie, le premier à recevoir et à porter les
insignes du nouvel ordre1.
C'est encore dans le même temps que Méhul fut appelé
à occuper une place importante au Conservatoire, qui venait
d'être régulièrement constitué. En 1792, un arrêté de la
Commune de Paris portait établissement d'une école gra-
tuite de musique, dite de la Garde nationale parisienne,
dans laquelle 120 élèves, présentés par les soixante batail-
lons de la Garde nationale, devaient recevoir une instruc-
tion musicale qui les mît à même de concourir au service
de cette garde et à celui des fêtes publiques. L'année sui-
vante, les services rendus par cette école et par son direc-
1 Dans sa troisième séance, tenue le 21 frimaire an IV (12 décembre
1795), l'Institut, c'est-à-dire le premier tiers de ses membres, procéda à
l'élection du second tiers de la 3e classe; les suffrages se portèrent pour la
musique sur Gossec, pour la déclamation sur Préville. Dans la séance du
24 frimaire, le troisième tiers fut élu, et les choix se fixèrent cette fois sur
Grétry pour la musique, et sur Monvel pour la déclamation.
434 MÉHUL
teur, Sarrette, attirèrent l'attention de la Convention, qui
décréta la fondation d'un Institut national de musique
composé de 115 artistes, dans lequel 600 élèves recevraient
gratuitement l'instruction dans toutes les parties de l'art
musical. Enfin, en 1795, la Convention, supprimant la
musique de la Garde nationale, rend un nouveau décret
qui organise définitivement le Conservatoire de musique,
en en confiant la direction à Sarrette, dont l'intelligence,
la persévérance et l'énergie avaient fini par obtenir ce
résultat. Ce décret était rendu sur un rapport fait et lu par
Chénier *, et ce n'est pas trop supposer sans doute que de
croire que Méhul n'était pas resté complètement étranger à
ce travail de son ami. C'est à la suite du vote de la Con-
vention, qui attribuait aux dépenses de l'établissement une
somme de 240,000 francs, que le Conservatoire fut installé
dans l'ancien local des Menus-Plaisirs, rue du Faubourg-
Poissonnière, où il se trouve encore aujourd'hui2. Cinq
inspecteurs étaient nommés pour exercer dans l'école la
surveillance de l'enseignement, et l'on choisit pour remplir
ces fonctions Gossec, Grétry, Méhul, Lesueur et Cherubini.
Plus tard, Méhul prit la direction d'une des classes de com-
position du Conservatoire, et c'est de cette classe que sor-
tirent plusieurs élèves qui remportèrent, aux concours ouverts
à l'Institut pour le prix de Rome, le grand prix de compo-
sition musicale : Gustave Dugazon, Blondeau, Daussoigne,
Beaulieu, et en dernier lieu le disciple chéri du maître,
celui qu'il considérait comme digne de son héritage artis-
tique, notre immortel Herold.
Il est facile de comprendre à quel point devait être active
à cette époque l'existence de Méhul. Sa qualité de membre
1 Rapport fait a la Convention nationale, au nom des Comités d'instruc-
tion publique et des finances (le 10 thermidor an III), sur la ne'cessité d'or-
ganiser le Conservatoire de musique (Paris, an III, Imprimerie nationale,
une feuille in-8°). Le texte de ce Rapport a été reproduit dans l'édition
des œuvres de Marie-Joseph Chénier, T. V, p. 281 (Paris, Guillaume, 1826,
in-8o).
2 Voy. Histoire du Conservatoire, par Lassabathie.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 135
de l'Institut, qui l'obligeait à prendre part aux travaux et
aux délibérations de cette compagnie ; ses fonctions au
Conservatoire, qui n'étaient pas une sinécure alors qu'il
fallait concourir à l'organisation d'un établissement conçu
sur un plan si vaste; les nombreuses compositions qu'on
réclamait de lui pour la célébration des grandes fêtes
nationales et populaires que le gouvernement renouvelait
avec tant de fréquence ; enfin, ses travaux pour le théâtre,
si nombreux, si importants et si variés ; il y avait là de
quoi suffire amplement aux forces d'un seul homme, surtout
lorsque cet homme était, comme Méhul, d'une santé délicate
et souvent précaire, d'un tempérament qui aurait exigé
beaucoup de soins et les plus grands ménagements.
Il est vrai que chez Méhul l'énergie morale suppléait à
la vigueur physique, et que, ainsi qu'il arrive à tous les
êtres bien doués sous le rapport du caractère, la volonté
remplaçait souvent la force. C'est ce qui fait qu'au milieu
de tant de travaux de toutes sortes, d'occupations si multi-
pliées, si diverses, si abondantes, il trouvait encore le temps
et le moyen de s'employer si généreusement pour ceux qui
avaient besoin d'un appui, d'être utile à qui ne pouvait ou
n'osait parler lui-même; et cela de sa propre initiative,
d'un mouvement purement personnel, sans que ceux-là
même qui étaient l'objet de sa sollicitude eussent songé à
la mettre en éveil, sans qu'il leur fût possible de supposer
que l'on s'occupait d'eux.
C'est ainsi que, touché de la situation douloureuse dans
laquelle les circonstances avaient plongé le vénérable Mon-
signy, Méhul résolut de lui venir en aide à son insu.
L'auteur de Félix et du Déserteur, l'artiste jadis si fortuné
qui, avec Philidor et Duni, avait ouvert la voie à Grétry
en lui montrant le but auquel il fallait tendre, était tombé
dans un injuste oubli et se voyait négligé de tous, tandis
que celui-ci, objet constant de la faveur publique, avait
atteint le comble de la gloire. Ruiné par la Révolution,
qui lui avait enlevé, avec le fruit de ses modestes écono-
mies, l'emploi qu'il occupait auprès du duc d'Orléans,
136 MÉHUL
Monsigny, âgé de soixante-sept ans, depuis longtemps
silencieux, déjà presque aveugle, se trouvait dans un état
misérable et fâcheux, sans que personne songeât à lui
porter secours. Méhul y songea, lui, intercéda en sa faveur
auprès des puissants du jour, employa son crédit à faire
cesser une infortune imméritée, et la lettre suivante, qu'il
adressait à Mmc Saint-Aubin, va nous apprendre avec quelle
délicatesse il voulut faire connaître au vieillard le résultat
des démarches qu'il avait entreprises à son sujet. La bonté
de Méhul et son noble caractère se peignent tout entiers
dans ces lignes, en même temps que son âme affectueuse et
tendre s'y dévoile dans toute sa sincérité :
Aimable et bonne Madame Saint-Aubin,
Je m'empresse de vous prévenir que le Directoire vient de donner
ordre au ministre de l'intérieur de loger le respectable Monsigny au
Louvre et de lui faire donner les secours qui sont accordés aux savans
et aux artistes peu fortunés. Comme Monsigny vous doit toutes les con-
solations qu'il peut recevoir dans son état, je veux qu'il apprenne de
vous que le gouvernement s'est empressé de venir à son secours.
Je joins à cette lettre une carte d'entrée au Directoire pour qu'il
puisse aller faire ses remercîments à La Réveillère-Lepaux. Ce dernier
l'aime beaucoup ; il le recevra avec un intérêt mêlé d'admiration, et
lui sera utile autant qu'il le pourra. Je pense que le vénérable Mon-
signy ferait très bien d'aller chez le ministre de l'intérieur. Avec son
nom il doit se montrer, il sera reçu partout avec le respect que l'on
doit à un grand artiste malheureux. Monsigny se croit oublié et est
encore l'objet de l'admiration de ceux qui ont l'âme assez sensible pour
pouvoir apprécier le mérite de ses ouvrages.
Adieu, aimable et bonne; je m'estime bien heureux d'avoir pu
seconder les élans de votre cœur et de songer que le sort de Monsigny
a été adouci par nos soins.
Encore une fois, adieu; je vous embrasse de toute mon âme. Je pars
à cinq heures pour aller me jeter dans les bras de ma mère et de mon
respectable père. Dans six semaines, je reverrai mes amis et je com-
mencerai par vous.
Mille complimens à Saint-Aubin et à vos charmans enfants.
Méhul 1.
1 Cette lettre, et un fait que l'on trouvera rapporté plus loin, nous
prouvent que Méhul n'oubliait ni les siens ni son pays, et qu'il se rendait
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 137
On conviendra que jamais bienfait ne fut présenté avec
une bonne grâce plus modeste et plus charmante, que
jamais bienfaiteur ne s'effaça plus complètement pour lais-
ser à d'autres tout le mérite et tout l'honneur d'une bonne
action.
Un fait d'un autre genre vient encore donner une preuve
de l'élévation de sentiments qui distinguait Méhul, et du
respect avec lequel il voulait voir traiter l'art et ses con-
frères. Celui-ci, dans un ordre d'idées tout différent, ne
fait pas moins son éloge que le précédent.
Cherubini, avec lequel il était étroitement lié, comme il
le fut avec tous les musiciens de ce temps : Gossec, Boiel-
dieu, Catel, Jadin, Kreutzer, Nicolo, Lesueur, Berton, —
Cherubini venait de faire représenter au théâtre Feydeau
l'un de ses plus beaux ouvrages, Mêdée, dont le succès
avait été éclatant. Dans le compte-rendu qu'il fit de la
représentation, un journal eut la maladresse, tout en
accordant à l'œuvre nouvelle les éloges qu'elle méritait,
d'accompagner ses éloges d'une réflexion qui tendait à
faire supposer que Cherubini n'était qu'une sorte d'imita-
teur de Méhul. La remarque n'avait absolument rien de
désobligeant pour celui-ci. Mais avec son grand sentiment
de la justice, Méhul ne crut pouvoir laisser passer sans
une protestation de sa part ce qu'il considérait comme un
outrage artistique à l'adresse de son ami; il jugea donc
utile de répondre publiquement à l'article en question, et
il le fit dans les termes que voici , en adressant sa lettre à
un autre journal :
Le hasard vient de me faire tomber entre les mains un journal inti-
tulé le Censeur, et j'y trouve, non sans une extrême surprise, la phrase
suivante, à l'article Médée: La musique, qui est de Cherubini, est sou-
vent mélodieuse et mâle. Il me semble que l'auteur de cet article aurait
dû ajouter que cette musique est toujours riche, toujours grande, tou-
de temps à autre à G-ivet pour s'y retremper au milieu de sa famille et de
ses amis. Ses compatriotes étaient d'ailleurs fiers de lui, et ils le lui mon-
trèrent avec éclat dans une circonstance que je ferai connaître.
138 MÉHUL
jours belle et toujours vraie. Le Censeur continue, et dit : Mais on y a
trouvé des réminiscences et des imitations de la manière de Méhul.
Est-ce à Gherubini qu'un pareil reproche doit s'adresser? à Gherubini,
le plus original, le plus fécond de nos musiciens ! 0 Censeur, tu ne con-
nais pas ce grand artiste. Moi qui le connais, et qui l'admire parce que
je le connais bien, je dis et je prouverai à toute l'Europe que l'inimitable
auteur de Démophon, de Lodoïska, à'Eliza et de Médée n'a jamais eu
besoin d'imiter pour être tour à tour élégant ou sensible, gracieux ou
tragique, pour être enfin ce Gherubini que quelques personnes pourront
bien accuser d'être imitateur, mais qu'elles ne manqueront pas d'imiter
malheureusement à la première occasion. Cet artiste, justement célèbre,
peut bien trouver un Censeur qui l'attaque ; mais il aura pour défen-
seurs tous ceux qui l'admirent, c'est-à-dire tous ceux qui sont faits pour
sentir et apprécier ses grands talents.
Méhul *.
C'est à l'époque où nous sommes arrivés, que Méhul
semble avoir entrevu et désiré une autre gloire que celle
de compositeur dramatique. A tout le moins est-ce à ce
moment qu'il commença à écrire des symphonies, puisque
nous trouvons la trace de l'exécution de l'une d'elles aux
fameux concerts du théâtre Feydeau, si célèbres alors. On
voit en effet, sur le programme du septième concert de
l'an V (9 pluviôse — 28 Janvier 1797) tel que le donnaient
le Courrier des Spectacles et la Quotidienne , que la seconde
partie de la séance s'ouvrait par «une nouvelle symphonie
du c. Méhul;» et l'œuvre obtenait assez de succès pour
qu'on l'inscrivît de nouveau sur le programme du huitième
1 Cette lettre a 'été reproduite par l'éditeur des œuvres d'Hofman (T. I,
pp. 177-178), dans l'avertissement placé en tête du poème de Médée. — Le
remercîment de Cherubini se traduisit sous la forme de cette dédicace
affectueuse et touchante placée en tête de sa partition :
« Cherubini a Méhul.
« Reçois, mon ami, des mains de l'amitié, l'hommage qu'elle se plaît à
donner à l'artiste distingué. Ton nom placé à la tête de cet ouvrage lui
prêtera un mérite qu'il n'a pas, celui de paraître digne de t'avoir été dédié,
et ce titre va lui servir d'appui. Puissent nos deux noms réunis attester
partout le sentiment tendre qui nous lie et la considération que j'ai pour le
vrai talent.»
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 139
concert, donné le 19 pluviôse. Le Courrier des Spectacles
constatait ce succès en disant, dans son compte-rendu de
la soirée du 9 : — « La seconde partie du concert a com-
mencé par une charmante symphonie de M. Méhul. » Je
reviendrai avec plus de détails sur ce sujet intéressant
lorsque Méhul fera entendre ses symphonies, quelques
années plus tard, aux exercices du Conservatoire, où leur
succès ne sera pas moins considérable.
Mais nous arrivons à un fait unique dans les annales de
la musique dramatique, à l'histoire d'un opéra sifflé, hué,
conspué, à grand'peine achevé le jour de sa première et
unique représentation, et cela à cause de l'ineptie du poème,
mais dont la musique, et l'ouverture surtout, avaient produit
une telle impression sur le public que celui-ci, se refusant à
englober le musicien dans la chute de l'œuvre et voulant
au contraire le venger des méfaits de son collaborateur,
s'empressa à la chute du rideau de réclamer l'ouverture à
grands cris et de la faire exécuter une seconde fois, en la
couvrant d'un tonnerre d'applaudissements.
Il s'agit ici du Jeune Henry, opéra-comique en deux
actes dont Méhul tenait de Bouilly le livret détestable. Il
est vrai qu'en cette circonstance, et comme nous le verrons
tout à l'heure, l'écrivain pouvait invoquer en sa faveur des
circonstances très atténuantes. Il faut remarquer toutefois
que c'est à la faiblesse irrémédiable de la pièce, et non à
son caractère politique, qu'est due la chute éclatante de cet
ouvrage, et Fétis n'a fait autre chose que de construire un
petit roman lorsqu'à ce propos il s'est livré aux réflexions
que voici: — «Le sujet de l'ouvrage était un épisode de
la jeunesse de Henri IV, roi de France. Ce fut une affaire
de partis : les royalistes espéraient un succès, mais les
républicains, indignés qu'on osât mettre en scène un
prince, un tyran, et de plus un tyran qui avait fait le bon-
heur de la France, sifflèrent la pièce dès la première scène,
et firent baisser le rideau avant qu'elle fut finie..,» Or,
non seulement la pièce fut achevée — bien qu'à grand'peine,
ainsi que je l'ai dit, — non seulement le rideau ne tomba
140 MÉHUL
qu'à la fin du second et dernier acte, mais je suis bien
obligé de déclarer qu'il n'est pas plus question de Henri IV
que du Grand-Mogol dans le livret du Jeune Henry, qu'il
ne s'y rencontre aucune espèce d'allusion politique, et que
la lutte entre républicains et royalistes découverte par Fétis
n'a jamais existé que dans sa fertile imagination.
Et voilà justement comme on écrit l'histoire !
Voici d'ailleurs qui pourrait convaincre à ce sujet les plus
incrédules ; c'est la très courte analyse que donnait de la
pièce de Bouilly le Courrier des Spectacles: — «L'opéra du
Jeune Henry, donné hier, n'a pas réussi ; il est même in-
croyable qu'il ait été joué jusqu'à la fin... Le premier acte
se passe à savoir que Clémentine est aimée de Henry •, que
Sévère, tuteur de ce dernier, ne voit pas cet amour de bon
œil ; que Laure, sa nièce, n'y fait aucune attention. Le
récit de la prise d'un loup, et d'un enfant sauvé par le
jeune Henry \ une ennuyeuse kyrielle de conseils donnés
par la mère à son fils ; une marche de paysans \ une fête
qui se prépare pour une course ; un prix de trois cents
livres proposé par Isaure au plus habile coureur; voilà
tout ce qui remplit le premier acte ! Quelle fécondité !
Quelle richesse ! Le deuxième a été entendu avec la plus
grande défaveur. Détails trop mesquins pour s'y arrêter.
Enfin la course a eu lieu : c'est le jeune Henry qui a obtenu
le prix ; mais il l'abandonne à un paysan qui en a besoin
pour épouser une fille du village.» On voit s'il est question
dans tout cela de la jeunesse du roi vert-galant, et si,
comme le dit Fétis, les républicains de 1797 avaient occa-
sion de s'indigner !
Mais l'histoire du Jeune Henry est assez singulière, et
j'ai fait à son sujet une découverte qui me permet d'entrer,
en ce qui concerne cet ouvrage, dans des détails absolu-
ment nouveaux.
Bouilly, au tome premier de ses BêcajJÎtulations l} parle
1 Pages 391 et suiv.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 141
d'un opéra-comique eu deux actes, la Jeunesse de Henri IV,
qu'il avait écrit en 1790, et dont Grétry s'était chargé de
faire la musique. Pour une raison restée inconnue, Grétry
renonça évidemment à cet ouvrage, et Bouilly dut s'adresser
à un autre compositeur. Or, ce second compositeur ne fut
autre que Méhul, et j'en ai acquis la preuve en découvrant,
parmi les autographes précieux du maître que possède la
Bibliothèque du Conservatoire, des fragments importants
d'un opéra intitulé Henri IV, lequel, de toute évidence,
ne fait qu'un avec celui dont je viens de parler, en même
temps qu'il n'est qu'une version première de celui qui fut
représenté sous le titre du Jeime Henry. Sous ce dernier
rapport il n'y a pas à s'y tromper, les noms des person-
nages étant les mêmes dans les deux pièces (Henry, Severo,
Jacques, Christine, Daniel, Suzanne, Clémentine, Fideli),
et, de plus, la copie d'un morceau qui n'est pas de la main
de Méhul et qui, mêlé à ces fragments, porte en tête ces
mots : Duo du Jeune Henry, étant absolument conforme à
un duo de cet Henri IV, et chanté par les deux mêmes
personnages : Daniel et Clémentine.
Le doute n'est donc pas possible, et voici ce qui me
paraît non seulement probable, mais certain. Méhul avait
écrit la musique de Henri IV ou la Jeunesse de Henri IV,
et l'ouvrage avait été reçu au théâtre Favart \ mais bientôt,
les événements politiques se précipitant, auteurs et acteurs
comprirent l'impossibilité de faire paraître sur la scène un
roi de France, ce roi s'appelât-il Henri IV. Pour ne pas
perdre le fruit de leur travail, les auteurs auront songé
alors à un remaniement complet de leur œuvre, et Bouilly
aura transformé son poème, en faisant en sorte d'utiliser
autant qu'il le pourrait les morceaux écrits par son collabo-
rateur1. Dans de telles conditions, on conçoit que ce
1 Tout ceci laisse d'autant moins de doute que d'après une note d'un
des morceaux d' Henri IV, on voit que Philippe devait jouer dans cet
ouvrage le rôle de Jacques, et que c'est lui qui remplit en effet, dans le
Jeune Henry, le personnage qui porte ce nom.
142
MEHUL
poème soit devenu informe, et peut-être Bouilly abusa-t-il
de la permission qu'a tout écrivain de faire une mauvaise
pièce. Toujours est-il que, comme je le disais, il pouvait,
sinon vis-à-vis du public, du moins devant le théâtre et
son collaborateur, plaider les circonstances atténuantes *.
Mais revenons aux incidents qui signalèrent l'apparition
du Jeune Henry et au triomphe de son ouverture. C'est le
12 floréal an V (1er mai 1797) que cet ouvrage exerça et
et excita les sifflets des amateurs difficiles du théâtre Fa-
vart 2. Par une dérogation exceptionnelle aux habitudes de
cette époque, les journaux, en donnant le programme de la
représentation, avaient fait connaître les noms des deux
auteurs, Bouilly et Méhul. Le public savait donc à qui il
avait affaire, et s'il traita le librettiste d'une façon plus
que cavalière, c'est que celui-ci l'avait bien mérité. Le
tapage prit à de certains moments des proportions épiques,
et il devint tel au dénouement que la pauvre Mme Saint-
Aubin, habituée pourtant aux témoignages d'affection et de
4 Voici la liste des morceaux de Henri IV (brouillons ou complets) qui se
trouvent à la Bibliothèque du Conservatoire; ils sont numérotés séparé-
ment pour chacun des deux actes: Ouverture (qui n'est pas celle du Jeune
Henry); n° 1, duo (Severo, Florent); n° 2, air (la Reine); n° 3, chanson (?);
n° 4, duo (la Reine, Henri); n° 5, chœur; n° 6, chœur; n° 9, duo (Clémen-
tine, Daniel); n° 10, chœur. Entr'acte et introduction avec chœurs
(Suzanne, Christine, Fideli, Jacques); n° 1, rondeau (Victor); n° 9, duo
(Clémentine, Henri, Daniel); n° 10, «course» (ensemble avec chœurs).
2 Le spectacle commençait par la Mélomanie, de Champein.
Voici la distribution du Jeune Henry, qui réunissait la plupart des meil-
leurs artistes de la troupe de Favart:
Isaure . .
. Mme
Crétu.
Henry
. MUe
Carline.
Severo
.
Solié.
Valence .
.
Saint-Aubin.
Antoine .
,
Paulin.
Jacques .
.
Philippe.
Christine .
. . Mme
Gontier.
Daniel . ,
, ,
Chenard.
Suzanne .
, . MUe
Lejeune.
Clémentine .
. Mme
Saint- Aubin.
Fideli . .
AU aire.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 143
sympathie des spectateurs,, finit par croire que c'était sur
elle-même que tombait cet orage, et fondit en larmes sur la
scène. «A la fin du second acte, dit le Courrier des Spec-
tacles, comme le parterre marquoit son mécontentement par
de grands coups de sifflet , Mmc Saint-Aubin, croyant appa-
remment avoir déplu au public, en témoigna sa sensibilité
au point de verser des larmes ; mais tous les spectateurs
lui prouvoient, par les plus grands applaudissemens , qu'ils
étoient trop justes pour lui faire une telle application. Les
suffrages que cette actrice intéressante reçoit tous les jours
du public auroient dû la rassurer contre des marques d'im-
probation qui ne pouvoient s'appliquer qu'à l'auteur d'un ou-
vrage aussi détestable. Nous aurions désiré que le parterre
demandât Mmc Saint-Aubin après la pièce, afin de lui prouver
combien il étoit éloigné de lui rendre si peu de justice 1.
Le Courrier ne parlait pour ainsi dire pas de la musique
de Méhul en rendant compte de la représentation du Jeune
Henry, sinon pour déclarer qu'on avait rendu justice au
compositeur, tout «en sifflant l'auteur des paroles». C'est
pourquoi un de ses lecteurs lui adressait le lendemain la
lettre suivante :
Aux rédacteurs du Courrier des Spectacles.
Paris, 13 floréal.
Messieurs,
J'ai vu avec peine qu'en rendant compte de la lourde chute du Jeune
Henry, vous n'ayez pas parlé de la magnifique ouverture de M. Méhul;
c'est sans doute à l'impression qu'avoit faite sur les spectateurs ce
morceau sublime, que l'auteur des paroles a eu l'obligation de ne pas
voir siffler sa pièce dès les premières scènes. L'idée de placer aux diffé-
rentes extrémités de l'orchestre des cors qui se répondent, a produit le
plus grand effet: rien de plus neuf, de plus agréable, de plus pitto-
resque que cette ouverture; et M. Méhul doit au public, qui, en sifflant
1 Courrier des Spectacles du 13 floréal. — De son côté, la Quoditienne
disait, dans son feuilleton de spectacles du 14: — «Madame Saint- Aubin a
pleuré avec tout plein de grâces sur la mort du Jeune Henry, pièce en
deux actes, enterrée hier à ce théâtre. Le public a témoigné à cette
aimable actrice combien il a été affecté de sa sensibilité. »
444 MÉHUL
les paroles, redemandoit avec enthousiasme l'ouverture, de la faire
exécuter, soit au prochain concert Feydeau, soit entre les deux pièces
au Théâtre Italien, dont l'orchestre l'a exécutée avec le plus bel
ensemble. Il est difficile aussi d'entendre un plus beau morceau de
chant que celui de l'air d'Isaure au premier acte, des couplets de
Mnie Saint- Aubin et du duo entre le vieillard et Clémentine; et il con-
traste bien fort avec les mauvaises paroles rimées sur lesquelles il est
composé. C'est par de pareille musique, mais en choisissant de meil-
leurs poëmes, que M. Méhul doit répondre aux diatribes de ses envieux.
L. P., abonné.
Méhul n'eut pas la peine de prendre l'initiative qu'on lui
conseillait en cette circonstance. Le public se chargea lui-
même de se procurer le plaisir qu'il désirait, et le Journal
de Paris nous l'apprend en ces termes : — «Nous n'avons
point parlé de la première représentation du Jeune Henry,
et nos lecteurs auront apprécié nos motifs; mais nous trou-
vons un plaisir bien doux à rendre compte de la justice que
le public s'est empressé de rendre le lendemain aux rares
talens de M. Méhul, auteur de la musique de cet ouvrage.
Entre plusieurs morceaux de ce grand maître que le tumulte
d'une représentation orageuse n'avoit point empêché les
spectateurs d'apprécier et d'applaudir avec transport, l'ou-
verture sur-tout avoit entraîné tous les suffrages, sans aucun
mélange de la défaveur qu'a paru exciter le poème. Le
public a redemandé le 13 cette magnifique composition: il
Ta redemandée le 14, et sur ses instances réitérées tous les
artistes de ce théâtre ont entraîné, ont porté Méhul sur la
scène, malgré sa résistance ; et là, le public, les acteurs,
l'orchestre, tous, d'un accord unanime, l'ont comblé d'accla-
mations, mêlées à la fois d'enthousiasme pour son talent et
d'intérêt pour sa personne, acclamations peut-être encore
plus flatteuses que les applaudissemens dont les représen-
tations dJEuphrosine, de Stratonice et de Mêlidore ont été si
souvent couvertes *. »
x Journal de Paris, 17 floréal an V (6 mai 1797).
Le même journal, en annonçant, dans son n° du 5 août, la publication,
«chez le citoyen Ozi, directeur de l'imprimerie du Conservatoire de mu-
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 145
C'était là, en effet, une manifestation bien flatteuse pour
Méhul, et je ne sache pas d'autre exemple d'un musicien
mis ainsi par le public à l'écart de son collaborateur, et
comblé de témoignages d'admiration tandis que celui-ci
est l'objet de l'animadversion générale. S'il n'y avait
qu'un cri — un cri d'horreur! — au sujet du poème de
Bouilly, on peut dire aussi qu'il n'y avait qu'un cri, mais
un cri d'enthousiasme et de reconnaissance, concernant
la musique de Méhul. Et si Méhul eut la douleur de voir
son œuvre périr dans un naufrage, il eut aussi la consolation
de sauver de ce naufrage une épave importante, qui ne fut
pas sans augmenter encore sa gloire et son grand renom.
Cette ouverture superbe et si étonnamment originale du
Jeune Henry, qui a survécu au désastre, est restée juste-
ment célèbre ; on la connaît particulièrement sous ce nom :
la Chasse du jeune Henry, parce qu'elle décrit musicalement
tous les épisodes d'une chasse, et qu'elle les déroule succes-
sivement, dans leur ordre naturel, à partir de la quête jus-
qu'à la curée, sous les yeux et à l'oreille du spectateur,
auquel elle offre l'illusion la plus complète. «Le musicien,
qui a commencé par peindre le lever de l'aurore, appelle
ses chasseurs, les réunit, leur fait découvrir le cerf, et
galope avec eux jusqu'au moment où la bête, que l'on a
perdue et retrouvée, se rend enfin. Le coup de timbale
imitant le coup de feu annonce qu'elle est frappée à mort;
de douloureux accents se font entendre et sont bientôt sui-
vis du chant de victoire : Hallali! Hallali ! Hallali ! que tous
les instruments à vent entonnent à pleine embouchure. On
sait que les airs sonnés par la trompe doivent changer
selon que la situation de la chasse l'exige. Méhul ne pou-
vait pas se borner à un ou deux motifs principaux sans
faire un contre-sens. Il a donc réglé, en homme d'esprit,
sique,» de l'ouverture du Jeune Henry, «arrangée pour le forte-piano par
l'auteur,» ajoutait: — «'Nous nous empressons d'annoncer l'impression de
ce savant morceau, dont la célébrité a été si justement consacrée par l'en-
thousiasme avec lequel il a été redemandé et entendu, dans les entr' actes
des représentations du théâtre de la rue Favart.»
10
146 MÉHUL
l'ordonnance de ses mélodies sur celle du tableau qu'il avait
à peindre, et a su donner la vie à ses images musicales, en
imitant plus ou moins fidèlement les divers appels de chasse
qu'un long usage a consacrés *. »
Le succès de ce morceau symphonique si intéressant et
si curieux ne fut pas l'affaire d'un moment. La coutume
s'établit, à l' Opéra-Comique, de l'exécuter souvent entre-
deux pièces, au grand plaisir du public , il ne se passait guère
de semaine sans qu'eût lieu l'une au moins de ces exécu-
tions, et pendant plus de trente ans l'ouverture du Jeune
Henry fut inscrite ainsi périodiquement sur l'affiche du
théâtre 2. Il va sans dire qu'il ne se donnait pas un concert
important sans qu'elle fît partie du programme. Mais il y
a mieux encore : on en fit un spectacle et on la mit en
action, à trois reprises différentes ; d'abord à l'Opéra, en-
suite à la Porte-Saint-Martin, puis de nouveau à l'Opéra,
et toujours avec succès. L'idée première de cette interpré-
tation appartient au fameux danseur Grardel, le maître des
ballets de l'Opéra, qui, dans une représentation à son
bénéfice, en 1802, adjoignit ce divertissement d'un nou-
veau genre à son joli ballet de Nlnette à la cour. Huit ans
plus tard, le 23 janvier 1810, Augustin Hapdé faisait
représenter à la Porte-Saint-Martin, qui portait alors le
nom de Salle des Jeux Gymniques, «la Chassomanie, ou
l'ouverture du Jeune Henry mise en action.» Enfin, le
6 mai 1826, dans une représentation donnée par ordre à
l'Opéra, au bénéfice des frères Franconi, dont le Cirque
venait d'être détruit par une incendie, Gardel reprit son
idée et offrit de nouveau au public «la Chasse dit Jeune
Henry, ouverture de Méliul, mise en action. » Les danseurs
qui prenaient part à ce tableau cynégétique étaient Barrez,
1 Castil-Blaze: De VOpéra en France, T. I, p. 219.
2 On l'y trouvait encore le 24 avril 1829, dans une circonstance solen-
nelle. C'était le jour de l'inauguration de la salle Ventadour, dont l'Opéra-
Comique prenait possession, et le programme du spectacle était ainsi
composé: 1° les Deux Mousquetaires, de Berton; 2° Ouverture du Jeune
Henry, par l'orchestre; 3° la Fiancée, d'Auber.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 147
Capelle, Montessu, Lefebvre, Mmes Hullin, Vigneron, Ber-
trand, Fourcisi, et l'affiche annonçait qu'un jeune cerf
dressé à cet effet par M. Laurent Franconi en personnifierait
l'infortunée victime. Ce jeune cerf n'était autre que le
fameux Coco, si admiré alors et si chéri des Parisiens.
Cette exhibition se produisit sept fois sur la scène de
l'Opéra, les 6, 9, 12, 15, 17, 19 et 21 mai. Depuis lors,
on se borna à exécuter encore dans les concerts l'admirable
ouverture de Méhul, et je ne suis certainement pas le seul
à me rappeler l'effet indescriptible qu'elle produisit parti-
culièrement, en 1867, dans l'un des grands festivals de
l'Exposition universelle, lorsque l'excellent Greorge Hainl
la fit sonner — c'est le mot — à l'aide d'une armée de
près de trois mille exécutants!
Tout ce qui sortait de la plume féconde de Méhul avait le
don d'intéresser le public, sinon de le passionner toujours.
Un autre exemple nous en est fourni par un Hymne à la Paix,
qu'il écrivit à l'occasion du traité de Campo-Formio, et
qui fut chanté au théâtre Feydeau le 1er novembre 1797.
La musique de cet hymne avait été composée par lui sur
des strophes de «la citoyenne» Constance Pipelet, qui
n'était pas encore princesse de Salm, et c'est le chanteur
Darius qui en était l'heureux interprète. Chacun sait que
ces productions éphémères, fruits des circonstances, ne
vivent d'ordinaire que l'espace d'une soirée, et c'est ce qui
arriva à une composition du même genre, écrite dans le
même but et qui fut exécutée une seule fois au théâtre Fa-
vart. Il n'en fut pourtant pas ainsi de Y Hymne à la Paix de
Méhul, qui obtint un véritable succès et qui parut onze fois
sur l'affiche de Feydeau1.
1 Les 11, 13, 15, 19, 21 et 27 brumaire, 11, 15, 17, 21 et 25 frimaire. Je ne
sais si Ton aurait chance de retrouver quelque part la musique de cet
hymne de Méhul; quant aux strophes de Mme Constance Pipelet, en
voici une, que le Journal de Paris a sauvée de l'oubli :
Beaux-arts qu' effarouchent la guerre, Que vos travaux exempts d'allarmes,
Enfans de la tranquillité, Succèdent aux fureurs de Mars:
Les dieux ont posé leur tonnerre, Quand Minerve a posé les armes ,
Venez avec sécurité. Elle est la déesse des arts.
148 MÉHUL
Le jour de sa onzième exécution , le 25 frimaire an VI
(15 décembre 1797), il accompagnait la première représen-
tation d'un petit opéra en un acte, le Pont de Lodi, qui,
comme son titre l'indique, était encore une œuvre de cir-
constance. Celle-ci était destinée à glorifier un des hauts
faits de l'armée d'Italie, et Méhul s'était encore chargé
d'en écrire la musique sur un détestable canevas que lui.'
avait confié Delrieu. On sait ce que valent généralement
ces sortes de spectacles, qui brillent surtout par le côté
plastique et pittoresque-, dans celui-ci, l'auteur, négligeant
de donner aucun intérêt au semblant de pièce imaginé par
lui, s'était un peu trop reposé sur les ressources que lui
fournissait la mise en scène de l'élément militaire, exploité
par lui avec un véritable réalisme, s'il faut s'en rapporter à
ce compte rendu : — « Tout ce qui tient aux évolutions
militaires a été exécuté avec beaucoup de vérité. Jamais
attaque de fort, au théâtre, n'a causé un fracas aussi ter-
rible ; des pièces de canon de bronze étoient sur la scène,
et tiroient continuellement, ce qui ne s'étoit point encore
vu, et ce qui a effrayé un grand nombre de spectateurs.
Ces explosions ont produit une telle fumée qu'on ne dis-
tinguoit plus rien sur la scène ni dans la salle, et que les
cris : Ouvrez les loges, couvroient la voix des acteurs. Cha-
cun s'est empressé de sortir, et c'est ce qui fait sans doute
qu'on a oublié de demander les auteurs1.» Tout le monde
pourtant ne se montrait pas absolument satisfait de ce
spectacle, et la Décade, entre autres, en témoignait quelque
mauvaise humeur. « Le titre seul de l'ouvrage, disait la
Décade, avoit attiré au théâtre Feydeau une affluence des
plus considérables; mais c'est précisément l'idée colos-
sale que nous avons eu raison de nous former de ces sortes
d'événemens et des hommes qui les ont exécutés, qui nuit
toujours à leur représentation : et comment espérer en effet
de rendre dans trente pieds carrés, avec une trentaine de
soldats et douze fusées, les combinaisons savantes, les
1 Le Censeur dramatique^ du 30 frimaire an VI.
SA VIE, SON GÉNIE , SON CARACTÈRE 149
marches rapides, l'appareil bruyant d'artillerie, les chocs
multipliés qui exigent un assez grand espace, et sur-tout les
changemens de lieu que demandent d'aussi grands prépa-
ratifs L'auteur des paroles, pressé sans doute de nous
donner le premier en spectacle la commémoration d'un
trait honorable de la campagne d'Italie, ne s'est pas même
donné la peine de l'encadrer *» Voilà pour le poëme.
Quant à la musique, un autre journal l'appréciait ainsi :
— « La musique de Méhul offre de beaux morceaux ; je
citerai la marche silencieuse du commencement, qui est
d'un effet mystérieux, simple et imposant. L'air du pê-
cheur, celui du chef de l'état-major et le chant de vic-
toire portent le cachet de ce fameux compositeur 2. » La
partition de Méhul ne put pourtant sauver de l'indifférence
le poëme de son collaborateur, et l'existence du Font de
Lodi ne se prolongea pas au delà de sept soirées.
C'était la première fois que Méhul faisait une infidélité
au théâtre Favart, au profit de la scène rivale de Feydeau.
Avant de revenir au premier, nous allons le voir donner
à l'Opéra un ouvrage très important, dont l'histoire est
singulière, et qui dut aux circonstances de ne pas obtenir
tout le succès que lui eût mérité sa haute valeur.
* La Décade, 20 décembre 1797.
2 Courrier des Spectacles, 18 de'cembre 1797. — Les interprètes du Pont
de Lodi étaient Gaveaux, Primo, Dessaules, Darcourt, Dérubelle, Prévost,
Picard, Garnier, Legrand et Mlle Camille.
CHAPITRE IX.
A l'époque où nous sommes arrivés, avec la haute situa-
tion qu'il avait acquise, on comprend facilement que Méhul
fût devenu l'objet de l'attention générale, qu'il se vît re-
cherché de tous et que chacun s'empressât autour de lui.
Il avait tout ce qu'il faut d'ailleurs, aussi bien comme
homme que comme artiste, pour exciter les sympathies,
attirer l'affection et retenir les regards. Cavalier élégant,
esprit cultivé, homme de goût et de bonne compagnie, en
qui se réunissaient les qualités d'un jugement sain, d'une
raison précoce et de la plus haute intelligence, causeur
charmant et plein d'imprévu, à l'imagination fertile et
féconde en surprises, il joignait à l'élévation du caractère
un fonds inépuisable de bonté, et tandis que son sourire
plein de grâce charmait tous ceux qui l'approchaient, son
regard reflétait un sentiment mélancolique qui les pénétrait
pour sa personne d'une sorte d'affectueuse déférence. Aussi
peut-on dire que dès ce moment, et quoiqu'il fût dans toute
la force de la jeunesse, Méhul était non seulement admiré,
mais aimé et respecté de tous.
Bien qu'il travaillât considérablement, il ne laissait pas
cependant d'entretenir de nombreuses relations, et outre les
amitiés très vives qu'il avait nouées, il était à cette époque
très répandu dans le monde, dans cette société qui se
reconstituait avec joie, sous l'ombre d'un gouvernement
réparateur, à la suite des orages de la Révolution. Accablé
de prévenances, sollicité de tous côtés, il se trouvait étroite-
ment mêlé non seulement au monde des artistes, — musi-
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 151
ciens, comédiens, peintres — son élément naturel, mais au
monde des affaires, de la politique, de la finance, et même
de l'oisiveté. On le rencontrait au Directoire, chez La Ré-
veillère-Lepeaux, qui lui faisait écrire des hymnes pour le
culte des théophilanthropes, dont celui-ci s'était en quelque
sorte constitué le grand maître ; chez l'opulent banquier Sé-
guin, qui était en même temps un chimiste distingué, et dont
la femme était aussi célèbre par sa beauté que lui-même le
devint par ses démêlés avec Bonaparte ; chez M. et Mme Ré-
camier, dont les brillantes réceptions attiraient tout Paris
dans leur hôtel de la Chaussée d'Antin et qui tenaient
table ouverte, l'été, dans leur superbe château de Clichy ;
chez l'helléniste Gail, qui lui fit mettre en musique, ainsi
qu'à Cherubini, plusieurs odes grecques pour sa belle tra-
duction d'Anacréon *, un peu plus tard, après le 18 brumaire,
on le vit aussi fort assidu aux réceptions de Joséphine et
du Premier Consul, qui l'avaient pris l'une et l'autre en
affection toute particulière.
Puis, Méhul était un des familiers des charmantes réunions
hebdomadaires du grand violoniste Rodolphe Kreutzer,
réunions auxquelles l'esprit et la grâce de Mme Kreutzer et de
sa belle-sœur donnaient un prix inestimable, et où il se ren-
contrait avec Kreutzer cadet (Auguste), avec le poëte Vigée,
frère de Mmc Lebrun, avec un autre poëte, Saint-Victor,
avec le librettiste Marsollier, l'un de ses collaborateurs,
avec le vaudevilliste Vieillard, avec son ami Pradher, le
compositeur, et quelques autres. C'est là surtout, dans cette
maison intime et hospitalière, que Méhul donnait carrière
à son incomparable talent de conteur, en inventant les his-
toires de revenants et de spectres les plus étranges, ou en
se livrant aux récits les plus bizarres et les plus incohérents.
Il passait aussi, nous l'avons vu, avec Hoffman et Arnault,
de nombreuses soirées chez M. et Mme d'Avrigny, où il était
toujours accueilli avec joie. Un certain sentiment tendre lui
faisait fréquenter encore l'atelier du peintre Ducreux,
fameux à cette époque, qui demeurait à l'hôtel d'Angivil-
liers; Ducreux, homme peu instruit et assez médiocre en
152 MÉHUL
dehors de son art, avait une femme charmante et deux filles
qui ne le cédaient en rien à leur mère ; grâce à elles sur-
tout, sa maison était le rendez-vous des artistes, des gens
de lettres, de nombre d'hommes distingués dans tous les
genres, et l'on y trouvait tour à tour La Harpe, Deinous-
tier, Fontanes, La Chabeaussière , Piccinni, le général
Clarke, Castil-Blaze, Deschamps le vaudevilliste, Coupigny
le chansonnier, Sophie Arnould, Mme Kécamier.... C'est à
Ducreux qu'on doit le plus joli portrait qui nous reste de
Méhul, qu'attirait chez lui la présence de Mlle Clémence
Ducreux, dont la radieuse beauté, dit-on, ne le laissait pas
insensible, mais que ses hommages laissaient malheureuse-
ment indifférente. Puis encore, Méhul était l'un des assi-
dus des soupers de Talma, ces soupers qui réunissaient
tant d'hommes célèbres dans toutes les branches de l'art :
les peintres Gérard, Gros, Girodet, Guérin, les sculpteurs
Bosio, Cartellier, Lemot, Ch. Dupaty, les comédiens Du-
gazon, Michot, Baptiste, Potier, les poètes Legouvé, Ducis,
Marie-Joseph Chénier, Alexandre Duval, Arnault, Luce de
Lancival, Bouilly, les compositeurs Cherubini, Catel, Boiel-
dieu, Lesueur, etc.
Il n'est pas besoin de dire que Méhul était lié d'une
intime affection avec la plupart de ses confrères, même
ceux qui dès longtemps l'avaient précédé dans la carrière,
et qui subissaient malgré tout l'ascendant de son génie et
le prestige des heureux dons dont la nature l'avait comblé.
Particulièrement, Gossec, son aîné de plus de trente ans,
éprouvait pour lui le plus vif attachement, lui vouait une
admiration sans réserve, et il le prouva un jour, comme
nous le verrons plus loin, d'une façon éclatante. Méhul était
fraternellement uni avec Berton, Jadin, Pradher, Boiel-
dieu, surtout avec Cherubini, chez lequel le voisinage
l'amenait constamment, tous deux, en qualité d'inspecteurs
de l'enseignement au Conservatoire, logeant chacun dans
un des appartements qui bordaient cette immense cour des
Menus-Plaisirs, réduite depuis d'une façon ridicule, mais
qui occupait alors tout l'espace qui sépare la rue Bergère
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 153
de la rue Richer *. C'est une amitié profonde aussi qui
l'unissait à Rouget de Lisle; amitié dont témoigne cette
dédicace, placée par l'auteur de la Marseillaise en tête de
ses Essais en vers et en prose, qui parurent vers la fin
de 1796 2:
A MÉHUL.
Reçois, ami, ce tribut de l'estime et de l'admiration.
Une âme fière et sensible, des talens sublimes, la dignité du véritable
artiste, tels sont les titres auxquels il est offert. Qu'ils sont beaux, com-
parés à ces titres mensongers qui jadis attiraient tous les hommages,
auxquels j'eusse peut-être sacrifié comme tant d'autres, mais qu'enfin
je sais apprécier.
Chantre d'Euphrosyne, d'Adrien, de Stratonice et de Mélidore, tu
es l'orgueil de tes rivaux; ton siècle te contemple; la postérité t'appelle.
Puisse la couronne qu'elle te destine s'embellir à tes yeux par cette fleur
qu'y ajoute l'amitié.
Joseph Rouget de Lisle.
Enfin, Méhul trouvait aussi d'excellents amis parmi les
chanteurs de ce temps, interprètes de ses œuvres et admi-
rateurs de son génie; une lettre toute expansive et toute
1 Boieldieu professait un véritable culte pour Méhul, aussi bien que
pour Cherubini, et leur dédia en ces termes sa belle partition de Zoraïme
et Zulnare: — « Souffrez que vos noms aimés des arts se lisent à la tête
de cet ouvrage. C'est en vous prenant pour modèles que j'ai obtenu le
succès dont le public a daigné le couronner. J'admirai longtemps vos
chefs-d'œuvre avant d'en connaître, d'en chérir les auteurs, et si le sen-
timent profond du vrai beau peut donner l'espoir d'y atteindre, je devrai
peut-être mon talent à l'enthousiasme que m'inspirent les vôtres. »
2 Paris, impr. Didot l'aîné, in-8, an V. 1796. — Méhul répondit à cette
dédicace par une lettre dont je n'ai pas malheureusement le texte, mais
qui a été ainsi analysée dans un catalogue d'autographes : « Belle et cu-
rieuse lettre, toute relative à un ouvrage de Rouget de Lisle, dans lequel
il fait son éloge. C'est un honneur trop grand pour lui; il ne sera jamais
digne du rang qu'il lui assigne ; que vont dire ses nombreux détracteurs ?
Il le conjure de ne pas adresser son épître à ses collègues ; car il serait
fort embarrassé devant eux s'ils connaissaient les éloges qu'il lui prodigue ;
il ajoute : cependant {je te le dis tout bas) ne la supprime pas. Ta sais que
jai la folie de sauver mon nom de V oubli, eh bien! si mes ouvrages ne peu-
vent parvenir a Ce but, tu auras fait en un instant ce que je n'aurai pu faire
dans toute ma vie. » (Catalogue de lettres autographes vendues le 26 no-
vembre 1883. Paris, Eug. Charavay. in-8.)
154 MÉHUL
charmante nous a montré dans quels termes affectueux il
se trouvait avec Mme Saint- Aubin et son mari; Arnault, de
son côté, nous a fait connaître ses relations d'intimité avec
Mine d'Avrigny, un fait particulier nous prouve l'amitié
qu'il inspirait à Elleviou, qui, pour lancer une de ses ro-
mances, ne vit rien de mieux que de l'intercaler et de la
chanter, en s'accompagnant lui-même au piano, dans un
petit opéra-comique de Jadin, le Caboteur, représenté au
commencement de 1795 4. Martin ne lui était pas moins
dévoué, et Gravaudan, ainsi que sa femme, l'avaient en
grande affection.
Je crois que c'est à cette époque, ou approchant, qu'il
faut placer le mariage de Méhul avec la fille du docteur
Gastaldy. Ce médecin était un type d'excentrique assez
accompli. Fils d'un praticien habile dont il avait hérité la
clientèle à Avignon, sa ville natale, il était avant tout
homme de plaisir, très lancé dans le monde, et, gourmand
comme pas un, s'occupait beaucoup plus de gastronomie
que de science ; aussi devint-il, à Paris, l'émule et l'ami
de Grimod de la Reynière, qui, en 1806, lui consacra une
longue chronique nécrologique dans son Almanoch des
gourmands. Ce n'est pas là toutefois qu'il faut chercher à
le connaître, mais dans le portrait peu flatté, quoique fort
ressemblant, qu'a tracé de lui un de ses biographes : —
« Grastaldy, gai, vif, sémillant, était le médecin à la mode,
le médecin de toute l'aristocratie avignonnaise. Ce fut lui
qui le premier renonça à la grande perruque, à l'habit noir,
à la canne à bec de corbin, à tout l'attirail grave etpédan-
tesque de la vieille faculté. . . Grastaldy vint [en 1790] à
Paris, où il eut le bonheur de se former une assez belle
1«... Le citoyen Elleviou, jouant le rôle de Solfa dans cet ouvrage, au
moment où il se trouve seul, pendant que Franval et Rosalie sont alle's à
la pièce nouvelle, et avant que Dolmène vienne l'engager à cabaler contre
cette pièce, chante, avec beaucoup de goût et de grâces, une romance
qui se trouve sur un piano, duquel il s'accompagne. C'est la Réponse du
vieux pasteur, paroles du citoyen Coupigny, musique du citoyen Méhul...»
{Journal des Théâtres, du 29 nivôse an III.)
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 155
clientèle aux dépens des médecins qui, pour s'être montrés
partisans des idées de réforme, avaient été quittés par les
vieilles duchesses du faubourg Saint-Germain ; mais l'émi-
gration, les incarcérations enlevèrent à Grastaldy la plupart
de ses nobles pratiques. Il avait dissipé par ses prodigalités
une fortune assez considérable. Un administrateur des
postes, son compatriote, le fit nommer, sous le gouverne-
ment directorial, médecin de cette administration. Il la
perdit par sa négligence. Passant les journées à table, les
nuits au jeu et les matinées au lit, il abandonnait le soin
de ses malades, et fut plus assidu aux banquets de légiti-
mations gastronomiques qu'aux conférences médicales. Ses
idées d'ailleurs n'étaient pas toujours assez nettes pour
qu'il fût en état de donner des consultations. Ce fut à
cette époque que sa fille unique épousa le célèbre com-
positeur Méhul. Cette union, dont l'orgueil du docteur
ne fut pas flatté, aurait pu cependant relever sa fortune,
si la mésintelligence ne s'était mise entre les deux
époux * ... »
Ce mariage fut malheureux en effet. En présence d'une
telle insouciance des lois les plus élémentaires de la vie,
il est permis de supposer que le docteur Gastaldy man-
quait de certaines qualités indispensables au père de fa-
mille, et que l'éducation de sa fille avait pu s'en ressentir
quelque peu ; sans compter que celle-ci pouvait bien avoir
hérité du manque d'équilibre dans l'esprit qui semblait
caractériser le tempérament du médecin gastronome et obli-
térer ses facultés morales. Toutefois, M1Ie Grastaldy avait
reçu une instruction très soignée. Petite, mignonne, d'une
physionomie très vive, elle se faisait remarquer par son in-
telligence et parlait couramment plusieurs langues. C'est
d'elle, m'a-t-on dit, que Méhul apprit l'italien. Par malheur,
que ce fût la faute de l'un, ou de l'autre, ou de tous deux
ensemble, une complète incompatibilité d'humeur ne tarda
pas à se déclarer entre les deux époux, et l'existence com-
1 Biographie universelle et portative des Contemporains.
156 MÉHUL
mune devint bientôt fort difficile, en attendant qu'elle fût
insupportable.
En ce qui la concerne, un trait du caractère de Mme Méhul
pourra donner une idée du peu de souplesse qu'elle
devait apporter dans les relations conjugales. Mais il est
nécessaire de faire connaître tout d'abord ce qu'étaient
l'intérieur et la maison de Méhul à l'époque de son mariage.
C'est Cherubini qui va nous éclairer à ce sujet, grâce à
une notice écrite par lui sur son ami et qui contient les
détails intéressants que voici * :
. . . Méhul aimait tendrement tous ses parents. Je l'ai vu pleurer
amèrement à la mort de son père, en 1807, et à celle de sa mère, en
1812. Depuis son départ de Givet pour venir à Paris, il n'était, à ma
connaissance, retourné que deux fois dans sa ville natale pour les revoir;
j'ignore s'il y avait été encore auparavant. En conséquence de cet at-
tachement envers tous ses proches, et se trouvant dans une position
assez aisée, il appela sa tante, Madlle Keuly, sœur de sa mère, et déjà
avancée en âge, pour s'établir près de lui. Elle arriva à Paris en 1797,
et ne le quitta plus que lorsqu'elle mourut en 1816, un an avant que la
mort ne le frappât à son tour. Méhul n'avait qu'une sœur, qui avait épousé
M. Daussoigne; deux garçons étaient le fruit de cette union. Méhul,
toujours porté par sa tendresse à être utile à sa famille, fit venir à Paris
l'aîné de ces deux enfants, pour veiller lui-même à son éducation, lui
procurer un état, et pour avoir dans son intérieur une personne de plus
dont il serait aimé. Ce neveu arriva en 1798 2. Gomme il était alors
1 Cette notice de Cherubini sur Méhul, dont la famille a bien voulu me
communiquer le précieux autographe, me paraît avoir été écrite au mo-
ment de la mort de l'auteur de Joseph, sur la demande de Quatremère de
Quincy. Celui-ci, secrétaire perpétuel de l'Académie des Beaux-Arts, était
chargé par ce fait de prononcer en séance publique l'« éloge » de Méhul,
et je pense que, pour plus de sincérité, il avait demandé à Cherubini des
notes sur l'admirable artiste qui avait été son ami le plus cher en même
temps que le plus dévoué. Ces notes constituent presque une notice en
forme, qui, à part quelques erreurs inévitables, est pleine d'un intérêt
d'autant plus grand que Cherubini y exprime ouvertement son opinion
sur la plupart des œuvres de Méhul. Je ferai plus d'un emprunt, par la
suite, à ce document d'une valeur toute particulière.
2 II y a vraisemblablement ici quelques erreurs compréhensibles de
détail, qui ne touchent en rien d'ailleurs à l'exactitude du fait en lui-
même. Dans sa Notice sur Joseph Daussoigne Méhul lue par lui à l'Acadé-
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 157
fort jeune, son oncle le plaça dans les classes du Conservatoire, où il
apprit la musique, le piano et l'harmonie. Après que le jeune Daus-
soigne eût remporté le 1er prix dans chacune de ces parties de l'en-
seignement, son oncle lui donna des leçons de composition jusqu'à
l'époque où Daussoigne, ayant remporté le 1er grand prix à l'Institut,
il partit pour Rome. Par la suite des temps, et lorsqu'il eut atteint l'âge
convenable, Méhul fit venir à Paris son second neveu, pour lequel il
avait réussi à obtenir une place à l'École militaire de Saint-Cyr. Il paya
sa pension tout le temps qu'il y resta, l'équipa lorsqu'il fut nommé sous-
lieutenant, et lui remit encore un billet de 500 francs le jour du départ
pour la campagne où eut lieu la malheureuse retraite de Moscou. Ce
pauvre garçon a péri dans cette campagne. Ces dépenses employées
par Méhul en faveur de tout ce qui composait sa famille font connoître
l'attachement qu'il avait pour elle, et prouvent en même teins son
penchant à faire du bien. Je puis affirmer, par plusieurs circonstances
qui sont à ma connoissance, que malgré qu'il fût plus qu'économe de
son naturel, sa bourse s'ouvrait aisément pour aider ceux qui s'adres-
saient à lui dans leurs besoins.
De ce qui précède il résulte que, à l'époque de son
union avec Mlle Gastaldy, Méhul avait auprès de lui sa
tante et son neveu, lequel alors devait être âgé de neuf
ou dix ans. De son côté, la jeune Mme Méhul, peu de temps
après son mariage, attirait auprès d'elle une de ses amies,
qui prenait pied aussitôt dans la maison, s'y installait à
demeure et vivait dans la communauté. Les deux jeunes
femmes, toujours ensemble, toujours l'une auprès de l'autre,
ne se quittaient jamais un instant, ce qui, on le comprend
facilement, n'était pas sans fatiguer, sans agacer quelque peu
Méhul, assez irritable de sa nature, et dont les observations
à ce sujet restaient d'ailleurs sans effet aucun ; de plus,
elles ne s'accordaient pas toujours avec la bonne tante,
qu'on appelait « la tante Keuly, » excellente femme qui
mie royale de Belgique (1882), M. Théodore Radoux, très bien informé, a
pu dire avec précision: — «....Méhul, étant un jour de passage en cette
ville (Grivet), désira entendre notre jeune musicien. Frappé des disposi-
tions musicales vraiment extraordinaires et de l'intelligence précoce de
celui-ci, il demanda à son beau-frère de lui confier l'enfant. M. Daussoigne
père y consentit de grand cœur, et, le 5 février 1796, Méhul partit pour
Paris, accompagné de son neveu, alors âgé de six ans. »
158 MÉHUL
adorait Méhul et qui peut-être se permettait parfois quel-
ques remarques qui n'étaient point du goût de la jeune
épouse. C'est ici que se place l'incident dont je voulais
parler. La tante Keuly avait un chien, souvenir du pays
natal, et ce chien, qu'elle affectionnait, déplaisait fort,
paraît-il, à Mme Méhul. Que fit celle-ci? Un jour que
Méhul était sorti, et que la tante, laissant son chien à la
maison, s'était un instant absentée, elle se fit aider de
son amie, devenue sa complice, toutes deux emmenèrent la
pauvre bête, et cruellement l'allèrent noyer dans la Seine.
On devine aisément ce qui put s'ensuivre, et la scène que
dut provoquer une méchanceté si gratuite, doublée d'un
manque absolu de respect. Des algarades de ce genre nais-
sant de telle ou telle cause, se renouvelaient souvent, dit-on
la vie intérieure devenait de plus en plus impossible, si
bien que sans bruit, sans scandale, sans éclat, un jour vint
où l'on se sépara d'un commun accord. Ce jour-là la
maison de Méhul redevint tranquille ; mais il est permis
de supposer que les suites déplorables de cette funeste union
ne furent pas sans exercer une influence fâcheuse sur le
caractère de Méhul, déjà naturellement porté à la mélan-
colie, sinon à la misanthropie. Avec sa nature un peu sombre
son tempérament délicat, sa santé toujours précaire, Méhul
eût eu besoin d'une compagne tendre, douce, dévouée,
fidèle, qui l'entourât de soins et de prévenances, qui vécût
de sa vie, qui partageât ses joies et ses douleurs, réchauf-
fant d'un rayon de soleil et de jeunesse cet esprit parfois
ombrageux et maladif, qui comprît enfin tout ce que son
âme aimante avait de bon, de noble, de fier et de géné-
reux. Au lieu de cela, il retomba dans l'isolement, dans
un isolement qui empoisonna son existence et pesa de la
façon la plus cruelle sur le reste de ses jours *.
1Mme Méhul (elle s'appelait Marie-Magdelaine-Joséphine Gastaldy)
survécut quarante ans à son mari. Elle s'était retirée à Lyon, où elle
mourut, confite en dévotion, le 19 mai 1857. Jamais elle ne prononçait le
nom de son mari, dont la gloire la laissait profondément indifférente;
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 159
Je ne sais si c'est à ses chagrins domestiques ou à ses
relations mondaines qu'il faut attribuer le silence gardé
par Méhul à cette époque ; toujours est-il qu'il resta pen-
dant dix-huit mois éloigné de la scène, ce qui n'était point
dans ses habitudes. Encore, lorsqu'il y reparut, fut-ce avec
un ouvrage écrit par lui depuis plus de sept ans, un
ouvrage dont les destinées, vraiment singulières, furent
plus tourmentées encore que celles de Timolêon, d'orageuse
mémoire, puisque celui-ci avait pu voir le jour après quel-
ques mois d'interdiction, tandis c^jl Adrien, défendu une
première fois en 1792, avant d'être offert au public, permis
en 1799, fut défendu de nouveau après quelques représen-
tations et ne put être remis à la scène que l'année suivante.
Mais cette histoire est trop curieuse, trop étrange pour ne
pas être racontée dans tous ses détails.
Lorsqu'à la suite du triomphe remporté par Euplirosine
au théâtre Favart, l'Opéra s'était enfin décidé a monter
Cor a , dont il détenait la partition depuis plusieurs années,
le peu de succès obtenu par cet ouvrage ne l'empêcha pas
d'accueillir un nouvel opéra en trois actes, intitulé Adrien,
empereur de Home, qui lui était présenté précisément par
les heureux auteurs d' ÛEuphrosine, Hoffman et Méhul. Le
poème d7 Adrien était une imitation libre, presque une tra-
duction d'un des meilleurs livrets de Métastase, Adriano
in Stria. Mais, mettre un empereur en scène au moment
où l'on rêvait d'abattre la royauté, montrer au public le
jamais elle ne consentit même à recevoir personne de la famille de
Méhul, quelques efforts qui aient été faits en ce sens auprès d'elle. Lorsque
le grand homme mourut (1817), et qu'elle en eût été informée, elle s'em-
pressa de venir à Paris. Seule héritière légale, elle se rendit au domicile
de Méhul, emballa, empaqueta tout (entre autres les manuscrits, dont quel-
ques-uns sont aujourd'hui entre les mains de M. l'abbé Neyrat, maître de
chapelle honoraire de la primatiale de Lyon), et, après avoir rempli un
grand nombre de malles, repartit vite pour Lyon, emportant tout son butin.
Méhul ne laissait du reste qu'une fortune modeste, dans laquelle se trouvait
comprise la petite maison qu'il avait achetée à Pantin, maison accompagnée
d'un jardin où il se livrait à ses goûts bien connus pour l'horticulture, et
surtout pour les tulipes, qu'il aimait avec une véritable passion.
160 MÉHUL
triomphe d'un conquérant couronné alors qu'on s'efforçait
d'annihiler la puissance et l'autorité souveraines, offrir aux
yeux de tous le luxe et la pompe de ce triomphe impérial
quand on réduisait à leur minimum les attributs de la
majesté royale, — tout cela parut monstrueux à quelques-
uns, qui crurent ou firent semblant de croire que l'auteur
avait voulu réagir contre les idées dominantes et remonter
le courant de l'opinion populaire ; on prétendit, en un mot,
que son œuvre était une œuvre anti-révolutionnaire. Or il
est bien certain que telle n'était pas l'intention d'Hoff-
man : indépendant et courageux comme il l'était, il l'au-
rait déclaré bien haut si telle eût été la vérité ; il s'en
défendit ouvertement, et on pouvait l'en croire. Cela n'em-
pêcha pourtant pas les critiques de se faire jour, et, comme
la sottise humaine n'a pas de bornes une fois qu'elle est
lancée, on alla jusqu'à dire que les chevaux blancs qui,
sur la scène de l'Opéra, devaient orner le triomphe
d'Adrien, sortaient des écuries de la reine Marie-Antoinette,
et que c'était là une audace ajoutée à tant d'autres. Bref,
l'opinion s'émut, tout Paris s'occupa de cette affaire, les
journaux en glosèrent à l'envi, et cela tant et si bien qu'Hoff-
man enfin finit par s'émouvoir lui-même, et crut utile de
prendre la parole pour défendre son œuvre, rétablir les
faits, détromper le public et proclamer la vérité. Voici donc
la lettre qu'il adressa aux rédacteurs du Journal de Taris,
et que celui-ci publia dans son n° du 3 mars 1792 :
Messieurs
On a répandu faussement que l'opéra à' Adrien contient des opinions
contraires au nouvel ordre de choses. Ce bruit, quoique dénué de fon-
dement, alarme l'administration de l'Opéra. Les ennemis du repos
public attendent, dit-on, la première représentation de cet ouvrage
comme un prétextée exciter des troubles, et ils y apporteront cet esprit
de parti qui est aussi funeste aux lettres qu'à l'Etat.
J'étois loin de penser qu'un opéra (genre d'ouvrage le plus frivole de
la littérature) deviendroit un sujet d'inquiétude publique; mais sans
trop croire à des bruits dont on s'est trop effrayé, je dois dissiper tous
les soupçons par une déclaration simple et franche.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 161
L'opéra intitulé Adrien, empereur de Rome, est imité et traduit en
partie de YAdriano inSiria de Métastase; fait avant la Révolution, il
n'a pu être destiné à produire un choc d'opinions funeste; une intrigue
d'amour, peu de scènes, des danses, du spectacle, voilà tout ce qui le
compose, et certes tout cela n'est guère propre à servir l'espoir des mal-
veillans. Les seuls vers qui puissent s'appliquer aux circonstances sont,
par un heureux hasard, aussi constitutionnels que s'ils eussent été faits
à dessein; mais en cela même je ne mérite aucun éloge, car ces vers
sont presque littéralement traduits de Métastase; le reste de l'ouvrage
n'a aucun rapport direct ni indirect à la Révolution, et toutes les appli-
cations que l'on pourroit y faire ne seroient que des allusions ridicules
et forcées.
Je n'ignore pas que quand le mauvais goût et la méchanceté s'en
mêlent, tout peut devenir un sujet de comparaison, et partout où il y
aura des rois, des empereurs, des princes et des consuls, l'esprit de parti
trouvera toujours à flatter ou à mordre; mais l'opéra d'Adrien ne peut
fournir des allusions qu'à des personnes qui seroient décidées à en trouver
par-tout, et dans ce cas même elles seroient de nature à ne blesser
personne.
Et si, pour achever de détruire une impression défavorable, il faut
exposer mon opinion tout entière, je dirai avec la même franchise
que j'estime peu les auteurs qui, adroits seulement à épier les événe-
mens, se composent une physionomie sur l'inconstance de l'opinion,
qui, tour-à-tour souples ou audacieux, flattent et outragent tour-à-tour,
qui calculent leurs succès et leurs profits sur le malheur même des cir-
constances, et qui fondent leurs espérances sur les troubles qu'ils
peuvent causer. Pour moi, j'ai dû compter, je compte sur la droiture
du public et non sur l'opinion de quelques individus. D'après cette
assertion, s'il reste encore quelques doutes à ceux qui ont pu me soup-
çonner, je leur déclare qu'à dater de demain dimanche 4, les scènes
d'Adrien se distribueront à la porte de l'Opéra, et tout le monde pourra
lire l'ouvrage et le juger.
Hoffman.
Malgré la netteté de cette protestation fort légitime,
Adrien allait être l'objet d'une mesure de rigueur toujours
injustifiable, et qui, dans l'espèce, était aussi maladroite
qu'incompréhensible. Les études de l'ouvrage étaient fort
avancées, et depuis le 25 février l'administration de l'Opéra
faisait insérer dans les journaux, à la suite de ses pro-
grammes, une note annonçant en ces termes sa prochaine
apparition : « En attendant la lrc représentation d'Adrien,
11
162 MÉHUL
empereur de Borne, opéra en trois actes, parole de M. Hoff-
man, musique de M. Méhul. » Cette note, publiée chaque
jour jusqu'au 13 mars, disparaît tout à coup à partir du
14, et l'on ne parle plus d'Adrien. Que s'était-il donc passé ?
Ce procès-verbal d'une séance tenue le 12 mars par la
municipalité de Paris va nous l'apprendre :
MUNICIPALITÉ DE PARIS
Du 12 mars 1792, Van 4e de la Liberté.
Sur le compte rendu par les administrateurs au département des
Etablissemens publics, de l'intention où ils seroient de faire jouer
l'opéra d'Adrien.
Le corps municipal, après avoir entendu le Procureur de la Com-
mune;
Considérant qu'on a répandu sur cet ouvrage les impressions les plus
défavorables ;
Que sa représentation pourroit être le prétexte d'un rassemblement
et des troubles qu'on voudroit occasionner, soit par des applications
relatives aux circonstances actuelles, soit par tout autre motif;
Considérant qu'il est de la sagesse de la municipalité de prévenir
toute sorte d'excès, pour ne pas se trouver dans la dure nécessité de
les réprimer;
Arrête que l'opéra d'Adrien ne sera pas joué tant que ce spectacle
sera à la charge de la municipalité.
Signé : Boucher Saint-Sauveur, doyen d'âge, président.
De Joli, secrétaire-greffier 1.
Le coup était dur pour les auteurs ; mais Hoffman n'était
pas homme à le supporter sans répondre, et nous allons
voir qu'il le fit de la bonne encre. Il avait beau jeu d'ail-
leurs, car, non seulement la mesure était arbitraire, par
conséquent injuste, mais elle faisait à la ville de Paris une
situation étrange en cette affaire. Depuis 1789 la Ville
était, ainsi qu'en témoigne le procès-verbal, la véritable
directrice de l'Opéra, qu'elle faisait gérer, en son nom et
1 Le texte de ce procès-verbal était publié dans le Journal de Paris du
15 mars. Il ne se trouve pas au Moniteur, qui d'ailleurs n'avait pas encore
la qualité de journal officiel.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 163
sous sa responsabilité, par deux administrateurs ; de sorte
qu'elle prenait, en qualité de pouvoir public, une résolu-
tion qui portait le préjudice le plus grave à ses intérêts
comme entrepreneur théâtral, puisqu'elle avait dépensé
200,000 francs et plusieurs mois de travail pour la mise à
la scène d'un ouvrage que, maintenant, elle se défendait à
elle-même de présenter au public. On conviendra que le
fait était au moins original.
Il n'échappa pas à Hoffman, comme on peut le penser,
et la preuve s'en trouve, abondante, dans le Mémoire qu'il
adressa à Pétion, maire de Paris, naturellement respon-
sable des actes de la municipalité, pour protester contre
l'interdiction dont la pièce était l'objet. Quelle que soit
l'étendue de ce document, il me paraît trop intéressant
pour que je puisse me dispenser de le reproduire ici, au
moins en partie. En voici le début :
Mémoire
adressé à Monsieur le Maire de Paris par l'auteur de
V opéra d'Adrien.
Monsieur le Maire,
Permettez-moi de vous adresser des réclamations sur l'arrêté du
corps municipal relativement à l'opéra d'Adrien, dont je suis l'auteur.
Des bruits injurieux se sont répandus sur cet opéra. Sans examiner
si des bruits suffisentpour faire défendre la représentation d'un ouvrage,
j'ai pris le parti de le faire imprimer, de le livrer à la censure publique,
la seule qui puisse exister et, dans un écrit répandu avec profusion,
j'ai protesté contre les intentions que l'on me prêtoit, et j'ai prouvé
qu'une pièce de théâtre faite avant la révolution, et traduite de
Métastase, ne pouvoit avoir été composée dans le dessein d'insulter à la
constitution.
La municipalité étoit déjà chargée de l'administration de l'Opéra,
quand cet ouvrage a été reçu; ou plutôt ce sont les officiers muni-
cipaux, directeurs de l'Opéra, qui ont reçu Adrien. Depuis" dix-huit
mois cette pièce est adoptée, on a eu plus que le temps nécessaire
pour s'apercevoir si elle étoit écrite dans un sentiment contraire au
nouvel ordre de choses : on a eu le loisir de remarquer toutes les
opinions dangereuses qu'elle pouvoit contenir. Cependant la muni-
cipalité ne Ta point rejetée, on a même fait 200,000 francs de dépenses
164 MÉHUL
pour la mettre au théâtre, on a paisiblement laissé achever toutes les
répétitions; et lorsque l'ouvrage est prêt à paroître sur la scène, lorsque
l'auteur, en le livrant à l'impression, a prouvé la fausseté des reproches
qu'on lui faisoit; lorsque le public désabusé a lu l'ouvrage sans réclamer
contre lui; lorsque tous les officiers municipaux en ont tenu et lu les
exemplaires sans les faire dénoncer, la municipalité effrayée de quel-
ques lettres anonymes, de bruits vagues et des déclamations de quel-
ques malveillans, la municipalité, dis-je, contre les lois et les formes,
empêche arbitrairement que la pièce soit représentée. Et ce qui est
plus cruel pour moi, parle laconisme de son arrêté, elle laisse subsister,
elle semble même confirmer des calomnies odieuses, et compromet par
là mon honneur, mon bien-être et ma sûreté. Je dis ma sûreté, car
si la municipalité déclare qu'elle rejette Adrien par rapport aux
troubles qu'il peut causer, qui osera le jouer sur son théâtre? El,
s'il est de nature à ce qu'on n'ose pas le jouer, qui peut oser
l'avoir fait?
C'est à vous, monsieur le Maire, que j'adresse ma plainte, parce que
vous êtes plus que personne en état d'en sentir la justice ; et je vous
parlerai comme je le ferois au corps municipal tout entier.
Dans cette circonstance, vous avez à mes yeux trois caractères
distincts. Je vois d'abord en vous M. Pétion, qui a été un des plus zélés
défenseurs de la liberté de la presse, de la liberté indéfinie, et qui a
tant contribué à faire abolir toute censure préalable, censure que vous
avez reconnue odieuse et indigne d'un peuple libre. Vous êtes ensuite
à mes yeux le chef du corps municipal chargé de la police de la ville de
Paris. Enfin, vous êtes pour moi le premier administrateur de l'Opéra,
puisque la municipalité a l'entreprise de ce spectacle.
Comme M. Pétion, il est impossible que vous approuviez un acte
d'autorité contraire à une loi connue, et vous savez mieux que personne
que nul ouvrage ne peut être proscrit et prohibé, sans que préablement
dénonciation en soit faite et jugement porté.
Lorsque vous étiez membre de l'Assemblée constituante, vous avez
énoncé et fait adopter, sur la liberté indéfinie de la presse, une opinion
qui est devenue une loi pour toute la France. C'est cette loi que je
réclame, monsieur, et je l'invoquerai jusqu'à ce qu'on m'ait prouvé que
la loi n'est puissante que contre la foiblesse et qu'elle reste foible
devant la violence.
Si c'est comme chef de la municipalité que vous avez défendu la
représentation d'Adrien, permettez-moi de vous dire que vous n'en
aviez pas le droit. La loi est formelle, la voici: Les officiers munici-
paux ne pourront pas arrêter ni défendre la représentation d'une
pièce, sauf la responsabilité des auteurs, etc. Rien de plus précis que
ce texte; il est sans ambiguïté, et n'a pas besoin d'interprétation. Je le
répète donc , le corps municipal a fait une démarche inconsidérée,
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 165
en arrêtant une pièce sans l'avoir fait d'abord dénoncer et juger, et,
dans ce cas, j'ai un juste recours aux autorités supérieures.
Si c'est comme entrepreneur et administrateur de l'Opéra que vous
avez pris l'arrêté du 12 mars, j'ai bien plus de réclamations à vous faire.
Dans le cas où mon ouvrage cessoit de vous convenir, vous, directeur
de spectacle, vous deviez simplement me rendre mon manuscrit, sans
l'entacher d'aucune observation défavorable, sans parler des troubles
qu'il peut causer, car ce motif appartient au municipal et point au
directeur: vous deviez me le rendre en toute propriété, me laisser la
liberté de le porter à un autre théâtre, et vous soumettre à une indem-
nité, telle que vous en auriez exigé de moi, si j'avois moi-même retiré
mon ouvrage; vous deviez enfin agir comme la Comédie françoise ou
italienne, quand elle rend à un auteur la pièce qu'elle ne veut pas
jouer.
Rien de tout cela n'a été fait, mais bien tout ce qui pouvoit me
nuire.
Vous avez donné de la publicité à la séance qui défend l'opéra
d'Adrien. Vous avez parlé dans l'arrêté des impressions défavorables
qu'on en a reçues ; vous avez excipé des troubles qu'il peut causer,
vous avez pris contre lui un arrêté d'éclat, vous ne m'avez pas rendu
la propriété de mon ouvrage, vous n'avez stipulé aucune indemnité
envers l'auteur; il est donc clair que vous avez agi en municipal et
non en directeur de spectacle.
Il est impossible, monsieur, que vous veuilliez excuser un acte
aussi arbitraire, si contraire surtout à la probité de M. Pétion, à
l'intégrité de M. le maire de Paris, et à la loyauté d'un adminis-
trateur.
J'ai donc, sous ces rapports, un triple droit de vous demander que
vous ayez la bonté de me déclarer si l'arrêté du 13 mars émane du
corps municipal ou de la direction de l'Opéra. Dans le premier cas,
vous m'approuveriez sans doute de recourir en homme franc et libre
aux autorités supérieures pour y invoquer la protection de la loi ;
dans le second, je vous redemande un ouvrage que vous avouez ne
vouloir pas faire représenter, je vous le redemande avec l'indemnité
qui m'est due, et avec une déclaration qu'en le rejet%nt vous n'avez
pas prétendu le dévouer à la réprobation publique....
Hoffman continuait d'accumuler les arguments en faveur
de la thèse qu'il soutenait avec tant de vigueur et de cou-
rage. Il n'obtint pourtant pas la justice qu'il réclamait ;
l'arrêté qui frappait Adrien ne fut pas rapporté, et l'in-
fortuné demeura condamné au silence et à l'obscurité. Je
ne sais si le Mémoire d' Hoffman fut publié alors, selon
166 MÉHUL
une menace qui y était contenue ; mais on en trouvera le
texte complet dans le troisième volume de l'édition des
Œuvres du poète qui fut donnée après sa mort.
Mais Adrien n'était pas au bout de ses tribulations. Après
la chute et la mort de Robespierre, à la suite du 9 ther-
midor, Sageret, alors directeur du théâtre Feydeau, mani-
festa l'intention de le monter sur ce théâtre et s'entendit
à ce sujet avec les auteurs, qui lui confièrent volontiers les
destinées de leur œuvre. On vit alors l'Opéra, jouant le
rôle du chien du jardinier, revendiquer un droit de pro-
priété sur cette œuvre, et, ne la jouant pas lui-même,
émettre la prétention d'empêcher un autre de se l'appro-
prier. Peu endurant de sa nature, mais toujours maître de
lui, Hoffman prit encore la plume à cette occasion, et
publia la déclaration très catégorique que voici * :
L'opéra d'Adrien^ dont la commune du 2 septembre a empêché
les représentations, et auquel l'auteur n'a rien voulu changer, parce
qu'il n'y avoit rien vu de coupable, appartient aujourd'hui au théâtre
Feydeau. Cet ouvrage, tant calomnié et tant désiré, n'a mérité
Ni cet excès d'honneur, ni cette indignité.
On a voulu me forcer à retrancher ou à refaire quelques vers de
cet ouvrage. Des conseils littéraires m'auroient trouvé docile ; des
ordres despotiques m'ont trouvé inflexible. M'ordonner de travailler,
c'étoit me condamner à la paresse.
Quand le public, qui seul est mon juge, désapprouvera quelques
scènes de mon ouvrage, ces scènes disparaîtront ; si l'autorité s'en
mêle, les scènes resteront, fussent-elles mauvaises, et mon opiniâtreté
lassera même la tyrannie.
Au théâtre Feydeau, cet ouvrage prouvera que ses admirateurs et
ses détracteurs ont également eu tort de s'échauffer sur un si petit
sujet ; mais il prouvera du moins que l'auteur fera plutôt mille
mauvais vers qu'une bassesse.
On répand que l'Opéra a des droits sur cet ouvrage ; oui, sans
doute, il en a, si les mauvais procédés, l'esprit de jacobinisme et
la barbarie sont encore des droits. Qu'il vienne les faire valoir, je
l'attends !
1 J'emprunte encore ce petit document aux Œuvres d'Hoffman; il est
contenu dans la notice placée en tête du livret à' Adrien.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 167
On a dit que les auteurs d'Adrien avaient reçu des avances sur cet
ouvrage. Ceux qui répandent ce bruit sont aussi vils que les munici-
paux qui régnaient alors. Pour moi je n'ai reçu de l'Opéra que de
mauvais traitements ; je ne nie pas la dette.
Pour Méhul, il est incapable de traiter avec un théâtre, s'il avait des
engagements avec un autre.
HOFFMAN.
A ce moment, il paraisait donc certain qu'Adrien devait
être joué au théâtre Feydeau ; mais l'infortuné n'était pas
au bout de ses peines. Sageret, qui, très ambitieux, avait
voulu faire à la fois de Feydeau une scène d'Opéra-
Comique et une Comédie-Française, qui avait recueilli à
ce théâtre les anciens acteurs de celui de la Nation, Mole,
Fleury et Mlle Contât en tête, s'était mis sur les bras une
très lourde affaire, surchargée de frais excessifs, et qui
lui avait créé une situation très embarrassée et très diffi-
cile. Bref, au moment même où. il se préparait à monter
Adrien, il se vit obligé de renoncer à une entreprise qui
lui coûtait déjà plusieurs centaines de mille francs, les
plaintes de ses créanciers le firent jeter en prison, et le
théâtre fut fermé.
Voici donc Adrien redevenu Gros-Jean comme devant,
et retombant sur les bras des auteurs de ses jours, plus
embarrassés de lui qu'ils n'eussent voulu l'avouer. Après
cinq ans d'attente et au moment de toucher le but, voir ce
but s'éloigner encore et ne savoir par quel effort le pour-
suivre de nouveau, il y avait de quoi décourager les plus
résolus. Cependant, sur ces entrefaites, la direction de
l'Opéra changeait de mains , poète et musicien n'avaient
aucune raison de bouder la nouvelle administration, et
celle-ci se montrant, comme la précédente, désireuse de
rentrer en possession d'Adrien, Adrien lui fut de nouveau
confié.
L'ouvrage fut donc mis, ou plutôt remis à l'étude sur
notre grande scène lyrique. Ce ne fut pas toutefois sans
que des modifications assez importantes eussent été deman-
dées à Hoffman, qui cette fois s'exécuta de bonne grâce
168 MÉHUL
et fit subir à son poème les remaniements que lui imposait
en quelque sorte la situation politique. Entre autres choses,
le héros du drame, Adrien, perdit sa qualité d'empereur
et devint un simple général romain, vainqueur des ennemis
de sa patrie ; du même coup, la pièce s'allégea naturelle-
ment d'une partie de son titre, et Adrien empereur de Rome
devint Adrien tout court. Il n'en fut pas pour cela plus
mal partagé sous le rapport de l'interprétation, ce dont on
aura la preuve par cette distribution, où l'on retrouve les
noms des premiers sujets de l'Opéra :
Adrien Lainez.
Flaminius, consul, ami d'Adrien Dufresne.
Sabine, dame romaine, promise à Adrien .... M1Ie Maillard.
Rutile, tribun militaire Moreau.
Cosroës, roi des Parthes Adrien.
Émirène, fille de Cosroës M1Ie Henry.
Pharnaspe, prince parthe, amant d'Émirène . . . Rousseau.
L'ouvrage fut, à tous égards, monté avec le plus grand
soin, et parut enfin à la scène le 16 prairial an VII
(5 juin 1799). Il reçut du public un accueil plein de sym-
pathie, et fut pour Méhul l'occasion d'un nouveau triomphe,
que le Mercure, sous l'effet de l'impression première, enre-
gistrait en ces termes : — « Succès le plus brillant. Poëme
bien écrit ; la musique est un chef-d'œuvre. Auteurs, les
citoyens Hoffman et Méhul. Nous reviendrons sur cet
ouvrage, que nous avons besoin de revoir une seconde fois. »
Moins laconique, le Journal de Paris n'était pas moins
chaleureux : — « Nous croyons inutile, disait-il, de donner
l'analyse du poëme d'Adrien. Ce sujet a été traité par
Métastase, et le Cen Hoffman, auteur de ce poëme,
s'est écarté de fort peu du plan de l'auteur italien. Depuis
long temps cette représentation étoit attendue. La juste
réputation du compositeur justifioit l'impatience du public,
et cette attente n'a point été trompée ; le succès a été
complet. Les auteurs ont été demandés. Les Ccns Méhul,
compositeur, et Grardel, maître des ballets, ont paru ; ils
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 169
ont été applaudis avec enthousiasme La pompe
triomphale qui commence l'action est belle et riche sous
tous les rapports. La musique y est très analogue. Les
décorations, les costumes et la manière dont sont groupés
tous ceux qui y concourent, produisent un effet qui depuis
long temps n'avoit eu lieu sur ce théâtre. Les belles scènes
où Sabine et Emirène se trouvent ensemble, sont dans le
genre vraiment dramatique, et le musicien y a déployé un
grand talent. Il n'y est pas seulement musicien, il se
montre parfaitement instruit des convenances de ses
personnages et des effets des grandes passions sur le
cœur humain. Les Cnes Maillard et Henry le secondent
parfaitement : la première, sur-tout, dont la jalousie s'ex-
prime d'abord par l'ironie et s'exalte ensuite, en se combi-
nant avec la fierté romaine, a excité les applaudissemens
les mieux mérités. Les décorations sont riches et belles,
les costumes très brillans, et le ballet du 1er acte fait le
plus grand honneur au Ccn Gardel et à tous ceux em-
ployés à l'exécution. »
Mais tandis que son succès se dessinait ainsi devant le
public, les ennemis du malheureux Adrien ne consentaient
point à désarmer. On a peine à comprendre l'acharnement
avec lequel était poursuivi cet opéra né vraisemblablement
sous une mauvaise étoile, et l'on cherche en vain quels
motifs secrets pouvaient exciter ceux qui avaient juré sa
perte. La Commune de Paris avait, en 1792, réussi à
l'empêcher de paraître à la scène ; en 1799, ce fut le Con-
seil des Cinq-Cents qui le poursuivit de sa haine inexpli-
cable, et l'indignation plus ou moins sincère de quelques
législateurs, qui portèrent ce grave sujet à la tribune,
devait finir par avoir raison une seconde fois d'une œuvre
d'art qu'on persistait à considérer comme séditieuse. Le
ministère de la police, le ministère de l'intérieur, le bureau
central du canton de Paris, le Corps législatif, le Direc-
toire lui-même, tous les pouvoirs publics enfin durent tour
à tour s'occuper de cette affaire, et ce ne fut pas trop de
l'intervention successive de chacun d'eux pour amener le
170 MÉHUL
dénouement ridicule et arbitraire auquel elle devait
aboutir.
Certains personnages s'étaient émus à ce sujet, de
avant la représentation à 'Adrien , et leurs efforts avaient
tendu à une interdiction préventive de l'ouvrage, tout
comme en 1792. Le Directoire avait été saisi de réclama-
tions très vives, de protestations en forme contre l'appari-
tion de cet opéra anarchique, dont la représentation pour-
tant n'avait été autorisée que sous le bénéfice de corrections
importantes, auxquelles, cette fois, je l'ai dit, Hoffman
s'était prêté sans obstination. Le ministre de l'intérieur,
qui était alors François de Neufchâteau, avait dû prendre
l'affaire en mains, et le 13 prairial, six jours avant la
première représentation, il adressait au Directoire un rap-
port très substantiel, très curieux, mais trop développé pour
être reproduit ici, et dont les conclusions étaient entière-
ment favorables à Adrien et à ses auteurs.
Le Directoire se rendit sans doute aux raisons exposées
dans ce rapport, puisque l'opéra d'Hoffman et Méhul put
être représenté à la date annoncée par le ministre, le 16
prairial. Mais tout n'était pas fini, comme on eût pu le
croire ; les ennemis d'Adrien, loin de se calmer, ne se mon-
trèrent que plus exaspérés contre lui par leur défaite, et,
n'ayant pu l'arrêter avant, redoublèrent d'efforts pour le
faire défendre après. C'est publiquement, officiellement,
lêgislativement , qu'ils s'acharnèrent alors contre cet ouvrage,
et deux jours après sa représentation, le 18 prairial, la
tribune du Conseil des Cinq-Cents retentissait d'accents
de colère et de rage provoqués par ce fait qu' Adrien, en
dépit de toutes les objurgations, avait réussi enfin à se pré-
senter au public, et, qui plus est, s'en était vu bien accueilli.
Tout ceci est tellement étrange, on pourrait dire tellement
burlesque, qu'il faut lire cette séance curieuse des Cinq-Cents
pour s'assurer que des hommes politiques sérieux aient pu
vraiment faire d'une affaire de ce genre une affaire d'Etat,
pour croire qu'ils aient bénévolement accordé tant d'im-
portance à un fait qui n'en avait d'autre, à ce point de
.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 171
vue, que celle qu'ils lui donnaient maladroitement eux-
mêmes.
Quoi qu'il en soit, le Conseil, après une discussion pas-
sionnée, décida l'envoi immédiat d'un rapport circonstancié
au Directoire, lequel se borna à transmettre ce document
au ministre de l'intérieur. Trois jours après, c'est-à-dire
le 21 prairial, le ministre adressait à son tour au Direc-
toire un second rapport, qui rétablissait la vérité des faits
et réfutait les assertions étranges portées par quelques ora-
teurs à la tribune des Cinq-Cents.'
L'attitude très nette du ministre en cette circonstance
aurait peut-être triomphé de toutes les intrigues qui se
croisaient autour d'Adrien, de toutes les accusations
ineptes dont cet ouvrage était l'objet. Ce qui est certain,
c'est que non seulement une seconde, mais une troisième
et une quatrième représentation en furent données à
l'Opéra. Malheureusement pour lui, une nouvelle évolu-
tion politique se préparait, la fameuse journée du 30 prai-
rial amenait une modification considérable dans la com-
position du Directoire, où Gohier, Roger-Ducos et le
général Moulins remplaçant Treilhard, La Réveillère-
Lepaux et Merlin de Douai, devenaient les collègues de
Sieyès et de Barras, et François de Neufchâteau, peut-
être à cause de l'appui qu'il avait prêté aux auteurs
d'Adrien, se voyait remplacé au ministère de l'intérieur
dans des conditions absolument insolites, c'est-à-dire révoqué
avec une brutalité peu ordinaire. A partir de ce moment
Adrien était perdu, et les représentations en furent sus-
pendues par ordre supérieur. Il n'y a pas à douter de ce
fait, bien que pour ma part je n'aie pu trouver ni le texte
ni même la trace de l'acte d'interdiction, pas même dans
la collection des Messages, arrêtés et proclamations du Direc-
toire exécutif; mais François de Neufchâteau lui-même le
consigne en ces termes dans une note de son Becueil
des lettres circulaires, instructions, programmes, discours et
autres actes publics, émanés du citoyen François (de Neuf-
château), pendant ses deux exercices du ministère de l'in-
172 MÉHUL
térieur1: — « On rejoua Topera à' Adrien, et il n'y eut à la re-
présentation ni troubles, ni allusions, ni rien de ce qui avait
été si faussement articulé à la tribune du Conseil des Cinq-
Cents ; mais cette représentation même fut un nouveau crime
imputé au ministre. Le 30 prairial fit retirer l'opéra d' Adrien,
et ce fut un des triomphes mémorables de cette journée2. »
Cette histoire <¥ Adrien, étonnamment compliquée, ne
s'arrête pourtant pas là. Mais avant de la poursuivre, je
veux constater en quelques mots, avec l'accueil très cha-
leureux fait à l'ouvrage par le public, la haute valeur de
sa musique, extrêmement remarquable dans son ensemble,
admirable en quelques-unes de ses parties, et digne en tout
point du génie de Méhul. « Grand succès, disait un recueil
du temps en parlant de la représentation à! Adrien, trop
de succès, puisque l'ouvrage a été suspendu par mesure
de sûreté générale. La musique est belle, riche, digne de
l'auteur de Stratonice3. » La partition n'a pas été publiée,
1 Paris, impr. de la République, an VIII, 2 vol. in-4°.
2 J'ai dit que, contre tout usage, le ministre avait été révoqué brutale-
ment. Voici le texte de l'arrêté pris à cet effet par le Directoire, à la date
du 4 messidor : « Le Directoire exécutif arrête ce qui suit . La nomination
du citoyen François (de Neufchâteau) à la place de ministre de l'intérieur
est révoquée. Le présent arrêté sera imprimé. » En mentionnant ce docu-
ment dans le Recueil que je viens de citer, François de Neufchâteau
ajoute en note : «Les circonstances de cet arrêté seraient dignes d'être
connues ; mais ce récit n'appartient point au recueil des actes publics
émanés du ministre. Il trouvera sa place dans les Mémoires de sa vie. »
Il est fâcheux que ces Mémoires n'aient pas été écrits, et que l'ex-ministre
n'ait pu nous éclairer à ce sujet. Mais comme les petites causes produi-
sent souvent de grands effets, je crois fermement, pour ma part, que sa
révocation n'est pas due à autre chose qu'à son attitude très courageuse
dans cette singulière affaire d'Adrien.
Les deux rapports dont il est question ci-dessus n'ont été publiés, à ma
connaissance, que dans le Recueil des actes publics de François de Neuf-
château, après l'avoir été primitivement dans le journal le Rédacteur, qui
était à cette époque l'organe officiel du Directoire, et qui les inséra l'un
à la suite de l'autre dans son numéro du 22 prairial an VII.
3 Année théâtrale pour l'an VIII. — C'est à cette reprise d' Adrien qu'une
parodie en fut donnée au théâtre de la G-aîté (messidor an VII), sous ce
titre: « Rien ou Peu de chose, arlequinade-folie-vaudeville-travestisse-
ment. » L'auteur avait nom Châteauvieux.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 173
mais elle existe aux archives de l'Opéra, et je puis attester
que sa lecture offre une étude du plus vif intérêt. Au point
de vue de la forme générale, l'œuvre a sans doute un peu
vieilli, mais elle renferme des pages superbes ; les chœurs
en sont d'un éclat merveilleux (surtout celui des Parthes :
Dieux des Enfers ! qui est admirable), et les récitatifs pleins
d'ampleur et du plus beau caractère. Au nombre des mor-
ceaux les plus saillants, il faut compter au premier acte une
cantilène d'Adrien : Belle captive, apaisez vos alarmes, qui
enchante l'oreille par sa tendresse et sa grâce exquises, et
au second, outre un trio d'une couleur et d'une harmonie
pleines de suavité, deux airs de l'effet le plus heureux. Le
premier (Oui, vous voyez mon trouble extrême), dans lequel
Adrien avoue à Sabine qu'un nouvel amour est entré dans
son cœur, est pathétique, mouvementé et débordant de
passion ; l'autre (De Borne craignez la colère), dans lequel
Sabine exhale sa haine contre sa rivale, est plein de chaleur
et de véhémence et respire une ardente fureur. Quant à
l'ouverture, qui est une page de premier ordre, où la solidité
du plan le dispute à la richesse de l'orchestre, on a tou-
jours dit que Méhul l'avait empruntée à son opéra d'Hora-
tius Codés, parce qu'en effet c'est la même préface instru-
mentale qui sert aux deux ouvrages. Mais ceux qui par-
laient ainsi ignoraient qu'Adrien, représenté cinq ans après
Horatius, avait été composé deux ans avant lui \ de telle
sorte qu'il est bien certain, au contraire, que, pressé par
le temps pour sa partition à' 'Horatius (qui, on se le rappelle,
fut écrite en dix-sept jours), Méhul y plaça son ouverture
d'Adrien, encore inconnue du public, et qu'il la lui reprit
ensuite lorsqu'il fit représenter ce dernier.
Cherubini, donnant son opinion sur Adrien dans la notice
dont j'ai parlé, s'exprime en ces termes : — «C'est un des
premiers ouvrages de Méhul dans lequel on retrouve la
verve et l'abondance de la jeunesse, ainsi que la fraîcheur
des idées. Le style de cette musique est sage en général,
vigoureux du côté des pensées, mais souvent trop bruyant
par des effets trop surchargés d'instruments. Cette com-
174 MÉHUL
position, quoique elle renferme une foule de beautés drama-
tiques, musicalement parlant, n'a pas de ces tours ingénieux
et fins que Méhul a répandus dans ses autres ouvrages, que
l'expérience et le travail, en développant le sentiment et
le goût, lui faisaient acquérir à mesure qu'il avançait dans
sa carrière. . . »
Cherubini me semble ici un peu difficile, et j'avoue que,
pour ma part, la partition d'Adrien me paraît, par cer-
tains côtés, tout à fait supérieure. Quoi qu'on en puisse
penser, du reste, le public lui témoigna la sympathie la
plus vive, et les journaux du temps le constatent à l'envi.
Mais il était écrit que la carrière de cet ouvrage serait
incidentée de toutes façons, et qu'il susciterait toutes sortes
de discussions. Entre tous les journaux qui rendirent
compte de sa représentation, le Journal des Débats se dis-
tingua par l'âpreté des critiques qu'il adressa à l'auteur de
poème. Le rédacteur théâtral des Débats était alors le
pédant et hargneux Geoffroy, ancien régent de collège,
qui le prenait de haut avec tous les écrivains, et prétendit,
avec son ton tranchant et sa morgue insolente, donner une
leçon d'histoire à Hoffman et relever les erreurs que, selon
lui, celui-ci avait commises en déroulant sur la scène la vie
du héros choisi par lui. Comme si, en tout état de cause,
un auteur dramatique n'avait pas le droit, même en pre-
nant un sujet historique, de traiter l'histoire à sa manière
et de prendre avec elle les libertés qui lui conviennent !
Mais Geoffroy avait affaire à forte partie : Hoffman n'avait
pas sa plume dans sa poche, et s'il bégayait en parlant,
il retrouvait en écrivant toute sa facilité de langage, que
venaient aider les arguments d'une logique aussi serrée
qu'impitoyable, jointe à l'esprit le plus mordant et le
plus incisif. Au premier article publié par Geoffroy sur
Adrien, Hoffman répliqua par une Réponse pleine de nerf
et d'ironie : le critique voulut riposter à son tour, il fut
accablé par une seconde Réponse, plus verte encore que
la première et qui ne mit point les rieurs de son côté.
Il dut se tenir pour battu, et se vit obligé de renon-
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 175
cer à une polémique qui était loin d'avoir tourné à son
avantage *.
Adrien, cependant, ne devait pas être condamné à un
silence éternel. La politique alors était féconde en sur-
prises, et lorsque Brumaire victorieux fut venu remplacer
le Directoire par le Consulat, il retrouva la faculté de se
présenter au public. On peut croire volontiers, me semble-
t-il, que Bonaparte, qui connaissait particulièrement Méhul
et qui lui témoigna toujours une vive affection, ne fut pas
tout à fait étranger à ce revirement. Toujours est-il que
le 15 pluviôse an VIII (3 février 1800) Adrien repa-
raissait sur la scène de l'Opéra, M1Ie Latour y succé-
dant à Mlle Henry dans le rôle d'Émirène, qu'elle
avait dû créer et qu'il lui avait fallu abandonner pour
cause de maladie, et Laforêt remplaçant dans celui de
Pbarnaspe son jeune camarade Kousseau, que la mort
avait enlevé quelques mois auparavant. Je n'aurai pas
à m' étendre longuement sur cette reprise. Je signalerai
seulement, à son sujet, deux articles de genres absolument
opposés, qui furent publiés, l'un dans le Journal de Paris
du 9 floréal2, l'autre dans le Courrier des Spectacles des
13 et 14 germinal. Le premier était un éreintement en
règle de la partition d'Adrien, le second, au contraire, une
apologie ardente de l'œuvre de Méhul. Il est bon de re-
marquer, toutefois, que ce même Journal de Paris avait
été l'un des premiers à constater l'effet produit par la réap-
parition d'Adrien à l'Opéra : « La reprise d'Adrien, disait-
il dans son numéro du 17 pluviôse, qui a eu lieu avant-hier,
avoit attiré à ce théâtre un grand concours de spectateurs....
1 Hoffman réunit et publia, sous forme de brochure, ses deux Béponses
h M. Geoffroy relativement a ses articles sur VOpéra cZ'Adrien (Paris, Huet,
an X, in-8°). Ce qu'il y a de plus curieux, c'est qu'il devint, quelques
années plus tard, le collaborateur de ce même Geoffroy au Journal des
Débats, où ses articles de critique littéraire, pleins de sens, de goût et de
savoir, le mirent en grand crédit auprès du public et lui valurent une
solide et brillante renommée.
2 Sous ce titre : La timbale aux détracteurs cTAdrien.
176 MÉHUL
Les Cens l'Aîné et Adrien, les Cnes Maillard et Latour,
chargés des principaux rôles de cet ouvrage , les ont
remplis avec la supériorité qu'on leur connoît, et le
Cen Laforêt a été applaudi dans celui de Pharnaspe. »
A l'occasion d'une seconde reprise d' Adrien, qui eut lieu
deux ans après, le Courrier des Spectacles publia, le 7 nivôse
an X, un nouvel article dithyrambique, curieux surtout en
ce qu'il caractérisait le style employé par Méhul dans son
opéra et l'impression produite par l'œuvre sur le public2.
Malgré tout, cependant, Adrien n'obtint pas le succès
que lui méritait sa haute valeur musicale. Le public était
évidemment fatigué et du bruit qui s'était fait autour de
cet ouvrage et de cette intermittence étrange de défenses,
d'autorisations, d'interdictions nouvelles et de reprises in-
cessantes. Remis une dernière fois à la scène le 25 ven-
démiaire an XII (17 octobre 1803), il ne parvint à atteindre,
en ses quatre apparitions successives, qu'un nombre total
1 C'est le 5 nivôse an X (23 décembre 1801) qu'eut lieu cette seconde
reprise, ainsi mentionnée dans le Courrier des Spectacles de ce jour : « Au-
jourd'hui, la première représentation de la remise ï£Adrien% opéra en
3 actes, paroles du cit. Hoffman, musique du cit. Méhul, avec des chan-
gemens. » Cette fois, le rôle d'Emirène, créé par Mlle Henry, joué ensuite
par MUe Latour, était confié au talent de Mme Branchu.
Quant aux changements, Hoffman lui-même les annonçait dans cette
lettre, que le Courrier des Spectacles publiait deux jours avant la repré-
sentation, le 3 nivôse ;
« Aux premières représentations de l'opéra d1 Adrien, l'administration
du Théâtre des Arts parut regretter que le troisième acte de cet ouvrage
ne fût pas susceptible de spectacle comme les deux premiers. Ce défaut
influoit surtout sur le dénouement, qui dut paroître trop nud à un théâtre
où. on ne néglige rien de ce qui peut ajouter a la pompe, et produire
l'illusion. J'ai cru devoir remédier à cet inconvénient ; j'ai reporté au troi-
sième acte la marche triomphale qui se trouvoit au premier. Cette simple
transposition a donné à l'administration le moyen de présenter un très
grand spectacle à la fin de cet ouvrage, et au citoyen Gardel celui de
l'embellir par les charmes et la perfection de son art.
« J'ai cru devoir en prévenir le public, qui auroit pu s'étonner de ne
point trouver au premier acte ce qu'il y a vu jusqu'à présent.
<« Hoffman.
« Pour copie conforme,
« Lemoine,
« Directeur dit Théâtre des Arts. »
SA VIE_, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 177
de dix-neuf représentations, dont quatre en l'an VII, neuf
en l'an VIII, deux en Tan X et quatre à sa dernière re-
prise. Il faut dire aussi que l'interprétation, en ce qui con-
cerne le côté masculin, ne paraît pas avoir été à la hauteur
de l'œuvre, ce qui peut avoir influé d'une façon fâcheuse
sur son sort définitif. Un recueil spécial, V Année théâtrale,
le constatait en ces termes lors de la reprise de l'an X : —
«Adrien eut encore moins de succès qu'Alceste, malgré la
richesse de sa musique, et quoiqu'on eût transporté au
dernier acte la pompe triomphale, afin de le terminer plus
agréablement en y prodiguant toutes les richesses de la
danse. Il faut convenir aussi qu'à l'exception des chœurs,
il est difficile de reconnaître que cet ouvrage soit chanté.
Adrien s'y fait admirer, pour la représentation, dans le
roi des Parthes ; mais ni lui, ni Lainez, ni Laforêt, ni
Dufresne, ne donnent une idée de ce qu'on appelle aujour-
d'hui du chant. Nous avons indiqué ce qui manque à
Lainez *, Adrien et Laforêt ont encore moins que lui les
moyens de faire les efforts continus qu'exige la vieille
méthode qu'ils ont adoptée; et Dufresne, plein de zèle,
mais qui ne peut vaincre la rudesse de son organe, avait
pris le parti de passer l'air le plus chantant de la pièce1.»
On peut donc tenir pour certain que cet opéra d'Adrien,
qui a tenu une si large place dans l'existence de Méhul et
quia dû lui causer tant de soucis, tant d'ennuis, tant d'émo-
tions de toutes sortes, ne lui a rapporté ni comme honneur, ni
comme profit, tout ce qu'il lui a coûté de soins, de travail et
d'efforts de génie. Il faut remarquer cependant que les ar-
tistes furent loin de rester indifférents devant une œuvre si
remarquable, et que malgré son peu de succès effectif, cette
œuvre si puissante et si pathétique ne fut pas sans aug-
menter encore la brillante renommée du compositeur.
Je ne serais pas étonné pourtant que les vicissitudes
éprouvées par Adrien n'eussent fini par rendre injuste
envers lui Méhul en personne, et il me semble voir percer
1 Année théâtrale, an XI, p. 148.
12
178 MÉHUL
ce sentiment dans une lettre du grand homme, dont on ne
connaît que des extraits et qu'il adressait de Paris, le
1er février 1800, à un personnage qu'il qualifiait d' «Al-
tesse Royale » et qui était sans doute un prince étranger.
Dans cette lettre, Méhul remerciait son correspondant de
celle dont il avait « daigné l'honorer», et qui ranimait son
courage et réveillait son imagination flétrie au milieu des
orages politiques ; il se flattait de produire des ouvrages
dignes d'être offerts à un protecteur éclairé des arts, et décla-
rait qu'il n'était pas content de son Adrien , la musique se
prêtant mal à traduire les passions romaines; il disait enfin:
— « Si Votre Altesse Royale le permet, j'aurai l'honneur de lui
adresser un autre opéra, que j'ai donné depuis Adrien et que
j'estime davantage. Ce nouvel ouvrage est tiré de l'Arioste,
les personnages principaux tiennent à l'ancienne chevalerie,
et j'ai éprouvé plus d'une fois qu'iJ étoit plus aisé de faire
chanter des paladins que des sénateurs et des consuls *. »
Méhul parle ici à'Ariodant, qu'il avait donné au théâtre
Favart quatre mois après l'apparition d'Adrien à l'Opéra,
et dont l'éclatant succès lui apportait une compensation
aux déboires que ce dernier lui causait. Il est temps aussi
pour nous de nous occuper de ce chef-d'œuvre2.
lYoj. Catalogue des autographes de M. de Soleinne et Catalogue des
autographes de M. de L. (Paris, Charavay frères, 1878.)
2 Pour en finir avec Adrien, je reproduirai ce billet curieux que Méhul,
à l'occasion d'une des reprises de l'ouvrage, adressait au directeur de
l'Opéra:
«Au citoyen Cellerier directeur de V Opéra.
« Citoyen
«La partie grave de votre orchestre est beaucoup trop affoiblie par les
trois violoncelles qui y manquent, pour que je puisse faire marcher les
répétitions &1 Adrien. Plusieurs morceaux de cet ouvrage tirent leurs effets
des basses, et ils resteront sans caractère si les basses que vous n'avez
plus ne sont pas remplacées avant les répétitions générales. Je vous prie
donc de chercher les moyens les plus prompts pour rendre à votre
orchestre la vigueur dont j'ai absolument besoin pour faire exécuter mes
intentions. v
« Salut et estime.
« Méhul. »
CHAPITRE X.
Au plus fort de la lutte qu'ils étaient obligés de soutenir
à T Opéra pour Adrien, Hoffman et Méhul ne s'en occu-
paient pas moins d'un ouvrage important pour l'Opéra-
Comique. Cet ouvrage était Ariodant, et, comme on vient
de le voir par un fragment de lettre de Méhul, le sujet en
était pris dans le poëme fameux de l'Arioste. Ce qu'il jade
plus singulier, c'est que l'Opéra-Comique recevait coup
sur coup deux opéras tirés de ce même épisode de Boland
furieux 1. Le public fut informé de ce fait par la lettre sui-
vante, qu'HofFman crut devoir adresser à un journal spé-
cial :
Paris, le 13 nivôse, an 7e.
Citoyen ,
Comme votre journal est consacré aux théâtres, on me pardonnera
d'y occuper quelques lignes, pour une affaire relative à l'ordre de
réception des ouvrages dramatiques.
On a lu au théâtre Favart une pièce de moi, dont le fonds est tiré de
l'Arioste dans l'épisode d'Ariodanl. Les cit. Dejaure et Berton ont
aussi fait recevoir au même théâtre un ouvrage puisé dans la même
source. Comme leur date de réception est antérieure à ma lecture, il
est de toute justice que leur pièce passe avant la mienne. Cependant
comme il ne manque pas de gens qui aiment à supposer de mauvaises
intentions, je m'empresse de dissiper leurs doutes à cet égard. Je
déclare donc que je n'entrerai en répétition que quand l'ouvrage des
cit. Dejaure et Berton aura été joué.
Salut et fraternité,
Hoffman 2.
1 Grato era al re, più grato era alla figlia
Quel cavalier, chiamato Àriodante
Per esser valoroso a meraviglia ;
Ma più, cliella sapea che Vera amante,
(Ariosto : V Orlando furioso , canto quinto.)
^Journal des Théâtres, du 14 nivôse an VU.
180 MÉHUL
Ainsi, deux grands artistes, deux hommes de génie,
Berton et Méhul, allaient se trouver en concurrence directe,
à la même époque, sur le même théâtre, avec deux
ouvrages dont le sujet, puisé précisément à la même source,
mettait en scène la même action, les mêmes sentiments et
les mêmes personnages. Cette rencontre pouvait être fatale
à l'un d'eux *, mais comme si tout devait être extraordi-
naire dans ce hasard extraordinaire, il se trouva que tous
deux, également heureux en cette circonstance, écri-
virent deux œuvres supérieures, et que le public, sans
pouvoir attribuer aucune supériorité à l'un sur l'autre,
n'eut qu'à leur témoigner une complète et pareille admi-
ration.
Un intervalle de six mois sépara la représentation des
deux œuvres. Ainsi qu'Hoffman l'avait déclaré, l'opéra de
Dejaure et Berton parut le premier devant le public. Celui-ci
avait pour titre Montano et Stéphanie, et fut joué le 25
germinal an VII (15 avril 1799). Son succès fut immense
au point de vue musical, bien que des incidents tumul-
tueux, qui le firent suspendre dès le lendemain par ordre
supérieur, aient troublé sa première représentation, à cause
des cérémonies religieuses qui s'y célébraient en scène au
milieu de toute la pompe du culte catholique. Mais des
corrections et des remaniements opérés avec promptitude
le mirent bientôt en état de reparaître et de poursuivre
brillamment sa carrière. Quant kAriodant, c'est le 19 ven-
démiaire an VIII (11 octobre 1799) qu'il fit son apparition,
et il ne fut pas moins heureux que son devancier1. Le
jour même de la représentation, Hoffman, quoique retenu
au lit par une maladie d'une extrême gravité, jugeait utile
de publier une nouvelle déclaration, pour faire connaître
au public que sa pièce, malgré le point de départ commun
qu'elle avait avec celle de Dejaure, ne ressemblait nulle-
4La recette de la première représentation fut de 3.809 fr. 20 cen-
times. La veille on avait fait relâche pour la répétition générale de
l'ouvrage.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 181
ment à celle-ci. Cette fois, c'est au Courrier des Spectacles
qu'il adressait ce petit manifeste :
L'AUTEUR V ARIODANT AU RÉDACTEUR
L'épisode à? Ariodant, que l'on trouve dans les cinq et sixième
chants du poème de l'Arioste, m'a fourni le sujet de l'ouvrage qui a
pour titre le nom de ce héros imaginaire. L'auteur de Montano et
Stéphanie, pièce jouée avec succès au théâtre Favart, avoit puisé dans
la même source, mais comme moi il n'avoit pris dans le poème italien
que la principale situation de l'épisode ; nos deux ouvrages ont donc
un seul point de ressemblance dans la seule situation qui termine le
premier acte de Montano et Stéphanie et le second à* Ariodant ; à cela
près les deux pièces n'ont absolument rien de commun ; mœurs,
caractères, intrigue, nœud et dénouement, tout est différent, et la
scène même qui a un point de contact dans les deux ouvrages, diffère
néanmoins beaucoup par la manière dont elle est amenée. Le citoyen
Dejaure, auteur de Montano, a déjà fait cette déclaration, qu'il a
consignée dans un journal du tems. J'ai cru devoir la rappeler au
public, afin qu'il ne s'attendît pas à voir dans Ariodant une imitation
de Montano l.
Le succès à' Ariodant fut éclatant, et les journaux du
temps sont unanimes à le constater. — «Nous nous bor-
nons (disait le Courrier des Spectacles au sortir de la pre-
mière représentation), nous nous bornons, pour l'instant, à
dire que cet ouvrage a obtenu le plus brillant succès : il est
de deux auteurs accoutumés à plus d'un triomphe en ce
genre, les cit. Hoffman et Méhul. Ils ont été demandés
vivement après la représentation : le citoyen Méhul seul a
1 Courrier des Spectacles du 19 vendémiaire an VIII. — Un chroniqueur
du temps établissait ainsi la parité du sujet des deux ouvrages : « Un épi-
sode de l'Arioste, une tragédie de Shakespeare, intitulée par son auteur :
Beaucoup de bruit pour rien, sont les sources où paraissent avoir puisé les
auteurs de Montano et Stéphanie, et plus récemment d' 'Ariodant ; le sujet
est le même. Dans l'un et l'autre, un amant trompé par son rival croit
voir entrer chez sa maîtresse un homme qu'elle préfère. Il l'accuse devant
le tribunal suprême. Ina dans Ariodant, Stéphanie dans Montano, vont
périr : des moyens différons, également invraisemblables et forcés prou-
vent leur innocence et confondent leurs accusateurs.» (Année théâtrale
pour l'an IX, pp. 216-217.)
182 MÉHUL
paru, et a été convert d'applaudissemens, certes bien
mérités. Le citoyen Hoffinan, aujourd'hui très dangereuse-
ment malade, n'a pu jouir des mêmes témoignages
d'enthousiasme. Les acteurs, à leur tour unanimement
demandés, ont paru, et recueilli des marques répétées de la
satisfaction du public. Si le citoyen Hoffman a prouvé
beaucoup de talens, partie dans le plan, partie dans les
détails de ce nouveau poëme, le cit. Méhul, de son côté,
dans cette dernière composition, a créé des effets de
chant et d'harmonie qui ne le cèdent point en beautés à ce
superbe Adrien, entendu trop peu long-tems.» Le Journal
de Paris se montrait plus enthousiaste encore : — «L'opéra
à'Ariodant, disait-il, a obtenu le plus brillant succès....
Ce qu'il y a de plus admirable dans cet opéra, c'est la
musique. On peut la placer au rang des chefs-d'œuvre de
la scène lyrique ; alternativement forte et gracieuse, tendre
et sublime, savante et mélodieuse, et constamment originale,
elle électrise toutes les âmes. Les parties le plus vivement
applaudies sont l'ouverture, la romance d'Ariodant, le pre-
mier chœur du second acte, les couplets d'un barde (par-
faitement accompagnés sur la harpe par le Cen Dalvimar)
et sur-tout la magnifique ariette chantée par Ina.... Nous
ne pouvons terminer cet article sans prémunir nos lecteurs
contre l'idée toute naturelle qu'il pourroit leur faire naître
à l'égard de Montano et Stéphanie \ il se tromperoient s'ils
croyoient cette pièce totalement éclipsée par l'opéra d'Ario-
dant. La marche et le ton de ces deux ouvrages sont si
différens, que le succès de l'un ne doit pas nuire à celui
de l'autre. Le premier, moins habilement intrigué, moins
fertile en incidens, offre aussi moins de tableaux et de
variété, mais on y admire plusieurs morceaux de musique
religieuse (notamment la finale du 2d acte), dont aucune
comparaison ne pourra atténuer l'effet, et qu'on n'entendra
jamais sans la plus vive émotion. Nous devons cette justice
au Cen Lebreton [Berton], dont le talent justement aimé
du public annonce un élève de la bonne école, et dont le
Cen Méhul lui-même fait partout l'éloge avec cette fran-
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 183
chise cordiale malheureusement trop rare parmi nos ar-
tistes. »
Cependant, comme il arrive souvent, des coupures
avaient semblé nécessaires après la première représentation
à'Ariodant, et le Journal de Taris, en le constatant, dé-
plore que ces coupures aient amené la suppression de
plusieurs morceaux : — « La deuxième représentation
àJAriodant n'a pas obtenu moins de succès que la première.
Les auteurs de ce bel opéra y ont fait des coupures qui
en rendent la marche plus rapide ; mais si le poème gagne
à ces suppressions, les amateurs de musique y perdent des
morceaux précieux qui méritent tous leurs regrets. De ce
nombre sont une ariette que chantait Othon sous le balcon
d'Ina, et la délicieuse romance d'Ariodant. L'ariette,
quoique remplie de grâce et d'originalité, devoit sans doute
être sacrifiée, parce qu'elle formoit une sorte de contre-
sens ; mais il n'en est pas de même de la romance, qu'on
a trouvée parfaitement en situation, et que le Cen Gravau-
dan chantoit d'ailleurs avec l'expression la plus touchante.
Nous osons dire que c'est un des morceaux les plus pré-
cieux de l'ouvrage, et qu'on en a même conservé de plus
déplacés. »
Ariodant était joué et chanté d'une façon supérieure. Les
rôles en étaient tenus par Gavaudan, qui représentait Ario-
dant, Philippe, qui personnifiait Othon, Chenard, Solié,
Fleuriot, et Batiste ; celui-ci, chargé du personnage épiso-
dique d'un barde, avait seulement à chanter la délicieuse
romance, devenue si célèbre :
Femme sensible, entends-tu le ramage
De ces oiseaux qui célèbrent leurs feux ?
et il le fit avec tant de goût, une simplicité si touchante,
que le public l'accueillit avec enthousiasme. Mlle Philis
prêtait sa grâce et son talent au rôle de la suivante Dalinde,
et celui de l'héroïne, Ina, fut un triomphe pour Mlle Ar-
mand, dont un critique faisait l'éloge en ces termes :
« La jeune Armand, qui jouit de l'avantage d'avoir la
184 MÉHUL
plus belle voix qu'on ait peut-être entendue depuis la
célèbre le Maure, et qui l'emporte sur elle par la pureté
de son goût et le mérite inappréciable d'être une excellente
musicienne, la jeune Armand y a déployé un talent qu'on
ne lui connaissait pas encore, celui de l'expression et du
jeu; elle a montré qu'elle était actrice dans toute l'étendue
de ce mot : cet ouvrage fera sa réputation *. »
Méhul dédia sa partition à Cherubini, et voici le texte de
la dédicace :
Méhul a Cherubini.
Tu m'as dédié Médée ; je te dédie Ariodant. Médée fut un gage
d'amitié dont mon cœur a senti le prix; Ariodant est un tribut
d'estime offert au grand talent.
MÉHUL.
Mais il y a quelque chose de plus curieux que cette
dédicace : c'est l'espèce de préface que Méhul plaça en
tête de sa partition, sous le titre de : Quelques réflexions,
et dans laquelle il exprime le regret de voir que les com-
positeurs ne prennent pas la peine de chercher à guider
l'opinion en matière musicale, de former l'éducation du pu-
blic par leurs conseils, par l'exposé de leurs principes artis-
tiques, enfin de faire connaître les raisons, les motifs, les doc-
trines qui leur font concevoir et écrire leurs ouvrages de
telle ou telle façon. Le morceau est intéressant, et je ne
saurais me dispenser de le reproduire ici. Le voici donc :
QUELQUES RÉFLEXIONS.
La musique est de tous les arts le plus généralement cultivé, le plus
universellement aimé, et cependant le moins connu dans les causes
qui produisent ses plus grands effets dramatiques. De là vient que
tout le monde en parle et que peu de personnes en raisonnent juste.
Les uns s'égarent en lui accordant trop, les autres s'aveuglent en lui
refusant tout.
Si tous ceux qui aiment ce bel art étoient moins ses amans que ses
amis, et qu'ils voulussent se donner la peine de l'approfondir avant de
1 La Bévue des T/iéâtres, pour l'an VIII.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 485
le juger, ils seroient bientôt d'accord, et nous ne serions plus témoins
des querelles interminables qui les divisent ; mais soit orgueil ou
paresse, les hommes aiment mieux disputer que s'instruire.
Au milieu de ces débats, de ces partis dont ils sont tour à tour
l'idole ou la victime, pourquoi les compositeurs gardent-ils le silence ?
Ne sont-ils pas dépositaires des secrets de leur art ? N'en doivent-ils
pas le tribut ?
Lorsque l'opinion les place à une certaine hauteur, c'est pour être
dirigée par eux et les rendre responsables des progrès de l'erreur.
Attendront-ils, pour élever la voix, que tous les genres, confondus par
l'ignorance, ayent corrompu le goût et précipité l'art dans le chaos des
systèmes * ? Alors il ne sera plus tems, et malgré leurs efforts ils
seront entraînés par le torrent qu'ils auront laissé déborder.
Je suis loin pourtant d'exiger qu'ils consacrent entièrement leurs
veilles à neutraliser par leurs écrits l'influence du mauvais goût et les
caprices de la mode. Le bien faire est préférable au bien dire, et une
bonne partition prouvera toujours plus que de bons préceptes 2. Cepen-
dant, je voudrais que lorsqu'un ouvrage est destiné à voir le jour, il
fût toujours accompagné d'un examen dans lequel les compositeurs
rendraient un compte détaillé de leurs intentions, des moyens qu'ils
ont employés pour les exprimer, des principes qui les ont dirigés, des
règles qu'ils ont suivies, et des convenances qu'ils ont dû observer par
rapport au genre qu'ils ont traité. De pareils écrits formeraient à la
longue une poétique musicale, dans laquelle on apprendrait à distin-
guer le style qui convient à chaque genre en particulier, et même aux
grands ouvrages de même genre qui ne diffèrent entre eux que par des
nuances plus ou moins fortes.
Cette poétique aurait surtout l'avantage de n'être pas l'ouvrage d'un
seul homme. Tous les artistes étant appelés à l'enrichir du tribut de
1 Encore me plaindrais-je moins de l'ignorance que de l'erreur. La pre-
mière est docile, et ne refuse aucune impression ; l'autre décide en souve-
raine, et dans les impressions choisit toujours les pires. La première ne
fait ni bien ni mal la seconde produit un mal certain. L'une enfin ne fait
point avancer l'art, mais l'autre le recule et l'embrouille, ce qui est plus
fâcheux que s'il n'existait pas. Dans le premier cas on en serait quitte
pour ne rien savoir encore; dans le second, on sait tout ce qu'il faut
pour empêcher d'apprendre quelque chose.
2 On me demandera ce que j'entends par une bonne partition, car l'esprit
de système dira toujours que nul n'aura d'esprit que nous et nos amis. Une
bonne partition sera celle que l'opinion aura jugée telle, quand l'opinion
sera éclairée comme je vais le dire plus bas ; on pourrait même assurer
d'avance que la bonne partition est celle dont les effets plaisent même à
l'ignorance et déplaisent à l'erreur.
486 MÉHUL
leur savoir, l'influence des écoles, des préjugés nationaux et des
hommes à la mode se neutraliserait. Le concours de toutes les
opinions ferait connaître la vérité, et la vérité une fois connue fixerait
les opinions, qui toutes ensemble constituent ce que je nomme
l'opinion, cette reine du monde, qui seule a le droit de décider si
une partition est bonne ou mauvaise.
N'en doutons pas ; si depuis la naissance de la musique dramatique
jusqu'à nos jours, les musiciens célèbres avaient suivi la marche que
je propose, nous ne serions pas dans cet état de mobilité qui égare les
artistes et les amateurs l. Les secrets du génie se retrouveraient dans
la pensée écrite des grands hommes, et cet immense testament serait
le palladium du bon goût.
En le méditant, le musicien philosophe soulèverait le voile qui
cache les causes qui ont concouru aux progrès de son art, et pourrait
prétendre à l'honneur d'en reculer les bornes. Faisons donc pour nos
successeurs ce que nos devanciers n'ont pas songé à faire pour nous,
formons un fanal de toutes les lumières ; il guidera les pas du jeune
artiste et répandra son éclat sur les succès de l'artiste consommé.
En proposant à tous les compositeurs ce nouveau moyen d'acquérir
des droits à la reconnaissance publique, je devrais placer l'exemple à
côté du précepte, pour que ceux qui peuvent faire mieux que moi ne
soient point arrêtés par la crainte d'innover. Mais des motifs affligeants
pour un artiste ennemi de toute espèce d'intrigue et d'esprit de parti
me forcent à garder le silence, pour n'avoir pas la douleur d'entendre
dire autour de moi que, sous prétexte de servir mon art, je n'ai
cherché qu'un moyen adroit de parler de mes ouvrages.
Je laisse donc aux maîtres de toutes les écoles, qui enrichissent nos
théâtres de leurs productions, l'honneur de poser les fondemens d'un
édifice qui s'élèvera d'âge en âge, et qui attestera leur gloire aux
siècles futurs.
Pourquoi Méhul n'a-t-il pas exécuté ce qu'il savait si
bien conseiller ? Pourquoi, avec son esprit net et lucide,
avec sa haute intelligence, avec son admirable sentiment
de l'art, n'a-t-il pas fait pour ses opéras ce que Corneille
avait fait pour ses tragédies, pourquoi n'a-t-il pas fait précé-
1 L'anarchie dans les arts produit toujours la tyrannie du mauvais goût,
parce que celui-ci prononce hardiment, tandis que le talent est toujours
modeste. La multitude se déclare pour celui qui décide, et c'est alors
que l'erreur trompe l'ignorance. Cela n'arriverait pas si chaque juge était
obligé de motiver ses arrêts, si chaque compositeur développait ses motifs.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 187
der chacune de ses partitions d'un « examen » semblable à
ceux que l'immortel auteur du Cid plaçait en tête de cha-
cune de ses productions dramatiques? On n'enseigne pas
aux jeunes artistes à faire des chefs -d' oeuvre, cela est certain ;
mais on peut leur apprendre à penser, à dégager leurs
sentiments personnels, à agir avec discernement et réflexion.
Sous ce rapport, Méhul aurait assurément rendu des ser-
vices en exposant ses idées, ses opinions, ses doctrines en
matière de musique dramatique, car il est vraisemblable
que ces doctrines, ces opinions, ces idées, basées sur le bon
sens le plus robuste, sur l'intelligence la plus saine, sur la
raison la plus élevée, sur une expérience pratique incon-
testable, auraient pu agir avec fruit sur certains esprits
indécis, timides, hésitants, leur épargner des tâtonnements
et des erreurs, les encourager par son noble exemple, leur
montrer enfin le vrai chemin à suivre pour atteindre le but
suprême de l'art, qui est de charmer, d'attendrir et
d'émouvoir.
Pour en revenir à Ariodant, on peut affirmer que cette
œuvre passionnée, véhémente, pleine de grandeur et animée
du souffle le plus puissant, est une des plus belles qui
soient sorties de la plume de Méhul. Ce sentiment était
celui de Berlioz, qui en parle ainsi dans ses Soirées de V or-
chestre : — « Parmi les très beaux ouvrages de Méhul qui
réussirent peu, il faut mettre en première ligne Ariodant...
Dans Ariodant se trouve un duo de jalousie presque digne
de faire le pendant de celui à! Euphrosine, un duo d'amour
d'une vérité crue jusqu'à l'indécence (!), un air superbe :
0 des amants le plus fidèle ! et la célèbre romance que vous
connaissez certainement : Femme sensible....»
Où Berlioz se trompe, c'est lorsqu'il parle du peu de
réussite à' Ariodant. Le succès, au contraire, je l'ai dit, fut
éclatant ; il est attesté par les trente-huit représentations
que l'ouvrage obtint dès son apparition, aussi bien que par
la brillante reprise qui en fut faite dès l'année suivante.
S'il ne se prolongea pas autant qu'on eût pu le souhaiter,
cela tint à diverses circonstances que Cherubini va nous
488 MÉHUL
faire connaître, en nous donnant son avis sur cette œuvre
magnifique : — « Quand même, dit-il, la musique à' Ariodant
ne mériterait pas d'éloges, je devrais la louer par la raison
que Méhul m'en a dédié la partition en la faisant graver.
A mon avis cette composition, qui fourmille de beautés
musicales, d'intentions dramatiques bien senties et très
bien rendues, peut être comparée du côté du style aux
opéras à' Euphrosine et de Stratonice. On y remarque,
entre autres morceaux, un air charmant de Dalinde au
1er acte, d'un chant très aimable et d'une tournure élé-
gante ; un duo très expressif et plein de sensibilité qui
commence le 1er finale ; le premier entr'acte, très original,
prélude d'une fête nocturne ; le chœur qui le suit, et l'air
à couplets d'un barde qui vient après, et qu'on faisait tou-
jours recommencer ; le monologue d'Ina, terminé par un
air. d'un caractère noble et largement traité. Enfin, la
musique de cet ouvrage, d'un genre chevaleresque, est
aimable et chantante, excepté dans les situations drama-
tiques qui exigent de la force et des couleurs sombres.
Méhul, en la composant, s'est beaucoup modéré dans l'em-
ploi de ces transitions d'harmonie, brusques et disparates,
dont il avait fait abus dans Mélidore et Phrosine. Quoique
cet opéra ait eu beaucoup de succès, ce qui l'a empêché
d'en avoir un plus grand, c'est qu' Ariodant est le même
sujet que Montano et Stéphanie , dont la musique est de
Mr Berton, qui avait été représenté quelque tems aupara-
vant, et dont le succès avait été prodigieux et très mérité.
Malgré cela, Ariodant a eu dans son origine beaucoup de
représentations ; il a été repris plusieurs fois, et on le
jouerait encore s'il y avait des acteurs comme dans le
temps, capable de le jouer..»
Cherubini, on le voit, tenait en haute estime la partition
à' Ariodant, et il en constate le grand succès. Un autre
témoignage contemporain vient à l'appui de son affirmation;
c'est un article du Courrier des Spectacles à propos de la
reprise de l'ouvrage qui fut faite un an après sa création,
le 8 brumaire an IX (30 octobre 1800), et qui nous donne
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 189
la note exacte de l'impression qu'il avait produite sur le
public: — «La musique à'Ariodant, disait l'écrivain,
fut en quelque sorte une découverte pour l'art. D'un genre
absolument nouveau, riche d'expression et d'énergie, elle
excita le plus vif enthousiasme, et il n'y eut sans doute
que la nécessité de faire briller les talens de ce théâtre
dans d'autres ouvrages, qui fit suspendre les représenta-
tions de celui-ci. On vient de le rendre à l'avidité des ama-
teurs, et les moindres morceaux ont été couverts des plus
vifs applaudissemens. Le jeu singulier des basses, dans le
cours de l'ouverture, l'air plein de vigueur chanté par le
citoyen Philippe, celui si délicat que mademoiselle
Philis exprime avec un goût achevé, celui encore si tou-
chant : Plus de crainte, plus de souffrance, mis dans la
bouche d'Ariodant, et qu'on ne peut se lasser d'entendre
chanter par le cit. Gravaudan , le morceau de carac-
tère qui donne toujours à mademoiselle Armand une occa-
sion de développer avec le plus grand avantage les beaux
moyens dont la nature l'a favorisée, l'intermède du pre-
mier au second acte, la belle invocation à la nuit, mais
surtout le duo : Dissipons ce sombre nuage, véritable chef-
d'œuvre de mélodie, modèle de simplicité de style et
d'expression dans le chant comme dans les accompagne-
mens, tout a été accueilli comme aux premières représen-
tations. »
L'invocation à la nuit (0 nuit propice à V amour!), dont
il est ici question, est un double chœur d'une couleur
exquise et d'un contour mélodique absolument enchanteur.
Quant à l'ouverture, signalée aussi par le critique, ce n'est,
en réalité, qu'une simple introduction, d'un seul mouve-
ment *, elle se compose d'un adagio à trois temps, en sol
majeur, qui ne conclut pas et qui, restant sur la domi-
nante, s'enchaîne avec l'air d'Othon, en sol mineur, qui
ouvre la partition. Mais elle offre ce caractère particulier
qu'elle pourrait bien avoir inspiré à Rossini l'admirable
introduction de l'ouverture de Guillaume Tell. Le procédé
mis en œuvre est le même, en effet, car l'introduction
193 MÉHUL
à'Ariodant débute par un chant de trois violoncelles
divisés, soutenus par un quatrième violoncelle joint aux
contrebasses, sans intervention d'aucun autre instrument.
Si Rossini n'a pas connu la partition à'Ariodant, ce qui
m' étonnerait un peu, il est juste du moins de constater que
l'effet cherché et obtenu par lui avait été entrevu par
Méhul trente ans auparavant. Au reste, il est certain que
le génie puissant et vigoureux de Méhul, toujours en mal
d'enfantement, a mis au jour, à diverses reprises, nombre
de procédés et d'effets particuliers inconnus avant lui, qui,
employés plus tard par d'autres artistes et passés depuis
lors, si l'on peut dire, dans le domaine public, n'en doivent
pas moins faire honneur à son initiative et à son imagina-
tion. De ce nombre on peut compter les motifs caracté-
ristiques que j'ai signalés dans la partition à' Euphrosine ;
l'emploi des cors éloignés les uns des autres, tel qu'on le
trouve dans la Chasse du Jeune Henry ; les violoncelles
divisés de l'introduction à'Ariodant, les trois orchestres et
les trois chœurs du Chant du 25 messidor, etc.
Mais ce Chant de Messidor me rappelle un fait que j'ai
négligé de consigner à sa date, et que je ne veux pourtant
pas oublier.
Le 9 octobre 1799, deux jours avant la première repré-
sentation à'Ariodant, le grand capitaine qui allait bientôt
devenir le maître des destinées de la France, Bonaparte,
débarquait à Fréjus, de retour de cette étonnante expédi-
tion d'Egypte qui avait stupéfié l'Europe. Ce qu'on ne
sait guère, c'est que Méhul avait été sollicité de prendre
part à cette expédition, non comme combattant, bien
entendu, mais à titre d'artiste militant, et qu'il ne s'en
était soucié que d'une façon médiocre. Nous devons la
connaissance de ce fait à Arnault, qui l'a consigné dans ses
Souvenirs. Parlant d'un entretien qu'il avait eu à ce sujet
avec Bonaparte, lequel ne voulait pas encore dévoiler com^
plètement son projet, Arnault rapporte ainsi les paroles
que le général lui adressait :
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 19*1
«... Au printemps, me dit-il, nous ferons parler de nous; vous serez
des nôtres. Mais je désirerais emmener, indépendamment de vous, un
poète, un compositeur de musique et un chanteur ; trouvez-moi cela.
Proposez la chose à Ducis, à Méhul et à Lays. Voilà les gens qui me
conviendraient ; ils seront en rapport intime avec moi ; ils recevront
6,000 francs de traitement pendant tout le temps que durera l'expédi-
tion, et cela indépendamment des traitemens attachés aux places
qu'ils pourraient avoir et qu'ils reprendraient à leur retour. — Mais
où les mènerez-vous, général ? — Où j'irai. Je m'expliquerai là-dessus
quand le temps sera venu : en attendant, qu'ils se fient à mon étoile! »
Me voilà donc recruteur en pied, pour une expédition dont j'ignorais
le but. Mes négociations n'eurent pas d'abord un grand succès. Ducis,
hardi dans la pensée, n'était rien moins qu'aventureux dans ses
actions. 11 s'excusa sur son âge ; Méhul sur les devoirs qu'il avait à
remplir; Lays sur ce qu'il pouvait gagner un rhume. Quand je rendis
compte de cela au général: «Au fait, me dit-il, Ducis est un peu
vieux ; un long voyage, une longue absence, tout cela doit l'effrayer, il
nous faut quelqu'un de jeune ; Méhul tient à son Conservatoire, et plus
encore à son théâtre, sans'doute ; c'est tout simple, là sont ses moyens
de gloire. Qu'il nous compose quelques marches militaires ! son génie
sera avec nous, cela .nous suffira. Toutes réflexions faites, un musicien
fort sur l'exécution nous conviendrait mieux qu'un compositeur... 1.
Bonaparte n'en voulut pas à Méhul de son refus, et, lors-
qu'à l'aide de Brumaire il se fût saisi du pouvoir, c'est lui
qu'il chargea de la composition du chant qui devait illustrer
la première grande fête nationale célébrée par le consulat,
celle du 14 juillet 1800, qui donna à Méhul l'occasion d'é-
crire un chef-d'œuvre, l'admirable Chant du 25 Messidor.
Je parlerai en son temps de cet hymne superbe et d'une
conception si grandiose. Il me faut mentionner, aupara-
vant, la représentation de deux autres ouvrages, dont l'un,
Êpicure, fut écrit par Méhul en société avec Cherubini,
sur un livret très fâcheux de Demoustier. Cet Êpicure
était en trois actes, et l'on peut se demander comment il
se fait que deux grands artistes, d'un génie si original et si
personnel, aient eu la singulière idée de s'associer pour la
composition d'une œuvre de cette importance, la collabo-
ration musicale étant un fait véritablement hors nature et
Souvenirs oVun sexagénaire, T. IV, pp. 31-35.
192 MÉHUL
qui ne peut jamais donner que de médiocres résultats, tant
au point de vue de l'unité du style que de la communauté
de l'inspiration. Dans le cas présent, d'ailleurs, la mau-
vaise qualité du poëme fut fatale à l'œuvre des deux musi-
ciens. Épicurey représenté au théâtre Favart le 23 ventôse
an VIII (14 mars 1800), reçut du public le plus fâcheux
accueil, tellement la pièce parut déplaisante et d'un genre
peu favorable au théâtre sur lequel elle se montrait. On
rendit cependant justice à la valeur de la partition, mais
en faisant les réserves qu'appelait naturellement ce singu-
lier procédé de collaboration musicale, qui ne pouvait lui
laisser ni l'ensemble, ni la cohésion, ni la couleur déter-
minée qu'exige avant tout une production dramatique.
« Méhul et Cherubini, disait un critique, n'ont point dé-
menti, dans les morceaux dont ils ont enrichi cet ouvrage,
leur réputation distinguée. On reconnut dans le premier acte
la facture originale et brillante de l'auteur de Lodoïska, et
dans le second la touche savante, le style soutenu et har-
monieux de l'auteur (¥ Euphrosine. Mais, on l'a générale-
ment observé lors des représentations, qui n'ont point été
nombreuses, Gluck était seul lorsque, suivant l'expression
de Piron en parlant de ses propres ouvrages, il jeta en
bronze son IpMgénie en Tauride \ il était seul quand il
trouva les accens d' Armide et à'Alceste *, deux compositeurs
ne firent pas Didon *, Stratonice et Démophon ne sont dus
chacun qu'à un grand maître. Lorsque deux talens unissent
ainsi leurs efforts, les détails peuvent être charmans, les
parties séparées dignes de tous les suffrages ; mais l'en-
semble est rarement satisfaisant. L'ouvrage a deux couleurs,
le même style n'est pas reconnu partout, et l'unité, ce prin-
cipe de tous les arts d'imitation, est sacrifiée à une inno-
vation d'un dangereux exemple *. »
Tout cela est absolument vrai. Néanmoins, il faut le
répéter, ce n'est point la musique que sifflèrent les auditeurs
d'Épicure — car l'ouvrage fut vivement sifflé ; c'est le
1 Année théâtrale pour Tan IX.
SA VIE, SON GÉNIE , SON CARACTÈRE 193
poëme de Demoustier, qui ne put trouver grâce devant eux.
Dans la notice sur Méliul dont j'ai parlé, Cherubini con-
state la chute complète de leur opéra ; mais, avec un bon
goût dont on ne saurait que le féliciter, il ne sépare point
leur cause de celle du poète, et n'impute nullement à
celui-ci le désastre dont tous furent victimes, bien qu'il ne
fût dû qu'à lui seul : — « Nous nous étions associés, dit-il,
Méhul et moi, pour composer la musique de cet ouvrage ;
je fis le 1er acte, lui le 2d, et nous nous partageâmes les
morceaux de musique du 3e. Notre association ne fut point
heureuse, car la pièce fut impitoyablement siflâée. Pour la
faire mieux marcher à la seconde représentation, on la
réduisit en deux actes. Mais quoique elle fût mieux reçue
avec ce changement, elle ne put se relever assez pour res-
ter au répertoire. Au bout de quelques représentations on
cessa de la donner. » Ne dirait-on pas vraiment que nos
deux musiciens étaient «euls responsables de cet insuccès ?
Le 25 prairial an VIII (14 juin 1800), trois mois, jour
pour jour, après la représentation à'Épicure, l'Opéra don-
nait celle de la Dansomanie, « folie -pantomime » en deux
actes dont Gardel avait tracé le scénario et dont Méhul
avait écrit la musique. Peu de ballets obtinrent un succès
aussi brillant et aussi prolongé que celui-ci. Depuis long-
temps le public était las des sujets allégoriques et mytholo-
giques qu'on ne cessait de lui offrir dans ce genre de
spectacles ; il accueillit avec transport un ballet d'un carac-
tère gai, comique jusqu'à la bouffonnerie, qui renouvelait,
en le transportant dans la danse, un sujet applaudi depuis
de longues années à l'Opéra-Comique dans la Mélomanie.
Il faut ajouter que ce ballet était joué et dansé en perfec-
tion par Goyon, Vestris, Gardel, Beaupré, Branchu, Milon,
Beaulieu, Aumer, Mmes Clotilde, Chevigny, Perignon, Cha-
meroy et Colomb. Goyon excita un rire général dans le
personnage du dansomane, et, quant à Gardel, il brillait à
la fois comme auteur, comme danseur et comme virtuose,
car, pendant un pas de trois dansé par des femmes, il exé-
cutait un solo de violon « avec une sûreté, une méthode,
13
194 MÉHUL
un fini qui ferait honneur à un professeur distingué *. » La
Dansomanie se maintint pendant vingt-six ans au répertoire,
et atteignit le chiffre total de 246 représentations.
Peu de jours après l'apparition de la Dansomanie à
l'Opéra, un journal rendait compte d'une petite solennité
touchante qui avait eu lieu au théâtre de Givet, et de
l'hommage que les compatriotes de Méhul avaient rendu
au grand artiste, hommage dont, en son absence, ses parents
avaient été en quelque sorte les héros. Mme Georgette Du-
crest, dans ses Mémoires sur l'impératrice Joséphine2 , a pré-
tendu raconter cet aimable incident ; mais outre qu'elle y mêle
directement la personne de Méhul, qui pourtant n'assistait
point à cette petite fête artistique et patriotique, elle ne le
fait qu'en y mêlant beaucoup de fantaisie à la fois et un
peu de ridicule. On peut avoir assurément plus de con-
fiance dans ce petit récit du Courrier des Spectacles, publié
au moment même où le fait venait de se produire, et dont
les détails très circonstanciés n'ont amené de la part de
Méhul aucune réclamation :
La ville de Givet, patrie du célèbre Méhul, vient de rendre aux
talens de ce compositeur un hommage dicté par la reconnoissance et le
goût des beaux-arts. Ses vertus privées le rendent aussi recomman-
dable à ses concitoyens que ses talens. C'est sous ce double rapport que
l'on a voulu l'honorer dans la personne de ses parens à une représen-
tation donnée au théâtre de Givet. Ces respectables vieillards étoient
placés sur l'avant-scène, vis-à-vis le buste de Méhul. La salle étoit
décorée de guirlandes de fleurs, de feuillage et d'inscriptions, parmi
lesquelles on remarquoit celle-ci :
Heureux les pères qui voyent le triomphe de leurs enfans !
et cette autre, qui ornera constamment notre théâtre :
Méhul, né à Givet le 22 juin 1163, y a été couronné
le 25 floréal an VIII.
On lisoit autour des loges le nom de tous les ouvrages de cet
artiste.
Le spectacle s'est terminé par un intermède composé d'un ballet,
1 Année théâtrale pour l'an IX.
2 T. I, pp. 299 et suivantes.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 195
pendant lequel on a paré de guirlandes le piédestal du buste, et par
un chant lyrique qui a précédé le couronnement de l'auteur du Chant
du départ. On a lu aussi des vers analogues à la circonstance ; ensuite
tous les artistes dramatiques ont offert des bouquets à ses bons
parens1.
C'est au moment où ce fait intéressant venait de se pro-
duire, que Méhul dut s'occuper de la part importante qu'il
était appelé à prendre à la prochaine grande fête nationale.
J'ai dit qu'il avait été choisi pour composer le chant de
circonstance qui devait être exécuté pour la célébration
de l'anniversaire de la prise delà Bastille. La fête, qui pre-
nait le nom de fête de la Concorde, avait cette fois un
double but : non seulement elle célébrait la date mémo-
rable du 14 juillet, mais elle signalait le retour à Paris de
l'admirable armée d'Italie et de son illustre chef, Bona-
parte, premier consul, qui devait à cette occasion passer une
revue de toutes les troupes au Champ de Mars, lieu choisi
comme centre des réjouissances populaires. Le « Temple de
Mars» (lisez: les Invalides) était désigné pour la céré-
monie officielle, et c'est là que devait être exécuté, en pré-
sence des chefs du gouvernement, des grands corps de
l'État et du personnel diplomatique, le Chant du 25 Mes-
sidor, dont Méhul avait écrit la musique sur des vers de
Fontanes. Il ne s'agissait pas ici de simples strophes,
comme pour le Chant du départ, non pas même d'une can-
tate ordinaire, mais d'une sorte de grande composition
héroïque, dont cette foudroyante campagne d'Italie avait
fourni le sujet au poëte, et dont le musicien avait fait une
œuvre de proportions grandioses, d'un caractère vraiment
monumental, et, si l'on peut dire, noble et solide comme
l'airain.
Avant de parler de cette œuvre, d'une inspiration épique
et sublime, je vais emprunter au Moniteur universel, qui
depuis quelques mois était devenu l'organe officiel du gou-
1 Courrier des Spectacles du Ier messidor an VIII (10 juin 1800). Le 25
floréal jour où fut célébrée cette fête, correspond au 15 mai.
196 MÉHUL
vernement, un fragment de son compte -rendu de la céré-
monie :
.... A deux heures, toutes les autorités étaient placées dans le
temple de Mars ; le premier consul, les deux consuls, accompagnés
des ministres et du conseil d'État, s'y sont rendus : le corps diploma-
tique s'y est placé à l'instant de l'arrivée du consul.
La nef, les tribunes, tout était rempli d'hommes et de femmes qui
avaient été invités par billets; l'éclat de la beauté, le soin de la parure,
ne fesaient pas un des moindres charmes de cette fête ; les vieux
serviteurs de la patrie y étaient honorablement placés ; les plus âgés
d'entre eux étaient près du consul.
Le temple, décoré avec une grande décence et beaucoup de pompe,
par les soins du citoyen Chalgrin, dont on ne peut trop louer le zèle
et l'intelligence, contenait deux grands orchestres de 150 musiciens
chacun et un 3e de 20.
Des places avaient été réservées dans des tribunes décorées avec
soin pour les membres du sénat, pour ceux du corps législatif et du
tribunat.
Aussitôt que le premier consul a été placé, on a exécuté deux chants
de triomphe pour la délivrance de l'Italie. C'est la première fois qu'on
a entendu à Paris madame Grassini et le citoyen Bianchi, qui sont
venus à Paris pour concourir par leurs talens à l'embellissement de
cette fête, et célébrer la gloire de ces armées qui rendent la paix à leur
patrie, à cette antique Italie, théâtre de tant de gloire. Qui pouvait
mieux célébrer Marengo que ceux dont cet événement assure le repos
et le bonheur !
Le ministre de l'intérieur1 a prononcé le discours que nous avons
inséré hier... Après ce discours, les 3 orchestres ont exécuté le Chant
du 25 Messidor, tel qu'il a été publié hier ; on ne peut rendre
l'étonnement qu'a manifesté l'assemblée lorsqu'elle a entendu les trois
orchestres se répondre. C'est la première fois qu'on ose essayer un
concert où se trouvent trois orchestres à une si grande distance. Il est
difficile d'en décrire l'effet ; mais ce moyen hardi peut avoir des
résultats utiles à l'art. Il est juste de donner des témoignages d'estime
et au citoyen Fontanes, auteur des paroles, et au citoyen Méhul,
auteur de la musique. Au reste, on doit remarquer que de tous les
établissemens consacrés aux arts, aucun ne va plus directement que le
Conservatoire de musique au but de son institution.
Le chant a été plusieurs fois interrompu par des applaudissemens ;
mais une sensibilité profonde s'est manifestée à ce passage : Tu meurs,
brave Desaix ! tous les regards se sont portés vers le monument élevé
1 C'était Lucien Bonaparte.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 197
en son honneur et que décorait son buste, fait par le citoyen Du-
paty.
Le chant terminé, le premier consul s'est rendu dans la cour
derrière le dôme, où il a passé en revue les Invalides... *
Ce Chant du 25 Messidor occupe une place à part et donne
une note particulière dans l'œuvre de Méhul. C'est une
composition épique, pleine de grandeur et de magnificence,
dans laquelle l'auteur, ne se contentant point d'augmenter
les moyens matériels d'expression qu'un compositeur a
d'ordinaire à sa disposition, les a mis en œuvre d'une façon
absolument nouvelle et inconnue avant lui. Le chant est
non-seulement à trois orchestres, mais à trois chœurs dis-
tincts, avec des solos confiés à deux basses et à deux ténors.
Des trois orchestres, dispersés et placés à de grandes dis-
tances les uns des autres dans cette immense nef des In-
valides, les deux premiers étaient complets, avec adjonc-
tion parfois d'un tuba, d'un buccin et d'un tam-tam. Sou-
vent ils sonnaient à la fois, souvent aussi ils se répon-
daient l'un à l'autre, celui-ci achevant la phrase que celui-là
avait commencée, et cette espèce de dialogue, entre deux
masses sonores réunissant chacune un ensemble de cent
exécutants, devait produire une impression singulièrement
puissante en un si vaste vaisseau, où les ondes harmo-
niques se répercutaient avec un éclat et une majesté incom-
parables. Quant au troisième, composé d'une façon toute
particulière, il ne comprenait certainement pas vingt
exécutants, ainsi que le disait le Moniteur, car, — la par-
tition est là pour nous le prouver, — il était formé sim-
plement de deux harpes et d'un cor solo, et comme il
n'accompagnait qu'un chœur de voix féminines, l'effet pro-
duit par cette réunion vocale et instrumentale d'un carac-
tère exceptionnel devait faire un contraste saisissant avec la
sonorité mâle et grandiose du double orchestre et du double
chœur complets qu'on avait entendus précédemment.
1 Moniteur universel, du 28 messidor an VIII.
198 MÉHUL
Voici comment la composition était divisée :
1er morceau : Adagio en ré, à quatre temps ; les deux grands
orchestres et les trois chœurs, plus deux coryphées (basses);
2e morceau : Allegro en si mineur, à quatre temps ; premier
orchestre seul, solo de basse (2e coryphée), pas de chœurs ;
3e morceau : Allegro à deux temps ; les deux grands orches-
tres (avec tuba et buccin) et les deux grands chœurs, plus
le 2e coryphée (basse) ;
4e morceau (admirable, d'un caractère superbe et plein
de majesté) : Adagio en ut, à quatre temps ; troisième or-
chestre seul (un cor et deux harpes), et troisième chœur
seul (voix féminines) ;
5e morceau : Court adagio de dix mesures, puis allegro vivace
en ut mineur à quatre temps, puis adagio en la mineur à trois
temps ; deuxième orchestre seul, plus deux coryphées (ténors);
6e morceau : Allegro en ut, à quatre temps ; les deux
grands orchestres et les deux grands chœurs.
Il est assurément douloureux qu'une œuvre de cette
nature et de cette valeur n'ait pu survivre à la circon-
stance qui l'avait fait naître, et qu'elle soit aujourd'hui si
complètement oubliée que personne, même parmi les musi-
ciens, n'en connaît le titre. «Motifs neufs et féconds, disait
à son sujet la Décade, composition large, harmonie savante;
on y retrouve partout l'auteur de Stratonice, d' EupJirosine,
d'Adrien et de l'immortel Chant du dépnrt1. » Pour moi, je
considère le Chant du 25 Messidor comme une des plus
belles et des plus rares productions musicales qui se puissent
imaginer, comme une composition de tout point admirable,
comme l'œuvre d'un génie aussi mâle, aussi puissant,
aussi grandiose qu'étonnamment souple, varié et maître de
lui. Il y a là-dedans, tour à tour, la force prodigieuse
d'un Kubens ou d'un Michel-Ange et la grâce angélique
d'un Raphaël ou d'un Corrège.
Tout porte à croire, bien qu'aucun journal n'en fasse
mention, que c'est Méhul en personne qui dirigeait l'exé-
4 La Décade philosophique, politique et littéraire du 20 thermidor an VIII.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 199
cution de cette œuvre colossale. Il me paraît évident que
c'est à cette solennité du 25 messidor, et à l'exécution du
Chant de Méhul dirigée par lui-même, que Castil-Blaze
faisait allusion lorsque, dans le Dictionnaire de la conver-
sation et de la lecture, au mot : Bâton de mesure, il rappelait
ce souvenir : « Le bâton de mesure est nécessaire dans les
orchestres immenses réunis dans une église pour quelque
grande solennité religieuse ou pour une fête musicale. J'ai
vu Méhul conduire trois orchestres dans l'église des Inva-
lides : un de ces orchestres était placé dans le haut du
dôme ; Méhul marquait la mesure avec son bras entouré
d'un mouchoir blanc. »
Le Chant du 25 Messidor fut publié par ordre du gou-
vernement. La partition en fait foi, car son titre est ainsi
conçu : « Chant national du 14 juillet 1800, exécuté dans le
Temple de Mars le 25 Messidor an VIII. Publié par ordre
du ministre de l'intérieur. Poëme de Fontanes, musique
de Méhul. » Les admirateurs du génie de Méhul, s'ils
ne peuvent se 'procurer la satisfaction d'entendre cette
œuvre superbe, peuvent du moins se donner la joie de la
lire — et je déclare que c'en est une véritable1.
Mais nous allons retrouver maintenant Méhul au théâtre.
Le Directoire avait remis à la mode les sujets antiques.
Nos poëtes, nos architectes, nos peintres, nos sculpteurs
s'efforçaient de faire revivre parmi nous ces Grecs et ces
Romains, contre lesquels le goût public ne devait pas tarder
à s'insurger, mais qui régnaient alors en maîtres sur notre
société renouvelée, et qui, non contents de s'imposer dans
les édifices, dans le mobilier, jusque dans la toilette des
femmes, reparaissaient au théâtre avec plus de fureur que
jamais. Je ne parle pas de la Comédie-Française, où la tra-
1 Je croirais volontiers que c'est à cette même époque que remonte une
composition moins importante de Méhul, sans doute inédite, mais dont la
bibliothèque du Conservatoire possède une très bonne copie. C'est un Do-
mine salvam fac rempublicam à deux orchestres et à deux chœurs, en ut
majeur, morceau très court (il compte seulement 44 mesures), mais plein
de grandeur, de noblesse et d'accent.
200 MÉHUL
gédie, toute -puissante encore, devait naturellement leur em-
prunter les éléments principaux de son action; mais Y Opéra,
lui aussi, s'était repris avec une sorte de rage aux sujets
de l'antiquité classique : on le voyait donner coup sur coup
Anacréon chez Polycrate, Apelle et Campaspe, Adrien, Lêoni-
das, Praxitèle, les Horaces, Hêcube, Olympie, et même, dans
le genre du ballet, Pygmalion, Hêro et Léandre et autres
de même nature. L'Opéra-Comique ne pouvait échapper à
la contagion, et il offrait successivement à son public Têlé-
maque, Médée, Êpicure Bien qu'il n'eût pas eu beaucoup
à se louer de ce dernier, Méhul consentit pourtant à mettre
en musique un acte assez gracieux, mais un peu froid, dans
lequel son ami Hoffman avait mis en scène et fait revivre
l'aimable figure du poëte Bion, le maître et l'ami de
Moschus, qui donnait son nom à l'ouvrage. Monté avec
beaucoup de soin, fort bien joué et bien chanté par quatre
artistes supérieurs, Solié, Elleviou, Philippe et Mlle Philis,
Bion fit son apparition au théâtre Favart le 6 ventôse
an IX (27 décembre 1800). Tout en blâmant le choix du
sujet, la critique rendit justice au talent de l'auteur, et
surtout combla d'éloges le musicien, dont l'œuvre se mon-
trait pleine de grâce et de distinction. « L'auteur des
paroles, disait un annaliste, a dû sentir combien il est diffi-
cile de faire descendre les anciens, et surtout les Grecs,
au ton comique. En voulant les peindre dans la vie privée,
on tombe aisément dans le précieux et l'afféterie, parce
qu'on s'efforce de leur conserver l'esprit et la grâce qu'ils
mettaient dans tout. Cependant, avec une action assez com-
mune, il avait trouvé le moyen d'amener une scène très jolie.
Bion, pour éprouver le jeune Àgénor, qu'il a reçu chez lui,
et qu'il croit être devenu amoureux d'une jeune élève,
feint de vouloir épouser cette enfant, et prie son hôte de
chanter avec elle l'invocation à l'Amour. Rien de plus
gracieux que ce tableau : rien de plus doux, de plus divin
que la musique dont Méhul l'a embelli. Il faudrait parler de
presque tous les morceaux de l'ouvrage, si l'on voulait citer
tous ceux où le talent de cet habile musicien s'est montré.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 201
Mais on l'a retrouvé sur-tout dans une invocation au Soleil,
dans un duo entre Bion et son élève, et sous une forme
nouvelle dans un rondeau chanté par Agénor, qui exprime
l'état d'agitation de son cœur amoureux. Elleviou, chargé
de ce rôle, le chantait avec un goût et une expression
remarquables1. » Un autre critique faisait ainsi l'éloge du
compositeur : « La musique, dès les premiers morceaux,
a laissé deviner l'auteur du Jeune Sage et le vieux fou.
Outre l'ouverture, d'un style vraiment original, on dis-
tingue un rondeau enchanteur, mais sur-tout un duo très
pathétique, dont le refrain forme un quatuor excellent par
la beauté du chant et par la pureté de l'harmonie. Cet
ouvrage, s'il n'est que le fruit des loisirs d'un grand com-
positeur, n'en est pas moins à considérer, et sous tous les
rapports il a complètement réussi 2. »
Malheureusement le succès, très franc dans la nouveauté,
ne lui survécut pas, la froideur du sujet ne laissant guère
de place à l'intérêt scénique, et l'incontestable valeur de
la musique ne suffisant pas à l'animer. La première curio-
sité du public une fois satisfaite, l'ouvrage perdit peu à peu
sa place au répertoire ; on essaya, deux ans plus tard, d'en
faire une reprise, mais celle-ci laissa les spectateurs indif-
férents, et Bion disparut sans retour3.
1 Année théâtrale pour l'an X.
2 Courrier des Spectacles.
3 Dans le Catalogue des autographes du baron de Trémont (1852), on
trouve cette note, au nom de Méhul : « Il reconnaît avoir cédé, en toute
propriété, la partition de l'opéra intitulé Bion, pour être gravée, arrangée
et vendue à la volonté de l'éditeur, me réservant seulement mes droits d'au-
teur pour les théâtres de Paris et des départemens, laquelle cession s'est faite
entre Pleyel et moi pour la somme de treize cents francs. A Paris, ce
4 pluviôse an IX. Cet acte de cession est entièrement écrit et signé par
Méhul et signé par Ignace Pleyel. » — Un autre souvenir de Bion nous est
donné par cette annonce insérée dans le Journal de Paris du 29 ventôse
an IX: — « Ouverture de Bion, musique de Méhul, arrangée pour le forte-
piano, avec accompagnement de violon et violoncelle parL. Adam, membre
du Conservatoire de Paris. Prix : 3 fr. 60 c. Paris. Pleyel. » L' « arrangeur »
n'était autre que le fameux pianiste Louis Adam, le père d'Adolphe Adam.
CHAPITRE XL
Voici un ouvrage qui a suscité bien des disputes, bien
des polémiques, bien des controverses, qui a donné lieu à
bien des conjectures, et dont l'histoire n'a pas encore été
nettement tracée, malgré tout ce qui a été écrit à son sujet.
Je veux parler de Vlrato, qui fut le premier essai de Méhul
dans le genre franchement comique, et à l'aide duquel il se
rendit coupable euvers le public d'une petite mystification
dont celui-ci, d'ailleurs, ne se montra nullement courroucé.
Je vais faire en sorte d'éclaircir ce point, jusqu'ici resté
toujours un peu obscur, de la carrière de Méhul, et de faire
bien connaître tous les détails de cet incident curieux.
Voici d'abord ce que dit Fétis à ce sujet :
Nous arrivons à une des époques les plus remarquables de la
carrière de Méhul. Des critiques lui avaient souvent reproché de
manquer de grâce et de légèreté dans ses chants. L'arrivée des
nouveaux bouffes, qui s'établirent au théâtre de la rue Ghantereine,
en .1801 \ avait réveillé, parmi quelques amateurs, le goût de cette
musique italienne si élégante, si suave, qu'on devait aux inspirations
de Paisiello, de Cimarosa et de Guglielmi. On faisait entre elle et les
productions de l'école française des comparaisons qui n'étaient point à
l'avantage de celle-ci. L'amour-propre de Méhul s'en alarma; mais
une erreur singulière lui fit concevoir la pensée de détruire ce qu'il
considérait comme une injuste prévention, et de lutter avec les maîtres
que nous venons de nommer.
Méhul, persuadé qu'on peut faire à volonté de bonne musique
italienne, française ou allemande, ne douta pas qu'il ne pût écrire un
opéra boulfe, où l'on trouverait toute la légèreté, tout le charme de la
Molinara et du Matrimonio segreto ; et sa conviction était si bien
établie à cet égard, qu'il entreprit Vlrato pour démontrer qu'il ne se
1 C'était le théâtre fondé peu auparavant sous le titre de Théâtre de la
Société Olympique. La rue Chantereine devint peu d'années après la rue
de la Victoire.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 203
trompait pas, et qu'il fit afficher la première représentation de cette
pièce sous le nom d'un compositeur italien. Il faut l'avouer, la plupart
de ceux qui fréquentaient alors les spectacles étaient si peu avancés
dans la connaissance des styles, qu'ils furent pris au piège, et qu'ils
crurent avoir entendu, dans Vlrato, des mélodies enfantées sur les
bords du Tibre ou dans le voisinage du Vésuve. Certes, rien ne res-
semble moins aux formes italiennes que celles qui avaient été adoptées
par le compositeur français. Méhul a eu beau faire, il n'y a rien dans
son ouvrage qui ressemble à la verve bouffe des véritables productions
scéniques de l'Italie. Eh ! comment aurait-il pu en être autrement ? Il
méprisait ce qu'il voulait imiter ; il ne se proposait que de faire une
satire. N'oublions pas toutefois que le quatuor de Vlrato est une des
meilleures productions de l'école française, et que ce morceau vaut
seul un opéra...
Deux points sont particulièrement à retenir de ce petit
récit. Tout d'abord, Fétis, toujours aimable envers ce
public français à qui il devait tout; l'accuse d'une complète
ignorance en ce qui concerne la musique italienne. Or, il
faut remarquer que pendant trois années pleines, de 1789 à
1792, ce public, déjà mis au courant de l'art italien par les
magnifiques séances du Concert spirituel, avait été à même
de compléter son éducation sous ce rapport, grâce au séjour
de l'admirable compagnie de chanteurs italiens qui, à
cette époque, avait fait la joie de Paris au théâtre de Mon-
sieur (Feydeau) \ il ne devait donc pas être aussi ignare
que l'estime son rigide censeur. D'autre part, Fétis pré-
tend que c'est en haine et en mépris de la musique ita-
tienne que Méhul écrivit Vlrato, et afin de répondre aux
comparaisons fâcheuses que l'on faisait « entre elle et les
productions de l'école française », comparaisons amenées
par la présence des nouveaux bouffons qui s'étaient établis
au théâtre de la rue Chantereine. Or, nous verrons tout à
l'heure, par les paroles mêmes de Méhul, qu'il ne méprisait
aucun genre de musique ; mais il y a plus, et ce ne pou-
vait être la présence des chanteurs italiens qui l'avait
poussé à écrire Vlrato, puisque cet ouvrage fut représenté
le 17 février 1801, et que la nouvelle troupe italienne ne
donna sa première représentation au théâtre de la Société
Olympique que trois mois et demi plus tard, le 31 mai.
204 MÉHUL
On ne s'est pas borné à dire que Méliul avait voulu se
jouer un peu du public en cette circonstance ; on a pré-
tendu aussi que son intention était de narguer le premier
consul, dont les préférences pour la musique italienne
étaient connues de tous. Outre que le jeu eût pu être dan-
gereux, Bonaparte étant peu d'humeur à supporter une
raillerie de ce genre, outre qu'une telle raillerie eût été
indigne du caractère de Méhul, le fait est assurément faux,
Méhul ayant ensuite dédié sa partition précisément au pre-
mier consul, qui accepta cette dédicace de très bonne grâce.
Je ne serais même pas étonné que celui-ci eût été dans le
secret du compositeur, et que, seul peut-être, Méhul l'eût
mis au courant de la plaisanterie vraiment singulière qu'il
voulait se permettre. Enfin, on a dit encore que Méhul
avait prolongé cette plaisanterie, et que, après avoir fait
annoncer VIrato sous le nom d'un musicien italien, il ne
s'était fait connaître que lorsque l'ouvrage avait été joué
plusieurs fois. Ceci encore est complètement inexact, et dès
le premier soir, lorsque le public, selon la coutume, demanda
l'auteur à la fin de la représentation, le nom de Méhul lui
fut livré, tandis que son collaborateur gardait l'anonyme.
Au reste, voici comment un annaliste contemporain rappor-
tait cette histoire de VIrato :
Méhul se trouvait un jour admis à la société du premier Consul ; on
parlait de musique. J'estime beaucoup votre talent, dit Bonaparte à
l'auteur de Stratonice, mais j'avoue que j'ai une prédilection parti-
culière pour la musique italienne. La vôtre est peut-être plus savante
et plus harmonieuse ; celle de Paisiello et de Cimarosa a pour moi
plus de charmes... Méhul gardait le silence : on ajoute que le premier
Consul alla jusqu'à exciter son amour- propre en feignant de douter
qu'il pût faire de la musique dans le genre italien ; sans doute il le
voulait mettre à l'épreuve.
Rentré chez lui, Méhul sent son imagination s'enflammer: l'école
italienne, sa richesse, sa variété, son chant facile, son dialogue
piquant, ses accompagnemens simples et gracieux, tout se retrace à son
esprit, il va composer... Mais sur quel ouvrage? Quelles paroles
choisir? Il faut que le poète soit dans le secret, il faut qu'il se prête à
la nouvelle méthode que va suivre le musicien. Pour faire de la
musique italienne, pour pouvoir au moins en bien imiter le style, il
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 205
faut se garder de prétendre choisir un opéra qui ait de la raison, de
l'intérêt, des scènes développées, des entrées, des sorties motivées : il
faut un canevas, une parade, il faut que quelqu'un rende à Méhul le
service qu'Anseaume rendit à Grétry, et qu'on lui donne un pendant
du Tableau parlant. Marsollier était l'homme à consulter dans cette
occasion : ce dernier ouvre son portefeuille, et y prend VIrato. Bientôt
il trouve une coupe heureuse, vraiment italienne et bouffonne, pour un
air de basse taille que chantera Martin ; des paroles bien insignifiantes,
mais assez musicales pour un duo où la facture italienne trouve d'elle-
même sa place ; un morceau de caractère pour l'Irato, dans le genre
de celui du Pandolphe de la Servante maîtresse ; un morceau d'en-
semble où le musicien trouve successivement des a parte, des mono-
logues, un silence, un serment, du récitatif, un crescendo, un
smorzando, c'est-à-dire tous les motifs les plus féconds à suivre, tous
les moyens les plus avantageux à employer, moyens qui se retrouvent
sous d'autres formes dans la finale. Méhul, si bien secondé, devait
réussir. On attend un jour de carnaval, on annonce un opéra parodié
de l'italien1, sur la musique d'il signor Fiorelli... Tout Paris court
aux Italiens, on applaudit avec enthousiasme, on se croit à Naples ou à
Venise, et, pour en suivre tous les usages, les bis se font entendre.
L'Irato est porté aux nues... L'auteur! l'auteur!... La salle retentit
d'acclamations, on nomme Méhul... le parterre reste stupéfait: les
applaudissemens n'en éclatent bientôt qu'avec plus de force, et le
triomphe du compositeur français n'en a que plus de prix.
J'avoue qu'à la place de Méhul, j'aurais voulu prolonger ma jouis-
sance, et, sans narguer le public, lui apprendre de combien de préjugés
il est encore l'esclave: j'aurais quelque temps gardé l'anonime. Que
d'éloges prodigués à Fiorelli ! Les journaux sur-tout eussent été
curieux : il n'en est aucun, depuis le Moniteur jusqu'aux Petites
Affiches, qui n'eût imprimé en toutes lettres : qu'à chaque trait, à
chaque phrase, on reconnaissait V école italienne, qu'un compositeur
sorti de cette école pouvait seul avoir écrit l'Irato, que personne en
France n'eût jamais rien composé de semblable, etc., etc., etc..
Méhul eût alors paru, sa partition à la main, rappelant Voltaire sur-
prenant les éloges unanimes des académiciens, pour une fable
d'Houdart-Lamotte que le malin vieillard leur avait lue comme
trouvée dans les papiers de La Fontaine. 0 influence de V affiche, a dit
Beaumarchais 2.
Le tour, du reste, avait été bien préparé, et il était difficile
1 « Parodié, » c'est à-dire sous la musique duquel on a mis d'autres
paroles.
2 Année théâtrale pour l'an X.
206 MÉHUL
que le public ne fût pas pris au piège. Dès le 18 pluviôse,
le Journal de Paris complétait le programme du spectacle
du théâtre Favart par cette annonce : « En attendant
V Emporté, opéra-parade traduit de Vlrato. » Le 28, il don-
nait ainsi le programme du soir : « La Maison isolée, la
lre représentation de V Emporté, comédie-parade en un acte,
traduite de Vlrato, opéra bouffon italien1. » Et enfin, dans
ce même numéro du 28 (17 février), il publiait la lettre
suivante, évidemment destinée à dépister le public, et qui
avait été certainement écrite sinon par Méhul, du moins
sous son inspiration :
Aux auteurs du Journal.
Citoyens, je me suis rappelé d'avoir vu jouer à Naples, il y a environ
15 ans, un opéra bouffon intitulé Vlrato, musique olel signor Fiorelli,
jeune homme qui annonçoit un talent distingué, et que la mort a
enlevé aux arts à la fleur de son âge. Cet ouvrage, que je suppose
être le même que celui que vous annoncez aujourd'hui, étoit vu avec
plaisir. On trouvoit la musique fraîche et chantante ; et quoique le
poème, comme presque tous ceux que l'on joue en Italie, fût foible,
il amusoit par les caricatures des principaux personnages. Vlrato étoit
fort bien joué par le signor Borghesi, et ce rôle n'est pas sans diffi-
culté, Vlrato étant sans cesse en fureur et comme en convulsion. Ce
caractère exagéré ne pouvoit même se placer que dans une parade
dont le nom seul appelle l'indulgence et désarme la sévérité. J'ap-
prouve fort le traducteur d'avoir attendu un des jours du carnaval
pour la faire représenter. Elle offrira toujours au public une nouveauté
piquante : ce sera de voir dans ses personnages, tout à fait bouffons,
des artistes en possession de plaire dans des rôles plus élevés, plus
naturels, d'un genre plus analogue au goût pur et délicat de la nation
française, qui rira volontiers le mardi-gras d'une farce que dans un
autre temps elle auroit jugée avec rigueur.
Votre concitoyen
Godefroi, peintre.
Pour apocryphe qu'elle fût, cette lettre n'en était pas
moins habile. Cet amateur venant rappeler ses souvenirs
1 On remarquera que la première représentation fut donnée sous ce titre
français de V Emporté, et que ce n'est qu'ensuite que l'ouvrage prit celui
de Vlrato.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 207
au sujet d'un opéra qu'il ne pouvait avoir vu puisqu'il
n'avait jamais existé, exaltant le talent d'un musicien qui
n'avait pas existé davantage et qu'il prenait d'ailleurs la
précaution d'assassiner, sans avoir l'air d'y toucher pré-
parant le public à l'indulgence en signalant par avance le
caractère trivial et forcé de la pièce qu'on allait lui pré-
senter, tout cela, avouons-le, était fort bien fait et très
curieusement arrangé.
Mais si les spectateurs prirent la chose du bon côté, cer-
tains esprits pointus se montrèrent de moins bonne com-
position. Entre autres, Geoffroy, le critique pédant et
fameux, mais hargneux, du Journal des Débats, ne trouva
pas la mystification de son goût. Geoffroy était pénétré de
sa grandeur et de sa dignité ; il avait failli être trompé ;
une telle situation ne pouvait lui convenir. Il n'aimait pas
d'ailleurs la musique de Méhul plus que celle de Mozart,
qu'il qualifiait doctoralement de charivari germanique
(ô Mozart !), et il traita l'auteur de VIrato de la façon que
voici :
... J'étais persuadé que la traduction de VIrato était parodiée sur la
musique de Fiorelli, charmant compositeur italien, enlevé aux arts à la
fleur de l'âge ; j'ai été fort surpris d'apprendre que cette musique,
parfaitement dans le goût italien, était de Méhul; je n'avais point
reconnu sa manière. La musique de VEmporté est vive, légère et
pleine d'esprit, les accompagnemens sont très peu chargés. Puisque
Méhul sait faire de la musique italienne, qu'il en fasse donc toujours;
qu'il nous donne du Paisiello et jamais du Méhul. Je me rappelle à ce
sujet une petite anecdote. Bon Boulogne, peintre qui n'était pas sans
mérite, avait fait une si belle copie du Gorrège, qu'elle trompa même
l'œil exercé du célèbre Lebrun; il prit la copie pour l'original. Bou-
logne et ses partisans triomphaient de l'erreur de Lebrun, mais ce
grand peintre leur dit sans se déconcerter : « Puisque Boulogne sait
faire des Corrège, qu'il fasse toujours des Gorrège, et jamais des
Boulogne. »
Le mot de Geoffroy n'était donc même pas de lui, et il
l'avait emprunté pour masquer son dépit et exhaler sa
mauvaise humeur. « Puisque Méhul sait faire de la musique
208 MÉHUL
italienne... qu'il nous donne du Paisiello et jamais du
Mêhul. » Et c'est de l'auteur diEupTirosine, c'est du chantre
de Stratonice, du poëte ày Ariodant, que le doux, le tendre,
l'aimable Geoffroy parlait ainsi ! Non, en vérité, on n'est
pas cuistre à ce point, et l'on ne se déshonore pas avec plus
de candeur aux yeux de ses contemporains et de la pos-
térité !
Quant à Bonaparte, c'est une autre affaire. J'ai dit que,
s'il en fallait croire quelques-uns, l'intention de Méhul
aurait été, dans cette question de Vlrato, de mystifier non
seulement le public, mais le premier consul en personne.
C'eût été, de la part de Méhul, mal reconnaître la bien-
veillance ordinaire de Bonaparte à son égard, l'affection
véritable que celui-ci lui témoignait en toute occasion, et
il était assurément incapable d'un tel procédé. D'aucuns
ont été plus loin, affirmant que Bonaparte détestait la mu-
sique de Méhul, et que, furieux de la supercherie dont le
compositeur l'aurait rendu victime ainsi que les spectateurs,
il lui en aurait gardé une rancune profonde. Il est à peine
besoin de réfuter cette assertion : nous avons vu que Bona-
parte avait désiré emmener Méhul en Egypte avec lui, ce
qui ne démontre point qu'il eût de l'antipathie pour son
génie ; nous avons vu que Méhul fut chargé d'écrire ce
magnifique Chant du 25 Messidor, destiné à glorifier les
exploits de l'armée d'Italie et de son chef, en même temps
qu'à fêter l'anniversaire de la prise de la Bastille -, nous
verrons enfin que Méhul fut l'un des premiers artistes que
le futur empereur jugea dignes de porter, lors de sa créa-
tion, les insignes du nouvel ordre de la Légion d'honneur.
En voilà sans doute assez pour mettre à néant tous les
faux bruits relatifs à une prétendue inimitié qui aurait
existé entre Bonaparte et Méhul. Mais voici qui suffirait,
à ce sujet, pour remettre toutes choses en leur place ; c'est
la dédicace placée par le compositeur en tête de la parti-
tion de VIrato, et qui est précisément adressée au premier
consul :
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 209
AU GÉNÉRAL BONAPARTE,
Premier consul de la République française.
GÉNÉRAL CONSUL,
Vos entretiens sur la musique m'ayant inspiré le désir de composer
quelques ouvrages dans un genre moins sévère que ceux que j'ai
donnés jusqu'à ce jour, j'ai fait choix de VIrato : cet essai a réussi, je
vous en dois l'hommage.
Salut et respect,
Méhul.
On avouera que si Bonaparte et Méhul étaient ennemis,
ce petit document n'est pas de nature à attester leur
inimitié1. En voici un autre, qui nous donne peut-être la
clé de la situation. C'est une note placée par le fameux
compositeur et harpiste d'Alvimare sur l'exemplaire de la
partition de VIrato offert justement par Méhul à Bonaparte,
exemplaire qui était tombé en sa possession : — « Bona-
parte, dit d'Alvimare dans cette note, aimait infiniment
Méhul, non seulement pour son grand talent, mais encore
comme homme d'esprit et d'instruction. Il aimait à causer
avec lui et à discuter sur la musique. Il reprochait au Con-
servatoire et à Méhul lui-même d'avoir adopté un genre de
composition tudesque plus scientifique que gracieux, et
cherchant à faire de la musique bruyante plutôt qu'ai-
mable. Par suite de ces entretiens et dans l'intention de
faire une chose agréable à Bonaparte 2, Méhul eut l'idée
d'écrire un ouvrage léger et chantant (à la manière italienne) ;
1 Castil-Blaze a donné ce renseignement sur la façon dont s'étaient
établies les relations entre Bonaparte et Méhul : — « Méhul voyait souvent
Mme de Beauharnais avant qu'elle n'épousât le général Bonaparte. Cette
liaison tout amicale avait pris naissance dans la maison Ducreux, maison
charmante qui m'a laissé de bien doux souvenirs ! Après son élévation,
Mme Bonaparte présenta Méhul au premier consul, qui, toutes les se-
maines, l'invitait à dîner à la Malmaison. Ces réunions familières du
guerrier avec les artistes ne cessèrent qu'à l'époque du couronnement. »
{L Opéra italien, p. 520.)
2 On voit que c'est précisément le contraire de ce qui a été dit.
14
210 MÉHUL
en 18021 il composa VIrato, qui eut un grand succès, et
le dédia à Bonaparte. Ce présent exemplaire est celui de
dédicace, qui fut présenté à Bonaparte et qui lui a appar-
tenu. Je puis le certifier d'une manière d'autant plus posi-
tive, qu'à cette époque étant harpiste solo de la musique
de la chambre du Premier Consul, ensuite de celle de la
chapelle de l'Empereur, j'ai vu Méhul en faire la présen-
tation ; et plus tard, Bonaparte l'ayant donné à la reine
Hortense, j'ai revu ledit exemplaire chez elle, et c'est des
bontés de cette dernière que je le tiens 2. »
Nous savons maintenant que Méhul ne prétendit en aucune
façon se jouer de Bonaparte, comme de certains l'ont dit, et
qu'il n'attendit pas pour se découvrir, comme d'autres l'ont
affirmé, que plusieurs représentations de VIrato eussent été
données. Il nous reste à démontrer que son intention ne
fut pas non plus, ainsi qu'on l'a répété bien à tort, de
ridiculiser la musique italienne et d'en faire une parodie
* Non en 1802, mais en 1801.
2 Cette note a été reproduite par Jal dans son Dictionnaire critique de
biographie et oV histoire (notice sur d'Alvimare), à qui je l'emprunte. Mais
Jal ne s'en est pas tenu là, et a prétendu refaire à sa manière toute l'his-
toire de VIrato, au sujet de laquelle il entre dans des détails d'une préci-
sion absolument raffinée : — « Hoffman, dit-il, de Nancy, le spirituel criti-
que du Journal de V Empire et du Journal des Débats, l'auteur de plusieurs
opéras, dont deux lui ont survécu , VIrato et les Bendez-vous bourgeois ,
m'a raconté, au foyer de l'ancien théâtre de l'Opéra-Comique, comment
fut composé VIrato. Méhul avait le désir de faire quelque chose qui plût
au Consul; il voulait en même temps prouver que si lui, Méhul, cherchait
un autre style que celui des maîtres italiens, ce n'était pas qu'il fût inca-
pable de faire une musique spirituelle, légère, comique, chantante sur-
tout. 11 communiqua son projet à Hoffman, lui demandant de lui fournir
le canevas d'un opéra bouffon. Hoffman lui dit qu'il allait y songer....»
Suivent les détails les plus circonstanciés et les plus précis sur le travail
des deux auteurs, sur la part personnelle prise par Hoffman dans la
petite mystification imaginée et préparée par Méhul, etc. Or, Jal nous la
baille d'autant meilleure ici, en disant tenir toute cette histoire d'Hoffman
en personne que le livret de VIrato... n'est point d'Hoffman, ainsi qu'on
l'a vu plus haut, mais de Marsollier! On ne se moque pas du lecteur avec
plus de désinvolture. Allez donc vous fier, après cela, aux récits des
prétendus historiens, sans contrôler leurs renseignements!
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 211
burlesque. Il est bien certain que son seul désir était de
prouver à tous ceux qui le croyaient, musicalement, inca-
pable de grâce, de gaieté, de légèreté, qu'ils étaient dans
l'erreur, et que ces qualités ne lui faisaient point défaut.
A-t-il réussi? C'est ce qui reste à examiner. Toujours est-il
que c'est pour échapper à toute prévention qu'il fit annon-
cer son ouvrage sous le nom d'un prétendu compositeur
étranger. Mais il était bien trop intelligent, il avait bien trop
le sentiment de l'art pour ne pas comprendre et sentir tout ce
qu'il y avait de charme, de finesse et d'agrément dans la
musique bouffe italienne, lorsque cette musique était repré-
sentée par des hommes de génie comme Cimarosa et Pai-
siello, et il se respectait bien trop pour en faire publique-
ment un objet de mépris. On va voir, d'ailleurs, et cette
fois encore par ses propres paroles, quels étaient à cet
égard ses sentiments, et sous quelle impression il écrivit
cette musique de Vlrato, destinée à soulever tant de dis-
cussions. Ceci est une sorte de préface, une Note placée
par lui en tête de sa partition, à la suite de la dédicace qu'il
adressait au premier Consul :
NOTE
Quelques personnes croiront ou diront que j'ai enfin abandonné le
genre auquel je paraissais exclusivement attaché ; elles m'en féli-
citeront ; et Vlrato méritera d'autant mieux leurs éloges qu'il leur
servira pour condamner mes autres ouvrages. Je dois les avertir de ne
point se hâter de vanter ma conversion ; je n'étais d'aucun parti, et ne
veux m'enrégimenter dans aucun. Je ne connais en musique aucun
genre ennemi de l'autre, si tous tendent également à la rendre en
même temps plus agréable et plus vraie. Je crois que cet art a un but
plus noble que celui de chatouiller l'oreille, et qu'il n'est pas condamné
à n'être jamais qu'aimable. Le genre de la musique est toujours
subordonné au genre du drame, et le choix des couleurs est commandé
par le dessin qu'il faut colorier. Si la musique de Vlrato ne ressemble
pas à celle que j'ai faite jusqu'à présent, c'est que Vlrato ne ressemble
à aucun des ouvrages que j'ai traités. Je sais que le goût général
semble se rapprocher de la musique purement gracieuse, mais jamais
le goût n'exigera que la vérité y soit sacrifiée aux grâces.
212 MÉHUL
On voit que Méh'ul ne souffle mot ici de la musique ita-
lienne. Il déclare, il est vrai, que selon lui la musique « a
un but plus noble que celui de chatouiller l'oreille »; mais
il fait preuve aussi d'éclectisme en affirmant que « le genre
de la musique est toujours subordonné au genre du drame »,
et que «le choix des couleurs est commandé par le dessin
qu'il faut colorier». C'est un peu l'axiome de Boileau appli-
qué à l'art musical :
Tous les genres sont bons hors le genre ennuyeux.
Mais enfin voici un dernier témoignage qui vient nous
donner une preuve du respect que Méhul professait, quoi
qu'on en ait dit, pour l'art italien, et certifier qu'il était
incapable de le livrer à la risée publique. Cette fois, c'est
un contemporain de Méhul, un grand chanteur, qui apporte
à cette opinion l'appui de sa parole. En 1852, une reprise
àel'Irato étant donnée à l'Opéra-Comique, les commentaires
et les polémiques reparurent de plus belle sur cette ques-
tion, et l'on recommença d'affirmer que Méhul s'était
montré en cette circonstance l'ennemi déclaré de la mu-
sique italienne. Or, voici la lettre que Ponchard père, l'il-
lustre chanteur, le créateur du dernier ouvrage du maître,
la Journée aux aventures, écrivait alors au directeur du
journal le Ménestrel :
Mon cher Heugel,
La reprise de VIrato a donné lieu de nouveau à une erreur d'ap-
préciation historique qui est presque un outrage à la mémoire de
Méhul. Permettez-moi donc, tant en mon nom qu'en celui de plusieurs
anciens élèves du Conservatoire et notre excellent ami Levasseur en
tête, de venir attester que les sentiments prêtés à Méhul, à l'endroit de
la musique italienne et des célèbres compositeurs ultramontains de
l'époque, sont complètement erronés. Un seul trait de sa vie suffirait à
le prouver, c'est le refus modeste que fit Méhul de la place de maître
de chapelle qui lui était offerte par l'empereur, en désignant, comme
le plus digne de remplir ces fonctions, notre illustre compositeur
italien Gherubini. Non, il n'est pas exact d'attribuer à l'auteur de
VIrato un autre but que celui de prouver tout simplement qu'il lui
était possible de faire autre chose que de la musique sérieuse. VIrato,
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 213
une Folie et le Trésor supposé sont, quoi qu'on en dise, de la musique
gaie, spirituelle, et ont en effet prouvé que ce maître pouvait sortir de
la sphère du drame lyrique. Non, Méhul n'était pas l'ennemi de la
bonne musique italienne, car, en sa qualité d'inspecteur des classes du
Conservatoire, il encourageait ouvertement les élèves qui faisaient une
étude spéciale de cette musique. Mieux que cela, les élèves du Con-
servatoire impérial traduisaient les célèbres poètes italiens en même
temps qu'on les initiait à la connaissance pratique de toutes les grandes
écoles musicales. Jusqu'à la Restauration, et sous V inspiration de
Méhul, les concours de chant avaient même lieu dans les deux langues,
de sorte que les lauréats devaient faire preuve d'une double intelli-
gence en exécutant des morceaux de chant qui, bien que rapprochés
par une même méthode d'enseignement, n'en restaient pas moins bien
distincts et séparés les uns des autres par les constitutions particulières
à chacun de ces deux idiomes. Parmi les professeurs du Conservatoire
qui voulaient établir un enseignement homogène, c'est-à-dire une
méthode de chant spéciale à l'établissement du Conservatoire, Méhul
ne fut-il pas le premier à confier l'exécution de ce travail fondamental
à Mengozzi, habile maître italien dont les traditions sont toujours en
honneur parmi nous ? En ceci, Méhul partageait l'opinion de Garât, ce
chanteur phénoménal dont Sacchini a dit qu'il était la musique même.
Garât, véritable enthousiaste de la belle école italienne, en était le
traducteur fidèle et nous la transmettait au Conservatoire, plutôt
agrandie qu'affaiblie.
Un dernier mot, pour finir, en ce qui touche la prétendue mystifica-
tion que Méhul se serait permise envers le premier consul : ce bruit
inconvenant est d'autant plus apocryphe que la partition de VIrato est
dédiée à Bonaparte lui-même. Et voilà comme on écrit l'histoire, au
théâtre comme à la ville.
Mes compliments affectueux,
Ponchard père.
Je crois qu'avec tous ces documents l'histoire de VIrato
est bien complète maintenant, et il me semble que la
lumière est faite sur les mobiles qui ont guidé Méhul en
toute cette affaire. J'estime donc qu'il est inutile d'insister
davantage à ce sujet, et, sans tenir compte d'aucune autre
considération, je voudrais dire quelques mots de la valeur
intrinsèque de la partition. En mettant donc de côté l'in-
tention que n'a jamais eue Méhul de faire de cette par-
tition un pastiche de musique italienne, et en la jugeant
au seul point de la facture e't de la valeur des idées, VIrato
214 MÉHUL
est une œuvre vraiment intéressante, digne de la plus
grande attention, et qui renferme un morceau de premier
ordre : le quatuor si justement célèbre ; d'autres encore
sont bien venus, entre autres le joli air d'Isabelle : J'ai de
la raison, j'ai de la sagesse, dont le rythme est plein de grâce
et de franchise, les charmants couplets de Lysandre : Si je
perdais mon Isabelle, et l'excellent trio des trois hommes :
Femme jolie et du bon vin. Maintenant, considéré dans son
ensemble, la partition de VIrato donne-t-elle raison au désir
qui poussa Méhul à l'écrire, et contient-elle en effet ce sen-
timent comique, ces qualités de vivacité, de grâce, de
légèreté, qu'il voulait se faire attribuer à l'égal de celles
qui lui étaient hautement reconnues ? J'avoue que telle
n'est pas tout à fait mon opinion, que pour moi ce comique
est plus forcé que naturel, cette vivacité un peu cherchée,
cette grâce un peu maniérée, et que, en un mot, je préfère
au Méhul de VIrato le Méhul à'Euphrosine, à'Ariodant et
particulièrement de Stratonice. C'est là, là surtout qu'il est
lui-même, c'est là qu'il est vrai, qu'il est naturel, qu'il est
incomparable. Au surplus, si l'on veut sur ce sujet le sen-
timent d'un de ses pairs, d'un homme de génie, d'un de
ceux qui étaient particulièrement aptes à le juger, voici
celui qu'exprimait sur VIrato Cherubini, dans la notice
que j'ai déjà eu l'occasion de citer: — «C'est le premier
succès que Méhul a obtenu dans le genre comique, et ce
succès a été complet. Il faut convenir cependant que le
poème y a contribué beaucoup, et les vers des morceaux
de musique de cette pièce sont si spirituellement faits, et la
coupe de ces morceaux si favorablement arrangée par le
poète, qu'il semble que celui-ci, en les faisant, se soit
chargé de la moitié de la besogne du musicien. Méhul a
montré dans VIrato infiniment de talent, mais je dirai tou-
jours que son génie, porté par sa nature vers le genre
élevé, n'était pas assez souple ni assez svelte pour se prê-
ter facilement à la légèreté du genre de la comédie. Aussi,
la musique de cet opéra, comme celle de ses autres opéras-
comiques, se ressent-elle de la gêne qu'éprouvait son génie
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 215
et du penchant qu'il avait, malgré lui, à revenir souvent
aux formes et aux expressions qu'il affectionnait. De sorte
que sa manière dans le comique est un peu pesante, et
l'on sent bien que sa gaieté est plus calculée que franche,
que son faire n'a pas le même abandon et la même vérité
dans les accents qu'en traitant le style élevé ; et qu'en
général ses idées sont un peu triviales quand le calcul ne
les a pas dictées, et qu'elles sont guindées, et peu natu-
relles, lorsqu'elles sont le produit de ce même calcul.
Mais le talent a des élans heureux, même dans le genre
qui ne lui est pas propre ; Méhul l'a prouvé dans quel-
ques morceaux àeVIrato, entre autres à l'égard d'un quatuor
très original, supérieurement traité sous tous les rapports,
que les auditeurs pendant plusieurs représentations firent
recommencer *. »
C'est encore sur une sorte de parade que Méhul s'exerça
au sortir de VIrato, alléché sans doute par le succès que
lui avait valu cette tentative dans un genre qui n'était
pas le sien. Son ami Bouilly, dont pourtant le concours
lui avait été si funeste une première fois, avec le Jeune
Henry, lui offrit le livret d'un opéra-comique en deux
actes, une Folie, qu'il s'empressa de mettre en musique.
Bouilly n'a pas manqué, dans ses Récapitulations, de con-
sacrer tout un chapitre, intitulé Vengeance de deux auteurs,
1 Pour en finir avec VIrato, je rapporterai ce fragment d'une lettre de
Marsollier, relative à cet ouvrage, et qui a été publiée dans la France
musicale le 15 avril 1866: — «J'ai reçu une fort jolie lettre de vous,
mon cher ami ; je vous en ai répondu une bien sotte à Toulon, et celle-ci
ne vaudra guère mieux; elle vous assurera toujours de ma tendre amitié,
et à ce titre elle vous sera agréable, j'en suis sûr. J'ai donné ici une pa-
rade, j'ai un poco mystifié mon maître, le citoyen public, et il a donné
dans le panneau. VIrato a été joué et applaudi comme l'ouvrage del
famoso Fiorelli, et il n'était que du français Méhul et de votre serviteur.
La musique est délicieuse, le poème gai, fou, sans intrigue ni intérêt,
Enfin, on y vient, on y rit, on y paye, et si cela ne vaut pas de gloire,
j'en aurai du moins quelque argent, ce qui n'est pas sans mérite ; il y en
aura donc dans l'ouvrage; er go, j'ai bienfait. Adieu allez-vous toujours
en Egypte, et quand partez-vous?»
216 MÉHUL
à retracer minutieusement l'histoire de cet ouvrage1; il
faut lire cela, il faut voir les éloges que Bouilly, dans un
langage aussi prétentieux qu'incorrect, s'adresse au sujet
de cette pièce inepte, pour se faire une idée de la suffi-
sance niaise, de la vanité bouffie à laquelle peut atteindre
un écrivain infatué de lui-même et qui n'a pas conscience
de son absolue nullité. Cela pourtant, il faut bien le dire,
n'offre qu'un intérêt* en quelque sorte négatif. Ce qu'il
importe de savoir, c'est qu'une Folie fat représentée à
l' Opéra-Comique le 15 germinal an X (5 avril 1802), et
que, malgré la sottise rebutante et le mauvais goût du
poëme, malgré la valeur très relative de la musique, elle
obtint un assez vif succès, dû sans doute au très grand
talent déployé par ses interprètes, qui n'étaient autres
que Solié, Elleviou, Martin, Dozainville, Lesage, Allaire
et Mllc Philis aînée. Ce n'est pas à dire qu'on ne retrou-
vât point de traces du talent et de la main de Méhul
dans quelques morceaux, entre autres dans les jolis cou-
plets de soprano : Je suis encor dans mon printemps , qui
longtemps, dit-on, coururent les rues, dans le vif et
spirituel finale du premier acte, et aussi dans un excellent
trio que chantaient admirablement Martin, Solié et
Mlle Philis; mais il est certain que, considérée dans son
ensemble, la partition d'une Folie n'occupe qa'une place
très secondaire dans l'œuvre d'un compositeur qui s'était
fait connaître par de si beaux chefs-d'œuvre. Néanmoins,
je le répète, cet ouvrage eut du succès, et Méhul fut
acclamé sur la scène à la première représentation. Il fut
par la suite l'objet de diverses reprises, dont la dernière
eut lieu le 20 novembre 1843; il avait alors pour inter-
prètes Henry, Audran, Chollet, Kiquier, Sainte-Foy,
Daudé et Mlle Révilly2.
1 T. II, pp. 317-342.
2 II y avait bien longtemps qu'une Folie était oubliée en France, lorsque,
chose singulière, cet ouvrage fut traduit et représenté en Allemagne, il y
a trente ans. Dans son n° du 5 novembre 1854,1a Gazette musicale publiait
SA VIE, SON GÉNIE } SON CARACTÈRE 217
Il fut moins heureux avec un troisième ouvrage bouffe
qu'il fit représenter quatre mois après celui-ci. Il s'agissait
cette fois d'un petit opéra en un acte, le Trésor supposé ou
le Danger d 'écouter aux portes, qui fit son apparition à
l'Opéra-Comique le 10 thermidor an X (29 juillet 1802).
Le poëme avait été écrit par Hoffman, et la pièce, fort
bien montée, était jouée par Gavaudan, Solié, Andrieu,
Mlles Philis aînée et Pingenet aînée l.
Malgré tout, le succès fut mince : onze représentations
dans la première nouveauté, neuf autres dans l'espace de
deux années ensuite, suffisent à le constater. L'éditeur des
Œuvres d'Hoffman cherche à pallier, dans la notice placée
par lui en tête du livret du Trésor supposé, cette espèce de
demi-chute: — «Malgré son succès, dit-il, cet ouvrage
disparut du répertoire par suite du caprice d'un acteur.
Gravaudan, chargé du personnage de Crispin, avait déployé
dans ce rôle tant de verve et de gaieté qu'il réunit tous
une lettre de son correspondant de Berlin, qui, après lui avoir parlé d'une
récente reprise de Y Orphée de Gluck, continuait ainsi : — « Pendant que
ce chef-d'œuvre ancien nous apparaissait dans un cadre nouveau, le
Schauspielhaus, qui donne aussi quelquefois des opéras-comiques, remet-
tait en lumière une relique du temps passé; c'est un opéra de Méhul, une
Folie, que l'on a intitulé ici : Plus on est de fous7 plus on rit, titre bien
lourd pour cette œuvre charmante, où la plaisanterie se berce sur des
ailes si légères et si finement tissées.... »
C'est dans le chapitre de son livre qui a trait à une Folie (Vengeance
de deux auteurs), que Bouilly signale un fait dont je ne crois pas qu'il
existe ailleurs de traces. Il s'agit d'un duel que Méhul aurait eu avec un
journaliste. A cette époque, selon Bouilly, nombre de critiques s'éver-
tuaient à nier le talent du compositeur, et cela dans un langage particu-
lièrement blessant. « Méhul, dit-il, riait tout le premier de ces traits veni-
meux lancés par les ennemis de sa gloire ; mais souvent il en souffrait en
silence, et finit par provoquer en duel un de ses éhontés détracteurs,
auquel il dit devant moi, tenant son épée d'une main ferme, mais vacil-
lante (!) : Ne vous y méprenez pas : si je tremble, ce n'est que de colère. En
effet, il blessa grièvement son adversaire, et la réputation de vrai brave
et d'homme d'honneur qu'il acquit en cette circonstance calmèrent l'audace
de ses détracteurs.
1 Le spectacle de la première représentation était complété par V Epreuve
villageoise. La recette fut de 2,338 francs.
218 MÉHUL
les suffrages *, mais, loin d'être flatté de cet assentiment
unanime, il craignit que son triomphe dans l'emploi des
valets ne nuisît à la renommée qu'il s'était acquise en
représentant les tyrans, et qui lui avait fait décerner le
glorieux surnom de Talma de V Opéra-Comique ; les bottines
et le manteau court furent donc bientôt remplacés par
toute la ferraille du mélodrame, et le Trésor supposé devint
l'objet d'un ajournement indéfini. » En réalité , le Trésor
supposé laissa le public complètement indifférent. Ce qui
n'empêche pas que vingt ans plus tard, à la création du
Gymnase-Dramatique, que les termes de son privilège
obligeaient à jouer de petits opéras en un acte, cet
ouvrage ne fût joué à ce théâtre (13 septembre 1821), où
il obtint quinze représentations. Puis, trois ans après, le
16 juillet 1824, une reprise en fut faite à l' Opéra-Comique;
mais celle-ci ne fut que médiocrement fructueuse, et
depuis lors il ne fut plus question du Trésor supposé.
Méhul entrait alors dans une mauvaise veine, et nous
allons le voir donner successivement plusieurs ouvrages
que son grand nom et l'action très réelle que son génie
exerçait sur le public ne purent empêcher de subir un sort
fâcheux. Le premier fut une sorte de drame lyrique en
deux actes, Joanna, dans lequel il avait Marsollier pour
collaborateur. Celui-ci avait fait représenter quelques
années auparavant, au théâtre Feydeau, un opéra en trois
actes, Emma ou le Soupçon, dont Fay avait écrit la mu-
sique, et qui n'obtint aucun succès. Keprenant son sujet
en sous-œuvre et le resserrant en deux actes, il en avait
tiré le livret de Joanna, qui malheureusement n'avait pas
gagné à cette transformation, et que ne purent soutenir
ni la nouvelle musique de Méhul, ni le talent passionné
de Mme Scio, ni le jeu très pathétique de Gavaudan, qui,
ici comme toujours, se montrait comédien admirable.
« Gavaudan joua d'une manière très énergique et très
savante le rôle d'un époux jaloux qui, sur une simple
apparence, provoque un officier, lequel se trouve être son
frère. Il fut vraiment pathétique lorsqu'il comparut devant
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 219
son juge, qui est aussi son père. Mais cette situation, la
même que M. Marsollier avait déjà présentée en trois
actes, sous le titre d'Emma, n'avait plus dans la pièce
nouvelle assez de développement, et elle parut forcée.
La musique dont Méhul avait soutenu le poëme ne pouvait
ajouter à l'intérêt. Elle n'offrait de remarquable qu'une
espèce de romance très bien appropriée aux faibles
moyens de Gravaudan comme chanteur i. » Un autre écri-
vain disait : « Le sujet de Joanna ne convient point à
l' Opéra-Comique, la musique ne convient point au poëme,
et je ne sais à quel théâtre le poëme et la musique con-
viendroient 2. » Joanna n'eut que huit représentations, dont
la première fut donnée le 23 novembre 18023.
Méhul fut moins heureux encore avec un ballet en deux
actes, Daplmis et Pandrose ou la Vengeance de V Amour,
dont le scénario avait été tracé par Pierre Grardel, et qui
fut donné à l'Opéra le 24 nivôse an XI (14 janvier 1803).
Celui-ci ne produisit sur le public qu'une impression assez
fâcheuse, et ne put aller au-delà de sa sixième représen-
tation.
Ces échecs successifs n'entamaient, fort heureusement,
ni la gloire ni le grand renom de Méhul. Il s'était, depuis
son entrée dans la carrière, constitué un répertoire assez
riche, assez abondant, assez varié, pour que l'oubli ne
pût l'atteindre • et si ses derniers ouvrages n'avaient pas
rencontré la faveur du public, si le Trésor supposé s'était
vu rapidement abandonné, si Joanna avait fait un fiasco
de huit représentations, si, grâce à Gardel, Daphnis et
Pandrose n'avait eu qu'une existence plus limitée encore,
du moins plusieurs autres de ses œuvres voyaient se pro-
longer le succès qui les avait accueillies dès l'abord, et
1 Année théâtrale, pour Fan XII.
2 Correspondance des amateurs musiciens.
3 Le spectacle était complété par VÉpreuve villageoise, de Grétry, et la
recette fut de 1,921 fr. 50 c. Outre Mme sci0 et Gavaudan, les interprètes
de Joanna étaient Juliet, Solié, Gaveaux, Mlles Simonnet et Chevalier.
220 MÉHUL
l'on jouait constamment Stratonice, Euphrosine , VIrato,
Ariodant, une Folie et même le Jeune Sage et le vieux Fou.
D'ailleurs, son activité ne se démentait pas un instant, il
produisait sans relâche, frappait des coups répétés, et ne
cessait d'entretenir le public de sa personne et de son
talent.
Après une série d'ouvrages bouffes, il s'était repris au
genre sérieux avec Joanna ; il y revint de nouveau avec
Hêléna, drame lyrique en trois actes pour lequel il eut
encore le tort de s'associer avec Bouilly. La pièce de
celui-ci n'était pas bonne, et manquait surtout de nou-
veauté; on peut croire cependant que Bouilly, sur cer-
taines observations qui lui furent adressées, y fit au dernier
moment des remaniements assez importants ; c'est au moins
ce qui résulterait d'une lettre adressée au censeur Nogaret
par M. de Fontaine-Cramayel, préfet du palais, chargé
spécialement de la surveillance administrative du théâtre
de F Opéra-Comique ; de cette lettre, en date du 22 plu-
viôse an XI (11 février 1803), j'extrais le fragment sui-
vant, exclusivement relatif à Héléna : — « Avant que vous
m'eussiez renvoyé, Monsieur, le manuscrit à'Hélêna, je
connaissais cette pièce par la lecture que j'en avais entendu
faire par l'auteur chez un de nos amis communs. J'avais
été très content des deux premiers actes et fort mécontent
du troisième, où je trouvais une invraisemblance choquante
dans la conduite d'Edmond, qui, quoique sûr de l'inno-
cence de Constantin, continuait les poursuites avec la
même rigueur pour s'assurer de sa personne. On m'avait
assuré depuis que l'auteur, d'après les conseils de ses
amis, avait refait entièrement cet acte ; aussi ai-je été fort
étonné de le retrouver, dans le manuscrit, tel à peu près
que je l'avais entendu. Cela ne m'a point empêché de
signer le permis, comme préfet, mais, comme ami, j'ai cru
devoir mes avis au citoyen Bouilly, qui, sur mon invi-
tation, s'est rendu chez moi. Il a été frappé de la force de
mes objections, que lui-même avait déjà pressenties. Il
avait saisi avidement un moyen que je lui ai proposé pour
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 221
sauver toute invraisemblance, et un billet, que j'ai reçu
de lui hier, m'annonce qu'il a fait, d'accord avec Méhul,
les changements que j'avais cru pouvoir lui indiquer.
Attendez-vous donc à voir un autre troisième acte. Je
doute qu'il puisse jamais être de la force des deux autres,
avec lesquels il fera nécessairement disparate, mais j'es-
père qu'au moins il terminera la pièce d'une façon moins
choquante *. , . »
Les corrections et les retouches que Bouillj, ainsi solli-
cité, fit subir à sa pièce, ne la rendirent pas beaucoup
meilleure. Elle fut cependant accueillie d'une façon assez
favorable lorsqu'elle parut sur la scène de l' Opéra-Comique
le 10 ventôse an XI (1er mars 1803), mais elle ne put
désarmer complètement la critique. « Malgré le succès de
sa pièce, disait un annaliste, M. Bouilly n'aura pas été le
dernier à reconnaître qu'elle n'était qu'une contre-épreuve
de ses Deux Journées. La musique que Méhul avait faite
n'avait pas non plus la vigueur et l'originalité de celle de
Cherubini. Mais si elle n'ajoute rien à sa réputation, elle
en est plus digne que celle de Joanna*. » Un journal
spécial appréciait ainsi la partition : « L'ouverture, dans
laquelle nous avons remarqué une phrase agréable, habile-
ment modulée, et exécutée tour à tour par les instrumens
à cordes et les instrumens à vent, nous a paru trop rem-
plie de points d'orgue et de suspensions. M. Méhul nous
a rendus un peu difficiles en fait d'ouvertures, et dans
celle-ci on n'apperçoit nulle trace de cette originalité qui
le distingue souvent. Nous n'avons que peu de choses à
dire du reste de l'ouvrage. Deux romances touchantes et
fort bien chantées par Mme Scio-Messié et M. Gravaudan,
et deux chœurs, celui de la fin du premier acte et celui
des Moissonneurs, voilà ce qu'on peut citer dans cet opéra.
Mais deux romances quand on vient entendre l'auteur de
1 Cette lettre a été publiée dans la Bévue des documents historiques,
no de décembre 1880.
2 Année théâtrale, pour l'an XII.
222 MÉHUL
Stratonice, et deux romances en trois actes ! Les amateurs
ont un peu le droit de se récrier *. » Il est certain que la
partition d'Héléna ne saurait compter au nombre des meil-
leures qu'ait écrites Méhul, bien qu'on y puisse citer encore
un joli trio au premier acte et le finale du second. En
réalité, l'ouvrage n'était pas de nature à survivre à sa
nouveauté. Supérieurement joué par Gavaudan, Juliet,
Gaveaux, Philippe et Mme Scio, il dut à cette interpréta-
tion superbe de pouvoir fournir une série de trente-six
représentations dans l'espace de vingt mois environ ; mais
il ne put se maintenir plus longtemps au répertoire, et il
fut ensuite complètement abandonné2.
Par suite de quel singulier concours de circonstances
vit-on trois poëtes et quatre musiciens associer leurs
efforts pour mener à bien la composition d'un opéra-
comique en trois actes, intitulé le Baiser et la quittance ou
une Aventure de garnison? C'est ce que je ne saurais dire.
Toujours est-il que Picard, Longchamps et Dieulafoi d'un
côté, Méhul, Boieldieu, Nicolo et Rodolphe Kreutzer de
l'autre, se réunirent ainsi et mirent au jour l'ouvrage en
question, qui fut donné à l' Opéra-Comique le 18 juin 1803.
Par malheur pour les musiciens, qui avaient fait preuve
de talent, l'œuvre des librettistes était détestable, si bien
que la représentation fut très orageuse, que les sifflets s'y
firent entendre plus qu'il n'eût été désirable, et que la
pièce tomba lourdement. Encore faut-il constater que la
chute eût été plus honteuse et plus violente peut-être sans
les qualités répandues dans la partition. «Il n'y a plus de
chutes aujourd'hui, disait à ce sujet le Courrier des Spec-
tacles : telle pièce qui à la première épreuve a chancelé et
n'a pu se soutenir, marche à la seconde avec assurance et
obtient un plein succès. Il est vrai que si les auteurs du
poëme ont encouru la défaveur publique, les auteurs de la
i Correspondance des 'amateurs musiciens.
2 Le spectacle de la première représentation était complété par les
Chasseurs et la Laitière, de Duni. La recette s'éleva à 4,091 francs.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 223
musique ont droit d'en appeler. Ceux du Baiser et la quit-
tance l'ont fait hier heureusement ; et, si l'on n'a pas
entièrement goûté le poème, on a rendu justice aux
beautés qui se rencontrent à chaque instant dans la mu-
sique. » Le résultat de la représentation n'en fut pas
moins si fâcheux, que nos quatre compositeurs ne jugèrent
pas à propos de livrer leurs noms au public ; et peut-être
ne les connaîtrions-nous pas aujourd'hui si un journal
spécial, la Correspondance des amateurs musiciens, n'avait eu
l'heureuse idée de les mentionner, en dévoilant la part
qui revenait à chacun dans le travail collectif. Toutefois,
la critique rendit justice à la très grande valeur de la
partition du "Baiser et la quittance, ainsi qu'au rare talent
des artistes qui avaient concouru à l'interprétation : Elle-
viou, Martin, Chenard, Gavaudan, Mmes Saint-Aubin et
Desbrosses. Mais les efforts ni des uns ni des autres ne
purent faire passer condamnation sur les irrémédiables
défauts du poëme, et l'ouvrage ne put aller au delà de sa
quatrième représentation1.
Méhul n'en avait pas fini avec la malchance qui le pour-
suivait depuis quelque temps ; il est vrai qu'il semblait
venir lui-même en aide à cette malchance, par le peu de
soin qu'il apportait dans le choix de ses livrets. On pour-
rait même croire que cette question, si importante pour
un musicien, ne le préoccupait en aucune façon, et qu'il
prenait volontiers de toutes mains les pièces qu'on trouvait
bon de lui présenter. C'est ainsi qu'il accepta de Saint-
Just le poëme détestable d'un opéra-comique en deux
actes, VHeureux malgré lui, qui devait lui faire éprouver
un échec plus complet encore que tous ceux qu'il venait
de subir. Cet Heureux malgré lui, dont le titre aurait pu
passer pour une épigramme, souleva en effet une telle
hostilité de la part du public que deux représentations
seulement purent en être données. La première eut lieu le
1 Le spectacle était complété par V Amour filial, de Gaveaux. La recette
atteignit le chiffre de 4,375 fr. 50 c.
224 MÉHUL
28 décembre 1803/ et inspirait ces réflexions au Moniteur:
— «Le théâtre de l'Opéra-Comique vient de donner avec
un succès très contesté V Heureux malgré lui, ouvrage qui,
dit-on, a complètement réussi dans une cour du Nord, où il
a été exécuté sous la musique du compositeur M. Boyeldieu.
La musique que nous avons entendue à Paris est de M. Mé-
hul, et il y a lieu de s'étonner qu'un poëme de cette nature
ait ûxê l'attention de ces deux artistes distingués1. Nous
ignorons si Boyeldieu a trouvé en travaillant sur ce sujet
l'occasion de produire un pendant agréable à son Calife de
Bagdad, mais nous voyons à regret que M. Méhul, qui,
s'il nous est permis de le dire, ne devrait peut-être pas
risquer de compromettre ainsi son talent, n'a rien trouvé
dans l'ouvrage qui pût lui inspirer un de ces morceaux aux-
quels il doit sa réputation si bien établie et si distinguée... »
Peu de jours avant l'apparition de V Heureux malgré lui
à Y Opéra-Comique, le 16 décembre, on avait donné à la
Comédie-Française un drame héroïque en vers, d'Alexandre
Duval, Guillaume le Conquérant, dans lequel se trou-
vait, au troisième acte, un hymne guerrier, la Chanson
de Roland, que chantait l'acteur Michot et dont la musique
superbe avait été écrite par Méhul. Je ne sais s'il faut
ajouter foi à l'assertion de Castil-Blaze, qui nous dit que
« la Chanson de Roland : Où vont tous ces preux chevaliers,
a fait le tour de l'Europe avec nos armées 2, » mais je sais
bien que cet hymne est grandiose et d'une admirable
envolée. Par malheur, le drame de Duval fut jugé d'un
caractère politique très fâcheux, le premier consul fit dé-
fense d'en continuer les représentations, et l'hymne de
Méhul, qui le premier soir avait soulevé l'enthousiasme du
public, fut absolument perdu3.
* Boieldieu était alors à Saint-Pétersbourg, où il fit représenter avec
succès un certain nombre d'ouvrages écrits expressément pour le service
du czar ; mais l'écrivain se trompe: il n'y donna point V Heureux malgré
lui ; du moins ne l'a-t-on jamais su en France.
2 Molière musicien, T. II, p. 459.
3 II fut publié cependant, et il ne me semble pas inutile de reproduire
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 225
Ce n'est pas le hasard qui avait associé Méhul à Duval en
cette circonstance. Tous deux, en effet, se trouvaient déjà
en relations étroites, car ils venaient d'unir leurs efforts
pour mettre au jour une œuvre dont l'importance était autre-
ment considérable au point de vue musical. Alexandre Duval,
qui précédemment avait écrit plusieurs opéras-comiques,
le Prisonnier et la Maison du Marais avec Délia Maria,
Zélia avec Deshayes, BenioivsM avec Boieldieu, Maison à
vendre avec Dalayrac, s'était vu pris du désir d'écrire le
poëme d'un grand ouvrage pour l'Opéra. Ce poëme, dont
il avait emprunté le sujet à un drame de Kotzebue, avait
pour titre les Hussites, et Duval avait confié à Méhul le soin
la lettre intéressante qu'un amateur adressait alors à la Correspondance
des professeurs de musique (28 mars 1804):
«Paris, le 4 germinal an 12.
« Tard vaut mieux que jamais, monsieur ; ainsi, puisque mon hommage
à M. Méhul sur son hymne guerrier du 3e acte de Guillaume-le- Conquérant
s'est trouvé dans un cadre plus grand que la place que vos obligations
vous permettent de lui donner dans votre journal, il faut se borner à dire:
"Honneur à M. Méhul, qui a eu le courage de donner l'exemple de la
soumission que le rythme musical doit à celui de la langue et du vers.
Non-seulement point de syllabe surnuméraire qui soit traitée dans son
chant comme rythmique, et point de brève absolue qui porte ni longue
ni syncope, mais encore toutes les syllabes que la bonne prononciation
fait se précipiter vers celle à qui seule une articulation forte peut con-
venir, observent dans sa musique de ne pas s'écarter de cette marche.
M. Méhul a eu soin, à cet effet, de différencier, d'un couplet à l'autre, la
marche de son chant sans en dénaturer le rythme essentiel, selon qu'un
vers s'est trouvé différer de l'autre en valeur de syllabes, sans corrompre
le sens. Si cet heureux exemple est suivi, comme il est à désirer,
M. Méhul sera le créateur d'une musique que nous poumons réclamer
comme nôtre. Car c'est le rythme de la langue, et. son rythme poétique,
qui, par les tournures de chant qu'ils exigent dans les cadences surtout,
peuvent seuls imprimer à la musique un caractère vraiment national. Le
reste, en vocale et en instrumentale, est du domaine de toutes les nations
et de toutes les écoles. S'il est un cachet particulier qui distingue tels
œuvres de tels autres, c'est celui de la tête, du caractère, de la constitu-
tion physique et morale de l'auteur. Haydn, Mozart et Pleyel sont tous
trois Allemands et de l'école allemande. Le genre d'aucun n'est celui des
autres. Ils n'ont de commun entre eux que d'en avoir chacun un bon.
«Je vous salue.
« Un de vos abonnés » .
15
226 MÉHUL
de le mettre en musique. Mais il était dit que Méhul, dont
le génie puissant et fier convenait si merveilleusement à
la peinture des sentiments héroïques et passionnés qui se
trouvent précisément à leur place sur la scène de notre
Opéra, n'éprouverait jamais que des difficultés et des dé-
boires toutes les fois qu'il aurait affaire à ce théâtre. Duval
lui-même a raconté l'histoire de cet ouvrage, que ses auteurs,
en présence de la mauvaise volonté insigne dont notre
grande scène lyrique faisait preuve à l'égard de Méhul,
durent transporter de l'Opéra à la Porte-Saint-Martin, en
changeant complètement sa forme première et en lui don-
nant celle d'un mélodrame *, je ne saurais mieux faire que
de reproduire ici le récit de Duval, qui sert de préface à son
drame des Hussites :
Dans un voyage que je fis, il y a peu de temps, à Berlin, le hasard
me fit assister à la première représentation des Hussites, drame en
cinq actes de M. de Kotzebue. Le fond de l'ouvrage me parut con-
venable au théâtre des Arts. Malgré ma répugnance à travailler pour
un théâtre où, sans les plus grandes protections, on n'a jamais l'espoir
d'être joué de son vivant, je me rappelai que plusieurs des premiers
acteurs m'avoient prié de leur composer un poème ; et tout en
redoutant de ne faire qu'un ouvrage posthume, je pris la courageuse
résolution de faire, au moins une fois dans ma vie, un grand opéra.
M. de Kotzebue, qui m'avoit accablé de politesses lors de mon séjour à
Berlin, se fit un plaisir de me donner un extrait de sa pièce, qui n'étoit
point encore imprimée. Arrivé à Saint-Pétersbourg, je fis en peu de
temps cet ouvrage, et Son Excellence M. le grand chambellan de
Nariskine, chez lequel j'en avois fait une lecture, me demanda une copie
de mon manuscrit pour le théâtre de Sa Majesté Impériale. J'appris,
peu de temps après, que M. Martini, auteur de la Gosa rara, avoit été
chargé d'en faire la musique. Je ne doute pas qu'un artiste d'un aussi
grand mérite n'ait parfaitement secondé mes intentions ; mais ne pou-
vant communiquer avec lui, et désirant être joué promptement à
Paris, je m'empressai de présenter mon poème au théâtre des Arts.
En travaillant à ce nouveau drame, j'ai moins songé à ma réputation
qu'aux intérêts du théâtre auquel je le destinois. Si le public a bien
voulu accueillir avec bonté quelques pièces de mon invention, j'ai dû
mettre peu de prix à une production dont le fond intéressant ne
m'appartient pas, et dont les vers, destinés à être chantés, doivent
inspirer peu d'amour-propre à leur auteur. Mon ouvrage fait, j'ai dû
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 227
compter sur la bienveillance des chefs de cette grande administration,
sur la politesse des directeurs, sur les remercîmens des acteurs : je me
suis singulièrement trompé dans mes calculs.
Après huit mois d'attente, de rendez-vous manques, etc., j'ai renoncé
aux honneurs d'une lecture que je n'ai jamais sollicitée ni attendue
aussi longtemps. Cependant ce n'étoit pas à moi que l'on faisait injure.
La cause des obstacles que je rencontrois tenoit au choix de mon
compositeur. Dès mon arrivée à Paris, j'avois cru donner encore une
preuve de mon zèle en préférant un maître (M. Méhul) connu par des
chefs-d'œuvre sur tous les théâtres lyriques. Quelle étoit mon erreur !
J'ignorois qu'il existât un schisme qui écarte sans miséricorde les
premiers talens du Conservatoire : on ne me l'a point caché. On m'a
dit que ma pièce, sans avoir été entendue, avoit été reçue ; mais qu'il
falloit que je consentisse à donner mon ouvrage à un étranger arrivé
depuis quinze jours, très peu célèbre dans son pays, et tout à fait
inconnu à Paris. Cet étranger a peut-être beaucoup de mérite ; mais
enfin j'ai dû avoir plus de confiance dans l'artiste dont la réputation est
faite depuis si longtemps en France, et répandue dans tous les pays
étrangers.
Quels que soient les grands talens qui brillent maintenant sur la
scène lyrique, ce n'est pas, je crois, une raison pour en écarter les
autres auteurs. Si tel avoit été pourtant le projet de l'administration,
elle auroit dû faire graver en lettres d'or, sur le frontispice du théâtre,
les noms des heureux destinés à l'embellir de leurs productions :
alors, Méhul et moi, nous eussions renoncé à parcourir cette effrayante
carrière.
Si je suis entré dans ces détails, c'est afin de prévenir les jeunes
gens qui se destinent à la scène lyrique, d'avoir l'attention de ne pas
choisir un compositeur parmi les Méhul, les Cherubini, qui sont
maintenant au nombre des réprouvés.
Si j'ose ainsi me plaindre de l'administration qui régit maintenant
ce théâtre, c'est que je suis convaincu que ces petites haines, ce peu
d'égards que l'on a pour les auteurs, ces promesses vaines, ces rendez-
vous inutiles, enfin tous les abus qui existent sont ignorés du chef
principal, dont la politesse et le bon esprit sont généralement estimés 1.
L'auteur qui donne son poëme à un compositeur contracte à mes
yeux un mariage indissoluble: et comme mon compositeur, qui est
mon ami, doit me convenir aussi sous le rapport du talent, je n'ai pas
1 II existait alors je ne sais quelle inimitié entre l'administration de
l'Opéra et les grands artistes qui, comme Cherubini et Méhul, se trou-
vaient en quelque sorte à la tête du Conservatoire. Ce qui est certain,
c'est que Méhul et Cherubini, particulièrement, étaient considérés à
l'Opéra comme des ennemis, et qu'on n'en voulait point entendre parler.
223 MÉHUL
cru devoir faire divorce avec lui: bien nous en a pris. Rejetés par le
théâtre des Arts, nous avons trouvé un asile à la Porte-Saint-Martin.
Il nous a suffi de déguiser notre opéra en mélodrame. Nous n'avons
point à nous repentir de cette métamorphose. Ce théâtre naissant, par
le talent de ses acteurs, de ses danseurs, par le soin qu'ils mettent aux
représentations, est digne de fixer l'attention publique. M. Dumaniant,
si connu par ses jolies comédies, est l'un de ses administrateurs. On
est heureux d'avoir affaire avec de tels hommes ; ils savent au moins
juger, accueillir et récompenser les productions des auteurs. Je dois
aussi des remercîmens à tous les acteurs qui ont joué dans mon
drame, particulièrement à MM. Dugrand, Brion, et Madame Pelletier.
Dans cet hommage public, je serois coupable d'oublier M. Aumer,
artiste de l'Opéra. Il est impossible de mieux entendre les idées d'un
auteur, de plus soigner la composition de ses ballets, de mettre plus
de charme dans ses tableaux; ils produisent un tel effet à la représen-
tation, que le public, par ses applaudissemens, s'est chargé du soin de
lui témoigner ma reconnoissance.
Tout ceci, malheureusement, ne nous explique point de
quelle façon Duvalput s'y prendre pour utiliser, dans un mélo-
drame, la musique que Méhul avait composée pour un opéra.
Tout ce qui était purement symphonique, c'est-à-dire ce qui
servait aux marches, à la danse (très importante, d'ailleurs),
aux évolutions scéniques, put sans doute être conservé ;
mais la partie la plus importante du travail du composi-
teur, celle qui se rapportait à l'action, au chant proprement
dit, dut certainement être sacrifiée, puisqu'il ne restait
point trace de chant dans les Hussites ainsi transformés.
Quoi qu'il en soit, l'ouvrage fut représenté à la Porte-
Saint-Martin le 25 prairial an XII (14 juin 1804), avec un
vif succès.
CHAPITRE XII.
Le 1er janvier de cette année 1804, qui vit naître les
Hussites, un recueil artistique, la Correspondance des pro-
fesseurs et amateurs de musique, publiait la nouvelle que
voici : MM. Gossec, Grétry et Méhul ont été nommés mem-
bres de la Légion d'honneur. » C'étaient les premiers
musiciens qui étaient appelés à faire partie de l'ordre nou-
vellement institué par le premier consul. Peu de semaines
après, Lesueur, Monsigny et Dalayrac étaient, à leur tour,
nommés chevaliers de cet ordre1. C'est dans le même
temps que, Paisiello s'apprêtant à retourner à Naples, le
bruit se répandit que Méhul était choisi pour le remplacer
comme maître de la chapelle du premier consul. « Le bruit
se répand, disait le recueil que je viens de citer2, que
M. Paisiello va retourner à Naples, et que le citoyen
Méhul le remplace. »
1 On trouve au deuxième volume des Récapitulations de Bouilly, dans le
récit intitulé Vengeance de deux auteurs, toute une longue anecdote sur
cette nomination de Méhul comme chevalier de la Légion d'honneur.
Cette anecdote assez étrange me semble absolument fantaisiste, d'autant
qu'elle se rattache indirectement à la représentation d'une Folie, et que
Bouilly, se souciant peu de la concordance des dates et de l'exactitude
historique, y parle sans cesse de l'empereur et de l'impératrice, mettant
en scène sans façon le souverain et la souveraine, rapportant des con-
versations singulières entre Méhul et l'empereur, etc. Or, la première
représentation d'une Folie, où, selon Bouilly, «l'empereur» aurait ri «à
belles dents», est du 5 avril 1802, la nomination de Méhul dans l'ordre
de la Légion d'honneur est des derniers jours de 1803, et l'on sait que
le sénatus-consulte qui conférait au premier consul la dignité d'empe-
reur est du 18 mai 1804. Ce simple rapprochement suffit, je pense, à
faire apprécier la véracité du récit de Bouilly.
2 Numéro du 8 février 1804.
230 MÉHUL
Effectivement, lorsque Paisiello eut pris la résolution de
rentrer en Italie, Bonaparte offrit sa succession à Méhul,
qui, dit-on, n'y voulut consentir qu'à la condition de par-
tager avec Cherubini les fonctions de maître de la cha-
pelle. Le premier consul, qui, s'il estimait Cherubini,
n'aimait que médiocrement sa musique, ne voulut pas
entendre parler de cet arrangement. Méhul alors refusa
de la façon la plus positive, et c'est à la suite de ce refus
que l'emploi fut offert par Bonaparte à Lesueur, qui l'ac-
cepta.
Toutefois, on pourrait supposer que la question ne fut
pas tranchée avec autant de netteté et de rapidité, on pour-
rait croire que les pourparlers entre Bonaparte et Méhul
durèrent un certain temps, et que même il fut un moment
où Méhul put paraître investi des fonctions que pourtant
il n'exerça jamais. Ce qui est certain, c'est que Méhul
écrivit, pour la cérémonie du sacre et du couronnement de
l'empereur, qui eut lieu à Notre-Dame le 2 décembre 1804,
une messe dite « du couronnement », messe qui, à la vérité,
ne fut pas exécutée, mais dont l'histoire est assez sin-
gulière.
Cette œuvre importante — d'autant plus importante
qu'elle est la seule de ce genre qu'ait laissée Méhul —
était restée complètement inconnue en France jusqu'à ces
dernières années. C'est à M. l'abbé Neyrat, l'excellent
maître de la chapelle de la primatiale de Lyon, qu'on en
doit et la découverte et la récente publication. Cette dé-
couverte était signalée en ces termes, il y a quelques années,
par notre ami Eugène Gigout, dans un article de la Musica
sacra i :
Nous venons de lire, avec un très grand intérêt, une messe à quatre
voix, soli, chœur, orchestre et orgue, intitulée : Messe solennelle en la
bémol, que Méhul écrivit, paraît-il, en vue de la cérémonie du cou-
ronnement de Napoléon, mais qui ne fut pas exécutée en cette cir-
1 Journal publié a Toulouse par M. Aloys Kunc, n° de mai 1879.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 231
constance1. Nous ne croyons pas que cette messe de l'auteur de Joseph
soit connue en France. C'est à la gracieuse obligeance de M. l'abbé
Neyrat, qui l'a entendue à Presbourg, dans un des voyages studieux
qu'il a l'habitude d'entreprendre chaque année, que nous devons de
pouvoir en dire ici quelques mots. Elle fait partie du répertoire de la
maîtrise de cette ville. C'est là que le savant maître de chapelle de
Lyon, qui est, nul ne l'ignore, un compositeur distingué, a fait, pour
la première fois, connaissance avec cette messe, dont le style l'a tout
d'abord frappé, et qu'il a immédiatement demandé et obtenu l'autori-
sation d'en faire la copie, que, sur notre demande, il a bien voulu nous
communiquer. Nous ne rechercherons pas par suite de quelles cir-
constances cette messe a été transportée en Autriche, qui, vraisem-
blablement, en a eu la primeur. Un officier, dilettante de la grande
armée, l'avait-il emportée avec ses papiers et objets précieux pendant
cette campagne de 4805, où la guerre se fit au pas de course ? Cette
hypothèse est d'autant moins inadmissible que cette messe du cou-
ronnement, alors dans toute sa nouveauté, pouvait fort bien se trouver,
comme cela arrive souvent, chez quelque ami du compositeur. Peu
importe, du reste, la voie qu'elle a suivie pour atteindre Vienne et
Presbourg, puisque, à chaque page, le style de Méhul, qui tient à la fois
de la manière de Haydn et de celle de Cherubini, se fait clairement
reconnaître.
On y trouvera donc certaines formules, peut-être un peu vieillies,
qui formaient, pour ainsi dire, comme la base de la musique française
de cette époque, mais rehaussées par de profondes recherches harmo-
niques unies à un solide contrepoint et à de nombreux artifices de
composition qui, loin de laisser péricliter l'inspiration, la soutiennent
au contraire vigoureusement, puisqu'ils n'en sont que la conséquence
logique. L'inspiration ne faiblit pas un seul instant dans tous les
développements de cette œuvre importante, dont la parfaite unité ne
le cède en rien à la hauteur de la conception. Six morceaux composent
cette messe : Kyrie, Gloria, Credo, Sanctus, Benedictus et Agnus,
tous plus ou moins développés, mais tous d'une grande pureté de
forme, très clairs, très mélodiques, demandant à être travaillés avec
beaucoup de soin, quoique n'étant que d'une difficulté moyenne
d'exécution...
Dans cet article, M. Gigout formulait un vœu bien
naturel : celui que M. l'abbé Neyrat voulût bien se décider
1 Voici le titre exact, qui ne laisse aucun doute sur la destination de
l'œuvre : liesse solennelle en la bémol, pour quatre voix seules, chœur,
orchestre et orgue, composée pour le couronnement de Napoléon, par
Méhul.
232 MÉHUL
à livrer au public une œuvre si intéressante, aussi bien en
ce qui touchait sa valeur propre que le nom de son auteur.
M. Neyrat se rendit à ces instances, et publia en effet la
messe de Méhul, en la faisant précéder d'une préface dont
j'extrais les lignes suivantes, relatives à la façon dont elle
fut retrouvée par lui :
... Il y a plus de quinze ans, je poussais jusqu'à Presbourg une
excursion de vacances. Le regretté Fétis m'avait donné une lettre pour
Ilellmesberger, professeur au Conservatoire de Vienne, lequel m'avait
aussi octroyé un mot de recommandation pour le maître de chapelle de
l'église Saint-Martin, l'ancienne basilique du couronnement des rois de
Hongrie, la cathédrale de Presbourg. Je ne pus rejoindre ce maître de
chapelle ; mais en allant le chercher à son orgue, je visitai les archives
de la maîtrise, et vis, étalée sur une table, une messe portant, le nom
de Méhul, notre illustre compatriote.
Ce nom, dans une contrée déjà assez lointaine, me surprit ; mais je
fus bien plus surpris encore lorsque, de retour, je pus constater que
les œuvres de Méhul pour l'église étaient jusqu'ici à peu près nulles,
ou, du moins, que presque aucune n'était publiée. J'avais, d'ailleurs,
été admis à connaître, dans les dernières années de sa vie, Mm0 veuve
Méhul, qui a terminé à Lyon une longue existence de bonnes œuvres
et de modeste piété, et je n'avais pu découvrir dans la bibliothèque
de son mari trace d'aucune messe ni composition religieuse.
Dès lors, je mis dans mes projets de retourner à Presbourg. Ce
projet, je ne pus l'exécuter que l'an passé (1878). Muni de lettres du
docteur Hanslick, conseiller à la cour de Vienne, réminent critique
musical, et de M. Kremser, le célèbre directeur de sociétés musicales,
je me présentai chez le maître de chapelle de Presbourg, successeur
de celui que j'avais vainement cherché quinze ans plus tôt. Mes
démarches n'eussent-elles eu pour résultat que de me faire connaître
M. Mayrberger, je serais loin de les regretter. C'est un grand artiste,
professeur de mérite, d'une modestie et d'une amabilité qu'égalent son
talent de professeur et son zèle désintéressé pour l'art religieux. La
maîtrise qu'il dirige est une des plus importantes de l'Autriche-Hongrie
tout entière. Il commande à un orchestre nombreux, et, chaque
dimanche, quatre-vingts chanteurs et chanteuses (les jours de fête, le
nombre en va jusqu'à cent quatre-vingts) obéissent à sa baguette de
mesure.
La messe de Méhul, que M. Mayrberger nous appelait miracolosa,
con cuore scritta, fait partie du répertoire habituel de cette maîtrise, à
qui elle fut donnée, il y a quelque quarante ans, par un seigneur
viennois. Si on ne peut suivre toute l'hégire de ce chef-d'œuvre, on ne
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 233
peut cependant ne pas y reconnaître la main de l'illustre maître : son
style y paraît à chaque page et équivaut à la plus authentique
signature.
D'après le titre, cette messe aurait été composée pour le couronne-
ment de Napoléon Ier, en 1804 ; mais elle n'y a pas été exécutée, car
Napoléon préférait à tous Lesueur, l'auteur d'Ossian et le chantre de
la gloire guerrièie, et, dit-on aussi, avait alors une certaine rancune
contre Méhul *. Cette destination de la messe en question, ne peut, du
reste, être douteuse ; l'allure martiale et le style décidé du Benedictus,
morceau d'ordinaire doux et pieux, l'indique aisément, lorsqu'on sait
qu'à ce moment se fait l'acte du couronnement.
M. Mayrberger fut assez obligeant pour agréer ma demande et
m'aider à obtenir de M&r le Recteur du chapitre que cette messe fût
copiée. Nous avons trouvé à Presbourg, chez tous, le meilleur accueil
et la plus grande complaisance ; on s'y étonnait fort que cette belle
messe ne fût pas connue en France, et on comprenait sans peine mon
désir de la mettre en lumière2...
Je n'entrerai pas dans un examen critique détaillé de
cette œuvre remarquable ; je me contenterai d'en citer
deux morceaux : le Gloria, qui est d'une ampleur superbe
et d'un accent plein d'enthousiasme, et le Benedictus, dont
la grandeur magistrale, le caractère en quelque sorte
martial sont relevés encore par les dessins vigoureux d'un
orchestre plein de puissance et d'éclat. Mais je ne sais si
le hasard ne m'aurait pas donné jusqu'à un certain point
l'explication du voyage fait en Autriche par la messe de
Méhul et de son expatriation. Je vais du moins révéler un
fait resté jusqu'ici inconnu, et qui peut-être contient la
clef de ce petit mystère.
On sait que Cherubini, dont la célébrité alors, comme
celle de Méhul, était européenne, fut appelé en 1805 à
Vienne pour y écrire et y faire représenter deux opéras.
1 Nous avons vu, à propos de VIrato, ce qu'on peut penser de cette
prétendue rancune.
2 Voici le titre de l'édition française de la messe de Méhul: Messe
solennelle a quatre voix, composée pour le couronnement de Napoléon Ie*
(180-4) par Méhul, réduite pour orgue et publiée par les soins de
M. l'abbé A. S. Neyrat, maître de chapelle de la primatiale et membre
de l'Académie de Lyon (Paris, Lemoine, in-4°).
234 MÉHUL
Il était en cette ville lorsque la foudroyante campagne
d'Austerlitz y amena Napoléon. Les suites de cette cam-
pagne ne permirent pas à Cherubini de donner ses deux
opéras ; il fit seulement jouer Faniska, et bientôt revint en
France. Mais ce qu'on n'a pas su, ce qu'on n'a jamais dit
jusqu'ici, c'est qu'à cette même époque, des négociations
furent entamées avec Méhul, dans le but de l'engager à se
rendre aussi à Vienne, après Cherubini, pour y écrire à
son tour un opéra. J'ai trouvé la trace certaine de ce fait
dans une lettre que Méhul, alors absent de Paris, adres-
sait à son élève Gustave Dugazon, le fils de l'admirable
actrice qui fut pendant tant d'années la gloire de l' Opéra-
Comique. Dans cette lettre, écrite d'un ton très chagrin
et très irrité, Méhul se plaint des tracasseries et des ini-
mitiés dont il est la victime, et qui me semblent devoir se
rapporter à l'ostracisme dont il se trouvait l'objet à l'Opéra
et dont l'histoire des Hussites nous a donné une preuve.
J'ai déjà dit qu'il existait alors, j'ignore pour quelle
raison, une hostilité patente entre l'Opéra et certains
maîtres puissants du Conservatoire, particulièrement Méhul
et Cherubini. C'est évidemment à cette situation qu'a trait
la lettre de Méhul, lettre non datée, mais qui, à n'en pas
douter, fut écrite en 1805, puisqu'il y est question de la
présence de Cherubini à Vienne 1 :
J'ai été extrêment touché, mon cher Gustave, des expressions vives
de votre attachement pour moi. Si j'ai joui quelque fois du plaisir de
vous être utile, je jouis maintenant du bonheur d'avoir acquis des amis
dans mes élèves. Vous désirez mon retour et vous me le faites désirer.
Je vis pourtant ici dans une tranquillité que je ne trouverai point à
Paris. N'importe : avant huit jours, je reverrai la capitale. Si, comme
je ne puis en douter, je retrouve les intrigues et les basses tracasseries
qui m'affligeaient avant mon départ, je m'en consolerai au milieu de
vous, je chercherai à les oublier en pensant à nos travaux, et en vous
formant pour porter les derniers coups au mauvais goût et terminer
une guerre qui devient de jour en jour plus scandaleuse par les succès
1 Cette lettre a été publie'e dans V Amateur d'autographes du 1er fé-
vrier 1864.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 235
que la médiocrité obtient à la tête des sots. De pareils triomphes ne
peuvent être durables ; le flambeau de la vérité n'a que des éclipses
passagères, et quand l'épais nuage qui le couvre en ce moment sera
dissipé, la troupe ou plutôt le troupeau qui vomit contre nous les
injures et la calomnie rentrera dans le néant. Alors, mon ami, je serai
vieux et usé ; mais vous serez dans la force de l'âge et du génie, et en
marchant dans la route qui vous aura été aplanie par nos efforts, vous
n'oublierez pas vos devanciers. Vous les aimerez, vous les honorerez, et
vous entourerez leur vieillesse de vos lauriers. Cette idée me ranime et
me rendra assez de courage pour reprendre la plume et braver les
orages que mes ennemis ont accumulés contre moi.
Je vous sais bon gré de regretter Gherubini ; c'est sans contredit le
premier compositeur de France. 11 est très fâcheux qu'il nous quitte
dans la lutte actuelle ; mais il ne s'éloigne que momentanément, et il
nous rapportera les deux ouvrages qu'il va composer à Vienne. Il me
marque que je dois faire le même voyage à son retour ; mais je ne me
déciderai à ce parti qu'autant qu'il ne me sera plus possible de travailler
ici. Adieu, bon Gustave. Je vous ai ouvert mon cœur, et je compte sur
votre discrétion comme sur votre amitié. Cette lettre n'est que pour
vous.
Je vous embrasse,
Méhul.
Méhul devait donc, au retour de Cherubini, entre-
prendre, lui aussi, le voyage de Vienne, pour y faire re-
présenter un opéra. Il n'était pas décidé encore, ainsi qu'il
le dit lui-même, et le traité n'était évidemment pas signé ;
mais sa lettre donne à penser que les négociations ouvertes
à cet effet étaient poussées sérieusement, puisque Cheru-
bini paraissait lui en parler comme si la chose était en prin-
cipe arrêtée. Le projet n'eut pas de suites, et Méhul ne se
rendit pas en Autriche • mais n'est-il pas permis de croire
que c'est au cours de cette affaire, et par le fait des pour-
parlers engagés, qu'il aura envoyé à Vienne la messe inu-
tilement composée par lui pour le couronnement de
Napoléon, que cette messe, peut-être, aura été acceptée
comme dédommagement et à la place de l'opéra qu'il refu-
sait d'écrire, qu'elle lui aura été achetée, et que c'est ainsi
que plus tard on l'aura pu retrouver à Presbourg ? Cette
succession de faits me semble se produire dans un ordre
236 MÉIÎUL
naturel, et la supposition que j'émets ici pourrait bien
approcher beaucoup cle la vérité.
Quoi qu'il en soit, Méhul ne quitta pas la France, et si
nous le voyons passer deux années dans une inaction appa-
rente, il prendra bientôt sa revanche en faisant représenter
coup sur coup, et dans le court espace de cinq mois, trois
ouvrages à l'Opéra-Comique.
Marsollier presque à ses débuts avait donné en 1792, à
la Comédie-Italienne, un opéra-comique en deux actes, les
Deux Aveugles de Bagdad, dont la musique, au dire de
Grimm, était « le coup d'essai d'un M. Meunier, violon de
Montpellier1. » Cet ouvrage n'avait rencontré qu'un succès
négatif, et le froid accueil du public l'avait empêché de
prendre sa place au répertoire. Marsollier pourtant, homme
soigneux sans doute et qui aimait à ne rien perdre, s'avisa,
après vingt ans passés, de vouloir utiliser ce fruit perdu
de sa jeunesse : il reprit donc et remania ses Deux Aveu-
gles, les transporta de Turquie en Espagne, de Bagdad les
fit passer à Tolède, amputa sa pièce d'un acte au cours de
son voyage, et enfin confia à Méhul ce livret ainsi remis
à neuf — ou à peu près. Méhul, qui, je l'ai dit déjà, avait
le grand tort de n'être pas assez difficile dans le choix de
ses poëmes, accepta celui-ci des mains qui lui avaient tracé
celui de VIrato, et l'embellit, on peut le dire, d'une mu-
sique charmante. L'œuvre une fois achevée fut mise aussi-
tôt en répétitions à l'Opéra-Comique, les rôles furent distri-
bués à Chenard, Solié, Martin, Mmes Desbrosses et Ga-
vaudan, et les Deux Aveugles de Tolède firent leur appari-
tion le 28 janvier 1806 2.
Tout remanié qu'il eût été, le livret de Marsollier ne
s'en trouvait pas meilleur, et si les Deux Aveugles de Tolède
excitèrent, le premier soir, une sorte d'enthousiasme, on
peut affirmer que cet enthousiasme avait sa cause unique
1 C'est Foumier, et non Meunier, que s'appelait ce musicien.
2 Le spectacle était complété par Alexis ou V Erreur d'un bon père, de
Dalayrac. La recette de cette première représentation était de 2,686 fr. 10 c.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE
237
dans la belle partition de Méhul. « La musique de cet
opéra a obtenu un grand succès, le poème a été supporté»,
disait le Journal de Taris, et cette opinion résume celle des
contemporains. Il ajoutait : « C'est une composition riche,
large et savante, qui fera la fortune de la pièce, et peut-être
même du théâtre. » Après un premier compte -rendu très ra-
pide, ce même Journal de Paris consacrait à l'ouvrage un
second article, dans lequel il accentuait le dédain que lui
inspiraient les paroles, en faisant ressortir l'impression pro-
fonde produite sur le public par l'œuvre du compositeur :
... C'est trop nous appesantir, disait-il, sur les défauts d'un pauvre
poème dont personne n'osera faire l'éloge. Nous avons promis de con-
sacrer un article particulier à la musique, et nous avons trop de plaisir
à tenir parole pour ne pas abréger le préambule.
Depuis très longtemps il n'avoit été exécuté au théâtre Feydeau un
ouvrage qui, sous le rapport musical, méritât autant d'attirer la foule
des amateurs, et de fixer l'attention du petit nombre des véritables
connoisseurs. Nous sommes intimement persuadés que cette belle com-
position, quoique vivement applaudie dès la première représentation,
gagnera beaucoup encore à être entendue souvent. Cette épreuve est la
pierre de touche des ouvrages réellement bons et beaux: nulle intrigue
n'en prépara le succès, nul prestige n'est employé pour les maintenir
au théâtre ; en un mot,
Le temps ajoute encore un lustre à leur beauté.
L'ouverture des Deux Aveugles de Tolède avoit singulièrement pré-
venu le public en faveur de l'ouvrage. Dès les premières mesures, le
compositeur Méhul s'étoit nommé pour ceux qui connoissent son
cachet ; et dès les premières aussi il avoit indiqué le lieu de la scène
par une teinte de couleur locale. Le thème de cette ouverture est un
boléro espagnol, du genre le plus gracieux et le plus piquant ; varié et
ramené tour à tour avec un art infini, il forme un des plus délicieux
morceaux qui soient sortis de la plume à laquelle nous devons déjà les
ouvertures d'Euphrosùie, de Stratonice, du Jeune Henry, etc. Les
instruments à vent y sont employés avec un goût et un discernement
exquis. De telles ouvertures sont de véritables prologues, bien diffé-
rentes en cela de ces insignifiantes et monotones symphonies, dont les
Italiens daignent se contenter, vu l'état déplorable où est resté chez
eux la musique instrumentale.
Cette ouverture des Aveugles de Tolède, qui est restée
238 MÉHUL
célèbre pendant un demi-siècle, est une des plus originales
en effet qu'ait écrites Méhul ; les idées en sont particulière-
ment heureuses, et le rythme accompagnant du boléro,
marqué avec le bois de l'archet par les seconds violons,
est d'un effet extrêmement curieux et lui donne une couleur
toute particulière. La partition, très fournie, renfermait
d'ailleurs nombre de morceaux bien venus, et le Journal
de Taris , après avoir apprécié la valeur de chacun d'eux,
terminait ainsi son article : — - « En récapitulant ce que
nous venons de dire sur chacun des morceaux de cet opéra,
nous nous trouvons autorisés à avancer que Méhul n'a peut-
être point écrit d'ouvrage où il ait mis l'empreinte d'un
génie plus fécond, d'un talent plus varié, plus universel.
Que l'on daigne réfléchir à la prodigieuse diversité des
genres qu'embrasse cette nouvelle production, et l'étonne-
ment croîtra encore lorsqu'on aura reconnu que partout
les fleurs sont semées à pleines mains ; que toujours l'or-
chestre est riche et savant *, que toujours, en un mot, l'har-
monie et la mélodie se prêtent un appui mutuel. Le temps
est enfin venu où, sans cette heureuse alliance, les com-
positeurs ne peuvent plus espérer que des succès éphé-
mères. Quelque soit donc le sort à venir de la pièce des
Deux Aveugles, la partition de Méhul restera pour faire les
délices de l'amateur et servir de modèle à l'artiste ».
Il est véritablement fâcheux que la médiocrité, ou, pour
mieux dire, la nullité du livret de Marsollier n'ait pu sou-
tenir à la scène une production musicale aussi charmante.
Elle lui porta grand tort au contraire, et arrêta dans son
expansion un succès qui s'était annoncé de la façon la plus
brillante. Du 28 janvier à la fin de l'année 1806, les Deux
Aveugles de Tolède ne purent dépasser le chiffre de dix-
neuf représentations ; on en fit une reprise le 28 octobre
1809, une le 22 mai 1810, mais il ne purent conquérir et
conserver au répertoire la place que leur méritait leur haute
valeur musicale.
On était à l'époque de la grande vogue en France des
poésies d'Ossian. Bonaparte, qui s'était pris d'enthousiasme
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 239
pour les chants plus au moins authentiques du barde fa-
meux, avait engagé deux grands peintres, Gérard et Gri-
rodet, à s'en inspirer dans deux compositions importantes.
Le tableau de Girodet fut surtout remarqué, et un poëte,
J.-B. de Saint-Victor, s' inspirant à son tour de celui-ci,
traça le poëme d'un opéra en vers, intitulé Uthal, dans
lequel il transportait à la scène les personnages et les fic-
tions du chantre gaélique. Puis il confia ce poëme à Méhul,
qui le mit en musique, et Uthal, joué par Solié, Gavaudan
Gaveaux, Saint-Aubin, Baptiste, Darancourt, Richebourg
et Mme Scio, fit son apparition à l' Opéra-Comique le 17 mai
1806, moins de quatre mois après la représentation des
Aveugles de Tolède.
Mais on comprend à quel point un tel sujet était peu sus-
ceptible d'intérêt dramatique proprement dit, à quel point
surtout il était mal placé sur une scène souriante et vive
comme celle de l'Opéra-Comique. Ce fut toujours, je viens
de le dire encore, le grand défaut de Méhul de ne pas
s'inquiéter assez de la valeur intrinsèque ou scénique des
poëmes qu'on lui proposait et qu'il acceptait trop volon-
tiers. Celui à'Uthal était littéraire assurément, trop litté-
raire peut-être, mais il ne présentait aucune des conditions
nécessaires à la réussite d'une œuvre théâtrale, et, une
fois de plus, Méhul, malgré son génie, devait être con-
damné à n'obtenir que ce qu'on apelle un succès d'estime.
Et pourtant, cette fois encore, c'est avec enthousiasme que
le nom de Méhul fut salué par la foule à la première repré-
sentation, c'est avec un véritable élan d'admiration que la
critique accueillit l'œuvre nouvelle et puissante qui sortait
de ses mains. « La partie musicale, disait le Mémorial dra-
matique, a été accueillie avec transport ; chants nobles et
purs, grands effets d'harmonie, tout s'y trouve pour pro-
duire le charme et l'illusion qui conviennent aux poésies
d'Ossian. » Et le Journal de Paris : « Les paroles et la
musique d'Uthal ont obtenu un grand succès. C'est un
ouvrage du genre sérieux, plus convenable peut-être au
théâtre de l'Académie impériale de musique qu'à celui de
240 MÉHUL
la rue Feydeau, mais qui n'attirera pas moins de foule à
l'un qu'à l'autre. Tous les airs et les morceaux d'ensemble,
quelques romances exceptées, sont du style le plus élevé
et de la plus savante facture ; le poème est conduit avec
art, et versifié avec beaucoup de soin ; en un mot la repré-
sentation a été complètement satisfaisante. On a demandé
les auteurs avec enthousiasme. »
Il est certain que si la partition à'Uthal ne brille pas
précisément par la recherche et l'abondance des idées,
elle se fait remarquer par des qualités solides, par une
ampleur de formes magistrale, par une couleur pleine de
poésie, par un style d'une rare puissance et d'une incom-
parable pureté. C'est dans Uthal que, voulant donner à
son orchestre le caractère de mélancolie sombre qu'exigeait
le sujet, Méhul imagina d'en supprimer les violons, comme
trop brillants et d'un trop riche éclat, et de les remplacer
complètement par des altos1. C'était dépasser le but, et se
condamner à une sonorité contrainte et voilée qui amenait
forcément la monotonie ; aussi est-ce là ce qui provoqua
chez Grétry, présent à la représentation et toujours dis-
posé à la raillerie envers ses confrères, cette exclamation
pittoresque et maligne : J'aurais donné un louis pour entendre
une chanterelle !
En parlant de cet ouvrage, pour lequel il ne montre
d'ailleurs qu'une médiocre sympathie, Cherubini fait les
réflexions suivantes : — « Depuis quelque temps, ceux qui
étaient jaloux de la réputation et des succès de Méhul lui
reprochaient de n'avoir pas fait des études assez profondes
dans la composition. Méhul eut la faiblesse d'être sensible
à ces reproches, et à dater à peu près de l'époque où il
avait composé Joanna, il crut nécessaire de prouver qu'il
avait fait ces études, en introduisant inconsidérément dans
ses compositions des formes trop scolastiques, et pédantes
pour la musique de théâtre, avec lesquelles il en allourdis-
1 Deux parties d'altos divisés, dans tout le cours de la partition,
tiennent lieu des parties de premiers et seconds violons.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 241
sait l'effet. Depuis ce tems il n'a pas cessé de suivre cette
méthode, prétentieuse et nuisible, dans tous les opéras qu'il
a composés, soit sérieux, soit comiques. » Ces réflexions
me confirment dans la pensée que j'ai exprimée, que la
notice sur Méhul, d'où elles sont tirées, a été écrite par
Cherubini à l'usage de Quatremère de Quincy et pour
venir en aide à celui-ci lorsqu'il dut, à l'Académie des
Beaux-Arts, prononcer l'éloge de l'auteur de Joseph. On
les retrouve en effet en substance dans cet éloge, et c'est
ici que se présente un fait assez singulier. Quatremère de
Quincy, prenant texte de la remarque faite par Cherubini,
en forçait un peu l'expression, et disait dans son éloge de
Méhul : — « Qui croirait qu'âgé de plus de quarante ans,
après les plus éclatants succès, il aurait eu assez de con-
fiance en ses ennemis pour se laisser persuader par eux,
comme l'envie se plaisait à le répandre, que ses anciennes
études de composition n'avaient pas eu assez de profon-
deur ; qu'il n'avait pas assez de science, ou qu'il en était
trop économe ? et il eut la complaisance de se tourmenter,
soit à donner au public, soit à acquérir pour lui-même des
preuves du contraire. »
Mais voici où la chose se complique. Partant de
cette dernière phrase du biographe académique, Fétis, qui
avait souvent une singulière manière d'écrire l'histoire,
va beaucoup plus loin que lui et ne craint pas d'affirmer
bravement , dans sa notice sur Méhul , que ce grand
homme, depuis longtemps au comble de la gloire, se
remit pourtant, pour répondre aux critiques dont il était
l'objet, à de véritables travaux d'écolier, et s'appliqua à
faire ou à parfaire des études de contrepoint et de fugue
qu'il aurait trop négligées dans sa jeunesse. Et pour justifier
son assertion, pour lui donner un point de départ intéres-
sant, pour pouvoir construire à sa guise une sorte de petit
roman très ingénieux sans doute, mais dont les faits n'ont
que le tort d'avoir été puisés dans son imagination, Fétis
donne pour cause et pour prétexte à la conduite de Méhul
le grand succès que Cherubini avait remporté à Vienne
242 MÉHUL
avec Faniska1. Voici le petit récit qu'il fait sur ce
sujet :
C'est vers le temps où les Aveugles de Tolède furent composés, que
Gherubini se rendit à Yienne pour y écrire son opéra de Faniska. Les
journaux allemands exprimèrent alors une admiration profonde pour
l'auteur de cette composition, et le proclamèrent le plus savant et le
premier des compositeurs dramatiques de son temps. Méhul, qui
jusqu'alors avait été considéré comme son émule et son rival,
souscrivit à ces éloges ; mais quiconque Ta connu sait combien lui
coûta un pareil aveu : il ne le fit que par ostentation de générosité et
pour cacher son désespoir. Dès ce moment, il prit la résolution de ne
rien négliger pour acquérir cette science des formes scolastiques qui
lui manquait, et dont le nom l'importunait. Il ne voyait pas que la
véritable science en musique consiste bien moins dans des connais-
sances théoriques dont on charge sa mémoire, que dans une longue
habitude de se jouer de ses difficultés, habitude qu'il faut contracter
dès l'enfance, afin d'être savant sans y penser et sans gêner les inspi-
rations du génie. Quoi qu'il en soit, Méhul se mit à lire des traités
de fugue et de contre-point, et à écrire des formules harmoniques,
comme aurait pu le faire un jeune élève. 11 en résulta qu'il perdit la
liberté de sa manière, et que ses compositions s'alourdirent. Ses
accompagnements, surchargés d'imitations basées sur la gamme,
prirent une teinte de monotonie qui se répandit sur ses ouvrages.
Fétis étant à peu près jusqu'ici le seul écrivain qui ait
parlé sérieusement de Méhul, les historiens de l'avenir
pourraient tenir ses affirmations pour paroles d'évangile, si
l'on ne faisait en sorte de les mettre en garde contre sa
trop grande facilité d'invention et contre les entraînements
de son imagination parfois intempérante. En cette question,
la vérité réside évidemment dans les paroles de Cherubini,
qui reprochait à Méhul non d'être ignorant en musique,
non de s'être efforcé d'acquérir la science qui lui manquait,
comme le prétend Fétis, mais d'avoir abusé et d'avoir trop
volontiers fait montre de celle qu'il possédait. La diffé-
rence est à noter, et il n'était point inutile de la faire res-
sortir.
i II faut ici bien remarquer que Cherubini place la préoccupation de
Méhul à l'époque de l'apparition de Joanna, c'est-à-dire en 1802, et que
Faniska ne fut représentée à Vienne qu'en 1805.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 243
Pour en revenir à TJthal, au sujet duquel Cherubini nous
a aidé à éclaircir cette question intéressante, il faut bien
constater que cet ouvrage n'obtint, en dépit de sa haute
valeur et du grand accueil qui lui était fait par les artistes,
qu'un succès presque négatif, dû au caractère triste et
sombre du poëme, dont le genre était absolument déplacé
à l'Opéra-Comique. C'est à grand'peine qu'il obtint une
quinzaine de représentations dans sa nouveauté, et il ne
fut pas plus heureux lors d'une reprise qu'on en fit le
31 mars 1808. Méhul était décidément dans une mauvaise
veine, que ne put conjurer le troisième ouvrage qu'il donna
dans le cours de la même année1.
Cet ouvrage avait pour titre Gabriélle d'Estrées ou les
Amours d'Henri IV. Il était en trois actes, et les paroles
en étaient dues à Saint-Just, qui avait été mieux inspiré
lorsqu'il avait fourni à Boieldieu les poëmes de Zoraïme et
Zulnar et du Calife de Bagdad. Cette fois encore le musi-
cien se trouva victime des faiblesses de son collaborateur,
et l'on s'en rendra compte par cet article que le Journal
de Paris consacrait au nouvel opéra : — « La Mort
d'Henri IV vaut mieux que ses amours : je n'ai rien vu
de plus platement écrit, de plus misérablement conçu,
de plus longuement ennuyeux que l'opéra soit-disant
comique (Gabriélle d'Estrées), représenté avant-hier, pour
1 A la première représentation à'Uthal, le spectacle était complété par
les Dettes, petit opéra de Champ ein, et la recette s'éleva à 1,677 francs
10 centimes. — St-Victor fit précéder l'édition de son poème d'une dédi-
cace affectueuse à Girodet, et d'une assez longue préface destinée à le
défendre contre certaines critiques qui lui avaient été adressées, et qu'il
terminait ainsi: — «J'espère qu'on me pardonnera cette courte défense
d'un ouvrage auquel je n'attache d'ailleurs que l'importance qu'il mérite.
Mon but, en composant ce petit nombre de scènes, était de fournir à
un grand compositeur une couleur et des effets nouveaux. J'y ai réussi,
et cette faible production, qui n'était rien sans lui, est devenue, par ses
chants sublimes, un monument précieux et durable. » Enfin, je dois dire
qu'une parodie à'Uthal, due à Joseph Pain et Vieillard et intitulée
Brutal ou // vaut mieux tard que jamais, fut représentée au Vaudeville
le 31 mai 1806, deux semaines, jour pour jour, après l'apparition de
l'opéra de Méhul.
244 MÊHUL
la première fois, au théâtre Feydeau, et qui, en dépit du sens
commun, a obtenu une sorte de succès, grâce à la musique
de Méhul. Méhul a fait là un vrai miracle ; c'est, sans
doute, très glorieux pour lui ; mais, au nom de l'art dra-
matique, dont la décadence n'est déjà que trop sensible,
on pourrait prier le compositeur de mieux employer sa
musique, et de ne pas accoutumer ainsi nos jeunes auteurs
à compter sur le génie d'Orphée pour la réussite de leurs
sottises. Je dis plus, Méhul lui-même ne doit pas jouer ce
jeu plus long-temps, car son talent pourrait y perdre *, le
musicien le plus habile doit avoir besoin d'inspiration. Rien
n'est pis que de mâcher à vide, a dit un fameux gastro-
nome, et l'on commence à sentir, déjà, que la musique de
Gabrielle d'Estrées manque de force, faute d'aliment. On
peut compter dans cet opéra quatre ou cinq morceaux
dignes de leur auteur, sous le rapport de la composition •
mais dans tout le reste, plus de Méhul *. »
Il y a beaucoup de vrai dans cet article un peu amer. Aussi,
non-seulement Gabrielle d'Estrées ne put-elle se soutenir à
la scène, mais la faiblesse du poëme était telle que six repré-
sentations seulement en furent données, dont la première eut
lieu le 25 juin 1806. Et cependant, la pièce était jouée par les
meilleurs acteurs que comptait la troupe alors si riche de
l' Opéra-Comique : Elleviou (Henri IV), Solié (d'Estrées),
Gaveaux (Grillon), Moreau (Eloi), Mme Saint-Aubin (Ga-
brielle) et Mme Gavaudan (Estelle). Mais rien n'y fit, et en
dépit de tous les efforts, de tous les bons vouloirs, l'in-
succès final fut complet2.
Méhul jouait vraiment de malheur, et l'on peut dire que
rarement artiste énergique et bien doué se vit poursuivi
par le sort avec tant d'âpreté qu'il l'était depuis quelques
années. Des derniers ouvrages donnés par lui, aucun n'avait
pu fournir carrière, aucun n'avait pu dompter la fatalité,
1 Journal de Paris, 27 juin 1806.
2 Le spectacle de la première représentation était complété par Strato-
nice. La recette fut de 3,909 fr. 10 cent.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 245
aucun n'avait vu se renouveler, même de loin, les beaux
jours, les jours brillants et pleins d'espoir à ' EupJirosine , de
Stratonice et à'Ariodant. Était-ce épuisement, lassitude,
impuissance prématurée chez le compositeur? Non, car
nous allons voir bientôt Méhul prendre avec éclat la re-
vanche qui lui était due, et, lutteur superbe, vaincre enfin
par un coup de génie les rigueurs du destin qui le frap-
pait d'une façon si cruelle. Nous voici arrivés à l'époque
de son plus beau triomphe, et l'apparition prochaine de ce
chef-d'œuvre : Joseph, qui marque le point culminant de sa
carrière, va mettre le sceau à la gloire d'un des plus
grands musiciens — sinon le plus grand — dont la France
puisse être fière et justement s'enorgueillir.
CHAPITRE XIII.
Qui connaît aujourd'hui le Joseph de Bitaubé, ce « poème
en prose », — en mauvaise prose, — plus que centenaire à
l'heure présente, puisque sa première édition remonte à
1786, et qui, aux environs de 1830, faisait encore partie
de ce qu'on pourrait appeler les classiques de l'enfance?
Pauvre Joseph, comme il est délaissé maintenant, et qui
s'aviserait de le lire ! Il me souvient pourtant qu'au temps
de ma prime jeunesse cette fantaisie me prit un jour, et je
lus Joseph, comme j'avais lu Télémaque, comme j'avais lu
Estelle et Nemorin, et Paul et Virginie, mais en y prenant
moins de plaisir. Il ne manque cependant pas d'un certain
talent dans ce << poème en prose », et tout au moins peut-
on dire que la moralité en est irréprochable. Mais quelle
forme, grands dieux ! quel style à la fois filandreux et bour-
souflé, et comme cela semblerait aujourd'hui démodé et
rococo !
Il n'en était pas de même en 1806, où l'œuvre de Bitaubé
n'était encore âgée que de vingt printemps. L'Empire
avait « relevé les autels » renversés par la Révolution, les
églises s'étaient rouvertes, prier n'était plus un crime, on
revenait aux choses de la Bible, et les lectures se ressen-
taient du changement qui, depuis le Directoire, s'était
opéré dans l'état de la société française un instant affolée.
En de telles circonstances, Joseph retrouva tout naturelle-
ment la faveur qui l'avait abandonné ; il la retrouva même
si bien qu'il se mit tout à coup à inspirer les auteurs dra-
matiques d'une façon presque désordonnée, et que nos
théâtres se virent inondés de Josephs de toute sorte. Ce
SA. VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 247
fut d'abord, à la Graîté, un Pharaon ou Joseph en Egypte,
drame en trois actes, qui fut représenté le 22 juillet 1806 5
ce fut ensuite, à la Comédie-Française, un Omasis ou Joseph
en Egypte , tragédie en cinq actes de Baour-Lormian, qui
vit le jour le 13 septembre suivant et qui, malgré la pré-
sence de Talma et de Mllc Mars dans les deux rôles prin-
cipaux, ceux d' Omasis et de Benjamin, n'obtint guère
plus de succès que le précédent drame. Ce fut enfin, à
T Opéra-Comique, Joseph, ouvrage en trois actes dont
Alexandre Duval avait écrit le poëme et Méhul la musique,
et qui fut offert au public le 17 février 1807. On avait eu
le bon goût de ne pas qualifier ce nouveau Joseph d'« opéra-
comique», car je laisse à penser s'il pouvait y avoir là-
dedans le plus petit mot pour rire, et l'affiche l'inscrivait
de cette façon : « drame en trois actes, mêlé de chant. »
Mais ces trois Josephs, et aussi une parodie d'Omasis donnée
au Vaudeville sous le titre à'Omazette, ne devaient pas,
paraît-il, clore définitivement la série. A l'Opéra même on
attendait un nouveau Joseph, celui-ci sous forme de bal-
let (!), et si ce dernier venu ne parvint pas à voir les feux
de la rampe, du moins en fut-il sérieusement question,
ainsi qu'on peut s'en convaincre par ces lignes que
publiait alors le Courrier des Spectacles :
Jamais la maison de Jacob n'a été fêtée avec autant de ferveur que
depuis un an ; son culte se trouve partout, aux boulevards, aux Fran-
çais, à l'Opéra-Comique. Si l'on en croit les bruits publics, on lui
prépare encore de nouveaux autels. La muse lyrique se ranimera pour
elle à l'Académie impériale de musique ; Terpsichore même doit se
convertir, se faire juive, et danser en faveur d'Abraham, d'Isaac et de
Jacob. Ces honneurs rendus aux patriarches des Hébreux et ceux qu'on
leur prépare me rappellent la plaisanterie d'un homme jovial qui
voulait remettre un placet au Régent. Il s'était embusqué au Palais-
Royal ; le prince sort :
— Permettez que je présente ce placet à Votre Altesse Royale.
— Je ne puis rien recevoir.
— Souffrez que je vous le déclame, car il est écrit en vers.
— Je n'aime pas la déclamation.
— Je vous demande la permission de le chanter.
— Je ne me sens pas disposé ce matin en faveur de la musique.
248 MÉHUL
— Eh bien ! Monseigneur, souffrez au moins que je vous le danse.
— Un placet dansé ! le fait est curieux. Eh bien ! dansez donc le
placet.
L'auteur le dansa, et obtint sa demande. Joseph sera donc présenté,
déclamé, chanté et dansé. Si l'on en fait autant pour le Joseph du
Nouveau Testament, nous aurons pour longtemps des sujets d'édifi-
cation1.
Joseph y pourtant, dut se contenter d'être récité, déclamé
et chanté. Il ne fut point dansé. Et c'est vraiment dom-
mage. Voit-on d'ici le vertueux ministre de Pharaon se
livrant, pour calmer ses douleurs, aux douceurs du jeté-battu,
l'austère Ruben cultivant le fouetté de face, le sombre
Siméon traduisant ses complots en arabesques ou en ronds
de jambe, et le vénérable Jacob lui-même s'efforçant de
réparer les injustices du sort en battant des entrechats à
sept !
Ce qu'il y a d'assez singulier dans l'abondance de ces
Josephs qui s'abattaient en troupes serrées sur nos divers
théâtres, c'est que, à l'encontre de l'ordinaire, l'imitation
n'y était pour rien. Il est bien évident que Baour-Lormian
ne s'avisait pas de copier la Gaîté lorsque, sept semaines
après l'apparition du Pharaon de celle-ci, il donnait son
Omasis à la Comédie-Française. Le Joseph d'Alexandre
Duval ne fut pas davantage une imitation lyrique de ce
dernier, car il dut sa naissance un peu au hasard et ne fut
que le résultat d'une sorte de défi. Personne jusqu'à ce
jour n'a eu l'idée de faire connaître, d'après l'auteur lui-
même, les détails de l'enfantement de ce Joseph, détails
qui ne manquaient pourtant ni de piquant ni d'intérêt, et
qu'il était facile de trouver dans la préface que Duval a
écrite pour sa pièce en la reproduisant dans l'édition de ses
œuvres complètes2. On y aurait vu tout d'abord que le
livret de Joseph était primitivement conçu en vue de
l'Opéra, auquel il convenait assurément beaucoup mieux
qu'à l' Opéra-Comique, et on aurait eu les raisons de la
1 Courrier des Spectacles, du 18 février 1807.
2 Paris, Barba, 1822-1829, 9 vol. ïn-8<».
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 249
simplicité un peu trop élémentaire de l'action et de son
uniformité. Mais je vais précisément laisser parler Duval
et lui emprunter son récit :
Le lendemain de la première représentation du Joseph de M. Baour-
Lormian, dit-il, je dinais, avec plusieurs auteurs et quelques artistes,
chez Madame Gay, où l'on était toujours sûr de trouver la plus aimable
réunion, et d'entendre d'agréables discussions sur les lettres et sur les
arts1. Chacun des convives jugeait, selon sa manière de voir, la pièce
de mon confrère ; et, quoiqu'ils fussent tous d'accord sur la beauté de
la poésie et le mérite de l'ouvrage, ils y trouvèrent je ne sais quel
défaut qu'ils ne pouvaient définir, mais qui nuisait à l'ensemble de
cette belle tragédie. Comme un autre, je voulus dire mon avis sur cet
ouvrage, et je crus expliquer le défaut qu'ils lui reprochaient, en
assurant que l'amour, que l'auteur avait introduit dans ce sujet
patriarcal, affaiblissait le premier intérêt, qui est la piété filiale. Tous
se récrièrent contre mon opinion ; ils prétendirent que le sujet était
trop simple pour que l'auteur pût se dispenser d'inventer une conju-
ration et un amour qui pussent fournir de l'aliment pour cinq actes ;
que si, en effet, la simplicité du sujet ne nous offrait pas matière suffi-
sante pour une grande tragédie, il fallait se régler d'après cela, et ne
pas étendre le sujet au-delà- de sa proportion ; que je convenais que ce
sujet, si intéressant dans la Bible, n'offrait que la reconnaissance des
frères, et que tout ce que l'on pouvait se permettre, c'était de faire
arriver Jacob en Egypte, et de le rendre témoin du pardon que Joseph
accorde à ses frères; mais qu'au reste tout autre sentiment qui pouvait
distraire de cet intérêt de famille, devenait un hors-d'œuvre dange-
reux pour l'ouvrage, et qu'il fallait tout le talent et le style de
Baour-Lormian pour avoir pu triompher de l'obstacle qu'il s'était créé
lui-même. Méhul, qui était au nombre des convives, nous écoutait avec
une attention particulière ; mais quand il vit que la discussion allait
bientôt cesser, il voulut la ranimer, et, avec cette finesse et ce genre
d'une aimable raillerie qu'il possédait si bien, il soutint, par un motif
qu'on devinera bientôt, que, tout en adoptant quelques-unes de mes
idées, il était impossible de traiter ce sujet sans y coudre quelque
épisode ; qu'au reste, rien n'empêchait de tenter une épreuve qui ne
pouvait tourner qu'à l'avantage du public ; que si l'on avait fait une
tragédie de Joseph, on pouvait bien en faire un opéra ; qu'il ne con-
naissait pas de sujet plus propre à donner du style et de l'intérêt à la
musique ; et que, puisque je me trouvais d'une opinion contraire à
* Mme Sophie G-ay, mère de Mme de Girardin, femme aussi charmante
par son esprit que distinguée par son talent d'écrivain et de musicienne.
250 MÉHUL
celle de tout le monde, il me portait le défi de lui faire de ce pieux
Joseph un opéra en trois actes. Madame Gay appuya cette idée avec toute
la chaleur et le charme qu'elle porte dans une conversation ; et pour
avoir mis quelque opiniâtreté à soutenir mon opinion, je fus condamné
par tout le monde à fournir la preuve qu'on pouvait faire un Joseph
sans conspiration et sans amour. On voulut plus ; on m'assigna le
temps où je devais lire l'ouvrage ; et comme il était question d'un
grand opéra, on convint seulement qu'on me dispensait, pour tout ce
qui tenait au récitatif, d'apporter les vers tout façonnés. Afin de ne
pas passer pour un Gascon, je fus bien obligé de me résigner à'tout ce
qu'on ordonna. Toute la société, contre laquelle j'avais disputé avec la
chaleur que donne la conviction, fut ajournée à la quinzaine, avec
injonction de venir siéger au même tribunal, et moi de comparoir
pour me voir juger et condamner par mes pairs à telle amende qu'il
plairait au tribunal littéraire de m'infliger.
Cette plaisanterie, comme tant d'autres de ce genre, suffisait, dans
cette maison où l'esprit et la grâce ne cessaient de fournir des bons
mots, à nous faire passer une soirée très agréable : aussi tout le monde
s'en alla-t-il très content, excepté moi qui, cheminant avec ce bon
Méhul, me reprochais en riant mon entêtement, et prévoyais déjà tout
le travail, peut-être inutile, qu'il allait me causer. Cependant, arrivé
chez moi, je me mis à réfléchir à la manière dont je traiterais le sujet ;
et, comme il m'était positivement défendu d'emprunter aucun épisode,
puisque c'était là le motif de notre discussion, et qu'il me fallait cepen-
dant amener des situations fortes et intéressantes, je ne trouvai d'autre
moyen d'y parvenir que de faire un réprouvé de Siméon et un aveugle
de Jacob. Une fois cette donnée admise, je fus tout surpris de la
facilité que je trouvai à faire marcher mon action. Mon furieux Siméon
formait un contraste avec la douceur un peu monotone de Joseph, et la
perte de la vue dans mon père Jacob m'offrait l'occasion toute naturelle
d'employer ces méprises de personnages, qui sont d'une si grande res-
source pour* amener des situations plus ou moins intéressantes. On se
doute bien que, mon plan fait, je ne tardai pas à finir l'ouvrage. J'allai
moi-même presser le tribunal de se réunir ; et, la lecture faite de mon
drame, on convint d'une voix unanime que j'avais gagné ma cause, et
qu'on pouvait faire un Joseph sans étendre l'action par des épisodes
étrangers au sujet.
Je n'entrerai dans aucun détail sur les beautés musicales de cet
ouvrage : c'est sans contredit le chef-d'œuvre de Méhul ; mais je
répondrai au reproche qu'on me fit dans le temps, d'avoir porté à
l'Opéra-Gomique un sujet qui, par son spectacle et le grandiose de sa
musique, appartenait tout à fait au grand Opéra. Lorsque je fus con-
damné par l'arrêt d'une joyeuse société à composer mon Joseph, il était
bien entendu que je travaillais pour notre grande scène lyrique ; mais
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 251
lorsque mon aréopage eut entendu ma pièce telle qu'elle est main-
tenant, il fut décidé qu'on ne changerait point le dialogue en récitatif,
et qu'on jouerait ainsi la pièce au théâtre Feydeau. Je crois bien que
Méhul, qui était encore à cette époque en querelle avec l'administra-
tion de l'Opéra, avait secrètement gagné nos juges : car ils parvinrent
à me faire consentir à cette substitution de théâtre à force de raisonne-
ments ; et sans doute ma paresse ordinaire m'y décida tout à fait. Ma
pièce fat jouée et obtint beaucoup de succès à Paris ; mais elle rap-
porta au théâtre très peu d'argent ; elle fit au contraire la fortune de
tous les directeurs de province : ce qui prouve incontestablement que
les idées religieuses ont beaucoup plus de succès dans les départe-
ments que dans la grande capitale ; et j'avoue que je la crois malheu-
reusement tant soit peu impie, malgré tous les soins que l'on prend
de la rappeler aux vertus du bon vieux temps, et à cette simplicité de
mœurs patriarcales que l'on ne retrouve plus, comme chacun sait, que
parmi les ministres de notre sainte religion.
Pour qui connaît les opinions politiques et philosophiques
d'Alexandre Duval, le dernier trait cache une pointe 'évi-
dente d'ironie. Mais il importe peu. Ce qui est plus inté-
ressant, ce sont les trois points suivants : 1° l'ouvrage avait
été formellement conçu en vue de l'Opéra, et, s'il fut joué
à l'Opéra-Comique, ce fut un peu par le fait de Méhul,
dont les relations avec notre grande scène lyrique conti-
nuaient d'être tendues comme elles l'étaient depuis long-
temps ; 2° l'absence si fâcheuse, dans le livret de Joseph, de
tout épisode incidentaire, est le fait volontaire d'Alexandre
Duval et le résultat de la gageure qu'il avait tenue, un peu
par esprit paradoxal et de contradiction ; 3° enfin, Duval
n'ayant eu que quinze jours pour tracer son poëme, celui-
ci n'ayant dû, par conséquent, se trouver à peu près en
état que vers la fin de septembre 1806, et la première
représentation de Joseph ayant eu lieu le 17 février 1807,
il en résulte, si l'on tient compte du temps nécessité par les
études, les répétitions, la mise en scène, que Méhul n'a
guère pu employer plus de deux mois à écrire un chef-
d'œuvre aussi admirable , admirable non-seulement en ce
qui concerne la forme et la couleur générale de l'œuvre,
mais aussi pour ce qui est du caractère profondément ex-
pressif et puissamment pathétique de l'inspiration.
252 MÉHUL
Il faut convenir, en présence d'un tel fait, que le génie
de Méhul était vraiment exceptionnel.
Il faut avouer aussi que les auteurs étaient plus heureux
en ce temps-là qu'aujourd'hui. Quel exemple pourrait-on
citer en effet, à l'heure présente, d'un ouvrage de l'impor-
tance de Joseph, écrit, mis en musique, reçu, étudié, répété
et offert au public dans le court espace de quatre mois et
demi ? Mais à cette époque on avait, dans nos théâtres
lyriques, l'habitude d'un travail actif et efficace \ et il
arrivait que deux auteurs ayant terminé une pièce et la
portant au théâtre auquel ils la destinaient, la faisaient rece-
voir aussitôt, la voyaient mettre immédiatement en répéti-
tion, et avaient la joie de la voir représenter sans qu'on eût
pâli sur elle pendant six mois et plus. Temps fortunés, bien-
heureux auteurs !
Ces auteurs jouissaient encore, à cette époque, d'un autre
avantage : ils n'étaient point fatigués, comme aujourd'hui,
par les indiscrétions et les commérages des journaux, déflo-
rant toute œuvre nouvelle longtemps avant sa venue à la
scène et rie laissant au public la possibilité d'aucune sur-
prise, d'aucun imprévu. Voici de quelle façon réservée,
six jours avant la représentation de Joseph, une feuille spé-
ciale, le Courrier des Spectacles, en parlait pour la première
fois et annonçait sa prochaine apparition : — « On annonce
à F Opéra-Comique un ouvrage en trois actes, intitulé
Joseph. C'est un de ces nombreux Joseph dont nous avions
déjà parlé dans ce journal. Ce sujet est déjà bien usé; mais
on le dit traité par les deux auteurs qui ont peut-être
montré le plus de talent sur le théâtre Feydeau, et le
talent peut tout rajeunir. Elleviou joue le rôle principal
dans cette pièce ; voilà déjà de quoi présumer en faveur du
succès1. »
Non-seulement Elleviou, mais tous les meilleurs artistes
de l'Opéra- Comique, dont la troupe alors était admirable,
avaient tenu à honneur de participer à l'exécution de
1 Courrier des Spectacles, du 11 février 1807.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 253
Joseph, dont voici la distribution, telle que la donnaient les
journaux :
Jacob ..." Solic.
Joseph Elleviou.
Ruben Gaveaux.
Siméon. ....... Gavaudan.
Nephtali Paul.
Utobal Darancourt.
Un officier Allaire
Benjamin M»ie Gavaudan.
Une jeune fille . . . .... . M1Ie A glaé Gavaudan.
Ce dernier personnage d' «une jeune fille » n'était pas
un rôle, mais un simple coryphée, ayant une partie spéciale
dans certains morceaux d'ensemble. En réalité, il n'y
avait pas un rôle de femme dans Joseph, et pour offrir aux
spectateurs la vue d'un visage féminin, il avait fallu faire
de Benjamin un travesti et le confier à Mme Gavaudan,
ainsi que cela avait été fait d'ailleurs à la Comédie-
Française, où Mlle Mars avait été chargée du même per-
sonnage.
La première représentation de Joseph fut une véritable
solennité artistique. Elle était attendue avec une extrême
impatience, le grand nom de Méhul, si justement admiré
de tous, excitant toujours de la façon la plus vive l'intérêt et
la curiosité du public. Bien que le spectacle commençât
par la Mélomanie, charmant petit ouvrage de Champein,
mais datant de vingt-cinq ans et usé jusqu'à la corde,
l'empressement avait été tel que, comme nous allons le voir
par le compte-rendu d'un journal, «dix minutes après
l'ouverture des bureaux, toutes les places étaient occupées»1.
Cette première représentation fut un triomphe éclatant
pour le compositeur, triomphe qui fut malheureusement de
peu de durée tout d'abord, les défauts du poëme, défauts
inhérents au sujet et à la façon dont il avait été traité, por-
tant tort, en dépit de la bonne volonté du public, à une
1 La recette fat de 4,644 fr. 10 c.
254 MÉHUL
partition admirable et qui constitue l'un des plus beaux
chefs-d'œuvre qui aient jamais paru sur une scène lyrique.
Voici comment le Journal de Taris rendait compte de la
soirée :
La fortune de Joseph ne l'abandonne pas. Heureux dans la Bible,
heureux dans un poëme en bonne prose(!)de M. Bitaubé, heureux dans
une mauvaise tragédie en très beaux vers, de M. Baour-Lormian, il
l'est encore, et pour le moins autant, dans l'opéra nouveau de
MM. Alex. Duval et Méhul. — Grand succès (paroles et musique). Un
peu de vide dans le dialogue, quelques répétitions de mots et de
mouvemens, quelques situations trop prolongées, une teinte un peu
monotone, mais aussi un intérêt bien gradué, des tableaux touchans,
de fort belles scènes. — Musique d'un beau caractère, de grands effets
d'harmonie entremêlés de chants simples et délicieux ; une prière du
matin ravissante ; deux romances pleines d'expression et qui ont fait
verser des larmes, celles de Joseph (au 1er acte), et de Benjamin
(au 2ft) ; costumes et décorations magnifiques. — La pièce est jouée
d'une manière très satisfaisante par Elleviou (Joseph), Gavaudan
(Siméon), Solié (Jacob), et Mme Gavaudan (Benjamin). — L'auteur a le
mérite, plus grand qu'on ne pense, de tirer ses effets dramatiques du
propre fonds de son sujet, sans y mêler le moindre épisode, et de
fournir un intérêt suffisant à ses trois actes avec l'action la plus simple
et la plus directe. 11 est vrai qu'il a été en cela bien habilement
secondé par le compositeur, et que les beaux airs, les beaux morceaux
d'ensemble de celui-ci, arrivent souvent fort à propos pour ranimer
des scènes prêles à languir. Le second acte est le moins bon, parce que
l'auteur des paroles, craignant de le faire trop court, y a mis un peu
de remplissage ; mais quelques coups de ciseaux le rendront excellent.
Le dénouement est extrêmement simple ; mais il plaît, il produit une
vive sensation. Les auteurs ont été demandés à grands cris, et nom-
més. — L'aftluence des spectateurs était telle que, dix minutes après
l'ouverture des bureaux, toutes les places étaient occupées *.
Cet article nous donne la note exacte et sincère de l'im-
pression produite sur le public de la première représenta-
tion. La seconde fut encore très brillante, ainsi que nous
l'apprend un autre journal : — «La seconde représentation
de Joseph a eu le même succès que la première, tant il est
vrai que quelques belles situations triompheront toujours
1 Journal Je Paris, du 18 février 1807.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 255
de toutes les chicanes de la critique. On a fait beaucoup
de dépenses pour recevoir dignement la famille de Jacob.
Les décorations, les chœurs et plusieurs effets de scène sont
très brillans. La musique seule, tantôt savante, tantôt drama-
tique et mélodieuse, suffiroit pour faire la réputation de cet
ouvrage1 ». Mais le succès, je l'ai dit, ne se soutint pas, et
l'on en trouvera les raisons dans cette critique que le
Journal de V Empire, par la plume de son feuilletoniste
ordinaire, faisait du poëme d'Alexandre Duval. Quelque
médiocre estime que l'on puisse justement faire aujourd'hui
du talent de ce trop fameux Geoffroy, si vanté de son
temps et légitimement oublié du nôtre, on ne peut s'em-
pêcher de reconnaître que sa critique du livret de Joseph,
qu'il analysait sur le ton de la plaisanterie, portait singu-
lièrement juste et dénotait chez lui un vrai sens du
théâtre ; voici le morceau dans son entier :
Depuis quelque temps les Joseph et les Benjamin abondent, au
Théâtre-Français, au Vaudeville, au boulevard. On dit qu'on va les
faire entrer avec tous les patriarches dans un grand opéra ; peut-être
même les fera-t-on danser dans un ballet-pantomime. En attendant,
les voilà à l'Opéra-Comique, qui, pour les mieux recevoir et leur faire
plus dignement les honneurs de son joyeux boudoir, a pris le nom
pompeux de drame, et s'est donné tous les grands airs du grand
Opéra.
On prétend que toute la société de l'Opéra-Gomique a fondé sur ce
drame, mélodrame, opéra, ou comme on voudra l'appeler, les plus
grandes espérances de fortune : les acteurs sont persuadés que ce
Joseph aura la vertu de chasser la famine de leur pays, où elle est
depuis longtemps domiciliée, qu'il fera succéder aux années de stérilité
des jours d'abondance, et qu'ils vont se régaler de ces oignons d'Egypte
si regrettés jadis des Israélites dans le désert. C'est peut-être un
songe flatteur qui abuse les sociétaires de l'Opéra-Comique. Je ne suis
1 Courrier des Spectacles, du 22 février 1807. — Il faut avouer que ce
journal apportait dans renoncé de ses opinions une certaine versatilité,
car il paraît ici se railler des critiques qui avaient été faites du poème de
Joseph, sans se rappeler que lui-même terminait ainsi son compte -rendu
de la première représentation: — «La musique de ce drame est très
belle, riche en grands effets, d'un ton solennel et religieux ; elle est digne
du génie de M. Méhul; mais les paroles ne la soutiennent pas».
256 MÉHUL
pas si habile que Joseph dans l'art d'expliquer les songes ; mais je sais
qu'on gagne rarement quelque chose à sortir de son état et de son
genre. Je suis convaincu qu'il est impossible que le théâtre de
rOpéra-Gomique puisse recueillir des fruits solides d'un drame maigre,
languissant et ennuyeux, qui ne se soutient que par quelques sen-
tences, quelques sentiments naturels, quelques traits de sensibilité
noyés dans une foule d'invraisemblances et de niaiseries. L'Opéra-
Gomique échouera toujours quand il voudra disputer d'éclat et de
majesté avec l'Opéra, d'évolutions, de décors et de costumes avec les
théâtres de mélodrame : cet étalage n'est pas fait pour lui, il n'en a pas
besoin; et quand il voudra s'affubler de toutes ces machines, il en sera
pour ses frais.
Cet oracle est plus sûr que celui de Cal chas.
Voyons maintenant comment M. Duval s'y est pris pour travestir
une tragédie du Théâtre-Français en un drame de l'Opéra-Comique.
Elleviou, représentant Joseph sous le nom de Cléophas, paroît dans
toute la magnificence du luxe oriental, encore plus paré de sa bonne
mine. Il raconte à son confident ses aventures, qui par malheur sont
connues de tout le monde, ce qui ne forme pas une exposition intéres-
sante : on y bâilleroit si l'on n'étoit réveillé par les jolis couplets d'une
romance qu'Elleviou chante avec une simplicité pleine de grâce. Tou-
jours occupé dans sa prospérité du souvenir de son père et de ses
frères, Joseph donne commission à son confident d'aller les chercher ;
mais par un hasard qui n'est pas rare si l'on en croit un vieux pro-
verbe, il suffit qu'on parle des frères de Joseph pour qu'on les voie
arriver. On annonce des étrangers, et ces étrangers sont précisément
ceux qu'on alloit chercher.
A leur aspect, Joseph se rappelle des circonstances bien doulou-
reuses : Nephtali est le seul qui ait versé des larmes le jour où il fut
trahi et vendu. Siméon est, comme dans la tragédie, le traître qui a
conclu le marché, et qu'on charge presque seul du crime commun à
tous les autres. La Bible ne l'accuse pas particulièrement; je crois que
c'est M. Bitaubé qui lui a fait une si mauvaise réputation ; il avoit
besoin pour son poème épique d'un scélérat tragique, et pouvant
choisir entre tous les frères de Joseph, il s'est décidé par hasard pour
Siméori. C'est Siméon qui, dans les pièces composées sur ce sujet, a le
département des remords, des convulsions et des grimaces. Dans le
drame nouveau, il fait pénitence pour tous ses frères, quoiqu'il ne soit
pas plus coupable.
Au second acte, il est nuit : Jacob est couché dans sa tente, près de
Memphis. Quoiqu'un pareil moment soit très incommode pour une
visite, Joseph vient seul, à tâtons, à minuit, dans cette plaine de
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 257
Memphis, où il croit que son père dort : c'est une caricature de piété
filiale. Siméon, qui, dans sa qualité de scélérat, doit aimer la nuit, se
trouve là par hasard : il vient aussi probablement voir son père la
nuit, pendant qu'il dort. Joseph, qu'il rencontre, devient tout à coup
son confident ; il fait part à cet inconnu de ses crimes et de ses
remords. Au lever de l'aurore, Siméon s'enfuit comme un hibou.
Benjamin sort de la tente, et veut rentrer à Faspect d'un étranger :
Joseph le rassure, le serre dans ses bras, lui fait mille questions
auxquelles l'enfant répond par des couplets dans le genre de ceux
d'Elleviou au premier acte, mais bien moins touchants. Bientôt,
impatient de voir son père, Joseph entre dans la tente, s'approche du
lit où Jacob repose, se met à genoux, prend une de ses mains pater-
nelles qu'il mouille de ses larmes. Le bon vieillard se réveille, et ne
peut voir celui qui lui donne ces marques de tendresse, attendu que
M. Duval, de son autorité particulière, a privé de la vue le patriarche
Jacob. Si le bonhomme a perdu les yeux, il n'a pas perdu la parole :
après avoir fait sa prière du matin, il raconte le rêve qu'il a fait
pendant la nuit. Joseph, grand interprète de songes, l'expliqueroit
aisément si on ne venoit l'avertir que le peuple demande à grands cris
son triomphe. Joseph se rend aux vœux de la nation ; il monte sur son
char, et traverse le théâtre entre Jacob et Benjamin : groupe intéres-
sant, qui marque bien la différence des trois âges.
Le second acte finit par un triomphe ; le troisième commence par un
festin dans lequel les Israélites chantent les louanges du Seigneur,
avec accompagnement de harpes. Le repas et le concert sont troublés
par de mauvaises nouvelles : on vient dire au triomphateur que le
roi est fort irrité que son ministre ait partagé avec des étrangers
les honneurs du triomphe, et distribué à ces nouveaux venus les
subsistances réservées aux Égyptiens. Cette calomnie, qu'on seroit
tenté de regarder comme un germe d'intrigue, n'est qu'un prétexte
pour écarter un moment Joseph de la scène, et donner le temps à
Jacob de maudire ses fils.
Voici comment cela s'arrange. Les gardes rencontrant un fou tel que
Siméon, qui court les champs, s'en emparent et l'amènent à Jacob. Le
vieillard demande à ce malheureux fils : Qu'as-tu fait de ton frère?
Les remords arrachent à Siméon l'aveu de son crime. Jacob indigné
fait venir ses fils, et leur donne sa malédiction ; ce qui fait une assez
belle scène : c'est pour lui faire place qu'on avait calomnié Joseph. Dès
que la malédiction est donnée. Joseph est le meilleur ami du roi ; il
reparoit tout radieux, et entend ses frères se reprocher avec amertume
leur cruauté à son égard : il les console, en leur disant qu'ils reverront
bientôt Joseph. — Où est-il? s'écrie Jacob. — Il est à vos pieds. Cette
reconnoissance n'est pas sans intérêt ; mais il a fallu l'attendre et
l'acheter. L'histoire de Joseph, si intéressante dans la Bible, est peu
17
258 MÉHUL
propre au théâtre, parce que le dénouement est trop prévu, et parce
qu'il n'y a qu'une scène.
La musique remplit les vides de l'action, mais ne réussit pas toujours
à écarter l'ennui qui se glisse de tous côtés dans trois actes où il n'y a
presque rien que du spectacle et du son. Cette musique, en plusieurs
endroits, a bien le caractère religieux; elle est simple, grave et
touchante. Le compositeur, grand harmoniste, a déployé toutes les
ressources de son art, en homme qui les connoît bien et sait les
employer à propos. Les acteurs ne sont pas trop exercés à ce genre,
qui leur est étranger. Solié représente Jacob ; madame Gavaudan,
Benjamin ; Gavaudan, Sirnéon : ces rôles flattent beaucoup le foible des
acteurs pour le pathétique ; il me semble qu'on ne devroit aimer à
faire que ce qu'on fait le mieux. L'ouvrage a obtenu beaucoup de
succès à la première représentation ; je souhaite que ce succès se sou-
tienne, que la pièce intéresse et amuse, qu'on y aille longtemps ; je le
souhaite, mais j'en doute.
Geoffroy voyait juste, et avait malheureusement raison
de douter.
On peut dire que la faiblesse du livret de Joseph entrava
singulièrement la marche victorieuse de l'ouvrage et son
succès matériel ; et pourtant le génie de Méhul, s'inspirant
surtout de la nature du sujet qui lui était offert, de son
caractère légendaire, du parfum de poésie qui le pénétrait
de toutes parts, avait fait concevoir à l'artiste une œuvre
admirable en sa simplicité, d'une noblesse et d'une beauté
antiques, d'un accent plein de grandeur et d'émotion, d'un
style à la fois sobre, sévère et coloré, une œuvre enfin qui
à elle seule eût suffi pour lui conquérir l'immortalité. Mais
l'incomparable splendeur de cette musique devait rester
impuissante à racheter les trop nombreuses faiblesses du texte
sur lequel elle était écrite. C'est qu'avec le public français,
— le plus expert, peut-être, et par conséquent le plus
difficile qui soit au monde en matière de théâtre, — la
logique ne perd jamais ses droits. Plus doué de raison encore,
peut-on dire, que de sens artistique, ou plutôt soumettant
chez lui le sens artistique à la raison, il fait passer les
besoins de son intelligence avant les jouissances de son
oreille, et ne se tient pas pour satisfait du charme que lui
procure la musique si son esprit est blessé par les défauts
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 259
d'un poëme froid, languissant, monotone, aussi dénué de
passion que d'intérêt. Ayant un sens exquis de la scène,
il ne prendra le change en aucun cas à ce sujet. C'est
pourquoi on le verra toujours accueillir favorablement une
pièce bien construite, amusante ou ingénieuse, divertis-
sante ou dramatique, même si la musique en est médiocre,
tandis qu'il fera froide mine à un chef-d'œuvre musical si
celui-ci n'accompagne qu'un poëme sans valeur ou mal-
adroitement conçu. Trop d'exemples viennent à l'appui de
cette affirmation pour qu'on ne la puisse tenir comme
absolument exacte, et si je rappelle ici le peu de succès
obtenu par des œuvres telles que Zampa, les Deux Nuits,
le Pardon de Ploërmel, je crois bien que chacun sera de mon
avis. Il est certain que ces œuvres ont fait la joie des déli-
cats et des raffinés, des vrais musiciens, qui faisaient bon
marché de tout le reste pour applaudir à des beautés radieuses
et de nature à les toucher particulièrement ; mais le public,
qui n'est pas un raffiné, qui perçoit les émotions sans les
raisonner, ne saurait faire ainsi la part de chacun et se
désintéresser de telle ou telle partie du spectacle qu'on
lui offre. Il se rend au théâtre pour y éprouver un en-
semble d'impressions déterminées ; si cet ensemble lui
manque, si ses sensations sont incomplètes, si, dans
l'œuvre qui lui est présentée, l'équilibre général est faussé
au détriment ou au profit d'une de ses parties essentielles,
il considère cette œuvre comme manquée dans son principe,
et l'on est bien obligé de convenir après tout qu'il a
raison.
C'est précisément là ce qui arriva pour Joseph, La don-
née première aurait fourni un admirable sujet d'oratorio
(Hamdel l'avait traitée sous cette forme en 1743)- elle
était vraiment trop dépourvue d'intérêt pour donner pré-
texte à une œuvre scènique, surtout sans l'adjonction
d'aucun élément étranger au récit biblique, d'aucun inci-
dent propre à émouvoir le spectateur, trop au courant
de ce récit pour en éprouver quelque surprise, pour en re-
cevoir quelque impression inattendue. Encore, sur une
260 MÉHUL
scène vaste comme celle de l'Opéra, peut-on croire
que l'austérité même du sujet lui aurait donné, par la
sévérité mâle, par l'éclat plastique de la représentation, une
ampleur, une majesté qui jusqu'à un certain point auraient
racheté le vide de l'action ; à l'Opéra- Comique, la tâche
devenait impossible. Aussi vit-on se produire ce fait singu-
lier d'une œuvre musicale dont la beauté consacra à tout
jamais la gloire du compositeur, et qui pourtant laissa la
masse du public indifférente à ce point que treize repré-
sentations suffirent à assouvir sa curiosité. C'est à cela
que se réduisit en effet chez nous la carrière primitive de
Joseph.
Et pourtant, cette œuvre magistrale provoquait chez quel-
ques-uns des élans d'enthousiasme comme on en voit rare-
ment se produire. C'est ainsi qu'elle excitait, dès son appa-
rition, la verve poétique d'un jeune écrivain encore inconnu,
entrant seulement dans sa vingtième année, mais qui ne
devait pas tarder à faire parler de lui et qui était appelé
a devenir l'un des hommes d'Etat les plus illustres du
XIXe siècle. Les vers que voici, les seuls peut-être que leur
auteur ait jamais publiés, parurent dans le Journal de
V Empire du 26 février 1807, avec cette signature : —
Guizot.
1 Quelque incroyable que puisse paraître un tel résultat, il faut bien
l'enregistrer, puisque les preuves sont là, authentiques, irrécusables. Ces
preuves nous sont fournies par les programmes que les journaux, alors
comme aujourd'hui, donnaient régulièrement des spectacles de chaque
théâtre. Nous voyons par ces programmes que Joseph n'atteignit sa
douzième représentation que le 24 mars, juste cinq semaines après la
première, c'est-à-dire qu'il n'avait guère été joué plus de deux fois par
semaine, ce qui indique le peu d'empressement du public et l'influence
médiocre que l'œuvre exerçait sur la recette. A partir du 24 mars, trois
semaines s'écoulent sans qu'on en entende parler, et c'est le 15 avril
seulement qu'a lieu la treizième représentation. Celle-ci fut la dernière,
et la quatorzième, annoncée chaque jour comme très prochaine jusqu'au
10 mai, disparaît à cette date de tous les programmes et finit par ne
pas être donnée. Joseph fut joué quatre fois dans le cours de l'année
suivante.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 261
VERS A M. MÉHUL
APRÈS LA REPRÉSENTATION DE L'OPÉRA DE Joseph.
Sublime élève d'Apollon,
0 toi dont FEurope charmée
Inscrit la mémoire et le nom
Aux fastes de la Renommée ;
Dont le talent, toujours égal,
Répand partout les mêmes charmes ;
Toi qui nous arrachas des larmes
Dans Stratonice et dans Uthal;
Rival heureux de Linus et d'Orphée,
A tant de triomphes si beaux,
Tu viens, par des succès nouveaux,
D'ajouter un nouveau trophée !
Joseph reparaît à ta voix,
Et, contant sa touchante histoire,
Vient t'assurer de nouveaux droits
A nos respects comme à la gloire.
Dans cet ouvrage séducteur
Brille le feu de ton génie ;
Partout ta divine harmonie
Entraîne et ravit notre cœur :
.Nous sentons de Jacob la douleur paternelle,
De Benjamin nous partageons le zèle,
De Simêon nous plaignons les tourments ;
Nous tremblons à l'aspect d'un père
Qui va, dans sa juste colère,
Maudire à jamais ses enfants ;
Et lorsqu'arrêtant sa vengeance
Elleviou, de Joseph interprète enchanteur,
De Jacob désolé vient finir la douleur,
Nous prenons part à son bonheur.
De ton génie ainsi la sublime puissance
Habilement a su nous retracer
Le langage de la nature ;
Et les pleurs que tu fais verser
Sont ta louange la plus sûre. Guizot1.
D'autres vers, ceux-ci anonymes, furent encore adresse's à Méhul, à
la troisième représentation de Joseph; ils étaient attachés à une couronne
qu'un admirateur de la musique de cet ouvrage avait jetée sur la scène :
Du vertueux Joseph exprimant les malheurs,
Tes chants plaintifs et doux nous arrachent des pleurs ;
Aux accents enchanteurs de ta brillante lyre,
On reconnaît le Dieu qui sans cesse t'inspire.
262 MÉHUL
Il faut convenir que l'auteur de V Histoire de la révolution
d'Angleterre écrivait mieux en prose qu'en vers, et que les
Méditations sur V essence de la Religion chrétienne sont tra-
cées d'une autre plume que ces lignes pauvrement rimées.
Il n'importe : s'adressant à un artiste tel que Méhul et
venant d'un homme tel que Guizot, un si profond hommage
d'admiration est intéressant à enregistrer.
J'ai fait remarquer que Joseph avait été écrit dans des
conditions de rapidité tout à fait exceptionnelles •, et cepen-
dant, non-seulement cette partition constitue un véritable
chef-d'œuvre, du plus merveilleux style allié à l'inspira-
tion la plus puissante, mais encore on a la preuve que
Méhul, qui n'écrivait pas toujours d'abondance et qui ne
laissait rien au hasard, l'a travaillée avec une conscience
rare, s'y reprenant souvent à deux fois pour construire un
morceau, et allant jusqu'à tracer quatre versions différentes
de la fameuse romance du premier acte : A peine au sortir
de V enfance. La bibliothèque du Conservatoire possède de
nombreux fragments autographes du manuscrit original de
Joseph, parmi lesquels se trouvent ces quatre versions de
la romance, complètement instrumentées. Mon ami Weker-
lin, à qui sont confiées les destinées de cette bibliothèque,
a publié à ce, sujet, il y a quelques années, dans la Bévue
et Gazette musicale, un petit travail fort intéressant, destiné
à accompagner la reproduction des quatre formes diverses
de la romance, qu'il a données avec leur accompagnement
d'orchestre auquel il joignait une réduction au piano faite
par lui avec le plus grand soin. On comprend quelle
est la valeur d'un tel document. Aussi ne saurais-je mieux
faire que d'emprunter quelques détails à l'article de
M. Wekerlin :
Il est certain, dit-il, que le succès qu'obtint en Allemagne l'opéra
Faniska, de Gherubini, stimula vivement l'amour-propre de Méhul ;
il remettait son travail à plusieurs reprises sur le métier : était-ce un
bien ? était-ce un mal ?
Nous trouvons une preuve de cette méfiance de lui-même dans
Joseph, où nous voyons (dans les autographes de cette partition) plu-
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 2G3
plusieurs morceaux repris à deux fois. L'un de ces travaux les plus
curieux est la célèbre romance : A peine au sortir de l'enfance, pour
laquelle Méhul composa quatre versions que nous communiquons au
public pour la première fois...
Méhul était évidemment préoccupé du succès de cette romance de
Joseph, destinée à Elleviou. Nous ignorons, d'ailleurs, si le com-
positeur recommença quatre fois ce morceau, de sa propre volonté,
ou s'il faut attribuer cette persistance aux exigences du ténor choyé
d'alors.
La partie de chant est écrite dans l'original en clef d'ut troisième
ligne, qui servait généralement pour les parties de haute-contre.
Les clarinettes ne paraissent que dans la première version ; elles y
jouent un rôle tellement insignifiant que l'auteur les supprima com-
plètement dans les trois autres. À partir de la seconde version, les
flûtes disparaissent également, pour la même raison évidemment, et il
ne reste plus, dans les deux dernières versions, que le petit orchestre
pastoral composé des hautbois, des cors, des bassons, avec le quatuor à
cordes.
ire version.
Dès les premières notes, on s'aperçoit de la préoccupation de Méhul
d'être simple, naïf et tendre dans ce morceau ; le commencement est
un peu vulgaire à force de simplicité, mais la fin renferme une marche
harmonique toute pleine de charme ; l'auteur le savait bien, car il
conserve cette partie dans son nouvel essai.
2e version.
De même que la première, cette version finit un peu court, et l'on
éprouve le désir d'entendre répéter les quatre dernières mesures ;
mais ce n'était pas le sentiment de Méhul.
3e version.
Ici la tonalité change ; nous sommes en ut au lieu d'être en fa.
Cette résolution a dû être prise comme étant le meilleur moyen de
sortir du cercle dans lequel tournait l'auteur, qui cherchait encore
autre chose, et qui n'était pas complètement satisfait. On voit se des-
siner, dans cette version, une partie du thème définitif, à partir du
vers : Dans Sichem au gras pâturage ; mais cela finit encore court, il
y manque aussi cette jolie demi-cadence sur la dominante : Timide
comme mes agneaux, cadence qui permet une répétition dans cette
phrase heureuse.
Méhul, dans cette version, a écrit la seconde strophe tout entière ;
elle est semblable à la première quant au chant, mais il y a quelques
variantes dans l'accompagnement.
264 MÉHUL
4e version.
Enfin apparaît la quatrième version, la bonne, qui n'a plus les huit
premières mesures du troisième essai, mais qui en conserve la seconde
partie, sans contredit la meilleure ; encore le compositeur a-t il trouvé
le moyen de limer par-ci par-là. Ainsi le trait de hautbois sur : Dans
Sichem au gras pâturage, est simplifié; les bassons se taisent au vers:
J'étais simple comme au jeune âge; les deux derniers vers se trouvent
répétés après le demi- repos : mes agneaux ; l'auteur ajoute également
un dièse à Yut qui porte la première syllabe de timide, ce qui donne
un tour plus élégant à la partie chantante ; les cors seuls accompagnent
le début du vers : J'étais simple comme au jeune âge ; et même sur le
manuscrit de cette quatrième et dernière version, Méhul a biffé au
crayon rouge les deux premiers accords des cors, ce qui donne une
entrée plus intéressante à ces instruments 1.
On peut voir, par tous ces détails, jusqu'à quel point
Méhul poussait le soin et la conscience artistiques.
Si, comme nous l'avons vu, Joseph n'avait pas été ce
qu'on appelle au théâtre un succès d'argent, du moins peut-
on dire, en présence de l'enthousiasme excité chez les ar-
tistes et dans une fraction du public par cette œuvre magni-
fique, qu'elle avait mis le sceau à la gloire de Méhul. Une
preuve, entre autres, de la profonde impression qu'elle
1 Cet article, accompagné des quatre versions de la romance, a été'
publié dans la Bévue et Gazette musicale du 8 août 1875.
L'histoire de cette romance fameuse de Joseph ne serait pas complète
si je n'ajoutais que l'Église fit pour elle ce qu'elle avait fait pour la
romance célèbre tfAriodant: «Femme sensible...;» elle s'en empara, et
de cette mélodie suave et pleine de sérénité, elle fit un cantique, en y
adaptant maladroitement des paroles à la fois sottes et boiteuses. Un
écrivain peu suspect de sévérité pour les choses de la religion catholique,
dont il s'occupa toute sa vie avec activité, Félix Clément, s'exprimait
ainsi à ce sujet: — «Qui n'a entendu chanter, hélas! en la dénaturant,
dans les églises, dans les catéchismes, la touchante romance de Joseph,
si simple, si pénétrante, ce chef-d'œuvre de goût : A peine au sortir de
V enfance1? L'absence de mesure, le déplacement des accents, la suppres-
sion même de notes essentielles, tout cela en fait une parodie. On a cru
sanctifier l'air de bien des chansons profanes en leur substituant de
pieuses paroles : nous n'examinons pas ici si on y est parvenu, mais
nous pouvons dire que cette fois le cantique a profané la romance. » —
(Journal des Maîtrises, du 15 mars 1862).
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 265
avait produite, nous est fournie par ce fait que Joseph fut
désigné pour le «prix décennal». — Il est ici besoin de
quelques éclaircissements.
Par un décret du 24 fructidor an XII (il septembre
1804), Napoléon Ier, qui venait de rétablir à son usage
personnel le trône des Bourbons , avait institué vingt-deux
prix, dont neuf de 10,000 francs et treize de 5,000 francs,
qui devaient être décernés de dix ans en dix ans, et qui
étaient destinés à récompenser « tous les ouvrages de
science, de littérature et d'art, toutes les inventions utiles,
tous les établissements consacrés au progrès de l'agriculture
et de l'industrie nationales, publiés, connus ou formés dans
un intervalle de dix années». Ces prix devaient être dis-
tribués pour la première fois le 18 brumaire an XVIII
(9 novembre 1809). Ils ne le furent point pourtant, et un
second décret, daté du 28 de ce mois de novembre 1809,
retardait d'une aimée cette première distribution, et éten-
dait l'action du premier décret, en portant de vingt-deux
à trente-cinq le nombre des prix. Primitivement, la mu-
sique n'était comprise dans cette libéralité césarienne que
pour un seul prix de 10,000 francs, lequel devait être
attribué «au compositeur du meilleur opéra représenté sur
le théâtre de l'Académie impériale de musique ». Le décret
de 1809^ réparant un oubli, stipulait qu'un prix de «se-
conde classe » (c'est-à-dire de 5,000 francs) serait accordé
au compositeur du meilleur opéra-comique représenté sur
un de nos grands théâtres1».
A la suite de ce décret, les divers jurys relatifs à ces
1 II n'eût pu être représenté ailleurs qu'à l'Opéra-Comique, puisqu'un
décret sauvage de 1807 avait supprimé d'un trait de plume et sans indem-
nité dix ou douze théâtres plus ou moins florissants, en leur donnant un
délai de huit jours pour fermer leurs portes (en même temps que pour
ruiner leurs directeurs et pour laisser sans pain quelques milliers d'artistes
et d'employés), et en n'en laissant subsister qu'un seul pour jouer
l'opéra-comique, le genre que devait exploiter chaque entreprise drama-
tique étant étroitement limité et scrupuleusement réglementé par le
décret.
266 MÉHUL
prix commencèrent à fonctionner, et celui institué pour
récompenser le «meilleur opéra-comique » représenté dans le
cours des dix années précédentes fixa son choix sur la par-
tition de Joseph, ce qui prouve bien l'admiration qu'avait
excitée cet ouvrage. Voici le texte même du rapport pré-
senté par le jury sur ce sujet :
C'est pour ce théâtre que M. Grétry seul, le plus spirituel, le plus
vrai et le plus fécond des musiciens, a composé plus de cinquante
ouvrages, dont plusieurs sont des chefs-d'œuvre. MM. Philidor, Duni,
Gossec, Monsigny, Dalayrac, Cherubini, Martini, Berton, Catel, Boiel-
dieu, y ont donné d'excellents ouvrages dans tous les genres. M. Méhul
particulièrement s'y est distingué par des compositions d'un talent
aussi souple que brillant. Stratonice et Euphrosine approchent de
l'élévation de la tragédie ; Ariodant est d'un ton chevaleresque, et
Joseph d'un caractère religieux ; l'Irato est un opéra bouffon que l'on
a cru quelque temps une production italienne ; une Folie est de la
comédie qui rappelle le genre spirituel de Grétry.
M. Cherubini a fait jouer, dans l'époque du concours, l'opéra des
Deux Journées, où l'on reconnaît son talent supérieur ; mais cet opéra
ne paraît pas au jury devoir l'emporter sur celui de Joseph, de
M. Méhul, lequel otfre une musique savante et sensible, une expres-
sion toujours vraie, variée suivant les sujets, tantôt noble ou simple,
tantôt religieuse ou mélancolique.
Le jury présente l'opéra de Joseph comme Topéra-comique le plus
digne du prix.
Il demande en même temps une mention très honorable pour l'opéra
des Deux Journées, par M. Cherubini, et pour celui de l'Auberge de
Bagnères, par M. Catel, ouvrage remarquable par l'élégance du style
et une originalité piquante, modérée par le goût1.
Il était cependant dans la destinée des fameux prix décen-
naux de ne jamais être décernés. Je ne sais quel obstacle
s'opposa à leur distribution : toujours est-il que celle-ci
n'eut pas lieu, et que Méhul ne reçut pas plus le prix de
5,000 francs proposé par le jury pour la partition de Joseph
1 On peut consulter, au sujet de ce Rapport et des deux décrets rela-
tifs aux prix décennaux, Y Annuaire dramatique pour les années 1808, 1810
et 1811.
SA VIE. SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 267
que Spontini ne reçut celui de 1.0,000 francs proposé pour
la partition de la Vestale *.
Mais il n'est pas de soleil dans lequel des esprits cha-
grins ou malavisés ne s'évertuent à découvrir des taches.
Il est arrivé à cette suave et admirable partition de Joseph
de rencontrer sur son passage des détracteurs qui se sont
amusés à l'analyser, à l'éplucher, à la disséquer de la façon
la plus subtile, dans l'unique but de persuader aux naïfs
que c'était là une œuvre enfantine, sans portée, sans valeur
et sans consistance. Le plus curieux, c'est que cette belle
découverte a été faite par de vrais musiciens, des artistes
distingués même, et qui avaient l'insigne honneur de se
trouver à la tête d'un journal spécial, dans lequel ils
auraient pu mieux employer leur temps et rendre à l'art
des services infiniment plus appréciables. La chose arriva
juste à propos du jugement rendu au sujet de ces fameux
prix décennaux, et particulièrement de celui que le jury
avait cru devoir décerner à Joseph.
C'était en 1810, et un artiste vraiment bien doué, Alexis
de Graraudé, tout à la fois professeur de piano et de chant
justement recherché, excellent accompagnateur et composi-
teur fort estimable, venait de fonder une revue musicale
dont le titre seul, les Tablettes de Polymnie, suffirait à carac-
tériser nettement l'époque où elle a vu le jour. C'est dans
ce papier, assez acerbe de sa nature et souverainement
injuste la plupart du temps, que parut, lors du jugement
en question, un article virulent qui prétendait passer pour
une étude impartiale du chef-d'œuvre de Méhul. Cet
article était-il de Graraudé personnellement? N'était-il pas
dû plutôt à l'un de ses collaborateurs, Cambini, composi-
teur assez distingué, mais peu heureux au théâtre, et que
1 II est assez singulier de voir que Méhul, ainsi désigné pour recevoir
le prix décerné au meilleur opéra-comique, fut précisément choisi par le
jury du prix d'opéra pour rédiger le rapport qui concluait à faire accorder
cet autre prix à Spontini. Ce rapport fut inséré dans un des numéros du
Moniteur universel, alors journal officiel de l'Empire français.
268 MÉHUL
ses insuccès avaient aigri? C'est ce que je ne saurais dire,
l'écrivain ayant jugé à propos, ce qui peut sembler singu-
lier en pareille occurrence, de se couvrir du voile de
l'anonyme. En tout cas, et pour la honte de son auteur,
quel qu'il soit, je vais reproduire ici ce modèle de critique
pédante et dénigrante. Et je le fais d'autant plus volontiers
qu'il donna lieu, ainsi qu'on le verra plus loin, à une
protestation très digne et très intéressante de la part d'un
artiste justement célèbre.
Voici, d'après les Tablettes de Polymnie, comment on
entendait en ce temps-là la critique musicale. Joseph
venait d'être repris à l'Opéra-Comique, le 25 juillet 1810:
Selon la décision du jury, disait l'écrivain, cet ouvrage a mérité le
prix décennal. Il réunit à lui seul (ainsi l'a prononcé l'aréopage) toutes
les qualités qu'on exige dans la musique dramatique, et n'a aucun
défaut. Cette décision a étonné presque tout le monde, même les
amis de l'auteur, qui, sans diminuer l'estime qu'on doit à ses talens,
s'accordent tous à penser que c'est une de ses plus faibles productions.
Ils prétendent même le prouver, en quelque sorte, par l'analyse
suivante.
D'abord, l'ouverture, qui devroit au moins nous rappeler cet âge
patriarcal, cet état d'innocence et de simplicité si près de la nature, et
que l'Écriture nous peint avec tant de vérité, ne nous fait éprouver
aucune sensation ; son motif nous dit : Écoutez, préparez-vous, mais il
nous le dit trop long-temps, et vient nous distraire tout à coup par un
de ces traits d'école, par une imitation canonique et servile qui conti-
nue vingt mesures en crescendo pour aboutir à un repos suspensif.
Qu'arrive-t-il après ce long prélude ? les basses nous font entendre
une phrase de plain-chant qui nous rappelle le verset d'un psaume.
« Ah ! (se dit-on) l'auteur prend musicalement son texte dans la Bible :
ce n'est peut-être pas si mal vu ; écoutons le parti qu'il en tirera».
Le bon sens n'auroit jamais pu deviner que ce parti fût celui qu'on en
tire aux écoles ; c'est-à-dire, de mettre sur ce motif d'autres motifs qui
forment un contre point et prouvent qu'on sait manier l'harmonie, mais
qui masquent le sujet principal par un papillotage de traits fastidieux
et insignifians. Alors, l'auditeur est dépaysé ; il pensoit être dans les
champs de la Chaldée ou de Memphis, il se retrouve au Conservatoire !
il bâille, il est prêt à s'endormir, lorsque le bruit des timbales, des
trompettes, des trombones, le réveille en sursaut, et à peine s'est-il
frotté les yeux que l'ouverture finit. Joseph paraît, il chante un récita-
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 269
tif et un air qui sont assez bien pour la musique à la mode, quoique
M. Méhul lui-même en ait fait beaucoup de meilleurs, mais il faut
oublier totalement Joseph; on ne voit plus qu'Elleviou, et c'est
Elleviou qui nous raconte aussi, dans la romance suivante, les aven-
tures de Joseph. Tout est passable quand l'illusion est détruite, mais
que deviennent cette justesse d'expression et cette couleur locale que
le jury a tant exaltées? et n'est-ce pas un grand défaut de faire
oublier le personnage en faveur de l'acteur ? les règles dramatiques
prescrivent précisément le contraire. Vient ensuite un morceau d'en-
semble, chanté par les fils de Jacob, qui tâchent d'appaiser les fureurs
de leur frère Siméon, morceau purement de facture et qui peut con-
venir à toute autre situation, en parodiant les paroles, et qui pourroit
même servir de solfège en les supprimant tout à fait ; il est comme ces
meubles économiques faits à plusieurs fins, et qui peuvent alternative-
ment servir de lit, d'armoire, de fauteuil et de secrétaire.
Reprocher à M. Méhul des fautes d'école, ce seroit vouloir faire
apercevoir de la mollesse dans les muscles d'Hercule ; cependant il y a
dans le morceau que nous venons de citer, pages 58 et 59, une marche
consécutive de trois tons majeurs par degrés conjoints, qui produit
trois phrases pareilles dont chacune d'elles forme un repos parfait,
marche que les écoles d'Italie proscrivent sévèrement comme modula-
tion puérile, comme redondance, et enfin comme succession vicieuse
et barbare de trois tons majeurs de suite. Les Conservatoires de Naples
ont donné à cette marche la dénomination de rosalie (ce n'est pas ici
le lieu de donner l'étymologie de ce mot), et cette rosalie est défendue
aussi sévèrement que la marche de deux quintes de suite. M. Méhul
s'en est encore servi dans un morceau d'ensemble du second acte, ce
qui prouveroit qu'il a pour elle une certaine prédilection. Cependant
nous sommes sûr qu'il la défendroit à ses élèves comme un maître de
rhétorique gourmanderoit les siens, si, pour peindre un animal qui
saute de branche en branche, ils employoient la figure suivante : il
sauta sur la première branche, puis il sauta sur la seconde branche,
puis il sauta sur la troisième branche. Mais poursuivons. Dans ce
morceau, ainsi que dans le suivant, qui sert de final au premier acte,
M. Méhul déploie merveilleusement toutes les ressources de son
système favori, qui est que « dans tout ouvrage dramatique musical,
l'orchestre doit être le principal personnage ». Système commode,
éblouissant, qui distrait et déroute l'auditeur, et qui est, surtout,
favorable aux poètes ; ceux-ci n'ont rien à redouter de la critique ;
leurs vers au lieu de surnager sont étouffés par la masse des instru-
mens, et demeurent comme non avenus. Ce système consiste à choisir
un ou deux traits d'orchestre assez saillans, qu'on adapte à tels ou tels
instrumens ; avec ces deux traits répétés souvent, et dont l'un des deux
doit servir de motif, on module de diverses manières, on fait des tran-
270 MÉHUL
sitions... et, toujours le motif, entendez-vous le motif! disent les
jeunes savants. Au-dessous de ces deux traits, on ajoute des notes
syllabiques pour les assujétir à la prosodie des paroles, on observe
quelquefois le repos des phrases, mais presque jamais la déclamation ;
et cette espèce d'accompagnement tiré de l'harmonie suffit pour consti-
tuer la mélodie des parties chantantes, toujours très humbles servantes
de l'orchestre, et qui, le plus souvent, forment un chant semblable à
celui qu'on donne à la partie de l'alto dans un quatuor instrumental.
Qu'on se donne la peine d'examiner les deux morceaux que nous
citons, et même tous ceux de ce genre que l'auteur a composés, et
l'on y trouvera la solution de ce système, dont il est l'inventeur, et
que plusieurs compositeurs de nos jours lui ont fait l'honneur
d'adopter.
Le second acte n'a rien de bien remarquable ; le chant des couplets
de Benjamin, malgré le manque de couleur locale, serait passable pour
nos oreilles corrompues, si une imitation obstinée et fastidieuse des
basses qui l'accompagnent n'en intervertissoit la mélodie et ne la
couvroit presque entièrement ; mais le moyen de ne pas paraître
savant ! Les maîtres italiens (les orthodoxes, j'entends) se seroient con-
tentés de fondre cette partie de basses dans les violons, en les faisant
jouer très doux, et auroient mis aux basses des notes simples : le chant
eût alors ressorti et repris sa place, et rien n'auroit pu nuire à son
effet ; car ces maîtres ont la bonhomie de croire que l'effet ne s'obtient
qu'en laissant la mélodie à son aise.
Le réveil de Jacob, fondu dans un trio, n'a ni la majesté ni l'expres-
sion qu'on espéroit y trouver ; un chant commun, une recherche
servile dans le choix des intonations, fatigue et dépite l'auditeur, et
sans les dix dernières mesures qui terminent ce trio et qui ont quelque
lueur de sensibilité, il seroit parfaitement ennuyeux. Suit un trio entre
Jacob et Benjamin (?), sans caractère, sans couleur, et dont la facture
est même très médiocre; puis de petits bouts d'hymnes qui ne sont
qu'un placage d'accords, et un final dont les détails ne sont dus qu'au
poète, et qui finit par un chœur à grand bruit : voilà ce qui constitue
la musique du second acte.
Au troisième acte, encore des hymnes dans le même genre, des pla-
cages d'harmonie que certes les israélites n'ont jamais connus; mais
cela est plus facile à faire qu'un chant expressif qui seroit tout à
l'unisson, et dont le choix des intonations alfecteroit l'âme.
L'unisson ! quel mot barbare pour les écoles de la musique
moderne ! mais ce n'est pas ici le lieu d'établir une discussion sur ce
sujet; qu'on se souvienne seulement que les anciens Grecs produi-
soient les plus grands effets avec cette seule ressource.
Tout le reste du troisième acte est facture ou musique systéma-
tique ; M. Méhul a composé des ouvrages qui valoient beaucoup mieux
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 271
que celui-ci ; et vraisemblablement les juges ont pris cela en considéra-
tion pour faire pencher la balance en sa faveur ; mais ce n'est pas là
un jugement ad hoc.
Les Deux Journées, de Cherubini, Montano et Stéphanie et Aline
de M. Berton valent beaucoup mieux, comme musique, que Joseph;
tout le monde est d'accord sur ce point ; les journaux sont remplis de
cette opinion généralement établie, et cependant... Mais tout est pour
le mieux dans le meilleur des mondes possible, comme nous le dit
Pangloss, et nous sommes forcés d'être de son avis.
Quoi qu'il en soit, la reconnaissance de Jacob, qui n'est pas en
musique, est très touchante, et lorsque Elleviou se jette à ses pieds en
s'écriant : Je suis Joseph, le spectateur attendri, se rappelant les
hymnes et les prières, croit avoir assisté au service divin ; il se
résigne, il pardonne à l'auteur, il pardonne même à ses juges, et se
promet, en sortant de la salle, d'y revenir dans dix ans, pour être
témoin du triomphe de quelque autre compositeur qu'on aura aussi
bien jugé1.
Je n'essaierai même pas de réfuter cet article quinteux,
dont le désir était d'être perfide, et qui ne parvenait qu'à
être ridicule à force de sottise. Ce serait prendre une
peine inutile, la postérité s' étant suffisamment chargée de
lui répondre, en ne cessant d'entourer la partition de
Joseph de l'admiration dont elle est digne à tant de titres.
Je me bornerai à faire remarquer l'éloge au moins original
que le critique adresse au collaborateur de Méhul aux
dépens de celui-ci, lorsqu'il donne pour très touchante la
reconnaissance de Jacob, en ajoutant, avec l'envie d'être
malicieux, qu'elle «n'est pas en musique ». D'où il ap-
pert qu'à ses yeux le poëme de Joseph était supérieur à la
partition, ce qui dénote un esprit empreint d'une haute
fantaisie.
Au reste, on est en droit de supposer que l'article en
question ne fut pas sans faire quelque bruit, car il attira
aux rédacteurs des Tablettes de Polymnie une rude apos-
trophe d'un des patriarches de la musique française, du
vieux Gossec, compositeur vingt fois acclamé sur nos1 deux
scènes lyriques, ancien directeur du Concert spirituel, et
1 Tablettes de Polymnie, juillet 1810.
272 MÉHUL
pour le moment l'un des trois inspecteurs du Conservatoire,
avec Méhul et Cherubini. Indigné de la petite infamie
dont ce journal venait de se rendre coupable, Grossec lui
adressa la lettre suivante, écrite de la bonne encre,
comme on va voir :
A Messieurs les propriétaires des Tablettes de Polvmnie.
Paris, ce 28 Août 1810.
Messieurs,
Depuis le 6 mai dernier, époque de mon abonnement à vos Tablettes
de Polymnie, j'ai reçu trois numéros de cette feuille (mai, juin et
juillet). Je vous renvoie ceux de mai et de juin, et je garde celui de
juillet comme un monument curieux d'injustice ou d'impéritie, ou de
délire...
Je me suis inscrit avec plaisir sur la liste de vos abonnés, dans
l'espoir de ne trouver dans ces feuilles que des choses instructives
dictées par la justice et l'impartialité. Aujourd'hui, j'y rencontre des
articles diffamans, dirigés contre des ouvrages admirés de toute
l'Europe, et déprisés ici par quelques misérables pigmées en fait de
musique ; des articles, dis-je, enfantés sans doute par l'ignorance, ou
par un esprit de parti, et peut être par un motif plus puissant que je
n'ose interprêter.
Je vous prie, messieurs, de faire disparaître mon nom de la liste de
vos abonnés, et de vous dispenser de m'envoyer vos Tablettes, que je
ne veux plus recevoir. Disposez en faveur de quelque malheureux, ou
comme il vous plaira, du reste de l'argent de mon abonnement : j'en
fais absolument l'abandon.
Je suis votre serviteur,
Gosseg,
L'un des inspecteurs du Conservatoire1.
Pour qu'un vieillard du caractère et de l'âge de
Gossec — il avait alors soixante-dix-sept ans — le prit
sur un tel ton et employât si peu de ménagements, il fallait
qu'il eût été bien indigné. On l'eût été à moins.
Non contents d'exercer leur critique d'une façon aussi
1 Tablettes de Polymnie, août 1810.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 273
injuste que maladroite, les Tablettes de Tdlymnie mentaient
d'ailleurs effrontément. Elles avaient le droit assurément
de ne point trouver Joseph de leur goût, mais elles n'avaient
pas celui d'affirmer que tout le monde, même les amis de
l'auteur, s'accordait à penser que c'était « une de ses plus
faibles productions », car cela était le contraire de la vé-
rité; elles avaient le droit encore de préférer à Joseph, les
Deux Journées de Cherubini, aussi bien qu.1 Aline et Mon-
tano et Stéphanie de Berton, mais elles n'avaient pas celui
de dire que tout le monde était d'accord pour convenir
que ces derniers ouvrages valaient « beaucoup mieux
comme musique » que celui de Méhul, car cela encore était
absolument faux. Chacun pouvait exprimer des préfé-
rences personnelles relativement à tel ou tel de ces opéras,
mais il est certain que l'apparition de Joseph arracha un
cri général d'enthousiasme à tous ceux qui s'occupaient
sérieusement de musique et qui étaient capables de la
juger. Voilà pourquoi la critique des Tablettes de Polymnie
était non seulement maladroite, mais injuste, non-seule-
ment sotte, mais odieuse.
Et cependant, pour les raisons que j'ai déduites, si
Joseph couronna d'une façon éclatante la gloire de son au-
teur, il n'est que trop vrai de dire que le succès matériel
en fut nul à sa création. Et non-seulement à sa création,
mais jusqu'à sa dernière reprise en 1882; et il fallut trois
quarts de siècle à ce chef-d'œuvre pour qu'il obtînt enfin
chez nous l'accueil qu'il méritait. Lors de sa première
grande remise à la scène en 1821, après plusieurs années
d'oubli, le vaudevilliste Théaulon, qui fournit à Boieldieu
et à Herold quelques-uns de leurs livrets d'opéras, cons-
tatait déjà le peu de fortune de Joseph1 , dont les rôles
étaient tenus alors par Ponchard (Joseph), Darancourt
(Jacob), Huet (Siméon), Sulau (Ruben), Ponchard jeune
1 Voir le Courrier des Spectacles du 25 janvier 1821. C'est la veille que
l'ouvrage avait été repris.
18
274 MÉHUL
(Nephtali) et Mme Gavaudan (Benjamin), qui au bout de
quelques semaines était remplacée par Mlle Leclerc *.
En 1826, nous voyons Joseph reparaître à la scène,
avec une distribution entièrement renouvelée, excepté
pour le rôle principal, qui restait confié à Ponchard; les
autres étaient joués par Valère (Jacob), Gavaudan
(Siméon), qui reprenait celui créé par lui vingt ans aupar-
avant, Henri (Ruben), Allan (Nephtali) et Mme Casimir
(Benjamin). Puis, un quart de siècle s'écoule, et le 11 oc-
tobre 1851, après un long abandon, le chef-d' œuvre de
Méhul est l'objet d'une nouvelle et éclatante reprise. Il a
cette fois pour interprètes Delaunay-Ricquier (Joseph),
Bussine (Jacob), Couderc (Siméon), Ponchard fils (Ruben),
Jour dan (Nephtali), Carvalho (Utobal) et Mlle Lefebvre
(Benjamin). C'est à propos de cette reprise qu'Adolphe
Adam, alors feuilletoniste musical du journal V Assemblée
nationale, cherchait à faire connaître et à expliquer les
causes de la froideur avec laquelle le public de l'Opéra-
Comique avait reçu Joseph en 1807 :
A cette époque, dit-il, il y avait entre le grand Opéra et l'Opéra-
Comique, quant au genre, une ligne de démarcation qui n'existe plus
aujourd'hui. A l'un, les ouvrages héroïques dont les sujets étaient
presque exclusivement empruntés à l'antiquité et à la fable ; à l'autre,
la comédie à ariettes et le drame de genre. Cependant quelques
empiétements de l'Opéra-Comique avaient déjà été tentés dans le
domaine du grand Opéra. La Médée de Gherubini et la Stratonice de
Méhul appartenaient évidemment au genre du grand Opéra, mais le
mérite, quoique reconnu, de ces partitions n'avait pu que les maintenir
au répertoire de l'Opéra-Comique. Depuis leur apparition, il s'était
fait une grande réaction en faveur de la musique légère et réellement
appropriée aux moyens des sujets de l'Opéra-Comique.
Martin et Elleviou avaient, au commencement du siècle, ressuscité
tout le répertoire de Grétry, qu'on avait entièrement abandonné pen-
dant la période révolutionnaire ; car c'est à cette époque que ces
ouvrages sérieux, Montano, la Caverne, Roméo, etc., avaient un
1 A cette époque, on voit plusieurs de'butants se produire dans Joseph,
entre autres Lafeuillade, Margaillan, Delaunay, etc.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 275
instant exercé une suprématie qu'ils n'avaient pu conserver bien long-
temps. Joseph était donc, par l'essence même de son sujet, une espèce
de retour à un genre dont le public était fatigué. Il est probable qu'à
l'Opéra la partition de Méhul eût été tout autrement accueillie.
Cependant il faut reconnaître que les beautés du genre admiratif
excitent bien moins l'enthousiasme que celles du genre passionné.
Ainsi, il y a erreur à dire que le public d'alors était trop peu avancé
pour pouvoir sentir la supériorité de cette musique. Il ne faut pas
oublier que ce public, si froid pour l'ouvrage de Méhul, était de feu
pour la Vestale de Spontini, dont la musique est encore plus avancée,
et dont les combinaisons sont plus compliquées que dans l'opéra du
compositeur français.
La seule raison de cette indifférence est, je crois, que le public de
l'Opéra-Gomique trouvait là tout autre chose que ce qu'il venait cher-
cher. Ce qu'il demandait avant tout, c'étaient des morceaux chantants
et brillants pour les exécutants. Le premier air et la romance ne
produisaient pas moins d'effet qu'aujourd'hui ; mais passé ces deux
ravissants morceaux, qui se trouvent dans la première scène de
l'ouvrage, la part du public était faite : le reste s'adressait aux artistes
et aux connaisseurs ; c'est eux qui procurèrent à l'œuvre de Méhul le
succès d'estime qu'elle obtint...
Chaque réapparition de Joseph excitait et ravivait l'en-
thousiasme des musiciens, des artistes, en continuant de
laisser indifférente et froide la niasse même du public. Il
en fut en 1851 comme il en avait été en 1807, comme il
en devait être encore douze ans plus tard, en 1862,
lorsque le Théâtre-Lyrique, alors dirigé par M. Carvalho,
voulut à son tour remettre Joseph à la scène i. Cette
fois, c'est Berlioz qui, au moyen d'une de ces boutades
qui lui étaient familières, constate tristement le fait dans
son feuilleton du Journal des Débats :
... La reprise de Joseph n'a pas eu les suites heureuses qu'on en
attendait. Les représentations de cette belle œuvre de Méhul attirent
peu de monde, malgré l'intérêt de curiosité qui s'attachait aux débuts
d'un ténor tout neuf, malgré la prose paternelle de M. A. Duval, mal-
1 C'est le 21 janvier qu'avait lieu cette reprise. Les quatre rôles impor-
tants de l'ouvrage étaient joue's par un jeune te'nor débutant nommé
Giovanni (Joseph), par MM. Petit (Jacob), Legrand (Siméon) etMue Faivre
(Benjamin).
276 MEHUL
gré un ensemble d'exécution des plus satisfaisants. Je crois le public à
cette heure las des chefs-d'œuvre, las des mauvais ouvrages, las des
œuvres médiocres , las de voir de brillants décors, las d'en voir de
fanés, las d'entendre des ténors neufs, las de subir des ténors vieux,
las d'endurer des orchestres très discordants, des chœurs brailles, des
danseuses débraillées, las de l'esprit, las de la bêtise, las des
claqueurs, las de leur enthousiasme à trois francs par tête, las des
fleurs, des rappels, des ovations, des cabales, des contre- cabales, las
des directeurs qui n'ont pas le sou, las de ceux qui trouvent de l'argent
qu'il faut toujours rendre, las du bruit qui se fait autour des gens de
théâtre, las des jolies actrices qui changent et deviennent laides, las
des laides qui ne changent pas, las de feuilletons, las de tout et de bien
d'autres choses1.
Cependant, tandis que, par la faute d'Alexandre Duval,
le public français demeurait presque insensible aux beautés
répandues dans Joseph, l'Allemagne accueillait le chef-
d'œuvre avec transports et l'acclamait avec un véritable
enthousiasme. Le 5 décembre 1809, moins de trois ans
après sa création à l' Opéra-Comique, Joseph faisait son ap-
parition à Vienne, sur le théâtre An der Wien, et depuis
lors, après avoir passé de ce théâtre à l'Opéra impérial, il
n'a pour ainsi dire jamais quitté le répertoire. C'est le 14
juin 1815 qu'il parut sur cette dernière scène, où dix-huit
représentations en furent données dans le cours de l'année
et vingt l'année suivante; en 1821, lors de la mise à la
scène du Freischutz, et en 1822, époque de la création de
1 Journal des Débats, d* 16 février 1862. — Précédemment, dans ses
Soirées de V orchestre (pp. 397-398), Berlioz avait ainsi donné son opinion sur
Joseph'. — «Joseph est celui des opéras de Méhul qu'on connaît le mieux
en Allemagne. La musique en est presque partout, simple, touchante, riche
de modulations heureuses sans être bien hardies, d'harmonies larges et
vibrantes, de gracieux dessins d'accompagnement, et son expression est
toujours vraie. La seconde partie de l'ouverture ne me paraît pas digne
de l'introduction qui la précède. La prière: Dieu oV Israël! où les voix
ne sont soutenues que par de rares accords d'instruments de cuivre, est
complètement belle sous tous les rapports. Dans le duo entre Jacob et
Benjamin: 0 toi, le digne appui d'un père! on trouve des réminiscences
assez fortes à' Œdipe à Colone, réminiscences amenées sans doute dans
l'esprit de Méhul par la similitude de situation et de sentiments qu'offre
ce duo avec plusieurs parties de l'opéra de Sacchini... »
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 277
T Opéra-Italien, il fut un instant écarté, mais on le reprit
en .1829* en 1833, quand Robert le Diable fut joué à
Vienne, Joseph se vit de nouveau quelque peu délaissé,
mais on le reprit encore en 1850, où il eut onze représen-
tations, puis au mois de janvier 1867, où il excita plus que
jamais l'enthousiasme d'un public plus fidèle que tout autre
à ses affections musicales.
En 1815, passant par Vienne à son retour de Rome,
après avoir fait en Italie le séjour auquel l'obligeaient les
règlements du. grand prix de l'Institut, Herold eut l'occa-
sion d'entendre, dans la capitale de l'Autriche, le chef-
d'œuvre de son illustre maître, et de constater l'impression
qu'il produisait sur le public. A ce sujet il consignait, sur
son carnet quotidien, les détails que voici: . — «Je sors
du Kserntnerthor, où j'ai été avec M. Salieri. On donnait
Joseph, de M. Méhul, remis au théâtre pour la troisième
fois. Ce que je disais de l'estime que l'on fait ici de ce
grand compositeur m'a été bien prouvé ce soir. Voilà
quatre ans qu'on donne ici Joseph, la salle était pleine à
six heures, et comble à sept, ce qui n'arrive pas souvent.
Presque tous les morceaux ont été applaudis avec enthou-
siasme, et le duo de Jacob et de Benjamin, qui fait peu
d'effet à Paris, a été chanté deux fois ce soir. Il est vrai
que l'orchestre et les acteurs y mettent tous leurs soins;
on voit qu'ils ont un vrai plaisir à exécuter ce bel ouvrage.
M. Salieri, qui ne l'avait vu qu'une fois il y a quatre ans,
en a été content et m'a bien félicité d'être l'élève de l'au-
teur. Ah! serai-je jamais digne de mon maître?... »
Quelques jours plus tard, Herold retourne voir Joseph, et
il en parle de nouveau : — « Que M. Méhul est heureux
sans s'en douter! Son Joseph fait fureur en ce moment.
Ce soir, je voyais à côté de moi (car les femmes vont ici
au parterre, comme en Italie), ce soir donc, je voyais au-
tour de moi une foule de jeunes et jolies femmes qui se
disaient à chaque instant : Oh! le beau morceau! oh! la belle
musique! Et l'auteur ne s'en doute pas. Il y en a une qui
pleurait pendant l'air de Siméon...»
278 MÉHUL
A Dresde, c'est Weber, l'immortel auteur du Freiscliut27
qui, pendant qu'il était directeur de la musique au théâtre
royal, eut l'honneur et la gloire de mettre à la scène
l'opéra de Méhul, dont la première représentation fut
donnée le 30 janvier 1817, sous le titre de Jacob und seine
sœhnè {Jacob et ses fils). Et comme il avait l'habitude,
chaque fois qu'il montait un ouvrage nouveau, d'en don-
ner avant la représentation une analyse dans le Journal
de Dresde, Weber ne manqua pas à sa coutume en cette
circonstance, et publia sur Joseph un article dans lequel il
formulait cette appréciation : — «La beauté des œuvres
de cet ordre-là ne se prouve point. Il suffit d'en appeler
au sentiment de ceux qui les entendent ; les souvenirs et
les tristesses de Joseph, les remords et le repentir de
Siméon, la douleur du vieux Jacob, ses colères, ses joies,
autant de motifs traités avec l'inspiration et le talent
d'un musicien que nuls principes, de ceux qui vraiment
conviennent à son art, ne sauraient prendre au dépourvu.
C'est une fresque musicale que cette partition, un peu
grise de ton, mais d'un sentiment, d'un pathétique,
d'une pureté de dessin et de composition à tout défier1.
On sait qu'à Berlin, ainsi que dans toutes les grandes
villes de l'Allemagne, à Munich, Hambourg, Cologne,
Weimar, Brème, Lubeck, Leipzig, Darmstadt, Breslau,
Stuttgart, Francfort, Carlsruhe, etc., le Joseph de Méhul,
comme le Jean de Taris de Boieldieu, comme la Mêdêe
ou le Porteur d'eau de Cherubini, reste toujours à la scène
et ne quitte jamais le répertoire 2.
1 Un fait à remarquer au sujet des représentations de Joseph à Dresde.
Le rôle de Joseph était chanté par un acteur qui jusqu'alors n'avait joué
que la comédie et la tragédie, et cet acteur n'était autre que Geyer, qui
fut le second mari de la mère de Richard Wagner.
2 Puisque j'ai prononcé le nom de Cherubini, je vais reproduire ici les
réflexions consignées par ce grand homme au sujet de cet ouvrage, dans
sa Notice sur Méhul : — « Joseph. Succès complet et mérité. Après ses
opéras d? Euphrosine, de Stratonice et d'Ariodant, c'est l'ouvrage de Méhul
dans un genre élevé que j'aime le mieux et que j'estime le plus. Tout y
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 279
L'Italie elle-même, si longtemps réfractaire à notre mu-
sique, si hostile à nos artistes et si dédaigneuse de leurs
œuvres, ne put résister au désir de connaître Joseph. Voici
comment, en 1823, Castil-Blaze le faisait savoir aux lecteurs
du Journal des Débats: — «... L'Allemagne a déjà rendu
d'éclatants hommages à nos maîtres et à nos virtuoses.
L'Italie leur prépare aussi des couronnes ;' le triomphe
que notre Méhul vient d'y obtenir est encourageant pour
les compositeurs qui suivent la même carrière. Un admi-
rateur des productions de l'auteur d' Ariodant, M. Kandler,
a traduit en italien l'opéra de Joseph: cet ouvrage, présenté
sous le titre d'oratorio, à cause de la sévérité du sujet, a
été exécuté le jour de Pâques, à Milan, dans la maison
du comte Castelbarco, avec beaucoup de pompe et de soin.
Le dialogue avait été mis en récitatifs, selon l'usage ; les
acteurs, l'orchestre, dirigés par M. Rolla, les chœurs con-
duits par M. Mirecki, Polonais, maestro al cembalo, ont
bien fait leur devoir, et la manière dont les auditeurs ont
reçu et applaudi l'œuvre de Méhul fait espérer que l'on
s'empressera de l'offrir au public sur un plus grand
théâtre. Les ouvertures à'Anacréon ou V Amour fugitif et
de Jean de Paris ont fait fureur ; celle de Michel- Ange a
terminé une soirée musicale des plus remarquables, et dont
les maîtres français ont fait les honneurs1.»
est bien senti et bien exprimé ; tout y est remarquable du côté de la
mélodie, de l'harmonie et de la facture, car même ces formes scolastiques
et savantes, qui approchent du style de la musique d'église, et que Méhul
avait mal à propos pris l'habitude d'employer dans ses opéras, ne sont
point ici déplacées, puisque le sujet de Joseph est tiré de la Bible. On
dirait que Méhul, après avoir donné consécutivement plusieurs pièces
dont le succès n'a pas été marquant, a rassemblé toutes ses facultés en
composant la musique de Joseph, afin de reconquérir et le terrain sur
lequel il s'était tant de fois distingué, et sa gloire compromise. Ses efforts
ont été couronnés, mais cet ouvrage est le chant du cygne, car à l'avenir
nous n'aurons plus de lui que des travaux qui annoncent que sa santé,
atteinte d'un mal sans remède qui le minait depuis longtemps, s'affaiblis-
sait par degrés, ainsi que son génie. »
1 Feuilleton du Journal des Débats, du 1er juin 1823.
280 MÉHUL
En France enfin, la sympathie ardente que tous les
* vrais artistes professaient pour Joseph ramenait toujours
l'attention sur ce chef- d' œuvre , en dépit de la froideur
dont le public ne se départissait guère à son égard. Au
mois d'août 1866, une nouvelle reprise de Joseph, entourée
des soins les plus délicats et de la plus intelligente sollici-
tude, était faite à l'Opéra-Comique. L'ouvrage était joué
et chanté de la façon la plus remarquable par MM. Capoul
(Joseph), Bataille (Jacob), Ponchard (Siméon), Bernard
(Utobal), Lhérie (Ruben) et M1Ie Marie Rôze, aujourd'hui
Mme Mapleson (Benjamin). Et seize ans plus tard, le
5 juin 1882, Joseph reparaissait encore sur ce théâtre, avec
une interprétation confiée cette fois à MM. Talazac (Joseph),
Cobalet (Jacob), Carroul (Siméon), Collin (Utobal), Ver-
nouillet (Ruben) et Mme Bilbaut-Vauchelet (Benjamin)1.
On se rappelle avec quelle chaleur, avec quelle ardeur
l'ouvrage fut cette fois accueilli.
Cette partition de Joseph est une merveille en vérité,
un chef-d'œuvre dans lequel la noblesse de l'accent, la
grandeur du style, l'expression pathétique sont portées à
leur plus haute puissance, en même temps que rehaussées
encore par une couleur superbe et un sentiment poétique
qui pénétrerait jusqu'aux plus indifférents. Comment n'être
pas ému par l'air admirable et d'une si belle allure de
Joseph: Vainement Pharaon dans sa reconnaissance... ?
Quel cœur resterait insensible à l'audition de sa romance :
A peine au sortir de V enfance..., et de celle de Benjamin:
Ah! lorsque la mort trop cruelle..., qui respire un sentiment
si pur à la fois, si intense et si virginal ? Qui ne serait
1 II est à remarquer que ce joli rôle de Benjamin, l'une des créations les
plus suaves et les plus poétiques du génie de Méhul, a toujours trouvé,
en France du moins, des interprètes d'une valeur exceptionnelle et d'une
personnalité exquise, en tout point dignes de lui : après Mme Gavaudan,
on y a vu successivement MUe Leclerc, Mme Casimir, Jenny Colon,
Mlle Lefebvre, M^ Faivre (Théâtre-Lyrique), MUe Marie Rôze, Mme Bil-
baut-Vauchelet... Le caractère touchant et tendre de ce rôle adorable a
toujours été rendu avec une sorte de perfection.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 281
surpris, touché, charmé, en écoutant V incomparable prière :
Dieu d 'Israël ! et l'adorable chœur des jeunes Ismaélites?
Qui pourrait entendre sans frémir l'air si dramatique de
Siméon, sans attendrissement le duo si expressif de Jacob
et de Benjamin, sans en être frappé le beau finale du pre-
mier acte? Et pourtant, pour provoquer de tels sentiments,
pour exciter l'admiration, pour faire naître une émotion
si grande et parfois si poignante, quelle simplicité, quelle
sobriété, quelle étonnante modération dans les moyens
employés ! Où trouve-t-on dans tout cela la moindre re-
cherche, une tendance quelconque à l'effet, l'art d'exciter
les applaudissements, et ce que des critiques excessifs et
farouches appellent «des concessions au public»?
Il est entendu aujourd'hui, pour certains ultra-roman-
tiques en matière musicale, que l'art n'a pas existé jusqu'à
ce jour, que ce qu'on avait cru tel n'était qu'une chimère,
qu'aucun effort n'a été fait, aucune tentative essayée, au-
cun résultat obtenu ; il est entendu qu'on n'a cessé de se
payer de mots en tout ce qui touche à la musique drama-
tique, et qu'enfin le monde entier, aveuglé par je ne sais
quelle ignorance, s'est trompé grossièrement lui-même en
croyant devoir quelque sympathie, quelque admiration,
quelque reconnaissance à certains artistes, à certains créa-
teurs par lesquels il croyait à tort avoir été touché, ému,
attendri. Selon ceux-là, un novateur est venu, un révolu-
tionnaire, que dis-je? un dieu, qui nous a bien fait com-
prendre quelle était notre erreur, qui nous a démontré que
fausse était notre émotion, maladroite notre reconnaissance,
sotte et ridicule notre admiration. A ces contempteurs
d'un passé que quelques-uns croyaient non sans gloire,
à ces sectaires exclusifs et farouches, à ces iconoclastes
bruyants qui sacrifient tout à la glorification de l'idole nou-
velle, il ne faut offrir aucun exemple, il ne faut citer aucun
artiste, il ne faut parler ni de Campra, ni de Rameau, ni
de Gluck, ni de Méhul, ni de Cherubini, ni d'aucun de
ceux que le peuple musical s'était habitué jusqu'à ce
jour à respecter et à chérir : rien de tout cela n'existe, les
282 MÉHUL
hommes que représentent ces noms ne sont que des
pygmées, sortes de fantoches indignes d'attention, et l'art
n'a pris naissance que du jour où leur dieu lui-même a vu
la lumière. La grandeur, la poésie, la passion, la couleur,
la puissance, la vérité dramatique, tout lui revient, il a tout
inventé, tout découvert, jusqu'aux conditions vitales de cet
art même et à sa mise en pratique à l'aide de moyens en-
core inconnus.
Il me semble qu'il suffit d'entendre une œuvre aussi
mâle, aussi pathétique, aussi noble que Joseph, une œuvre
conçue à la fois dans de telles conditions de simplicité et
de grandeur, pour revenir à un sentiment plus équitable,
plus conforme à la réalité des choses. «Lorsque je réfléchis
aux conditions d'une telle œuvre, disait un critique à propos
de la dernière reprise de Joseph *, et que j'entends le bruit qui
se fait autour des théories de Richard Wagner, je crois rêver.
Qu'y a-t-il de nouveau dans ces systèmes ? Quelle loi orga-
nique de l'opéra moderne tous ces prétendus prophètes de
l'avenir mettent-ils en avant que ce musicien du passé ne se
trouve avoir accomplie ? Ecoutez cet orchestre toujours sobre
"de parti pris, où la modulation n'intervient qu'à l'appel de la
vérité dramatique, cet accompagnement toujours en rapport
avec la nature du sujet, et demandez-vous ensuite s'il est
vrai, comme on nous le raconte, que cette simultanéité
d'expression soit une découverte de notre temps. De l'ins-
trumentation passons à la peinture de caractères ; autre
invention qu'on se plaît à s'attribuer. Joseph, Siméon,
Benjamin, Jacob, voyons-nous que ce soient là des figures
qui manquent de plasticité , des caractères impersonnels,
abstraits, des héros de tragédie classique comme en imagi-
nait à la même époque Marie-Joseph Chénier ? Qu'ils
chantent, tous ces personnages, et comme ce philosophe qui,
pour prouver le mouvement, marchait, ils vous convaincront
aussitôt de leur individualité musicale. Les souvenirs et les
tristesses de Joseph, les remords et le repentir de Siméon,
1 Henry Blaze de Bury, dans la Bévue des Deux- Mondes.
SA VIEj SON GÉNIE } SON CARACTÈRE 283
la candeur de Benjamin, la douleur du vieux Jacob, sa
colère, sa joie, autant de motifs admirables traités avec
l'inspiration d'un maître que nuls principes de ceux qui
vraiment conviennent à cet art ne sauraient prendre au dé-
pourvu. «Pour relever tous les mérites de ce magnifique
«poème musical, dit Weber, il faudrait écrire des volumes.»
Oui, certes, mais à quoi bon ? La barbarie, bien qu'elle
gagne chaque jour du terrain, ne nous a pas encore telle-
ment envahis qu'elle ait chassé de chez nous toute notion
du vrai, du beau, et le chef-d'œuvre, quoique disparu de
la scène, n'en est pas réduit, grâce à Dieu ! à vivre de la
seule vie que donnent les commentaires. Quelque mal que
prennent certains esprits médiocres à embrouiller les ques-
tions, à corrompre le goût, la vérité n'en conserve pas
moins son influence sur un bon nombre d'artistes, sur une
grande partie du public. «D'ailleurs, s'écrie encore
« Weber, la beauté des œuvres de cet ordre-là ne se prouve
« point, il suffit d'en appeler au sentiment de ceux qui les
« entendent ! »
Weber avait cent fois raison, et il serait oiseux de dis-
cuter plus longtemps à ce sujet.
CHAPITRE XIV.
Joseph marque le point culminant de la carrière de
Méhul. Non-seulement cet ouvrage est son dernier chef-
d'œuvre, mais pendant les dix années qui s'écoulèrent
ensuite jusqu'à sa mort, Méhul, qui dans l'espace de
dix-sept ans parcourus depuis ses débuts s'était présenté
plus de trente fois à la scène, cessa tout à coup de
produire et ne travailla plus que fort peu en vue du
théâtre. Ce n'est qu'après un silence de trois ans et demi
qu'on le vit, en 1810, reparaître à l'Opéra avec le ballet
de Tersêe et Andromède, et si l'on en excepte l'Oriflamme,
petite pièce de commande et de circonstance qu'il écrivit
conjointement avec Berton, Kreutzer et Paër, il ne donna
plus ensuite que trois ouvrages, les Amazones, le Prince
troubadour et la Journée aux aventures, auxquels il faut
ajouter Valentine de Milan, que son collaborateur Bouilly
put, non sans quelque peine, faire représenter cinq ans
après sa mort1.
D'où vient cet arrêt subit dans la production d'un
maître si bien doué et d'une fécondité jusque-là presque
1 Fétis, dont il faut toujours avec soin contrôler les renseignements,
met à l'actif de Méhul un ballet en trois actes, le Betour d'Ulysse, repré-
senté à l'Opéra le 27 février 1807, dix jours après l'apparition de Joseph à
l' Opéra-Comique, et Félix Clément, qui le copiait avec servilité en se
bornant à le commenter, n'a pas manqué de lui emboîter le pas à ce sujet.
C'est là pourtant une erreur: la musique du Retour d1 Ulysse était, non de
Méhul, mais de Persuis, et d'ailleurs Fétis lui-même, dans sa notice sur
ce dernier, la lui attribue légitimement, sans se rappeler qu'un peu
auparavant il l'a inscrite à tort dans le répertoire de Méhul.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 285
prodigieuse? On ne saurait l'attribuer à la vieillesse,
puisque, lorsqu'il donna Joseph à l' Opéra-Comique, Méhul
avait seulement accompli sa quarante -troisième année, par
conséquent avait à peine atteint l'âge où l'homme a
conquis la plénitude de ses facultés. D'autre part, il
n'avait pas lieu d'être découragé, comme quelques-uns
l'ont dit, car si la masse du public ne vit pas émouvoir
sa sensibilité par les beautés de ce poëme enchanteur,,
l'accueil qui lui fut fait par les connaisseurs et par les
artistes grandit encore le maître aux yeux de ses
nombreux admirateurs. Deux raisons, je crois, peuvent
expliquer le silence que Méhul commença à garder à
partir de cette époque : d'abord son caractère , caractère
un peu sombre, un peu chagrin, plus ombrageux que de
raison, qui lui faisait voir volontiers des ennemis partout,
partout des envieux et des persécuteurs, et qui jeta comme
une teinte de douloureuse amertume sur les dernières
années de son existence1; puis, l'état peu satisfaisant de
sa santé, qui influait précisément sur son caractère, et
qui, devenue de plus en plus précaire, dès ce moment
commençait à donner de l'inquiétude à ses amis. Cheru-
*La lettre suivante, que Méhul écrivait à Plantade aux derniers jours de
l'année 1806, met suffisamment en relief ce côté malheureux de son
caractère :
<« 15 décembre 1806.
«J'ai la certitude, mon cher Plantade, que messieurs Grétry et Lesueur
ourdissent une intrigue contre toi. Ils craignent que tu ne sois nommé
maître de chapelle du roi de Hollande, et ils ont écrit à un chambellan
de la reine pour te desservir et proposer pour ta place un M. Bertin,
aussi ridicule par sa personne que par ses talens. Tu vois que les haines
ne sont pas endormies, et que tu es la dupe de l'enthousiasme que tu as
fait éclater pour Grétry. Le talent est beau, mais l'homme ne vaut rien.
««Fais ton profit de cet avertissement amical, et ne me compromets pas.
J'ai déjà assez oV ennemis.
«Adieu, porte-toi bien et n'oublie pas tes amis. Je suis le tien pour
la vie. «Méhul ».
Cette lettre m'a été obligeamment communiquée par M. le marquis de
Queux de Saint-Hilaire.
286 MÉHUL
bini, auquel il était cher et qui le connaissait bien, nous
Ta dit en parlant de Joseph: — «Cet ouvrage est le
chant du cygne, car à l'avenir nous n'aurons plus de lui
que des travaux qui annoncent que sa santé, atteinte d'un
mal sans remède qui le minait depuis longtemps, s'affai-
blissait par degrés, ainsi que son génie. » Ce mal terrible
et «sans remède», c'était la phthisie, qui avait marqué
Méhul au front et qui devait l'emporter avant l'âge, après
avoir éteint son génie et brisé ses facultés.
Mais pour un être aussi actif, pour un esprit toujours en
éveil comme celui de Méhul, un repos complet était
impossible. Nous verrons d'ailleurs que, même au seul
point de vue de l'art, ce repos fut loin d'être aussi absolu
qu'on s'est plu à le dire, puisque de cette époque datent
des travaux très sérieux dans le genre de la symphonie,
la composition d'un grand nombre de cantates souvent
fort importantes, ainsi que les succès éclatants remportés
aux concours de l'Institut par les élèves de sa classe du
Conservatoire. Mais c'est aussi à partir de ce moment que
Méhul se créa une occupation nouvelle, à laquelle il se
livrait avec la passion et l'ardeur qu'il apportait en toutes
choses, et qui fut un dérivatif puissant et une consolation
à ses chagrins réels ou imaginaires : je veux parler de la
culture des fleurs.
Dès ses plus jeunes années, Méhul avait senti naître en
lui l'amour des fleurs ; cela datait de son séjour à Laval-
dieu, dans ce coin de terre si pittoresque, si retiré, si
paisible, si enchanteur, où les moines de l'abbaye avaient
mis à sa disposition un bout de jardin qu'il cultivait lui-
même, et où il entretenait à loisir, au milieu des jours les
plus heureux qu'ait connus son enfance, cette passion si
innocente et si charmante. (Plût au ciel, pour sa santé,
qu'il n'en eût jamais connu d'autre !) Le séjour de Paris,
l'existence étonnamment active qu'il menait ici, ses tra-
vaux, ses succès, ses distractions même ne lui avaient
pas fait perdre ce goût inné chez lui, et dans ces der-
nières années il avait, pour s'y pouvoir livrer tout à son
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 287
aise, acheté à Pantin une petite maison de campagne,
accompagnée d'un grand jardin, dans lequel il avait formé
surtout une collection de tulipes qui, par sa richesse et
sa beauté, faisait non- seulement sa joie, mais l'admiration
des connaisseurs. Méhul, qui ne savait rien faire à demi,
était un horticulteur très sérieux, très instruit, très labo-
rieux, très avisé, qui s'occupait d'horticulture non en
amateur superficiel , mais en véritable praticien. Il entre-
tenait avec ses... confrères de Paris ou de la province une
correspondance active, suivie, par laquelle il se tenait au
courant de toutes les découvertes, de tous les progrès,
des procédés propres à obtenir les meilleurs résultats, et
faisait avec eux des échanges, profitables aux uns et aux
autres, destinés à leur procurer mutuellement les espèces
et les variétés qui pouvaient leur manquer.
Méhul horticulteur ! On a bien connu cette passion du
grand homme, mais on n'a guère essayé d'en retracer les
effets. Je vais le tenter, au moins dans une certaine
mesure, à l'aide de recherches qui n'ont pas été sans me
donner quelques résultats.
Méhul était très lié avec un agronome de premier ordre,
Louis-Joseph Pirolle, auteur d'un ouvrage pratique remar-
quable et justement renommé, V Horticulteur français, l'un
des classiques du genre, et principal rédacteur de YAlma-
nach du bon Jardinier. Son intimité était grande aussi avec
deux horticulteurs amateurs fort distingués, le peintre
belge Vandael, et un autre peintre auquel ses beaux
tableaux de fleurs ont acquis une célébrité légitime, le
Hollandais Van Spaendonck, qui, fixé de bonne heure
à Paris et devenu Français, devint le collègue de Méhul
à l'Institut et, comme lui, fit partie de la première liste
de chevaliers de la Légion d'honneur créés par Napo-
léon Ier *.
1 Catel, l'auteur des Bayadères et de V Auberge de Bagnères, Catel, dont
le Traité d'harmonie est encore classique aujourd'hui, avait aussi la pas-
sion des fleurs; mais, de même que Vandael (et plus tard Félicien David),
288 MEHUL
Les rapports d'intimité et... d'horticulture qui exis-
taient entre Méhul et Vandael sont attestés par la lettre
que voici :
Mon cher monsieur Vandael,
Si vous pouvez remettre au porteur de cette lettre les vignons et les
cayeux que vous avez bien voulu me promettre, vous me ferez un très
grand plaisir. Je compte me rendre demain à Pantin pour planter et
faire planter.
Ce que j'attends d'Hollande n'est point encore arrivé, et cela com-
mence à m'inquiéter.
Adieu, mon cher monsieur Vandael. Croyez à mon admiration pour
votre talent et à mon attachement pour votre personne.
Méhul 1.
Quant à Pirolle, c'est une vive affection qui l'unissait
à Méhul, et leurs rapports étaient empreints d'une cor-
diale familiarité. En plus d'un endroit de son livre, Pirolle
vante les connaissances, le goût et les collections de son
ami, qu'il ne manque jamais d'appeler «le bon Méhul».
C'est d'abord en parlant des tulipes, ses préférées: —
«...Quand on a vu quelques centaines de ces plantes si
nobles ainsi groupées avec art, choisies et distribuées avec
le goût d'un amateur aussi distingué que l'était le bon
Méhul, la vue est éblouie pour longtemps, ne fût-on pas
même connaisseur2... C'est ensuite au sujet des renon-
cules, que Méhul affectionnait aussi: — « ...Quand nous
il donnait la préférence aux roses. Pirolle, dans son Horticulteur français,
les citait l'un et l'autre au nombre des amateurs qui cultivaient surtout
les roses : — «... On remarque particulièrement parmi ces cultivateurs...
MM. Catel, compositeur distingué et membre de l'Institut, rue Bleue, et
Vandael, l'un de nos peintres les plus habiles, impasse des Feuillantines,
faubourg Saint-Jacques, n° 14, qui possèdent aussi des collections de
premier choix et qui peuvent servir de modèles à ceux qui voudront
borner leur goût aux limites du grand beau. » {L'Horticulteur français,
p. 587.)
1 Cette lettre est sans date. Elle porte pour adresse : A monsieur Van-
dael, peintre, a la Sorbonne.
2 U Horticulteur français, p. 409.
't-
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 289
calculions avec le bon Méhul ces effets sous le rapport
des réflexions de lumière, et sous celui des formes et des
couleurs de ces plantes, il disait qu'un parc de renoncules
bien choisies et distribuées était à l'œil ce qu'était à
l'oreille la musique de Mozart et de Gluck : moins mo-
deste, il eût pu citer la sienne1...»
Ce Pirolle, dont il est ici question, était lui-même le
fils d'un horticulteur de Metz, extrêmement distingué.
Méhul avait intimement connu le père, et, à la mort de
celui-ci, avait reporté sur le fils toute son affection. Un
éloge de Pirolle fils fut lu en 1847 à l'Académie royale
de Metz, dont il avait été membre, par M. Victor Paquet,
qui, dans le même temps, adressait à la France musicale
un article dont j'extrais ces lignes, relatives à Méhul:
... Méhul était fou-tulipier dans toute l'acception de ce mot... Sa
propre collection de tulipes était une des plus estimées des environs
de Paris. Figurez- vous un vaste parc ou carré encadré dans un beau
gazon, planté en tulipes -ornant la terre avec leurs feuilles d'un vert
uni, glauque, du centre desquelles s'élevaient des tiges libres, fermes,
couronnées par un beau vase qui pourrait bien avoir servi de modèle à
celui de la ravissante Hébé ; à la régularité de la corolle enchanteresse
des tulipes de choix comme celles de Méhul, ajoutons la symétrie des
étamines qui en garnissent l'intérieur, le velouté des pétales, le port
élancé, noble, gracieux de chaque fleur, et l'élégance de ses contours ,
nous n'aurons encore qu'une faible idée de l'effet que produisait sur
l'imagination des curieux l'ensemble de toutes les nuances de ce
brillant tableau, lorsque, par un beau matin, le soleil se dégageant des
nuages, un doux zéphyr venait agiter sur leurs colonnettes toutes ces
fleurs qui balançaient amoureusement leurs légers chapiteaux diaprés
d'or, de pourpre, d'ivoire et d'azur sur un fond blanc d'argent. Les
plantes se courbaient comme pour se rapprocher, puis s'éloignaient
pour se rapprocher encore. Au milieu de ces jeux et des contrastes
inouïs qu'ils provoquaient, Méhul tombait en extase ; il était sourd à
toutes les questions, insensible à tout ce qui se faisait autour de lui ;
il ne voyait, il n'admirait, il ne parlait que du rapide échange et des
joyeuses caresses qu'il observait attentivement, espérant d'elles
quelques-uns de ces heureux adultères qu'à l'exemple de tous les
fou-tulipiers il convoitait et poursuivait dans l'espoir qu'un mystérieux
1 L'Horticulteur français, p. 459.
19
290 MÉHUL
hyrnénée pourrait réaliser au sein d'une fleur, et déposer dans son
ovaire l'embryon d'une nouvelle variété, après laquelle cet heureux et
passionné amateur soupirait patiemment pendant douze ou quinze ans,
quelquefois davantage, pour s'assurer si dans les délicates nuances du
gain obtenu, du bâtard mis au monde, il ne se serait pas trouvé une
fleur plus remarquable, plus distinguée, réunissant quelque qualité de
forme ou de couleur inconnue jusqu'à ce jour1.
Je croirais volontiers que Méliul avait fait le voyage
de Metz, dans le but exprès de visiter les jardins de
Pirolle père et de connaître sa collection de tulipes, qui
était Tune des plus belles de France. Ce qui me le fait
supposer, c'est qu'il était en correspondance active non
pas seulement avec lui, mais avec plusieurs habitants de
Metz, et entre autres avec un excellent prêtre du diocèse,
l'abbé Lefaucheur, qui sans doute aimait aussi beaucoup
les fleurs. Pirolle père mourut aux environs de la Restau-
ration, et à cette époque, si troublée par les passions
politiques les plus violentes, ses pépinières et ses jardins
furent saccagés de la façon la plus indigne, soit par des
ennemis, soit par des envieux. La populace avait envahi
sa demeure, et on n'avait pu sauver les infortunées
tulipes qu'en les déplantant au plus vite, mais sans
ordre et sans en conserver les noms. Méhul fut informé de
ces faits par un de ses amis de Metz, et il lui répondit
par une lettre dont M. Victor Paquet, dans son éloge
officiel de Pirolle fils , reproduisait , trente et quelques
années plus tard, ce fragment intéressant2:
... La bonne foi et la générosité ne sont pas des vertus communes
parmi les fleuristes en boutique : ceux qui ont dévasté le jardin du
papa Pirolle attestent cette triste vérité. Je vais vous faire part des
projets de Pirolle fils à mon égard, avant d'avoir détruit le jardin de son
père. Il tenait fortement à la belle collection de son père parce qu'il est
grand amateur de tulipes, et surtout par un vif amour de piété filiale.
1 France musicale, du 21 novembre 1847.
2 Eloge historique de Louis- Joseph Pirolle, horticulteur français, né à
Metz en 1773 et mort à Paris en 1845, par M. Victor Paquet. (Mémoires
de V Académie royale de Metz, 28e anne'e, 1846-1847.)
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 291
Il se promettait des consolations dans la culture des fleurs d'un père
chéri, respecté. Comme il connaît ma passion pour les tulipes et ma
probité, sou dessein était de me confier ces trésors jusqu'au moment où
il pourrait se fixer à Paris ou ailleurs. Il voulait aux mêmes conditions
réunir la collection des oreilles d'ours. Voilà ce qu'il m'a écrit. Mon
cousin Tirman estimait la collection du papa Pirolle à plus de dix mille
écus. Madame Pirolle ne regrette-t-elle pas de voir passer en des mains
étrangères des objets si précieux? Jamais le digne père n'a voulu accep-
ter le moindre cadeau. J'apprendrai avec bien du plaisir par vous, mon-
sieur, que madame Pirolle ne repousserait pas des témoignages de re-
connaissance. Je vous prie, monsieur, d'assurer madame Pirolle de
ma respectueuse amitié. J'ai aimé son mari, j'aime son fils, et je serais
heureux, dans toutes les circonstances, si elle a la bonté de me consi-
dérer comme ami 1.
Cette lettre est touchante, et tout à l'éloge des bons
sentiments de Méhul, dont elle rappelle le grand cœur et
la générosité naturelle.
1 Méhul, je l'ai dit, avait reporté sur le fils l'affection que le père lui
avait inspirée. Pirolle fils, qui était venu à Paris après la mort de son
père, y avait été poursuivi par le malheur. Méhul chercha certainement
à lui être utile ; en tout cas, ils étaient en relations très suivies, car voici
ce que dit à ce sujet M. Victor Paquet: — « ... Le 14 août 1815, Pirolle
avait l'intention de retourner à Metz, sinon pour y rester, du moins pour
embrasser encore une fois sa digne mère. Méhul devait l'accompagner,
mais des raisons de force majeure l'en empêchèrent, et dans une lettre
du 29 avril 1816, Méhul écrivait de Paris à M. Lefaucheur : «La situation
« des affaires de Pirolle fils est telle qu'il n'a pu se rendre à Metz. Il en
« est vivement affecté ; il aurait voulu voir encore une fois sa respectable
« mère et la satisfaire sur le désir qu'elle avait de revoir encore une fois
« son fils. J'ai pressé souvent Pirolle d'entreprendre ce voyage, mais
« chaque fois j'ai été obligé de reconnaître qu'il avait de fortes raisons
«pour rester à Paris. Malgré ses moyens, son activité et de fort bonnes
« connaissances, il ne peut parvenir à se procurer une place ; il semble
« qu'un pouvoir surnaturel fa^se échouer tous les projets au moment de
« leur réussite. Vingt fois je l'ai vu à la veille de surmonter sa mauvaise
« étoile et vingt fois des circonstances imprévues l'ont écrasé ». M. Victor
Paquet paraît avoir eu en mains, à l'occasion de son travail sur Pirolle,
une correspondance très abondante de Méhul avec divers habitants de
Metz, notamment avec l'abbé Lefaucheur. Qu'est devenue depuis lors
cette correspondance? Elle a été dispersée sans doute, et c'est bien grand
dommage. Bien qu'elle n'eût trait, on peut le supposer, à aucunes ques-
tions artistiques, elle eût servi du moins à nous révéler plus étroitement
le côté intime et familier du caractère de Méhul.
292 MÉHUL
Mais Mélml ne bornait pas au seul Pirolle ses relations
horticoles. Comme tous les collectionneurs, en quelque
genre que ce soit, il entretenait une correspondance très
active, très suivie, avec divers amateurs, dont les richesses
pouvaient être profitables aux siennes, comme lui-même
pouvait leur être utile. Entres autres, il se trouva en
rapports avec un dilettante horticulteur de Lille, nommé
Dathis, à qui il adressait des lettres vraiment curieuses ;
qu'on en juge par celle-ci, dans laquelle il se plaignait,
comme, à son habitude, de «l'ingratitude des hommes»,
en même temps qu'il constatait le modeste état de sa
fortune :
Monsieur,
Vous êtes si bon pour moi, et avec un désintéressement si absolu, que
je crains de ne pouvoir vous exprimer assez vivement toute ma recon-
naissance.
En effet, il faudrait que vous pussiez concevoir le prix que j'attache
aux belles tulipes et le calme heureux que la culture des fleurs répand
depuis quelques années sur ma vie, pour avoir une idée de ma gratitude.
Il faudrait encore que vous sussiez combien j'ai à me plaindre de l'in-
gratitude des hommes, pour savoir à quel point la solitude m'est chère
et quel plaisir j'éprouve à m'entourer des belles productions de la na-
ture.
Ma fortune étant fort médiocre, je suis contraint de limiter mes dé-
sirs et de renoncer à la culture dispendieuse des fleurs étrangères, mais
cette contrainte m'attache encore plus fortement aux indigènes que je
puis posséder.
J'ai des collections de roses, de jacinthes, d'œillets, de renoncules et
d'oreilles d'ours que j'aime beaucoup, mais j'ai une affection particulière
pour la tulipe : ses variétés infinies m'enchantent. Aussi, monsieur, il
résulte de cette préférence motivée que tous ceux qui, comme vous, sont
assez bons pour m' aider à enrichir ma collection acquerront des droits
certains à ma reconnaissance et à mon amitié.
Veuillez bien croire que si jamais je suis assez heureux pour rencon-
trer l'occasion de vous donner des preuves de mes sentiments , je la
saisirai avec le plus vif empressement.
Agréez mes cordiales salutations. Méhul.
Ce 5 décembre 1813.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 293
Par suite d'une cause que j'ignore, cette lettre ne
parvint pas aux mains de son destinataire ; Méhul l'ayant
appris au bout de quelques mois, s'excusa par celle-ci :
Monsieur,
J'apprends avec autant de chagrin que de surprise, que vous n'avez
pas reçu les remerciements que je me suis empressé de vous adresser
à l'époque où vous avez eu la bonté de m'envoyer les tulipes de M. Ca-
peron.
Il m'est très-pénible de songer que, depuis six mois, vous avez pu me
croire capable de manquer à la fois de politesse et de reconnaissance.
Croyez, monsieur, que j'ai en horreur l'égoïsme et l'ingratitude, et que
personne plus que moi ne sait apprécier un service. Je ne le considère
pas seulement dans son objet matériel, mais encore dans toutes les cir-
constances qui peuvent ajouter à son prix. C'est ainsi que j'ai double-
ment senti l'obligation que je vous devais, pour la manière dont vous
avez su amener M. Gaperon à se dessaisir de quelques-unes de ses
belles fleurs.
Je suis heureux de les posséder, et je n'oublierai jamais que c'est à
votre amitié que je dois ce bonheur.
Agréez, monsieur, l'expression vraie de mon attachement et de ma
reconnaissance, et veuillez bien ne pas m'oublier si M. Caperon. ou
tout autre amateur, se trouvait en position de ne pouvoir vous refuser.
Juin 1814. Votre dévoué et ami,
MÉHUL.
Une dernière lettre adressée au même amateur nous
montre enfin dans toute son étendue, et d'une façon char-
mante, la passion de Méhul pour les fleurs, et surtout pour
ses chères tulipes :
Monsieur,
Si, comme j'ose l'espérer, vous êtes aussi bien disposé en ma faveur
cette année que l'année dernière, voici le moment de revoir M. Gape-
ron, et de tâcher d'obtenir encore quelques-unes de ses belles tulipes.
J'ai été extrêmement satisfait des 36 oignons que vous avez eu la bonté
de m'envoyer en dernier lieu; presque tous ceux qui ont fleuri sont
d'un choix très-distingué; il y en a entre autres huit ou dix que j'aime
de passion et que je suis heureux de posséder. Ils ont excité l'admira-
tion de nos connaisseurs et ils ajoutent beaucoup à la richesse de ma
collection naissante. Deux ou trois cadeaux de cette importance me pla-
294 MÉHUL
ceraient en première ligne parmi nos plus forts amateurs de Paris. Je
cultive par goût, et non par vanité. Cependant, j'avoue que j'ai été flatté
des éloges qui ont été donnés à mes nouvelles fleurs. Je vous ai cité
avec plaisir, avec reconnaissance, comme l'auteur d'une partie de mes
richesses, et Ton m'a félicité d'avoir une correspondance aussi précieuse.
Croyez bien, monsieur, que je n'avais pas attendu ce moment pour
sentir tout le prix de vos complaisances. Loin d'être ingrat, je trouve du
charme dans la reconnaissance. Elle est beaucoup plus forte que vous
ne pouvez l'imaginer.
Il faudrait connaître ma passion pour la culture des fleurs, pour con-
cevoir le plaisir que l'on me fait en m'aidant à en réunir de belles.
Il me semble que mes demandes indiscrètes doivent vous révéler une
partie de ma folie, je vous crois assez indulgent pour espérer mon
pardon.
Je me gronde souvent, lorsque je songe que j'abuse de vos bontés,
mais je n'ai pas la force d'obéir à ma raison Un amoureux bien épris et
un fleuriste ont la tête aussi dérangée l'un que l'autre. Le fleuriste a
des jouissances moins vives, mais plus durables. L'objet de son culte ne
dit rien à l'âme, mais il ne la tourmente pas ; la jalousie et l'inconstance,
qui font tant de mal en amour, sont inconnues en fleurisomanie. Plus
près de la nature, plus loin des hommes, les fleuristes sont presque
toujours de bonnes gens, qu'il faut aimer, qu'il faut favoriser.
Vous m'entendez, monsieur, et je suis certain que ce ne sera pas en
vain.
Cependant, comment reconnaître toutes vos complaisances? Cette
réflexion, que je fais souvent, trouble mes jouissances. Je voudrais que
vous ayez besoin de moi, comme j'ai besoin de vous, pour vous prouver
que je ne suis pas indigne de vos bontés.
Agréez, je vous prie, l'assurance de mon sincère attachement.
MÉHUL.
Décembre 1814.
Ici se terminent les quelques renseignements qu'il soit
possible de réunir sur l'amour bien connu de Méhul pour
les fleurs. Si peu nombreux que soient ces renseignements,
si chétifs qu'ils paraissent, ils servent pourtant à nous
faire connaître davantage l'homme à côté de l'artiste, à
compléter la physionomie de l'un et de l'autre et de l'un
par l'autre, à serrer de plus près la ressemblance du por-
trait. A ce titre, ils ne sauraient nous laisser indifférents.
CHAPITRE XV.
J'ai dit que pendant plus de trois années Méhul s'était
tenu éloigné de la scène. On peut croire pourtant qu'il
n'y eut pas tout à fait de sa faute, car, dès l'année qui
suivit la représentation de Joseph, c'est-à-dire en 1808, il
se mit à travailler à un grand ouvrage dont Jouy lui avait
fourni le livret, et qui était destiné à l'Opéra. Par quel
concours de circonstances cet ouvrage ne put-il paraître à
la scène qu'en 1811, alors que Méhul s'était remis depuis
un an en communication avec le public à l'aide de son
ballet de Persêe et Andromède, c'est ce que j'ignore ; mais
ce qui est certain, c'est que dès la fin de 1808, il s'occu-
pait activement de sa partition à'Amphion, que Jouy
avait bâte de lui voir achever. Cela m'est prouvé par une
lettre que Méhul adressait à Guilbert de Pixérécourt aux
derniers jours de cette année 1808, lettre que j'ai re-
trouvée dans l'édition des œuvres choisies de cet écrivain,
plus justement célèbre par ses goûts de bibliophile délicat
et éclairé que par son talent d'auteur dramatique *.
Pixérécourt avait offert à Méhul le livret d'un opéra-
comique en trois actes, intitulé la Rose blanche et la Rose
ronge, qu'il désirait lui voir mettre en musique. Méhul,
alors occupé de l'ouvrage dont je viens de parler, ne
pouvait prendre d'engagement immédiat; cependant, ce
livret lui plaisait, et il paraissait ne pas demander mieux
1 Œuvres de Guilbert de Pixérécourt. Nancy, 1844, 4 vol. in-80.
296 MÉHUL
que de s'en charger ; il demandait donc du temps, posait
ses conditions — fort honorables — et, en tout cas, donnait
un bon conseil à son ami. Voici la lettre qu'il lui adressait
à ce sujet :
Paris, le 20 décembre i808.
Mon cher camarade, Gampenon m'a communiqué ta pièce. Je l'ai lue
avec un immense plaisir, et j'en aurai au moins autant encore à la
mettre en musique, si tu veux bien me donner ton consentement. Je ne
doute pas que mes inspirations ne soient heureuses, car ton poème est
merveilleusement coupé pour la musique. Je te demande un an pour te
livrer ma partition; mais je ne peux me mettre à l'ouvrage qu'à la fin
de l'été prochain. D'ici là, je dois terminer Amphion ou la Fondation
de Thèbes, grand opéra, auquel Jouy tient beaucoup, et je me suis en-
gagé à finir la musique pour le premier août au plus tard. Je fais le
mieux possible, mais je travaille lentement. Tu trouveras six composi-
teurs au moins qui bâcleront ta musique en trois semaines ; mais avant
un an ce sera fait de l'ouvrage, on n'y pensera plus. Il n'en sera pas de
même de l'œuvre auquel je veux travailler sous tes auspices. Je t'ai en-
tendu dire souvent qu'à l'Opéra-Comique, le poème seul réussit à la
première représentation, et la musique à la centième : une bonne parti-
tion dure vingt-cinq ans, donc j'aspire à te faire obtenir un succès de
longue durée. Gavaudan, avec sa pétulance ordinaire, voudra donner
ton poème à son beau-frère Gaveaux ; mais, je te le répète, si tu cèdes,
avant six mois il ne sera plus question de la Rose blanche, Elleviou
désire depuis longtemps un grand ouvrage qui présente de l'intérêt et
un beau rôle pour lui, dans lequel il puisse déployer son talent cheva-
leresque et la sensibilité exquise qu'il nous a montrée dans le Roi et
le Fermier. Ces éléments réunis te procureront un succès durable et
productif. Grois-moi, accepte ma proposition; je te demande un an.
Que si tu ne veux pas m'attendre , donne au moins ton manuscrit à
Berton. A mon défaut, c'est le seul qui te convienne; du moins il te
fera de la musique appropriée à ton poème. Adieu, cher ami.
C'est un bon camarade qui te donne un bon conseil. Ne le repousse
pas.
MÉHUL.
Pixérécourt était pressé ; non seulement il ne voulut
pas attendre Méhul, mais il fit précisément le contraire
de ce que celui-ci lui conseillait : craignant sans doute
que Berton ne mît trop de temps à écrire la musique de
la Bose Manche et la Rose rouge, il donna son poëme à
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 297
Gaveaux, et réussit à être joué dans un délai de trois
mois. Il put voir alors combien Méhul avait eu raison ;
il en convint lui-même en reproduisant, dans l'édition de
ses œuvres, la lettre de ce dernier en tête de sa pièce,
et en l'accompagnant de la note que voici : — « La pré-
diction de Méhul s'est accomplie. Gaveaux a terminé sa
partition en trois semaines. L'ouvrage a été joué le
20 mars 1809; il a obtenu 42 représentations; depuis lors,
il n'en a plus été question. Si cet opéra avait été composé
par Méhul, on le jouerait probablement encore.
On vient de voir le cas que Méhul faisait du talent
mâle et pathétique de Berton, auquel, d'ailleurs, l'unissait
depuis longtemps une affection profonde et quasi frater-
nelle. Précisément, dans ce moment même, Berton donnait
à l' Opéra-Comique un nouvel ouvrage important, le Cheva-
lier de Sénanges, et Méhul, après l'avoir entendu, envoyait
ainsi ses félicitations à son ami :
Je ne puis résister, mon cher Berton , au désir de te faire mon com-
pliment sur la musique du Chevalier de Sénanges ; elle est d'un bout
à l'autre élégante, spirituelle, riche d'idées et d'une facture excellente.
Il me semble que tu as saisi avec un goût exquis le point où il faut
s'arrêter pour ne pas déclamer sans mélodie, pour ne pas chanter sans
intention dramatique. Si j'en crois le plaisir que tu m'as fait hier soir,
tu t'es placé entre Grétry et Cimarosa, sans cesser d'être Berton.
Tout à toi ,
MÉHUL1.
Pour courte qu'elle soit, cette lettre est intéressante
à un double point de vue: d'abord, parce qu'elle nous
révèle les sentiments personnels et artistiques qui ani-
1 Cette lettre a été publiée par F. Grille dans ses Miettes littéraires
(t. III, p. 153). Bien qu'elle ne porte pas de date, il est facile de fixer
celle-ci d'une façon sinon pre'cise, du moins très approximative, d'après
celle même de la représentation du Chevalier de Sénanges. Cet ouvrage
ayant été joué le 23 décembre 1808, la lettre est certainement des derniers
jours de cette année, à supposer que Méhul n'ait pas assisté à la première
représentation et ne l'ait pas écrite dès le 24 décembre.
298 MÉHUL
niaient l'auteur de Joseph à l'égard de l'auteur de Mon-
tano et Stéphanie, ensuite parce qu'elle nous fait connaître
une fois de plus, en peu de mots, quelles étaient les
idées et les préoccupations de Méhul en ce qui concerne
l'application de la musique à l'action scénique. Tandis
que l'école néo-dramatique enfantée par les doctrines
oppressives de Richard Wagner prétend n'admettre autre
chose, au théâtre, que la déclamation pure, et proscrit
sans pitié toute espèce d'idée musicale proprement dite,
confisquant au profit de l'élément symphonique tout l'in-
térêt qui s'attachait jusqu'à ce jour à la voix humaine,
Méhul 7 suivant en cela la doctrine de son illustre maître,
l'immortel auteur d' Alceste et des deux Iphigênies , émet
ce principe qu'on ne doit pas « déclamer sans mélodie, »
ni «chanter sans intention dramatique.» Il admet donc
l'usage de la déclamation et du chant, et pense que l'une
et l'autre doivent incessamment se mêler et se confondre.
Il me semble que c'est là une théorie aussi sage, aussi
logique, aussi rationnelle que possible, et absolument
inattaquable *,
Au moment même où nous le voyons exprimer ainsi ses
1 C'est à cette époque que se rapporte une autre lettre, dans laquelle
Méhul donne encore la mesure du sérieux avec lequel il envisageait le
travail de la composition dramatique. Celle-ci était adressée à un jeune
musicien, Joseph-Pierre Roger, qui avait été élevé au Conservatoire et
qui s'était chargé d'écrire la musique d'un opéra comique de Mme Sophie
Gay, la liaison a deux portes, lequel d'ailleurs ne fut jamais représenté :
— «... Travaillez-vous? lui écrivait Méhul. Surtout, que la sagesse vous
guide. Vous entreprenez l'ouvrage le plus difficile à faire. Grétry dans sa
force aurait été obligé d'employer tout son esprit, tout son génie pour
essayer de bien faire la besogne que vous avez sur les bras. Je ne veux
pas vous épouvanter, mais vous inspirer une méfiance qu'on connaît rare-
ment à votre âge. Tâchez d'être naturel, ferme, comique et rapide, et
vous toucherez au but que vous avez dû vous proposer. Si vous n'étiez
qu'élégant, léger et gracieux, votre musique grimacerait avec le ton de
vieille comédie qui règne justement dans la Maison h deux portes. Réflé-
chissez, Roger, autrement vous ne donneriez qu'un feu d'artifice, et vous
savez ce qu'il en reste... » (On peut consulter, sur Roger, le supplément
à la Biographie universelle des Musiciens de Fétis).
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 299
opinions et ses sentiments sur la musique dramatique,
Méhul aspirait à de nouveaux succès dans le genre de la
symphonie, auquel une première fois il s'était attaqué
déjà. N'y eût-il pas réussi, qu'une telle ambition était
digne de son génie, de son caractère artistique, de ses
nobles facultés.
On était au temps où les symphonies d'Haydn obtenaient
en France le plus vif succès. Ces œuvres adorables, que le
fameux Concert des Amateurs avait été le premier à intro-
duire et à faire connaître à Paris, avaient été répandues
ensuite par les belles séances musicales de la Loge olym-
pique et par les Concerts de la rue de Cléry. On les exécu-
tait aussi couramment aux exercices du Conservatoire, qui
étaient alors de véritables concerts publics et payants, et
elles ne cessaient de recueillir les applaudissements de la
foule. Méhul, peut-être pour distraire un peu son esprit de
ses préoccupations scéniques, peut-être aussi pour obéir à
certaines sollicitations, se reprit à un genre de composi-
tion qui n'était plus absolument nouveau pour lui, et
écrivit plusieurs symphonies, qu'il fit entendre coup sur
coup et qui paraissent avoir été fort bien accueillies. Je
crois que la première exécution qui fut faite de l'une d'elles
est celle qui eut lieu le 3 novembre 1808, pour l'inaugu-
ration d'une nouvelle entreprise de concerts fondée sous le
titre de Cercle musical, et dont le chef d'orchestre était
Lefèvre, le frère de Mme Dugazon. Voici comment le Jour-
nal de l'Empire rendait compte de cette inauguration : —
« L'ouverture du Cercle musical de la rue Mandar a eu lieu
jeudi dernier, sous la direction de M. Lefèvre. Une société
brillante et nombreuse y était réunie. On y a exécuté
divers morceaux peu connus des plus grands maîtres. Parmi
ceux qui nous ont fait le plus de plaisir, on a distingué un
air de Hsendel, un trio de M. Vernier, et une symphonie
manuscrite de M. Méhul, qui a été couverte d'applaudisse-
mens, et qu'on a trouvée très belle, même après avoir
entendu une des plus magnifiques symphonies d'Haydn...
Un grand nombre de compositeurs et d'artistes du premier
300 MÉHUL
mérite assistaient à ce premier concert, et tous ont donné
les signes les plus éclatans de leur satisfaction. On remar-
quoit parmi eux MM. Berton, Nicolo, Kode, Marin, Pra-
dère, Reichard et Mme Giacomelli i ».
Méhul semble s'être livré à ce travail avec une véritable
ardeur, car dans le seul espace d'une année, du 12 mars
1809 au 18 mars 1810, il lit exécuter successivement au
Conservatoire quatre symphonies. J'ai relevé, dans les pro-
grammes des exercices de cet établissement, très fréquents
alors, ceux de cinq séances dans lesquelles sont comprises
ces symphonies. Dans le troisième exercice de 1809, à la
date du 12 mars, on exécute la première, sans doute celle
qu'il avait déjà fait entendre au Cercle de la rue Mandar ;
aux cinquième et sixième (26 mars et 2 avril), c'est le tour
de la seconde *, la troisième est entendue au onzième exer-
cice (21 mai) ; enfin, nous trouvons la quatrième sur le
programme du quatrième exercice de 1810 (18 mars)2. Voici
comment Sauvo, alors rédacteur théâtral et musical du
Moniteur universel, rendait compte de la séance dans laquelle
Méhul produisit pour la première fois l'une de ses sym-
phonies :
Le dernier exercice du Conservatoire avait attiré encore plus de
monde que les précédents... La composition du concert justifiait cet
1 Journal de V Empire, du lundi 7 novembre 1808. — Peut-être s'agit-il ici
de la première symphonie déjà entendue, douze ans auparavant, aux con-
certs du théâtre Feydeau ?
2 II ne me semble pas sans intérêt de reproduire un de ces programmes,
tels que les insérait le Moniteur universel, alors journal officiel; voici celui
de la séance du 12 mars 1809 :
« Programme. — 1° Symphonie de M. Méhul ; 2° Air de Mozart, chanté
par Mlle Himm ; 3° Concerto de violon, par M. Aubert (Auber), exécuté
par M. Mazas ; 4° Ouverture du Mont-Bernard, de M. Cherubini ; 5° Air
de M. Paër, chanté par Mlle Himm; 6° Concertante, par M. X. Lefèvre,
exécutée par MM. Vogt, Péchignier et Dossion.
« Les cartes d'entrée se prennent au bureau des recettes des exercices,
au Conservatoire. Prix des places : premières loges, 5 fr. ; loges du rez-
de-chaussée, 4 fr. ; galeries hautes et basses et parquet, 3 fr. Les per-
sonnes qui désirent des loges sont priées d'en faire retirer les coupons
avant midi, le jour de l'exécution. »
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 301
empressement : les noms de MM. Méhul et Gherubini se faisaient
lire sur le programme ; en fallait-il davantage ? L'annonce d'une sym-
phonie du premier de ces célèbres compositeurs, dont il est à remar-
quer que la réputation a été consommée chez l'étranger avant d'être
tout à fait établie parmi nous , était surtout l'objet d'une vive cu-
riosité.
Notre école française comptait de nombreux et habiles symphonistes
avant que Haydn parût : on fut obligé de présenter ses chefs-d'œuvre
comme des essais; ce fut un travail que de les faire entendre, et aujour-
d'hui qu'on les sait par cœur, on ne veut plus entendre qu'elles (sic) :
toutes les fois, dit Grétry, que j'entends une symphonie d'Haydn, je
prononce avec plaisir les paroles qu'elles me semblent demander : cet
éloge dit tout pour le mérite de la pensée, de l'expression, dans ces
innombrables et vastes compositions musicales enfantées par Haydn ;
quant au mérite scientifique, ce n'est pas à nous à l'apprécier, et tout a
été dit aussi sous ce rapport pour la gloire de cet illustre maître , de ce
patriarche de son art, que toutes les écoles doivent envier à celle d'Alle-
magne.
Depuis qu'Haydn s'est emparé des orchestres de l'Europe comme de
son incontestable domaine, peu de compositeurs se sont essayés dans le
genre de la symphonie, où il paraît avoir atteint le dernier degré de per-
fection. Mozart a marché sur ses traces, mais, selon beaucoup d'hommes
éclairés, à un long intervalle. On cite Beethoven comme ayant dépassé
le but qu'il voulait atteindre, en laissant égarer son génie dans les
inextricables combinaisons de la science ; parmi les professeurs cepen-
dant, il en est un grand nombre qui le proclament comme le plus habile ;
ils l'entendent, le saisissent, le comprennent bien ; c'est un compliment
que je ferais volontiers à leur intelligence, s'il n'était une critique de
l'obscurité de leur auteur : ils disent qu'Haydn aussi a passé pour
obscur, inintelligible. Attendons du temps des lumières nouvelles, et
jusqu'à ce que nous les ayons acquises, contentons-nous d'Haydn et des
maîtres assez habiles pour s'être nourris à son école, et en quelque sorte
approprié sa manière.
Parmi ces maîtres, M. Méhul doit être placé au premier rang. Sans
être imitateur d'Haydn, il est de son école, puisque chez lui, dans
ses bonnes productions, les profondeurs de la science musicale ne
font qu'ajouter un nouveau prix à la richesse et à la nouveauté des
motifs.
La symphonie qu'il a fait entendre était l'objet de l'intérêt le plus vif;
elle a été entendue avec une sorte de recueillement et jugée avec une
sévérité qui honore l'idée que l'on a du talent de M. Méhul. Attribuée
à tout autre, cette production eût excité plus d'enthousiasme, on aurait
compté un musicien de plus; on a trouvé M. Méhul digne de lui, et
c'était déjà beaucoup : on ajustement distingué un andante dont l'effet
302 MÉHUL
général est très beau, et dont les détails sont pleins de charme, et l'on
sait que cette partie est en quelque sorte la pierre de touche de cette
espèce de composition. Celle-ci a besoin d'être entendue de nouveau, et
d'être étudiée ; on l'aurait redemandée, si on n'était certain que le Con-
servatoire en fera la partie principale d'un autre concert.
S...1.
On voit que le résultat était loin d'être fâcheux pour
Méhul. Sauvo, pourtant, constate un succès plus grand
encore, lors de l'exécution de la seconde symphonie :
Les concerts du Conservatoire, dit- il, acquièrent de jour en jour un
nouveau degré d'intérêt ; la composition de celui de dimanche dernier
était 1res brillante ; aussi un concours encore plus nombreux qu'à l'or-
dinaire s'y était il porté.
Il a commencé par une symphonie de Méhul ; c'est le second œuvre
de ce genre dû à ce savant maître, qu'on ne saurait trop presser de s'y
livrer : enlever la palme acquise à l'illustre Haydn n'est dans la préten-
tion d'aucun compositeur; mais on peut désirer d'être nommé après
lui, et même après lui se faire entendre avec un vif intérêt ; tel est le
partage de M. Méhul; on ne peut se faire une idée de la curiosité
qu'inspirent ses productions nouvelles dans le genre instrumental, avec
quelle attention elles sont écoutées, recueillies, on pourrait dire médi-
tées par l'auditoire le plus attentif, et sans doute le plus digne de les
apprécier. Cette nouvelle symphonie a été encore plus applaudie que la
première ; elle a paru plus que celle-ci empreinte du cachet particulier
du maître, et réunir les plus grands effets d'harmonie à des motifs pleins
d'originalité. Le premier morceau offre peut-être un peu de recherche
dans l'emploi ou plutôt le contraste des instruments. Uandante pré-
sente un motif agréable , mais peut-être trop peu neuf, reproduit sous
mille formes avec une rare habileté; c'est le secret d'Haydn; mais quand
ce maître l'emploie, le motif auquel il s'est arrêté est ordinairement
d'une fraîcheur exquise et de la plus aimable mélodie : c'est ici une
condition nécessaire. Le presto de la symphonie est ingénieux et bril-
lant ; mais le morceau qui a paru réunir le plus de suffrages est , sans
contredit, le minuetto : il n'est pas un amateur qui ne sache combien
ce genre est difficile, combien il exige de verve, d'inspiration et d'origi-
nalité, et combien il y a de mérite à y réussir après ceux de Haydn,
qu'on ne peut se lasser d'entendre et de répéter. Celui de M. Méhul est
fait d'enthousiasme, c'est une seule idée bien conçue et bien remplie :
1 Moniteur universel, du 17 mars 1809.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 333
le trio surtout est délicieux; on eût redemandé ce morceau avec viva-
cité, si le programme du concert n'eût fait connaître qu'il était aussi
abondant que bien choisi.
On doit supposer que cette symphonie obtint en effet un
succès considérable, puisque, ainsi qu'on Ta vu, elle fut
exécutée une seconde fois au Conservatoire, à huit jours de
distance. Méhul écrivit à Sauvo pour le remercier de la
sympathie qu'il lui avait témoignée à ce sujet dans ses
articles du Moniteur ; je n'ai malheureusement pas le texte
entier de sa lettre sous les yeux, mais j'en puis reproduire
cette analyse, que je trouve dans un catalogue d'auto-
graphes : — « Il le remercie de l'extrême bienveillance avec
laquelle il a parlé de ses symphonies dans le Moniteur.
Fatigué des tracasseries du théâtre, il a voulu s'essayer
dans un genre de composition tout à fait indépendant.
« Admirateur passionné de la musique d'Haydn, j'ai senti
« tous les dangers de mon entreprise -, j'ai prévu l'accueil
« réservé que les amateurs feraient à mes symphonies...
« Je compte en faire de nouvelles pour l'hiver prochain, et
« je tâcherai de les composer de manière à mériter votre
« estime, et à accoutumer peu à peu le public à penser
« qu'un Français peut suivre de loin Haydn et Mozart 2. »
A ce moment, Méhul n'avait donc écrit encore que ses
trois premières symphonies, puisqu'il comptait « en faire de
nouvelles pour l'hiver prochain » et qu'il fit exécuter la
troisième avant la fin de la saison. Les Tablettes de Tolymnie,
qui s'étaient montrées si injustes envers lui à propos de
Joseph, rendirent compte de l'exécution de la quatrième,
et, tout en lui témoignant en apparence beaucoup d'égards,
laissèrent percer à ce sujet une critique assez acerbe. Voici
comment elles s'exprimaient :
Il y a vingt ans, on comptait à peine à Paris huit à dix compositeurs;
aujourd'hui cinq à six mille individus s'imaginent qu'ils composent.
1 Moniteur universel, du 30 mars 1809.
2 Catalogue des autographes de M. le chevalier de R....y. — "Paris
Charavay, 1863, in-8o.
304 MÉHUL
On voit de tous côtés des manufacturiers de romances, de sonates, de
duos ; on rencontre dans la foule quelques bons compositeurs d'opéras,
mais depuis bien des années on n'a pas aperçu un bon œuvre de
quatuor, et personne surtout n'avait osé s'élever jusqu'à la symphonie.
M. Méhul a eu cette noble hardiesse. De grands succès ont été la
récompense de son zèle et de son talent. Le premier morceau de la
quatrième qu'il a fait entendre dans ce concert (4e exercice des élèves
du Conservatoire, du 18 mars 1810) est digne des plus grands maîtres;
le motif de Vandante, solo de violoncelle, d'abord un peu trop nu
d'accompagnement et trop prolongé, est ensuite varié à la manière
d'Haydn, avec beaucoup de goût et d'art dans le travail de l'orchestre ;
le menuet, écrit en canon, est d'un effet original quoiqu'il y ait quel-
ques lieux communs dans les solos d'instrumens à vent du trio ;
quant au final, c'est un chef-d'œuvre de science, surchargé d'imitations
fuguées, de contre-points et de transitions qui sont assurément fort
belles, mais tellement entassées les unes sur les autres que l'imagina-
tion et la conception se fatiguent sans jouissances. Ces effets doivent
être jetés en grande masse de tems à autre, comme les ombres pour
faire ressortir les beautés d'un tableau. C'est cette heureuse disposi-
tion d'harmonie et de mélodie qui a fait le succès des symphonies
d'Haydn et de Mozart ; le plan de leurs intentions est toujours clair et
correct ; la science, qu'ils ne cherchent jamais, se trouve toujours
amenée et fondue dans leurs motifs de manière à ne jeter aucune con-
fusion dans le travail de l'orchestre. L'étonnant succès des composi-
tions de Beethoven est d'un exemple dangereux pour l'art musical. La
contagion d'une harmonie tudesque semble gagner l'école moderne de
composition qui se forme au Conservatoire. On croit produire de
l'effet en prodiguant les dissonances les plus barbares et en employant
avec fracas tous les instrumens de l'orchestre. Hélas ! on ne fait que
déchirer bruyamment l'oreille, sans jamais parler au cœur.
M. Méhul a trop d'esprit et de véritable talent pour ne pas sentir
que ces réflexions ne s'adressent point à lui. Puissent-elles atteindre
avec fruit beaucoup de jeunes harmonistes qui croient aveuglément que
la science des accords leur tiendra lieu de génie1 !
Cette conclusion est perfide, et ne saurait tromper per-
sonne. Mais nous avons appris à savoir ce qu'il faut penser
des jugements exprimés par les Tablettes de Polymnie. Ce qui
est plus grave, parce qu'on pourrait lui porter plus d'atten-
tion, c'est l'appréciation cavalière et un peu trop sommaire
de Fétis, relative aux symphonies de Méhul ; voici comme
1 Tablettes de Polymnie, mars 1810.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 305
il en parle dans sa notice sur ce grand homme : — « Les
symphonies de ce maître furent exécutées dans les concerts
du Conservatoire qu'on appelait modestement des exercices.
Elles étaient le résultat de cette idée, dominante dans
l'esprit de Méhul, qu'il y a des procédés pour faire toute
espèce de musique. Il ne voyait dans les symphonies de
Haydn qu'un motif présenté et travaillé sous toutes les
formes. Il prit donc des thèmes, les travailla avec soin, et
ne procura pas une émotion à son auditoire. C'était un
enchaînement de formules bien arrangées, mais sans charme,
sans mélodie, sans abandon. Le peu d'effet produit par ses
symphonies sur les habitués des concerts du Conservatoire
fut la cause d'un des plus vifs chagrins de Méhul. »
Je ne sais où Fétis a pris cette idée, celle-là vraiment
dominante chez lui, que pour Méhul il y avait « des pro-
cédés pour faire toute espèce de musique». C'est faire une
injure gratuite à la puissante intelligence de ce grand
homme. Il avait déjà émis cette opinion au sujet de VIrato,
et Méhul s'est chargé lui-même de nous en démontrer la
fausseté. En ce qui concerne les symphonies, la remarque
n'offre pas plus de justesse ; une lecture attentive de celles
que nous pouvons connaître suffit à le prouver *. Si Méhul
n'a pas, en ce qui concerne ces symphonies, fait preuve
d'un véritable génie d'invention, si ces œuvres en ce genre
pèchent un peu trop du côté de l'imagination, de la fraî-
cheur des idées, du moins ne peut-on pas dire qu'elles ne
1 Fétis en mentionne six, sans de plus amples détails. Je n'ai retrouvé,
pour ma part, la trace que de quatre, et je n'en connais que deux
publiées, en grande partition. Celles-ci portent les nos 1 et 2, et elles sont
paginées séparément, avec ce titre commun à toutes deux: «Symphonies
à grand orchestre, dédiées à S. Exe. Monseigneur le comte Regnaud (sic)
de Saint-Jean-d'Angély, ministre d'État, grand procureur général de Sa
Majesté Impériale et Royale près sa Haute-Cour, Secrétaire de l'État de
la Famille Impériale, Conseiller d'État, président de la section de l'Inté-
rieur du conseil d'État, grand officier de la Légion d'Honneur, chevalier
Grand-Croix de l'ordre royal de Wurtemberg, membre de l'Institut de
France, par Méhul, membre de la Légion d'Honneur, de l'Institut et du
Conservatoire. (Paris, au magasin de musique, rue Richelieu, n° 76.) »
Ces deux symphonies se trouvent à la bibliothèque du Conservatoire.
20
306 MÉHUL
vivent que par le procédé et qu'elles ne soient qu'une imi-
tation servile, sans indépendance aucune, des formes mises
en cours par Haydn et Mozart. On en pourrait citer tel ou
tel morceau, qui donne à cette assertion le démenti le plus
formel.
Il ne me semble pas inutile, d'ailleurs, d'en parler avec
quelques détails, ces compositions intéressantes étant aujour-
d'hui complètement inconnues. Les deux premières au
moins ayant été publiées, j'en puis tracer une analyse som-
maire. La première est en sol mineur (1. Allegro, deux-
temps, en sol mineur ; 2. Andante, 2ji, en si bémol; 3.
Menuet, 3/4, en sol \ 4. Final, allegro agitato, deux-temps,
en sol mineur), et me paraît de beaucoup supérieure à la
seconde. Le premier allegro, bien en dehors, d'un rythme
franc et accusé, d'un excellent travail, est à la fois plein
de feu, d'élégance et d'éclat; il se fait remarquer surtout
par une vigueur qu'on ne rencontre guère chez Haydn.
~U andante, qui est tout à fait dans la forme de ce maître,
est un peu pâle et manque de nouveauté mélodique. Le
menuet, d'une allure très originale, est écrit pour le seul
quatuor des instruments à cordes et tout en pizzicati ; à sa
reprise après le trio, les cordes sont doublées par les instru-
ments à vent en notes piquées, et l'effet doit être charmant.
Quant au finale, rapide, mouvementé, presque véhément,
il présente un intérêt très vif au point de vue du rythme, de
l'orchestre et des développements. C'est bien là de la sym-
phonie, avec une grande couleur, une grande allure et un
éclat presque moderne.
La seconde est en rê majeur (1 . Allegro à quatre temps,
en ré majeur, précédé d'un court adagio 3/4 ; 2. Andante,
2/4=, en si mineur ; 3. Menuet, 3/4, en ré\ 4. Final, Allegro
vivace, 3/4, en rê majeur). L'introduction du premier mor-
ceau est plus heureuse que ce morceau lui-même, qui
manque d'entrain et d'animation. Mais Yandante est plein
d'intérêt; si le motif principal n'est pas d'une richesse
mélodique incontestable, il est travaillé avec beaucoup de
goût et d'ingéniosité, et l'effet doit en être excellent lors-
SA VIE_, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 307
que, après avoir été présenté de diverses manières, il
revient, soutenu par un joli contre-point de violoncelles
qui lui donne beaucoup de piquant et un nouvel intérêt.
Enfin, le menuet est charmant, et le final, gracieux, aimable,
souriant, est fort bien traité sous le double rapport de
l'orchestre et de la modulation.
Telles qu'elles sont, et quoi qu'en ait pu dire Fétis, ces
deux symphonies, les seules que nous puissions juger
aujourd'hui, sont des œuvres. fort honorables, et qu'on ne
saurait sans injustice traiter avec un dédain si superbe. Si
elles n'ajoutent rien à la gloire de Méhul, si elles n'en-
courent pas d'un éclat nouveau le nom illustre qui a signé
ses chefs-d'œuvre : Euplirosine, Ariodant, Stratonice, Joseph,
dles ne- sont pas du moins indignes de son génie, et l'on
[oit les considérer comme des essais intéressants que chacun
>eut tenir en une sincère estime. Elles témoignent d'ail-
leurs chez lui d'une noble ambition, et l'on peut dire, à
l'honneur du grand artiste, qu'il est le seul compositeur de
ce temps qui ait eu le courage de se lancer dans une voie
si périlleuse, et qui, comme il l'écrivait lui-même à Sauvo,
se soit efforcé de «suivre de loin Haydn et Mozart1».
Mais ces tentatives dans un genre qu'aucun de nos musi-
ciens français ne se croyait de taille à aborder ne sont pas
les seuls travaux auxquels il se livrât pendant cette période
d'inaction apparente. On se rappelle les succès que Méhul
avait remportés, quelque dix années auparavant, en écri-
vant ces beaux chants nationaux, d'un caractère si mâle et
si majestueux, qui avaient tant contribué à l'éclat des grandes
fêtes révolutionnaires. Le nouvel Empire, qui se piquait de
protéger et d'encourager les arts, n'était pas moins friand
que le gouvernement républicain de ces sortes de composi-
tions et se faisait volontiers glorifier sur commande ; et
comme son chef s'était toujours montré plein de bienveil-
1 L'orchestre symphonique de Méhul comprend, outre le quatuor, deux
flûtes, deux hautbois, deux clarinettes, deux bassons, deux cors et tim-
bales. Point de 3e ni de 4e cor, point de trompettes, point de trombones.
308 MÉHUL
lance et d'affection pour Méhul, c'est à celui-ci qu'on
s'adressait le plus souvent, dans les circonstances solen-
nelles, pour obtenir les chants destinés à célébrer les
hauts faits accomplis par le souverain et les événements
heureux de son règne.
Méhul écrivit d'abord, sur des paroles d' Arnault, son
fidèle collaborateur en ces sortes de circonstances, un chant
martial destiné à exciter l'ardeur des soldats de la Grande-
Armée qui allaient, en Espagne, prendre part à la guerre
contre les Anglais en ce moment victorieux de Junot. Le
23 septembre 1808, une colonne du premier corps de cette
armée, commandée par le maréchal Victor, faisait son entrée
à Paris, où elle était l'objet d'une brillante réception offi-
cielle. A la suite de cette réception, cette colonne, qui
comprenait 2000 hommes, se rendit au jardin de Tivoli, où
un immense banquet avait été préparé en son honneur.
«Pendant le repas, dit le Journal de Taris, la musique du
Conservatoire a exécuté un chant guerrier improvisé par
MM. Arnault et Méhul, membres de l'Institut de France. »
Je ne crois pas que ce chant ait été publié *.
En 1810, autre cantate des mêmes auteurs, «pour le con-
cert public exécuté aux Tuileries le 2 avril, jour de la
célébration du mariage de S. M. l'empereur Napoléon et
de S. A. I. et R. l'archiduchesse Marie-Louise ». Ainsi
s'exprimait le Moniteur du 3, en insérant le texte de ce
nouveau chant. Dans son numéro du 11, en rendant compte
de la fête (on n'était pas pressé dans ce temps -là), le même
journal disait: — « Après le banquet, LL. MM. ont
paru une seconde fois au balcon de la salle des Maré-
1 Voici les quatre vers du refrain, qui peuvent donner une juste idée de
la très médiocre poésie d' Arnault:
Accourez, réunissez-vous,
Des Français, élite intrépide!
C'est l'Anglais qui s'offre à vos coups,
C'est Napoléon qui vous guide.
Je me plais à croire que la musique de Méhul valait mieux que cette
prose rimée.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 309
chaux. La foule réunie au pied du palais, autour de l'am-
phithéâtre préparé pour le concert, était immense. Au con-
cert on a entendu avec une vive satisfaction une belle
cantate, où M. Arnault, de l'Institut, s'était encore une
fois réuni à son célèbre confrère, M. Méhul, pour se rendre
l'interprète de l'allégresse et de la reconnaissance pu-
bliques » *.
Nouvelle cantate deux mois après, à l'occasion de la fête
offerte à l'empereur et à l'impératrice par la municipalité
parisienne, à l'Hôtel de Ville. C'est encore le Moniteur
qui nous apprend que le soir, après le banquet, «S. M.
ayant permis que le concert commençât, M. Arnault, de
l'Institut, a été admis à l'honneur de lui présenter, ainsi
qu'à l'Impératrice, la cantate qui allait être entendue.
LL.MM. ont daigné accueillir cet hommage avec bonté, et
la cantate a été exécutée par M. Derivis, Mme Duret et
Mlle Hymm, les élèves pensionnaires et symphonistes du
Conservatoire. La musique de cette cantate est de M. Méhul,
de l'Institut 2. »
L'année est fertile, et nous ne sommes pas au bout de
ce lyrisme aussi abondant qu'officiel. Le 1er décembre
1810, veille de l'anniversaire de son couronnement, l'em-
pereur se rend, toujours accompagné de l'impératrice, à la
représentation donnée à l'Opéra. Le Moniteur se charge
plus que jamais de nous rendre compte des faits particu-
liers à cette soirée: — «LL. MM. IL et RR. ont assisté
hier à la représentation de Y Alceste, de Gluck, et du ballet
de la Dansomanie, par M. Gardel 3 Les premiers sujets
du chant et de la danse formaient la représentation : au
second acte à'Alceste, les spectateurs ont été agréablement
1 Ce n'était ici qu'un chant choral, sans solos d'aucune sorte.
2 Moniteur universel, du 15 juin 1810.
3 On se rappelle que la musique de la Dansomanie était de Méhul. Peut-
têtre l'inscription de cet ouvrage sur l'affiche en cette circonstance était-
elle une gracieuseté du souverain lui-même à l'adresse de l'auteur de la
cantate, qui était en même temps son musicien préféré.
310 MÉHUL
surpris d'entendre, et ont accueilli avec les plus vifs trans-
ports, une cantate qui, prise dans le sujet même d' Alceste,
renfermait d'heureuses allusions à l'état [intéressant] de S.
M. l'Impératrice M. Esménard est l'auteur de la
cantate ; M. Méhul avait composé pour ce morceau de
la musique qu'on n'a point distinguée de celle de Gluck.1»
L'année suivante, nouvelles cantates. Le dimanche 9 juin
1811, dans une nouvelle fête offerte aux souverains par la
ville de Paris, cette fois à l'issue de la cérémonie du bap-
tême du roi de Rome en l'église Notre-Dame, on exécute
à l'Hôtel de Ville le Chant d'Ossian, paroles d'Arnault,
musique de Méhul, dont la partie principale est chantée par
Lays. Et un mois après, le 7 juillet, Méhul, Catel et
Cherubini unissaient leurs accents dans une autre composi-
tion du même genre. Celle-ci était écrite pour la fête d'inau-
guration de la nouvelle salle des concerts du Conservatoire,
fête dont le Journal de Paris rendait compte en ces termes :
• — «L'inauguration de la nouvelle salle des exercices publics
avait attiré hier au Conservatoire la plus brillante société
de Paris. Le choix des morceaux de musique et celui des
artistes chargés de l'exécution ont été parfaitement dignes
de cette intéressante solennité. Il suffira de savoir, pour s'en
faire une idée, qu'on a entendu dans cette séance Nourrit,
Eloi, Derivis, Mmes Branchu, Duret-Saint-Aubin, Himm
et Boulanger, et qu'Haydn, Mozart, Grossec, Piccinni,
Cherubini, Méhul et Catel ont fait les frais du concert.
Une cantate, dont la musique est de ces trois derniers, a
excité de vifs applaudissemens. Elle a pour sujet la nais-
sance du roi de Rome. Les paroles sont de M. Arnault, de
l'Institut ; elles font le plus grand honneur à son talent pour
la poésie lyrique2 »
Enfin, c'est encore dans le même temps que Méhul écri-
vait, toujours sur des paroles d'Arnault, un « Chant lyrique
pour l'inauguration de la statue votée à Sa Majesté l'Em-
1 Moniteur universel, du 2 décembre 1810.
2 Journal de Paris, du 8 juillet 1811.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 311
pereur et Roi, par l'Institut national». Celui-ci, « imprimé
et gravé par arrêté de la classe des Beaux- Arts », était un vrai
poëme lyrique qui, outre le chœur, comprenait cinq per-
sonnages : Apollon, la Poésie, la Déesse des arts, Clio et
Uranie *.
On voit que si Méhul ne faisait pas parler de lui au
théâtre, il était loin pourtant de rester inactif. D'ailleurs,
il faut tenir compte aussi de la situation importante qu'il
occupait au Conservatoire, où il partageait avec Cherubini
et Grossec les doubles fonctions d'inspecteur de l'enseigne-
ment et de professeur de composition. C'est lui qui, en 18037
lors de l'établissement des concours de Rome pour la
musique et à l'occasion du premier de ces concours, fut
chargé de présenter à l'Institut le Rapport sur le grand
prix de composition musicale, rapport dans lequel il expo-
sait, en un style excellent et avec une véritable ampleur
de forme, ses idées et ses désirs en matière d'art, et qui
lui valut un véritable succès2. Son enseignement au Con-
servatoire, très recherché; comme on peut le penser, ne
tarda pas à lui en amener de plus considérables, et dans
l'espace de cinq années, de 1806 à 1810, Méhul vit attribuer
à ses élèves sept récompenses aux grands concours : Gustave
Dugazon, le fils de Mine Dugazon, remportait le second
prix de Rome en 1806; l'année suivante, Daussoigne, son
propre neveu, obtenait le premier second grand prix, et
Blondeau une médaille d'encouragement ; en 1808, Blon-
1 C'est une belle cantate, dont la grande partition ne contient pas moins
de 72 pages. On trouve le texte poétique de toutes ces cantates au
tome III des Œuvres de A. V. Arnault (Paris, Bossange, 1826).
2 Ce rapport, lu par lui dans la se'ance publique de la classe des beaux-
arts, fut inséré dans le Magasin encyclopédique (1803, 9e année, T. IV,
pp. 92 et suivantes). Le prix avait été remporté cette année par un élève
de la classe de Gossec, Auguste Androt, qui paraissait donner les plus
belles espérances, et qui mourut prématurément à Rome, au mois d'août,
après un an seulement du séjour que lui imposaient en cette ville les
règlements du concours. — Méhul est l'auteur d'un autre Rapport sur
Vêtat futur de la musique en France, qui fut, ainsi que le précédent, publié
dans le Magasin encyclopédique (1808, T. V).
312 MÉHUL
deau se voyait décerner le premier grand prix, que Daus-
soigne à son tour se faisait attribuer en 1809, tandis que
Beaulieu obtenait le second ; et enfin, en 1810, ce même
Beaulieu emportait le premier. Le dernier élève de Méhul
qui sortit vainqueur du concours de Kome devait être le
plus glorieux d'entre tous : c'était notre immortel Herold,
disciple digne d'un tel maître, à qui l'Institut décernait le
premier grand prix en 1812.
Tout cela pourtant n'empêchait pas Méhul de songer tou-
jours au théâtre • et quoique dès cette époque l'état de sa
santé laissât beaucoup à désirer, nous allons le voir rentrer
dans la lice et essayer de fixer de nouveau la fortune, qui
malheureusement ne devait plus guère lui sourire.
CHAPITRE XVI.
Ce n'est pourtant pas par l'opéra qu'il préparait avec
Jouy, que Méhul se présenta de nouveau devant le public.
J'ignore quels obstacles vinrent retarder si longtemps
l'apparition de cet ouvrage important ; mais je pencherais
volontiers à croire que c'est pour lui faire prendre patience
à ce sujet, et pour lui offrir une sorte de dédommagement,
que l'administration de l'Opéra lui demanda la musique
d'un grand ballet de Grardel, Persée et Andromède, dont la
mise à la scène précéda de dix-huit mois celle des Ama-
zones.
Ce ballet, dont le spectacle était très riche, très pompeux,
très pittoresque, mais dont l'action était malheureusement
un peu trop dépourvue d'intérêt, fut représenté le 8 juin
1810. Dès le lendemain, le Moniteur universel en rendait
compte dans un article dont j'extrais ce passage : — « A
l'Opéra, la première représentation de Versée et Andromède,
ballet en trois actes, de M. Gardel, a réussi. Son fécond
et ingénieux auteur a été demandé et a paru. M. Méhul en
a arrangé très heureusement la musique, en y joignant
d'excellens morceaux de sa composition. La fête du premier
acte a beaucoup d'élégance et de fraîcheur : les deux autres
actes, surtout le second, sont un peu vides, mais la scène
de la délivrance d'Andromède est exécutée d'une manière
très pittoresque ; les décorations sont variées, les costumes
sont brillans, et le ballet est confié aux premiers sujets dans
tous les genres. »
A une époque où l'on puait le ballet, ce qu'on ne sait
plus faire à l'Opéra, alors que les danseurs et danseuses
de ce théâtre étaient tous des mimes de premier ordre, on
314 MÉHUL
peut croire en effet que l'exécution de Persêe et Andromède
devait être remarquable, confiée qu'elle était, pour les prin-
cipaux rôles, à des artistes tels que Mlle Chevigny (Cas-
siope), Mme Grardel (Andromède), Milon (Céphée), Vestris
(Persée) et Albert (Phinée). Pourtant, malgré cette inter-
prétation, malgré la richesse du spectacle, le succès de la
première soirée ne se soutint pas, et Persée et Andromède ne
put aller au delà de sa vingtième représentation. Tous les
critiques, néanmoins, adressèrent des éloges à la musique
de Méhul, dans laquelle, s'il faut en croire Castil-Blaze, le
maître avait introduit plusieurs morceaux de sa superbe
partition à'Ariodant1 ; mais la musique d'un ballet, quelle
qu'en soit la valeur, ne saurait racheter les défauts scé-
niques d'un ouvrage de ce genre. Elle peut aider à son
succès, non le faire naître.
L'existence de Persêe et Andromède fut donc courte. Plus
courte encore, hélas ! devait être celle de l'ouvrage que
Méhul avait écrit sur un livret de Jouy, et dont l'insuccès
fut complet. Les Amazones ou la Fondation de Thëbes, opéra
en trois actes dont l'exécrable poëme était tracé en vers
non moins exécrables 2, fut enfin représenté, après trois ans
1 II y avait introduit aussi, paraît-il, un rondeau d'une sonate de
Steibelt, ainsi que nous l'apprend une notice nécrologique sur cet artiste
publiée dans le Diable boiteux du 16 octobre 1823: — «...Ce rondeau,
plein d'expression, de charme et de sentiment, a été placé par Méhul
dans le ballet de Persée et Andromède, et c'est peut-être le meilleur
morceau de la pièce. »
2 Qu'on en juge par ce court fragment. Les Amazones rêvent de détruire
la ville naissante de Thèbes, «dont l'aspect odieux offense leurs regards,»
et leur reine, Antiope, s'écrie dans un transport de fureur:
Attaquons-la de toutes parts ;
Portons-y le fer et la flamme:
Des Thébains que la race infâme
Disparaisse sous leurs remparts.
Cithéron, que ma haine atteste,
Antiope te reverra !
Et sa vengeance descendra
Du haut de ton sommet funeste.
Jouy préludait ainsi aux jolis vers qu'il devait semer, quinze ans plus
tard, dans le livret de Guillaume Tell !
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 315
et demi d'attente, le 17 décembre 1811. Malgré la sympa-
thie qu'excitait toujours le nom du compositeur, malgré le
luxe de la mise en scène, malgré une interprétation que les
contemporains s'accordent à trouver excellente et qui était
confiée à ce que l'Opéra possédait de mieux en artistes :
MmeBranchu (Antiope), Mrae Albert Himm (Ériphile), Mlle Ar-
mand, Nourrit (Amphion), Derivis (Zéthus), la fable inventée
par Jouy était tellement ridicule, si colossalement niaise, à ce
point dépourvue de toute espèce d'intérêt, que le public
accueillit l'ouvrage avec une froideur glaciale, et bientôt par
son absence fit un désert de la salle de l'Opéra. Il faut
ajouter que Méhul, soit lassitude réelle, soit impossibilité
d'échauffer son imagination au contact des lieux communs
ridicules que Jouy lui avait livrés sous forme d'un pré-
tendu poëme dramatique, n'avait pu, en dépit de son
désir et de ses efforts, retrouver l'inspiration généreuse
et chaude qui naguère lui avait dicté de si beaux chefs-
d'œuvre.
Les journaux, toujours respectueux envers Méhul, comme
le public lui même, le donnèrent à entendre avec des mé-
nagements infinis. Sauvo, dans le Moniteur, s'exprimait
ainsi : — «... Le compositeur est M. Méhul \ lorsque le nom
de ce maître a été prononcé, il a été couvert d'applaudisse-
mens ; l'auteur de tant d'ouvrages marqués au coin d'un
talent original, où la science ne fait qu'ajouter à l'expres-
sion, méritait bien cet hommage : ce sujet lui présentait
d'assez grandes difficultés ; la première était de faire chanter
Amphion ; les autres seraient trop longues à déduire ; un
rôle dramatique s'offrait à M. Méhul, il s'en est emparé
avec une sorte de prédilection, et l'a traité en maître : c'est
celui d' Antiope ; du reste, on eût désiré un contraste mieux
établi entre les deux rôles d'hommes, des motifs plus francs,
mieux accusés, mieux soutenus *, une expression plus vive,
plus de couleur, d'originalité ; plus de variété dans les
mouvemens1... »
Moniteur universel, du 19 décembre 1811.
316 MÉHUL
Geoffroy, dans un premier article, jetait bravement le
poëte à l'eau pour couvrir le musicien des fleurs les plus
parfumées: — «...Ce poème, disait-il, est d'une invention
malheureuse. La fable n'a ni naturel ni intérêt ; les Ama-
zones jouent un très mauvais rôle à l'Opéra ; on n'a pu leur
faire exécuter que des évolutions militaires ; mais autant le
poème est faux et triste dans toutes ses combinaisons, au-
tant la musique a de grâce, d'harmonie et d'éclat *, elle a
obtenu un grand succès malgré la faiblesse du canevas
fourni par l'auteur des paroles *. »
Mais Geoffroy était rancunier, et n'était pasmoins perfide :
il n'avait pu pardonner à Méhul la sottise dont lui, Geoffroy,
s'était rendu coupable lors de la petite histoire de Vlrato, et
depuis lors il ne manquait aucune occasion d'être désagréable
au compositeur, tout en ayant soin de masquer ses per-
fidies sous un apparent respect ; dans un second article
sur les Amazones, article où il se livrait à une critique d'ail-
leurs très fine et parfois spirituelle du poëme de Jouy, il en
venait à parler de la partition, et les louanges d'un caractère
général qu'il accordait à l'œuvre du musicien disparais-
saient bientôt sous la critique qui terminait son apprécia-
tion ; c'est le cas de répéter le vieux dicton : in cauda vene-
num: — « ...Quelque faible, disait-il encore, quelque obs-
cure que soit la marche du poème, elle n'a pu empêcher
le musicien de remplir un canevas si ingrat d'excellens
morceaux de musique, dignes de la réputation qu'il s'est
acquise, et qui ne peuvent que l'augmenter encore. Ses
chœurs, ses morceaux d'ensemble, annoncent un com-
positeur profond dans son art, un des chefs de notre école
française ; si le dieu de la mélodie lui refuse quelquefois ses
faveurs, il répare et couvre, par la richesse de l'harmonie,
le déficit qui peut se trouver du côté des bonnes fortunes
du chant : les gens même à bonnes fortunes n'en ont pas
toujours2... »
1 Journal de V Empire, du 20 décembre 1811.
2 Id., id., du 24 décembre 1811.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 317
Un incident burlesque qui se produisit à la première
représentation des Amazones avait, aux approches du
dénouement, fortement déridé le public, jusqu'alors un peu
trop porté à bâiller. Ce dénouement burlesque tombait
des nues, on peut le dire, sous la forme d'une gloire dans
laquelle Jupiter, majestueusement assis, venait au secours
du poëte et l'aidait à conclure d'une façon merveilleuse une
action qui jusque-là n'avait rien présenté de surnaturel.
C'était un retour au Deus ex machina des anciens, dont
Quinault jadis avait un peu abusé. Mais voici qu'au moment
où le chanteur Bertin, qui personnifiait le dieu du tonnerre,
devait faire ainsi son entrée en scène par le cintre, il
manque sa réplique, tandis que le machiniste, non prévenu,
faisait descendre solennellement la gloire — veuve de toute
divinité. Les artistes en scène ne savaient que faire ni que
devenir tandis que la gloire se balançait mollement dans
l'espace ; l'action fut interrompue sans que le public com-
prît rien à ce qui se passait, et Jupiter enfin se vit obligé
de faire pédestrement son apparition, comme un simple
mortel, mais sa foudre à la main, aux éclats de rire de la
salle entière, et aussi à ceux de l'empereur, qui assistait à
la représentation. « Ce qui rendait l'accident plus poignant
pour Bertin, dit Vieillard en rapportant le fait, c'est que
l'empereur Napoléon assistait avec Marie-Louise à cette
désastreuse représentation. J'étais à l'orchestre, et je puis
rendre témoignage de l'hilarité que cet épisode excita chez
les Majestés impériales. Je doute que jamais le grand Na-
poléon ait ri d'aussi bon cœur1. »
Il n'y a que les auteurs, pour qui cet incident ne dut pas
être plaisant. Toutefois, un tel fait n'eût pas été de nature
à tuer l'ouvrage, si celui-ci fût né viable. Mais on ne pou-
vait se faire illusion sur le sentiment du public ; Méhul le
comprit, et, découragé, désespéré, il adressait bientôt à
son collaborateur la lettre suivante, dont le ton navrant,
la tristesse amère, peignent l'état de désenchantement
1 Méhul y sa vie et ses œuvres, p. 38.
318 MÉHUL
dans lequel l'avait plongé le fâcheux accueil fait aux
Amazones :
Nous tombons, mon cher Jouy, et j'en ressens une peine très vive.
Mon étoile obscurcit la vôtre ; je vous ai porté malheur. Ne m'en
voulez pas, j'ai fait de mon mieux, je ne puis faire mieux. Vous avez
été plus heureux avec d'autres, vous le serez encore1» Quant à moi, je
désire m'en tenir là, et j'espère avoir assez de raison pour ne pas me
laisser séduire par l'appât trompeur d'une revanche incertaine. Votre
Sésostris a eu du succès à la lecture. Le deuxième et surtout le
troisième acte ont fait grand plaisir, et pourtant je ne me sens pas le
courage d'en faire la musique. Je suis meurtri, je suis écrasé, dégoûté,
découragé ! Il faut du bonheur, le mien est usé. Je dois, je veux me
retrancher dans mes goûts paisibles. Je veux vivre au milieu de mes
fleurs, dans le silence de la retraite, loin du monde, loin des coteries.
Je ne puis renoncer à un art que j'aime et au travail qui m'est néces-
saire, mais je ne veux plus faire dépendre mon bonheur des jugemens
trop légers et trop rigoureux d'un public dont le goût n'est pas fixé.
Je le répète, il faut du bonheur. Mon cher Jouy, nous jaserons plus au
long de mes projets de retraite. Je verrai Arnault, je consulterai mes
amis, et j'espère qu'ils m'aimeront assez pour être de mon avis. Je ne
suis plus jeune, je sens le besoin de repos.
Tout à vous,
MÉHUL2.
On voit combien avait été douloureux au cœur de Méhul
l'échec qu'il venait de subir. On voit aussi à quel point ce
grand homme était vraiment modeste : alors que de toutes
parts le poëme que lui avait confié Jouy était l'objet des
critiques les plus vives et les plus justifiées, alors que le
musicien aurait pu facilement rejeter sur son collaborateur
la cause de leur déconvenue, non-seulement il n'a pas un
mot amer, il n'exprime explicitement ni implicitement aucune
plainte, aucun regret sous ce rapport, mais il paraît se considé-
rer comme l'unique coupable et semble faire retomber sur lui
1 Jouy avait donné avec Spontini Fernand Cortez et la Vestale à l'Opéra,
avec Catel les Bayadères, et l'on sait le succès qui avait accueilli ces
ouvrages.
2 Cette lettre a été publiée, sans date, dans la France musicale du
17 mai 1857.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 319
seul tout le poids et la responsabilité de la mésaventure. «Nous
tombons, dit-il... Mon étoile obcurcit la vôtre*, je vous ai
porté malheur...» Loin d'adresser un reproche à son ami,
il s'accuse et s'excuse lui-même : « Ne m'en voulez pas,
j'ai fait de mon mieux, je ne puis faire mieux...» Et il
n'y a pas à douter de la sincérité de ce langage, d'un ton
d'autant plus touchant qu'il était plus profondément désolé !
Il y avait décidément bien de la noblesse, bien de la gran-
deur dans le caractère de Méhul.
Du moins allait-il trouver dans le succès éclatant de son
élève préféré, de celui qu'il aimait à l'égal d'un fils, comme
une sorte de compensation, de consolation à l'infortune sous
laquelle il succombait. Son cher Herold, celui qui lui sem-
blait appelé à recueillir sa succession artistique et dont il
pressentait le glorieux avenir, Herold, qui s'était déjà
révélé comme virtuose et qui ne devait pas tarder à faire
parler de lui comme compositeur, obtenait d'emblée à l'In-
stitut, dès son premier concours, le premier grand prix de
Rome. Ce fut une véritable joie pour le maître, que ce
triomphe du disciple qu'il entourait de l'affection la plus
tendre et des soins les plus touchants. C'est à cette occasion
qu'il écrivit à Mme Branchu, l'admirable artiste qui venait
de créer le rôle principal de ses Amazones, la lettre que
voici, destinée à la remercier de l'appui qu'elle prêtait à
Herold en cette circonstance :
Ce mardi 22 septembre [1812].
Ma chère Madame Branchu,
L'intérêt que je prends à Herold, mon élève, m'inspire de la recon-
noissance pour le service signalé que vous lui rendez en vous chargeant
de faire valoir sa scène. Je sens toute la bonté, toute la générosité de
votre procédé ; aussi, je vous en remercie de tout mon cœur.
Herold est un bon enfant ; je suis certain qu'il n'oubliera de sa vie
l'appui que vous voulez bien prêter à ses premiers pas dans une
carrière où il doit se distinguer s'il continue à travailler comme il l'a
fait depuis que je l'enseigne.
Je ne puis vous parler du nouveau succès que vous venez d'obtenir.
320 MÉHUL
Je n'ai pas vu la Jérusalem délivrée 1. Je sais seulement par des rap-
ports certains que vous rendez d'une manière admirable la mort de
Clorinde.
Si le beau tems se soutient, j'espère que vous me ferez le plaisir de
venir passer une journée à ma petite maison de Pantin. Faites-moi
savoir quel jour pourroit vous convenir, soit à la lin de cette semaine,
soit au commencement de l'autre.
J'aime la solitude pour mille et mille raisons que l'expérience du
monde fait découvrir à un certain âge. Mais cette solitude s'embellit
encore et me deviendra plus chère par les souvenirs que vous y
laisserez, si vous y venez, et par l'espérance de vous y recevoir
quelquefois.
Adieu, ma chère Madame Branchu, croyez que vous n'avez pas
d'ami plus sincère que votre tout dévoué.
MÉHUL.
Mille amitiés au bon Branchu.
Mais, quoi qu'il en eût pu dire, Méliul n'avait pas pour
toujours renoncé au théâtre. Revenant sur la détermination
qu'il avait prise dans une heure de tristesse et de décou-
ragement, il accepta d'écrire, sur un poëme de son vieil ami
Alexandre Duval, la musique d'un opéra-comique en un
acte, dont le titre : le Prince troubadour ou le Grand Coureur
de dames, ne saurait laisser de doute sur la date de sa nais-
sance. Il est fâcheux d'être obligé de dire que, cette fois
encore, Méhul fut la victime de son collaborateur, dont
l'œuvre débile n'était de nature à exciter en aucune façon
l'intérêt ou la curiosité des spectateurs. Le Prince troubadour
fut représenté pour la première fois le 24 mai 1813 2, et
certainement, si l'ouvrage ne réussit guère, il y eut beau-
coup plus de la faute du poëte que de celle du musicien.
Comme toujours, cependant, lorsque la grande personnalité
de Méhul était en jeu, la première représentation fut bien
accueillie, et le Journal de V Empire, par extraordinaire
indulgent pour le compositeur, pouvait s'exprimer ainsi :
1 Opéra de Persuis, qui venait d'être représenté avec un certain succès,
grâce surtout à Mme Branchu, admirable dans le personnage de Clorinde.
2 Le spectacle était ainsi composé : les Deux Chasseurs et la Laitière^ le
Prince troubadour et Biaise et Babet. La recette fut de 2,769 francs.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 321
... Cette pièce, où il y a des situations agréables, neuves ou non,
obtient du succès ; les paroles sont de l'auteur de Maison à vendre et
du Prisonnier ; la musique, de l'auteur de Stratonice et à'Euphro-
sine : c'est en dire assez sur les paroles et sur la musique. Paul joue
fort bien le prince, et Martin le sire de Beaumanoir ; Mad. Gavaudan
est charmante dans la petite Laurette, M,le Desbrosses fort comique
dans la vieille fille : c'est Darancourt qui fait le seigneur de la Tou-
raille, et Juliet le sénéchal bègue. Voilà encore une des nouveautés
destinées à remplir le vide qu'a laissé la retraite d'Elleviou l.
Il est bien certain néanmoins que le Prince Troubadour
n'obtint, en dernière analyse, qu'un succès négatif, telle-
ment négatif que treize représentations seulement purent
en être données jusqu'à la fin de l'année 1813; et il n'est
pas moins certain que la maigre qualité du poëme de Duval
était pour beaucoup dans ce résultat, comme on peut s'en
convaincre par ce jugement qu'en portait une publication
annuelle, le Mémorial dramatique :
Le poème de cet opéra est à peu près nul ; c'est une imitation de la
Revanche 2, et cette imitation est des plus malheureuses ; le fond est
froid, les détails sans intérêt. Si la musique, qui a paru très agréable,
a rappelé les succès de M. Méhul, les paroles ne rappelaient point
ceux de l'auteur de Maison à vendre, de la Jeunesse d'Henri F, du
Tyran domestique ; nous ternirions la gloire de M. Duval en donnant
l'analyse de sa pièce, et nous sommes persuadé que cette réserve de
notre part lui fera autant de plaisir que son Prince Troubadour nous
a causé d'ennui 3.
Duval pourtant, dans la préface qu'il plaça plus tard en
tête de sa pièce 4, est loin d'accepter pour lui la responsa-
bilité du demi- échec qu'avait subi le Prince Troubadour ;
avec une bonhomie apparente, à moins que ce ne soit une
naïveté sincère, il cherche à en faire retomber sur Méhul
le poids tout entier, et voici comme il parle de l'ouvrage :
1 Journal de V Empire , du 30 mai 1813.
2 Comédie de Roger et Creuzé de Lesser, jouée au Théâtre-Français
en 1809.
3 Mémorial dramatique, 1814.
4 Dans l'édition de ses Œuvres.
21
322 MÉHUL
... Quoique la musique en ait été faite par mon ami Méhul, homme
du plus grand talent, on prétendit dans le temps qu'il avait fait beau-
coup de tort à ma pièce, en donnant trop d'importance à la partie
musicale ; on prétendit qu'il avait attelé un cheval de brasseur à un
léger cabriolet. En effet, la longueur et peut-être les beautés harmo-
niques de sa partition me parurent souvent arrêter la rapidité de mon
intrigue, et donner trop d'importance à une bagatelle. En citant le
reproche qu'on lui fit dans le temps, on voit bien que je n'ai pas le
projet de critiquer l'ouvrage d'un ami, que son caractère et ses qualités
personnelles ont rendu si cher à tous ceux qui l'ont connu, et dont
l'immense talent fera l'admiration de nos neveux. Qui ne sait d'ailleurs
que lorsqu'un poète et un musicien associent leurs travaux, tout
devient commun entre eux? Si la pièce tombe, tous deux ont tort; si
la pièce réussit, tous deux ont raison : par cette loi, l'avantage est tout
entier pour le poëte ; car c'est lui qui risque le moins 1.
Le résultat de cette tentative nouvelle n'était pas pour
rendre à Méhul la tranquillité d'âme, la sérénité d'esprit
qui l'avaient abandonné. Son caractère devenait de plus en
plus sombre, il se croyait plus que jamais entouré d'enne-
mis, et ce noble esprit, si rempli de grandes idées et de
vastes conceptions, avait cette faiblesse de s'imaginer que
chacun conspirait sa perte et s'acharnait contre lui. On peut
à bon droit supposer que l'état toujours précaire de sa
santé influait considérablement sur son tempérament intel-
lectuel, mais il faut bien constater aussi cette disposition
fâcheuse à croire toujours que l'univers entier se liguait
contre son repos, ses succès et son bonheur.
Nous trouvons un témoignage évident de cette disposition
d'esprit, de ce malaise moral si regrettable, dans le remar-
quable discours que Méhul prononça, précisément à cette
époque, sur la tombe du plus illustre de ses confrères, de
Grétry, que la mort venait d'enlever, à l'âge de soixante-
douze ans, le 24 septembre 1813. Le ton chagrin du début
de ce discours en dit assez sur les sentiments qui agitaient
alors Méhul, et il semble, à n'en pas douter, que c'est lui-
1 Cherubini ne parle du Prince Troubadour que pour en dire ces quel-
ques mots : ■ — « Peu de succès. Il y a deux ou trois morceaux de musique
dans cette pièce qui ont fait plaisir. »
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 323
même qu'il a en vue lorsqu'il parle des souffrances de cer-
tains artistes, des luttes qu'ils ont à subir et des injustices
dont ils sont victimes. Qu'on en juge 4 :
Messieurs, à l'aspect de ce cercueil qui va bientôt disparaître à nos
yeux, un même sentiment nous affecte, une même pensée nous occupe :
nous regrettons un grand artiste, et nous comptons avec orgueil pour
sa mémoire tous ses titres, tous ses droits à l'admiration de la postérité.
Elle commence pour les hommes célèbres au moment où ils cessent
d'exister, et trop souvent ce n'est qu'à ce moment funeste qu'ils
reçoivent le tribut d'estime et de reconnaissance qu'ils ont mérité par
d'utiles et honorables travaux.
Si, avant de consacrer ses veilles à l'étude des beaux-arts, on pouvait
savoir à quel prix s'achète la renommée, les hommes doués d'une âme
fière et sensible préféreraient une vie obscure à un éclat trop envié
pour n'être pas la source de tous les chagrins.
Par un concours de circonstances dont l'heureuse combinaison ne se
retrouvera peut-être jamais, Grétry n'a point eu à souffrir de l'injustice
de ses contemporains. Les clameurs de l'envie ne se sont point élevées
contre ses nombreux succès. Trop supérieur dans le genre qu'il s'est
créé pour avoir des rivaux dignes de l'inquiéter, il n'a pas connu les
honteuses tracasseries que suscitent les rivalités. Honoré à la cour,
honoré à la ville, la gloire, la faveur, la fortune ont été le prix de ses
heureux travaux. Il a reçu tous les honneurs, toutes les distinctions
qu'il a mérités, et sa longue carrière a été un long triomphe.
Dans ce lieu où il nous précède d'un moment, dans ce lieu où tant
de réputations s'effacent pour jamais, son nom ne sera point enseveli
avec sa dépouille mortelle. Grétry a vu s'élever les monumens qui
doivent éterniser sa mémoire. Avant de fermer ses yeux, il a, si j'ose
m'exprimer ainsi, assisté au jugement de la postérité, et joui de son
immortalité. Qu'il goûte le repos éternel, et cherchons à adoucir
l'amertume de nos regrets en songeant qu'il fut heureux, et qu'une
plus longue vieillesse n'eût fait qu'ajouter aux infirmités douloureuses
qui attristèrent ses derniers jours.
La mort d'un grand artiste ne ressemble point à celle de l'homme
vulgaire ; l'un s'anéantit tout entier, tandis que l'autre semble, pour
ainsi dire, se réfugier et vivre encore dans les œuvres de son génie. Si
Grétry nous est ravi par la commune loi, les trésors de sa féconde
1 Les funérailles de Grétry eurent lieu le 27 septembre; deux discours
furent prononcés au Père-Lachaise, l'un par Méhul, au nom de l'Institut
l'autre par Bouilly, représentant les collaborateurs du vieux maître. Le
Moniteur publia l'un et l'autre dans son numéro du 29 septembre.
324 MÉHUL
imagination nous restent. Cet héritage, précieux pour nous et pour
nos neveux, a fait une partie de la gloire du siècle qui vient de finir, et
sera une source inépuisable de jouissances pour le siècle qui vient de
commencer.
Faible émule d'un si grand maître, d'un maître inimitable, en un
mot d'un Molière de la comédie lyrique, il me serait doux d'offrir à ses
mânes le tribut d'admiration dont je suis pénétré, et d'être le digne
interprète des regrets de la classe des beaux-arts de l'Institut ; mais je
sens qu'il y aurait une présomption sacrilège à entreprendre une tâche
qui est au-dessus de mes forces. D'ailleurs il est des hommes dont la
renommée est à la fois si élevée et si populaire, qu'il suffit de les nom-
mer pour rappeler les grandes qualités qui les distinguent. Grétry est
de ce nombre, et Grétry aura autant d'admirateurs et de panégyristes
qu'il existe d'êtres sensibles au bel art dans lequel il s'est illustré.
Je me bornerai donc à dire qu'il fut admiré pour ses talens, qu'il fut
aimé pour sa personne, qu'il fut estimé pour son caractère, et qu'il
sera long-temps regretté par sa famille, par ses amis et par ses nom-
breux admirateurs J .
On voit quelle note chagrine et décourageante perce dans
ce discours, où Méhul, tout en faisant l'apothéose de Grétry,
n'exprimait que des pensées empreintes d'une douloureuse
amertume. En s' efforçant de représenter tous les artistes
comme autant de victimes de l'envie et de la fatalité, il est
hors de doute qu'il pensait surtout à lui, et que les plaintes
qu'il exhalait étaient surtout des plaintes personnelles.
Méhul, en parlant ainsi, se montrait injuste envers ses
contemporains. Bon comme il l'était, plein de cœur et de
dévouement, la misanthropie qui semblait l'envahir n'altérait
en rien ses belles qualités ; mais il se rendait malheureux
à plaisir, et se créait des souffrances imaginaires. Comme
1 Herold, qui, alors en Italie comme pensionnaire de l'Académie de
France, suivait d'un œil attentif tout ce qui se passait à Paris, écrivait à
sa mère, à la date du 2 octobre 1813: — « ... Le concours de l'Institut
doit être terminé, la séance aussi, et je ne sais pas quel heureux musicien
doit venir nous rejoindre. Je suis enchanté que M. Méhul ne soit pas
mécontent de mon travail; il est si bon, si aimable, que je serais au
désespoir de ne pas le contenter. Nous savons la mort, la belle cérémonie
de l'enterrement de Grétry. M. Méhul a fait, dit-on, un discours bien
touchant et meilleur que tous les autres.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 325
tous les hommes en vue, il se trouvait sans doute en butte
à des attaques injustes, à de sourdes inimitiés, à certaines
jalousies qui se faisaient jour et se dévoilaient avec une
sorte de candeur ; mais tous les grands hommes n'en sont-
ils pas là, et Méhul n'avait-il pas, pour se consoler, l'ad-
miration, l'estime et l'affection générales ? Professeur au
Conservatoire, membre de l'Institut, chevalier de la Légion
d'honneur, auteur vingt fois applaudi d'œuvres considérées
comme immortelles, jouissant, de son vivant, d'une re-
nommée immense et d'une gloire incontestée, qu'avait-il à
désirer, et que pouvait-il souhaiter de plus?... Hélas! ce
qu'il pouvait le plus désirer peut-être, c'était la santé, ce
plus précieux de tous les biens, dont l'absence altérait sa
raison et portait dans son esprit un trouble qu'il ne pouvait
maîtriser !
Cependant, la situation politique créée par l'insatiable
ambition de Napoléon devenait chaque jour plus terrible,
et accumulait sur la France des désastres sans nom. Vaincu
par les éléments, plus encore que par ses ennemis, l'em-
pereur avait ramené ici les débris héroïques de cette grande
armée dont il s'était montré si justement fier ; mais lui, qui
était habitué à porter la guerre au dehors, se voyait main-
tenant obligé, poursuivi, serré de près, de combattre pour
défendre le sol même de la patrie, envahie à son tour par
d'innombrables légions. Tandis qu'il faisait encore, dans les
plaines si tristes de la Champagne, des prodiges de valeur,
son gouvernement s'efforçait, par tous les moyens possibles,
de surexciter le patriotisme des Parisiens, qui pourtant n'a
jamais eu grand besoin de stimulant. C'est dans ce but
qu'on faisait représenter dans tous les théâtres des pièces
dont les sujets, tirés des grandes pages de l'histoire natio-
nale, empruntaient aux circonstances un intérêt particulier
et pouvaient provoquer chez les spectateurs de faciles allu-
sions. L'habituelle majesté de l'Opéra ne l'exemptait pas
de ces sortes de corvées, et l'on imagina de faire impro-
viser à son profit, par six auteurs qui devaient aller vite en
326 MÉHUL
besogne, un petit ouvrage en un acte destiné à rappeler les
hauts faits de Charles-Martel en présence de l'invasion des
Sarrazins. La confection rapide de cet ouvrage, qui avait
pour titre l'Oriflamme, était confiée pour les paroles à
Etienne et à Baour-Lormian, pour la musique à Méhul,
Paër, Kreutzer et Berton, et six jours suffirent pour l'écrire,
le répéter et le présenter au public.
C'est le 1er février 1814 que cet opéra impromptu fut
offert à l'admiration des spectateurs parisiens, et dès le len-
demain, sans attendre le compte-rendu de Sauvo, son cri-
tique ordinaire, le Moniteur universel, organe officiel de
l'empire, publiait en corps de journal, sous la rubrique:
Paris, un article enthousiaste, dithyrambique, destiné à
constater que l'œuvre nouvelle était un chef-d'œuvre, que
tous ceux qui avaient pris part à sa création et à son exécu-
tion étaient autant de grands hommes, et que le public en
était absolument féru. Voici le texte de cet article typique,
dont peut-être l'auteur, trois mois après, chantait à la même
place et dans la même feuille la gloire des Bourbons :
De long-temps on n'avoit eu l'exemple d'un succès aussi éclatant
que celui qu'a obtenu ce soir l'opéra l'Oriflamme. L'affluence étoit
telle, qu'on regrette que nos théâtres ne soient pas aussi spacieux que
ceux des anciens, où une ville entière assistoit aux solennités natio-
nales, et venoit s'y pénétrer d'un même sentiment. Dès cinq heures,
toutes les avenues étoient assiégées par une foule immense. La salle
étoit comble, les corridors étoient entièrement remplis, et la recette a
excédé 11,000 francs. Toutes les applications ont été saisies avec trans-
port ; on a couvert d'applaudissemens, et fait répéter un air délicieux
chanté par Lays, même un vers du récitatif :
La victoire est promise aux guerriers de la France.
Les chœurs villageois, un trio ravissant et un serment plein de
chaleur et d'harmonie ont enlevé tous les suffrages ; mais il seroit
difficile d'exprimer à quel point l'enthousiasme s'est manifesté lorsque
le guerrier portant l'Oriflamme chante le refrain de trois strophes, qui
deviendront populaires :
. Charles -Martel fait briller l' oriflamme ;
11 nous répond des combats et du sort:
Frémis, frémis, orgueilleux Abdérame ;
11 est parti: c'est l'arrêt de ta mort.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 327
Il sembloit que tout Paris savoit déjà l'éclatante victoire que chacun
auguroit, et qui vient d'être remportée par S. M. *. Cette confiance
dans la personne de I'Empereur fut toujours inséparable des sentimens
d'amour et de fidélité dont le peuple de sa capitale lui a constamment
donné des preuves.
Six jours ont suffi pour composer et mettre au théâtre cet acte
lyrique impromptu. Les auteurs et les acteurs étoient tous animés du
même esprit. Les auteurs, demandés et nommés au milieu des applau-
dissemens, sont, pour les paroles, MM. Etienne et Baour-Lormian ;
pour la musique, MM. Méhul, Paër, Berton et Kreutzer ; et pour la
danse, M. Gardel, qu'on avoit déjà deviné à la grâce et à la fraîcheur
de ses ballets 2.
Ce n'était pas là ce qui pouvait augmenter la gloire de
Méhul, non plus que de ses collaborateurs. Nous le retrou-
verons bientôt dans une œuvre — la dernière — plus digne
de lui et de son génie, une œuvre à laquelle, malheureuse-
ment, il ne devait pas survivre, et qui marque le terme de
sa vie et de sa carrière.
1 On venait d'apprendre la nouvelle de la victoire remportée à Brienne,
le 29 janvier, par Napoléon sur les armées alliées.
2 11 est assez curieux de mettre en regard de cet article... héroïque, les
quelques lignes dédaigneuses que, Tannée écoulée, un petit recueil
spécial, VAlmanach des Spectacles, accordait à V Oriflamme, c'est qu'au
moment où parlait celui-ci, l'empereur chéri de son peuple avait fait place
au roi bien-aimé de ses sujets. Voici ce petit morceau: — «Le mardi
1er février on donna à l'Académie royale de musique f Oriflamme, petit
tableau de circonstance, paroles de MM. Etienne et Baour-Lormian,
musique de MM. Paër, Méhul, Kreutzer et Berton. Les premiers sujets,
tant du chant que de la danse, ont concouru à donner une existence
précaire à cette dernière pièce de commande de l'ancien gouvernement ;
les événemens subséquens dispensent d'en donner une analyse plus
détaillée. »
Les événemens rappelés ici avec tant d'à-propos ne permirent pas à
l'Oriflamme d'être jouée plus de onze fois. La dernière représentation en
fut donnée le 15 mars. Les interprètes de l'ouvrage étaient, pour le chant,
Mme Branchu, Nourrit père, Lays et Lavigne; pour la danse, Albert,
Antonin et Mmes Gardel, Clotilde, Bigottini, Gosselin, Aimée et Masrélie
cadette.
CHAPITRE XVII.
Entre la représentation de V Oriflamme et celle du dernier
ouvrage de Méhul, la Journée aux aventures, qui ne parut
que vers la fin de 1816, près de trois années s'écoulèrent,
années terribles, pendant lesquelles le sort de la France,
vaincue, mutilée, amoindrie, ne pouvait qu'arracher des
larmes à ceux de ses enfants qui avaient souci de la gloire
et de la grandeur de la patrie, et qui voyaient des jours
sombres et désespérés succéder à une période héroïque
remplie d'exploits presque fabuleux. Les hommes de la
génération présente, qui ont vu, la rage au cœur, se re-
nouveler à un demi-siècle de distance des désastres sans
nom, peuvent se rendre compte de ce que dut souffrir
l'âme de nos pères devant un spectacle si douloureux et si
cruel. Méhul, dont les sentiments élevés et patriotiques
n'ont jamais fait doute pour personne, conçut un vif chagrin
de l'abaissement momentané de la France et de l'abandon
dans lequel elle se trouvait ; mais si l'homme souffrait en
lui, l'artiste n'avait pas moins de raisons d'être douloureuse-
ment ému en présence de la situation faite à l'art qu'il
chérissait. L'un des premiers soins' du gouvernement de la
Restauration avait été de procéder méthodiquement, systé-
matiquement, à la ruine du Conservatoire. En haine de
l'origine révolutionnaire de cette institution admirable, on
avait décidé de la réduire, de l'amoindrir au point de la
rendre méconnaissable et de lui enlever toute possibilité
d'être utile : le nom même de Conservatoire, devenu tout à
coup subversif et remplacé par celui, plus modeste et plus
humble, d'Ecole de musique ; Sarrette, le digne fondateur
et le directeur si dévoué, si désintéressé de cet établisse-
ment alors sans pareil en Europe, chassé comme un valet ;
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 329
son titre supprimé, et le Conservatoire placé simplement sous
la tutelle d'un fonctionnaire subalterne qui prenait celui
d'inspecteur général ; le budget de l'école rogné d'une
façon indigne, et tellement qu'on n'y trouvait même pas
le moyen de se chauffer l'hiver ; des réductions aussi con-
sidérables que maladroites opérées non-seulement sur le
nombre, mais sur le traitement des professeurs ; enfin, les
trois inspecteurs de l'enseignement, ces trois artistes glorieux
qui avaient nom Gossec, Cherûbini et Méhul et à qui le
Conservatoire devait tant et de si éclatants services, se
voyant enlever ce titre avec les prérogatives qu'il compor-
tait, et devenant de simples professeurs de composition : —
telles étaient les «réformes» que le paternel et libéral gou-
vernement de Sa Majesté Très-Chrétienne apportait dans le
fonctionnement d'une institution naguère si brillante et
qu'on nous enviait de toutes parts.
Méhul était profondément affecté de cette situation. Ainsi
que ses deux collègues Gossec et Cherûbini, il avait ac-
cepté sans se plaindre la diminution qu'on avait cru devoir
apporter dans les attributions dévolues depuis si longtemps
à chacun d'eux ; mais ce n'est pas sans un serrement de cœur
qu'il avait vu la quasi-destruction d'un établissement à la
gloire duquel il avait, pour sa part, si largement contribué.
Les malheurs de son pays, l'indifférence fâcheuse avec la-
quelle chacun semblait désormais envisager les questions d'art,
si importantes cependant pour la prospérité d'une grande
nation, la décadence d'une institution qu'il chérissait et à
laquelle, depuis plus de vingt ans, il avait consacré ses
forces et donné le meilleur de sa vie, tout concourait à
désoler Méhul, à le chagriner, à le décourager, dans un
moment où sa santé, déjà fortement ébranlée, causait à ses
amis les inquiétudes les plus sérieuses et malheureusement
les plus justifiées1.
1 « L'année 1816 avait porté les atteintes les plus cruelles à la santé de
ce grand artiste, de cet homme excellent. Aux désastres civils qui avaient
suivi la seconde invasion se joignirent les calamités de Tune des années
les plus néfastes dont la France ait jamais eu à souffrir. Dépouillés par
330 MÉHUL
C'est pourtant dans cet état d'esprit que Méhul écrivit la
partition de cette Journée aux aventures, dont le succès pres-
que éclatant put être au moins une consolation à l'amer-
tume de ses derniers jours. Le livret de cet ouvrage lui
avait été fourni par deux écrivains obscurs, qui n'ont guère
laissé de traces de leur passage en ce monde. L'un,
Mézières, est resté complètement inconnu *, quant à l'autre,
Capelle, ancien libraire qui devint, par la suite, inspec-
teur de l'imprimerie et de la librairie, la musique — et
les chansonniers surtout — lui doivent une certaine recon-
naissance pour l'idée ingénieuse qu'il eut de publier, quel-
ques années plus tard, le recueil curieux qui a nom la Clef
du Caveau1.
Au reste, Méhul n'était pas de ceux qui découragent les
jeunes auteurs et qui les traitent avec un dédain superbe.
Quand il croyait rencontrer chez l'un d'eux les qualités
nécessaires à qui veut tracer un livret d'opéra, il s'enqué-
rait peu de son plus ou moins de notoriété, et ne s'oc-
cupait que de la valeur qu'il pensait trouver à l'œuvre sou-
mise à son appréciation. J'ai découvert un témoignage
intéressant de sa condescendance en pareil cas, et avant de
parler plus longuement de la Journée aux aventures, je veux
rapporter ici une petite anecdote dont le récit a été fait
par celui-là même qui en avait été le héros. On jugera une
l'étranger, menacés d'une famine, travaillés par l'esprit de faction, les
Français avaient mis les intérêts de l'art et la prospérité du théâtre au
rang de leurs dernières préoccupations. La scène, délaissée, végétait avec
peine, et, quand tout le monde s'inquiétait des moyens de vivre, ce n'était
guère le temps de chercher comment on pourrait s'amuser. Il n'en fallait
pas tant pour achever de ruiner les forces d'un homme depuis longtemps
miné par le chagrin et l'ennui, et qui, à des sujets de mélancolie dont
autrefois il s'était peut-être trop exagéré les motifs personnels, voyait
s'ajouter aujourd'hui des causes trop réelles et d'autant plus pénibles
pour un cœur comme le sien qu'elles allaient à la perte de ce qu'il avait
chéri et glorifié toute sa vie. » (Vieillard : Mèhul, sa vie et ses œuvres,
pp. 44-45.)
1 Capelle, chansonnier lui-même, fut président du Caveau, et c'est
évidemment là ce qui lui donna l'idée de cette publication.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 331
fois de plus, par ce petit récit, des sentiments toujours
pleins de bonté et d'indulgence dont Méhul faisait preuve
en toute occasion :
Lors de mon arrivée à Paris, au sortir du lycée de Marseille, dit
l'écrivain, j'avais un portefeuille bien garni, non de billets de banque,
mais de lettres de recommandation. A cette époque, on croyait encore,
dans la province candide, aux protecteurs ; aussi avait-on cherché à
m'en donner dans la capitale. Parmi ces lettres, celle que je brûlais le
plus de remettre était pour Méhul. Les ouvrages de ce grand maître
brillaient sur tous les théâtres de France. Il était en musique le lion
du jour, comme il le sera pour la postérité. Je me hâtai donc de courir
au Conservatoire, où il logeait. N'étant pas de la secte des stoïciens, je
ne fus pas comme Eucrate, à la vue d'un grand homme, de Sylla, sans
émotion en présence de Méhul ; je tremblais d'avance en frappant à
une petite porte qu'on m'avait indiquée. J'entrai, j'aperçus, debout
devant un pupitre à la Tronchin, un individu maigre, chétif, l'air
souffrant et mélancolique ; il était vêtu d'une robe de chambre de
molleton blanc à moitié usée. Je demandai à cet individu M. Méhul. Il
me répondit : « C'est moi, monsieur. » Je lui remis ma lettre. Pendant
qu'il la lisait, je jetai un regard furtif sur la chambre où je me trouvais:
les murs étaient complètement nus : ni tapisserie, ni tableaux, pas
même une gravure ne les décoraient ; pour tous meubles , un lit,
quelques chaises de paille et un petit clavecin.
C'est sur ce clavecin que mes yeux s'arrêtèrent. Les grands composi-
teurs écrivent la musique, ils ne la jouent pas ; mais quelquefois ils
touchent du doigt un clavier pour obtenir un accord. C'est ainsi parfois
qu'ils enfantent des œuvres sublimes et rendent leur nom immortel.
Méhul m'invita à m'asseoir et m'interrogea avec beaucoup de dou-
ceur et de politesse. Il fut un temps où l'on ne sortait du collège
qu'avec le manuscrit d'une tragédie. Pour moi, n'élevant pas si haut
mon ambition, je m'étais borné' à un opéra en trois actes ; mais mon
ambition prenait sa revanche par le choix du compositeur. Sur qui
mon choix s'était-il arrêté ? Sur mon interlocuteur. Rien que cela. Il
n'y a qu'un écolier, sans expérience des choses et des hommes, qui
peut avoir une telle hardiesse. Elle me réussit. Méhul ne fut point
étonné : « Eh bien ! me dit-il, venez déjeuner avec moi demain matin à
dix heures, et vous me lirez votre opéra. »
Je fus exact. Sur une petite table sans serviette, on nous servit des
côtelettes, du beurre et du thé. Les déjeuners au café Tortoni n'étaient
encore connus que par messieurs les agents de change. Notre modeste
repas terminé, Méhul me dit : « Maintenant, commençons la lecture. »
A ces mots, l'émotion me gagna, mais je me remis bientôt. On ne peut
se faire une idée de l'attention avec laquelle je fus écouté. Quand
332 MÉHUL
j'eus achevé de lire, j'attendis mon arrêt. Méhul me parut plongé dans
une réflexion profonde. Voici les paroles de mon juge : « Je me charge
de la musique, mais auparavant il faut que l'ouvrage soit reçu ; je vais
vous donner une lettre pour Gavaudan, c'est lui qui jouera le principal
rôle. Il obtiendra pour vous une lecture ; je vous demanderai ensuite,
si son sort est heureux, comme je n'en doute pas, quelques change-
ments dans les morceaux de chant ». Il prit la plume et me donna la
lettre pour Gavaudan. « Tenez, me dit-il, allez chez lui, il demeure rue
de Grammont. » Je saluai Méhul, je le remerciai avec effusion ; et, sans
perdre une minute, je courus chez Gavaudan. 11 allait se rendre au
théâtre, je lui remis la lettre de Méhul. Il la lut et me promit une
lecture pour l'un des plus prochains comités.
« Méhul a de l'humeur, me dit-il, il se plaint qu'on ne joue plus
Joseph. Il sait bien que ce n'est pas ma faute ni celle du théâtre : la
retraite prématurée d'Elleviou a dérangé tout notre répertoire ; mais
pourquoi Méhul nous écrit-il cette phrase navrante : «Sans ma place
au Conservatoire, l'auteur de Joseph mourrait de faim. Il faut lui
pardonner ce reproche injuste et cette lamentation exagérée. Méhul
est malade. »
La promesse de Gavaudan ne tarda pas à s'accomplir, mon ouvrage
fut lu et reçu ; un nommé Rézicourt, acteur et régisseur, se prêta gra-
cieusement à lire à ma place. Porteur de la nouvelle de mon succès, je
courus chez Méhul. Il se montra satisfait. « Laissez-moi votre manuscrit,
je vais passer quelque temps à la campagne, où je retrouverai les fleurs
que j'aime tant à cultiver; mais je reviendrai bientôt; le meilleur air
pour moi, quoi qu'en disent les médecins, est celui que je respire au
Conservatoire et à l'Institut. » Je me permis alors, en le remerciant
avec plus de chaleur encore que je ne l'avais fait, de lui demander
comment il m'accordait tant de faveur, comment il se chargeait de mon
poème, moi jeune homme inconnu. Il me répondit :
« J'ai éprouvé tant de dégoûts quand je vins pour la première fois à
Paris ; j'ai mendié si longtemps un poème avant de l'obtenir, que je
me suis promis, dès ce temps-là, d'épargner autant qu'il dépendrait de
moi toutes ces tribulations aux jeunes gens qui viendraient à moi. Je
me suis fait à ce sujet une loi rigoureuse. Au Conservatoire comme à
l'Institut, qu'il s'agisse d'un examen ou d'un prix à décerner, l'indul-
gence est devenue pour moi une habitude ; loin de décourager la
jeunesse par trop de sévérité, un refus irréfléchi, ou un froid accueil,
je lui accorde ce qu'on ne m'a point accordé. Ensuite, comme on me
reproche mes œuvres légères, même l'Irato, je ne suis pas fâché de
rentrer dans ce qu'on appelle mon genre. Votre ouvrage est sérieux, il
a un caractère héroïque, c'est ce qu'il me faut. Voilà pourquoi je vous
ai adressé à Gavaudan, acteur éminemment dramatique. »
Hélas ! ni la douceur de l'air embaumé des champs, ni un voyage en
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 333
Provence, où il allait retrouver, croyait-il, la santé sous un ciel tou-
jours attiédi, même pendant l'hiver, ne purent rendre la force à ce
corps épuisé. Gomme l'Achéron, la mort, qui sert de concierge aux
enfers, ne lâche pas sa proie. Les victimes qu'elle a désignées se
débattent vainement, elles finissent par succomber. Mes visites à Méhul
devinrent plus fréquentes à mesure que le mal augmentait. Il périt au
milieu d'un deuil général. Avec lui, mon manuscrit, qui ne pouvait
recevoir la vie que par sa musique, disparut. J'ai toujours ignoré ce
qu'il était devenu ; il n'aurait plus servi qu'à me rappeler plus cruelle-
ment la perte de Méhul, auquel je m'étais attaché de toutes les forces
de mon âme *.
Nous n'en sommes pas encore, bien qu'elle soit proche
cependant, à cette époque douloureuse de la mort de Méhul.
Il nous faut revenir à la Journée aux aventures, dernier
ouvrage du maître que le public devait applaudir de son
vivant. Celui-ci était un véritable opéra- comique, dans
lequel dominait cette note gaie qu'on lui reprochait, disait-
il, d'employer parfois, et qui, en réalité, convenait moins
à son tempérament d'artiste que l'élément pathétique et
passionné. Cette fois pourtant, le succès devait seconder
ses efforts, et la Journée aux aventures, dont les principaux
rôles étaient confiés à Paul, Huet, Ponchard, à Mmes Gra-
vaudan, Boulanger, Crétu et Desbrosses, allait enfin, après
tant de déboires, lui procurer la satisfaction d'une réussite
brillante et complète.
C'est le 16 novembre 1816 que l'ouvrage, impatiemment
attendu par le public de l' Opéra-Comique, comme tous ceux
qui étaient signés du nom de Méhul, fit sa première appa-
rition sur ce théâtre 2. Le succès fut si franc et l'accueil du
public si chaleureux que dès le lendemain, et sans attendre
l'article de son rédacteur spécial, Sauvo, le Moniteur
constatait l'un et l'autre dans la note que voici: — «Le
théâtre Feydeau a ramené la foule à sa première représen-
1 Audibekt : Indiscrétions et confidences, pp. 197-202 (Paris, Dentu, 1858,
in-16.)
2 Le spectacle commençait par V Opéra-Comique, de Délia Maria. La
recette fut de 2,810 francs.
334 MÉHUL
tation de la Journée aux aventures, opéra-comique en trois
actes. Ce titue dit assez à quel genre l'ouvrage appartient :
c'est une pièce d'intrigue, un imbroglio, dont le point de
départ est imité de la Nuit aux aventures ou les Deux Morts
vivans, pièce de M. Dumaniant, qui, il y a près de trente
ans, a eu presque autant de succès que Guerre ouverte, du
même auteur. Dans les deux pièces, la nécessité de fuir
après un duel où l'on croit faussement qu'il y a eu mort
d'homme, entraîne des déguisemens, des quiproquo, des
surprises, et une reconnaissance. La pièce nouvelle est con-
duite avec assez d'art ; le premier acte est amusant, le
second faiblit un peu, le troisième offre des situations origi-
nales et piquantes qui ont déterminé le succès : il a été
complet. Les auteurs sont MM. Maizières et Capelle. L'au-
teur de la musique est M. Méhul, que depuis si longtemps
l'on désirait voir reprendre sa lyre savante et harmonieuse.
Il a le plus possible rapproché son style du genre de l'ou-
vrage, qui renferme, avec des morceaux d'ensemble dignes
de son beau talent, de petits airs, des romances, de jolis
rondo pleins de grâce et de fraîcheur : le nom de ce célèbre
compositeur a excité de vives acclamations l. »
Cinq jours après, et à la suite de la troisième représen-
tation, Sauvo venait à son tour donner la note du succès,
qui s'accusait de plus en plus :
La première représentation de la Journée aux aventures, disait-il,
avait attiré beaucoup de monde ; à la seconde, il y en avait davantage ;
à la troisième, encore plus : voilà de ces aventures par lesquelles il
devenait, dit-on, fort nécessaire au théâtre Feydeau de terminer ses
journées. Nos feuilles publiques le peignaient, depuis quelque tems,
dans un état de langueur et de solitude allarmant : à force de dire qu'il
n'y allait que très peu de monde, elles trouvaient le vrai moyen qu'il
n'y allât personne, et cela aurait fini par là M. Méhul n'a pas
dédaigné l'offrande de deux talens non encore éprouvés : il leur a
donné l'appui du sien, c'était leur garantir le succès... M. Méhul a fait
tout ce qu'il lui était possible sans forcer son talent, et sans le déna-
turer, pour traiter légèrement un sujet de sa nature fort léger. Ce n'est
1 Moniteur universel, du 17 novembre 1816.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 335
qu'involontairement, et comme malgré lui, que le grand harmoniste
se trahit quelquefois dans cette composition par quelques modulations
savantes et par certaines combinaisons harmoniques...
S...1.
En réalité, le succès de la Journée aux aventures fut très
vif, très brillant, à ce point que du 16 novembre 1816, jour
de son apparition, à la fin de l'année suivante, on n'en
donna pas moins de soixante-six représentations, et que
l' Opéra-Comique, qui traversait alors une crise difficile,
dut à cet ouvrage de voir le public se reprendre pour lui
d'une affection qui semblait l'avoir abandonné. Un tel succès
dut réchauffer quelque peu le cœur de Méhul mourant, bien
que, d'autre part, il fût presque cruel pour lui de voir une
partition estimable sans doute, mais qui était loin de valoir
celle de Joseph, exercer sur le gros des spectateurs une
influence que ce chef-d'œuvre n'avait jamais pu conquérir.
Il est vrai que depuis longtemps il n'est plus question de la
Journée aux aventures, tandis que Joseph, après trois quarts
de siècle, excite toujours l'admiration et perpétue à lui seul
la gloire de son auteur2.
De Méhul mourant... ai-je dit! Hélas! il n'est que trop
vrai. Le mal dont il était atteint depuis plusieurs années,
qui le rendait si sensitif et si chagrin, qui minait son
corps sans altérer en rien son intelligence, ce mal terrible,
parvenu à son plus haut période, faisait des progrès d'une
effrayante rapidité. Deux mois s'étaient à peine écoulés
1 Moniteur universel, du 22 novembre 1816.
2 On fit pourtant, le 15 février 1822, une reprise de la Journée aux
aventures, jouée alors par Poncliard, Darancourt, Lemonnier, Juliet,
Duvernoy, Allaire, M^es paui? Rigaut, Ponchard et Desbrosses. La
première représentation n'en fut pas très heureuse, au dire du Miroir,
qui, le lendemain, se contentait à son égard de ces quelques mots : —
«La Journée aux aventures, que l'on a reprise hier à l'Opéra-Comique, a
produit peu d'effet. Les acteurs et la toile même n'étaient pas sûrs de
leurs rôles ; l'une n'a pas pu tomber au coup de sifflet, les autres en ont
été bien près.» L'ouvrage, néanmoins, se maintint encore plusieurs
années au répertoire, car on le jouait encore en 1826. Mais je crois que
depuis lors il fut pour toujours abandonné.
336 MÉHUL
depuis la représentation de la Journée aux aventures, que
Méhul, affaibli, épuisé, presque méconnaissable, devait, sur
Tordre des médecins, entreprendre un voyage dans le midi
de la France. L'hiver était alors dans toute sa rigueur, et
l'on n'avait plus d'espoir que dans l'influence bienfaisante
que le soleil du Languedoc ou de la Provence pourrait
exercer sur une santé devenue si débile, sur un tempéra-
ment usé par la souffrance et que les soins les plus dévoués
ne parvenaient pas à reconstituer et à raffermir. Quelque
ennui qu'il en dût éprouver, Méhul se vit donc obligé de
céder aux vives instances dont il était l'objet, et son dé-
part fut décidé. La nouvelle s'en répandit bientôt dans les
milieux artistiques, et les journaux, qui savaient combien le
public prenait intérêt à tout ce qui touchait un maître si
glorieux et si universellement admiré, n'eurent garde de
laisser ignorer cette nouvelle, que le Journal de Paris
(16 janvier) annonçait en ces termes à ses lecteurs: —
« Notre célèbre compositeur Méhul est sur le point de faire
un voyage dans le midi de la France pour rétablir sa santé
un peu dérangée par suite des travaux auxquels il s'est livré.
Nous ne pouvons rester indifférens à ce qui concerne un
artiste qui a consacré ses talens aux plaisirs du public. Espé-
rons que M. Méhul sera bientôt rendu à ses nombreux amis et à
la scène lyrique, qu'il a enrichie de tant de productions. »
C'est le 18 janvier 1817 que Méhul, quittant à regret ce
Paris qu'il aimait plus que tout au monde, s'éloignant avec
chagrin de ses amis, de ses élèves, de ses compagnons de
chaque jour, partait pour Montpellier, dont le séjour lui
était particulièrement recommandé1. Mais il était si faible
1 C'est Vieillard qui, dans sa notice, nous fait connaître la date précise
de ce voyage. « La veille du départ de Méhul, dit-il, je lui avais adressé
mes adieux, en une pièce de vers, imitation du Sic te diva potens Cypri
d'Horace. » Et il reproduit cette poésie, qui est datée du 17 janvier, et
que voici :
A 31éhul, partant pour la Provence, le 17 janvier 1817.
Toi qui, du cygne de la Thrace,
Au fleuve de Lutèce as redit les accents,
SA VIE, SON GÉNIE ■ SON CARACTÈRE 337
déjà qu'il dut diviser en deux étapes un voyage qui exi-
geait, à cette époque, plusieurs jours et plusieurs nuits, et
dont il n'aurait pu supporter la fatigue. Il s'arrêta donc à
Lyon, où il demeura environ une semaine, et c'est de Lyon
qu'il adressa à Madame Rodolphe Kreutzer, la femme du
grand violoniste dont la maison lui était toujours si hospi-
talière et si chère, la lettre à la fois triste et affectueuse que
voici :
De Lyon 1.
Ma chère Madame Kreutzer,
Je veux tenir la plume ce soir. Arrivé à la moitié de ma course, je
me retourne, je vous tends les mains, et je vous embrasse tous de tout
mon cœur. L'état où je me trouve n'offre aucun changement remar-
quable, je suis aujourd'hui comme la veille de mon départ. Je suis, à
Lyon comme à Paris, un fantôme qui fait peur aux petits enfans et qui
a le bonheur d'être aimé des grands. Continuez, du courage, car je ne
vis plus que par le cœur. Si je manquois d'amis vrais, je n'aurois
jamais entrepris le voyage de Montpellier. J'aurois déjà bien des choses
Que ne puis-je, héritier de la lyre d'Horace,
Quand tu pars, ô Méhul, renouveler les chants
Qui de Virgile accompagnaient la trace !
Comme lui, ta fortune abandonnée aux vents
D'Éole ou de Téthys ne craint point la disgrâce.
Au lieu de braver les autans,
Oppresseurs de l'humide empire,
Aux bords heureux, asile du printemps,
Tu vas chercher le souffle de Zéphyre.... «,
Ah ! que Vénus, étoile des amants,
Que les frères d'Hélène, astres toujours propices,
Répandent après toi leurs clartés protectrices !
Que Flore, à tes désirs prodiguant ses faveurs,
T'abrège le chemin en te couvrant de fleurs !
Que d'un air pur, sous un ciel sans nuage,
Le baume salutaire, ami de la langueur,
Dans tes veines circule et ranime ton cœur.
Va renaître au lointain rivage,
Berceau des arts, retraite des amours.
Où l'écho se réveille au chant des troubadours.
Du printemps, du climat, que l'heureuse magie,
Avec nos vœux soit de moitié,
Et que la bienfaisante Hygie
Te ramène bientôt aux bras de l'amitié.
1 Sans date; le timbre de la poste porte celle du 29 janvier 1817. Cette
lettre appartient à M. Massart, l'excellent professeur du Conservatoire,
qui a bien voulu me la communiquer.
338 MÉHUL
à conter de ma route, mais j'ai la respiration trop courte. Je n'ai que
la force de vous dire que je vous aime à la vie et à la mort. Ceci doit
s'entendre aussi pour tous ceux qui s'intéressent à moi comme vous,
et c'est tous les Kreutzer ; ensuite le bon Pradher, ensuite Boyeldieu,
et puis Daussoigne. Je fais une mention à part des dames Tourette, et
puis une autre de Gherubini et de sa femme. Au reste, ne lisez à per-
sonne cette fin de lettre. Je vous donne ma bourse, puisez, donnez aux
uns des grosses pièces, et aux autres de la petite monnoie, mais ne
m'oubliez envers aucun de ceux qu'un oubli pourroit affliger. Adieu, je
commence à me sentir fatigué. Ma plume pèse une livre, je la laisse
tomber.
Amitié tendre et à jamais inaltérable.
Méhul 1.
De Lyon, Méhul se rendit directement à Montpellier, où
il allait recevoir la nouvelle d'un fait qui l'intéressait vive-
ment. On l'avait tellement pressé de quitter Paris qu'il
n'avait pu — et cela seul lui fut certainement douloureux,
— assister à la première représentation du premier ouvrage
qu'Herold, son élève préféré, était sur le point de donner
à l'Opéra-Comique. Or, les Rosières — c'était le titre de
cet ouvrage — avaient fait leur apparition sur ce théâtre
une semaine après son départ, le 27 janvier ; elles avaient
reçu du public le meilleur accueil, et Herold, enchanté,
ne perdit pas un instant pour faire connaître son succès au
maître qu'il aimait. C'est en arrivant à Montpellier que
Méhul reçut la le"ttre par laquelle Herold lui faisait part de sa
joie, en le priant en même temps d'accepter la dédicace de
sa partition. Méhul lui fit cette réponse touchante et tout
empreinte d'une affection paternelle :
Montpellier, 6 février [1817].
Mon cher Herold,
Je m'empresse de répondre à votre bonne et touchante lettre pour
vous féliciter de tout mon cœur de votre brillant succès, et pour vous
1 La suscription de cette lettre porte : « A Madame Kreutzer, rue de
Provence, n° 16, à Paris; » ce qui ne laisse aucun doute sur la person-
nalité de la destinataire, qui e'tait bien Mm® Rodolphe Kreutzer, cette
adresse étant celle de Rodolphe, tandis que le frère de celui-ci, Auguste
Kreutzer, demeurait alors rue d'Artois.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 339
dire qu'il me rend aussi heureux que vous-même. Ce n'est pas comme
votre ancien professeur, c'est comme votre ami que je m'intéresse
à tout ce qui peut contribuer à votre bonheur et à votre réputation.
Votre existence, comme compositeur, date du 27 janvier ; elle se pro-
longera, elle deviendra célèbre, et je m'en réjouirai dans mes vieux
ans.
J'accepte avec plaisir la dédicace de votre partition; mais j'y mets
une condition, que vous exécuterez religieusement, car je vous en prie :
c'est que si, pour l'intérêt de votre ouvrage et pour votre avancement,
vos amis pensaient qu'il fût bon d'offrir l'hommage de votre partition à
quelque personnage de cour très puissant, vous n'hésiteriez pas à vous
rendre à leurs conseils. Le premier élan de votre cœur me suffit. Vous
avez songé à moi avant tout, je dois songer à vous avant moi. D'ail-
leurs, mon cher Herold, ce n'est pas d'aujourd'hui que j'ai su apprécier
les bons sentimens qui vous animent, et depuis longtemps votre
franche reconnaissance vous a acquitté envers moi.
Je trouve inutile de vous donner des conseils sur votre nouvelle
position ; d'après votre lettre, je vois que vous savez l'envisager sage-
ment. Embrassez tendrement votre mère pour moi : dites-lui que je
partage son bonheur. Parlez de moi à Boieldieu, à notre aimable
madame Gavaudan, enfin à ceux de la Comédie qui s'occupent de
moi... Ma santé est toujours languissante ; le climat de Montpellier est
trop vif pour moi. Le voyage m'a causé une fatigue dont je ne puis me
remettre. Pour vous écrire cette lettre, il m'a fallu toute ma matinée.
J'aurois mieux fait de rester à Paris, au milieu de nos amis. Le succès
des Rosières m'auroit fait plus de bien que la vue du pont du Gard.
Puissent cependant les Rosières durer aussi longtemps que ce magni-
fique monument ! Adieu, Herold ; ma tête devient lourde ; il faut que
je finisse, et c'est en vous embrassant de toute mon âme.
Votre ami,
MÉHUL.
Il va sans dire qu'Herold, dont les sentiments pour son
excellent maître tenaient à la fois de l'adoration et de la
vénération, lui dédia, comme il lui en avait exprimé le
désir, sa partition des Rosières.
Mais Méhul ne put rester à Montpellier, dont l'air trop
vif, loin de le fortifier, semblait au contraire épuiser encore
sa poitrine malade et son estomac affaibli. Sur le conseil des
médecins de cette ville, et surtout de l'un d'entre eux, le
docteur La Fabry, qui lui avait aussitôt inspiré confiance,
340 MÉHUL
il résolut au bout de peu de jours de quitter le Languedoc
pour la Provence et d'aller se réfugier à Hyères, dont on a
toujours vanté le climat doux, égal et tempéré. C'est de là,
et à peine arrivé, qu'il adressait à Mme Kreutzer la nou-
velle lettre que voici, toute pleine d'une tendre affection et
qui respire une grâce charmante :
D'Hières, ce lundi 17 février [1817].
Ma chère madame Kreutzer,
Il me semble que je suis au bout du monde, mais malgré la distance
des lieux, les vrais amis sont toujours près par la pensée et par le
cœur. Je veux vous dire un petit bonjour la fenêtre ouverte. Ce n'est
pas pour que le vent l'emporte, mais pour vous parler du climat
d'Hières, qui est vraiment charmant. Si je dois enfin éprouver du
mieux dans mon état, ce sera ici. Seulement il faut que ce mieux com-
mence par le commencement, car en toute vérité le voyage m'a fait
mal. Je ne peux pas faire cinquante pas à la promenade sans me
reposer deux fois. Ce matin j'ai mis près de trois heures à faire ma
toilette. Enfin, le croiriez-vous ? j'ai encore maigri. Mon dégoût pour le
pain est invincible ; il est moins prononcé pour tout le reste, mais un
rien suffit pour me donner des pesanteurs qui me portent au sommeil.
Je ne me trouve passablement qu'au lit, le corps se repose et la pensée
s'éveille. C'est une bien bonne et bien mauvaise chose. Je ne lui sais
gré que lorsqu'elle m'entretient de mes amis et de mon retour près
d'eux. Embrassez pour moi votre aimable sœur, les deux excellens
Kreutzer et le bon Pradher d'un côté; d'un autre, embrassez les dames
Tourette et Boyeldieu ; ensuite viendront Gherubini, Sewrin, Delrieu,
Piranesi, etc., etc., etc. Pour le docteur Esparon, il faut une place à
part. Parlez-lui de mes sentimens et de ma mauvaise santé.
Maintenant, chère femme, c'est à vous, et je vous embrasse de toute
mon âme, enfin comme si j'étais à Paris sans l'avoir quitté.
Votre ami dévoué,
MÉHUL1.
Dans cette lettre adressée à une excellente amie, Méhul
n'exprimait que des plaintes failles sur l'état de sa santé,
craignant sans doute de la trop chagriner. Dans celle qu'on
va lire et que, le lendemain même, il écrivait à son neveu
1 Je dois l'obligeante communication de cette lettre à M. J. Armingaud.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 341
Daussoigne, il prend moins de ménagements et laisse voir
à quel point il est abattu, presque découragé par la fai-
blesse qui l'accable. Daussoigne venait de lui faire con-
naître le douloureux résultat de la grossesse de sa femme,
et Méhul lui répondait en ces termes :
D'Hières, le 18 février [1817].
Je n'ai pas besoin d'être bien, tout à fait bien pour t'écrire. Il me
falloit tout naturellement l'occasion de te répondre, tu me l'offres et je
la saisis. Si tu as désiré un enfant, je te plains de tout mon cœur de
l'accident qui vient d'arriver à ta femme ; dans le cas contraire, ce
fâcheux événement rentre dans les malheurs dont on se console, quand
la mère est sauvée et qu'elle est fort jeune. Sous ce dernier rapport je
te félicite sincèrement.
Dis à ta chère malade que je la remercie des vœux qu'elle veut bien
unir aux tiens pour le rétablissement de ma santé. J'en fais pour elle
qui seront plus promptement exaucés que les vôtres ; la jeunesse fait
fuir la mort, tandis que la vieillesse l'attire.
J'ai beaucoup de confiance en M. Esparon, je n'aurai jamais d'autre
médecin que lui ; mais il s'est trompé comme tout le monde sur mon
grand voyage. Il n'a pas vu que je n'avois pas la force de l'entre-
prendre. Jamais je n'ai été si faible, si dégoûté, si accablé que deux
jours après mon arrivée à Montpellier. Cet état insupportable m'a fait
désirer quitter cette ville, les docteurs ont été de cet avis, et me voici
à Hières. Le climat y est plus doux qu'à Montpellier, mais les vents j
sont encore trop secs pour ma poitrine. L'appétit est toujours très-
mauvais. Je ne vis pour ainsi dire que de soupes ! Chaque fois que j'ai
besoin, je suis anéanti ; chaque fois que j'ai mangé, je suis écrasé par
la lourdeur de mon estomac. Voilà mon passetems.
Mais parlons de toi. Si le l'asso te plaît beaucoup, prends-le, songe
pourtant que c'est un sujet grave et noble, et crains que ce genre ne te
fasse ranger du premier coup dans la classe des savans. Laisse aller
Sautr... *, tu profiteras de la bonne 2.
Ma tête se fatigue, il faut que je finisse.
1 Ici, un nom dont le trou produit par la brisure du cachet a enlevé
la fin.
2 II s'agit évidemment ici d'un poëme d'opéra que Daussoigne devait
mettre en musique, et dont ensuite il abandonna l'idée. Ce pourrait bien
être celui de la Mort du Tasse, drame lyrique en trois actes dont Garcia,
le père de la Malibran, écrivit la partition, et qui fut représenté sans
succès à l'Opéra le 7 février 1821.
342 MÉHUL
Comme je ne veux te donner que des commissions que tu puisses
faire avec plaisir et non par ambassadeur, tu iras chez Mad. Kreutzer
lui porter mes complimens affectueux, et tu tâcheras de voir Pirolle,
Boyeldieu, Pradher, pour leur parler de mon amitié. Voilà tout.
Adieu, je t'embrasse ainsi que ta femme, et je désire fort que ce soit
bientôt de plus près.
MÉHUL.
On peut m'adresser mes lettres à l'hôtel d'Europe, à Hières *.
Seul, au milieu d'un pays inconnu, éloigné de tout ce qu'il
aimait, obligé de rompre avec toutes ses habitudes, sans un
compagnon, sans une figure amie qui pût attirer et retenir
son regard, avec cela souffrant et faible comme il Tétait,
Méhul, en dépit des beautés que prodiguait à ses yeux une
nature aimable et souriante, devait mener à Hyères une
existence pénible et qui n'était point pour le réconforter
moralement, pour rendre à ses facultés leur équilibre, à
son âme si profondément troublée la quiétude et la sérénité
des jours heureux. Si la douceur d'un climat printanier
pouvait redonner à son corps une partie de son ancienne
vigueur, son esprit devait s'assombrir encore et se chagri-
ner davantage en une telle solitude. Or, sans la santé
intellectuelle, la santé physique est toujours bien difficile à
rétablir. C'est ce qui explique les plaintes qu'exhalait le
grand homme dans cette nouvelle lettre, par laquelle il se
rappelait au souvenir de son ami Vieillard, et dont la dernière
partie est tout à fait charmante :
Hières, 20 février 1817.
Mon cher Vieillard,
Ne m'accusez pas d'ingratitude, vous seriez dans l'erreur. Je n'ai
point oublié le-s vers élégans que vous avez eu la bonté de m'adresser
la veille de mon départ. Les vœux si bien exprimés dans votre poésie
n'ont point été exaucés, mais j'ai opposé à l'indifférence des dieux,
vainement invoqués par votre muse amie, de la patience, du courage et
1 Cette lettre fait partie de la superbe collection d'autographes de musi-
ciens de M. Alfred Bovet. . L'adresse porte : « A Monsieur Daussoigne,
professeur à l'Ecole royale de musique, rue Montholon, n° 13, petite mai-
son neuve, à Paris.
SA VIE. SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 343
le reste de mes forces. C'est ainsi que je suis arrivé à Montpellier et
que je me suis traîné à Hières. Le climat y est fort tempéré, puisque
les orangers y poussent en pleine terre ; mais il y règne des vents
si aigres que je ne puis sortir de ma chambre. Elle est heureusement
au midi, de manière que je jouis de la chaleur du soleil, qui ne manque
jamais de se montrer. C'est cela de plus qu'à Paris ; mais qu'il faut
aller le chercher loin !
Pour un peu de soleil, j'ai rompu toutes mes habitudes, je me suis
privé de tous mes amis, et je me trouve seul, au bout du monde, dans
une auberge, entouré de gens dont je puis à peine comprendre le
langage.
Vous qui comprenez si bien celui de l'amitié, mon cher Vieillard,
rendez-moi à ceux qui me sont chers, en me parlant de leurs senti-
mens. Dites aux dames Kreutzer combien je les aime, et combien elles
me font trouver les lieues longues et le temps long. Dites à Kreutzer et
à Auguste1 que je suis souvent auprès d'eux à l'Opéra, où je vais
exprès potàr les voir ; dites à Pradher que je l'aime bien ; rappelez-moi
au souvenir de Sewrin, de Delrieu, de Piranesi, et dites à Vieillard que
je lui souhaite tout le bonheur qu'il mérite, comme auteur et comme
homme. Montez un instant chez les dames Tourette, pour leur faire
mes tendres complimens, et venez que je vous embrasse de tout mon
cœur, et que je vous assure de mon amitié.
Méhul.
Dans T isolement où il se trouvait, Méhul, dont le cœur
était toujours plein d'affection, trouvait un dérivatif à son
ennui dans la correspondance qu'il entretenait ainsi avec ses
amis de Paris ; aussi cette correspondance était-elle active.
Voici, adressée à Mme Kreutzer, une nouvelle lettre de lui,
qui renferme des détails intéressants sur son existence à
Hyères :
D'Hières, le 2 Mars [1817].
Ma chère Madame Kreutzer,
Je suis bien étonné d'apprendre par le bon Pradher que vous
attendez une réponse à une première lettre pour m'en écrire une
deuxième. Je puis vous jurer que depuis mon départ, à mon grand
regret, je n'ai pas reçu un mot, une ligne de vous, de vous qui écrivez
si bien, si facilement, et qui avez du tems et de la santé ! 11 paroît
qu'on croit parmi nos amis que je suis à Hières par ordre des médecins.
On se trompe ; j'y suis par ma volonté, approuvée par le digne M. La
'Rodolphe et Auguste Kreutzer, les deux frères.
344 MÉHUL
Fabry. Je me suis trouvé physiquement et moralement si mal à Mont-
pellier, que j'y serois mort. Mais comme je veux vous revoir, je ne me
suis pas laissé abattre. Je suis parti seul, absolument seul, et je me
trouve ici, seul, tout seul. Le hasard m'y a fait rencontrer une daine de
Cheminot, que j'ai connue il y a trente ans, et qui alors en avoit déjà
cinquante. Tous les hivers elle vient de Paris à Hières pour sa santé,
et elle s'en trouve bien ; elle est droite, forte et vivace. Elle reçoit trop
de monde le soir, je ne puis la voir que le matin. Elle me prête des
livres, c'est un grand service qu'elle m'a rendu. J'ai reçu d'autres invi-
tations de gens de la ville, mais si bêtement faites que je n'y répondrai
pas. Quant au médecin sur lequel je croyois pouvoir compter un peu,
on le dit si médiocre, que je ne l'ai point encore fait demander. J'obéis
de loin à ceux de Montpellier, surtout au digne M. de La Fabry.
Hières est bien loin de valoir sa réputation. Ce printems continuel
est un mensonge. Depuis quinze jours que j'y suis, j'ai été contraint
d'en passer huit au coin de mon feu. 11 règne ici, comme dans toute la
Provence, des vents aigres d'une violence extrême. Je conviens que
lorsque ces vents ne soufflent plus, on éprouve un charme difficile à
définir, en retrouvant le mois de mai de Paris en février. Hier, dans
ma promenade, je sentois que je respirois une vie nouvelle, je suis
rentré trois fois plus fort que je n'étois sorti. Mais aujourd'hui le tems
est couvert, et je vais perdre au coin du feu ce que j'avois gagné au
milieu des champs. Mais l'appétit? Il est meilleur; l'estomac, moins
faible, digère un peu moins lentement et un peu plus d'alimens. Mais
il est capricieux, et je suis obligé de m'observer sans cesse. Heureuse-
ment qu'il m'est impossible d'être plus tenté un jour que l'autre. J'ai
toujours sur ma table du bœuf ou du mouton ; pas de veau, pas de
volailles, pas de gibier ; de tems en tems du poisson de mer et des
légumes d'hiver, le tout accomodé à la diable. Du reste, je suis entouré
d'assez bonnes gens ; moyennant beaucoup d'argent, ils sont assez
attentifs, surtout les jours où je suis seul dans l'hôtel, car les jours où
il arrive des voyageurs, le monsieur malade est un peu oublié. Dans
l'extrême longueur des jours où je ne puis sortir, je suis obligé de
lutter contre la tristesse qui veut s'emparer de moi ; alors je relis les
lettres de mes amis, et je me tranquillise. J'espère toujours que bientôt
une lettre de vous augmentera mon recueil et me donnera de nouvelles
forces. En attendant, je vous embrasse tous de tout mon cœur.
Méhul 1.
Soyez assez bonne pour aller voir nos chères dames Tourette ; vous
1 Cette lettre et la suivante m'ont été communiquées par M. Massart,
qui a bien voulu m'autoriser à les publier. On sait que M. Massart
fut rélève favori de Kodolphe Kreutzer, qui le considérait presque
comme un fils.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 345
savez ce que j'ai à leur dire. Embrassez Pradher pour moi. Faites faire
mes complimens à ce bon Boyeldieu, ainsi qu'à mon gros ami Pirolle,
qui se félicite fort du bonheur d'avoir fait votre connaissance. Bien des
amitiés aux Sewrin, aux Delrieu, aux Vieillard, aux Piranesi, etc.,
etc., etc.
« Le 26 mars, Méliul écrit de nouveau à Mme Kreutzer,
pour répondre à une lettre qu'il avait reçue d'elle. Le
climat d'Hyères devient tout à fait souriant, la santé du
malade semble s'améliorer et se raffermir, et il s'en trouve
moins triste, moins abattu, moins découragé ; il exprime
presque l'espoir d'une guérison prochaine, et laisse son cœur
s'emporter dans une effusion affectueuse:
P
D'Hières, le 26 mars [1817].
Ma chère madame Kreutzer,
J'ai reçu votre aimable lettre du 8 mars ; c'est la seconde seulement
qui me soit parvenue, mais elle en vaut plusieurs pour tous les
témoignages d'amitié qu'elle renferme. Vous savez combien j'y suis
sensible, et vous devez vous douter que dans ma position cette sensi-
bilité doit s'exalter. A deux cents lieues de tous les êtres qui me sont
chers, occupé d'eux du matin au soir, toutes les marques d'intérêt qui
m'arrivent sont reçues avec joie, me rendent heureux, et excitent vive-
ment ma reconnoissance. En m'aimant, vous ne faites qu'acquitter une
dette, et pourtant j'ai tant besoin d'amis fidèles, que je crois toujours
être en reste avec eux. C'est à eux que je dois mon courage, et c'est à
mon courage que je dois le retour de ma santé. Ainsi, je serai guéri
par ceux qui m'aiment, bien plus que par les médecins et les re-
mèdes.
Depuis quelques jours les vents se sont appaisés, et le climat d'Hières
a repris tout le charme qui le rend célèbre. J'en profite, je me promène
et je m'en trouve chaque jour un peu mieux. Si mon catharre vouloit se
décider à me quitter, je me croirois à moitié rétabli, mais je suis trop
certain qu'il ne cédera qu'aux efforts du docteur Esparon. Ce bon
docteur m'a écrit une lettre charmante ; j'en ai été vraiment touché, et
si ma réponse ne lui prouve pas ma tendre reconnaissance, ma plume
aura trahi mon cœur.
J'ai appris en même temps votre maladie et votre guérison. Gela ne
m'a pas donné le tems de m'en inquiéter, et c'est un bonheur pour
moi. A deux cents lieues, l'inquiétude est un supplice. Tâchons de
nous bien porter, de nous retrouver, de nous aimer toujours davantage,
340 MÉHUL
et d'arriver ainsi tout doucement au terme d'une vie qu'il faut restituer,
car ce n'est qu'un emprunt.
Adieu, à revoir. Je serre tous les Kreutzer contre mon cœur.
MÉHUL.
Embrassez pour moi les dames ToUrette, dites mille choses affec-
tueuses à Prader, à Boieldieu, à Daussoigne, à Pirolle, aux Sewrin, à
Piranesi, à Delrieu, à Vieillard, etc., etc., etc.
Je suis fâché que Berton n'ait pas eu de succès. Après un long repos
il en avoit besoin pour sa gloire, et peut-être aussi pour sa bourse1.
Après avoir séjourné environ deux mois à Hyères, c' est-
dire jusque vers la fin de la première semaine d'avril,
Méhul, se sentant probablement mieux, jugea à propos de
se remettre en route pour revenir à Paris2. Cependant il
ne crut pas, cette fois encore, pouvoir faire le voyage tout
d'une traite, et il commença par s'arrêter plusieurs jours à
Marseille, où on lui fit un acceuil chaleureux et empressé, digne
à la fois d'une ville intelligente et de l'artiste qui depuis plus
d'un quart de siècle était devenu l'une des gloires les plus
éclatantes de son pays. Il y débarqua le 10 avril, ainsi que
nous l'apprend avec précision le Journal des Débats, dans
une note qui lui était spécialement envoyée de cette ville :
— « Le célèbre compositeur Méhul est arrivé ici le 10 avril.
Sa santé s'est assez améliorée pendant son séjour aux îles
1 Berton venait de donner à l'Opéra (4 mars 1817), un ouvrage en trois
actes, Roger de Sicile ou le Roi troubadour, qui ne put être représenté que
six fois.
2 Le 3 avril, étant encore à Hyères, il adressait à un de ses élèves,
M. Cornu, une lettre dont je n'ai pas eu le texte sous les yeux, mais dont
j'ai trouvé cette analyse dans Un catalogue d'autographes : — « Curieuse
épître où il (Méhul) se plaint de la froideur de ses élèves et lui dit qu'il
est le seul qui ait le sentiment des convenances. Exilé à Hyères pour le
rétablissement de sa santé, il se plaint de la monotonie du pays. « Rien
« de plus triste, dit-il, qu'un bois d'orangers, si ce n'est un bois d'oliviers,
« et nous n'avons ici que des oliviers et des orangers... Je me promène
« machinalement pour recouvrer un peu de forces, et j'ai tellement oublié
« la musique que j'hésiterois si l'on me demandait combien il y a de notes
«dans la gamme...» (Catalogue des autographes de M. Yemeniz, Paris,
J. Charavay, 1868, in-8<>).
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 347
d'Hières, pour faire espérer qu'elle sera bientôt rétablie *. »
On avait été prévenu sans doute de son passage et du court
séjour qu'il avait l'intention de faire à Marseille, car on
fut aussitôt prêt à le fêter comme il convenait, et dès le
13 avril, c'est-à-dire trois jours seulement après son arrivée,
on donnait en son honneur, au Théâtre-Français (devenu
depuis le théâtre du Gymnase), un grand concert de charité,
uniquement composé de sa musique et dans lequel il fut
très acclamé 2. Le programme de ce concert comprenait les
ouvertures du Jeune Henry, de Stratonice et du Prince trou-
badour, l'air de Joseph, celui à! Arioàant, et les quatuors
d' Euphrosine et de VIrato, plus l'air de Gulistan, de Da-
layrac. Les exécutants étaient, avec les artistes du théâtre,
deux chanteurs nommés Gruion et Quelle, et le programme
se complétait par des strophes chantées par ce dernier,
qu'il avait lui-même improvisées pour la circonstance, et
dont la musique avait été écrite par un amateur de la ville.
Les voici :
Fils d'Apollon, sur cette rive heureuse,
Ne vois-tu pas la gloire qui t'attend ?
Viens, ô Méhul, d'une cité fameuse,
Viens recueillir le suffrage éclatant.
Depuis trente ans, sur la scène charmée,
Avec transport ton nom est répété.
De toutes parts l'agile renommée
Te recommande à l'immortalité.
1 Journal des Débats du 20 avril 1817. Déjà, dans son numéro du 12, le
Journal de Paris avait dit : — « On attend à Marseille M. Méhul, dont la
santé éprouve beaucoup d'amélioration de son séjour dans le Midi. » —
Tous les détails qui suivent, relatifs au séjour de Méhul à Marseille et
aux fêtes artistiques qui y furent données à son intention et en son hon-
neur, m'ont été fournis par mon excellent ami Alexis Rostand, qui a bien
voulu prendre la peine de les rechercher pour moi dans les journaux et
recueils du temps, à Marseille même, sa ville natale. On peut donc être
assuré de leur exactitude et de leur authenticité. Ils sont d'ailleurs confir-
més, comme on le verra, par diverses notes que publiait le Journal de Paris,
particulièrement sympathique à Méhul et toujours très bien informé.
2 C'était pendant la quinzaine de Pâques, où, par toute la France, les
théâtres alors fermaient leurs portes par ordre de l'autorité supérieure.
On appelait cela la clôture pascale.
348 MÉHUL
Oui, tu vivras ! oui, tes divins ouvrages
Subsisteront, chéris du monde entier,
Tant que la mer baignera nos rivages
Et qu'en nos champs fleurira l'olivier.
Le 15 avril, ce fut le Grand-Théâtre qui se mit en frais
pour fêter Méhul1. On y donna une représentation solen-
nelle de Joseph, avec le chanteur Dérubelle, qui appartint
plus tard à la troupe de F Opéra-Comique, dans le rôle de
Joseph; et un nommé Bernard dans celui de Jacob ; ce
dernier, qui était en même temps compositeur et qui avait
fait représenter sur ce théâtre un opéra intitulé les Phocéens,
récita, en l'honneur du maître, présent à la représentation,
une pièce de vers d'un poëte nommé Andravy. Huit jours
après, le 23, on jouait avec un très grand succès Héléna, dont
les principaux rôles étaient tenus par Dérubelle, Bernard
et Mlle Meyssin ; mais cette fois Méhul n'était déjà plus à
Marseille, qu'il avait dû quitter le 19 : il s'était remis en
route en passant par Aix, où il s'arrêta aussi quelques
jours et où il ne fut pas moins bien reçu, et se trouvait de
retour à Paris le 2 ou le 3 mai, après une absence de trois
mois et demi2.
* Les théâtres avaient fait leur réouverture le 14.
2 Ces dates nous sont fournies par deux notes du Journal de Paris, dont
les détails concordent exactement avec ceux qu'on vient de lire ; la pre-
mière (numéro du 24 avril) est ainsi conçue : « Le 13 avril, on a donné à
Marseille, au célèbre compositeur Méhul, une petite fête musicale, qui
était en même temps une fête de bienfaisance, puisque le produit en était
destiné aux indigens. Stratonice, Euphrosine, Ariodant, Joseph, VIrato ont
fourni exclusivement les morceaux du concert, dont faisaient aussi partie
l'ouverture du Jeune Henri et celle du Prince Troubadour. Des couplets
ont été adressés à l'auteur de ces chefs-d'œuvre, et, le 15, un nouvel
hommage lui a été offert par la représentation de son opéra de Joseph.
Il a dû partir de Marseille le 19. » La seconde note (numéro du 5 mai)
faisait connaître l'arrivée de Méhul à Paris : — « M. Méhul est de retour à
Paris depuis deux jours : la santé de ce grand compositeur paraît tout à
fait rétablie. »
Il est à peine utile d'ajouter, sans doute, que jusqu'à ce jour on n'avait
aucuns renseignements sur ce voyage de Méhul dans le Midi et sur cette
dernière période de la trop courte existence du maître.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 349
Par malheur, et comme il arrive trop souvent en pareil
cas, ce voyage dans le Midi avait été trop tardivement
entrepris par Méhul. Par lui sans doute on vit prolonger
de quelques semaines, de quelques mois peut-être, une
existence si précieuse et si chère à tous ; mais celle-ci était
atteinte déjà dans ses sources vives d'une façon irréparable,
et le mal dont souffrait le grand artiste, après avoir été un
instant comme endormi par la bienfaisante influence d'un
air pur et d'un soleil vigoureux, n'en devait reparaître en-
suite qu'avec plus de force et de cruauté. Bientôt, en
effet, ce mal se révéla de nouveau dans des conditions ter-
ribles, et l'on put dire alors que les jours de Méhul étaient
comptés. Moins de quatre mois après son retour, le 28 août,
le Journal des Débats publiait en deux lignes cette nou-
velle, dont le laconisme était significatif: — «M. Méhul,
l'un de nos plus célèbres compositeurs de musique, est gra-
vement malade. »
Toutefois, à partir de ce moment, les nouvelles manquent
de la façon la plus absolue, et c'est en vain que l'on cher-
cherait, dans tous les journaux et recueils périodiques du
temps, quelque autre renseignement sur l'état de la santé
de Méhul à cette époque et sur les progrès de sa maladie.
Mais Vieillard, qui avait conservé avec lui les relations les
plus affectueuses, va suppléer à ce silence en nous faisant
connaître les détails que voici :
A son retour à Paris, au mois de mai, Méhul nous parut avoir
éprouvé peu de changement dans son état de maladie ; nous recon-
nûmes surtout avec douleur que la maigreur et la toux avaient
augmenté d'une manière sensible. On était au plus beau moment de la
saison, et le valétudinaire se hâta de se réinstaller à sa très modeste
villa de Pantin, assez mauvais séjour pour un homme attaqué d'une
maladie de poitrine. Mais les bruits de la ville l'importunaient ; les
théâtres lui étaient interdits ; son jardin lui restait encore, et, après la
musique, les fleurs avaient été la passion de toute sa vie.
Quelques amis allaient le visiter. J'y allais aussi souvent que me le
permettaient de tristes et impérieux devoirs. Nous évitions de le
fatiguer. Il ne nous laissa jamais apercevoir que tel fût l'effet de nos
visites. Sa conversation était moins vive, sans doute ; elle avait perdu
350 MÉHUL
cette légère teinte de causticité qui donnait chez lui plus de jeu à la
conversation, sans que ce fût jamais aux dépens du cœur. Au contraire,
à toutes les qualités du sien s'ajoutaient encore des nuances plus
douces et une grâce plus attendrie ; sans illusion aucune sur un état
désespéré, il semblait à peine s'en occuper, et surtout il n'en occupait
jamais les autres.
L'été tout entier se passa ainsi dans une période d'affaiblissement
graduel ; mais, à la chute des feuilles, il ne fut plus possible de
s'abuser sur l'imminence d'une désolante catastrophe. Le séjour de la
campagne, qui n'avait apporté qu'un court soulagement à Méhul, en
automne, lui devenait à chaque instant plus pernicieux ; et, pour le
conserver quelques jours de plus, il fallut se hâter de le ramener à
Paris ; ce fut, je crois, dans les derniers jours de septembre, que ce
retour s'effectua. J'étais encore allé le voir à Pantin au commencement
du mois. Les exigeantes fonctions de la bureaucratie ne devaient plus
me permettre de le revoir à Paris ; il me fut même interdit de lui
rendre les derniers devoirs1....
C'est cet affaiblissement graduel, dont parle Vieillard,
qui devait finir par épuiser un corps dans lequel, jusqu'au
dernier moment, résidèrent une âme courageuse et un
esprit très lucide. On aura la preuve de ce dernier fait par
la lettre que voici, lettre que Méhul adressait, huit jours
avant sa mort, à l'un des meilleurs artistes de l' Opéra-
Comique, le chanteur Paul, qui avait créé l'un des rôles
de son dernier ouvrage, la Journée aux aventures 2 :
Mon cher Paul,
Depuis dix ou douze jours que je reste au coin de mon feu, occupé à
tousser du matin au soir et souvent du soir au matin, je n'ai qu'une
idée bien imparfaite de ce qui se passe dans ce bas monde. J'appelle
ainsi le cercle de nos affections et de nos affaires.
J'ai eu de vos nouvelles par Cherubini, mais je veux en avoir de plus
positives par vous. Ce n'est point en auteur que j'agis, mais en homme
qui sait vous apprécier et vous aimer. Allez-vous mieux ? Je le désire
vivement. Quand nous pourrons nous voir et jaser, je vous dirai, et je
1 Méhul, sa vie et ses œuvres, pp. 49-50.
2 Paul Dutreilh, connu sous le seul nom de Paul, alors sociétaire de
l'Opéra-Comique, qui plus tard, quelques années après la dissolution de
la Société, fut un instant directeur de ce théâtre, et qui mourut à Paris
en 1848.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 351
ne le dirai qu'à vous, que j'ai déjà à me plaindre de la Comédie. Ne
croyez pas que j'en sois étonné. Le contraire m'étonnerait davantage.
Les grandes sociétés dramatiques peuvent se comparer aux répu-
bliques ; elles en ont parfois les vertus et très souvent les vices. Une
fois bien convaincu de cette vérité, il y a de la niaiserie à se plaindre.
Adieu, mon cher Paul, j'aime à causer avec vous, vous le voyez par
la longueur de cette lettre.
Tout à vous,
Méhul.
Cette lettre fut certainement Tune des dernières que
traça la main débile de Méhul. La maladie, suivant sa
marche inexorable, le minait lentement, mais sûrement ; de
jour en jour ses forces l'abandonnaient, et bientôt chacun
put entrevoir l'approche d'un dénouement que les soins les
plus dévoués restaient impuissants à conjurer, et que lui-
même envisageait avec la fermeté d'un homme de bien,
fort de la pureté de sa conscience et que la rectitude d'une
vie sans tache met au-dessus de toute crainte puérile. Pour
lui, comme pour la plupart des phtisiques, le vent d'au-
tomne et la chute des feuilles devaient être le signal de la
crise suprême ;
La dernière feuille qui tombe
A signalé mon dernier jour,
disait tristement Millevoye une année auparavant : Méhul
aurait pu répéter ces vers du jeune poëte. Faible et lan-
guissant depuis si longtemps, épuisé par la souffrance,
réduit, plus encore que lorsqu'il l'écrivait à Mme Kreutzer,
à l'état de fantôme, n'ayant plus d'un être humain que
l'apparence et de la vie que le dernier souffle, il s'éteignit
sans secousse, le 18 octobre 1817, à six heures du matin,
âgé de cinquante-quatre ans, trois mois et vingt-six jours1.
1 Voici le texte de l'acte de décès de Méhul :
« Du samedi 18 oct. mil huit cent dix-sept, deux heures de relevée, acte
de décès de Etienne-Nicolas Méhul, compositeur de musique, chevalier de
l'ordre royal de la Légion d'honneur, membre de l'Institut et de l'Ecole
royale de musique, âgé de cinquante-quatre ans, né à Givet, départ* des
Ardennes, décédé ce matin à six heures, en sa demeure, rue Montholon
352 MÉHUL
La mort de Méliul fut pour Paris, qu'il aimait avec pas-
sion et qui le lui rendait bien, un deuil général. En annon-
çant ce triste événement, les journaux se firent l'écho de
la douleur publique, et rendirent justice aussi bien au
caractère plein de noblesse qu'au génie plein de grandeur
de l'artiste admirable dont la France avait à pleurer la
perte. Le Moniteur universel, journal officiel, faisait con-
naître ainsi la nouvelle : — « M. Méliul, membre de l'In-
stitut et de la Légion d'honneur, l'un des inspecteurs de
l'École royale de musique, vient de mourir à Paris, âgé
d'environ cinquante-cinq ans... Il emporte les regrets de
tous ceux qui ont admiré ses nombreux ouvrages, parmi
lesquels on compte des chefs-d'œuvre, et apprécié toutes
les qualités de son caractère et de son esprit». «La
France, disait de son côté le Journal de Paris, vient de
perdre un de ses plus grands compositeurs. Après avoir
cherché inutilement, dans un voyage à Hières, des res-
sources contre une maladie de poitrine trop avancée,
M. Méliul vient de mourir à Paris, âgé de cinquante-
quatre ans. Euphrosine et Coradin, Stratonice, Adrien, VIrato,
l'ouverture du Jeune Henry et plusieurs autres compositions
ont assuré sa gloire et immortaliseront son nom... La droi-
ture de son caractère et l'agrément de son esprit ajoutent
encore aux regrets que sa mort doit inspirer. » Respectueux,
mais plus froid, était le Journal des Débats, le vieil ennemi
de Méliul alors qu'il s'appelait le Journal de V 'Empire1:
n° 26, époux de Marie-Madeleine-Joséphine Gastaldy ; témoins, M. Joseph
Dausoigne [sic], professeur à l'Ecole royale de musique, âgé de vingt-sept
ans, dem* rue Montholon, n° 13 bis, neveu du deffunt, et M. Victor-
Charles-Paul Dourlen, professeur à l'Ecole roy. de musique, âgé de
37 ans, demeurant rue Ste-Appoline, n° 7. »
[Signé] « Dausoigne, Dourlen. »
1 Dans un écrit attribué à Sevelinges, publié en 1818 et intitulé le
Rideau levé ou Petite Revue des grands théâtres, l'hostilité au moins
étrange de ce journal contre Méhul était constatée en ces termes vigou-
reux : — « ...H s'agissait encore de contester à un Français le mérite
d'avoir agrandi la sphère de notre second théâtre lyrique ; et ce Français,
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 353
— « Les arts ont perdu l'auteur de Stratonice, d5 'Fuphrosine ,
d'Adrien, et de tant d'autres beaux ouvrages. M. Méhul a
succombé cette nuit à la longue et douloureuse maladie
dont il était consumé. » Le Journal général de France
disait : — « Une maladie douloureuse vient d'enlever aux
arts, après plusieurs années de langueur, un de nos plus
célèbres compositeurs, M. Méhul, membre de l'Institut et de
la Légion d'honneur, et professeur de composition au Con-
servatoire, qui est mort hier à l'âge de 54 ans... L'énergie
et l'élégance caractérisent le talent qui brille dans les
ouvrages de M. Méhul. Il avait des connaissances en litté-
rature et un goût fort délicat, et donnait d'excellens con-
seils aux auteurs. Il était estimé pour la droiture de son
caractère, et recherché dans le monde à cause de l'élé-
gance de ses manières et de l'agrément de son esprit. »
Enfin, la Gazette de France s'exprimait ainsi : — « Les arts
viennent de perdre le célèbre Méhul, qui a succombé la
nuit dernière à une hydropisie de poitrine qui, depuis
longtems, ne laissait plus aucun espoir à ses amis. Les
obsèques seront célébrées lundi prochain dans l'église
Saint-Vincent de Paul. Tout ce que Paris renferme d'ar-
tistes les plus distingués doit assister à son convoi.
M. Herold, qui a obtenu ce soir un si beau succès dans l'opéra
de la Clochette, était l'élève de ce grand maître, qui lui
portait la plus vive affection1. »
c'était Méhul, dont les lâches qui l'ont poursuivi avec tant d'acharnement
dans le Journal de l'Empire me permettront peut-être de dire un peu de
bien actuellement qu'il est mort.)»
1 C'est justement à propos de la Clochette qu'un biographe d'Herold
(B. Jouvin) a construit toute une petite le'gende, dans laquelle il
raconte que Me'hul, craintif pour son e'iève et anxieux du résultat de la
première représentation, voulut être instruit, au cours de la soirée, de
tous les incidents qui pourraient se produire, et qu'à cet effet des amis
d'Herold se relayaient à son chevet, lui apportant à chaque instant des
nouvelles du théâtre et d'un succès toujours grandissant. L'écrivain
ajoute que lorsqu'il fut certain de ce succès, Méhul s'écria: Je puis
mourir, je laisse un musicien à la France, et rendit le dernier soupir, »
Trompé moi-même par un récit à ce point circonstancié et dont les détails
23
354 MÉHUL
Paris fit à Méhul des funérailles dignes de lui. Le 20 oc-
tobre, à onze heures du matin, le service funèbre était
célébré à l'église Saint- Vincent de Paul, située alors rue
Montholon, entièrement tendue de noir pour la circonstance,
et dans laquelle le corps avait été placé sur un catafalque
très élevé, que surmontait un dais majestueux. « Les restes
du célèbre compositeur, disait le Journal du Commerce, ont
été transportés au cimetière du Père-Lachaise. Une dépu-
tation de l'Institut, un grand nombre de compositeurs et de
musiciens, plusieurs artistes du théâtre royal de l' Opéra-
Comique et des autres théâtres, des hommes de lettres, des
parens, des amis du défunt ont accompagné le corps de la
rue Montholon à l'église Saint-Vincent de Paul. Les musi-
ciens de la chapelle du roi, dont Méhul était le surinten-
dant honoraire, y ont exécuté le Bequiem de Jomelli, et
n'ont chanté qu'en faux-bourdon le Dies irœ, au grand
• étonnement des assistans, qui avaient pensé que l'auteur de
tant de compositions célèbres valait bien une messe en
musique tout entière. Le cortège avait en tête le corps de
musique de l'état-major de la garde nationale, dont
M. Méhul était lieutenant ; il a exécuté la marche funèbre
de M. Gossec i. Après la cérémonie religieuse, le cortège
s'est mis en marche pour le Mont?Louis, où le secrétaire
perpétuel de l'Académie des Beaux-Arts2 et M. Bouilly ont
prononcé chacun un discours sur la tombe de l'illustre
mort3. Tous les amis des arts partagent vivement les re-
grets qu'ils ont exprimés. M. Méhul est du petit nombre
étaient si émouvants, j'eus le tort, et je m'en accuse, d'en reproduire les
éléments dans un travail important sur la Jeunesse oVHerold (Gazette
musicale, 1880). Or, je suis bien obligé de constater aujourd'hui que lors-
que l'Opéra-Comique représenta pour la première fois la Clochette, le
18 octobre 1817, à neuf heures du soir, Méhul n'y pouvait plus prendre
aucun intérêt, puisqu'il était mort le même jour, à six heures du matin.
1 Des détachements de la garde nationale et de la garde royale, .ainsi
que la musique de cette dernière, escortaient aussi le convoi.
2 Quatremère de Quincy.
3 Le vieil ami de Méhul, Pradher, prononça aussi un discours sur sa
tombe.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 355
des hommes qui n'ont pas à redouter le jugement de la
postérité. »
Ces regrets, on peut le dire, furent universels, et d'autant
plus vifs que Méhul, mort avant le temps, tombait à un
âge où l'homme de génie est en pleine possession de ses
qualités. Dans la notice sur l'illustre maître dont il fit lec-
ture à l'Académie des Beaux-Arts le 2 octobre 1819,
Quatremère de Quincy constatait ce double fait, à l'aide
de ce langage sentencieux, compassé et froidement imagé
dont il avait le secret :
M. Méhul mourut le 18 octobre 1817, à cinquante-quatre ans. Ce
coup, quoique prévu depuis longtemps, n'en fut pas moins douloureux
pour la Muse lyrique, dont il rouvrit les blessures, encore saignantes
des pertes successives de Grétry, de Martini, de Monsigny. Et ici quel
surcroît de deuil pour elle ! car elle ne put s'empêcher de mettre au
nombre des biens dont la privation lui étoit le plus sensible, les futurs
chefs-d'œuvre qu'un destin jaloux venoit de lui enlever par cette mort
prématurée. Les mêmes plaintes se firent entendre sur les scènes
étrangères. L'Académie royale de Munich décerna à M. Méhul les
honneurs d'un chant funèbre dans une de ses séances ; et, de toutes
parts, un long concert de regrets accompagna et suivit ses funérailles.
Mais, parmi tous ces témoignages de douleur et d'admiration, pour-
rois-je ne pas citer de préférence la composition de cette messe de
Requiem, qu'une sorte de pitié filiale inspira à M. Beaulieu, élève de
M. Méhul, monument d'une tendresse religieuse, dont nous avons
regretté que l'expression ne pût trouver place dans cette solennité
académique; noble et touchant hommage d'amour et de reconnais-
sance! tribut vraiment flatteur, et que le cœur de celui auquel il
s'adresse, eût choisi entre tous ! car quels présens valent ceux du
cœur ? Et quelles fleurs plus dignes du talent, que celles qui sont les
offrandes du sentiment? Oui, les fleurs qu'il cueille, et que le temps
ne flétrit jamais, sont les seules propres à s'enlacer avec les rameaux
de la gloire, dans la couronne immortelle du génie 1.
1 Beaulieu, qui avait obtenu en 1809 le grand prix de Rome, n'alla pour-
tant jamais en Italie. Mais de Niort, où il s'était fixé et marié, il n'en fit
pas moins chaque année, à l'Académie des Beaux-Arts, les envois aux-
quels l'obligeaient les règlements du prix de Rome. « De plus, disait
Fétis, après la mort de Méhul, Beaulieu composa une messe de Requiem
en son honneur, qui fut aussi envoyée à l'Institut, et sur laquelle un rap-
port a été fait à l'Académie des Beaux- Arts.
356 MÉHUL
Dans un espace de quatre années la France avait perdu,
ainsi que Quatremère le fait remarquer, quatre de ses plus
grands artistes: Grétry (24 septembre 1813), Martini
(10 février 1816), Monsigny (14 janvier 1817) et Méhul.
Nicolo ne devait pas tarder à les suivre (23 mars 1818),
et de toute l'admirable génération des grands musiciens
que la Révolution avait vus naître, il ne restait d'actif que
Boieldieu. Cherubini, Catel, Lesueur se taisaient, tandis
que Berton ne produisait plus que de loin en loin et comme
par échappées. Mais Herold était debout déjà, Auber pré-
ludait à ses futurs succès, Halévy, qui venait de rempor-
ter le grand prix de Rome, se préparait à la lutte, et bien-
tôt tout un groupe d'artistes nouveaux et vigoureux allait,
sinon consoler le pays de pertes si graves et si doulou-
reuses, du moins le rassurer sur l'avenir et lui prouver
qu'il n'était pas encore complètement déshérité.
CHAPITRE XVIII.
Avant d'entreprendre l'étude synthétique du génie de
Méhul qui doit terminer ce travail, il me faut rendre
compte du sort qui accueillit son dernier ouvrage, Valen-
tine de Milan, ouvrage posthume, qui fut représenté seule-
ment cinq ans après sa mort.
Il y avait, au dire des contemporains, dix ou douze
années que cet opéra languissait dans les cartons de l' Opéra-
Comique, et l'on se demande comment ce théâtre avait pu
négliger ainsi une œuvre importante signée d'un si grand
nom, due à un artiste qui avait si largement contribué à
sa fortune et pour lequel le public professait une admira-
tion si profonde. « Valentine de Milan, disait à ce sujet un
journal, est un opéra reçu depuis dix ans, et que des cir-
constances particulières n'ont pas permis de représenter
plus tôt. Méhul pourtant, qui a composé la musique de
cette importante production, est au premier rang des com-
positeurs dramatiques qui ont illustré notre scène lyrique.
Il n'est point d'égards, de considérations et même de pré-
férences dont Méhul ne fût digne de la part des sociétaires
de l' Opéra-Comique ; néanmoins il est mort avant la repré-
sentation de son dernier ouvrage, auquel il attachait beau-
coup de prix l. »
Le collaborateur de Méhul, Bouilly, qui avait écrit le
p iètre livret de Valentine de Milan, où l'histoire était traitée
par lui avec une indépendance pleine de fantaisie, s'agi-
Le Constitutionnel, du 30 novembre 1822.
358 MÉHUL
tait beaucoup pour en obtenir la représentation. Ses efforts
pourtant restaient infructueux, et, après toute une série de
démarches dont il n'avait pu tirer aucun résultat, il se déci-
dait à écrire officiellement au Comité des artistes de V Opéra-
Comique, pour réclamer de lui la mise à l'étude d'un
ouvrage sur lequel il fondait les plus grandes espérances1.
Cette lettre ne suffit pas sans doute à lever tous les obs-
tacles, à venir à bout de toutes les difficultés, car il fallut
encore deux grandes années de réflexion à messieurs les
sociétaires pour les décider enfin à s'occuper sérieusement
d'une pièce dont en définitive le succès, qui les étonna
peut-être, ne dut pas laisser que de leur être agréable.
Ce n'est donc que dans les derniers mois de 1822 que
l'on vit commencer les études de Valentine de Milan, dont
les rôles furent distribués à Huet, Darancourt, Desessarts,
Leclerc, Alexis Dupont, à Mmes Paul et Desbrosses, et c'est
seulement le 28 novembre de cette année qu'en put avoir
lieu la première représentation. S'il faut en croire un chro-
niqueur, dont la sévérité est peut-être exagérée, cette soirée
servit de prétexte à une petite mise en scène d'un genre
particulier, dans laquelle il voit plutôt une sorte de char-
latanisme intéressé qu'un hommage sincère rendu à la
gloire et à la mémoire de Méhul. L'écrivain commence par
apprécier l'œuvre de Bouilly avec une indulgence que
celle-ci ne méritait guère et que ses confrères, les critiques
contemporains, n'ont guère imitée :
Valentine de Milan a été l'héroïne d'un grand nombre de drames, de
mélodrames et de tragédies. Ses amours, ses nombreux malheurs, sa
sensibilité, ses vertus, son courage, ont été maintes fois mis à contribu-
1 Cette lettre, datée du 30 août 1820, était ainsi analysée dans le Cata-
logue des autographes de M. de Soleinne : — « Aux membres du Comité
de l'Opéra-Comique. Il leur demande de mettre en répétition Valentine de
Milan, dont la musique est prête a mettre à la copie, d'après le manuscrit
autographe de Méhul: «Je ne vois donc pas ce qui pourrait s'opposer à
« ce que nous puissions vous et moi faire déposer par le public une nou-
« velle couronne sur la tombe de celui qui vous fut si fidèlement attaché
« et dont la mémoire nous est si chère à tous. »
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 359
tion par les auteurs dramatiques, mais presque toujours sans succès.
Jeune encore, M Bouilly se prit aussi de passion pour la belle fille de
Galéas ; mais, voyant que tous les théâtres étaient envahis par ses
confrères, il se rejeta sur l'Opéra-Gomique et composa pour Méhul un
poème, dans lequel ce compositeur célèbre pût déployer toutes les res-
sources de sa brillante imagination. En véritable ami, M. Bouilly s'est
entièrement sacrifié au musicien, ou plutôt il a travaillé dans le goût
de l'époque à laquelle il vivait alors. Car, tout en partageant l'avis des
critiques modernes, qui ont dit que sa pièce n'était qu'une suite d'in-
vraisemblances, j'ajouterai qu'il y a quinze ou seize ans, époque de la
réception de Valentine de Milan, ce drame aurait obtenu beaucoup
plus de succès qu'aujourd'hui. Au théâtre comme en politique, les
circonstances font tout...
Rien ne ressemble plus à un opéra italien que Valentine de Milan.
Mais la délicieuse musique que Méhul a composée pour les paroles
pouvait opérer un miracle, et faire écouter, dans un religieux silence,
une pièce dix fois plus mauvaise que celle de M. Bouilly. Le charlata-
nisme employé par les comédiens, pour ajouter à l'éclat du triomphe
qu'obtint encore après sa mort cet illustre compositeur, était inutile s'il
n'était pas déplacé. Une circulaire avait été adressée aux auteurs et aux
compositeurs ordinaires de Feydeau, afin qu'ils se trouvassent en
costume (?) à la représentation de cette pièce ; les deux balcons leur
avaient été destinés à cet effet. A la fin de l'ouvrage, le buste de Méhul
fut apporté par les acteurs, couronné de fleurs et de lauriers, et, pour
compléter la fête, des couplets de M. Bouilly furent chantés et répétés
en chœur. Cette comédie, donnée par les sociétaires pour en imposer
au public et gagner quelques bonnes recettes (car le désir de rendre
hommage à la mémoire d'un homme justement célèbre doit être
compté pour peu de chose dans cette circonstance), ne fit que peu
d'effet. Si les administrateurs de Feydeau avaient eu l'intention de se
montrer reconnaissans envers l'un des auteurs de leur fortune, le meil-
leur moyen de lui prouver leur bonne volonté, c'était de jouer sa
pièce de son vivant. Quoi qu'il en soit, Valentine obtint, grâce au com-
positeur, un succès des plus honorables ; pour tout dire, en un mot, on
y trouva Méhul entièrement digne de sa haute réputation. C'est à son
neveu, M. Daussoigne, que l'on doit les changemens qu'il a été néces-
saire de faire à la partition1.
1 Chaalons d'Argé : Histoire critique et littéraire des théâtres de Paris
(année 1822, pp. 308-313).
Je rappellerai ici que les admirateurs de Méhul saisirent, avec beaucoup
d'à-propos, l'occasion de la représentation de Valentine de Milan pour rendre
a sa mémoire un hommage qui lui était bien dû. Voici ce que le Miroir
disait à ce sujet dans son numéro du 28 novembre 1822 : — « La numis-
360 MÉHUL
Le succès de Vàlentine fut en effet complet, et Ton peut
croire qu'il y avait, dans l'accueil que lui fit le public,
autre chose que de la reconnaissance pour le génie du grand
homme qui n'était plus. Si l'ouvrage ne s'est pas maintenu
au répertoire, il en faut chercher la raison dans le peu de
valeur du poëme, construit avec une insigne maladresse et
orné avec trop d'abondance des niaiseries solennelles que
Bouilly ne manquait jamais de semer sur son passage. Il
faut dire aussi que le sujet, sombre et mélodramatique,
convenait peu au genre de l' Opéra-Comique ; mais par cela
même il s'alliait assez heureusement au tempérament de
Méhul, dont la partition, pour inégale qu'elle fût par la
faute même du livret, contenait néanmoins des pages su-
perbes et des morceaux de premier ordre. Castil-Blaze, qui
faisait alors ses débuts de critique au Journal des Débats,
et qui professa toujours pour l'auteur de Joseph une admi-
matique est destinée à perpétuer tout ce qui fut grand. Ses empreintes,
que les siècles altèrent à peine, transportent à la postérité la plus reculée
les images des hommes dont la mémoire mérite d'être conservée. Les
héros de l'antiquité revivent dans les médailles que l'on trouve encore
dans les entrailles de la terre. Décernées par la reconnaissance et l'amour
des peuples, elles consacrent les vertus et le génie; elles sont, pour ainsi
dire, la monnaie de la gloire. La flatterie en a souvent accordé, de leur
vivant même, aux mauvais rois ; l'admiration seule les frappe à la mémoire
des grands artistes. Méhul était digne, par ses talens et son caractère, de
partager avec les plus illustres compositeurs de notre époque l'hommage
qu'on vient de lui rendre; on a choisi pour faire paraître la médaille qui
le représente le moment où l'un de ses ouvrages, qui n'avait pas encore vu
le jour, va être entendu sur la scène qu'il a illustrée par de brillantes
productions, rappeler ses anciens titres, et renouveler sa renommée... Les
titres qu'il avait à l'admiration, à l'estime et à l'amitié sont plus que suffi-
sans pour justifier la médaille qu'un jeune et habile artiste, M. Veyrat,
vient d'exécuter en son honneur. La figure de Méhul est d'une extrême
ressemblance; sur le revers, ses principaux ouvrages sont inscrits autour
d'une lyre qui rappelle son génie et entourés du laurier qui rappelle ses
triomphes. Cette médaille, en bronze, se vendra aujourd'hui, jour de la
première représentation de Vàlentine de Milan. Elle complétera la collec-
tion des hommes célèbres, et ne peut manquer d'avoir un grand succès,
tant par le souvenir de celui qu'elle représente que par le talent de celui
qui l'a exécutée. »
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 361
ration aussi profonde que raisonnée, rendait ainsi compte
de la représentation de Valentine de Milan :
G'étoit jeudi dernier un jour de cérémonie pour Feydeau, céré-
monie funèbre à la vérité, et qui a rappelé aux amateurs des arts la
perte qu'ils ont faite depuis plusieurs années, perte dont on a déjà
connu toute l'immensité. Ces honneurs solennels rendus à la mémoire
d'un grand compositeur par ses nobles rivaux et ses dignes émules,
ont quelque chose de touchant et d'inspirateur. L'assemblée passoit
tour à tour du recueillement d'une attention profonde aux bruyans
transports du plus vif enthousiasme. Plusieurs ne pouvoient retenir les
larmes de la reconnoissance en écoutant cette Valentine, que l'illustre
auteur d'Euphrosine, de Joseph, d'Ariodant, et de tant d'autres belles
partitions, nous a léguée....
Cet opéra, qui n'est- pas un cours d'histoire, est coupé d'une manière
peu favorable pour la musique. Il offre néanmoins des tableaux impo-
sans et un troisième acte plein d'intérêt. Il est du nombre de ceux qui
exigeroient un plus grand cadre que le théâtre de l'Opéra-Comique.
La musique est digne de son auteur. On a cependant pu remarquer
qu'elle suit l'inégalité d'intérêt du poème. Le troisième acte est le
meilleur en paroles comme en musique...
Valentine de Milan a de très grands rapports musicaux avec Uthal.
Nous devons savoir gré à l'auteur d'avoir imité de belles choses qui lui
appartenoient déjà, et qui se trouvent placées dans un opéra qui paroît
éloigné pour toujours de la scène.
Le succès de Valentine de Milan a été constant et complet ; le vif
intérêt qu'inspiroit la musique a dû faire supporter bien des scènes
ennuyeuses et languissantes. Les auteurs ont été demandés ; Huet, qui
avoit rempli le principal rôle avec beaucoup d'âme, de noblesse et d'in-
telligence, est venu annoncer, au milieu des bravos, que les paroles
étoient de M. Bouilly, et la musique de feu Méhul, terminée par
M. Daussoigne, neveu du compositeur1. Les applaudissemens ont
redoublé ; on a jeté une couronne, qui a été déposée sur le buste de
Méhul. Ponchard a chanté avec une expression aussi juste que
touchante trois couplets dont voici le dernier...2.
Castil-Blaze ne cite ici que quatre vers de ces couplets.
Je vais les reproduire ici tous les trois, tels que Bouilly
1 C'est Daussoigne, en effet, qui s'était chargé — et il le fit avec beau
coup d'intelligence — de la mise au point de la partition et des remanie-
ments qu'exige toujours la mise à la scène d'une œuvre aussi importante.
Journal des Débats, du 2 décembre 1822.
362 MÉHUL
les a placés à la fin du livret de Valentine de Milan, où il
lès. faisait précéder de la note que voici: — «Couplets
chantés par M. Ponchard, après la première représentation
de cet ouvrage, au moment où l'on couronna le buste de
Méhul, à la demande du public et de tous les compositeurs
français qui s'étaient fait un devoir de se réunir à l'un des
balcons de la salle. »
Air de Joseph : A peine au sortir de V enfance, etc.
0 toi qui dignement t'élèves
Au temple d'immortalité,
De tes rivaux, de tes élèves
Reçois ce tribut mérité !
Fidèles gardiens de ta gloire,
Nous unissons nos cœurs, nos chants,
Et pour honorer ta mémoire
Nous empruntons tes doux accents.
Chœur. — Oui, pour honorer, etc.
Qui jamais de la jalousie
Sut mieux exprimer les fureurs,
Les cris joyeux de la folie
Et la prière des pasteurs ?
Ta facile et brillante lyre
Variant ses tons, ses couleurs.
Souvent sait provoquer le rire,
Souvent nous arrache des pleurs.
Chœur. — Oui, tu sais provoquer, etc.
Aujourd'hui ton urne funèbre
S'ombrage d'un nouveau laurier :
Tu prouves que l'homme célèbre
Ne saurait mourir tout entier.
Ainsi des enfans du génie
Le nom n'est jamais oublié ;
Et celui de Méhul s'allie
Avec la gloire et l'amitié.
Chœur. — Oui, le nom de Méhul, etc. 1.
1 Tandis qu'il faisait suivre son livret de cette... poésie, Bouilly le faisait
précéder de la dédicace qu'on va lire. On me croira sans peine si je déclare
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 363
Valent ine de Milan, grâce à sa valeur musicale, au nom
de Méhul, et aussi à une interprétation excellente et remar-
quable sous tous les rapports, fournit une brillante série de
représentations. Créée à la fin de 1822, elle tint le réper-
toire pendant tout le cours de l'année suivante et reparut
encore sur l' affiche en 1824. Mais à partir de 1825,
l'ouvrage est abandonné, et sa carrière semble terminée
pour toujours. Je ne crois pas qu'il ait jamais été repris.
Il n'en reste pas moins sinon absolument l'une des meil-
leures, du moins l'une des productions les plus intéres-
santes et les plus dignes d'attention qui soient sorties de la
plume de Méhul.
que je reproduis l'une et l'autre non à cause de leur valeur littéraire, mais
simplement à titre de petits documents historiques :
« Aux mânes de Méhul.
« Cet ouvrage fut l'objet de ta prédilection: tu mis un soin particulier à
l'embellir des sons harmonieux de ta lyre immortelle. Te le dédier, c'est
en quelque sorte te restituer ton bien.
«Il m'a produit à moi la plus douce récompense que je pusse ambi-
tionner: celle de voir déposer sur ton image chérie le laurier que mérite
le grand talent, et de rendre à ta mémoire cet hommage du cœur qu'on
n'accorde qu'à l'homme de bien.
« Ta cendre, mon cher Méhul, a tressailli sans doute pendant la première
représentation de notre Valentine. Parmi tous ceux de nos confrères qui
composaient cette belle fête des arts, ton collaborateur et ton ami, caché
sous ta brillante auréole, s'est rejoint à toi par la pensée, et s'est convaincu,
plus que jamais, que la mort même ne peut séparer ceux qui pendant
trente ans eurent la douce habitude de s'estimer et de se chérir.
« Bouilly. »
Voici le titre exact du livret de Valentine : — « Valentine de Milan, drame
lyrique en trois actes, paroles de J. N. Bouilly, musique posthume de
Méhul, partition terminée par M. Daussoigne, représenté pour la première
fois, à Paris, sur le théâtre royal de l'Opéra-Comique, le 28 novembre 1822. »
(Paris, Mme Huet, 1823, in-8°.)
CHAPITRE XIX.
Je crois avoir suffisamment fait connaître, au cours de
cette étude, les tendances artistiques de Méhul, la nature
de son génie, les rares facultés dont il a fait preuve dans sa
glorieuse carrière, le rôle enfin qu'il a joué dans cette
période féconde et brillante de l'histoire de l'art national
qui s'étend de 1790 à 1815. Musicien dramatique et scé-
nique avant tout, tempérament passionné, pathétique et
plein de puissance, artiste étonnamment fécond et merveil-
leusement doué, il n'a pourtant pas complètement empri-
sonné son génie dans la forme théâtrale, et il s'est exercé
tour à tour dans les genres les plus divers. Musique
religieuse, symphonie, cantates, chants patriotiques ou guer-
riers, mélodies vocales, il a touché à tout, et s'il n'a pas
partout et toujours réussi, il a laissé sur chacune de ses
œuvres la vive empreinte de sa main puissante et la trace
d'un souffle vraiment créateur. On a peine à croire qu'un
homme mort à cinquante-quatre ans, et dont le faible état
de santé exigea toujours d'infinis ménagements, ait pu
écrire l'énorme quantité de musique qu'il a laissée derrière
lui, c'est-à-dire une quarantaine d'ouvrages dramatiques,
tant opéras que ballets, plusieurs symphonies, quelques
œuvres de musique religieuse, près de vingt cantates, dont
certaines prenaient les proportions d'un opéra, un grand
nombre de morceaux détachés de chant, des sonates de
piano, etc., sans compter les œuvres de jeunesse dont il
dédaigna de faire usage et celles, nombreuses et fort impor-
tantes, qu'une mort prématurée l'empêcha de livrer au
public.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 365
Si Méhul n'est pas le plus grand de nos musiciens (et je
ne vois pas trop lequel on pourrait mettre au-dessus de lui),
il est du moins l'un des plus grands, et assurément, en
même temps que l'un des plus originaux, celui qui résume
le mieux le génie français, ce génie fait de clarté, de conci-
sion vigoureuse, d'élégance et de beau langage. S'il fut
parfois inégal, s'il ne s'éleva pas toujours et constamment
à la même hauteur — et quel artiste n'a pas ses défaillances?
— la faute en est moins à lui qu'aux circonstances, sur-
tout aux écarts et aux faiblesses de collaborateurs envers
lesquels il usait d'une indulgence trop facile. Mais jusque
dans ses œuvres les moins achevées on était sûr de ren-
contrer des pages qui provoquaient l'enthousiasme, et lors-
qu'il se montrait cligne de lui-même il enfantait des chefs-
d'œuvre et signait ces merveilles qui ont nom Adrien,
Eaphrosine et Coradin, Stratonice, Ariodant, Uthal, Joseph..,
Comme tous les maîtres, comme tous ceux que la gloire a
marqués au front et qui ne passent sur cette terre que pour
y conquérir l'immortalité, Méhul a joui de ce rare privilège
d'exciter parallèlement l'admiration inconsciente de la
foule et celle, plus raisonnée, des artistes que leurs études,
leur éducation spéciale, leur expérience personnelle, met-
taient à même de le bien comprendre et de l'apprécier à
sa véritable valeur. La masse du public éprouvait la puis-
sance de V effet ; les auditeurs éclairés découvraient la cause,
et n'en étaient que plus portés à admirer la vigueur
d'un génie qui savait, par des moyens infaillibles, remuer
la foule jusque dans ses entrailles, faire naître l'émotion
dans tous les cœurs et arracher des larmes aux yeux les plus
rebelles.
Il me semble précisément qu'on ne saurait lire sans quel-
que intérêt les jugements qui ont été portés sur un tel
artiste par quelques-uns de ses pairs, par des musiciens
illustres, et surtout par ceux qui ont été ses contemporains,
ceux qui, ayant pu le suivre attentivement et de près dans
les différentes phases de sa carrière, le côtoyant d'ailleurs
dans la vie, sachant l'homme autant que l'artiste, le con-
366 MÉHUL
naissaient étroitement et pouvaient particulièrement l'ap-
précier. Je vais donc reproduire ici les réflexions que le
génie de Méhul a inspirées à certains de ses confrères, et je
commencerai par ces lignes inédites de Cherubini, qui dans
leur froideur apparente font d'autant plus ressortir les remar-
quables facultés que Méhul avait reçues de la nature et
l'heureux usage qu'il en sut faire * :
... Quant à son talent, il faut convenir que la nature l'avait bien
partagé. Secondé par ses heureuses dispositions, profitant avec fruit
des exemples des grands maîtres, travaillant avec une constance que
l'ambition de se distinguer soutenait, on peut dire que Méhul s'est, en
quelque sorte, formé lui-même, car les leçons qu'on lui avait données,
soit dans son pays, soit à son arrivée à Paris, n'étaient ni par leur
nature, ni par le court espace de tems qu'elles ont duré, assez
suffisantes pour développer les moyens qu'il a déployés par la suite.
Son style était large et clair, tendant plutôt vers les expressions fortes
que vers celles qui ne demandent que de la grâce et de la douceur ;
c'était plutôt le Michel-Ange que le Raphaël de la musique. C'est par
cette raison que ses compositions manquent généralement de légèreté,
d'élégance et de grâce, surtout dans le genre comique, pour lequel son
style était moins porté que pour le genre sérieux. Quoique cela, ses
morceaux sont d'une contexture et d'une coupe dramatique toujours
bien conçues, et ses accompagnemens distribués avec esprit et avec
effet. Sa carrière musicale, commencée l'année 1782, dont on peut fixer
l'espace à trente-quatre années, a été glorieusement remplie par
Méhiii, soit par 29 opéras représentés, soit par une foule d'autres
ouvrages qui n'offrent pas à la vérité le même degré d'intérêt, tels que
la musique de ballets, des symphonies, des cantates et autres pièces
fugitives, mais qui ne laissent pourtant pas de concourir à étendre la
réputation d'un compositeur. Si tous ses ouvrages dramatiques n'ont
pas réussi, ce n'est pas à son talent qu'on doit l'attribuer, mais à la
nature du poème, car il est bien rare qu'un compositeur qui a des
idées, qui a du tact, et qui sait bien manier son art, se trompe lorsque
l'auteur du poème ne se sera pas trompé. De tous les tems, en France,
le sort du musicien a dépendu du poète, et un excellent poème sou-
tiendra une musique médiocre, tandis qu'une musique très belle ne
fera jamais réussir un mauvais poème.
Dans sa forme un peu austère, un peu rigide peut-être,
1 Ces lignes sont extraites de la notice manuscrite de Cherubini sur
Méhul, dont j'ai cité, à plusieurs reprises, des fragments si intéressants.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 367
ce jugement de Cherubini sur Méhul peut cependant passer
pour un éloge considérable, étant données la réserve ordi-
naire et les habitudes discrètes de son auteur. Avec Berton,
autrement expansif de sa nature, très ardent et toujours
plein d'enthousiasme, nous allons voir la louange prendre
les couleurs les plus vives et le caractère le plus accentué.
C'est dans sa fameuse brochure : Êpître à an célèbre com-
positeur français, écrite en haine de Rossini et adressée à
Boieldieu, que Berton parlait ainsi de son vieil ami Méhul :
... Méhul, nourri à l'école de Gluck, a fait plusieurs chefs-d'œuvre
dans le genre tragique... Possédant à fond tous les secrets de son art,
quoique la nature de son talent ne semblât pas l'appeler à traiter le
comique, il composa cependant plusieurs ouvrages en ce genre ; il y
réussit plusieurs fois, mais son esprit, son beau talent, furent seuls de
la partie. Son génie dans la comédie lyrique se trouvait à l'étroit par
les convenances du genre ; il fallait à l'imagination de Méhul un champ
plus vaste à parcourir ; les grandes passions, les caractères prononcés,
violens, étaient les domaines de son talent. Son cachet est gravé tout
entier dans le beau duo d'Euphrosine, Toutes les hautes qualités qui
peuvent constituer une grande réputation s'y trouvèrent réunies ; la
nouveauté de la transition qui vient faire explosion à la fin de ce
morceau est d'un effet surprenant et admirablement bien placée. Mais,
hélas ! comme on abuse des meilleures choses, de froids imitateurs,
croyant apparemment être aussi des Méhuls, se sont crus obligés de ne
plus terminer un morceau de musique, fût-ce même une tendre
romance, sans y introduire, avant la conclusion, une transition, une
modulation extraordinaire !
Euphrosine , Stratonice, Mélidore, VIrato, une Folie, Joseph,
Uthal, etc., etc., sont tous des ouvrages qui renferment des beautés
de l'ordre le plus élevé. C'est principalement dans les deux premiers
que Méhul s'est montré le plus observateur des lois de Y unité ; c'est à
cette religieuse fidélité qu'il a dû d'y être plus simple, plus concis que
dans ceux qui leur ont succédé. Mais je dois à la gloire de ce grand
artiste, au caractère de mon confrère, de mon ami. de dire que, si, dans
ses autres productions, il a quelquefois eu la faiblesse de sacrifier à la
manie du jour, cette faiblesse n'a eu d'autre source qu'un excès de
modestie. Méhul s'était persuadé qu'on pouvait faire mieux qu'Eu-
phrosine et que Stratonice : Méhul est resté seul en France dans cette
opinion 1.
1 Epître à un célèbre compositeur français, pp. 28-30.
368 MÉHUL
Lesueur ne se montrait pas moins enthousiaste du génie
de Méhul lorsque, du vivant même de celui-ci, il écrivait
ce qui suit dans sa fameuse Lettre à Guillard, qui est une
éclatante déclaration de principes formulée par l'auteur des
Bardes. Voici comment, en 1801, Lesueur déplorait que
Méhul ne fut pas appelé à se produire de nouveau à l'Opéra
après y avoir fait représenter Adrien, après avoir donné au
théâtre Favart tant et de si incontestables preuves de la
puissance de son génie dramatique :
Comment, disait-il, comment se fait-il que Méhul, qui depuis dix ans
parcourt une carrière si brillante, comment se fait-il que l'auteur de
Stratonice, ftEujphrosine et Coradin, du magnifique finale de Phro-
sine et Mélidore, de l'opéra d'Ariodant, comment se fait-il que le
compositeur qui, au Grand- Opéra même, a fait entendre l'opéra
d'Adrien, dont on cite principalement, et avec juste raison, des chœurs
si beaux et si fortement dramatiques, comment se fait-il, disons-nous,
qu'il soit à peine parvenu à y faire représenter deux ouvrages ? Gom-
ment ce grand compositeur n'est-il pas chargé non plus [ainsi que
Gherubini] par le théâtre des Arts lui-même de composer pour ce
spectacle, où son talent l'appelle ? 1.
1 C'est dans cette étonnante Lettre a Gaillard que Lesueur, qu'on n'ac-
cusera pas sans doute d'être un faiseur de ponts-neufs, posait des principes
que Méhul n'eût assurément pas désavoués et que nos ultra-wagnériens
feraient bien de méditer quelque peu, venant d'un tel artiste. La citation
est un peu longue ; on me la pardonnera en faveur de son objet :
« L'école italienne! l'école italienne!... Gluck lui-même a le plus sou-
vent écrit ses tragédies si fortement dramatiques, avec l'ordre et l'attrait
de cette école. L'école italienne, disons-nous! Elle répandra sa mélodie,
son charme irrésistible, son attrait tout-puissant sur le nerf et l'énergie
des musiques allemandes, et sur la majesté solennelle des morceaux d'en-
semble français. Soyons dramatiques, mais soyons dramatiques avec de la
bonne musique... Sans doute il faut être dramatique et théâtral, mais il
faut l'être avec toute la mélodie d'une excellente école; sans doute l'élève en
composition dramatique doit apprendre à imiter la nature, mais avec la
nature de son art. Accuser alors la musique de ne point assez ressembler
à la déclamation, qui elle-même est un art particulier, c'est accuser la
musique d'être de la musique, cest accuser une langue d'être une langue. Qu'on
déclame le récitatif, c'est au mieux; mais déclamer les airs? mais déclamer
les chœurs? Le rythme et la mesure périodique doivent s'y montrer... La
déclamation alors, qui ne veut ni rythme ni mesure périodique, détruirait
tout le prestige mélodieux, et par conséquent toute la puissance de a
V
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 369
Enfin, Berlioz lui-même, qui, on le sait, n'était pas
tendre aux artistes français, Berlioz fait ressortir d'une
façon lumineuse les hautes et nobles qualités qui distin-
guaient le génie essentiellement dramatique de Méhul. S'il
fait quelques réserves, — qui ne me semblent pas d'ailleurs
absolument justifiées, car ce n'est pas du même côté que
lui que je porterais le blâme, — on va voir avec quelle
sympathie véritable, avec quel respect sincère et profond
il parle de celui qu'il considère comme un des plus grands
maîtres de la scène française.
Voici comment l'auteur de V Enfance du Christ et des
Troyens parle de l'auteur de JosejjJi et d' JËuphrosine :
... Son système en musique, si tant, est que l'on puisse appeler
système une doctrine semblable, était le système du gros bon sens, si
dédaigné aujourd'hui. Il croyait que la musique de théâtre, ou toute
autre destinée à être unie à des paroles, doit offrir une corrélation
directe avec les sentiments exprimés par ces paroles ; qu'elle doit
même quelquefois, lorsque cela est amené sans effort et sans nuire à
la mélodie, chercher à reproduire l'accent de voix, l'accent décla-
matoire, si l'on peut ainsi dire, que certaines phrases, que certains
mots appellent, et que l'on sent être celui de la nature ; il croyait
qu'une interrogation, par exemple, ne peut se chanter sur la même
disposition de notes qu'une affirmation ; il croyait que pour certains
élans du cœur humain il y a des accents mélodiques spéciaux qui seuls
les expriment dans toute leur vérité, et qu'il faut à tout prix trouver,
sous peine d'être faux, inexpressif, froid, et de ne point atteindre le
but suprême de l'art. Il ne doutait point non plus que, pour la musique
vraiment dramatique, quand l'intérêt d'une situation mérite de tels
sacrifices, entre un joli effet musical étranger à l'accent scénique ou au
caractère des personnages, et une série d'accents vrais, mais non pro-
vocateurs d'un frivole plaisir, il n'y a point à hésiter. Il était persuadé
que l'expression musicale est une fleur suave, délicate et rare, d'un
parfum exquis, qui ne fleurit point sans culture et qu'on flétrit d'un
souffle ; qu'elle ne réside pas dans la mélodie seulement, mais que
tout concourt à la faire naître ou à la détruire : la mélodie, l'harmonie,
musique théâtrale... Attachons-nous donc à ce qui fait V essence, de cet art,
à la mélodie, puis à la mélodie, et toujours à la mélodie expressive et
dramatique. »
Et voilà, du coup, nos wagnériens obligés de jeter l'anathème sur Le-
sueur!
24 '
370 - MÉHUL
les modulations, le rhythme, l'instrumentation, le choix des registres
graves ou aigus des voix et des instruments, le degré de vitesse ou de
lenteur de l'exécution, et les diverses nuances de force dans l'émission
du son. Il savait qu'on peut se montrer musicien savant ou brillant et
être entièrement dépourvu du sentiment de l'expression ; qu'on peut
posséder, au contraire, au plus haut degré ce sentiment et n'avoir
qu'une valeur musicale fort médiocre ; que les vrais maîtres de l'art
dramatique ont toujours été doués plus ou moins de qualités très
musicales unies au sentiment de l'expression.
Méhul n'était imbu des préjugés d'aucun de ses contemporains, à
Tégard de certains moyens de l'art qu'il employait habituellement lors-
qu'il les jugeait convenables, et que les routiniers veulent proscrire en
tout cas. Il était donc réellement et tout à fait de l'école de Gluck ;
mais son style, plus châtié, plus poli, plus académique que celui du
maître allemand, était aussi bien moins grandiose, moins saisissant,
moins âpre au cœur ; on y trouve bien moins de ces éclairs immenses
qui illuminent les profondeurs de l'âme. Puis, si j'ose l'avouer, Méhul
me semble un peu sobre d'idées ; il faisait de la musique excellente,
vraie, agréable, belle, émouvante, mais sage jusqu'au rigorisme. Sa
muse possède l'intelligence^ l'esprit, le cœur et la beauté ; mais elle
garde des allures de ménagère, sa robe grise manque d'ampleur, elle
adore la sainte économie.
C'est ainsi que dans Joseph et dans Valentine de Milan la simplicité
est poussée jusqu'à des limites qu'il est dangereux de tant approcher.
Dans Joseph aussi, comme dans la plupart de ses autres partitions,
l'orchestre est traité avec un tact parfait, un bon sens extrêmement
respectable ; pas un instrument n'y est de trop, aucun ne laisse
entendre une note déplacée : mais ce même orchestre, dans sa sobriété
savante, manque de coloris, d'énergie même, de mouvement, de ce je
ne sais quoi qui fait la vie. Sans ajouter un seul instrument à ceux que
Méhul employa, il y avait moyen, je le crois, de donner à leur ensemble
les qualités qu'on regrette de ne pas y trouver. J'ai hâte d'ajouter que
ce défaut, s'il est réel, me paraît mille fois préférable à l'abominable
et repoussant travers qu'il faut renoncer à corriger chez la plupart des
compositeurs dramatiques modernes, et grâce auquel l'art de l'instru-
mentation fait trop souvent place, dans les orchestres de théâtre, à des
bruits grossiers et ridicules, grossièrement et ridiculement placés,
ennemis de l'expression et de l'harmonie, exterminateurs des voix et
de la mélodie, propres seulement à marquer davantage des rhythmes
d'une vulgarité déplorable, destructeurs même de l'énergie, malgré
leur violence; car l'énergie du son n'est que relative, et ne résulte
que des contrastes habilement ménagés ; bruits qui n'ont rien de
musical, qui sont une critique permanente de l'intelligence et du goût
du public capable de les supporter, et qui ont enfin rendu nos
SA VIE, SON GÉNIE _, SON CARACTÈRE 371
orchestres de théâtre les émules de ceux que font entendre dans les
foires de village les saltimbanques et les marchands d'orviétan 1.
Cherubini, Berton, Lesueur, Berlioz, voilà certes d'écla-
tants témoignages en faveur du génie de Méhul. Boieldieu,
lui aussi, était au nombre de ses fervents, et Ton a vu
quelle admiration profonde Herold nourrissait pour celui
dont il se montrait justement fier d'être l'élève. En Alle-
magne , Weber et Spohr ne dissimulaient pas davantage le
respect et la sympathie que leur inspiraient les œuvres
d'un maître qui excitait en eux la plus sincère et la plus
vive émotion. Quant au public, quant aux contemporains de
Méhul, il suffit de parcourir les journaux et les recueils qui
rendaient compte de la représentation de ses ouvrages pour
se faire une idée de l'enchantement que ceux-ci produi-
saient sur la foule, de la puissance qu'exerçait sur tous ce
grand nom de Méhul, si universellement admiré et respecté.
Il y a, véritablement, quelque chose de touchant dans
l'hommage qui ne cessait de lui être rendu, dans les égards
dont on l'entourait constamment, même au milieu des cir-
constances les moins propices, alors que la fortune semblait
le moins lui sourire. Jamais artiste ne fut accueilli avec plus
de faveur, plus de reconnaissance, pourrait-on dire, et dans
l'histoire de notre musique dramatique, je n'en connais
que deux qui aient obtenu de tels éloges, qui aient à ce
point recueilli l'unanimité des suffrages : Grrétry et Boiel-
dieu. Encore doit-on dire de Méhul que, débutant par ce
coup de foudre à'Euphrosine et Coradin, il se vit, du pre-
mier coup, classé au rang des maîtres, placé presque en
dehors de la discussion et, à peine âgé de vingt-sept ans,
entouré d'une auréole de gloire et l'objet d'une célébrité
qui ne s'acquiert d'ordinaire que par une longue suite d'ef-
forts et de succès. Il entra réellement dans la carrière en
triomphateur. Par malheur, ses œuvres ne lui ont pas sur-
vécu, parce que, trop peu soucieux de la valeur des poëmes
1 Les Moirées de V orchestre, pp. 398-400.
372 MÉHUL
qu'il mettait en musique, la représentation de ces œuvres
est devenue presque impossible aujourd'hui. Et encore ici
faut-il remarquer que la beauté surprenante de la musique
de Joseph, seule épave échappée au naufrage général, a fait
passer condamnation sur les imperfections du livret, et que
ce seul chef-d'œuvre suffit à justifier, aux yeux du public
actuel, l'immense renommée qui s'est attachée au nom de
ce maître enchanteur.
Et si le génie de l'artiste était lumineux et magnifique, le
caractère de l'homme n'était pas moins digne de respect,
et ne commandait pas moins l'estime et l'affection. Le
public, qui ne s'y trompe pas, et qui, tout en subissant les
effets de certains charlatanismes, sait très bien accorder ses
sympathies les plus vives à ceux qui les méritent le mieux,
à ceux qui ne comptent que sur leur talent pour les obtenir,
le public savait gré à Méhul de la rectitude et de la noblesse
de sa conduite, de la simplicité et de l'austérité de son carac-
tère. On pardonne aisément au génie certains écarts, certaines
faiblesses, voire certaines excentricités ; mais on l'aime mieux
encore lorsqu'aux grandes facultés qui le constituent il joint
de hautes qualités morales : le respect de soi-même, le sen-
timent exact de sa valeur absolue et relative, le souci de
sa dignité et par conséquent l'honnêteté dans ses rapports
avec le public. Ces qualités étaient précisément celles de
Méhul, dont le caractère a été ainsi retracé, non sans bon-
heur, par un homme qui le connaissait bien, son élève
Auguste Blondeau, auquel son enseignement et ses soins
avaient valu le grand prix de Rome en 1808:
Méhul, doué d'un esprit élevé, cultivé, d'une sensibilité profonde,
quelque peu mélancolique, portait dans toute sa personne et dans ses
habitudes cette nuance qui, sans être précisément la tristesse, en est
cependant plus proche que de la gaîté, et annonce que l'âme, sans
cesse active, est constamment préoccupée de quelque émotion tendre
et sérieuse à la fois. Sa parole était claire, sonore, discrète, sa conver-
sation était calme, spirituelle, son enseignement était lucide, concis,
positif, la lumière même. La rectitude, la pureté étaient ses principes
dominants, ce que l'on peut reconnaître dans ses belles partitions,
comme dans ses écrits, dont aucun malheureusement n'a vu le grand
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 373
jour de l'impression1. Il était d'un facile accès, bon et obligeant; il
encourageait les talents naissants et ne leur refusait ni ses conseils, ni
son appui. D'une probité sévère, d'une délicatesse éprouvée, l'envie ne
troubla jamais son repos, et sa parole comme son jugement étaient
également équitables à l'égard des œuvres des nombreux émules que
lui donna son siècle, et au milieu desquels il acquit par ses ouvrages
une si vaste et si juste célébrité 2.
Le caractère de Méhul était en effet plein de générosité,
de noblesse et de bonté. Une probité austère, une hon-
nêteté scrupuleuse, une délicatesse exquise s'alliaient chez
lui aux sentiments les plus tendres, à une rare chaleur de
cœur, au désir toujours ardent de faire le bien et d'aider
son prochain. Plein d'affection pour ses élèves, de dévoue-
ment pour ses amis, de déférence pour tous, il n'attendait
même pas qu'on sollicitât son crédit, et s'employait spon-
tanément en faveur de ceux à qui il pouvait être utile.
Monsigny, dont il semblait s'être donné la tâche de protéger
la vieillesse, lui dut de voir ses derniers jours à l'abri du
besoin ; il fut un de ceux qui facilitèrent à Boieldieu ses
1 Ceci est une erreur. Les rares écrits de Méhul, qui se bornent à quel-
ques rapports officiels, lus à l'Institut, ont été insérés soit dans leMoniteur,
soit dans le Magasin encyclopédique.
2 Auguste-L. Blondeau : Histoirede la musique moderne, T. II, pp. 216-217.
— De son côté, Arnault, l'un des premiers collaborateurs de Méhul, a
rendu ainsi hommage à son caractère : — « Non moins favorisé par la
nature en ce qui regarde le cœur qu'en ce qui tient au génie, Méhul avait
un caractère élevé comme son talent, caractère formé d'une sensibilité
profonde, alliée à une grande énergie et à la plus sévère intégrité. Son
âme, à la fois tendre et forte, était ouverte à toutes les passions, et les
combattait toutes, hors celle de la gloire. De là, dans toutes les manières
de Méhul, une certaine austérité qui n'était pas sans grâce. La générosité
fut habitude en lui. S'il s'agissait d'un autre, je chercherais dans sa vie
quelques traits pour le prouver; quant à lui, je n'en connais qu'une
preuve, c'est sa vie tout entière. Ajoutez à ces qualités une imagination
ardente et cependant un esprit juste et délié, le jugement le plus sain, la
pénétration la plus profonde, un goût délicat en tout, joints à une élocu-
tion aussi correcte que facile, et enfin un talent particulier pour jeter de
l'intérêt dans tous les genres de conversations, et vous aurez à peu près
une idée de ce que fut Méhul, l'un des hommes les plus attachants que
j'aie rencontrés. » (Œuvres d'Arnault, T. V, p. 461.)
374 MÉHUL
premiers pas dans la carrière* Plantade put lui être recon-
naissant de la situation qu'il lui fit acquérir • ses élèves
Dugazon, Herold, Beaulieu, Blondeau, étaient l'objet de ses
soins constants ; enfin tous ceux qui l'approchaient étaient
à même d'éprouver la solidité de ses relations, d'apprécier
les effets de l'aide bienfaisante qu'il accordait toujours à
qui s'en montrait digne.
Il y a pourtant une ombre légère à ce tableau, et que je
ne saurais dissimuler. Dans le portrait touchant qu'il a tracé
de son maître, Blondeau a commis une erreur qu'il importe
de relever, en disant que «l'envie ne troubla jamais son
repos». Or, pour quiconque a étudié le grand homme, ce
ne saurait être un mystère que le sentiment fâcheux qu'il
éprouvait tout d'abord en présence du succès d'un de ses
confrères. Méhul était ombrageux, Méhul était ambitieux,
il avait soif de gloire, comme il le disait lui-même, et il
lui semblait peut-être qu'on lui volait une partie de la
sienne lorsqu'on excitait les applaudissements du public.
Quelque singulière que puisse paraître cette faiblesse chez
un artiste d'un tel génie et d'une trempe aussi vigoureuse,
le fait est absolument constant, et on peut le dévoiler d'au-
tant plus volontiers que Méhul s'en accusait lui-même avec
une franchise qui l'honore et qui peut facilement lui faire
accorder son pardon. Entre autres témoignages relatifs à ce
sujet, je citerai les lignes suivantes de Charles Maurice,
que son admiration pour le maître garantit de toute suspi-
cion de mensonge ou d'injustice en cette circonstance : —
« Le compositeur de tant de génie et d'un caractère si
recommandable, dit-il, celui qui a trouvé Joseph et Vlrato,
ces deux extrêmes d'une beauté si rare, Méhul, dînant
aujourd'hui chez M. Saint-Prix1, nous a donné un exemple
de sincérité qui lui fait le plus grand honneur. On causait
des faiblesses humaines. — 11 en est une, dit-il, dont je ne
saurais me défendre et que je combats vainement. Je ne crois
pas être envieux, et pourtant les succès des autres me font mal ;
1 L'artiste célèbre de la Comédie-Française.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 375
je l'avoue, pour V expier en le disant. Cette preuve d'abnéga-
tion, cette franchise d'un homme à ce point supérieur; nous
ont fort touchés, et pour y répondre par une douce espérance,
sur la spirituelle proposition de M. Saint-Prix, nous avons
porté ce toast général : Au prochain chef-d'œuvre que nous
donnera Mêhul!»1.
Ce n'était pas là le seul travers du caractère d'ailleurs si
loyal et si chevaleresque de Méhul. Chose étrange ! et que
j'ai eu déjà l'occasion de faire remarquer : ce musicien d'un
génie si incontesté, cet artiste si fêté, si choyé, si gâté par
le public, et qui, s'il ne fut pas toujours également heureux
dans les manifestations de son talent, se vit du moins tou-
jours entouré du respect et de l'admiration de tous,
Méhul, enfin, se croyait et se disait l'objet d'une sorte de
conspiration occulte ourdie contre sa gloire et ses succès ï
Inquiet, méfiant, ombrageux à l'excès, il se voyait sans cesse
en butte à de sourdes inimitiés, environné d'êtres qui ne
songeaient qu'à lui nuire, et victime de je ne sais quelles
machinations sournoisement organisées contre son repos et
son bonheur ! Il se rendait ainsi malheureux à plaisir, et
l'on peut bien dire que c'est lui-même qui conspirait contre
sa tranquillité, empoisonnant par d'injustes soupçons, par
des craintes chimériques, les satisfactions les plus légitimes,
les plus nobles jouissances qu'il pût éprouver2.
De tout cela pourtant il était le seul à souffrir, et l'on ne
d Histoire anecdotique du Théâtre et de la Littérature, T. I, p. 191.
2 « Fatalement doué de cette disposition mélancolique qui est la cou-
ronne d'épines du génie, il voyait des ennemis dans ses rivaux et trans-
formait en complots de la haine les brigues de la concurrence. La finesse
de son tact, la délicatesse de son goût, n'empêchaient pas qu'il ne se
méprît très souvent au choix des ouvrages qu'on venait lui proposer pour
la scène, et, soit que la faiblesse du poème glaçât l'imagination du com-
positeur, soit qu'elle enchaînât l'applaudissement aux mains des specta-
teurs, un demi-succès faisait vibrer au cœur de Méhul une note aussi
douloureuse qu'aurait pu faire la chute la plus complète. Alors, il souffrait
en silence, mais loin d'en moins souffrir, la contrainte qu'il s'imposait
pour dissimuler sa blessure ne servait qu'à l'envenimer encore. >» —
(Vieillard : Méhul, sa vie et ses œuvres, p. 27.)
376 MÉHUL
saurait lui tenir rigueur à ce sujet, car les défauts qui ne
nuisent qu'à celui qui les possède sont en quelque sorte des
défauts négatifs.
Il n'en reste pas moins que Méliul était le meilleur dès
hommes, le plus sûr des amis, et qu'à ce double titre, sans
parler de son génie, il se voyait recherché par tous ceux
qui étaient à même de le bien connaître, d'apprécier sa
haute valeur morale *et ses rares facultés intellectuelles.
C'est qu'aussi il ne se contentait pas d'être un grand
artiste. Homme du monde, homme de goût, esprit cultivé,
causeur charmant et d'une originalité piquante bien que sa
conversation fût sans apprêt et sans ambition, le fils de
l'humble aubergiste de Grivet apportait dans la société la
plus choisie les qualités à la fois solides et brillantes qui
excitent la sympathie, commandent le respect, forcent l'at-
tention et font naître le désir d'une plus étroite intimité.
Joignant à ces qualités les dons extérieurs les plus heu-
reux, bien pris dans sa taille plutôt petite qu'élevée, avec
des manières d'une cordialité séduisante, son regard clair
et profond, son sourire plein de grâce, l'aisance de sa per-
sonne, sa parole grave et harmonieuse, la facilité de son
élocution, la variété de ses connaissances, en faisaient
un des êtres les plus accomplis qui se puissent imaginer.
Aussi peut-on dire qu'il était aimé de quiconque pouvait
l'approcher, exerçant sur tous, d'une façon toute naturelle
et par le seul fait d'une supériorité qui s'imposait d'elle-
même, un ascendant irrésistible et comme une sorte de fas-
cination affectueuse. Ses collaborateurs, ses confrères, ses
élèves, les artistes qui étaient chargés d'interpréter ses
œuvres, tous subissaient cet ascendant, cette fascination, et
tous lui témoignaient, en retour de la bonté, de la sollici-
tude qu'il prodiguait autour de lui, le plus vif, le plus pro-
fond et le plus sincère attachement.
Dans la première partie de cette étude, j'ai donné un
aperçu des relations établies et entretenues par Méhul à
l'époque de la Révolution et surtout du Directoire, c'est-à-
dire aux plus belles années de sa jeunesse active, brillante
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 377
et glorieuse, j'ai fait connaître quelques-uns des salons
qu'il fréquentait particulièrement, où il était constamment
appelé, recherché, désiré. On a peine à comprendre, répandu
comme il l'était alors et dans le monde officiel, et dans le
monde artiste, et même dans le monde frivole, comment il
pouvait concilier les soins que réclamaient ces nombreuses
relations avec les obligations, autrement absorbantes, que lui
imposaient son travail et l'exercice de sa profession. Aussi
paraît-il avoir renoncé d'assez bonne heure, et sans regrets
bien vifs, à cette partie un peu factice de l'existence d'un
artiste, remplaçant par la méditation, par la rêverie à la-
quelle il était naturellement enclin, des distractions et des
plaisirs superficiels qui ne convenaient que médiocrement
à son caractère studieux, mélancolique et réfléchi. Devenu
un peu sombre une fois la première jeunesse passée, obligé
d'ailleurs par l'état de sa santé à une vie aussi retirée que
le lui permettaient ses occupations et ses travaux, il se
dégagea peu à peu de ses attaches mondaines, et bientôt
ne resta plus guère fidèle qu'à un seul salon; mais celui-là,
qu'il ne cessa de fréquenter jusqu'à ses derniers jours, avait
pour lui un attrait invincible : c'était celui du grand violo-
niste Rodolphe Kreutzer, comme lui compositeur drama-
tique et qui plus tard fut chef d'orchestre de l'Opéra.
Méhul était attiré là non- seulement par son amitié pour
Rodolphe et pour son frère Auguste, mais aussi par la grâce
séduisante de Mrae Kreutzer, femme extrêmement distin-
guée, douée d'un esprit très fin, d'un sens artistique exquis,
et qui lui témoignait une inappréciable affection. On a pu
voir, par les lettres qu'il adressait à cette femme char-
mante au cours de son voyage dans le Midi, peu de temps
avant sa mort, si Méhul lui rendait cette affection.
C'est dans ce salon très élégant et très artiste de la rue
de Provence, où la joie à son arrivée se peignait sur tous
les visages, où ses jours de visite étaient de véritables jours
de fête, que Méhul aimait à revenir sans cesse, sachant y
trouver, avec des hôtes pour lui pleins de prévenances,
d'attentions et de cordialité, quelques bons et solides amis,
378 MÉHUL
d'excellents camarades, qu'il était toujours heureux de
revoir et pour qui sa présence était un bonheur. Vieillard,
qui lui-même à cette époque était un des habitués de ce
salon, a consigné à son sujet quelques souvenirs intéres-
sants:
La maison de Kreutzer, dit-il, était un vrai sanctuaire de l'art. A
l'Opéra-Comique, les deux grands succès de Lodoïska et de Paul et
Virginie ; à l'Opéra, Astyanax, la Mort d'Abel et Aristippe avaient
donné à Kreutzer un rang très distingué parmi les compositeurs
français. Premier violon [solo] à l'Opéra, parmi ses contemporains
Rode et Baillot pouvaient seuls être placés sur la même ligne que lui.
Son frère et son élève, Auguste, promettait d'être son digne successeur.
Ces titres divers à la vogue et à la célébrité avaient procuré à Kreutzer
une des plus grandes existences d'artiste dont il y ait eu d'exemple en
France ; par le talent, il était arrivé à la fortune, et la spirituelle
intelligence d'une femme du plus haut mérite avait fait de sa maison
le centre de réunion d'un petit nombre d'auteurs et d'artistes d'élite
qu'il rassemblait toutes les semaines à sa table. La place de Méhul y
était toujours marquée la première ; heureux et fier de m'y voir admis,
je dois dire que, de toutes les relations de cette nature dont j'ai joui
dans une carrière déjà prolongée au-delà du terme commun, je n'en ai
pas rencontré qui m'ait procuré de plus douces jouissances, ni laissé de
meilleurs souvenirs. Ce qui faisait surtout le charme de ces réunions,
c'était la franchise de ton, l'absence de toute prétention guindée, la
bonhomie enfin qui y régnait constamment. Le moyen de ne pas réussir
dans le cercle ou à la table que les deux belles-sœurs, Mmes Adèle et
Alphonsine Kreutzer, animaient de leur esprit si ingénieux, si naturel,
c'était d'y apporter l'intention de briller, de dire des mots, de lancer
des traits. J'ai vu Vigée, longtemps cité à Paris comme un causeur
d'élite, y échouer complètement. Quel contraste formait sa pétulance,
son brio prétentieux, avec l'aménité, la finesse si discrète et si mesurée
que Méhul apportait dans la conversation, et qui donnait du prix à la
plus simple parole ! Un artiste, lui-même homme de beaucoup d'esprit,
le jeune Pradher, disait avec raison que Méhul savait faire un mot
charmant d'un simple bonjour ! 1.
Méhul n'était pas seulement, comme je l'ai dit, un cau-
seur attachant et plein d'esprit, aux réparties fines et aux
1 Méhul, sa vie et ses œuvres, pp. 39-40.
SA VIE, SON GÉNIE, SON CARACTÈRE 379
réflexions ingénieuses ; c'était encore un conteur charmant,
un inventeur très curieux et très écouté de récits étranges,
d'aventures extraordinaires, qu'il déroulait devant ses
auditeurs avec un talent très particulier et un impertur-
bable sang-froid. Son imagination, très féconde sous ce rap-
port, lui suggérait d'étonnantes histoires de voleurs, de
revenants, de fantômes, qu'il se plaisait à renouveler sans
cesse, histoires d'un caractère toujours piquant, souvent
lugubre et tout à fait fantastique, par lui menées à leur
terme avec une rare habileté à l'aide d'une foule d'inci-
dents, d'épisodes soit dramatiques, soit burlesques, qui
s'entre-croisaient et s'enchevêtraient dans sa narration de
façon à produire l'effet le plus prodigieux. Sa réputation
était si bien établie à cet égard, dans les salons où l'on
était assez heureux pour jouir de sa présence, qu'on ne
manquait jamais de lui demander un de ces récits, et qu'il
ne se faisait point prier pour se rendre aux sollicitations
dont il était l'objet. Un chroniqueur s'est plu à rappeler,
dans les lignes que voici, avec les procédés habituels à
Méhul en pareilles circonstances , les succès que lui
valaient son imagination fertile et son talent très apprécié
de conteur :
Méhul n'a point écrit, que je sache ; mais il aurait mérité qu'un
sténographe recueillît les contes qu'il débitait en petit comité. Il excel-
lait surtout dans les contes de revenants, il produisait un effet de peur
dont il était difficile de se garantir, quelqu'averti que l'on fût ; il avait
une manière de procéder dans ses récits qui lui réussissait toujours. Il
commençait du ton le plus simple, il multipliait les détails les plus
naturels ; on assistait en quelque sorte à l'action qu'il mettait en scène,
il y faisait figurer quelquefois des personnages connus : il se servait de
leurs noms pour faire croire à l'authenticité de ce qu'il avait vu,
disait-il, ou appris de témoins dignes de foi. Ensuite, lorsque l'on était
bien séduit, bien captivé par toutes ces fausses apparences de sincérité,
il entrait peu à peu dans le fantastique, si bien, si fort, qu'à l'arrivée
du revenant on croyait à sa réalité ; le mensonge était, pour ainsi dire,
caché dans la foule des ressemblances qui l'enveloppaient.
Quelquefois Méhul employait un autre artifice. Il débutait par des
réflexions philosophiques, par quelques observations de mœurs, par
des questions de morale qu'il faisait suivre, pour leur prêter appui,
380 MÉHUL
d'une petite historiette qu'il inventait, ce dont il se gardait bien de
convenir, et dans laquelle il se plaçait lui-même comme acteur.
Instruit des moyens dont il usait habituellement dans ses récits, on
attendait le revenant, et le revenant ne paraissant pas, l'historiette
finissait comme elle avait commencé, sans sortir des voies naturelles,
et même au lieu d'effrayer elle faisait rire, elle aboutissait à une
plaisanterie *. . . .
Je reviens à Méhul musicien.
On a reproché à ce maître d'abuser des effets matériels
et de se montrer, en plus d'une occasion, excessif quant
aux moyens employés pour obtenir ces effets. Dans la notice
qu'il a fournie sur lui à la Biographie Michaud, Sévelinges
dit à ce sujet: — ■ «Méhul ne dissimulait pas lui-même, et
il en a fait l'aveu à l'auteur de cet article, qu'entraîné par
l'esprit d'une époque où l'exagération des idées s'était
introduite jusque dans les arts, il avait abusé quelquefois
des moyens d'effet jusqu'à confondre le bruit avec l'énergie. »
Je ne sais trop si le reproche est bien fondé. En tout cas,
on pourrait expliquer ce défaut chez Méhul, sinon l'excuser,
en faisant remarquer qu'il a composé beaucoup de musique
pour les grandes fêtes révolutionnaires, et que cette
musique, écrite en vue de masses considérables et des-
tinée à être exécutée en plein air, lui avait peut-être fait
prendre l'habitude de grossir ses effets et de forcer son
instrumentation pour lui donner l'intensité sonore exigée
par la nature même de cette exécution. On a dit que Grétry
lui-même ayant directement exposé à Méhul ce grief qu'on
formulait contre lui, celui-ci lui aurait, en souriant, fait
une réponse analogue à celle qu'on attribue à Crébillon
parlant de Corneille et de Racine, et lui aurait répondu :
« Gluck a pris la terre, Sacchini le ciel, je me jette à corps
perdu dans les enfers. » Quoi qu'il en soit, Méhul a prouvé
avec éclat qu'il pouvait, à l'occasion, allier la sobriété la
plus sévère et le goût le plus pur au sentiment le plus dra-
Madame Kreutzer, par Audibert. {Le Voleur, du 15 juillet 1851.)
SA VIE, SON GÉNIE 3 SON CARACTÈRE 381
matique et à la plus grande force d'expression. Stratonice,
aussi bien que Joseph, plaide victorieusement sa cause
sous ce rapport : je crois qu'il serait difficile de repro-
cher à ces deux chefs-d'œuvre aucun excès d'aucune
sorte.
D'ailleurs, si cette exagération que quelques-uns ont
blâmée chez Méhul avait eu sa source dans une sorte de
système volontaire et déterminé, il serait malaisé de la faire
concorder avec le sentiment d'admiration que lui faisait
éprouver le plus sobre et le plus merveilleux de tous les
maîtres, l'auteur de Don Juan et des Noces de Figaro. Cette
admiration de sa part était grande en effet, et elle m'est
prouvée par cette note trouvée dans les papiers de son
neveu Daussoigne, et qui m'a été communiquée par le
fils de ce dernier : — « Le grand compositeur qui me servit
de père parlait un jour de Mozart, avec une grande anima-
tion, en présence de son collaborateur Alexandre Duval,
auteur du poème de Joseph. Mais, mon cher Méhul, lui dit
Duval un peu surpris, vous considérez donc Mozart comme
un musicien incomparable ? Méhul retrouvant, devant
cette question, son calme habituel, lui répondit: Incom-
parable, dit es- vous P Ma foi, mon ami, je n'en sais vraiment
rien, car je n'ai jamais eu la pensée de le comparer à per-
sonne... »
Quoi qu'on puisse dire de Méhul et quelques défauts
qu'on lui puisse reprocher, il reste, grâce à ses nobles et
puissantes facultés, l'un des plus grands artistes dont les
hommes doivent perpétuer le souvenir, l'un de ceux surtout
qui doivent nous être le plus chers, à nous, Français, ses
compatriotes. BufFon a dit, en définissant l'éloquence :
« Que faut-il pour émouvoir la multitude et l'entraîner ?
Que faut-il pour ébranler la plupart des autres hommes et
les persuader ? un ton véhément et pathétique, des gestes
expressifs et fréquents, des paroles rapides et sonnantes.
Mais pour le petit nombre de ceux dont la tête est ferme,
le goût délicat et le sens exquis, et qui comptent pour peu
le ton, les gestes et le vain son des mots, il faut des choses,
382 MÉHUL
des pensées, des raisons ; il faut savoir les présenter, les
nuancer, les ordonner ; il ne suffit pas de frapper V oreille et
oV occuper les yeux, il faut agir sur Vâme? et toucher le cœur en
parlant à V esprit, »
Là était justement le secret de Méhul : il savait « agir sur
l'âme, et toucher le cœur en parlant à l'esprit. » C'est ce
qui a fait sa force, c'est le fond même de son génie, c'est
ce qui le rend immortel !
APPENDICE
LISTE CHRONOLOGIQUE DES ŒUVRES DRAMATIQUES
DE MEHUL.
DATES.
4 septembre
1790.
15 fév. 1791.
3 mai 1792.
G mars 1793.
28 mars 1793.
18 fév. 1794.
26 février
1794.
6 mai 1794.
11 septembre
1794.
12 mars 1795.
5déc. 1795.
1er mai 1797.
15 déc. 1797.
5 juin 1799.
11 oct. 1799.
14 mars 1800
14 juin 1800.
27 déc. 1800,
TITRES.
Euphrosine (5, puis 4, puis
3 actes).
Cora (4 actes).
Stratonice (1 acte).
Le Jugement de Paris,
ballet (3 actes).
Le jeune Sage et le vieux
Fou (1 acte).
Horatius Coclès (1 acte).
Le Congrès des Rois
(3 actes)1.
Mélidore et Plwosine
(3 actes).
Timoléon, tragédie
avec chœurs (3 actes).
Doria ou la Tyrannie dé-
truite (3 actes).
La Caverne (3 actes).
Le jeune Henry (2 actes).
Le Pont de Lodi (1 acte).
Adrien (3 actes).
Ariodant (3 actes).
Épicure (3 actes) 2.
La Dansomanie, ballet
(2 actes).
Bion (1 acte).
LIBRETTISTES.
HOFFMAN.
Valàdier.
HOFFMAN.
Gardel.
HOFFMAN.
Arnault.
Demaillot.
Arnault.
M.-J. Chénier.
Legouvé
et d'Avrigny.
Forgeot.
BOUILLY.
Delrieu.
HOFFMAN.
HOFFMAN.
Demoustier.
Gardel.
HOFFMAN.
THEATRES.
Théâtre Favart.
Opéra.
Théâtre Favart.
Opéra.
Théâtre Favart.
Opéra.
Théâtre Favart.
Théâtre Favart.
Théâtre
de la République.
Théâtre Favart.
Théâtre Favart.
Théâtre Favart.
Théâtre Feydeau.
Opéra.
Théâtre Favart.
Théâtre Feydeau.
Opéra.
Théâtre Favart.
lEn société avec Berton, Blasius, Cherubini, Dalayrac, Deshayes, Devienne,
Grétry, Jadin, Kreutzer, Solié et Trial fils.
2 En société avec Cherubini.
384
MEHUL
DATES.
17 fév. 1801.
5 avril 1802.
29 juillet 1802.
23 nov. 1802.
14 janvier
1803.
1er mars 1803.
18 juin 1803.
28 décembre
1803.
14 juin 1804.
28 janvier
1806.
17 mai 1806.
25 juin 1806.
17 fév. 1807.
8 juin 1810.
17 déc. 1811 .
24 mai 1813.
1er février
1814.
16 novembre
1816.
28 novembre
1822.
TITRES.
L'irato (1 acte).
Une Folie (2 actes).
Le Trésor supposé (1 acte).
Joanna (2 actes).
Daphnis et Pandrose, ballet
(2 actes).
Hèlèna (3 actes).
Le Baiser et la Quittance
(3 actes *).
L'Heureux malgré lui
(2 actes).
Les Hussites, drame
(3 actes).
Les deux Aveugles de To-
lède (1 acte).
Uthal (1 acte).
Gabrielle d'Estrées
(3 actes).
Joseph (3 actes).
Persée et Andromède,
ballet (3 actes).
Les A mawnes (3 actes).
Le Prince Troubadour
(1 acte).
L' Oriflamme (\ acte2).
La Journée aux Aventures
(3 actes).
Valentine de Milan
(3 actes3).
LIBRETTISTES.
MARSOLLIER.
BOUILLY.
HOFFMAN.
marsollier.
Gardel.
BOUILLY.
Picard,
l.ongchamps
et DlEULAFOI.
Saint-Just.
Alex. Duval.
MARSOLLIER.
THEATRES.
Etienne et
Baour-Lormian.
Càpelle
et MÉZIÈRES.
BOLTLLY.
Opéra-Comique.
Id.
Id.
Id.
Opéra.
Opéra-Comique.
Id.
Id.
Porte Saint-Martin.
Opéra-Comique.
Saint-Victor.
Id.
Saint-Just.
Id.
Alex. Duval.
Id.
Gardel.
Opéra.
Jouy.
Opéra.
Alex. Duval.
Opéra-Comique
Opéra.
Opéra-Comique.
Id.
i En société avec Boieldieu, Kreutzer et Nicole
2 En société avec Berton, Kreutzer et Paër.
3 Ouvrage posthume, dont la musique fut terminée par Daussoigne, neveu de
Méhul.
COMPOSITIONS DIVERSES DE MÉHUL.
CANTATES, SCÈNES LYRIQUES, CHANTS PATRIOTIQUES.
Ode sacrée, poésie de Jean-Baptisle Rousseau, chantée par
Chéron et M1Ie Buret au Concert-Spirituel, le 17 mars 1782.
Philoctète à Lemnos, scène lyrique, chantée par Guichard,
Ghenard et Le Brun à la Société des Enfants d'Apollon, le 12 juin
1788.
Scène française, chantée par M1,e Rousselois au Concert-Spiri-
tuel, le 1er novembre 1789.
Le Chant du Départ, hymne de guerre, paroles de Marie-Joseph
Ghénier, exécuté pour l'anniversaire de la prise de la Bastille , le
14 juillet 1794, et mis en scène à l'Opéra le 29 septembre suivant.
(Publié «au Magasin de musique à l'usage des fêtes nationales » 3
in-801.)
Hymne chanté par le peuple à la fête de Barra et de Viala le
10 thermidor (an II, 28 juillet 1794), paroles de d'Avrigny. (Pu-
blié «au Magasin de musique à l'usage des fêtes nationales», in-8°,
avec cette mention : « Adopté pour être envoyé aux départemens et
aux armées. Payan, commissaire de V instruction publique. »)
1 On lit dans le Dictionnaire de la Conversation et de la lecture : — « Vers
la fin de la Restauration, la coterie bigote avait imaginé de faire parodier,
à son usage, le Chant du Départ. Dans les conférences religieuses que les
missionnaires tenaient alors, chaque soir sous les voûtes du Panthéon et
de Saint-Sulpice, en entendait répéter en chœur le refrain de ce chant
héroïque, mais fort peu chrétien, transformé comme il suit au profit de
pauvres jeunes filles et de bonnes vieilles femmes, auditoire habituel de
ces colporteurs de reliques, de chapelets bénits et de principes monar-
chiques :
La religion vous appelle !
Parmi vous faites-la fleurir.
Un chrétien doit vivre pour elle,
Pour elle un chrétien doit mourir.
25
386 MÉHUL
Hymne du Neuf-Thermidor, paroles de M.-J. Chénier. (Publié
au «Magasin de musique », etc., in-8°.)
Le Chant des Victoires (désigné sous le titre d'Hymne à la
Victoire), paroles de M.-J. Chénier, exécuté dans le Jardin-Na-
tional (Tuileries), le 21 septembre 1794, jour de la cérémonie de
la translation du corps de Marat au Panthéon. (Publié « au Maga-
sin de musique», etc., in-8°.)
Chant funèbre à la mémoire du représentant du peuple Fer-
raud, assassiné à son poste le 1er prairial an 3e de la République,
paroles de Baour-Lormian. (« Imprimé par ordre du Comité d'in-
struction publique. Paris, à l'imprimerie de musique de l'Institut
national [de musique] , rue des Fossés-Montmartre, N° 4. » In-
folio.)
Hymne patriotique [à 3 voix d'hommes, avec chœur d'hommes].
(«A Paris, au magasin des éditeurs musiciens de la Garde natio-
nale parisienne, rue Joseph, section de Brutus. » In-folio.)
L Hymne des Vingt-deux 9 paroles de M.-J. Chénier. (Publié
« au Magasin de musique», etc., in-8°.)
Le i8 Fructidor, paroles de Lebrun-Tossa. (Publié « au Maga-
sin de musique», etc., in-8o1.)
1 On lisait dans le Rédacteur (alors journal officiel) du 13 vendémiaire
an V — 4 octobre 1796 : — «Ministère de l'Intérieur. Proclamation faite
au Champ-de-Mars, le 1er Vendémiaire de Van 5, anniversaire de la fondation
de la 'République, conformément à V arrêté du Directoire. Si de tout tenis la
nation française a su vaincre, de tout tems elle a su chanter ses victoires;
mais sous le règne du despotisme, le génie enchaîné n'avait que peu de
cordes à toucher sur la lyre : aujourd'hui la liberté lui rend tout son essor;
les Pindares et les Tyrtées se multiplient et font connaître à l'Europe que
si nous savons défendre la liberté par notre courage, nous savons aussi la
faire aimer par nos chants. — Voici les noms des poètes et compositeurs
qui ont contribué à l'ornement des fêtes nationales depuis la conquête de
la liberté, et auxquels la nation adresse un tribut de reconnaissance. Au
premier rang marchent le représentant du peuple Marie- Joseph Chénier;
le citoyen Lebrun, membre de l'Institut national des sciences et des arts,
dont le genre pindarique a célébré sept fois, dans des temps différens, la
liberté, les arts et nos victoires; le citoyen Théodore Desorgues, qui sept
fois aussi s'est empressé de mêler ses accens poétiques à nos chants d'allé-
gresse, et le citoyen Coupigni, connu principalement par son chant funèbre
sur la mort de Ferraud et son chant élégiaque aux mânes de la Gironde;
COMPOSITIONS DIVERSES DE MÉHUL 387
Hymne à la Paix, paroles de « la citoyenne » Constance Pipelet
(depuis princesse de Salm), chanté par Darius au théâtre Feydeau,
le 1er novembre 1797.
Le Chant du retour, paroles de M.-J. Chénier, exécuté le
10 décembre 1797, à la fête donnée à l'occasion du retour d'Italie
du général Bonaparte, à la suite de la paix de Gampo-Formio.
(Publié «au Magasin de musique», etc., in-8°.)
La Naissance d'Oscar Leclerc, cantate (pour deux voix de
femmes et chœur), paroles de La Réveillère-Lepeaux , exécutée
dans une fête de famille, le 9 avril 1798. (Une copie de cette can-
tate existe à la bibliothèque du Conservatoire.)
Chant national du 14 juillet 1800 (connu aussi sous le nom de
Chant du 25 Messidor), à trois chœurs et trois orchestres ^ paroles
de Fontanes, exécuté au « Temple de Mars » (chapelle des Invalides),
pour l'anniversaire de la prise de la Bastille,, le 14 juillet 1800.
(«Publié par ordre du ministre de l'intérieur. » Paris _, an VIII,
in-folio.)
Citant du Retour, pour la Grande-Armée, paroles d'Arnault,
exécuté au Jardin de Tivoli, pendant un banquet donné à une co-
enfin, le citoyen Rouget de Lille, le véritable Tyrtée français par l'in-
fluence de son chant marseillais, dont il est le poëte et le compositeur tout
ensemble, qui a valu tant de victoires à la République, chant si cher à
nos soldats, et qui sait encore forcer nos ennemis même à le craindre à
la fois et à le chanter. Après eux sont entrés dans la carrière à peine ou-
verte, en donnant de grandes espérances, les citoyens Baour-Lormian,
Varson, Davrigni, Pillet, Flins, et la citoyenne Pipelet etLachabeaussière.
— Au premier rang des compositeurs républicains, la nation place et pro-
clame : le citoyen Gossec, l'un des cinq inspecteurs du Conservatoire de
musique, connu par vingt-trois morceaux de musique, et qui ne laisse
guère échapper une seule fête civique sans offrir son tribut de talent à la
patrie; le citoyen Méhul, inspecteur aussi du Conservatoire, dont le Chant
du départ rivalise avec VHymne marseillais, et connu par six autres mor-
ceaux dignes de sa réputation; et le citoyen Catel, artiste du Conserva-
toire, auteur de six morceaux de différens genres. Après eux se sont
montrés avec zèle et succès les citoyens Bertin, Jadin l'aîné , Hyacinthe
Jadin, Lesueur, Langlé, Lefebvre, Eler, Pleyel, Martin [Martini], tous
noms déjà célèbres, et qui promettent à la France une récolte abondante
de produits civiques. — Poètes et compositeurs, la nation vous proclame
dignes de sa reconnaissance, et vous invite encore par vos talens,dans cette
nouvelle année, à l'ornement des fêtes nationales et à la gloire de la
patrie. »
388 MÉHUL
lonne du 1er corps de la Grande-Armée, le 23 septembre 1808.
(Publié avec accompagnement de piano. In-folio1.)
Cantate, paroles d'Arnault, exécutée aux Tuileries, le jour de la
célébration du mariage de l'empereur Napoléon et de l'archidu-
chesse Marie-Louise d'Autriche, le 2 avril 1810.
Cantate, paroles d'Arnault, chantée par Dérivis, Mme Duret-
Saint- Aubin et Mlle Himm, avec les élèves chauteurs et instrumen-
tistes du Conservatoire } à l'Hôtel-de-Ville^ le 10 juin 1810, dans
une fête donnée par la ville de Paris à l'empereur et à l'impéra-
trice.
Cantate, relative à «l'état intéressant» de l'impératrice, paroles
d'Esménard, exécutée à TOpéra le 1er décembre 1810.
Le Chant d'Ossian, paroles d'Arnault, chanté par Lays et exé-
cuté à l'Hôtel-de-Ville^ à l'occasion de la naissance du roi de Rome,
le 9 juin 1811.
Cantate sur la naissance du roi de Rome, paroles d'Arnault,
musique de Méhul, Cherubini etCatel, chantée par Mmes Rranchu,
Himm, Duret-Saint-Aubin et Boulanger et M. Eloy, et exécutée
au Conservatoire, pour l'inauguration de la nouvelle salle de con-
cerls, le 7 juillet 1811.
Chant, paroles d'Arnault, exécuté aux Tuileries, dans une fête
donnée à l'occasion de la naissance du roi de Rome, en 1811.
Chant lyrique, paroles d'Arnault, exécuté pour l'inauguration,
à l'Institut, de la statue de l'empereur Napoléon. («Imprimé et
gravé par ordre de la classe des Beaux-Arts. » Paris, in-folio2.)
1 On lit dans le Catalogue de la bibliothèque de T'Opéra, de M. Théodore
de Lajarte : — « Ce qu'il y a d'étrange dans cette cantate, c'est qu'elle a
servi à chanter tour à tour les louanges de l'empereur et du roi Louis XVIII.
Voici les paroles gravées:
Tressaille de plaisir, ô cité souveraine
Napoléon, par son peuple attendu,
Revoit en ce beau jour les rives de la Seine :
Ton héros t'est rendu.
« En revanche, voici les paroles juxtaposées (sur la partition de l'Opéra) :
Paris, noble cité que l'univers contemple,
Quel heureux jour s'apprête encor pour toi !
Tes remparts fortunés vont devenir le temple
De l'hymen de ton roi. »
2 On trouve les paroles de toutes les cantates d'Arnault au tome III des
Œuvres de cet écrivain (Paris, Bossange, 1826).
COMPOSITIONS DIVERSES DE MÉHUL 389
Charles Martel ou la Parisienne, chant national avec accom-
pagnement de piano, dédié aux armées et aux gardes nationales,
musique de l'auteur du Chant du départ (Paris, Janet et Cotelle,
in-folio)1.
MUSIQUE SYMPHONIQUE ET INSTRUMENTALE.
lre, 2e, 3e et 4e Symphonies à grand orchestre, exécutées en
4797, 1808, 1809 et 1810 aux concerts du théâtre Feydeau, au
Cercle musical de la rue Mandar et aux exercices du Conserva-
toire.
De ces quatre symphonies, deux seulement, à ma connaissance,
ont été publiées (N° 1, en sol mineur; N° 2, en ré majeur) sous ce
titre: — « Symphonies à grand orchestre, dédiées à S. Exe.
Monseigneur le comte Regnaud (sic) de Saint-Jean d'Angély, mi-
nistre d'État, grand procureur général de Sa Majesté Impériale et
Royale près sa Haute Cour, Secrétaire de l'État de la Famille Im-
périale, conseiller d'État, président de la section de l'Intérieur du
conseil d'État, grand officier de la Légion d'honneur, chevalier
grand-croix de l'ordre royal de Wurtemberg, membre de l'Institut
de France, par Méhul, membre de la Légion d'honneur, de l'Institut
et du Conservatoire. » (Paris, au magasin de musique, rue Riche-
lieu, N° 76.)
Ouverture pour instruments à vent. (Fait partie d'un recueil
mensuel publié sous ce titre : « Musique à l'usage des Fêtes
nationales, à Paris, du magasin des éditeurs musiciens de la
Garde nationale parisienne , rue Joseph, section de Brutus», in-
folio. Cette ouverture formait le n° 1 de la «3e livraison, mois
Prairial, an 2e de la République Française une et indivisible».)
Ouverture à grand orchestre, exécutée au concert de l'Institut
national de musique, le 17 brumaire an III (7 novembre 1794).
(Paris, au magasin de musique à l'usage des fêtes nationales, in-
folio.)
1 Je ne saurais dire si ce chant, qui me paraît devoir dater des derniers
jours de l'Empire et de la défense de Paris contre les alliés, est une com-
position originale, ce qui m'étonnerait. Je serais plutôt enclin à croire
que c'est la musique d'un des hymnes révolutionnaires de Méhul qu'on
aura adaptée à de nouvelles paroles de circonstance.
390 MÉHUL
Ouverture burlesque pour piano, violon, 3 mirlitons, trompette,
tambour, triangle obligés, avec crécelle et sifflet ad libitum, par
Méhul, publiée d'après le manuscrit autographe de la bibliothèque
du Conservatoire de musique. (Paris, Durand-Schœnewerk, in-
folio.) — Ceci est une publication posthume qu'on doit aux soins
de M. Wekerlin, l'un des plus sincères admirateurs de Méhul.
Trois sonates pour le clavecin ou piano forle_, dédiées à
Mme de Freuilly. Op. 1. (Paris^ Leduc_, in-4° oblong.) N° 4, en ré
majeur; N° 2, en ut mineur; N° 3, en la majeur.
Trois sonates pour le clavecin ou le forte piano, avec accompa-
gnement d'un violon ad libitum, dédiées à Madame des Entelles.
Œuvre IIe. (Paris, Leduc, in-folio oblong.) N° 1 , en ré majeur;
N° 2, en la mineur ; N° 3, en ut majeur l.
MUSIQUE RELIGIEUSE.
Messe solennelle à quatre voix, composée pour le couronnement
de Napoléon Ier, par Méhul, réduite pour orgue et publiée par les
soins de M. l'abbé A. -S. Neyrat, maître de chapelle de la Prima-
tiale et membre de l'Académie de Lyon. (Paris, Lemoine, in-4°.)
Publication posthume, faite par M. l'abbé Neyrat d'après le ma-
nuscrit retrouvé par lui à Presbourg.
Domine salvam fac rempublicam (en ut majeur) ^ à deux chœurs
et à deux orchestres. (Non publié. Une copie de ce morceau su-
perbe existe à la bibliothèque du Conservatoire de Paris.)
ROMANCES ET MELODIES VOCALES.
Julie et Volmar ou le Supplice de deux amants; la Jeune
Avignonnaise ; le Petit Nantais ; Loizerolles ou le Triomphe de
V amour paternel ; le Chien victime de sa fidélité; la Naissance
de mon fils Adolphe; la Caverne de la Sainte-Baume ou la
* Je mentionne pour mémoire les deux premiers morceaux publiés par
Méhul, et qui n'étaient que de simples transcriptions : 1° « Air des ballets
de Thésée, de M. Gossec, arrangé par M. Méhul, élève de M. Edelmann;»
2° « Gavotte de Thésée, arrangée par M. Méhul ». Ces deux morceaux ont
paru en 1782 dans les n08 1 et 7 du Journal de clavecin.
COMPOSITIONS DIVERSES DE MÉHUL. 391
Mère malheureuse; V Orphelin adopté par sa nourrice; Victoire
Négrier-Lavergne ou V Héroïne de V amour conjugal ; Joséphine
Kelly et ses deux enfants, romances, paroles de L.-F. Jauffret,
(Paris, Cousineau, in-folio.)
Ces romances, publiées d'abord séparément, et dont le texte
poétique présentait un caractère particulier, devaient concourir à la
formation d'un recueil proposé en souscription sous ce titre : ce Ro-
mances historiques par L.-F. Jauffret, musique de Méhul»,
recueil au sujet duquel les Affiches, annonces et avis divers du
16 pluviôse an III (4 février 1795) publiaient cet article assez
curieux :
La romance a été consacrée dans son origine à conserver la tradition
des faits qui dévoient plaire à la sensibilité des peuples, et leur procurer
des souvenirs touchans. On peut dire avec vérité que plusieurs de ces
poésies antiques, dont on regrette la perte, et qui pourroient suppléer
au défaut des monumens historiques, n'ont été que des romances que
les poètes primitifs avoient composées pour perpétuer le souvenir des
événemens les plus remarquables de l'histoire de leurs nations. La
romance, envisagée sous ce rapport, n'a pas encore été cultivée parmi
nous avec succès. Nous devons à Berquin, à Léonard, à Florian des
romances pastorales qui respirent la plus douce sensibilité. Les jeunes
personnes aiment à les lire et à s'attendrir sur le sort des bergers mal-
heureux. Elles les chantent de préférence à d'autres airs, parce que la
romance touche le cœur, et qu'il est surtout un âge où la mélancolie est
une jouissance et la sensibilité un besoin. Mais si des romances pasto-
rales ont obtenu tant de faveurs, il est à présumer que des romances
historiques auront aussi le pouvoir d'intéresser les cœurs sensibles....
Eh! qui pourroit refuser des larmes au récit de nos dernières infor-
tunes !... La romance, comme une jeune femme éplorée, doit parcourir
la France, gémir sur le tombeau des victimes de la tyrannie, et, la harpe
en main, consoler leurs ombres plaintives par des chants douloureux.
Si la Révolution a occasionné de grands crimes, elle a aussi développé
de grandes vertus. Si nous avons vu des tyrans fouler aux pieds l'hu-
manité, nous avons vu des héros s'élever en quelque sorte au-dessus
d'elle. C'est à la romance à perpétuer, par des chants simples et popu-
laires, le souvenir de tous les faits mémorables qui peuvent nous inspi-
rer, tout à la fois, et la haine de la tyrannie et l'amour de la justice.
C'est à la romance à faire éclore la sensibilité dans les jeunes enfans, et
à transmettre de la manière la plus sûre et la plus touchante la tradi-
tion historique. Ce n'est donc pas un recueil de couplets futiles que
nous annonçons au public en lui annonçant les Romances du cit. Jauf-
fret, avec la musique du cit. Méhul. Celles qui ont déjà paru, et qui ont
392 MÉHUL
été favorablement accueillies (le Petit Nantais, et Loizerolles ou le
Triomphe de l'amour paternel), font mieux connoître l'idée et l'inten-
tion du poète et du musicien que tout ce que nous pourrions dire. Ces
deux artistes ont ouvert, dès ce moment, une souscription pour 20 ro-
mances, dont une paraîtra tous les 20 jours, à dater du 20 Pluviôse.
La musique et l'accompagnement de clavecin seront du cit. Méhul.
L'accompagnement de harpe sera du cit. Gousineau fils. Le prix de la
souscription est de 301iv. pour Paris et de 35 liv. pour les départemens.
Le recueil annoncé ici n'a jamais paru. Quant aux sept romances
indiquées ci-dessus et qui devaient en faire partie après avoir été
publiées séparément^ elles sont devenues absolument introuvables
et je n'en ai pu découvrir une seule , ni dans nos grands dépôts
publics, ni dans aucune collection particulière. Je n'en ai eu con-
naissance que par les annonces faites, lors de leur publication, dans
les journaux du temps.
Réponse du vieux Pasteur à la romance du Troubadour pri-
sonnier, chantée par Garât au concert de la rue Feydeau, paroles
de Goupigny. (Paris, Gousineau, in-folio.)
Ode XIX, d'Anacréon.
La musique superbe de cette ode n'a jamais été publiée séparé-
ment. Elle avait été écrite pour la belle traduction de Gail qui parut
en Tan VII, chez Pierre Didot l'aîné, sous ce titre : « Odes d'Ana-
créon traduites en français , avec le texte grec , la version latine ,
des notes critiques et deux dissertations , par le citoyen Gail , pro-
fesseur de littérature grecque au Collège de France, avec estampes,
odes grecques mises en musique par Gossec, Méhul, Le Sueur et
Cherubini, et un discours sur la musique grecque.» L'ode de
Méhul a été reproduite par moi dans le journal la Musique popu-
laire (N° du 2 février 4882).
La Chanson de Roland. (Paris, Frey, in-folio.)
C'est l'hymne guerrier chanté à la Comédie -Française, par
Michot, au troisième acte de Guillaume le Conquérant, drame
d'Alexandre Duval (1803) et qui, au dire de Castil-Blaze, «a fait
le tour de l'Europe avec nos armées1. »
1 On a publié aussi à deux reprises la musique de ce chant, sous d'autres
titres et avec des paroles différentes : 1° Chant de Raoul, musique de
M. Méhul, accompagnement de piano ou harpe par F. Berton fils (Paris,
Frey, in-folio) ; 2° Chant royal, chanté le jour du baptême de S. A. R.
Monseigneur le duc de Bordeaux, paroles de M. Capelle, air connu de
Méhul (Paris, Meyserberg, in-folio).
COMPOSITIONS DIVERSES DE MÉHUL. 393
Ternaire , musique posthume de Méhul , paroles nouvelles de
E. Deschamps. (Paris, Bonoldi, in-folio, avec un portrait de Méhul
sur le titre.) — Recueil de trois mélodies, portant les titres sui-
vants :
N° 1. — Adieu du Pèlerin, romance;
N° 2. — Retour au foyer, mélodie ;
N° 3. — Le Vieux Pâtre, ballade.
Les trois dernières Romances de Méhul, précédées des discours
qui ont été prononcés sur sa tombe, le tout recueilli et dédié aux
amis de ce célèbre compositeur par l'éditeur du Souvenir des
Ménestrels (Charles Laffîlé). (Paris, Mme Benoist, in-folio.) Voici
les titres de ces trois romances, dont les paroles étaient dues à
Brifaut :
N° 1. — Bayard mourant;
N° 2. — Le Retour de V exilé;
N° 3. — Eginhard et Emma.
ŒUVRES DRAMATIQUES INÉDITES.
On sait déjà que Méhul écrivit dans ses jeunes années 3 pour se
former la main, trois opéras dont deux au moins n'étaient pas des-
tinés à la représentation : Psyché , sur un poëme de l'abbé de
Voisenon ; Anacréon, sur un livret de Gentil-Bernard mis jadis en
musique par Rameau ; et Lausus et Lydie , dont les paroles lui
avaient été fournies par Valadier. A ces ouvrages, restés inédits,
la Biographie universelle et portative des contemporains ajoute
les suivants, qui auraient été laissés par Méhul :
Hypsipile, reçu à l'Opéra en 1787;
Arminius, reçu à l'Opéra en 1794 ;
Scipion, reçu à l'Opéra en 1795 ;
Tancrède et Glorinde, reçu à l'Opéra en 1796;
Sésostris, écrit pour l'Opéra;
Agar dans le désert, écrit pour l'Opéra;
La Taupe et le papillon , opéra-comique ;
Chœurs pour Œdipe roi, tragédie de Marie- Joseph Ghénier, reçue
à la Comédie-Française en 1804 et non représentée.
Méhul a-t-il réellement écrit la musique de ces divers ouvrages ?
c'est ce que je ne saurais dire. De ceux qui sont indiqués comme
ayant été reçus à l'Opéra, il n'y a pas trace à la bibliothèque de ce
théâtre; les manuscrits, si tant est qu'ils aient existé, sont sans
doute tombés entre les mains de Mme Méhul à la mort de son mari.
394 MÉHUL
Que sont-ils devenus? Il en est de même sans doute pour les
chœurs d" Œdipe roi. Quant à Sésostris, dont Méhul a eu le poëme
en mains , il est à peu près certain qu'il ne s'en est pas occupé ,
puisqu'à la suite de l'insuccès des Amazones, nous avons vu par
une lettre qu'il adressait à Jouy, son collaborateur, que, découragé,
il renonçait à Sésostris. Reste Agar dans le désert et la Taupe et
le Papillon; ici il n'y a point de doute possible, et l'existence de
ces deux ouvrages est certaine , car les partitions autographes de
l'un et de l'autre , orchestrées , bien complètes , se trouvent à la
bibliothèque du Conservatoire. Agar est une belle scène lyrique à
trois voix égales, paroles de Jouy, la Taupe et le Papillon un
opéra-comique en un acte , que Fétis mentionne sous ce titre tron-
qué : la Toupie et le Papillon, et qu'il affirme avoir été repré-
senté au théâtre Montansier en 1797, ce qui est absolument inexact.
Enfin, on trouve au tome II des Œuvres d'Alexandre Duval le
texte d'un «drame lyrique en un acte, imité de l'allemand,» Marie
ou les Remords d'une mère, que l'auteur avait confié à Méhul
pour qu'il en fit la musique. Ce petit ouvrage ne fut jamais joué,
et il est probable que la musique n'en fut jamais écrite.
LES PORTRAITS DE MÉHUL.
Le portrait le plus intéressant que je connaisse de Méhul est un
charmant pastel fait par Ducreux, qui date évidemment du Direc-
toire et qui représente par conséquent l'artiste à l'âge de trente ans
environ. Il est assurément fort ressemblant, et c'est le seul, dit-on,
pour lequel Méhul ait consenti à poser. Les yeux sont vifs , sur-
montés de sourcils bien arqués, le regard est clair, la bouche est
fine , le nez fort , le menton un peu saillant , presque enfoncé dans
l'immense cravate blanche du temps , et l'ensemble de la physio-
nomie, à la fois rêveuse et réfléchie, offre un rare cachet d'élégance
et de distinction. Les cheveux longs, tombant sur les épaules, s'a-
battent sur le large collet de l'habit, dont le devant est couvert par
les ailes d'un gilet à la Robespierre. Le visage, allongé et maigre,
sans barbe ni moustaches, semble trahir un peu de fatigue, mais
respire l'intelligence et la bonté. Je ne sais à qui appartient
aujourd'hui ce pastel, mais j'en possède une reproduction photogra-
phique superbe, que je dois à l'obligeance de M. Alexandre Daus-
soigne-Méhul , petit-neveu de l'illustre auteur de Joseph, et c'est
LES PORTRAITS DE MÉHUL 395
d'après elle qu'a pu être fait le portrait qui se trouve en tête de ce
volume.
C'est aussi d'après le pastel de Ducreux, et à l'occasion des fêtes
célébrées à Givet pour l'inauguration du buste de Méhul (1842),
qu'un peintre distingué, Wiertz, qui était presque le compatriote
de l'illustre maître, puisqu'il était né à Dinant, ville située dans les
Ardennes belges, à sept kilomètres à peine de Givet, a fait un beau
portrait à l'huile. Ce portrait, gracieusement offert par lui à la
ville de Givet, orne aujourd'hui la salle des séances du conseil
municipal.
On a gravé divers portraits de Méhul, qui le représentent à l'é-
poque du premier empire, les cheveux un peu en broussailles, avec
de courts favoris à la hauteur de l'oreille. Ces portraits, tous sem-
blables et peu flatteurs, sont loin de donner l'impression agréable
qu'on ressent à la vue de celui de Ducreux.
Le fameux sculpteur florentin Bartolini, l'ami de Cherubini, dont
il fît le buste, ainsi que plus tard ceux de Mrae de Staël, de Rossini
et de Byron, fit aussi celui de Méhul, mais je ne saurais dire au
juste à quelle époque. De nos jours, un autre sculpteur, M. Dené-
chau, a modelé aussi un buste de Méhul, qui a figuré au Salon de
1876 (N° 3212). Quant au buste informe qui « orne » la place de
Givet et que j'ai décrit au commencement de ce livre, je n'en parle
ici que pour mémoire, en constatant qu'il porte la signature
E. Gechter et la date de 1840. Je ne fais que rappeler aussi la
médaille frappée à la mort de Méhul, dont j'ai fait plus haut con-
naître l'histoire, et qui avait pour auteur le graveur Veyrat.
Je signalerai, pour en finir sur ce point, une « Vue du tombeau
de Méhul au Père-Lachaise», lithographiée par Faure et publiée
en 1821 par l'éditeur Bernard, 10, Quai de Béthune1.
Au moment où je corrige les dernières épreuves de ce volume,
j'apprends l'existence d'un portrait fort important de Méhul, resté
ignoré jusqu'à ce jour, malgré le grand nom de son auteur. Ce
portrait est l'œuvre du baron Gros, et il appartient aujourd'hui à
mon confrère, M. Auguste Vitu, le critique théâtral si justement
renommé du Figaro.
lVoy. Annales de la Musique, par César Gardeton, 2e année, p. 152.
INDEX
Pages
Chapitre premier. — Les Ardennes, patrie de Méhul. — Givet, sa
ville natale. — Le monument élevé à Méhul par ses concitoyens.
— Culte des habitants de Givet pour la mémoire du grand homme.
— La rue Méhul. — La statue projetée. — Le théâtre Méhul. . 1
Chap. II. — La famille de Méhul. Renseignements inédits. — Méhul
commence l'étude de la musique. Organiste à dix ans. —
L'abbaye de Laval-Dieu, l'organiste Hanser et l'école du couveut.
Méhul s'y fait admettre et y travaille avec ardeur. — A seize ans
il vient à Paris, et se fixe en cette ville 11
Chap. III. — Méhul à Paris. — Ses relations avec Gluck. — Il devient
l'élève d'Edelmann, claveciniste et compositeur distingué, qui
plus tard fut une des victimes de la Terreur. — Premières
compositions de Méhul. Il fait exécuter une Ode en musique au
Concert spirituel, publie un recueil de sonates pour clavecin et
écrit trois opéras non représentés 26
Chap. IV. — Méhul fait recevoir à l'Opéra un ouvrage intitulé Cora.
Il fait exécuter deux scènes lyriques au Concert spirituel et à la
Société des Enfants d'Apollon. — Ne parvenant pas à se faire
jouer à l'Opéra, il tourne ses vues du côté de la Comédie-Ita-
lienne. — Hofîman lui confie le livret d' Euphrosine. Succès fou-
droyant de cet ouvrage 39
Chap. V. — Cora est représentée enfin à l'Opéra. Son insuccès, causé
par la faiblesse du livret. — Triomphe de Stratonice au théâtre
Favart. — Histoire de ce chef-d'œuvre. Il est représenté plus
tard à l'Opéra sans cesser d'être joué à l'Opéra-Comique, et l'on
peut l'entendre sur les deux théâtres 60
Chap. VI. — Le Jugement de Paris, ballet, à l'Opéra. — Le Jeune
Sage et le Vieux Fou au théâtre Favart. — Méhul s'occupe, avec
Arnault, d'un nouvel ouvrage, Mélidore et Phrosine, dont la re-
présentation soulève de nombreuses difficultés. — Ils doivent
écrire et faire jouer d'abord, à l'Opéra, Horatius Codes. — Le
Congrès des Rois. Douze compositeurs attachés à une œuvre
inepte. — Méhul est pensionné par la Comédie-Italienne. — Mé-
lidore et Phrosine fait enfin son apparition. Dangers courus par
les auteurs. Méhul, Arnault, Barère et la guillotine 77
398 MÉHUL
Chap. VII. — Méliul écrit une ouverture et des chœurs pour Timo-
léon, tragédie de Marie-Joseph Chénier. Destinées tourmentées
de cet ouvrage, dont Robespierre fait interdire la représentation.
— Le Chant du départ, sa haute valeur, sa célébrité. La version
moderne de ce chef-d'œuvre est fautive. — Les autres chants pa-
triotiques de Méhul. — Timoléon paraît enfin à la scène, grâce au
9 Thermidor 102
Chap. VIII. — Doria ou la Tyrannie détruite. — La Caverne de
Méhul, après la Caverne de Lesueur. — Méhul est nommé mem-
bre de l'Institut. Il est le premier musicien français qui ait fait
partie de ce corps savant. Il devient l'un des cinq inspecteurs de
l'enseignement au Conservatoire. — Bonté de Méhul; sa probité
artistique. — Il écrit plusieurs symphonies. — Le Jeune Henry.
Histoire d'une ouverture. — Hymne à la Paix au théâtre Fey-
deau , 122
Chap. IX. — Relations mondaines de Méhul. Il est très répandu dans
la société du Directoire. L'admiration et l'affection qu'il inspire
à tous. — Son amour pour les siens, sa sollicitude pour sa fa-
mille. — Son mariage malheureux. — Adrien, empereur de Borne.
Histoire étrange de cet ouvrage 150
Chap. X. — Ariodant et sa préface. Grand succès de cet opéra. Opi-
nions de Cherubini et de Berlioz à son sujet. Méhul précurseur
de Rossini. — Bonaparte veut emmener Méhul en Egypte. Refus
de celui-ci. — Chute d'Épicure. — La Dansomanie, ballet, à
l'Opéra. — Voyage de Méhul à Givet, où il est fêté par ses com-
patriotes. — Le Chant du 25 Messidor. — Demi-succès de Bion
au théâtre Favart 179
Chap. XI. — Une supercherie de Méhul: VIrato, opéra prétendu ita-
talien. Eclaircissements au sujet de cet ouvrage, que Méhul dédie
à Bonaparte.— Une Folie. — Série d'ouvrages malheureux: le
Trésor supposé; Joqnna; Daphnis et Pandrose; Héléna. — Le
Baiser et la Quittance, opéra en collaboration. — L'Heureux mal-
gré lui. — Un opéra transformé en mélodrame : les Hussites, h la
Porte-Saint-Martin 202
Chap. XII. — Méhul est nommé chevalier de la Légion d'honneur,
avec Gossec et Grétry. — Il refuse la maîtrise de la chapelle
impériale. — La Messe du couronnement, inconnue jusqu'à ce
jour. Comment elle est retrouvée récemment à Presbourg. —
Méhul est sollicité d'aller à Vienne, pour y écrire un opéra. Ce
projet n'a pas de suites. — Après un silence de deux années, il
donne coup sur coup trois ouvrages qui n'obtiennent que peu de
succès : les Deux Aveugles de Tolède, Uthal, Gabrielle d'Estrées . 229
Chap. XIII. — Joseph 246
Chap. XIV. — Méhul et les fleurs 284
INDEX 399
Chap. XV. — Le silence de Méhul à la scène. — Deux lettres inté-
ressantes. — Les symphonies. — Les cantates impériales. — Les
rapports officiels. — Les élèves de Méhul et les succès de son
enseignement au Conservatoire 295
Chap. XVI. — Méhul reparaît au théâtre. Persée et Andromède, ballet.
Les Amazones, opéra. — La chute de ce dernier ouvrage porte le
découragement dans l'âme de Méhul. — Succès de son élève
Herold. — - Le Prince troubadour à l' Opéra-Comique. Nouvel in-
succès.— Le caractère de Méhul s'assombrit. — Son discours aux
funérailles de Grétry. Il y laisse percer son amertume. — Encore
un opéra politique: V Oriflamme à l'Opéra 313
Chap. XVII. — Déchéance et ruine du Conservatoire par le gouver-
nement de la Restauration. Chagrin que Méhul en ressent. — La
Journée aux aventures à l'Opéra-Comique. Grand succès. — L'état
de la santé de Méhul, depuis longtemps fâcheux, devient tout à
fait alarmant. Les médecins lui ordonnent un voyage dans le Midi.
Il part. — Lettres à Herold, à Mme Kreutzer, à Daussoigne, à
Vieillard, à Cornu. — Il revient à Paris en passant par Marseille,
où on lui prodigue les témoignages d'admiration. — Ses derniers
jours, sa mort 328
Chap. XVIII. — Un opéra posthume : Valentine de Milan. Triomphe
de cet ouvrage. — Dernier hommage scénique rendu à la mémoire
de Méhul • • _• 357
Chap. XIX. — Génie et caractère de Méhul 364
Appendice.
Liste chronologique des œuvres dramatiques de Méhul . . . . . 383
Compositions diverses de Méhul . 385
Les portraits de Méhul 394
STRASBOURG, TYPOGRAPHIE G. FISCHBACH. — 3158.
DATE DUE
APR 3 0 19
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DEMCO 38-297
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