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Full text of "Paganini"

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PROVO, UTAH 


LES  MUSICIENS  CELEBRES 


PAGANINI 


A    LA    MEME    LIBRAIRIE 


LES  MUSICIENS   CELEBRES 

COLLECTION     D'ENSEIGNEMENT     ET     DE     VULGARISATION 
Placée  sous  le  Haut  Patronage  de  V Administration  des  Beaux-Arts. 

Directeur  :  M.  Élie  POIRÉE, 

Conservateur  honoraire  à  la  Bibliothèque  Sainte-Geneviève. 


Ghaque  volume  de  format  in-8  (21  X  l4)  contient  128  pages  et  12  planches  hors  texte- 


Auber,  par  Ch.  Malherbe. 
"Beethoven,  par  Vincent  d'Indy. 
Berlioz,  par  Arthur  Coquard. 
Bizet,  par  Henry  Gauthier- Villars. 
Boïeldieu,  par  Lucien  Auge  de  Lassus. 
Chopin,  par  Elie  Poirée. 
Félicien  David,  par  René  Brancour. 
Glinka,  par  M.-D.  Calvocoressi. 
Gluck,  par  Jean  d'Udine. 
Gounod,  par  P.-L.  Hillemacher. 
Grétry,  par  Henri  de  Curzon. 
Haendel,  par  Michel  Brenet. 
Herold,  par  Arthur  Pougin. 
Liszt,  par  M.-D.  Calvocoressi. 
Lully,  par  Henri  Prunières. 
Méhul,  par  René  Brancour. 
Mendelssohn,  par  P.  de  Stcecklin. 
Meyerbeer,  par  Henri  de  Curzon. 
Mozart,  par  Camille  Bellaigue. 


Musique  Chinoise  (La),  par  L.  Laloy. 
Musique  Grégorienne  (La),  par  Dom 

Augustin  Gatard. 
Musique  militaire  (La),   par  Michel 

Brenet. 

Musique  des  Troubadours  (La),  par 
Jean  Beck. 

Paganini,  par  J.-G.  Prod'homme. 

Primitifs  de  la  Musique  française 

(Les),  par  Amédée  Gastoué. 
Rameau,  par  Lionel  de  la  Laurencie. 
Reyer,  par  Adolphe  Jullien. 
Rossini,  par  Lionel  Dauriac. 
Schubert,  par  L.-A.  Bourgault-Ducou- 

dray. 
Schumann,  par  Camille  Mauclair. 
Verdi,  par  Camille  Bellaigue. 
Violonistes    (Les),    par   Marc    Pin- 

cherle. 
Weber,  par  Georges  Servières. 


NOMBREUX    TITRES    EN    PREPARATION 


Histoire  de  la  Langue   Musicale,  par 

Maurice  Emmanuel.  2  vol.  in-8°  avec 

683  exemples  musicaux  ...     25  fr. 

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par  René  Brancour.  1  vol.  in-8°,  16 
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Le  Ballet  de  Cour  en  France  avant 
Benserade  et  Lully,  par   Henry  Pru- 


nières, 1  volume  in-8°,  16  planches 
hors  texte,  nombreuses  notations  mu- 
sicales         9  Ir. 

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Qu'est-ce  quela  Danse,  par  Jean  D'UniNE. 
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Wagner,  par  E.  Poirée.  1  vol.  in  8a 
16  planches  hors  texte  ...     20  (r 


TABLE  DES  GRAVURES 


NicoLÔ  Paganini  (Gravé  par  Galamatta,  d'après  Ingres,  1818).  .   .        9 

Maison  natale  de  Paganini  a  Gênes  . ......     17 

Nicolô  Paganini  (Portrait  par  Isola.  Musée  Municipal  de  Gênes).    .       33 

Paganini  acclamé  a  la  fin  d'un  concert  (a  Un'  Accademia  di  Nicole 

Paganini  nel  1804  »,  d'après  le  tableau  de  Gatti) 41 

Charges  de  Paganini  (Lithographie  de  Mantoux) ......  -s  .   .       49 

Charges  de  Paganini  (Lithographie  de  Granville,  d'après  la  terre 

cuite  de  Dantan) 49 

Moulage  de  la  main  de  Paganini  (Musée  instrumental  du  Conser- 
vatoire).        65 

Paganini  dans  sa  prison  (Lithographie  de  Louis  Boulanger,  1832).      73 

Le  violon  de  Paganini  (Musée  Municipal  de  Gênes)  .......      81 

Casino  Paganini  a  Paris,  Chaussée  d'Antin   (1837)  (Lithographie 

de  G.  Laviron) .       89 

Lettre  de  Paganini  a  Berlioz  (Communiqué  par  M.  Charles  Mal- 
herbe)        97 

Autographe  musical  de  Paganini.   (Extrait  des  Streghe  (partie  de 

violon)  (Communiqué  par  M.  Charles  Malherbe).   ......     105 

Paganini  jouant  sur  son  stradivarius.  D'après  une  aquarelle  de 
Poterlet  intitulée  «  Le  violon  de  Crémone  ».  (Collection  A. 
Morel-d'Arleux) ......' 113 


J 


TABLE  DES  MATIÈRES 


I.  Jeunesse  de  Paganini  et  premiers  voyages  en  Italie  (1784-1828).  5 

II.  L'homme  et  l'artiste 24 

III.  Voyages  hors  d'Italie.  I.  Autriche,  Pologne,  Allemagne  (1828 

1830)  .   . 47 

IV.  Voyages  hors  d'Italie.  II.  Paris,  Londres,  etc.  (1831-1834).   .   .  68 

V.  Retour  en  Italie;  dernier  séjour  en  France;  mort  de  Paganini 

(1834-1840);  ses  aventures  posthumes  (1840-1896).   .    .  \   .    .  87 

VI.  Paganini  compositeur |.  H5 

Œuvres  de  Paganini 124 

Bibliographie 125 


./! 


*VREUX,    IMPRIMERIE    CH.    HÉRISSEY    ET    PIT.S 


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■vtj   LES   MUSICIENS  CÉLÈBRES 


PAGANINI 


PAR 


J.-G.    PROD'HOMME 


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I 


PARIS 

LIBRAIRIE    RENOUARD 

HENRI   LAURENS,   ÉDITEUR 

6,     RUE     DE    TOURNON     (vie) 


Tous  droits  de  traduction  et  de   reproduction 
réservés  pour  tous  pays. 


udt^ÎP  R  Lm  LIBRARY 
BRIGHAM  YOUNG  UNIVERSITY 
PROVO,    UTAH 


NIGOLO  PAGANINI 


Il  est  certains  noms  dans  l'histoire,  qui,  jouissant 
d'une  popularité  universelle,  ont  le  rare  privilège  de  sym- 
boliser toute  une  époque  ou  tout  un  art.  Les  plus  igno- 
rants même  les  connaissent  et  les  répètent  comme  un 
vocable  qui  synthétise  tout  un  ordre  d'idées.  Quel  nom 
plus  populaire  que  celui  de  Raphaël  ?  Ne  représente-t-il 
pas  pour  beaucoup  la  perfection  même  dans  l'art  de 
peindre?  Celui  de  Mozart,  en  musique,  jouit  du  même  pri- 
vilège. Quant  au  nom  de  Paganini  plus  encore  que  celui 
de  Liszt,  dont  la  renommée  de  virtuose  a  si  longtemps 
étouffé  celle  du  compositeur,  il  est  devenu  presque  légen- 
daire. «  Jouer  comme  Paganini  »,  comme  ce  Paganini 
dont  le  seul  souvenir  lui  reste,  est,  pour  la  foule,  le  plus 
grand  éloge  qui  puisse  être  décerné  à  un  artiste  musi- 
cien. 

Quand  naquit  cette  renommée  universelle?  Cela  est 
assez  difficile  à  démêler  en  Fabsence  de  documents 
certains.  On  constate  néanmoins  que,  jusqu'en  1828,  la 
gloire  de  Paganini  ne  fut  guère  qu'une  gloire  italienne; 


6  PAGAN1NI 

son  premier  voyage  à  l'étranger,  à  Vienne,  fut  le  coup 
de  foudre  qui  enflamma  l'enthousiasme  européen.  Aussi 
est-il  assez  malaisé  de  retracer  avec  beaucoup  de  détails 
les  trente  premières  années  de  la  vie  mouvementée  de 
l'artiste  dont  la  légende  s'était  déjà  emparée  avant  même 
qu'il  sortît  de  sa  patrie. 


Né  à  Gênes,  le  18  février  1784,  Nicolô  Paganini  était 
fils  d'Antonio  Paganini  et  de  Teresa  Bocciardi,  «  tous 
deux,  amateurs  de  musique,  dit-il  dans  une  courte 
autobiographie;  à  cinq  ans  et  demi,  j'appris  la  man- 
doline de  mon  père,  courtier  de  commerce  \  Vers  ce 
temps  le  Sauveur  apparut  en  songe  à  ma  mère,  et  lui 
dit  de  demander  quelque  grâce  ;  elle  désira  que  son  fils 
devînt  un  grand  violoniste,  ce  qui  lui  fut  accordé.  Quand 
j'eus  atteint  ma  septième  année,  mon  père,  dont  l'oreille 
était  anti-musicale,  mais  qui  n'en  était  pas  moins  pas- 
sionné pour  la  musique,  m'enseigna  les  premiers  élé- 
ments du  violon  ;  en  peu  de  mois,  je  fus  en  état  d'exé- 
cuter toute  sorte  de  musique  à  première  vue.  » 

Les  premiers  maîtres  du  jeune  Nicolô  furent  Gio- 
vanni Servetto,  homme  de  peu  de  mérite,  écrit  Rétis, 
sous  lequel  il  ne  resta  pas  longtemps  ;  puis  Giacomo 
Costa,  maître  de  chapelle  et  premier  violon  des  princi- 
pales églises  de  Gènes,  avec  lequel  il  prit  trente  leçons 


1  Ouvrier    du  port,    dit   Fétis,   avec  exagération.    (Revue  musicale, 
13  février  1830,  p.  33.)  Modeste  facteur  du  port,  d'après  Escudier. 


PAGANINI  7 

en  six 'mois.  A  huit  ans,  il  composait  déjà  une  sonate 
pour  violon  ;  à  huit  ans  et  demi,  il  jouait  un  concerto 
de  Pleyel  dans  une  église.  Depuis  ce  temps  jusqu'à  l'âge 
de  onze  ans,  il  exécuta  régulièrement  des  ouvrages  de 
ce  genre  dans  les  cérémonies  religieuses.  Paganini  atta- 
chait beaucoup  d'importance  à  cette  circonstance,  le 
service  de  Féglise  l'obligeant  à  de  constantes  études  sur 
son  instrument.  Il  se  reconnaissait  aussi  redevable  à 
l'un  de  ses  compatriotes,  Francesco  Gnecco,  compo- 
siteur de  drames  de  style  facile,  dit  Conestabile,  et  qui 
eut  une  grande  influence  sur  sa  culture  musicale. 

Vers  l'âge  de  onze  ans  et  demi,  peut-être  même  deux 
ans  plus  tôt,  le  jeune  Nicolô  donna  son  premier  concert, 
au  théâtre  San  Agostino  ;  la  cantatrice  Teresa  Bertinotti  et 
le  sopraniste  Marchesi  y  chantèrent;  quant  à  lui,  il  joua, 
entre  autres  choses,  à  ses  compatriotes,  des  variations 
sur  la  Carmaynole,  fort  populaire  à  Gênes  en  ce  temps-là  ; 
son  succès  fut  immense.  Un  certain  marquis  Di  Negro 
(chez  lequel  Kreulzer  l'entendit  vers  1795)  s'intéressa  au 
petit  virtuose  et  ce  fut  sur  ses  conseils,  sans  doute,  qu'An- 
tonio Paganini  se  mit  «  à  la  recherche  de  bons  maîtres  »  ; 
en  1796,  il  conduisit  son  fils  à  Parme,  muni  de  recom- 
mandations pour  la  cour,  pour  Rolla  et  pour  l'illustre 
Paër.  A  Florence,  il  fut  présenté  à  Salvator  Tinti,  qui 
s'émerveilla  de  l'entendre  exécuter  les  variations  sur 
la  Carmagnole.  A  Parme,  «  ayant  trouvé,  dit-il,  dans 
la  chambre  de  Rolla  un  nouveau  concerto  composé  par 
lui,  je  le  jouai  à  première  vue,  Rolla  en  fut  étonné,  et 
au  lieu  de  m'enseigner  le  violon,  me  conseilla  d'étudié1* 


8  PAGANINI 

le  contre-point  sous  la  direction  du  maestro  Ghiretti, 
Napolitain,  violon  de  la  cour  et  célèbre  contrapuntiste. 
qui  fut  aussi  le  maître  de  Paër.  »  Ainsi  raconte  Paga- 
nini, mais  il  paraît,  d'après  Gervasoni,  que  le  jeune  vir- 
tuose prit  effectivement  des  leçons  d'Alessandro  Rolla, 
et  cela  pendant  plusieurs  mois. 

Quant  à  Paër,  qui,  de  1792  à  1797,  passa  une  partie 
de  Tannée  à  Parme,  il  lui  donna  «  trois  leçons  par  se- 
maine pendant  six  mois  ».  Paganini  composa  sous  sa 
direction  vingt-quatre  fugues  à  quatre  mains  et  son 
maître  se  montra  fort  satisfait,  un  jour,  d'un  duo  qu'il 
lui  avait  donné  à  mettre  en  musique,  «  Ghiretti,  qui 
m'avait  pris  en  amitié,  me  combla  de  soins  et  de  leçons 
de  composition  et  je  composai  sous  ses  yeux  une  grande 
quantité  de  musique  instrumentale/Vers  ce  même  temps 
j'exécutai  deux  concertos  de  violons  dans  un  concert 
du  grand  théâtre,  après  avoir  joué  dans  la  maison  de 
plaisance  des  souverains  à  Colonie  et  à  Sala,  qui  me 
récompensèrent  magnifiquement.  Le  propriétaire  d'un 
violon  de  Guarnerio  me  dit  :  si  voies  jouez  à  première 
vue  ce  concerto  de  violon,  je  vous  donnerai  cet  instrn- 
ment  ;  je  le  gagnai.  »  Cette  première  tournée  achevée, 
au  cours  de  laquelle  le  jeune  Paganini  donna  douze  con- 
certs, à  Parme,  Milan,  Bologne,  Florence,  Pise  et  Li- 
vourne,  il  revint  à  Gênes,  probablement  dans  l'hiver  de 
1797-1798;  il  y  composa  ses  premières  études  dont  il 
devait  travailler  certaines  difficultés  jusqu'à  dix  beures 
par  jour.  Après  s'en  être  rendu  maître,  dit-il.  il  com- 
posa d'autres  concertos etdes  variations.  Son  père,  appa- 


NICOLÔ     PAGAiMNI 
(Gravé  par  Calamatta,  d'après  Ingres,  1818. 


PAGANINI  11 

remment,  l'obligeait  à  ces  études,  renfermant  des  jour- 
nées entières  et  le  surveillant  étroitement.  C'est  ainsi  qu'il 
passa  le  siège  mémorable  de  Gènes.  Il  n'en  fallait  pas 
plus  pour  que  le  jeune  homme  cherchât  à  s'échapper 
de  chez  ses  parents.  D'une  habileté  extraordinaire  sur 
son  instrument,  ayant  étudié  les  ouvrages  de  tous  les 
grands  maîtres,  Corelli,  Vivaldi,  Tartini,  Pugnani  et 
Viotti,  il  ne  manquait  pas  de  ressources  pour  gagner  sa 
vie.  A  dix-sept  ans,  poursuit  l'autobiographie,  il  fît 
un  tour  «  dans  la  Haute-Italie  »,  ce  qui  signifie  qu'un 
beau  jour,  il  quitta  la  maison  paternelle  et  gagna  la 
ville  de  Lucques  ;  il  y  obtint  un  grand  succès  dans  un 
festival  qui  eut  lieu  en  novembre  1800,  le  jour  de  la 
Saint-Martin.  Il  se  fit  ensuite  applaudir  dans  plusieurs 
villes  toscanes,  à  Pise  notamment,  et  séjourna  quelque 
temps  à  Livourne  «  pour  y  composer  de  la  musique  de 
basson  à  l'usage  d'un  amateur  suédois,  qui  se  plaignait 
de  ne  pas  trouver  de  musique  assez  difficile.  »  L'ama- 
teur Scandinave  fut  satisfait  par  le  jeune  maestro,  au 
delà  même  de  ses  désirs.... 

Mais  ce  dernier,  au  milieu  des  succès  qu'il  recueillait 
partout  sur  sa  route,  menait  une  vie  rien  moins  qu'exem- 
plaire. Loin  de  la  surveillance  paternelle,  le  jeu  et  les 
femmes  occupaient  tous  ses  loisirs,  et  il  arriva  qu'un 
jour,  ayant  tout  perdu  au  jeu,  jusqu'à  son  violon,  un 
amateur  dont  il  nous  a  conservé  le  nom,  M.  Livron,  lui 
prêta  un  superbe  Guarnerio  pour  se  présenter  devant  le 
public.  Après  le  concert,  enthousiasmé,  l'amateur  fit 
cadeau  à  Paganini  de  l'instrument.  Légué  par  Paganini 


12  PAGANINI 

à  sa  ville  natale,  le  Guarnerio  est  aujourd'hui  conservé 
au  palais  municipal  de  Gênes  '. 

Après  cette  iugue  dont  nous  ne  connaissons  pas  la 
durée,  mais  qui  fut  sans  doute  assez  prolongée,  Paga- 
nini  nous  apprend  que,  «  quatre  années  avant  le  couronne- 
ment de  Napoléon,  à  Milan,  »  en  1801  par  conséquent, 
il  se  rendit  à  Lucques  pour  la  fête  de  la  Sainte-Croix 
(14  septembre).  «Ayant  été  examiné  d'après  les  statuts, 
tout  le  monde  se  moqua  de  mon  long  archet  et  de  la 
grosseur  de  mes  cordes  (il  montait  son  violon  avec  des 
cordes  de  violoncelle)  ;  mais  après  l'expérience,  j'eus  de 
si  grands  applaudissements  que  les  autres  candidats 
concertistes  ne  se  hasardèrent  plus  à  se  faire  entendre. 
Dans  une  grande  cérémonie  nocturne  d'église,  mon  con- 
certo excita  un  tel  enthousiasme,  que  tous  les  religieux 
coururent  au  dehors  pour  commander  le  silence  au 
peuple.  » 

Ici,  toutes  les  biographies  du  virtuose  présentent  une 
lacune  de  trois  à  quatre  années  qu'il  semble  impossible 
de  combler.  Entre  le  mois  de  septembre  ou  octobre  1801 
et  Tannée  1805,  date  d'un  nouveau  séjour  à  Gênes, 
que  fit-il?  L'autobiographie  nous  apprend  en  deux  mots 
que  son  auteur  «  s'adonna  à  l'agriculture  et  qu'il  prit 
goût  à  jouer  de  la  guitare  ».  Tout  ce  que  nous  pouvons 
ajouter,  c'est  qu'il  vécut  de  temps  en  temps  dans  le  châ- 

1  Cf.  l'autobiographie  :  «  Dans  mes  annonces  de  concert  {avvisi 
d'accademia),  je  m'engageais  toujours  à  exécuter  quelque  pièce  de 
musique  qu'on  voulût  me  présenter.  Me  trouvant  un  jour  à  Livourne, 
par  passe-ttmps  et  sans  violon,  un  M.  Livron  m'en  prêta  un  pour 
jouer  un  concerto  de  Viotti  et  m'en  fit  ensuite  présent.  » 


PAGANINI  13 

teau  d'une  grande  dame  qui  jouait  de  cet  instrument. 
Plusieurs  compositions,  ses  op.  2  et  3,  qui  forment  six 
sonates  pour  violon  et  guitare,  datent  de  cette  époque. 
De  retour  à  Gênes,  il  se  remit  avec  la  plus  grande 
ardeur  à  l'étude  du  violon,  notamment  de  YArte  di 
naova  modidazione,  de  Locatelli,  et  composa  six  autres 
Quart etti  a  Violino?  Viola ,  Chitarra  e  Violoncelle* .  op.  4 
et  5,  ainsi  que  des  variations  di  bravura,  toujours  avec 
accompagnement  de  guitare. 

Rapprochant  de  son  voyage  à  Lucques  en  1801 i  sa 
nomination  en  1805,  à  la  cour  de  Lucques,  où  régnaient 
depuis  le  mois  de  mai,  Félix  Bacciochi  et  Elisa  Bona- 
parte, Paganini  poursuit  :  «  La  République  de  Lucques 
me  nomma  premier  violon  de  la  cour  ;  j'y  restai  pendant 
trois  ans  et  je  donnai  des  leçons  à  Bacciochi.  Ma  place 
m'obligeant  à  jouer  dans  deux  concerts  qui  se  donnaient 
chaque  semaine,  je  jouais  toujours  de  fantaisie,  accom- 
pagné parle  piano  pour  lequel  j'écrivais  une  basse,  et 
sur  cette  basse  j'imaginais  un  thème  en  improvisant.  Un 
jour,  il  était  midi,  la  cour  demanda  un  concerto  de 
violon  et  de  cor  anglais  pour  le  soir  ;  le  maître  de  cha- 
pelle refusa,  parce  qu'il  n'avait  pas  le  temps  matériel  ; 
on  me  pria  de  la  faire,  je  composai  en  deux  heures  un 
accompagnement  d'orchestre  que  j'exécutai  le  soir  avec 
le  professeur  Galli,  et  qui  fit  fureur.  Cherchant  la 
variété  dans  les  choses  que  je  faisais  entendre  à  la  cour, 
un  soir,  après  avoir  ôté  deux  cordes  à  mon  violon  (la 

1  Niggli  le  place  avec  plus  de  vraisemblance  en  180^. 


44  PAGANINI 

2e  et  la  3e),  j'improvisai  une  sonate  intitulée  Scena  amo- 
rosa,  supposant  que  la  4°  corde  était  l'homme  (Adonis) 
et  la  chanterelle  la  femme  (Vénus).  Telle  est  l'origine 
de  Fhabitude  que  je  pris  de  jouer  sur  une  corde  ;  car 
après  les  éloges  qu'on  me  donna  sur  cette  sonate,  on  me 
demanda  si  je  pouvais  jouer  sur  une  seule  corde  ;  ma  ré- 
ponse fut  certo,  je  composai  une  sonate  avecdes  variations 
qui  fut  exécutée  dans  le  grand  concert  du  jour  de  Saint- 
Napoléon  (1S  août).  J'en  écrivis  ensuite  plusieurs  dans  la 
même  genre1.  La  princesse  Elisa,  qui  avait  quelquefois 
des  évanouissements  en  m'éooutant,  s'éloignait  souvent 
pour  ne  pas  priver  les  autres  du  plaisir  de  m'entendre. 
J'ai  aussi  dirigé  à  Lucques  un  opéra  entier  avec  un 
violon  monté  seulement  de  deux  cordes,  et  cela  me  fit 
gagner  un  pari  d'un  déjeuner  de  vingt-cinq  personnes. 
Sans  cesser  d'être  attaché  à  cette  cour,  je  voyageai  en 
Toscane.  Dans  un  concert  donné  à  Livourne,  un  clou 
m'entra  dans  le  talon  de  sorte  que  j'arrivai  en  boitant  sur 
la  scène  (rires  du  public);  au  moment  où  je  commençais  à 
jouer,  les  lumières  de  mon  pupitre  tombèrent  (nouveaux 
rires)  ;  dès  le  commencement  du  concerto,  la  chante- 
relle se  rompit,  et  sous  les  rires  du  public  je  jouai  mon 
concerto  sur  trois  cordes,  et  je  fis  fureur.  »  Conestabile 
place  cet  incident  en  1806,  lors  du  second  concert  donné 
en  cette  ville,  où  Paganini  s'était  rendu,  muni  de  recom- 
mandations pour  le^consul  britannique2. 

*  Paganini  a  rapporté  ces  faits  dans  une  lettre  reproduite  par  La 
Gazzetta  musicale  di  Milano,  du  18  octobre  1846.  La  scène  de  Vénus  et 
Adonis  était  dédiée  à  une  dame  de  la  cour  dont  il  était  amoureux. 

*  Peu   après,  il  paraissait  à  Turin,  chez  Pauline  Borghese,  dont  la 


PAGANINI  45 

Lorsque  la  princesse  Elisa  était  devenue  grande-du- 
chesse de  Toscane,  en  1809,  Paganini  l'avait  suivie  à 
Florence,  «  où  il  devint  l'objet  d'une  admiration  fana- 
tique. Son  talent,  dit  Fétis,  prenait  chaque  jour  de  nou- 
veaux développements  ;  mais  il  n'avait  point  encore  ap- 
pris à  en  régler  l'usage.  Ce  fut  en  1810  qu'il  fitentendre 
pour  la  première  fois,  dans  un  concert  de  la  cour,  des 
variations  sur  la  quatrième  corde,  dont  il  avait  porté 
l'étendue  à  trois  octaves,  au  moyen  des  sons  harmoni- 
ques. Cette  nouveauté  eut  un  succès  prodigieux,  sur- 
tout quand  il  l'eut  rendue  publique,  dans  un  concert 
qu'il  donna  à  Parme,  le  16  août  1811.  » 

C'est  à  cette  époque  que  Paganini  visita  la  Lombar- 
die  et  la  Romagne;  il  se  fit  entendre  à  Cesena,  à  Rimini 
(22  janvier  1810),  à  Ravenne,  Forli,  Imola,  Faenza,etc. 
Il  est  presque  impossible  de  le  suivre  dans  tous  ses 
déplacements  ;  aussi  d'anciens  biographes  ont-ils  avancé 
que  de  1808  à  1813,  une  nouvelle  lacune  de  cinq  années 
se  remarquait  dans  sa  vie.  Dans  l'ignorance  où  l'on  fut 
longtemps  de  ses  faits  et  gestes,  on  inventa  mille  absur- 
dités qu'il  eut,  plus  tard,  toutes  les  peines  du  monde 
à  démentir.  On  l'accusa  d'être  affilié  aux  Carbonari, 
d'avoir  commis  un  assassinat  sur  une  de  ses  maîtresses , 
et  c'est  pendant  un  séjour  de  trois  ou  quatre  ans  en  pri- 
son, qu'il  aurait  acquis  sa  prodigieuse  habileté  à  jouer  sur 
une  seule  corde,  le  geôlier  de  sa  prison,  de  peur  qu'il  ne 
se  pendît,  lui  ayant  permis  de  jouer  du  violon,  mais  sur 

musique  était  dirigée  par  Blangini.  Il  fut  ensuite  arrêté  quelque  temps 
à  Florence  par  la  maladie. 


16  PAGANINI 

une  seule  corde!  La  vérité  est  qu'on  mit  sur  le  compte 
de  Paganini  une  aventure  du  violoniste  polonais  Dura- 
nowski  ou  Durand,  qui,  devenu  aide  de  camp  d'un 
général  français,  fut  emprisonné  quelque  temps  à  Milan, 
jusque  vers  1814.  Paganini  avait  d'ailleurs  souvent 
entendu  et  admiré  le  violoniste  polonais. 

Il  faut  imputer  plus  simplement  l'ignorance  où  nous 
sommes  de  l'histoire  exacte  de  Paganini,  pendant  ces 
quatre  on  cinq  années,  à  sa  santé  déjà  très  débile,  par 
suite  d'excès  prématurés,  à  une  maladie  nerveuse  qui 
Fobligeait  à  des  repos  forcés  de  plusieurs  mois.  Nonob- 
stant il  était  toujours  attaché  à  la  cour  de  Florence,  qu'il 
abandonna  à  la  suite  d'un  incidept  assez  amusant.  ALuc- 
ques,  la  princesse  Bonaparte  l'avait  nommé  capitaine 
de  gendarmerie,  grade  qui  lui  fut  conservé  dans  la  rési- 
dence toscane  et  lui  donnait  le  droit  de  porter  un 
uniforme.  Or,  un  soir,  il  parut  au  concert  de  la  cour 
dans  cette  tenue  militaire.  La  princesse  lui  enjoignit  à 
l'instant  de  revêtir  l'habit  noir  ;  Paganini  refusa,  faisant 
observer  que  le  rescrit  lui  conférant  le  titre  de  capitaine 
l'autorisait  à  porter  l'uniforme  et  qu'aucune  restric- 
tion n'y  était  stipulée.  A  la  suite  de  cet  incident,  le 
capitaine  de  gendarmerie  Paganini  osa  se  promener 
dans  la  salle  de  bal  où  la  cour  se  rendit  à  l'issue  du  con- 
cert.  Puis,  jugeant  prudent  de  quitter  Florence,  il  partit 
la  nuit  même,  et,  malgré  les  démarches  que  fit  faire  la 
princesse  pour  le  ramener,  jamais  Paganini  ne  consentit 
à  reparaître  à  la  cour  d'Elisa  Bonaparte. 

Un  thème  du  ballet  qui  se  jouait  alors  (1813),  à  Milnn, 


Cliché  Noack. 


MAISON    NATALE    DE     PAGAMNI     A     GÈNES 


PAGANINI  19 

le  Noyer  de  Benévent,  de  Vigano,  lui  donna  l'idée  des 
variations,  le  Streghe,  qu'il  promena  dans  toute  l'Italie, 
avant  de  les  faire  applaudir  par  toute  l'Europe.  Dans  cette 
seule  ville  où,  jusqu'en  1828,  il  donna  37  concerts,  il 
débuta  à  la  Scala,  le  29  octobre,  et  donna  une  dizaine  de 
concerts  en  six  semaines.  Il  était  dès  lors  considéré 
comme  le  premier  violon  de  l'Europe.  Plus  de  cent  con- 
certs dans  toutes  les  parties  de  l'Italie  consacrèrent  cette 
réputation,  «  changeant  chaque  lustre,  dit-il,  le  genre  de 
ma  musique,  à  Bologne  (en  1814),  j'improvisai  avecRos- 
sini  au  piano,  dans  la  maison  Pegnalver.  N'étant  point 
permis  de  donner  à  Rome  un  seul  concert  les  vendredis 
du  carnaval,  le  vicaire  d'alors,  qui  depuis  fut  pape  sous 
le  nom  de  Léon  XII  (1829-1830)  autorisa  par  grâce  un 
seul  concert  :  voyant  l'enthousiasme  que  j'avais  excité, 
il  m'envoya  de  son  propre  mouvement  unrescrit  flatteur 
par  lequel  il  m'accordait  le  droit  de  donner  des  concerts 
tous  les  vendredis.  Je  me  fis  aussi  entendre  dans  un 
concert  qui  se  donna  dans  le  palais  du  prince  de  Kau- 
nitz,  ambassadeur  d'Autriche.  Le  prince  de  Metternich, 
alors  à  Rome,  ne  pouvant  à  cause  d'une  indisposition, 
aller  à  cette  soirée,  vint  au  palais  le  matin.  Pour  satis- 
faire à  son  désir,  je  pris  le  premier  violon  qui  me  tomba 
sous  la  main  ;  après  que  j'eus  exécuté  un  morceau,  il  en 
parut  si  satisfait  qu'il  revint  encore  le  soir.  La  femme 
de  l'ambassadeur  me  dit  :  «  Cest  vous  qui  êtes  toute  la 
fête,  »  et  ce  fut  en  cette  occasion  que  le  prince  de  Metter- 
nich  m'invita  à  me  rendre  à  Vienne  ;  je  lui  promis  que 
cette  ville  serait  la  première  où  j'irais  en  quittant  l'Italie. 


20  PAGANINI 

Ce  voyage  d' Autriche  fut  retardé  par  les  maladies  qui 
me  survinrent  et  qui  n'ont  jamais  été  connues  des  méde- 
cins. » 

Le  24  mars  1814,  avec  son  élève  Catarina  Carcagno, 
âgé  de  dix-sept  ans,  Paganini  se  faisait  entendre  de  nou- 
veau à  Milan,  au  théâtre  Rè  ;  il  y  était  encore  en  mai 
et  en  septembre  ;  puis  à  Bologne,  au  théâtre  communal, 
à  l'époque  où  il  connut  Rossini.  En  1815,  il  parcourut 
la  Romagne  et  fut  retenu  plusieurs  mois  à  Ancône  par 
une  maladie  nerveuse.  En  mars  1816,  se  place  la  lutte 
qu'il  soutint  contre  l'illustre  Lafont,  dont  il  avait  entendu 
parler  à  Gênes.  Paganini  vint  aussitôt  à  Milan,  et,  à  la 
suite  d'un  tournoi  public,  où  les  deux  virtuoses  exécu- 
tèrent un  concerto  de  Rode,  un  duo  concertant  de 
Kreutzer,  des  solos,  —  Paganini  joua  le  Streglie  pour 
terminer,  —  Lafont  fut  déclaré  son  égal  pour  le  cbant, 
mais  Paganini  le  surpassa  pour  le  brio,  les  difficultés  et 
le  mécanisme,  d'une  façon  incomparable. 

En  août,  se  trouvant  à  Parme  il  exécuta  pour  la  pre- 
mière fois  une  série  de  variations  sur  la  quatrième  corde  ; 
il  parut  ensuite  à  Ferrare  avec  Gandi-Giani  de  Bologne 
et  la  Marcolini.  Une  facétie,  injurieuse  pour  les  Ferra- 
rais,  faillit  le  faire  lyncher  par  la  foufe. 

Au  mois  d'octobre,  Spohr,  qui  voyageait  en  Italie,  fit 
sa  connaissance  h  Venise. 

«  Hier,  écrit-il  le  17  octobre,  Paganini  est  revenu  de 
Trieste  et  il  a  aussitôt,  à  ce  qu'il  semble,  renoncé  à  son 
projet  d'aller  à  Vienne.  Ce  matin,  il  est  venu  chez  moi, 
et  je  pus  enfin  faire  la  connaissance  personnelle  de  cet 


PAGANINI  21 

homme  prodigieux  dont  j'entendais  parler  tous  les  jours 
depuis  que  j'étais  en  Italie.  Aussi  bien,  jamais  aucun 
instrumentiste  n'a  enlhousiasmé  les  Italiens,  et  bien 
qu'ils  n'aiment  pas  beaucoup  les  «  académies  »  instru- 
mentales, il  en  a  bien  donné  plus  d'une  douzaine  à  Milan 
et  cinq  ici.  On  cherche  maintenant  à  savoir  exactement 
comment  il  enchante  son  public;  aussi  raconte-t-on  sur 
lui  des  choses  qui  n'ont  rien  de  musical,  on  lui  décerne 
des  louanges  hyperboliques,  on  dit  que  c'est  un  véritable 
sorcier,  et  qu'il  tire  de  son  violon  des  sons  qu'on  n'avait 
encore  jamais  entendus  avant  lui.  Les  connaisseurs  pen- 
sent au  contraire  qu'on  ne  peut  lui  dénier  une  grande 
agilité  de  la  main  gauche  dans  les  doubles  cordes  et  les 
passages  de  toute  sorte,  mais  que  ce  qui  intéresse  le 
gros  public  vulgaire,  l'abaisse  au  rang  de  charlatan  et  ne 
parvient  pas  à  le  dédommager  de  ses  défauts  :  un  son 
fort,  un  grand  coup  d'archet,  et  un  phrasé  du  chant  qui 
manque  de  goût1.  » 

Après  une  année  passée  à  Venise,  Paganini  revint  à 
Milan  et  à  Gênes  ;  peu  après,  il  retrouva,  à  Rome,  Ros- 
sini  qui  y  faisait  représenter  la  Cenerentola.  C'est  alors 
qu'il  fit  la  connaissance  du  prince  de  Metternich,  et  non 
en  1814,  comme  Le  dit  l'autobiographie.  Il  visita  ensuite 
toute  la  Toscane,  Plaisance,  Turin,  Florence,  Vérone. 
Dans  cette  ville,  il  lui  arriva  une  plaisante  aventure  avec 
le  chef  d'orchestre  Valdobrani  :  il  devait  exécuter  des 
variations  de  ce  maestro;  à  la  répétition,   il  se  permit 


*    G 


polir,  Se  lus  t  biographie,  I,  p.  30  i. 


22  PAGANINI 

de  telles  fantaisies  que  Valdobrani,  ne  reconnaissait 
plus  son  ouvrage.  «  N'ayez  crainte,  lui  dit  le  virtuose, 
demain  vous  le  reconnaîtrez  tout  à  fait.  »  En  effet,  au 
concert,  dont  le  programme  se  terminait  par  les  varia- 
tions de  Valdobrani,  Paganini  parut  tenant  son  violon 
d'une  main,  et  de  l'autre,  une  canne  de  jonc,  dont  il  se 
servit  en  guise  d'archet,  au  grand  applaudissement  de 
l'auditoire. 

A  Florence,  il  renouvela  avec  Lipinski,  son  rival  polo- 
nais, la  lutte  engagée  jadis  avec  Lafont  (17  et  23  avril). 
En  décembre  1818  et  janvier  1819,  il  paraissait  au  Cari- 
gnano,  à  Turin,  et  à  Florence,  en  février.  Il  passait  l'été 
à  Naples,  donnant  des  concerts  au  théâtre  del  Fondo.  Là 
encore,  il  se  trouva  dans  une  situation  fort  critique  au 
point  de  vue  de  la  santé;  le  propriétaire  des  deux  cham- 
bres qu'il  avait  louées  dans  le  quartier  Petraio,  craignant 
la  peste,  l'avait  transporté  sur  son  lit,  en  pleine  rue  ! 
C'est  là  que  le  rencontra  son  élève,  le  violoncelliste 
Ciandelli,  qui  lui  procura  un  logement  plus  sain  et  plus 
confortable,  non  sans  avoir  administré  au  préalable,  une 
correction  méritée  au  barbare  Napolitain.  Bientôt  réta- 
bli, Paganini  donna  une  nouvelle  série  de  concerts.  En 
mars  1820,  il  se  retrouvait  à  Milan,  ville  qu'il  affection- 
nait comme  une  seconde  patrie  ;  il  y  conduisit  les  con- 
certs de  Gli  Orfei,  qui  lui  firent  don  d'une  médaille.  A 
Rome,  au  mois  de  décembre,  il  dirigeait  la  première 
représentation  de  Matilda  di  Shabran,  de  Rossini,  le  chef 
d'orchestre  Bello  étant  mort  subitement  pendant  les  der- 
nières répétitions.  Après  avoir  paru  dans  plusieurs  con- 


PAGANINI  23 

certs  à  FArgentina  (printemps  de  1821),  et,  dans  un  cercle 
d'amis,  donné  des  soirées  où  il  montrait  sa  virtuosité 
de  guitariste,  Paganini  s'en  fut  de  nouveau  à  Naples,  où 
il  joua  aux  théâtres  del  Fondo  et  Nuovo.  «  Enfin,  écrivait 
Candler  au  Morgenblatt^  j'ai  entendu  et  admiré  au 
théâtre  del  Fondo  le  premier  violoniste  de  l'Italie,  Ereole i 
Paganini.  Cet  hercule  des  violons  italiens  a  donné  ici 
deux  concerts,  le  premier  le  20  juillet,  le  second  le 
1er  septembre,  ainsi  qu'un  troisième  vers  le  milieu  du 
mois  au  Teatro  Nuovo  ;  —  tout  fait  de  Paganini  un 
artiste  qui  a  sa  manière  absolument  propre,  qui,  ne 
dépendant  d'aucune  école,  se  fraie  un  chemin  bien  à  lui, 
sinon  sanctifié  par  Apollon.  » 

Après  l'hiver  de  1821-1822  passé  à  Palerme,  «  où  il 
ne  trouva,  dit  Niggli,  que  des  admirateurs  isolés  », 
Paganini  revint  à  Rome  vers  le  carnaval,  qu'il  passa 
joyeusement  avec  Rossini  et  Massimino  d'Azeglio  et  la 
Liparini.  Puis,  par  Venise  et  Plaisance,  il  regagna  Milan 
(mars-avril  1822).  Il  projetait  alors  le  voyage  d'Allemagne 
qu'il  n'accomplit  que  six  ans  plus  tard.  En  janvier  1823, 
la  maladie  le  retint  à  Parme  au  moment  où  il  se  prépa- 
rait à  faire  une  nouvelle  campagne  de  concerts  dans  la 
péninsule.  Il  donna  ensuite  plusieurs  concerts  à  Turin 
et  regagna  Gênes,  où  il  prit  quelque  repos.  Au  mois  de 
mai  1824,  il  parut  à  San  Agostino  devant  ses  compa- 
triotes, qui  lui  firent  l'accueil  le  plus  enthousiaste  et  le 
plus  cordial.  Il  s'absenta  quelque  temps   pour  aller  se 

1  L'auteur  de  l'article  donne  par  erreur  au  célèbre  virtuose  le  prénom 
dErcole  porté  par  un  violoniste  italien  du  même  nom. 


24  PAGANINI 

faire  applaudir  à  la  Scala  le  12  juin,  et  revint  donner 
deux  concerts  à  Gênes  (30  juin  et  7  juillet).  Il  reprit 
à  l'automne  la  route  de  Milan,  d'où  il  regagna  Venise. 
C'est  là  qu'il  fît  la  connaissance  de  la  signora  Antonia 
Bianchi,  native  de  Corne,  qui  devint  sa  compagne  pen- 
dant plusieurs  années  et  lui  donna  un  fils,  Achillino, 
né  à  Palerme  le  23  juillet  1825.  Le  séjour  de  la  Sicile 
avait  en  effet  été  rendu  indispensable  à  l'artiste  pour 
rétablir  sa  santé  toujours  très  précaire;  il  y  resta  en  1825 
et  1826,  non  cependant  sans  se  montrer  à  Rome  (trois 
concerts  en  1825)  età  Naples  (15  avril,  concert  au  théâtre 
del  Fondo,  avec  la  Tosi,  Novelli,  Fioravanti  et  Lablache) , 
A  Palerme,  il  fut  froidement  accueilli. 

Il  remonta  ensuite  au  Nord  de  l'Italie,  passant  à 
Trieste,  Venise  (été  de  1826),  Rome  (printemps  de  1827), 
à  Florence,  à  Pérouse,  à  Bologne,  où,  souffrant  d'une 
jambe,  il  dut  séjourner  huit  mois;  enfin  après  un  der- 
nier voyage  à  Gênes,  il  revenait  à  Milan,  vers  la  fin 
de  1827,  avant  d'entreprendre  son  voyage  à  travers 
l'Europe  centrale. 


II 


Au  cours  de  ces  pérégrinations,  dont  peu  à  peu  les 
échos  lointains  parvenaient  en  Allemagne,  en  France, 
en  Angleterre,  les  légendes  commencent  à  se  former 
autour  du  virtuose  dont  le  type  fantastique,  funambu- 
lesque, se  dégage,  tel  que  la  postérité  voudra  le  voir.  C*1 
«  mage  du  Midi  »,  ce  «  sorcier  »,  comme  l'appellent  les 


PAGANINI  25 

Allemands,  ce  «  roi  du  violon  »,  comme  le  baptisera 
toute  l'Europe,  compte  alors  une  quarantaine  d'années. 
Sans  doute,  la  figure  n'a-t-elle  pas  encore  cette  expres- 
sion triste,  misanthropique,  presque  misérable  que  nous 
présentent  les  portraits  de  Paganini  gravés  vers  1830. 
Mais  l'être  bizarre  que  tant  d'écrivains  ont  décrit,  dont 
tant  de  dessinateurs  ou  caricaturistes  nous  ont  conservé 
la  physionomie,  est  déjà  formé. 

«  Cinq  pieds  cinq  pouces,  taille  de  dragon,  visage 
long  et  pâle,  fortement  caractérisé,  bien  avantagé  au 
nez,  œil  d'aigle,  cheveux  noirs,  longs  et  bouclés,  flot- 
tant sur  un  collet,  maigreur  extrême;  deux  rides,  on 
pourrait  dire  qu'elles  ont  gravé  ses  exploits  sur  ses  joues 
car  elles  ressemblent  aux  ff  d'un  violon  ou  d'une 
contre-basse.  Les  prunelles,  étincelantes  de  verve  et  de 
génie,  voyagent  dans  l'orbite  de  ses  yeux  et  se  tournent 
lentement  vers  celui  de  ses  accompagnateurs  dont  l'at- 
taque lui  donne  quelque  sollicitude.  Son  poignet  tient 
aux  bras  par  des  articulations  si  souples  que  je  ne  sau- 
rais mieux  comparer  qu'à  un  mouchoir  placé  au  bout 
d'un  bâton,  et  que  le  vent  fait  flotter.  »  Tel  est  le  portrait 
que  fait  de  Paganini  Castil-Blaze,  en  1831. 

«  Il  est  aussi  maigre  qu'on  peut  l'être,  écrivait,  avant 
Castil-Blaze,  son  biographe  Schottky  ;  avec  cela,  un  teint 
blême,  un  nez  d'aigle  pointant  en  avant  et  de  longs 
doigts  osseux.  A  peine  paraît-il  pouvoir  supporter  ses 
habits,  et  quand  il  fait  la  révérence,  son  corps  se  meut 
d'une  façon  si  singulière,  que  Ton  craint  à  tout  moment 
de  voir  ses  pieds  se  séparer  du  corps  et  l'homme  tout 


26  PAGANINI 

entier  s'écrouler  en  un  tas  d'ossements.  Quand  il  joué, 
le  pied  droit  est  placé  en  avant  et,  dans  les  mouvements 
accélérés,  marque  la  mesure  avec  une  vivacité  comique, 
sans  que  cependant  le  visage  perde  de  son  impassibilité 
de  mort,  sauf  lorsqu'il  s'éclaire  d'un  certain  sourire  en 
entendant  les  tonnerres  d'applaudissements  ;  alors  les 
lèvres  s'avancent  et  les  yeux,  avec  une  expression  pro- 
fonde, mais  sans  bienveillance,  errent  de  tous  côtés. 
Pendant  les  repos,  son  corps  forme  une  sorte  de  triangle 
se  courbant  d'une  manière  inouïe,  tandis  que  la  tète  et 
le  pied  droit  se  tiennent  en  avant.  » 

Une  Notice  physiologique  publiée  à  la  même  époque  par 
le  D1  Bennati l,  nous  permet,  mieux  que  n'importe  quelle 
page  plus  «  littéraire  »,  de  démêler  les  «  secrets  »  de 
cette  organisation  presque  monstrueuse,  par  ses  obser- 
vations pathologiques,  scientifiques,  qui  réduisent  aux 
proportions  humaines  l'homme  sur  lequel  couraient  tant 
de  légendes  absurdes,  propagées  parla  mauvaise  foi  de 
ses  ennemis  ou  la  jalousie  de  quelques  rivaux. 

«Je  n'analyserai  pas  les  traits  de  son  visage,  dit  le 
Dr  Bennati,  je  ne  parlerai  pas  de  la  bosse  de  la  mélodie 
qui  est  chez  lui  très  développée  à  l'angle  extérieur  du 
front  ;  je  ne  veux  le  considérer  que  dans  l'ensemble  de 
son  organisation  disposée,  on  dirait  tout  exprès,  pour  le 
faire  arriver  à  la  haute  perfection  instrumentale  à  laquelle 
il  est  parvenu,  et  par  là  je  parviendrai,  je  l'espère,  à  dé- 
montrer la  vérité  d'une  opinion  que  j'ai  émise,  c'est  que 

4  Revue  de  Paris,  mai  1831,  pages  52-60.  Je  dois  l'indication  de  cet 
article  si  intéressant  à  l'érudition  de  M.  Adolphe  Boschot. 


PAGANINI  27 

la  supériorité  du  célèbre  violoniste  est  moins  le  résultat 
d'un  exercice  prolongé,  comme  on  Ta  dit,  que  celui  d'une 
organisation  spéciale.  Sans  doute  il  a  fallu  de  grands 
tâtonnements  pour  créer  ce  mécanisme  nouveau  et 
incompréhensible  au  moyen  duquel  il  s'est  mis  hors  de 
toute  comparaison  ;  mais  son  génie  préexistait.  Paga- 
nini,  pour  être  ce  qu'il  est,  a  dû  réunir  une  intelligence 
musicale  parfaite  et  des  organes  d'une  délicate  sensibi- 
lité pour  la  servir.  Par  son  cerveau,  Paganini  aurait  été 
compositeur  distingué,  musicien  du  plus  grand  mérite; 
mais  sans  son  tact  exquis  et  la  disposition  de  son  corps, 
de  ses  épaules,  de  ses  bras  et  de  ses  mains,  il  n'aurait 
pu  être  le  virtuose  incomparable  que  nous  admirons. 

«  ...  Paganini  est  pâle  et  maigre,  et  d'une  taille 
moyenne.  Quoiqu'il  ne  soit  âgé  que  de  quarante-sept  ans, 
sa  maigreur  et  le  manque  de  dents,  en  faisant  rentrer  sa 
bouche  et  rendant  son  menton  plus  saillant,  donnent  à 
sa  physionomie  l'expression  d'un  âge  plus  avancé.  La 
tête  volumineuse,  soutenue  sur  un  cou  long  et  maigre, 
offre  au  premier  aspect  une  disproportion  assez  forte 
avec  ses  membres  grêles.  Un  front  haut,  large  et  carré, 
un  nezaquilin  fortement  caractérisé,  des  sourcils  arqués 
d'une  manière  parfaite,  une  bouche  pleine  d'esprit  et 
de  malice,  et  rappelant  un  peu  celle  de  Voltaire,  des 
oreilles  amples,  saillantes  et  détachées,  des  cheveux  noirs 
et  longs  retombant  en  désordre  sur  ses  épaules  et  con- 
trastant avec  un  teint  pâle,  donnent  àPaganiniune  phy- 
sionomie qui  n'est  pas  ordinaire,  et  qui  représente  jus- 
qu'à un  certain  point  l'originalité  de  son  génie. 


28  PAGANINI 

«  On  a  dit  à  tort  que  l'expression  de  la  douleur  phy- 
sique donnait  aux  traits  de  Paganini  un  caractère  sau- 
vage de  mélancolie  qui  partait  du  chagrin  de  vivre. 
J'avoue  que  la  fréquentation  de  Paganini  ne  m'ajamais 
donné  une  semblable  idée  de  son  caractère;  je  Fai  tou- 
jours vu  gai,  spirituel,  rieur  même  avec  ses  amis, 
se  livrant  avec  son  charmant  petit  Achille  à  des  jeux 
d'enfant;  et  mieux  que  personne  je  puis  parler  de 
Paganini  ;  admis  depuis  plus  de  dix  ans  dans  l'intimité, 
et  ayant  été  mille  fois  en  position  de  l'observer,  d'abord 
en  Italie,  et  puis  surtout  à  Vienne,  où  j'eus  l'occasion  de 
lui  donner  mes  soins  pendant  quelques  mois,  aucune 
circonstance  physiologique  de  sa  vie  ne  m'est  étrangère. 
Je  suis  porté  à  croire  que  tout  autre  qu'un  ami  n'eût  pu 
obtenir  les  détails  nécessaires  pour  connaître,  soit  par 
sa  santé,  soit  par  ses  maladies  antérieures,  sa  constitu- 
tion physiologique;  il  ne  fût  point  parvenu  surtout  à 
examiner  ses  organes  et  la  disposition  de  son  corps  et 
de  ses  membres,  et  il  n'aurait  eu  ainsi  aucune  donnée 
pour  chercher  à  se  rendre  compte  des  phénomènes  que 
présente  l'admirable  mécanisme  de  son  jeu.  Mais  avant 
de  parler  de  ce  mécanisme  qui  constitue,  je  crois,  en 
grande  partie  le  secret  dont  Paganini  se  prétend  posses- 
seur, je  vais  aborder  ces  questions  plus  importantes.   » 

Paganini  n'était  pas  phtisique,  comme  on  l'avait 
craint  longtemps.  Bennati  s'en  assura,  à  Paris,  avec  le 
Dr  Miquel  :  il  est  maigre,  dit-il,  non  parce  qu'il  est  tuber- 
culeux, mais  parce  que  sa  nature  est  de  l'être.  L'épaule 
gauche  est  plus  haute   que  l'autre,  «  ce  qui,  lorsqu'il 


PAGANINI  29 

se  tient  debout,  et  les  bras  pendants,  fait  paraître  le 
droit  beaucoup  plus  long"  que  l'autre  ».  On  remarque  en 
lui  F  ce  extensibilité  des  ligamens  capsulaires  des  deux 
épaules,  le  relâchement  des  ligamens  qui  réunissent 
le  poignet  à  l'avant-bras,  le  carpe  au  métacarpe  et  les 
phalanges  entre  elles...  La  main  n'est  pas  plus  grande 
qu'elle  ne  doit  l'être  ;  mais  il  en  double  l'étendue  par 
l'extensibilité  que  toutes  ses  parties  présentent.  Ainsi, 
par  exemple,  il  imprime  aux  premières  phalanges 
des  doigts  de  ]a  main  gauche  qui  touchent  les  cordes, 
un  mouvement  de  flexion  extraordinaire,  qui  les  porte, 
sans  que  sa  main  se  dérange,  dans  le  sens  latéral  à  leur 
flexion  naturelle,  et  crlm  avec  facilité,  précision  et 
vitesse  ».  L'art  de  Paganini  résulte  simplement  de  la 
nature  et  de  l'exercice.  «  Le  cervelet  est  énorme  chez 
Paganini.  Son  sens  auditif  est  des  plus  développés  :  il 
entend  ce  qu'on  dit,  même  à  voix  basse,  à  une  distance 
très  grande  et  la  sensibilité  de  son  tympan  est  telle  qu'il 
éprouve  une  véritable  douleur,  lorsqu'on  parle  à  haute 
voix  auprès  de  lui,  et  par  côté.  Tl  est  obligé  alors  de  se 
tourner  exactement  en  face  de  l'interlocuteur.  La  sensa- 
tion est  beaucoup  plus  forte  du  côté  de  l'oreille  gauche  : 
c'est  celle  qui  correspond  à  la  pose  du  violon.  Les  pa- 
villons de  ses  oreilles  sont  en  effet  admirablement  dis- 
posés pour  recevoir  les  ondes  sonores,  sa  conque  est 
large  et  profonde;  ses  saillies  sont  fortement  accusées  ; 
toutes  ses  lignes  sont  tranchées.  Il  est  impossible  de  voir 
une  oreille  plus  ample,  mieux  proportionnée  dans  toutes 
ses  parties  et  plus  fortement  dessinée.  » 


30  PAGANINI 

ce  La  délicatesse  de  l'ouïe  de  Paganini  surpasse  tout  ce 
qu'on  pourrait  imaginer,  poursuit  Bennati.  Au  milieu  de 
l'assourdissante  activité  des  instrumens  de  percussion 
de  l'orchestre  le  plus  nombreux,  il  lui  suffit  d'un  léger 
toucher  du  doigt  pour  accorder  son  violon  ;  il  juge  éga- 
lement, dans  les  mêmes  circonstances,  de  la  discordance 
d'un  instrument  des  moins  bruyants,  et  cela  à  une  dis- 
tance incroyable.  Dans  plusieurs  occasions,  il  a  montré 
quelle  est  la  perfection  de  son  organe  musical,  en  jouant 
juste  sur  un  violon  qui  n'était  pas  d'accord. 

«  La  musique  pénètre  Paganini  ;  nous  tenons  de  lui 
qu'à  l'âge  de  cinq  ans,  le  carillon  des  cloches,  tel  qu'il  a 
lieu  en  Italie,  lui  procurait  tantôt  une  grande  jouissance, 
tantôt  un  étrange  sentiment  de  mélancolie;  ilne  pouvait 
surtout  à  l'église  entendre  le  son  de  l'orgue  sans  être 
ému  jusqu'aux  larmes.  11  a  beau  être  souffrant  et  débile,  le 
premier  coup  d'archet  est  comme  une  étincelle  électrique 
qui  vient  lui  donner  une  nouvelle  vie,  tous  ses  nerfs  ont 
vibré  comme  les  cordes  de  son  violon,  et  son  cerveau  n'a 
pas  d'autre  faculté  que  celle  d'exprimer  les  transports 
de  son  âme  musicale  ;  son  instrument  et  lui  ne  forment 
plus  qu'un .  Pendant  deux  heures  il  vit  par  son  violon  ;  son 
âme  s'est  portée  toute  là  :  c'est  de  là  qu'elle  nous  parle, 
c'est  de  là  qu'elle  commande  en  souveraine,  et  alors  les 
membres  de  Paganini,  maîtrisés  par  son  ascendant  irré- 
sistible, forcent  leur  nature  à  se  plier  aux  exigences  qui 
doivent  produire  les  ravissants  accords  qui  l'obsèdent.  » 

Tel  était  Paganini,  considéré  du  ooint  de  vue  physio- 
logique. 


PAGANINI  31 

D'autres  témoins  de  sa  vie,  comme  son  secrétaire 
Georges  Harrys,  vont  nous  aider  à  pénétrer  sa  psycho- 
logie. Au  moral,  Paganini  fut  souvent  tout  autre  qu'il 
parut  à  ses  contemporains,  trompés  parles  apparences. 
Le  plus  grand  reproche  qui  lui  fut  fait  est  Favarice  ; 
Favarice  de  Paganini  est  devenue  proverbiale,  et  sa  for- 
tune, à  une  certaine  époque,  fut  évaluée  à  7  millions1. 
La  vérité  est  bien  en  deçà,  quoiqu'il  soit  très  difficile, 
en  Fabsence  de  documents  probants,  d'évaluer  l'héri- 
tage que  recueillit,  en  1840,  Achille  Paganini.  Mais  ces 
légendes  avaient  des  prétextes,  sinon  des  raisons.  Paga- 
nini demandait  toujours  un  prix  fort  élevé  au  public  qui 
se  pressait  pour  l'applaudir.  En  Autriche  et  en  Alle- 
magne, la  moindre  place  se  payait  2  thaler  (7  fr.  50). 
Partout,  il  doublait  ou  triplait  le  prix  des  places  ;  à  Lon- 
dres seulement  il  dut  se  contenter  des  prix  ordinaires, 
fort  supérieurs  d'ailleurs  à  ceux  du  continent.  Mais 
qu'on  n'oublie  pas  que  Paganini  était  Italien,  dit  le 
Dr  Kohut,  et  que  la  plupart  des  Italiens  sont,  à  quelques 
rares  exceptions  près,  sinon  avares,  du  moins  fort  éco- 
nomes. Comment  le  maestro  eût-il  fait  exception  à  la 
règle?. ..Il  habitait  le  premier  hôtel  delà  ville  où  il  don- 
nait des  concerts,  louait  les  deux  plus  belles  pièces,  buvait 
du  vin,  donnait  de  généreux  pourboires  et  faisait  des 
aumônes  aux  pauvres.  »2  Sa  maladie,  ses  infirmités, 
plutôt,  l'empêchant  de  manger,  il  paraissait  se  nourrir 

1  J.  Janin,  feuilleton  du  Journal  des  Débats  sur  la  mort    (présumée) 
de  Paganini  (14  février  1835). 

2  Ad.  Kohut,  Aus  Zauberlande  Polyhymnias,  p.  215-238,  Neues  iiber 
Nicolo  Paganini. 


32  PAGANINI 

chichement  :  «  //  poco  rnangiar  e  il  poco  ber  hanno 
mai  fatto  maie  (Peu  manger  et  peu  boire  n'ont  jamais 
fait  de  mal)  »,  disait-il. 

Bien  que  fixant  à  un  taux  élevé  le  prix  de  ses  concerts, 
il  donnait  volontiers  des  billets  de  faveur  aux  jeunes 
musiciens  et  aux  amateurs  peu  fortunés  qui  désiraient 
Fentendre,  et  bien  des  artistes  lui  empruntèrent  des 
sommes  qu'il  ne  réclama  jamais. 

A  Tégard  de  sa  famille,  nous  avons  vu  comment  Paga- 
nini  s'était  comporté  ;  après  la  mort  de  son  père,  sur- 
venue vers  1817  ou  1818  (vers  1825,  d'après  Niggli),  il 
prit  soin  de  sa  mère  et  d'une  de  ses  sœurs  restée  avec 
elle,  tandis  qu'il  prêtait  à  l'autre  5.000  francs  qui  ne  lui 
furent  jamais  rendus,  et  payait  les  dettes  de  jeu  de  son 
mari.  Lorsqu'il  se  sépara,  à  Vienne,  d'Antonia  Bian- 
chi,  il  donna  un  concert  à  son  bénéfice  et  lui  laissa 
2.000  écus  (3.731  florins  papier).  Après  sa  mort,  il  lui 
assura  1.200  francs  de  rente.  Sans  doute,  ce  ne  sont  pas 
là  des  sommes  énormes;  mais  il  semble  bien  que 
l'avarice  légendaire,  de  Paganini  se  réduisît  simplement 
aune  stricte  économie,  et  à  une  gestion  sérieuse  delà 
fortune  qu'il  amassait,  après  avoir  tout  dissipé  pendant 
sa  jeunesse. 

Après  s'être  séparé  d'Antonia,  au  bout  de  quatre  ans 
de  vie  commune,  Paganini  continua  de  voyager  avec  son 
jeune  enfant;  il  nele  quittait  jamais  etne  consentaitque 
rarement  à  ce  qu'il  fût  loin  de  lui. 

Les  contemporains  parlent  du  jeune  Achille-Cyrus- 
Alexandre  Paganini  comme  d'un  enfant  très  beau,  aux 


Cliché  Noack. 


N  I  C  0  L  Ô    P  A  G  A.  N  I  N  I 

(Porlrait  par  Isola.  Musée  Municipal  de  Gênes.) 


PAGANINI  35 

yeux  noirs,  à  la  longue  chevelure  brune,  à  la  physio- 
nomie charmante  et  intelligente  ;  ayant  hérité  de  sa 
mère  d'une  jolie  voix,  il  donnait  dès  l'âge  de  deux  ans, 
des  preuves  d'une  finesse  et  d'une  justesse  d'oreille  extra- 
ordinaires. A  sept  ans,  il  parlait  couramment  l'italien, 
le  français  et  l'allemand  d'une  manière  suffisante  pour 
servir  d'interprète  à  son  père,  qui  ne  s'exprimait  guère 
qu'en  italien  et  en  français.  Un  jour  qu'on  demandait  à 
Paganini  s'il  ferait  apprendre  la  musique  à  son  fils  : 
«  Et  pourquoi  pas?  répondit-il;  si  cela  lui  fait  plaisir, 
je  la  lui  apprendrai  à  moi  tout  seul.  Je  l'aime  beaucoup 
et  suis  littéralement  jaloux  de  lui.  S'il  me  fallait  le  per- 
dre, je  serais  perdu  moi-même,  car  il  m'est  absolument 
impossible  de  me  séparer  de  lui.  La  nuit  comme  le  jour, 
il  est  mon  unique  pensée.  » 

Lorsqu'on  entrait  dans  l'appartement  de  Paganini,  on 
voyait  Achillino  au  milieu  des  jouets  les  plus  divers, 
que  la  sollicitude  paternelle  s'ingéniait  à  lui  prodiguer. 
Parfois,  l'enfant  s'amusait  avec  un  violon,  dont  il  tirait 
de  jolies  mélodies.  C'était  à  mourir  de  rire,  ditun  témoin 
oculaire,  de  voir  Paganini  en  pantoufles,  s'amusant  avec 
son  enfant,  qui  lui  venait  au  genou.  Souvent  il  arrivait 
que  l'enfant  tirait  son  grand  sabre  contre  son  père; 
Paganini  se  reculait  en  riant  :  «  Angelo  mio,  je  suis 
déjà  blessé!  »  gémissait-il;  mais  l'enfant  n'était  content 
que  lorsque  le  géant  chancelait  et,  vaincu,  se  laissait 
tomber  à  terre... 

Quand  Achillino  eut  quatre  ans,  il  se  montra  capri- 
cieux et  récalcitrant  ;  il  avait  par-dessus  tout  horreur  de 


36  PAGANINI 

se  laver  les  mains.  Son  père,  loin  de  perdre  patience, 
ne  le  grondait  pas,  mais  priait  et  suppliait,  l'accablait  de 
caresses,  le  comblait  de  douceurs  et  obtenait  ainsi  de  lui 
obéissance  et  soumission.  Jamais  il  ne  s'emportait  contre 
lui,  le  laissant  vivre  à  sa  guise;  à  une  personne  qui  lui 
faisait  des  observations  sur  la  «  mauvaise  éducation  » 
qu'il  donnait  à  Achillino,  Paganini  répondit  un  jour  : 
«  Le  pauvre  enfant  s'ennuie  ;  je  ne  sais  ce  que  je  dois 
faire;  je  me  suis  déjà  épuisé  en  jeux  de  toute  sorte.  Je 
le  portais,  je  lui  faisais  du  chocolat;  je  ne  sais  plus  quoi 
inventer.  »  Il  ne  laissait  à  personne  le  soin  de  l'habiller; 
un  matin,  devant  se  rendre  de  très  bonne  heure  à  un 
concert,  Paganini  s'était  mis  en  retard  en  jouant  avec 
Achillino.  Lorsqu'il  voulut  à  la  hâte  faire  sa  toilette,  il 
eut  toutes  les  peines  du  monde  à  retrouver  les  effets 
qu'il  avait  soigneusement  préparés  la  veille  :  cravate, 
habit,  tout  avait  disparu.  A  la  mine  de  l'enfant,  s'amu- 
sant  à  voir  son  père  fureter  en  vain  dans  tous  les  coins 
Paganini  n'eut  plus  de  doute  :  «  Où  as-tu  mis  mes  effets, 
angelo  ?nio?  »  demande  le  père  d'une  voix  douce.  Le 
petit  fait  l'étonné,  lève  les  épaules  et  fait  signe  qu'il  ne 
comprend  pas.  Après  de  longues  recherches,  le  père 
retrouve  enfin  ses  bottes,  cachées  sous  des  coussins, 
puis  l'habit,  enseveli  dans  une  malle,  le  gilet,  dans  un 
tiroir  de  table...  Paganini  agitait  triomphalement  chaque 
objet  retrouvé,  prenait  une  prise  et  continuait  ses  inves- 
tigations, en  compagnie  d'Achillino,  que  ce  manège  amu- 
sait prodigieusement. 
Parcourant  l'Europe  avec  son  jeune  compagnon,   et 


PAGANINI  37 

un  secrétaire1,  Paganini,  en  voyage,  exigeait  que  sa 
voiture  fût  close  hermétiquement  et,  même  par  une 
température  de  plus  de  20  degrés,  il  s'enveloppait  de  sa 
fourrure,  dont  il  ne  se  séparait  pas  plus  que  de  son 
enfant.  Dans  son  appartement,  au  contraire,  il  ouvrait 
immédiatement  portes  et  fenêtres  ;  c'était  ce  qu'il 
appelait  «  prendre  un  bain  d'air  ».  Les  boîtes  à  violon, 
qui  ne  lui  servaient  plus  à  enfermer  son  Guarnerio, 
devenaient  autant  de  sacs  de  voyage  ;  il  y  mettait  son 
linge  et  son  argent.  Dans  un  portefeuille  rouge,  il  notait 
ses  comptes,  recettes  et  dépenses,  en  signes  hiérogly- 
phiques que  lui  seul  pouvait  déchiffrer.  Ses  chambres 
étaient  dans  le  désordre  le  plus  classique,  dit  son  secré- 
taire. Musique,  vêtements,  chaussures,  tout  gisait  pêle- 
mêle;  aussi  avait-il  le  plus  grand  mal  à  habiller  son 
enfant  et  à  revêtir  son  habit  de  concert. 

Aux  répétitions  d'orchestre,  il  se  montrait  de  la  plus 
grande  sévérité,  faisant  recommencer  plusieurs  fois  un 
solo  ou  un  tutti  pour  la  plus  petite  faute  ;  ses  yeux 
jetaient  alors  des  éclairs  sur  [les  musiciens  terriiiés,  et 
si  l'orchestre  avait  le  malheur  de  partir  trop  tôt,  à  la 
fin  d'une  cadence,  il  éclatait  en  injures.  Quand  au  con- 
traire, tout  allait  bien,  il  exprimait  sa  satisfaction  avec 
empressement:  «  Bravissimo!  »  s'écriait-il,  parfois,  au 
beau  milieu  d'un  concerto,  «  siete  tutti   cirtnosi  »  ;  ou 

1  L'un  d'eux,  George  Harrys,  attaché  d'ambassade  hanovrien,  d'ori- 
gine anglaise,  dit  Niggli,  lui  servit  en  1830  d'imprésario  et  d'interprète 
dans  la  tournée  de  l'Allemagne  du  Nord.  C'est  à  sa  brochure  sur  Paga- 
nini  en  voyage  que  les  biographes  ont  emprunté  les  anecdotes  rap- 
portées ci-dessus. 


38  PAGANINI 

bien,  se  contentant  d'indiquer  quelques  mouvements, 
il  se  tournait  en  souriant  vers  l'orchestre,  en  disant  : 
«  Et  cœtera,  messieurs.  » 

Ces  anecdotes,  qu'on  pourrait  multiplier  à  l'infini, 
suffisent  à  nous  faire  entrevoir  J'homme  dont  l'analyse 
du  Dp  Bennati  nous  avait  dévoilé  la  physiologie.  Celle- 
ci  et  celles-là  s'accordent  à  montrer  Paganini  comme 
un  être  extrêmement  nerveux,  impressionnable,  capable 
de  bons  mouvements  et  de  beaux  sentiments,  malgré 
les  apparences  contraires.  Pour  connaître  l'artiste,  nous 
avons,  par  bonheur,  un  ensemble  d'observations  faites 
par  un  observateur  minutieux.  Karl  Guhr,  maître  de 
chapelle  et  directeur  du  théâtre  de  Francfort,  qui  lui- 
même  violoniste  distingué,  publia,  en  1829,  le  résultat 
de  ses  remarques  et  de  ses  expériences  personnelles1. 

«  J'ai  été  assez  heureux,  il  y  a  quelques  années, 
dit  Guhr,  pour  entendre,  pendant  mon  séjour  à 
Paris,  les  plus  grands  maîtres  de  l'école  française: 
Baillot,  Lafont,  Bériot,  Boucher,  et  plusieurs  autres,  et 
je  conserve  encore  un  vif  souvenir  de  la  profonde  impres- 
sion que  fit  sur  moi  leur  magique  talent;  mais  leur  jeu 
ne  différait  pas  essentiellement  de  celui  des  autres 
grands  maîtres  alors  connus,  et  quoique  le  genre  de 
chacun  fût  plus  ou  moins  modifié,  ils  se  ressemblaient 
plus  ou  moins  entre  eux  dans  le  mode  de  conduite  de 
l'archet,  de  la  production  du  son,  de  l'exécution,  et  ne 


1  L'Art  de  jouer  du  violon,  de  Paganini  (Paris,  1830).  Un  article  de 
Guhr,  sur  le  même  sujet,  parut  dans  la  Caecilia  (n°  14  ou  41,  analysé 
par  Fétis,  Revue  musicale,  décembre  1829,  p.  505-512). 


PAGANINI  39 

différaient  pas  tellement  qu'ils  ne  fussent  commensu- 
rables.  11  n'en  est  pas  de  même  de  Paganini  :  chez  lui, 
tout  est  nouveau,  inouï,  il  sait  produire  sur  son  instru- 
ment des  effets  dont  on  n'avait  jusqu'alors  aucune  idée, 

et  qu'aucune  parole  ne  peut  rendre Rode,  Kreutzer, 

Baillot,  Spohr,  ces  géants  parmi  les  violonistes,  sem- 
blaient avoir  épuisé  tout  ce  qu'on  pouvait  faire  sur  cet 
instrument.  Ils  en  avaient  étendu  le  mécanisme,  intro- 
duit la  plus  grande  variété  imaginable  dans  la  conduite 
de  l'archet,  qui  se  prêtait  docilement  à  toutes  les  nuan- 
ces de  l'expression  et  de  l'exécution;  ils  avaient  réussi, 
par  la  magie  de  leur  son,  qui  rivalisait  avec  la  voix 
humaine,  à  peindre  toutes  les  passions,  tous  les  mouve- 
ments de  la  sentimentalité  ;  enfin,  s'avançant  à  grands 
pas  dans  la  route  tracée  par  les  Corelli,  les  Tartini,  les 
Viotti,  ils  avaient  élevé  le  violon  à  ce  rang,  qui  lui 
assure  le  pouvoir  de  dominer  l'âme  humaine.  Dans  leur 
genre,  ils  sont  et  demeurent  grands  et  non  surpassés. 

«  Mais  quand  on  entend  Paganini  et  qu'on  le  compare 
avec  les  autres  maîtres,  on  doit  avouer  qu'il  a  franchi 
toutes  les  barrières  que  l'habitude  avait  élevées  jusqu'à 
présent,  et  qu'il  s'est  frayé  une  voie  nouvelle  qui  lui  est 
propre,  et  le  sépare  essentiellement  de  ces  grands  artis- 
tes, de  telle  sorte,  que  quiconque  l'entend  pour  la 
première  fois  est  étonné,  ravi  par  tout  ce  qu'il  entend 
de  neuf  et  d'inattendu;  étonné  parle  pouvoir  diabolique 
avec  lequel  il  domine  son  instrument  ;  ravi  de  ce 
qu'auprès  de  cette  docilité  de  mécanisme  à  laquelle 
aucune  difficulté  ne  résiste,  il  ouvre  en  même  temps  à  la 


40  PAGANINI 

fantaisie  un  espace  sans  bornes  et  donne  au  violon  le 
souffle  le  plus  divin  de  la  voix  humaine,  et  remue  pro- 
fondément les  sentiments  les  plus  intimes  de  l'âme.  » 

Guhr  rapporte  ensuite  qu'il  eut  souvent  l'occasion 
d'entendre  Paganini  et  de  causer  avec  lui  pendant  les 
huit  mois  qu'il  passa  à  Francfort;  mais,  évitant  avec 
soin  la  moindre  explication,  Paganini  répondait  invaria 
blement  à  toutes  les  questions  qu'on  lui  posait  sur  les 
moyens  qu'il  employait  et  les  études  qu'il  avait  faites  : 
«  Ognuria  saoi  segreti  ».  Ces  «  secrets  »,  le  kapell- 
meister  allemand  résolut  de  les  pénétrer.  En  obser- 
vant attentivement  le  jeu  du  maître,  il  réussit  à  décou- 
vrir la  clé  de  plusieurs  qui  paraissaient  à  la  première 
audition  autant  d'énigmes  même  aux  artistes.  Guhr 
concluait  ainsi  : 

a  Paganini  se  distingue  principalement  des  autres 
violonistes  :  1°  par  la  manière  dont  il  accorde  son  instru- 
ment; 2°  par  un  maniement  d'archet  qui  lui  est  propre; 
3°  par  le  mélange  et  la  liaison  des  sons  produits  par 
l'archet  avec  le  pizzicato  de  la  main  gauche  ;  4°  par 
l'emploi  tips  sons  harmoniques,  doubles  ou  simples  ; 
5°  par  son  exécution  sur  la  corde  de  sol [  ;  6°  par  ses 
incroyables  tours  de  force.  » 

«  La  manière  de  jouer  de  Paganini,  poursuit-il,  exige 
des  cordes  faibles  par  les  raisons  suivantes  :  1°  parce 

1  Cette  fameuse  quatrième  corde,  Paganini,  quelquefois,  notamment 
pour  les  variations  sur  la  Prière  de  Moïse,  la  montait  à  coté  delà  chan- 
terelle, au  lieu  de  la  corde  de  la.  Suivant  l'exemple  de  son  maître, 
l'éminent  violoniste  Camille  Sivori,  employait  le  même  «  truc  »  pour 
jouer  ces  variations. 


P  A  G  A  N I N I    ACCLAMÉ    A    LA     FIN    I)  '  U  N    CONCERT 
(«  Un'  accadcmia  di  Nicole  Paganini  nel  18-04  »,  d'après  le  tableau  de  Gatti. 


PAGANINI  43 

qu'il  emploie  fréquemment  les  tons  les  plus  aigus  dont 
les  autres  violonistes  font  un  usage  très  rare  ;  2°  parce 
que  les  sons  harmoniques,  surtout  les  artificiels,  par- 
lent mieux  sur  des  cordes  faibles  dans  les  positions 
élevées  ;  3°  parce  que,  si  les  cordes  étaient  plus  fortes 
le  2e  doigt,  le  3e  et  le  4e  n'auraient  pas  assez  de  vigueur 
dans  le  pizzicato  de  la  main  gauche  pour  les  maîtriser 
convenablement  ;  4°  tantôt  il  accorde  les  quatre 
cordes  un  demi-ton  plus  haut,  tantôt  c'est  le  sol  qu'il 
fait  monter  d'une  tierce  mineure.  Il  faut  pour  cela  que 
toute  la  monture  soit  faible,  car  les  cordes  fortes  ne 
supporteraient  pas  cette  tension  exagérée  sans  devenir 
dures  et  criardes,  ce  qui  nuirait  à  l'exécution  (il  est  vrai 
qu'une  monture  faible  donne  moins  de  sonorité)1.  » 

1  «  Outre  qu'on  tire  des  sons  plus  nourris  d'un  violon  monté  avec 
des  cordes  fortes,  les  cordes  faibles  ont  encore  cet  inconvénient, 
surtout  dans  les  temps  humides,  que  le  mi  est  très  exposé  à  siffler. 
Cet  accident  est  souvent  arrivé  à  Paganini,  et  a  toujours  eu  une 
fâcheuse  influence  sur  la  hardiesse  de  son  exécution. 

«  Une  condition  essentielle  de  sa  manière  de  monter  l'instrument, 
relative  aux  sons  harmoniques,  est  que  les  cordes  soient  bien  propor- 
tionnées entre  elles,  ou,  en  d'autres  termes,  que  les  quintes  soient 
parfaitement  justes;  sans  cela,  plusieurs  sons  harmoniques  doubles 
seraient  impraticables.  » 

Guhr  remarque  ensuite  que  Paganini,  avant  de  la  faire  filer,  choi- 
sissait soigneusement  la  quatrième  corde  de  grosseur  moyenne  si  elle 
devait  recevoir  l'accord  habituel  (sol),  plus  line  si  elle  devait  monter 
soit  au  la  bémol,  soit  au  si  bémol. 

«  D'après  ce  que  je  viens  de  dire,  continue  l'auteur  allemand,  on 
conçoit  facilement  que  Paganini,  lorsqu'il  joue  en  public,  change  son 
sol  suivant  le  besoin,  et  que,  grâce  à  la  précaution  indiquée  ci-dessus, 
cette  corde  tient  toujours  bien  Paccord.  Son  adresse  à  accorder  ou  à 
désaccorder  au  milieu  d'un  morceau  est  un  conte. 

«  Il  fait  entourer  ses  sols  d'un  fil  faible,  mais  très  serré;  il  ne  les 
tord  jamais,  ce  qui  leur  nuirait;  cependant,  quand  la  corde  est  recou- 
verte, il  la  tire  fortement  entre  le  doigt  indicateur  et  le  pouce,  de 
manière  que   l'ongle  de   celui-ci  racle   légèrement  le  fil,   ce  qui    fait 


44  PAGANINI 

a  Le  maniement  d'archet  de  Paganini  est  surtout 
remarquable  par  le  sautillement  qu'il  sait  lui  donner 
dans  certains  passages.  Son  staccato  n'a  rien  de  sem- 
blable à  celui  qu'on  fait  ordinairement.  Il  jette  l'archet 
sur  la  corde  et  parcourt  des  suites  de  gammes  avec 
une  incroyable  rapidité,  pendant  que  les  sons  sortent 
sous  ses  doigls  ronds  comme  des  perles.  La  variété  de 
ses  coups  d'archet  est  merveilleuse  :  je  n'avais  jamais 
entendu  marquer  avec  cette  netteté,  sans  le  moindre 
trouble  dans  la  mesure,  le  temps  faible  le  plus  bref 
dans  les  mouvements  les  plus  pressés.  Et  cependant 
quelle  force  il  doit  lui  donner  dans  les  sons  prolongés, 
avec  quelle  profondeur  il  exhale,  dans  Y  adagio,  les  sou- 
pirs amers  d'un  cœur  déchiré.  » 

Sur  le  «  mélange  que  fait  Paganini  des  sons  produits 
par  l'archet  avec  le  pizzicato  de  la  main  gauche,  Gulir 
remarque  que  ce  moyen  d'effet  fut  fréquent  dans  l'an- 
cienne école  italienne,  particulièrement  au  temps  de 
Mestrino  ;  mais  que  les  écoles  françaises  et  allemandes 
l'avaient  dédaigné  et  laissé  tomber  dans  l'oubli.  «  Paga- 
nini, en  faisant  revivre  cet  effet,  y  a  ajouté  des  décou- 
vertes comme  dans  toutes  les  parties  de  son  art,  et  y  a 
multiplié  les  difficultés.  Ces  difficultés  consistent  à 
faire  sonner  avec  force  et  netteté  les  cordes  ré  et  sol; 
la  ténuité  des  cordes  de  Paganini  lui  permet  de  faire,  h 
cet  égard,  ce  qu'il  serait  difficile  d'exécuter  sur  des 
violons  montés  d'une  manière  plus  énergique.  »  En  outre 

qu'elle  parle  ensuite  plus   facilement,  et  perd  de  la  dureté  qu'elle  a 
toujours  dans  le  commencement.  » 


PAGANINI  45 

le  chevalet  de  Paganini  était  moins  convexe  que  celui 
des  autres  violonistes,  surtout  vers  la  chanterelle,  ce 
qui  lui  permettait  de  toucher  trois  cordes  à  la  fois  dans 
le  haut.   * 

L'emploi  des  sons  harmoniques  était  une  des  parties 
les  plus  remarquables  de  son  jeu;  il  en  usait  avec 
«  une  habileté  immense  :  gammes  chromatiques  ascen- 
dantes et  descendantes,  trilles  simples  et  doubles, 
traits  entiers  en  double  corde,  il  exécutait  tout  cela  en 
sons  harmoniques  «  avec  la  plus  grande  facilité  J». 

Examinant  ensuite  le  jeu  sur  la  corde  de  sol,  qui  fît 
tant  pour  la  réputation  de  Paganini,  Guhr  écrit  :  «  Pour 
exécuter  des  morceaux  entiers  sur  la  corde  sol,  Paga- 
nini, comme  nous  F avons  déjà  fait  remarquer,  la  hausse 


1  «  Dès  longtemps,  ajoute  Fétis,  les  sons  harmoniques  ont  été  décou- 
verts et  employés  par  les  violonistes;  toutefois,  les  chefs  d'école,  tels 
que  Tartini,  Pugnani,  Viotti,  Gaviniès,  Rode  et  Baillot,  les  ont  négligés 
parce  qu'ils  les  considéraient  plutôt  comme  des  moyens  artificiels  et 
faciles  que  comme  des  ressources  dignes  de  l'objet  élevé  de  l'art.  La 
largeur  du  style  et  l'élévation  des  idées  ne  leur  paraissaient  pas  devoir 
s'allier  à  des  effets  qui,  tels  qu'on  les  pratiquait  alors,  n'exigeaient 
qu'une  certaine  habitude  et  des  cordes  de  bonne  qualité.  Ce  n'est  point 
ainsi  que  Paganini  a  considéré  l'art  de  jouer  du  violon.  Bien  plus 
désireux  de  varier  les  effets  de  son  instrument  que  de  s'élever  par  les 
moyens  ordinaires  à  une  grande  hauteur  de  style,  tels  qu'il  en  conce- 
vait l'emploi,  les  sons  harmoniques  ne  devaient  plus  être  ce  moyen 
facile  auquel  les  violonistes  de  troisième  force  avaient  eu  recours 
autrefois  pour  dissimuler  les  petites  proportions  de  leur  talent,  en  y 
cherchant  des  ressources;  il  en  comprit  toute  l'étendue  et  y  introduisit 
des  difficultés  qui  auraient  etfrayé  tout  autre  que  lui;  car  il  ne  se 
borna  point  aux  sons  harmoniques  simples,  employés  d'une  manière 
uniforme;  il  imagina  les  harmoniques  doubles,  les  combinaisons  des 
uns  et  des  autres  avec  les  sons  naturels,  les  effets  de  corde  pincée,  et 
sut  tirer  de  tout  cela  des  nouveautés  non  moins  remarquables  par  les 
découvertes  de  l'artiste  que  par  son  adresse  dans  la  pratique.  »  (lievue 
musicale,  21  nov.  1830,  p.  79.  Cf.  20  nov.  1830  et  décembre  1829.) 


46  PAGANINI 

d'une  tierce  mineure  au  si  bémol,  ou  même  d'une  tierce 
majeure  au  si  bécarre,  et  emploie  une  corde  beaucoup 
plus  fine.  Les  compositions  faites  pour  être  exécutées 
ainsi,  ont  ordinairement  la  forme  de  pots-pourris  :  elles 
commencent  par  un  récitatif,  après  lequel  viennent  quel- 
ques thèmes  de  différents  genres,  et  se  terminent  par 
des  variations1.   » 

Enfin,  expliquant  quelques  «  tours  de  force  »  du 
grand  virtuose,  Guhr  rectifiait  d'abord  une  erreur  géné- 
ralement répandue,  à  savoir,  que  la  main  de  Paganini 
était  démesurément  grande  :  «  La  main  de  Paganini, 
dit-il,  n'est  rien  moins  que  grande  ;  mais  il  a  appris, 
comme  les  pianistes  qui,  dès  l'enfance,  exercent  leur 
main  à  une  grande  extension,  à  Fétendre  au  point  de 
lui  faire  embrasser  trois  octaves  » 2.  Et  le  violoniste 
allemand  cite  des  exemples  de  cette  extension  prodi- 
gieuse qui  permettait  à  Paganini  de  frapper  d'un  seul 
coup  d'archet  quatre  ut  à  l'octave,  ou  quatre  re  ou  qua- 
tre mi  bémols,  en  se  servant  des  quatre  cordes,  sur 
lesquelles  il  posait  le  1er,  le  2%  le  3e  et  le  4e  doigt. 

1  «  II  faut  certainement  beaucoup  d'exercice  pour  jouer  cette  espèce 
de  composition;  cependant  l'étude  n'en  est  pas,  à  beaucoup  près, 
comme  chacun  peut  s'en  convaincre,  aussi  difficile  qu'on  se  le  figure. 
Paganini  est  devenu  célèbre  parmi  les  connaisseurs  et  le  vulgaire  des 
amateurs  par  son  exécution  sur  la  corde  sol.  Est-ce  à  juste  titre?  Je 
laisse  la  réponse  à  mes  Jecteurs,  quand  ils  se  seront  suffisamment 
exercés  à  ce  genre  d'exécution;  car  on  ne  peut  nier  que  Paganini  ne 
cherche  souvent  à  surprendre  l'oreille  par  des  difficultés  apparentes 
qui,  lorsqu'elles  sont  expliquées,  peuvent  être  jouées  par  un  médiocre 
violon.  »  (Guhr,  L'Art  de  jouer  du  violon  de  Paganini.) 

2  Paganini  plaçait  le  pouce  de  la  main  gauche  au  milieu  du  mancha 
du  violon  et,  grâce  à  l'extensibilité  de  la  main,  pouvait  jouer  indiffé- 
remment dans  les  trois  premières  positions  sans  «  démancher  ». 


PAGAN1NI  47 

Reprenant  maintenant  sa  biographie,  nous  allons  voir 
comment  le  public  accueillit  Paganini,  dans  les  nom- 
breuses villes  qu'il  traversa,  en  Autriche,  en  Allema- 
gne, en  Angleterre  et  en  France. 

III 

Parti  de  Milan  au  début  du  mois,  Paganini,  avec  la 
signora  Bianchi  et  son  fils,  arrivait  à  Vienne,  le  16  mars 
1828.  Huit  jours  plus  tard,  le  23,  eut  lieu  dans  la  salle 
des  Redoutes,  un  premier  concert,  qui  «  mitla  population 
de  Vienne  dans  une  ivresse  d'enthousiasme  qui  ne  s'est 
pas  renouvelée  depuis  »  *.  Le  prix  des  places  était  de 
cinq  et  dix  florins  ;  la  recette  s'éleva  à  12.000  (de  25  à 
26.000  francs).  Dès  que  le  premier  coup  d'archet  de  Paga- 
nini attaqua  le  Guarnerio,  les  spectateurs  éclatèrent  en 
applaudissements  frénétiques.  «  Les  morceaux  qu'il  a  fait 
entendre,  dit  la  Revue  ?nusicale  de  Fétis,  sont  le  premier 
concerto  de  sa  composition  en  si  mineur,  une  sonate  mili- 
taire qu'il  joua  en  entier  sur  la  quatrième  corde,  et  dans 
laquelle  il  a  placé  des  difficultés  qui  semblent  demander 
l'usage  des  quatre  cordes  de  l'instrument,  et  un  larghetto, 
suivi  de  variations  sur  une  corde  de  La  Cenerentola. 
L'orchestre  a  partagé  le  transport  du  public,  et  a  accablé 
le  virtuose  d'applaudissements  de  tout  genre2.  » 

La  presse  viennoise  ratifia  à  l'unanimité  le  jugement 
du  public  et  des  artistes  sur  Paganini. 

1  Kohut,  loc.  cit. 

2  Revue  musicale,  mai  1828,  p.  354,  corresp.  de  Vienne. 


48  PAGANINI 

«  Ce  que  nous  avons  entendu  dépasse  toute  croyance 
et  ne  peut  se  décrire  avec  des  mots,  écrivait,  le  7  mai. 
la  Musiker  Zeitung  ;  il  suffit  que  ses  confrères  artisti- 
ques, même  les  plus  estimables,  se  creusent  la  tête  pour 
chercher  à  le  comprendre.  Une  majesté  sublime  jointe 
à  une  pureté  sans  tache,  des  passages  en  octaves 
et  en  dixièmes,  lancés  comme  des  flèches  rapides,  des 
traits  en  quadruples  croches,  dont  l'un  pizzicato  est 
toujours  suivi  par  une  autre  colFarco,  et  tout  cela  si 
exact  et  si  précis,  que  la  nuance  la  plus  fugitive 
n'échappe  pas  à  l'auditeur  ;  des  cordes  montées  et 
descendues  sans  interruption,  dans  les  morceaux  de 
bravoure  les  plus  difficiles,  —  tout  cela  qui,  en  d'autres 
circonstances,  toucherait  aux  limites  du  charlatanisme, 
transporte  jusqu'au  ravissement  muet,  tant  l'exécution 
est  d'une  perfection  inégalable.  » 

Le  13  avril  eut  lieu  le  second  concert  du  «  Mage  du 
Midi  »  avec  la  collaboration  de  sa  compagne  Antonia 
Bianchi.  Trois  heures  avant  le  début  de  la  séance,  la 
salle  des  Redoutes  était  comble;  plus  de  trois  mille 
personnes  s'y  pressaient;  une  chaise  se  payait  5  florins 
argent.  Tous  les  membres  de  la  famille  impériale  pré- 
sents dans  la  capitale  étaient  dans  l'assistance,  qui  fut 
des  plus  brillantes. 

A  la  date  du  11  mai,  Paganini  en  était  à  son  sixième 
concert.  «  On  écrit  de  Vienne  (à  la  Revue  de  Fétis)  que 
l'enthousiasme  a  été  excité  au  plus  haut  degré  par 
Paganini  et  qu'on  en  a  même  fait  un  sujet  démode,  qui 
îi  détrôné  momentanément,  dit  Y  Observateur  autrichien, 


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PAGANINI  51 

la  girafe  nouvellement  envoyée  par  le  pacha  d'Egypte, 
et  dont  on  commençait  à  s'occuper  beaucoup.  Toutes 
les  puissances  se  disputent  le  bonheur  d'en  faire  l'or- 
nement de  leurs  soirées.  On  ne  connaissait  encore  que 
le  prince  de  Metternich  qui  eût  été  favorisé.  Quoi  qu'il 
en  soit,  Paganini  a  donné  le  H  mai  son  sixième  con- 
cert qui  devait  être  le  dernier  et  dont  voici  le  pro- 
gramme  :  1°  Ouverture  de  Lodoïska,  de  Cherubini; 
2°  Concerto  de  Rode,  consistant  en  un  allegro  maes- 
toso,  un  adagio  cantabile  en  doubles  cordes,  ajouté  et 
composé  exprès  pour  ce  concert  par  l'exécutant,  et  une 
polacca  exécutée  par  Paganini;  3°  Dernier  air  de  Y  Ul- 
time) giorno  di  Pompeia,  chanté  par  la  signora  Bian- 
chi  ;  4°  Sonate  sur  la  prière  de  Mosè  (redemandée), 
exécutée  sur  la  quatrième  corde  par  Paganini  ;  5°  Varia- 
tions sur  un  thème  d'Armide,  de  Rossini,  chanlée  par  la 
signora  Bianchi  ;  6°  Caprice  sur  le  thème  La  ci  darem 
la  mano,  composé  et  exécuté  sur  le  violon  par  le  béné- 
ficiaire. Ce  concert,  qui  devait  avoir  lieu  dans  le  milieu 
de  la  journée,  avait  attiré  une  foule  d'auditeurs,  qui,  en 
quelques  instants,  ont  occupé  toutes  les  places,  deux 
heures  à  l'avance.  Un  certain  nombre  de  places  seule- 
ment avaient  été  réservées  à  S.  M.  l'Impératrice,  les 
archiducs,  les  archiduchesses,  et  autres  personnes  de  la 
Cour.  Le  virtuose  a  renouvelé  les  transports  qui  avaient 
éclaté  aux  séances  précédentes.  On  disait  qu'il  allait 
partir  pour  Munich.  *» 

1  Revue  musicale,  juin  1828,  p.  452. 


52  PAGANINI 

L'enthousiasme  des  dilettantes  gagnait  la  foule.  La 
mode  viennoise  était  toute  «  à  la  Paganini  ».  Au  restau- 
rant, pour  offrir  ce  qu'il  y  avait  de  meilleur  et  de  plus 
cher,  le  garçon  demandait  au  client  s'il  désirait  manger 
à  la  Paganini  ;  on  faisait  des  côtelettes  à  la  Paganini, 
des  petits  pains  à  la  Paganini,  en  forme  de  violon  ;  les 
femmes  portaient  des  rubans,  des  écharpes,  des  bou- 
tons à  la  Paganini  ;  on  fumait  des  pipes,  des  cigares  à 
la  Paganini  ;  on  prisait  dans  des  tabatières  à  la  Paga- 
nini ;  on  jouait  sur  des  billards  à  la  Paganini,  etc.,  etc. 

Des  admirateurs  écrivirent,  en  italien,  en  allemand, 
des  sonnets,  des  pièces  de  vers  acrostiches  à  Nicolô 
Paganini,  et  Fiedrich  August  Kanne  composa  même  un 
poème  en  douze  chants  en  son  honneur.  Le  poète  Cas- 
telli  écrivit  ses  Pagani?iiana,  dialogue  sur  le  «  dieu  du 
violon  ».  La  parodie  s'en  mêla,  et  le  théâtre  an  cler 
Wien  représenta  le  22  mai,  Le  faux  Virtuose  ou  le  Con- 
certo sur  la  corde  de  soi,  farce  en  deux  actes  de  Meisel, 
musique  du  kapellmeister  Glaser. 

Enfin,  Paganini  fut  nommé  «  kammervirtuos  »  par 
l'empereur,  et  la  ville  de  Vienne  lui  décerna  une  mé- 
daille gravée  par  Joseph  Lang,  et  portant  cette  inscrip- 
tion :  VIENNE,  MDGCCXXV1II  ;  au  verso  sont  figurés 
le  violon  et  F  archet  du  maître,  entourés  d'une  couronne 
de  chêne  et  posés  sur  un  cahier  de  musique  sur  lequel 
on  lit  les  premières  mesures  de  l'air  de  La  Clochette. 
L'inscription  du  revers  porte  ces  mots  :  «  Perituris 
sortis  non  peritura  gtoria.  » 

Jusqu'au  24  juillet,  Paganini  ne  se  fit  pas  entendre 


PAGANINI  53 

moins  de  vingt  fois  à  Vienne  l.  Ses  programmes  com- 
prenaient exclusivement  des  œuvres  de  sa  composition  ; 
les  plus  applaudies,  les  plus  souvent  répétées  furent  ; 
les  variations  sur  les  Streghe,  sur  la  prière  de  Mosè, 
sur  Nelcorpiu  non  mi  sento  et  le  rondo  de  la  Clochette. 
«  Aucun  des  violonistes  viennois,  Mayseder,  Janka, 
Léon  de  Saint-Lubin,  Strebinger,  Bôhm,  etc.,  n'osa  se 
mesurer  avec  lui,  dit  Kohut;  seuls,  quelques  artistes 
comme  Treichler,  de  FOpéra  impérial,  chercha  à  l'imi- 
ter dans  ses  nouveautés.  »  Le  26  décembre,  il  donna 
avec  grand  succès  un  concert  «  à  la  Paganini  ». 

Mais  la  santé  du  virtuose  était  toujours  très  précaire. 
Il  dut  recourir  aux  soins  du  célèbre  médecin  militaire 
Marenzeller,  qui  le  traita  d'après  la  méthode  homéopa- 
thique de  Hahnemann,etlui  conseilla  les  bains  de  Carls- 
bad.  Paganini  quitta  donc  Vienne  pour  la  Bohême, 
dans  les  premiers  jours  du  mois  d'août. 

Revenu  à  Vienne  après  sa  cure  en  Bohême,  à  la  fin  de 
novembre,  Paganini  «  chargé  de  lauriers  et  de  florins  » 
(d'après  Kohut),  se  dirigea  vers  Prague,  où  il  était  invité. 
En  trois  semaines,  les  1er,  4,  9,  13,  16  et  20  décembre,  il 
donna  une  série  de  six  concerts.  L'accueil  qu'il  reçut 
dans  la  ville  musicale  qui  se  rappelle  non  sans  orgueil 
le  mot  dont  Mozart  l'a  honorée  :  «  Les  Pragois  m'ont 
compris  »,  ne  fut  pas  moins  enthousiaste  qu'à  Vienne. 
Mais,  par  contre,  Paganini  y  trouva  des  critiques  sévè-i 


1  Le  12  juin,  au  Kârnthnerthortheater,  un  concert  eut  lieu  au  profit 
de  la  signora  Bianchi,  qui  avait  chanté  à  tous  les  précédents.  La 
recette  fut  de  3.000  florins.  Elle  chantait  encore  les  24,  27  et  30  juin. 


54  PAGANINI 

res,  agressifs,  qui,  comparant  son  jeu  à  celui  des 
maîtres  classiques,  le  blâmaient  pour  ses  sons  d'une 
énergie  souvent  rude  et  exagérée,  trouvaient  ses 
cadences  et  fioritures  démodées,  et  s'attaquaient  sur- 
tout au  charlatanisme  de  son  jeu  sur  la  corde  de  sol, 
ainsi  que  dans  les  harmoniques,  d'un  «  génie  »  souvent 
fâcheux.  Parmi  les  plus  violents  adversaires  de  Paga- 
nini  se  remarquait  le  correspondant  de  la  Hamburger 
Bœrsenhàlle,  qui  écrivit  à  son  journal  :  «  Je  fus  une  fois 
à  ses  concerts,  et  jamais  plus  il  ne  m'y  reverra;  il  a  une 
grande  agilité  dans  la  main  gauche,  qu'on  peut  acqué- 
rir par  l'exercice,  sans  talent,  ni  génie,  ni  esprit,  ni 
intelligence,  —  ce  n'est  qu'une  habileté  purement  méca- 
nique. Les  choses  qu'il  répète  surtout  sans  cesse  sont 
un  inexprimable  amalgame  sur  le  chevalet  qui  ne  forme 
nullement  des  sons  réguliers,  mais  un  gazouillement 
de  moineaux,  puis  à  la  fin  de  chaque  variation  un  piz- 
zicato rapide  de  six  notes  avec  la  main  gauche.  Il  con- 
duit son  archet  aussi  pauvrement  qu'on  peut  l'imaginer. 
Pas  un  seul  musicien,  ici.  n'a  eu  l'envie  de  briser  son 
violon,  comme  cela  est  arrivé,  dit-on,  à  Vienne,  mais 
ils  se  moquent  de  lui  et  des  Viennois.  Certes,  il  y  a 
ici  des  hommes  qui  se  laissent  éblouir  par  cette  renom- 
mée et  s'imaginent  que  tout  cela  doit  être  beau  ;  sans 
doute,  une  dame  pleine  de  sensibilité  a  pleuré  ;  mais, 
comme  personne,  sauf  elle,  n'a  fondu  en  pleurs,  per- 
sonne n'y  veut  ajouter  foi  ». 

Cette  critique  ne  fit  aucune  impression  sur  le  grand 
public.  Malgré  les  prix  quintuplés  des  places,  tous  se 


PAGAN1NI  55 

pressaient  aux  concerts  de  Paganini.  Le  dernier,  le 
20  décembre  1828,  fut  annoncé  en  ces  termes  par  un 
journal  de  Prague  : 

«  Le  chevalier  Paganini,  virtuose  de  S.  M.  l'Empe- 
reur d'Autriche,  aura  l'honneur  de  donner  samedi 
20  décembre  à  la  demande  générale,  encore  un  concert 
qui  sera  le  dernier,  et  dans  lequel  on  exécutera  entre 
autres  morceaux,  Y  Orage,  sonate  dramatique  à  grand 
orchestre,  avec  solos  et  variations  de  violon  par  Paga- 
nini, sur  la  quatrième  corde  :  1°  l'approche  de  Forage; 
2°  commencement  de  la  tempête;  3°  la  prière;  4°  fureur 
de  la  mer  ;  5°  l'ouragan  ;  6°  le  désordre  à  son  comble; 
7°  le  retour  du  calme  ;  8°  l'explosion  de  la  joie  la  plus 
vive1.  » 

Le  même  jour,  le  professeur  Mùller  écrivait  dans  les 
Prager  Unterhaltungsblàtter  : 

«  Celui-là  qui  pourrait  comparer  aux  gazouillements 
des  moineaux  les  sons  d'une  si  admirable  pureté  de 
Paganini,  doit  trouver  le  summum  de  l'harmonie  dans 
I-A-J-A.  »  Et  le  professeur  Max  Julius  Schottky,  profi- 
tant du  séjour  prolongé  de  l'artiste  à  Prague,  amassait 
les  matériaux  de  sa  célèbre  biographie  du  roi  du  vio- 
lon, un  gros  volume  qui  parut  en  1830.  Paganini  en 
effet  resta  en  Bohême  au  delà  du  terme  qu'il  s'étail 
fixé.  Une  opération  mal  réussie  avait  produit  une  lésion 
à  la  mâchoire  inférieure  ;  il  dut  alors  se  faire  soigner  à 
Prague  ;  l'extraction  des    dents  de   cette   mâchoire  fui 

*  Revue  musicale,  juin  1829,  p.  594-595. 


86  PAGANINI 

jugée  nécessaire  ;  une  inflammation  du  larynx  s'ensui- 
vit. Vers  le  15  janvier  1829,  Paganini  put  enfin  quitter 
Prague.  Les  six  séances  qu'il  y  avait  données  lui  avait 
rapporté  3.650  florins. 

Il  gagna  d'abord  le  royaume  de  Saxe,  et  se  fît  enten- 
dre à  Dresde,  le  23  janvier,  avec  un  succès  qui  se  tra- 
duisit par  une  recette  de  1250  thalers  (4.700  fr.  environ) 
et  le  cadeau  d'une  tabatière  offerte  par  le  roi  de  Saxe. 

Le  12  février,  il  était  à  Leipzig,  où  il  devait  se  faire 
entendre  au  théâtre  le  16  ;  mais,  par  suite  de  difficultés 
d'ordre  matériel,  le  concert  projeté  ne  put  avoir  lieu. 
Paganini  demandait  que  l'orchestre  fût  réduit  de  moitié 
et  n'acceptait  pas  la  cantatrice  que  l'administration  des 
concerts  lui  imposait  ;  le  prix  des  places  devant  être 
triplé,  il  refusa  de  se  plier  à  une  coutume  très  louable, 
établie  en  faveur  des  musiciens  de  l'orchestre,  à  savoir, 
que  les  cachets  de  ceux-ci  étaient  doublés,  lorsque  le 
tarif  ordinaire  des  places  était  augmenté.  Ne  pouvant 
obtenir  d'exception  à  cette  règle,  Paganini  quitta  Leip- 
zig, y  laissant  une  réputation  d'avarice,  et  arriva  bientôt 
après  à  Berlin. 

Toujours  mal  portant,  fort  éprouvé,  en  outre,  par  le 
climat  germanique,  il  s'y  trouvait  dès  le  18  février,  mais 
son  premier  concert  n'eut  lieu  que  le  4  mars  ;  il  fut 
suivi  de  quatre  autres  pendant  un  mois,  puis  de  con- 
certs et  «  demi-concerts  »  à  l'Opéra  royal. 

Dès  la  première  audition,  au  Schauspielhaus,  Paga- 
nini dissipa  les  préventions  qui  régnaient  contre  lui  à 
Berlin.  Le    premier  mouvement  d'un  concerto  de  sa 


PAGANINI  57 

composition  à  peine  terminé,  l'auditoire  lui  fit  une  ova- 
tion enthousiaste. 

«  Paganini  réalise  l'incroyable,  écrivait  Ludwig  Rell- 
etab  dans  la  Vossische  Zeitung .  Il  ne  surmonte  pas  les 
difficultés  :  il  n'y  en  a  pas  pour  lui.  Il  ne  dépasse  aucun 
violoniste  :  il  s'est  créé  un  instrument  absolument  nou- 
veau, sur  lequel  il  est  unique  ;  les  doubles  cordes  sont 
pour  lui  jeux  d'enfants  ;  il  ne  s'en  sert  que  pour  se 
reposer  ;  mais  jouer  à  deux  ou  trois  parties  à  la  fois,  c'est 
autre  chose.  Jouer  des  morceaux  à  deux  parties  pizzi- 
cato, en  même  temps  qu'une  mélodie  avec  l'archet, 
voilà  un  des  petits  jeux  enchanteurs  de  ce  vieux  maî- 
tre des  Streghe  (sorcières).  Mais,  que  dis-je  ?  Écoutez, 
écoutez  !  Voilà  le  mot  de  l'énigme.  Mais  venez,  prêtez 
une  oreille  attentive,  exercée,  car  Paganini  résout  et 
propose  toutes  les  difficultés  qu'on  n'avait  jamais  encore 
osé  aborder.  Un  succès  incomparable,  que  jamais  vir- 
tuose n'a  éprouvé,  a  montré  à  l'incommensurable 
artiste  qu'on  cherchait  au  moins  à  trouver  une  mesure 
à  ses  productions.  » 

Au  deuxième  concert,  le  13  mars,  où  l'on  ne  loua 
pas  moins  de  2.000  places  à  2  thalers,  le  public  fut  aussi 
enthousiaste  qu'au  précédent. 

En  avril,  le  «  Mage  du  Midi  »  donna  deux  concerts 
de  bienfaisance,  le  6  et  le  29,  à  l'Opéra,  au  profit  par 
moitié  des  victimes  des  inondations  en  Prusse  ;  il  y 
joua  un  concerto  de  Rode  ;  à  peine  avait-il  commencé 
que  la  corde  de  mi  de  son  instrument  se  rompit  ;  il  con- 
tinua sur  les  trois  autres,  sans  se  troubler  un  seul  ins- 


58  PAGANINI 

tant.  Au  huitième  concert,  il  joua  le  Streghe,  et  le  H  cil 
dir  im  Siegerkranz  (God  save  the  King),  sur  lequel  il 
venait,  à  Berlin  même,  de  composer  des  variations. 

Comme  à  Vienne,  Paganini  inspirait  les  poètes  ;  l'un 
d'eux,  Karl  Holtei,  publia  au  mois  de  mars,  une  pièce  de 
vers  en  son  honneur.  Il  eut  le  don,  en  outre,  de  provo- 
quer quelques  critiques,  de  Fhumoriste  Saphir,  par 
exemple,  qui,  mécontent  de  n'avoir  pas  reçu  de  billets 
gratuits  pour  les  concerts  de  Paganini,  s'en  plaignit 
ironiquement  dans  un  article  de  la  Schnellpost  :  «  Paga- 
nini,  deux  Thaler  et  moi,  »  dont  la  conclusion  était  : 
«  Nous  avons  raison  tous  les  deux,  lui  sur  une  corde 
(Saite),  moi,  sur  plusieurs  pages  (Seiten)  ». 

De  Berlin,  Paganini  partit  vers  le  milieu  du  mois  de 
mai,  pour  Varsovie  ;  à  son  passage  à  Francfort- sur- 
Oder, il  donna  un  concert,  «  beaucoup  mieux  organisé 
qu'on  ne  devait  s'y  attendre,  dit  la  Gazette  musicale, 
le  virtuose  étant  arrivé  la  veille  à  onze  heures.  Il  a 
excité  l'enthousiasme  le  plus  vif1  ».  A  Francfort,  Paga- 
nini fut  l'hôte  de  la  générale  Zielynska. 

Souffrant  toujours,  il  arriva  dans  la  capitale  polonaise 
le  vendredi  22  mai,  et  y  donna  dès  le  lendemain  son 
premier  concert,  dont  la  recette  fut  de  1.833  thalers  de 
Prusse  (environ  6.900  francs).  Chopin  y  assistait.  C'est 
à  Varsovie  que  Paganini  rencontra  son  ancien  rival  de 
1818,  Lipinski.  Cette  fois,  la  lutte  perdit  la  courtoisie 
qu'elle  avait  eue  jadis  à  Turin  ;  on  opposa  ouvertement 

4  Revue  musicale,  juin  1829,  p.  430,  lettre  de  Berlin,  19  mai. 


PAGANINI  59 

Lipinski  à  Paganini  ;  le  Polonais  et  le  Génois  avaient 
leurs  partisans  ;  et  la  rivalité  dégénéra  en  une  brouille 
définitive1. 

Après  son  dernier  concert,  le  14  juillet,  eut  lieu  un 
banquet,  le  19,  à  la  fin  duquel  le  directeur  du  Conser- 
vatoire, Elsner,  lui  remit  au  nom  d'un  groupe  d'ama- 
teurs, une  tabatière  d'or  avec  cette  inscription  :  «  Au 
Chevalier  Paganini,  les  admirateurs  de  son  talent, 
19  juillet  1829». 

Des  propositions  furent  faites  à  Paganini  pour  conti- 
nuer son  voyage  jusqu'en  Russie,  mais  sa  santé  lui  inter- 
disait absolument  de  se  rendre  aux  instances  pressantes 
qui  lui  venaient  de  Pétersbourg  et  de  Moscou.  Il  pen- 
sait, au  contraire,  aller  aux  eaux  d'Ems,  en  passant  par 
Breslau  et  Berlin.  Il  rentre  donc  en  Allemagne  que, 
durant  deux  mois,  il  va  visiter  avant  de  se  fixer  à 
Francfort-sur-Mein  pour  un  temps  beaucoup  plus  long. 
A  la  fin  de  juillet,  nous  le  trouvons  à  Breslau,  d'où  il 
écrit,  le  31,  au  maestro  Onorio  De-Vito,  à  Naples,  qu'il 
«  vient  de  Varsovie  où  il  a  été  appelé  pour  le  couronne- 
ment de  l'empereur  Nicolas  comme  roi  de  Pologne  et 
où  il  a  donné  dix  concerts.  Il  retourne  à  Berlin,  l'ayant 
promis  au  public  2.  » 

Il  y  arrive  vers  le  15  août;  il  adresse  ce  jour-là  à 
Giacomo  Trivelli,  une  lettre  en  faveur  d'un  de  ses  élèves, 


1  Quelqu'un  ayant  demandé  à  Paganini  quel  était  le  premier  violo- 
niste de  son  temps,  le  virtuose  parut  réfléchir  et  répondit  :  «  Le  pre- 
mier  je  ne  sais  pas.  Mais  le  second,  c'est  certainement  Lipinski.  » 

2  Analyse  d'une  lettre  autographe  communiquée  par  M.  Charavay. 


60  PAGANINI 

Gaetano  Ciandelli,  violoncelliste  de  grand  talent.  Dix 
jours  plus  tard,  a  lieu  à  Francfort-sur-Mein,  le  premier 
de  ses  quatre  concerts,  dont  il  touche  les  deux  tiers  de 
la  recette,  qui  était  de  9.500  florins.  En  septembre,  il 
était  à  Darmstadt,  à  Mayence  et  à  Mannheim. 

Dans  les  trois  mois  qui  suivirent,  Paganini  parcou- 
rut l'Allemagne  du  Sud,  visitant  successivement  plus  de 
vingt  villes  :  Leipzig,  Halle,  Magdebourg,  Halberstad, 
Dessau,  Erfurt,  Weimar,  Gotha,  Wùrzbourg,  Rudol- 
stadt,  Cobourg,  Bamberg,  Nurenberg,  Regensbourg, 
Munich,  Augsbourg,  Stuttgart,  Mannheim,  Mayence  et 
Dùsseldorf1. 

Son  apparition  à  Leipzig  fît  l'objet  d'un  long  article 
de  YAllgemeine  musikalische  Zeitang  :  «  Paganini  est 
ici,  écrivait  un  de  ses  rédacteurs,  et  nous  a  donné  la 
joie  de  trois  concerts  au  théâtre  »,  et  racontant  sa  vie 
d'après  les  récits  de  Paganini  lui-même  et  ceux  de  son 
«  homme  d'affaires  »,  le  lieutenant  Couriol,  il  s'attachait 
à  démontrer  que  le  virtuose  italien  n'avait  rien  de  dia- 
bolique dans  son  jeu,  mais  était  au  contraire,  très 
humain.  Ce  fut  les  9,  12  et  21  octobre  que  Paganini  se 
fit  entendre  à  Leipzig.   Entre  autres  morceaux,  il  exé- 

1  Une  jolie  lettre  de  Paganini  à  Donizetti  est  datée  de  Leipzig, 
8  octobre  :  «  Achille,  mon  cher  Achille,  écrit-il,  fait  tous  mes  délices; 
il  croît  en  beauté  et  en  talent;  il  parle  à  merveille  l'allemand  et  me 
sert  d'interprète;  il  m'aime  tendrement  et  moi  je  l'adore.  Je  donne 
demain,  au  théâtre  de  cette  ville,  mon  second  concert;  le  troisième 
sera  pour  le  prochain  lundi.  Je  partirai  le  lendemain,  pour  aller  donner 
un  concert  à  la  ville  prochaine,  Halle,  puis  à  Magdebourg,  Weimar. 
Erfurt, Nurenberg,  Stuttgart,  Carlsruhe,  Mannheim...  »  Il  parle,  en  outre, 
dans  cette  lettre,  de  diverses  personnes  et  du  comte  de  Dietrichstein 
(analyse  communiquée  par  M.  Gharavay). 


PAGANINI  61 

cuta  sa  Sonate  militaire  sur  la  corde  de  sol,  son  con- 
certo en  si  bémol  mineur,  une  sonate  de  Rode,  les 
variations  sur  la  prière  de  Moïse  et  sur  le  La  ci  darem  de 
Don  Juan,  qui  furent  surtout  appréciées  des  amateurs. 
A  Weîmar,  le  31  du  même  mois,  il  jouait  au  théâtre  de 
la  Cour,  avec  l'assistance  de  Hûmmel;  àNurenberg,  ses 
deux  concerts  des  9  et  12  novembre  soulevaient  un  vif 
enthousiasme  (on  y  applaudit  particulièrement  ses  varia- 
tions sur  la  chanson  napolitaine  Oh  !  mamma!1  et  sur 
le  Streghe);  le  rédacteur  de  YAllgemeine  fait  remarquer 
avec  satisfaction  que  Paganini  se  montra  très  content 
de  l'orchestre  du  théâtre  (lui  qu'on  disait  si  difficile  sous 
ce  rapport),  non  moins  que  des  trois  séances  qu'il  donna 
aux  Munichois,  du  17  au  25  novembre. 

Avant  de  quitter,  le  27,  la  capitale  bavaroise,  la  reine 
l'invita  au  château  de  Tegernsee.  «  Au  moment  où  le 
concert  allait  commencer,  on  entendit  un  grand  tumulte 
au  dehors.  La  reine  ayant  fait  demander  la  cause  de  ce 
bruit,  on  vint  lui  dire  qu'une  soixantaine  de  paysans 
des  environs,  ayant  appris  l'arrivée  du  célèbre  violo- 
niste italien,  étaient  venus  dans  l'espoir  de  l'entendre, 
et  qu'ils  demandaient  qu'on  laissât  les  fenêtres  ouvertes, 
afin  qu'ils  pussent  aussi  jouir  de  son  talent.  La  bonne 
reine,  toute  disposée  à  leur  faire  plaisir,  fit  mieux  que 
leur  accorder  leur  demande,  car  elle  donna  ordre  qu'on 
les  fit  entrer  dans  le  salon,  où  ils  ne  se  firent  pas  moins 
remarquer  par  la  manière   judicieuse  avec  laquelle  ils 

1  Ce  sont  les  variations  sur  le  Carnaval  de  Venise. 


62  PAGANINI 

témoignaient  leur  satisfaction,  que  par  la  décence  de 
leur  tenue  \  » 

Parti  le  27  de  Munich,  où  il  avait  fait  une  recette  de 
8.500  florins,  Paganini  était  le  lendemain  à  Augsbourg  ; 
le  3  et  le  7  décembre,  il  jouait  à  Stuttgart,  où  il  reçut  en 
présent  100  louis  du  roi  de  Wurtemberg  ;  après  une 
dernière  halte  à  Karlsruhe,  il  rentrait  à  Francfort  vers 
le  milieu  de  décembre.  Dès  le  18,  il  se  faisait  entendre 
au  Muséum,  dont  il  fut  nommé  membre  honoraire; 
mais  il  ne  se  produisit  que  longtemps  plus  tard  devant 
le  grand  public,  si  nous  en  croyons  une  note  adressée 
au  journal  musical  de  Leipzig2. 

Cependant,  il  parut  peu  de  temps  après  au  théâtre  ; 
l'orchestre  était  dirigé  par  Guhr,  l'indiscret  obser- 
vateur qui,  nous  Favons  vu,  devait  examiner  si  minu- 
tieusement le  jeu  du  maître  pendant  son  séjour  prolongé 
aux  bords  du  Mein  3.  Il  fît  de  cette  ville,  pour  sa  cam- 
pagne de  1830,  comme  le  centre  de  ses  opérations  en 
Allemagne,  avant  de  se  décider  à  entrer  en  France. 

Toute  la  presse  continuait  à  s'occuper  de  lui;  on 
prétendait  que  depuis  son  premier  départ  de  Franc- 
fort, c'est-à-dire  en  moins  de  trois  mois,  il  avait  gagné 
plus  de  3.000  florins  et  qu'il  avait  placé  44.000  écus 
de  Prusse  (thaler),  environ  150.000  francs,  dans  une 
banque    anglaise.    «    Il    passe  pour    aimer    beaucoup 

1  Revue  musicale,  janvier  1830,  p.  551-552. 

2  Allg.  musik.  Zeit.,  27  janvier  1830,  col.  57. 

3  D'après  Conestabile,  Paganini  fît  8.000  florins  de  bénéfice  à  Franc- 
fort. 11  faut  sans  doute  comprendre  dans  ce  chiffre  les  concerts  de  1829 
eL  ceux  de  1830,  dont  nous  allons  parler. 


PAGANINI  63 

l'argent,  ajoute  la  Revue  musicale,  ce  qu'on  lui  par- 
donne volontiers  quand  on  reconnaît  qu'il  amasse  pour 
un  fils  de  quatre  ans,  qu'il  paraît  chérir  avec  la  plus 
vive  tendresse  *  ». 

Retenu  à  Francfort  par  la  maladie  d'Achille,  Paga- 
nini  s'occupa,  l'hiver  de  1829  à  1830,  d'écrire  de  nou- 
velles compositions,  entre  autres  un  morceau  «  dans 
lequel  il  a  employé  des  thèmes  de  Spohr,  qu'il  ne  veut 
faire  entendre  qu'à  Paris  »,  dit  la  Revue  musicale.  Le 
14  février,  il  commençait  une  série  de  concerts,  avant 
de  se  remettre  en  route;  le  dernier  eut  lieu  le  26  avril; 
au  dire  delà  Revue  musicale,  il  n'attira  presque  personne 
et  ne  produisit  que  600  florins,  alors  que  la  recette 
moyenne  des  précédents  était  de  3.000.  Pendant  ce 
temps,  on  annonçait  à  plusieurs  reprises  son  départ 
prochain  pour  la  Hollande,  où  il  devait  rester  jusqu'à  la 
fin  de  Tannée,  pour  n'arriver  à  Paris  qu'au  milieu  de 
décembre  et  y  rester  quatre  mois.  On  publiait  qu'il  avait 
pris  sa  route  pour  l'Allemagne  du  Nord,  dont  il  visitait 
les  petites  résidences  et  les  villes  libres. 

En  effet,  après  Cologne  et  Dûsseldorf,  invité  par 
Spohr,  il  était  à  Cassel  au  mois  de  mai.  Le  résultat  du 
premier  concert  ne  lui  ayant  pas  semblé  satisfaisant,  il 

1  Revue  musicale,  janvier  1830,  p.  551.  D'après  Harrys,  Paganini 
avait  déposé,  dans  l'été  de  1830,  169.000  florins  dans  une  banque  de 
Vienne.  Ses  derniers  concerts  (dans  le  Nord  de  l'Allemagne)  lui  avaient 
rapporté  de  9  à  10.000  thalers  (37.000  francs  environ).  Mais  il  était  faux 
qu'il  eût  placé  40.000  ducats  à  Londres.  De  l'aveu  de  Paganini  lui- 
même,  ses  recettes,  en  1828,  avaient  été  de  :  11.500  florins  à  Milan, 
12.000  à  Bologne,  10.000  à  Gênes,  30.000  à  Vienne  et  5.300  à  Prague, 
Eoit,  au  total  :  68.300  florins,  c'est-à-dire  environ  140.000  francs. 


H4  PAGANINI 

écrivait,  le  26,  à  Spohr,  un  billet  en  italien  dont  voici 
l'analyse  :  «  Le  produit  du  concert  d'hier  soir,  disait-il 
à  son  collègue,  ne  se  monte  pas  même  à  la  moitié  des 
1.800  thalers  qu'il  lui  a  garantis  dans  sa  lettre  d'invita- 
tion reçue  à  Francfort.  Il  le  prie,  en  conséquence,  de  le 
dispenser  du  second  concert  de  dimanche,  puisqu'il 
paraît  qu'on  se  soucie  peu  des  artistes  étrangers.  Il  esti- 
mera infiniment  un  souvenir  de  S.  À.R.,  si  elle  veut 
bien  lui  en  faire  l'honneur,  et  il  lui  sera  toujours 
reconnaissant  de  lui  avoir  procuré  l'honneur  d'avoir  fait 
entendre  son  violon  à  Cassel. i  » 

Ce  second  concert  eut  lieu  pourtant,  le  30,  témoin  ces 
lignes  extraites  de  l'Autobiographie  de  Spohr  : 

ce  En  juin  1830,  Paganini  vint  à  Cassel  et  donna  au 
théâtre  deux  concerts  que  je  suivis  avec  le  plus  vif 
intérêt.  Sa  main  gauche  comme  ses  intonations  toujours 
pures  me  parurent  admirables.  Dans  ses  compositions 
et  son  jeu,  je  trouvai  cependant  un  certain  mélange  de 
génialité  et  d'un  manque  de  goût  enfantin  ;  de  sorte  que 
l'impression  totale,  après  plusieurs  auditions,  ne  me 
satisfit  pas  complètement.  Comme  sa  présence  coïnci- 
dait avec  les  fêtes  de  la  Pentecôte,  je  l'invitai  à  déjeu- 
ner le  second  jour,  à  Wilhelmshœhe  ;  il  se  montra  fort 
gai,  voire  même  très  expansif 2.  » 

Les  3  et  6  juin,  il  parut  au  Hoftheater  de  Hanovre. 

Le  13,  il  arrivait  à  Hambourg  et  y  donnait  deux  ou 
trois  concerts;  le  premier  eut  lieu  le  2o  et  le  second  le 

*  Analyse  d'autographe  communiquée  par  M.  Charavay. 

*  Spohr,  Selbstbiographie,  II,  p.  180. 


fin         S> 


O 

a    £ 

o 


PAGANINI  67 

28  ;  on  y  applaudit  surtout  ses  variations  sur  la  prière 
de  Moïse  et  la  chanson  napolitaine  Oh  !  mamma  !  Le 
grand-duc  d'Oldenbourg  était  présent.  Le  27,  Paganini 
prêtait  son  concours,  à  Féglise  Saint-Pierre,  aux  fêtes  du 
Jubilé  de  la  Confession  d'Augsbourg1.  Vers  le  même 
temps,  il  visita  Brème,  où  le  public  se  pressa  aux 
deux  concerts  qu'il  donna  au  Schauspielhaus  de  cette 
ville. 

Après  cette  tournée  dans  PAllemagne  du  Nord,  Paga- 
nini revint  se  reposer  à  Francfort,  où  il  retrouvait  son 
cher  petit  Achillino,  laissé  depuis  deux  ou  trois  mois  à 
la  garde  de  sa  propriétaire.  Peut-être  est-ce  vers  cette 
époque,  plutôt  que  Tannée  précédente,  qu'il  faut  placer 
son  apparition  à  Karlsruhe. 

La  Revue  musicale  du  14  août  nous  le  montre  visitant 
«  dans  ces  derniers  temps  les  différents  établissements 
d'eaux  thermales  dans  la  principauté  de  Nassau  et  dans 
le  grand-duché  de  Bade.  Il  y  était  comme  malade  et  ne 
s'y  est  pas  fait  entendre.  Cependant  il  excitait  un  tel 
intérêt  de  curiosité  qu'aux  bains  d'Ems  un  artiste 
voyageur,  ayant  donné  un  concert  auquel  il  annonçait 
que  Paganini  assisterait,  fit  une  excellente  recette  ». 

Quelques  mois  plus  tard,  il  quittait  Francfort  et  se 
dirigeait  vers  la  France.  Plusieurs  fois  déjà,  le  bruit  de 
son  séjour  incognito  à  Paris  avait  été  répandu,  des 
légendes  malveillantes  venaient  s'ajouter  aux  récits  mer- 
veilleux dont  Paganini  était   le  héros  ;  une   lettre  reçue 

4  Allg.  musik.  Zeit.,  10  novembre  1830,  col.  738-739. 


68  PAGANINI 

fl'un  de  ses  compatriotes,  Fontana  Pino,  le  pressant  de 
mettre  une  fin  à  toutes  les  absurdités  dont  il  finirait  par 
être  la  victime,  le  fit  sans  doute  se  décider  à  partir 
directement  pour  Paris. 

Il  ne  s'arrêta  qu'une  fois  en  route,  le  temps  de  don- 
ner deux  concerts  au  théâtre  de  Strasbourg,  les  14  et 
17  février  1831. 

Le  samedi  19,  il  débarquait  enfin  à  Paris.  Le  soir 
même,  il  allait  aux  Italiens  applaudir  «  avec  transport 
les  belles  inspirations  de  Mme  Malibran  »  dans  Otello1. 


IV 

Six  mois  à  peine  après  la  Révolution  qui  avait  porté 
Louis-Philippe  au  trône,  Paganini  arrivait  à  Paris,  au 
lendemain  du  sac  de  Saint-Germain-l'Auxerrois  et  de 
Farchevêclié.  La  politique,  qui  faisait  l'objet  de  violentes 
polémiques  de  presse,  était  loin  d'être  calme.  Le  monde 
littéraire  et  artistique  commençait  à  bouillonner  de  la 
fièvre  du  romantisme  :  Notre-Dame  de  Paris  allait  paraître 
le  15  mars  ;  le  9,  Paganini  donnait  son  premier  concert. 

Il  devait  auparavant  paraître  à  la  cour  du  Palais- 
Royal,  qu'habitait  encore  le  roi-citoyen,  le  2  mars.  «  Il 
signor  Paganini,  dit  le  Courrier  des  Théâtres  du  3, 
avait  été  invité  par  M.  Paër  à  se  faire  entendre,  hier, 
chez  le  roi.  Une  subite  indisposition  du  virtuose  Ta 
privé  de  cet  honneur.  »    Paganini  avait  prié,   le    jour 

1  Revue  musicale,  26  lévrier  1831. 


PAGANINI  69 

même,  son  ancien  maître  de  l'excuser  auprès  du  Roi, 
«  sa  toux  l'empêchant  de  se  faire  entendre  en  ce  moment 
de  Sa  Majesté  J». 

Le  concert  du  mercredi  9  mars  fut  donc  sa  première 
apparition  devant  les  Parisiens.  Après  avoir  cherché 
plusieurs  jours  une  salle  (son  choix  n'était  pas  encore 
arrêté  le  5),  il  put  obtenir  l'Opéra,  dont  le  Dr  Véron 
venait  à  peine  de  prendre  la  direction  (1er  mars). 

«Les  conditions,  ditBœrne,  étaient  deux  concerts  par 
semaine,  le  mercredi  et  le  dimanche;  Paganini  devait 
recevoir  les  deux  tiers  de  la  recette  des  concerts  du 
mercredi  et,  contre  une  redevance  de  3.000  francs,  la 
recette  totale  du  dimanche  ». 

Cependant,  le  virtuose  avait  assisté  à  plusieurs  repré- 
sentations lyriques  de  l'Opéra,  des  Italiens,  au  concert 
du  Conservatoire  du  27  février,  dont  on  le  disait  émer- 
veillé (on  y  avait  exécuté,  entre  autres,  YUt  mineur  de 
Beethoven).  Le  8  enfin,  le  Courrier  des  Théâtres  annon- 
çait :  «  C'est  demain  que  le  célèbre  Paganini  se  fera 
entendre.  Il  y  aura  une  représentation  extraordinaire 
pour  célébrer  cette  solennité.  Un  ballet  terminera  le 
spectacle.  Soirée  de  gourmets.  » 

Ce  fut  une  soirée  inoubliable  dans  les  annales  de 
l'Académie  royale  de  Musique,  une  salle  comble  de  tout 
ce  que  Paris  comptait  d'illustrations  et  de  notabilités  de 
tout  genre  ;  la  cour,  l'aristocratie,  la  politique,  la  litté- 
rature et  les  beaux-arts  étaient  également  réprésentés. 

1  Autographe  analysé  par  M.  Charavay:  7  mars  1831,  à  Paër. 


70  PAGANINI 

L'enthousiasme  indescriptible  de  cette  assemblée  se  tra- 
duisit par  une  recette  de  19.069  francs. 

«  ...  Le  violon  entre  les  mains  de  Paganini,  disait 
Fétis,  n'est  plus  l'instrument  de  Tartini  ou  de  Viotti,  c'est 
quelque  chose  à  part,  qui  a  un  autre  but.  Une  organi- 
sation spécialement  formée  pour  les  merveilles  de  ce 
jeu  singulier  n'a  point  suffi  pour  arriver  à  de  pareils 
résultats,  il  a  fallu  aussi  des  études  suivies,  profondes, 
persévérantes  ;  un  instinct  propre  à  découvrir  les 
secrets  de  l'instrument,  et  sa  volonté  inébranlable  qui 
seule  peut  triompher  de  tous  les  obstacles  \  » 

Castil-Blaze  (XXX  pour  les  lecteurs  du  même  Journal 
des  Débats)  s'exprimait  ainsi  après  le  troisième  concert  : 

ce  Paganini  est  très  savant  sans  doute  ;  ses  composi- 
tions, ses  découvertes,  fruit  d'un  calcul  qui  paraît  au- 
dessus  de  la  portée  de  l'esprit  humain,  l'attestent.  Il  a 
présenté  aux  connaisseurs  l'hommage  d'un  concerto 
composé  tout  exprès  pour  la  France,  et  qui  ne  devait 
être  produit  en  public  qu'à  Paris.  Est-ce  encore  ce 
prodigieux  instinct  qui  lui  a  fait  deviner  que  nous 
avions  un  goût  décidé  pour  la  musique  noble,  élégante, 
passionnée,  gracieuse,  pour  les  compositions  traitées 
avec  toute  la  vigueur  de  coloris  que  l'harmonie  peut 
donner,  et  tout  le  charme,  la  rêverie,  le  badinage,  le 
grandiose,  l'intrépidité  foudroyante  de  la  mélodie  et 
des  traits  ?  Ce  concerto  en  ré  mineur  est  d'une  forme 
originale,    et   renferme  des    effets,    des  contours    très 

4  Revue  musicale,  mars  1831. 


PAGANINl  71 

pittoresques.  Le  violon  principal,  attaquant  les  sons  les 
plus  aigus,  répond  aux  trombones  qui  mugissent  au 
grave  ;  il  saisit  le  trait  que  la  trompette  vient  de  son- 
ner, et  le  dit  en  sons  harmoniques  de  manière  à  faire 
croire  que  ce  trait  n'a  pas  changé  d'interprète  ;  le  son 
est  toujours  le  même  ;  il  semble  répété  par  un  écho 
lointain.  Le  prestige,  la  magie  du  jeu  de  Paganini  me 
confond  chaque  jour  davantage1  ». 

Le  premier  jour,  Paganini  avait  fait  entendre  son 
concerto  en  mi  bémol  :  il  exécuta  au  second  concert 
(le  dimanche  13  mars),  un  concerto  en  ré  qu'il  réser- 
vait pour  les  Parisiens  :  «  Lo  voglio  sverginare  à  Pari- 
gi  »,  disait-il.  Il  joua  le  même  soir  Ja  Clochette  et  les 
variations  sur  la  prière  de  Moïse.  Nourrit,  Levasseur, 
Dabadie  et  Mlle  Dorus  parurent  à  ses  côtés.  Fétis  déclara 
qu'il  y  avait  chez  Baillot  «  plus  de  passion,  plus  de  sen- 
timent intime  lorsqu'il  exécute  un  adagio  de  Mozart  ou 
de  Beethoven,  que  Paganini  n'en  met  dans  tout  son 
jeu  \  » 

Le  troisième  concert,  remis  à  cause  d'une  soirée  à  la 
cour,  n'eut  lieu  que  huit  jours  plus  tard,  le  20  ;  la  recette 
atteignit  le  chiffre  le  plus  élevé  parmi  les  onze  concerts 
de  Paganini  :  21.895  francs.  Le  mercredi  23,  la  recette 
ne  fut  guère  inférieure  (20.869  francs).  Pour  le  diman- 
che 27,1e  virtuose  sollicitait  la  duchesse  d'Orléans  d'as- 
sister à  son  concert,  et  écrivait  à  Véron  :  «  Je  désire  que 
ce  concert  soit  plus  honorable  qu'utile  »,  et  à  cetelïet,  il 

1  Journal  des  Débats,  critique  musicale,  2°  et  >  concerts  de  Paganini. 
*  Revue  musicale,  mars  1831. 


72  PAGANIN1 

demandait  à  Sa  Majesté  de  lui  faire  l'honneur  d'y  assister  ; 
il  priait  en  outre  le  directeur  de  l'Opéra  d'y  faire  chanter 
Mme  Damoreau  :  «  tant  pour  vos  intérêts  que  pour  mon 
orgueil,  je  vous  prierai  aussi  de  la  faire  afficher  en 
grosses  lettres  sur  vos  affiches  de  la  semaine,  comme 
aussi  de  mettre  un  joli  ballet1  ».  Le  résultat  matériel  de 
cette  soirée  fut  de  16.014  francs.  Les  suivantes  (1er,  3,  89 
et  15  avril)  produisirent  :  14.436,  14.113,  16.063  et 
9.144  francs.  Le  dimanche  17  avril,  un  concert  extraor- 
dinaire au  profit  des  pauvres  fît  descendre  à  6.105  francs  â 
la  recette,  qui  ne  se  releva  pour  le  dernier  (24  avril), 
qu'à  11.502  francs.  Le  total  des  onze  fut  de  165.741  fr. 
Paganini  avait  dû  abandonner  l'Opéra  le  10,  à  cause 
d'une  fête  de  bienfaisance  qui  s'y  donnait  le  lendemain. 
Il  alla  donc  jouer  au  Théâtre  Italien.  On  l'accusa  de 
refuser  son  concours  à  cette  œuvre  charitable  ;  Paganini 
s'en  disculpa  dans  une  lettre  datée  du  9  avril  et  publiée 
par  les  journaux.  Il  perdait  du  temps,  disait-il,  en  aban- 
donnant sa  soirée  du  10,  mais,  nonobstant,  il  exprimait 
rinlcntion  de  donner  avant  son  départ  de  Paris  un  con- 

4  Autographe  analysé  par  M.  Charavay. 

2  Sur  cette  somme,  dit  Le  Moniteur,  Paganini  distribua  lui-même 
3.000  francs  à  un  établissement  de  bien  (aisance  et  à  diverses  familles 
malheureuses.  Les  frais  déboursés  par  l'administration  de  l'Opéra 
furent  de  3.336  fr.  50,  il  restait  donc  à  distribuer  aux  indigents,  par 
l'administration  des  secours  publics,  2  768  fr.  50.  «  MM.  Nourrit.  Dabadie, 
Al.  Dupont,  MUo  Dorus,  voulant  s'associer  à  l'acte  de  bienfaisance  de 
M.  Paganini,  ont  fait  abandon  de  leurs  feux,  montant  au  total  de 
290  francs  »  (3  mai).  «  Cette  fois,  écrit  Le  Courrier  des  tliéûtres,  la 
langue  italienne  n'a  pas  fait  tous  les  frais  de  la  soirée,  on  a  entendu 
des  paroles  françaises,  l'oasis  s'est  trouvé  au  milieu  du  désert. 
Malheureusement,  le  désert  s'est,  à  son  tour,  trouvé  dans  la  salle.  On 
n'a  fait  que  quatre  mille  francs.  »  (12  mai). 


PAGANINI    DANS     SA    PRISON 
(Lithographie  de  Louis  Boulanger,  1832.) 


PAGANINI  75 

cert  de  bienfaisance,  comme  il  avait  fait  dans  toutes  les 
villes  étrangères  où  il  était  passé. 

Paganini  quitta  Paris  à  la  fin  d'avril,  se  dirigeant  vers 
l'Angleterre.  Le  27,  il  faisait  ses  adieux  à  Paër,  dont  il 
se  disait  le  «  très  obligé  élève  ».  Il  avait  écrit,  le  6,  à  un 
M.  Guillain  qu'il  irait  se  faire  entendre  à  Douai  et  à 
Lille  \  Nous  ne  savons  s'il  tint  cette  promesse  ;  en  tout 
cas,  il  recueillit,  «  dans  deux  concerts  donnés  à  Calais 
et  à  Boulogne  près  de  10.000  francs,  selon  l'assertion 
d'un  journal  de  Londres  »,  nous  apprend  le  Moniteur  du 
20  mai,  et  il  refusa  de  se  faire  entendre  à  Douvres, 
moyennant  200  livres  (5.000  francs)2. 

Arrivé  à  Londres,  Paganini  signait,  le  28  mai,  un  traité 
par  lequel  il  s'engageait  à  donner  six  concerts  au  théâtre 
du  Roi3.  Le  public  de  Londres,  comme  naguère  celui  de 
Paris,  attendait  avec  impatience  l'arrivée  du  grand  vio- 
loniste. Plusieurs  jours  avant  le  premier  concert,  toute 
la  salle  était  louée,  bien  que  le  prix  des  places  fût  d'une, 
deux  ou  trois  guinées  ;  on  racontait  que  Paganini  rece- 
vrait 2.000  livres  (50.000  francs)  par  soirée. 

Engagé  par  Laporte,  il   devait  se  produire  pour  la 

1  Autographes  analysés  par  M.  Gharavay. 

2  Revue  musicale,  21  mai  1831. 

3  Une  lettre  adressée  en  français  le  1er  juin,  au  Courrier  et  au  Globe, 
et  qui  fit  partie  des  collections  Fillon  et  Bovet,  est  ainsi  analysée  par 
M.  Gharavay  :  «  Ayant  l'habitude,  dans  totutes  les  villes  du  continent 
où  il  a  donné  des  concerts,  de  doubler  les  prix  ordinaires  des  places 
des  théâtres,  il  avait  voulu  faire  de  même  à  Londres;  mais,  comme  on 
lui  a  représenté  avec  raison,  que  ces  prix  y  étaient  de  beaucoup  plus 
élevés  qu'au  delà  de  la  Manche,  il  s'empresse  de  se  conformer  à  l'usage 
du  public  anglais.  »  Cette  lettre,  de  2  pages  in-4°,  signée  deux  fois,  a 
été  mise  en  venle  par  Liepmannsohn,  à  Berlin,  le  7  mars  1907. 


76  PAGANINI 

première  fois  le  21  mai  sur  la  scène  du  Théâtre  Royal 
mais  la  veille,  se  trouvant  indisposé,  il  dut  remettre  son 
début. 

Le  journal  musical  The  Harmonicon  rapporte  toutes 
les  polémiques  de  presse  auxquelles  l'arrivée  de  Paga- 
nini donna  lieu  sur  la  simple  annonce  de  ses  prétentions 
exorbitantes.  En  général,  toute  question  artistique  mise 
de  côté,  la  presse  anglaise  ne  se  montrait  guère  bien  dis- 
posée en  sa  faveur.  Tout  ce  bruit,  toutes  ces  polémiques 
nous  expliquent  mieux  que  n'importe  quelle  indisposi- 
tion, d'ailleurs  possible,  pourquoi  le  premier  concert 
fut  remis  de  quinze  jours.  La  Revue  musicale  s'en  fai- 
sait elle-même  l'écho.  «  Les  journaux  traitent  Paganini 
d'insolent,  d' audacieux ,  lui  mande  un  correspondant  de 
Londres;  Laporte,  entrepreneur  de  l'Opéra  italien,  a 
doublé  le  prix  des  places.  Jamais  on  ne  touche  aux  petites 
places  à  Londres.  »  Et  quelques  jours  plus  tard,  la 
Revue  annonce  que  Paganini  a  été  obligé  de  baisser  le 
prix  des  places  pour  un  concert.  C'est  ce  qui  explique  la 
lettre  par  laquelle  il  s'excuse  d'avoir  demandé  que  ce 
prix  fût  doublé. 

Enfin  le  premier  concert  eut  lieu,  le  vendredi  3  juin, 
dont  le  produit  fut  de  700  livres.  On  applaudit  le  concerto 
en  mi  bémol  et  la  Sonate  militaire  sur  la  quatrième 
corde.  Huit  jours  plus  tard,  deuxième  concert,  1.200  li- 
vres de  recette.  Paganini  joua  un  nouveau  concerto  en 
si  bémol  mineur,  le  Carnaval  de  Venise,  la  Prière  de 
Moïse.  Le  lundi,  il  reparut  avec  un  nouveau  concerto;  la 
recette  fut  de  900  livres.  Le  16,  il  exécuta  un  cantabile 


PAGANINI  77 

de  sa  composition  sur  deux  cordes,  un  Rondo  scherzoso 
de  Kreutzer,  des  variations  sur  la  Cenerentola;  au  cin- 
quième concert,  annoncé  comme  le  dernier,  la  salle  était 
archi-comble  ;  mais  ce  dernier  concert  fut  suivi  de  dix 
autres  annoncés  comme  «  dernier  dernier  »  [final  las ï)9 
«  irrévocablement  dernier  »,  réellement  dernier;  etc. 
(27  et  30  juin,  4,  15,  25,  27  juillet,  à  l'Opéra,  etc.).  Enfin, 
le  20  août,  il  était  «  furieusement  bissé  »  (raptously  enco- 
red)  pour  sa  dernière  apparition  devant  le  public  londo- 
nien. La  recette  des  quinze  concerts  avait  été  de  9.000  li- 
vres, dont  Paganini  s'était  assuré  les  deux  tiers. 

Entre  temps,  il  se  faisait  applaudir  à  London  Tavern 
(13  et  16  juillet)  et  dans  plusieurs  salons  de  la  haute  aris- 
tocratie (le  21  juin,  chez  Lord  Holland,  etc.),  et,  de  plus, 
ne  dédaignait  pas  de  donner  des  leçons  particulières, 
grassement  payées,  à  plusieurs  ladies  désireuses  de 
contempler  autrement  qu'aux  feux  de  la  rampe,  celui 
que  Y  Athœneum  appelait  «  un  véritable  Zamiel  in  appa- 
rence, et  sans  aucun  doute  un  démon  in  performance». 

Engagé  à  Norwich  pour  Y  assise  week,  Paganini  quitta 
Londres  pour  quelques  jours,  à  la  fin  de  juillet.  Son 
imprésario,  Pellet,  «  y  a  perdu,  dit  The  Harmonicon; 
Signor  Paganini  a  empoché  environ  800  livres  sterling!  » 
La  recette  des  trois  concerts  avait  été,  d'après  le  même 
journal,  de  867  livres1. 

On  raconte  que  le  roi  George  IV  ayant  voulu  réduire 


1  The  Harmonicon,  sept.  1831,  p.  217  et  226.  Paganini  joua  aussi  à 
Cheltenham,  le  6  août;  un  incident  le  força  à  s'enfuir  devant  l'hostilité 
du  public  (Revue  musicale,  5  nov.,  p.  315). 


78  PAGANINI 

de  50  p.  100  les  honoraires  de  100  livres  qu'il  demandait 
pour  se  faire  entendre  à  la  cour,  Paganini  répondit  que 
Sa  Majesté  pouvait  Fentendre  pour  beaucoup  moins  cher, 
si  Elle  désirait  assister  à  son  concert  au  théâtre,  mais 
qu'il  ne  voulait  pas  qu'on  marchandât  avec  lui. 

A  la  fin  d'août,  Paganini  était  engagé  au  festival  de 
Dublin,  d'où  il  semble  avoir  rayonné  vers  différentes 
villes  de  l'Irlande.  Il  parut  d'abord  le  1er  septembre  au 
festival  (la  recettte  fut  de  682  livres,  10  shillings),  puis 
donna  plusieurs  concerts  au  théâtre  dont  le  premier  seul 
lui  rapporta  700  livres.  Le  1er  octobre,  il  était  à  York, 
et  quelques  jours  plus  tard,  il  écrivait  de  Limerick  à 
son  caro  Pacini  :  a  ...  Questà  seradarô  il secondo  concerto 
e  domani  partira  per  Dublino.  »  Il  resta  dans  la  capitale 
irlandaisejusqu'au  milieu  du  mois,  et,  le  lundi  17,  «  à  une 
heure,  le  splendide  équipage  de  l'Orphée  moderne  vint  à 
sa  demeure  de  Fleet-street  prendre  le  signor  pour  le  faire 
voyager  de  la  métropole  à  travers  le  sud  de  l'Irlande  *  ». 

Il  revint  ensuite  dans  la  grande  île  qu'il  parcourut  en 
tous  sens  avant  de  regagner  le  continent.  Vers  la  fin  de 
novembre,  il  joua  à  Brighton  (il  avait  reçu  pour  y  venir 
200  guinées  d'avance).  Le  1er  décembre,  à  Londres,  il 
dut  subir  une  opération  au  Saint-Bartholomeus  Hospital, 
opération  sur  laquelle  VHarmonicon  ne  nous  donne  aucun 
détail  précis,  mais  dont  il  parle  avec  un  humour  impi- 
toyable :  Paganini  in  the  surgical  Théâtre.  Le  17  dé- 
cembre, le  Court  Journal  annonçait  la  réapparition  du 

1  l.'ie  Rcmonicon,  novembre  4834,  p.  38S-. 


PAGANINI  79 

virtuose;  Ecce  iterum  Crispinus,  imprime  Y Harmonicon, 
qui  nous  apprend  que  Paganini  a  refusé  1.800  guinées 
d'un  manager  de  Liverpool  pour  six  soirées.  Il  demandait 
16.000  livres  pour  quinze  soirées  aux  Vaux  Hall  Gardens. 
«  On  a  proposé  de  lui  donner  le  titre  de  Marchese  di  Cre- 
mona  ;  d'autres  prétendent  qu'on  devrait  plutôt  le  créer 
Duca  d' Inghilterra-Stolla1 .  »  Enfin  le  Courier  nous  mon- 
tre Paganini  à  Winchester  vers  le  10  février  1832,  gagnant 
200  livres  en  vingt-huit  minutes  c'est-à-dire  12  livres 
10  shillings  par  seconde,  «  tandis  qu'on  paie  dans  cer- 
tains pays  un  laboureur  4  shillings  6  pence  par  semaine  !  » 

Et  lorsque  trois  mois  plus  tard,  on  apprit  le  concert 
donné  à  l'Opéra  de  Paris  en  faveur  des  indigents,  le 
journal  musical  anglais  se  plaignit  avec  quelque  raison, 
il  faut  l'avouer,  que  le  Signor  Paganini  avait  amassé 
20.000  livres  en  Angleterre  et  n'y  avait  pas  donné  un 
seul  concert  de  charité  2. 

Avant  de  quitter  Londres,  Paganini  conclut  un  traité, 
avantageux  sans  nul  doute,  avec  un  imprésario  qui, 
moyennant  une  redevance  ou  des  «  appointements  » 
fixes,  se  chargeait  de  toute  l'organisation  matérielle  des 
tournées  qu'il  allait  entreprendre  en  Belgique  et  dans  le 
Nord  de  la  France.  Paganini  fut  le  premier,  paraît-il, 
qui  se  «  loua  »  ainsi  à  un  entrepreneur.  La  chose  fit 
presque  scandale  à  l'époque  ;  il  semblait  peu  digne  d'un 
artiste  de  vendre  ainsi  son  talent  à  un  tiers  qui  se  char- 
geait de  l'exploiter  à  ses  risques  et  périls.  Mais,  devant 

i  The  Harmonicon,  janvier  1832,  p.  21. 
2  Ibid.,  mai  1832,  p.  119. 


GO  PAGANINI 

les  résultats  probants,  on  fut  bien  obligé  de  reconnaître 
le  côté  pratique  de  ce  procédé,  fort  honorable  du  reste, 
et  bientôt  d'autres  l'imitèrent. 

Paganini,  dit  Grove,  «  excita  plus  de  curiosité  que 
d'enthousiasme».  Lui-même,  dans  une  lettre  manuscrite 
datée  de  Londres,  le  16  août  1831,  se  plaint  de  l'ad- 
miration excessive  et  bruyante  dont  il  fut  victime 
à  Londres.  «  Quoique  la  curiosité  de  me  voir,  dit- 
il,  soit  depuis  longtemps  satisfaite,  quoique  j'aie  joué  en 
public  au  moins  trente  fois,  et  que  mon  portrait  ait  été 
reproduit  dans  toutes  les  formes  et  styles  possibles,  je  ne 
puis  sortir  de  chez  moi  sans  ameuter  la  foule  qui  est  con- 
tente de  me  suivre  et  de  m'accompagner,  et  marche  avec 
moi,  devant  moi,  me  parle  en  anglais  dont  je  ne  com- 
prends pas  un  mot,  et  me  touche  comme  pour  se  rendre 
compte  si  je  suis  en  chair  et  en  os.  Et  cela,  non  seule- 
ment la  populace,  mais  les  gens  bien  élevés.  » 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  avait  fait  une  profonde  sensation 
en  Angleterre,  et  malgré  qu'il  eût  indisposé  la  presse, 
sinon  le  public,  par  ses  prétentions  exorbitantes  et  les 
sommes  fantastiques  qu'on  payait  pour  l'entendre,  les 
journaux  reconnaissaient  son  génie  prestigieux  et  cher- 
chaient avec  curiosité  à  en  découvrir  le  «  secret  ». 

Vers  le  10  mars,  Paganini  revint  à  Paris  où  des 
succès  plus  certains  l'attendaient1.  Après  un  concert 
donné  le   25   aux  Italiens,   sa    première   manifestation 


1  «  Je  vais  enfin  entendre  un  peu  de  musique  »,  aurait-il  dit  en  débar- 
quant au  Havre  [Galignanus-Messenger).  Il  donna  un  concert  au  Havre 
le  8  ou  le  9  mars. 


Cliché  Xoack. 


LE    VIOLON    DE    P  A  G  A  N I N  I 

(Musc'e  municipal  de  Cônes.) 


PAGANINl  83 

publique  fut  un  concert  de  bienfaisance  qu'un  journal 
anglais  devait  bientôt  lui  reprocher  amèrement.  Paga- 
nini  arrivait  dans  une  ville  décimée  par  le  choléra. 
«  Pénétré  de  douleur  pour  les  maux  qui  accablent  l'hu- 
manité, écrit-il  le  8  avril,  je  désirerais  donner  un  con- 
cert dont  le  produit  serait  consacré  aux  victimes  du 
cruel  fléau  qui  désole  la  capitale  *.  »  —  «  M.  le  Ministre 
du  Commerce  et  des  Travaux  publics  a  accepté  cette  offre, 
dit  le  Moniteur  du  13,  et  se  propose  de  mettre  mercredi 
prochain  à  la  disposition  de  cet  artiste  si  distingué,  une 
des  salles  des  grands  théâtres  de  Paris.  »  Le  concert  eut 
lieu  le  22  à  l'Opéra,  au  milieu  d'un  enthousiasme  uni- 
versel et  d'acclamations  «  auxquelles  il  a  répondu  avec 
autant  de  modestie  que  de  sensibilité  »,  déclare  le  journal 
officiel,  le  23.  Le  résultat  pécuniaire  fut  de  9.728  fr.  40, 
dont  il  resta,  après  déduction  des  frais,  9.154  fr.  20  pour 
les  «  pauvres  indigents  atteints  du  choléra  ». 

D'autres  concerts  suivirent  bientôt  celui  de  l'Opéra, 
le  27  avril,  les  vendredis  et  lundis  4,  7,  14,  21,  25  mai  et 
1er  juin,  dont  les  registres  de  l'Opéra  ne  mentionnent  pas 
les  recettes,  probablement  inférieures  à  celles  <3fe  Tannée 
précédente.  Quelque  temps  après,  il  était  de  nouveau  à 
Londres,  où  il  donna  toute  une  série  de  concerts  dont  les 
«  quatre  positivement  derniers  »  eurent  lieu  au  mois 
d'août  à  Covent-Garden.  Il  faut  noter  le  peu  d'atten- 
tion que  la  presse  feint  alors  d'accorder  à  Paganini,  bien 
que  le  succès  qu'il  remporte  auprès  du  public  ne  laisse 

4  Lettre  avec  une  apostille,  analysée  par  M.  Charavay.  Le  destinataire 
devait  être  le  ministre  de  l'Intérieur. 


84  PAGANINI 

pas  d'être   aussi  considérable  que  Tannée  précédente. 

Paganini  termina  en  France  Tannée  1833.  Il  fut 
dangereusement  malade  vers  le  mois  de  décembre, 
mais,  nous  apprend  la  Gazette  musicale  du  5  janvier, 
«  il  se  porte  mieux  et  sera  bientôt  rendu  à  Tart  et  à  ses 
admirateurs  ».  Indisposition  de  courte  durée  sans  doute, 
car  Paganini  avait  assisté  le  22  décembre  au  concert  de 
Berlioz,  à  qui  il  commandait  vers  ce  temps  une  sym- 
phonie avec  alto  principal,  «  Paganini  dont  la  santé 
s'améliore  de  jour  en  jour,  dit  encore  la  Gazette,  le  16, 
vient  de  demander  à  Berlioz  une  nouvelle  composition 
dans  le  genre  de  la  Symphonie  Fantastique  que  le  célèbre 
virtuose  compte  donner  à  son  retour  d'Angleterre.  Cet 
ouvrage  serait  intitulé  :  Les  derniers  instants,  de  Marie 
Stnart9  fantaisie  dramatique  avec  orchestre,  chœurs  et 
alto  principal.  Paganini  remplira  pour  la  première  fois 
en  public  la  partie  d'alto.  »  On  sait  par  les  Mémoires  de 
Berlioz  que  Paganini  ne  fut  pas  satisfait  du  premier  mor- 
ceau que  lui  montra  le  compositeur;  et  Marie  Stuart  se 
changea  en  Harold,  joué  Tannée  suivante. 

Au  début  de  mars,  sans  s'être  fait  entendre  de  l'hiver 
à  Paris,  le  virtuose  partait  pour  Amiens,  Lille,  Valen- 
ciennes  et  Bruxelles. 

A  Bruxelles,  où  il  parut  trois  fois,  à  partir  du 
15  mars,  après  avoir  joué  chez  Fétis,  Paganini  essuya 
l'un  des  rares  insuccès  de  sa  carrière  triomphale.  Ici  et 
là,  il  avait  bien  rencontré  de  l'hostilité,  mais  nulle  part 
Tindifférence  qu'il  provoqua  au  théâtre  de  la  Monnaie. 
Dès  qu'il  parut  sur  la  scène,  un  éclat  de  rire  parcourut 


PAGANINI  85 

l'auditoire  ;  ce  grand  homme  noir,  squelettique,  provo- 
qua, avant  môme  d'avoir  touché  son  violon,  les  lazzis 
de  la  foule,  et  son  jeu  ne  fit  que  redoubler  l'hilarité  bra- 
bançonne... A  Bruges,  qui  comptait  alors  33.000  habi- 
tants, une  souscription  pour  un  concert  ne  recueillit  que 
quatorze  signatures.  Il  valait  donc  mieux  traverser  au 
plus  tôt  le  détroit.  A  Londres,  une  série  de  dix  concerts 
attira  la  foule,  comme  les  années  précédentes. 

Un  incident  bizarre,  comme  il  s'en  produisit  plus 
d'un  dans  son  existence,  vint  attirer  d'une  manière 
scandaleuse  l'attention  sur  Paganini,  à  son  retour  de 
Londres.  Il  se  trouvait  à  Boulogne-sur-Mer,  au  mois  de 
juillet,  lorsqu'un  M.  Watson,  chez  lequel  il  avait  demeuré 
à  Londres,  Calthope  street,  Gray's  Inn  Lane,  s'ima- 
gina qu'il  lui  avait  enlevé  sa  fille,  et  se  mit  à  poursui- 
vre Paganini,  qu'il  rejoignit  d'abord  à  Douvres,  puis  à 
Boulogne.  Watson  prétendit  que  Paganini,  avait  pro- 
mis à  sa  fille  de  l'épouser  sur  le  continent,  avec  une  dot 
de  4.000  livres,  qu'il  lui  avait  donné,  à  Londres,  un  dia- 
dème de  50  guinées  et  des  diamants  estimés  300guinées. 
Paganini  répliqua  dans  ï 'Annotateur 'de  Boulogne,  et  sa 
lettre  fit  le  tour  de  la  presse  parisienne,  vers  le  15  mars 
1834.  Loin  d'avoir  voulu  enlever  miss  Watson,  disait-il, 
celle-ci,  maltraitée  par  son  père  et  par  une  marâtre, 
avait  voulu  trouver  un  refuge  auprès  du  virtuose, 
qu'elle  suivait  et  poursuivait,  bien  malgré  lui,  de  Lon- 
dres à  Douvres,  de  Douvres  à  Calais,  de  Calais  à  Boulo- 
gne. Finalement  Paganini  s'étant  disculpé,  Waston 
retourna  à  Londres  avec  safille....Cependantlesjournaux 


86  PAGANINI 

de  musique  annonçaient  que  Paganini  avait  inventé,  lès 
uns  disent  une  contraviola,  les  autres  «  un  nouvel  ins- 
trument qu'il  essaye  à  Londres,  et  sur  lequel  il  prétend 
produire  des  sons  qui  imitent  la  voix  humaine  beaucoup 
mieux  qu'on  a  pu  le  faire  jusqu'à  présent  sur  aucun 
instrument  de  musique. !  » 

De  retour  à  Paris,  Paganini  dut  essuyer  quelques 
escarmouches  de  presse.  L'année  précédente,  l'Europe 
littéraire ,  journal  auquel  collaborait  Berlioz,  l'avait 
accusé  violemment  de  n'avoir  pas  voulu  «  jouer  un 
petit  air  à  la  représentation  »  qu'on  donnait  au  bénéfice 
de  Miss  Smithson2.  Cette  année,  le  15  septembre,  Jules 
Janin  l'attaquait  dans  un  feuilleton  des  Débats,  et  huit 
jours  plus  tard,  il  revenait  à  la  charge,  avec  une 
demi-douzaine  de  colonnes,  un  feuilleton  tout  entier  : 
Paganini  et  les  Inondés  de  Saint-Etienne.  «  Paganini, 
disait  le  Figaro  du  même  jour,  n'a  pas  entendu  l'appel 
direct  que  lui  avait  adressé  J.  Janin  dans  un  spirituel 
feuilleton  des  Débats.  11  est  aujourd'hui  certain  que 
l'illustre  virtuose  refuse  de  jouer  un  quart  d'heure 
pour  les  victimes  de  l'inondation  de  Saint-Etienne, 
Paganini  peut,  s'il  veut,  annoncer  un  concert  à  son 
bénéfice,  il  n'aura  personne  ».  C'était  un  feu  croisé 
d'attaques  non  dissimulées,  de  tentatives  de  «  chan- 
tage »  que  semblait  trop  bien  justifier  ou  du  moins  excu- 
ser la  légendaire  avarice  du  virtuose.  Une  lettre  de  lui, 

4  Gazette  music,  6  juillet  1834;  Ménestrel,  25  mai. 

*  Feuilletons  des  Débats,  15  et  22  sept.  ;  Figaro,  22  sept.  La  réponse 
de  Paganini  parut  dans  Le  Moniteur  du  24. 


PAGANINI  SI 


en  réponse  à  ces  attaques,  rectifia  les  faits.  Depuis  plus 
de  trois  mois,  disait-il  en  substance,  je  n'ai  donné  qu'un 
seul  concert  en  France.  Je  retourne  à  Gênes.  J'ai  déjà 
donné  à  Paris  deux  concerts  au  bénéfice  des  pauvres1. 


Rentré  dans  sa  patrie  vers  le  mois  d'octobre  1834, 
Paganini,  parmi  les  propriétés  qu'il  acquit  de  son  im- 
mense fortune,  fit  sa  résidence  préférée  de  la  villa 
Gaiona,  près  de  Parme.  Il  avait  depuis  longtemps  en 
tête  plusieurs  projets  d'importance  et  de  nature 
diverses  :  la  publication  de  ses  œuvres  d'abord  ;  pen- 
dant son  dernier  voyage  à  Londres,  l'éditeur  parisien 
Troupenas  avait  été  lui  proposer  un  traité  pour  cette 
publication,  mais  Paganini  avait  demandé  un  prix  tel 
que,  en  escomptant  le  plus  grand  succès,  la  vente  de 
plusieurs  années  ne  l'eût  pu  couvrir  ;  d'après  Fétis,  au 
contraire,  Paganini  voulait  être  son  propre  éditeur,  et 
comme  il  n'entendait  pas  encore  renoncer  au  métier  de 
virtuose,  il  avait  conçu  le  projet  assez  bizarre  d'arran- 
ger ses  concertos  pour  le  piano.  Une  autre  idée  qui  lui 
était  chère  était  la  fondation  d'un  Conservatoire,  ou 
mieux,  d'une  école  de  violon,  dans  laquelle  il  aurait 
enseigné  les  «  secrets  »  de  son  art. 

Cependant,  il  se  faisait  applaudir  de  nouveau  par  ses 

1  L'Europe  littéraire,  19  avril  1833. 


88  PAGANINI 

compatriotes  :  le  14  novembre,  il  donnait  à  Plaisance, 
un  concert  au  bénéfice  des  indigents  et  se  rendit  le 
mois  suivant  à  Parme,  sur  le  désir  de  Marie-Louise  :  le 
12  décembre,  il  paraissait  à  la  cour  de  Tex-impératrice; 
celle-ci  lui  fît  alors  cadeau  d'une  bague  ornée  de  la  cou- 
ronne princière  et  de  son  chiffre  en  brillants;  elle  le 
nomma  en  oulre  intendant  du  théâtre  de  la  cour,  ce  qui 
inspirait  cette  réflexion  à  la  Revue  musicale  de  Fétis  : 
«  Nous  ne  voyons  pas  sans  regret  ce  roi  des  artistes 
descendre  jusqu'au  niveau  des  courtisans1  ».  Plus  tard, 
le  3  janvier  1836,  Marie-Louise  devait  encore  le  nommer 
chevalier  de  Saint-Georges. 

Il  passa  Tannée  1835,  tantôt  à  Gènes  ou  à  Milan,  tan- 
tôt dans  sa  villa  Gaiona.  Le  28  juillet,  le  marquis  Gian- 
carlo  Di  Negro,  l'un  de  ses  plus  chauds  admirateurs, 
donna  en  l'honneur  de  Paganini,  une  grande  fête  dans 
sa  villa  des  environs  de  Gênes,  qu'il  avait  nommée  le 
Paradis  terrestre.  Un  buste  en  marbre  du  virtuose  fut 
inauguré  solennellement,  avec  des  discours  et  des  poésies 
enthousiastes  inspirés  par  les  triomphes  qu'il  venait  de 
remporter  clans  toute  l'Europe. 

C'est  environ  six  semaines  après  cette  apothéose  à 
laquelle  prit  part  toute  la  haute  société  génoise,  que  le 
bruit  de  la  mort  de  Paganini  se  répandit  à  Paris.  Comme 
pour  Liszt  en  1825,  et,  dix  ans  plus  tard,  pour  la  Mali- 
bran2,  la  nouvelle  était  fausse.  Le  choléra  régnant  à 

*  Revue  musicale,  25  janvier  1835. 

*  La  Revue  musicale  du  2o  janvier  1835  avait  annoncé  son  assassinat 
à  Milan. 


1- 

GO 


PAGANINI  91 

Gênes  avait  seul  pu  faire  croire  à  la  réalité  du  «  fatal 
événement.  » 

Le  9  juin,  il  donnait  même  un  concert  de  bienfai- 
sance à  Turin,  au  théâtre  Carignano,  avec  le  guitariste 
Luigi  Legnani  ;  et  le  poète  Romani  écrivait  une  canzone 
en  son  honneur. 

Un  mois  plus  tard,  il  était  à  Paris,  où  l'attendaient  des 
tribulations  d'un  genre  nouveau  pour  lui.  Des  spécula- 
teurs, Tardif  de  Petitville  et  Rousseau-Desmelotries 
avaient  projeté  de  fonder,  chaussée  d'Antin,  à  deux  pas 
du  boulevard,  un  casino.  «  La  société  a  pour  objet, 
disait  le  prospectus,  l'exploitation  d'un  établissement 
musical  et  littéraire  sous  la  dénomination  de  Casino. 
Elle  se  propose  de  concentrer  dans  cet  établissement  les 
plaisirs  que  peuvent  offrir  au  public  et  aux  nombreux 
étrangers  qui  affluent  à  Paris  la  musique,  la  danse,  les 
beaux-arts,  la  conversation,  la  lecture,  la  promenade,  et 
de  mettre  en  même  temps  à  leur  disposition  les  délasse- 
ments les  plus  utiles  et  les  agréments  les  plus  variés...  » 

Pour  installer  cet  établissement  pour  ainsi  dire  ency- 
clopédique, Petitville  avait  acheté  l'hôtel  de  la  Gui- 
mard1,  devenu  sous  la  Révolution  celui  du  financier 
Perrégaux,  et  depuis  l'Empire  celui  d'Arrighi,  duc  de 
Padoue,  où  s'était  installée  la  banque  Laffitte. 

Dans  les  vastes  jardins  qui  s'étendaient  presque  jus- 
qu'à la  rue  des  Mathurins,  c'est-à-dire   à  peu  près  tout 

1  Chaussée  d'Antin,  9,  sur  l'emplacement  de  la  rue  Meyerbeer 
actuelle.  Escudier  indique  les  numéros  7,  9  et  il.  Il  semble  bien  que 
le  casino  n'occupa  jamais  que  l'immeuble  portantle  n°  9  ou  11,  selon  les 
époques.  Il  fut  remplacé  par  les  bureaux  de  la  Compagnie  d'Orléans. 


92  PAGANINI 

le  long  do  la  rue  Meyerbeer  actuelle,  on  construisit  une 
rotonde  dont  une  lithographie  du  temps  nous  a  conservé 
les  lignes;  jardins,  anciens  salons,  et  rotonde  devaient 
former  le  Casino -Paganini,  où,  le  samedi  25  novem- 
bre 1837,  on  convia  le  public  pour  la  première  fois. 
Paganini  était  non  seulement  actionnaire  pour  une  bonne 
part  de  ce  Casino  auquel  il  venait  de  prêter  assez  légè- 
rement son  nom,  lui  d'ordinaire  si  prudent,  mais  il 
devait  s'y  faire  entendre,  et  jamais  il  n'y  joua.  «  L'état 
de  sa  santé  ne  lui  permet  pas  encore  de  se  faire  enten- 
dre au  public  »,  dit  la  Gazelle  musicale1.  Et  Berlioz, 
annonçant  dans  la  Chronique  de  Paris  l'ouverture  pro- 
chaine de  l'établissement,  écrivait  le  8  octobre  1837  : 
«  Quant  à  la  part  personnelle  que  prendra  le  célèbre 
violoniste  à  l'exécution  musicale,  elle  consistera  en 
ceci  :  Paganini,  à  certains  jours,  fera  trois  fois  le  tour 
du  jardin...  s'il  fait  beau  temps.  » 

L'existence  éphémère  du  Casino,  sa  principale  attrac- 
tion étant  absente,  ne  rapporta  à  Paganini  que  des 
procès  et  des  dettes. 

La  Gazette  des  Tribunaux  enregistrait,  le  16  mars, 
dans  sa  chronique,  la  condamnation  par  défaut  de 
Paganini  «  à  jouer  deux  fois  par  semaine  dans  les 
salons  du  Casino,  sous  peine  de  6.000  francs  de  dom- 
mages-intérêts par  chaque  refus  d'exécution  ».  Le  juge- 
ment était  déclaré  exécutoire  par  provision  et  avec 
contrainte  par  corps. 

1  Gaz.  music,  3  déc.  1837,  p.  529. 


PAGANINI  93 

Paganini  fit  opposition  immédiatement.  Cependant, 
au  tribunal  correctionnel,  de  Petitville,  en  compagnie 
d'un  nommé  Fleury,  ancien  policier,  se  voyait  con- 
damner à  300  francs  d'amende  pour  tentative  de  corrup- 
tion faite  au  mois  de  novembre  précédent  sur  le  secré- 
taire général  de  la  préfecture  de  police  Mallevai  et  le 
chef  de  bureau  Simonet.  Fleury  avait  adressé  à  cha- 
cun d'eux  une  dizaine  d'actions  du  Casino,  dans  le  bul 
de  se  concilier  les  bonnes  grâces  de  l'administration  qui 
tardait  à  donner  l'autorisation  d'ouverture.  Il  y  avait  eu, 
au  tribunal  civil,  le  7  mars,  des  contestations  entre 
Petitville  et  son  administrateur  Rousseau-Desmelotries. 
Un  certain  Fumagalli  revendiquait  la  propriété  des 
meubles  dont  Rousseau  réclamait  le  paiement.  Des 
ouvriers  demandaient  200.000  francs  pour  travaux  non 
encore  payés... 

Paganini  dut  encore  se  défendre.  Il  expliqua  que 
64  actions  seulement  avaient  été  placées  par  les  gérants 
du  Casino,  de  Petitville  et  Fumagalli  ;  lui  seul  en  avait 
pris  et  payé  60,  soit  pour  60.000  francs.  L'  «  affaire 
Paganini  »  était  d'ailleurs  supprimée  du  rôle  delà  pre- 
mière chambre,  le  30  mars,  à  la  demande  de  l'un  des 
avoués. 

Le  Casino,  portant  toujours  le  nom  du  grand  artiste, 
devint  une  salle  de  bal,  quand  elle  trouvait  locataire. 
Une  chanteuse,  engagée  naguère  par  les  fondateurs, 
Mme  San  Felice,  tentait  d'en  faire  saisir  la  recette,  le 
soirdu  mardi-gras.  Enfin,  le  31  août,  Paganini  était 
assigné  parle  sieur  Escudier  (le   môme  qui  devait  ton- 


94  PAGANINI 

der  la  France  musicale  et  laisser  deux  biographies  du 
virtuose),  qui  lui  réclamait  une  somme  de  2.000  francs 
à  titre  d'honoraires  «  comme  ayant  été  chargé  de  la 
direction  des  nombreuses  affaires  du  maestro,  et  notam- 
ment de  toutes  celles  relatives  au  Casino,  mort-né. 
Selon  M.  Coutard,  avocat  d'Escudier,  Paganini  lui 
avait  fait  de  brillantes  promesses  et  ne  voulait  considé- 
rer que  comme  des  actes  de  complaisance  les  nom- 
breux services  de  son  mandataire.  Néanmoins  il  avait 
fait  offre  réelle  d'une  somme  de  400  francs  ».  Finale- 
ment, le  tribunal  fixa  à  600  francs  la  somme  due  par 
Paganini,  sur  laquelle  il  serait  fait  une  déduction  de 
486  francs1. 

De  musique,  il  n'était  plus  question,  depuis  Fan- 
nonce,  en  juin,  d'un  concert  qui  n'eut  pas  lieu,  avant 
un  voyage  à  Londres,  qui  resta  aussi  à  l'état  de  projet. 
Les  journaux  n'imprimaient  plus  le  nom  de  Paganini  que 
pour  narrer  ses  mésaventures  financières.  Le  virtuose 
était  d'ailleurs  dans  un  état  de  santé  très  précaire  ; 
atteint  d'une  maladie  du  larynx  qui  le  rendait  presque 
aphone,  il  se  soignait  dans  un  établissement  de  la  rue 
de  la  Victoire,  fort  en  vogue  à  l'époque,  les  Néo ther- 
mes. Une  histoire  absurde,  incompréhensible,  vint 
s'ajouter  à  tous  les  démêlés  issus  de  la  création  du 
Casino.  La  Gazette  musicale  du  24  juin  publiait,  sous 
toutes  réserves,  une  lettre  adressée  par  Paganini  à  un 
M.  Douglas  Loveday,   le  père  de  la  jeune  pianiste  qui 

*  Gaz.  des  Tribunaux,  1«r  octobre  1838. 


PAGANINI  95 

avait  joué  au  concert  d'inauguration  du  Casino.  Par 
cette  lettre,  dont  «  le  sujetet  les  expressions  »  pouvaient 
en  effet  sembler  étranges  à  la  Gazette,  Paganini  récla- 
mait à  Douglas  Loveday  une  somme  de  26.400  francs 
pour  leçons  données  à  sa  fille.  Six  semaines  après, 
cette  publication,  Paganini  donnait  Pexplication  de 
cette  histoire  et,  s'adressant  à  Loveday,  il  disait  : 

«  Monsieur,  vous  vous  êtes  plu  à  publier  une  lettre 
que  vous  avez  prise  au  sérieux  et  que  je  vous  adres- 
sais dans  le  seul  but  de  vous  prouver  combien  il  est 
facile  de  chicaner  quelqu'un  lorsqu'il  nous  en  prend  fan- 
taisie. Ma  lettre  n'était  que  la  revanche  plaisante  du 
compte  que  vous  aviez  établi  au    profit  de  votre    ami 

M.  Cr 5  médecin  célèbre,    comme  vous    dites.    En 

effet,  décidé  à  lui  faire  gagner  de  l'argent  à  tout  prix, 
vous  avez  été  assez  habile  pour  métamorphoser  en 
visites  à  10  francs  quelques  comment  allez-vous,  que 
votre  ami,  médecin  célèbre,  m'avait  adressés  en  me 
saluant,  lorsque  je  demeurais  chez  vous,  politesse  que 
je  me  hâtai  de  faire  cesser  en  faisant  défendre  au  célè- 
bre médecin  la  porte  de  mon  appartement,  aussitôt  que 
je  vis  que  ses  salutations  devenaient  sérieuses,  et  qu'il 
se  préparait  à  les  doubler  d'ordonnances,  dont,  pour  le 
bien  de  mon  corps,  je  redoutais  l'efficacité...1)) 

Loveday  réclamait  37.800  francs  pour  avoir  logé 
Paganini  pendant  quatre-vingt-dix-neuf  jours,  et 
18.000  francs  pour  leçons  de  piano  données  par  Mlle  Lo- 

1  Gazette  musicale,  24  juin  et  12  août  1838. 


96  PAGANINI 

veday  au  fils  de  Paganini.  Celui-ci  se  moquait,  non  sans 
esprit,  dans  sa  réponse,  du  style  et  des  expressions 
françaises  de  son  adversaire,  et  finalement  mit  les 
rieurs  de  son  côté. 

Néanmoins,  tous  ces  «potins»,  où  il  n'était  question 
que  d'argent  et  de  procès  d'intérêt,  contribuaient  encore 
à  la  légende  de  l'avarice  du  maestro.  Une  circonstance 
s'offrit  de  faire  taire  toutes  les  malveillances  plus  ou 
moins  intéressées, toutes  les  convoitises  qui  entouraient 
l'artiste  millionnaire.  Le  16  décembre,  Berlioz  donnait 
un  concert  au  Conservatoire.  Le  vaincu  de  Benvenuto 
Cellini,  odieusement  sifflé  à  l'Opéra,  reparaissait  ce 
jour-là  à  la  tête  de  sa  «  vieille  garde  ».  A  l'issue  de  la 
séance,  où  Ton  avait  exécuté  Harold  en  Italie,  écrit  à 
son  intention,  Paganini  vint  se  jeter  aux  pieds  du  jeune 
compositeur  et  s'écria,  comme  il  pouvait,  car  sa  voix 
était  presque  perdue  :  «  C'est  un  prodige!  ». 

«  Apres  le  concert,  écrit  Berlioz  à  son  père,  Paga- 
nini, ce  noble  et  grand  artiste,  est  monté  au  théâtre  et 
m'a  dit  que  pour  cette  fois  il  était  ému  et  étonné,  qu'il 
avait  envie  de  s'agenouiller  devant  moi  ;  comme  je  me 
récriais  sur  cette  expression  outrée,  il  m'a  entraîné  vers 
le  milieu  de  la  scène,  et  là,  en  présence  des  quelques 
musiciens  de  mon  orchestre  qui  n'étaient  pas  encore  sor- 
tis, malgré  mes  efforts,  il  s'est  mis  à  genoux  devantmoi, 
déclarant  que  j'étais  allé  plus  loin  que  Beethoven. 

«  Ce  n'est  pas  tout.  A  présent,  il  y  a  cinq  minutes, 
voilà  son  fils,  le  petit  Achille,  charmant  enfant  de  douze 
ans,  qui  vient  me  trouver  et  me  remet  de  la  part  de  son 


S2**'*       (*^*  &M4^t*l~0 


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LRTTRK     DE     TAC  AN  INI     A      BERLIOZ 
(Communiqué  j  ;i i-  M.  Cliail»  s  Mallici  l«c.) 


PAGANINI  99 

père  la  lettre  suivante,  avec   un  présent  de  vingt  mille 
francs  » Voici  la  traduction  de  cette  lettre. 

«  Mon  cher  ami, 

«  Beethoven  mort,  il  ri  y  avait  que  Berlioz  qui  put  le 
faire  revivre  ;  et  moi  qui  ai  goûté  vos  divines  composi- 
tions dignes  d\in  génie  tel  que  vous  êtes,  je  crois  de 
mon  devoir  de  vous  prier  d'accepter,  comme  un  hommage 
de  ma  part,  vingt,  mille  francs  qui  vous  seront  remis 
par  M.  le  Baron  de  Bothschild  dès  que  vous  lui  aurez 

présenté  l'incluse. 

«  Croyez-moi  toujours 

Votre  très  affectionné  ami, 

«  Nicolô  Paganim  »1 

«  Je  cite  le  fait,  voilà  tout  »,  dit  Berlioz  dans  ses 
Mémoires.  Tel  est  le  fait,  dont  la  presse  parla  avec  éton- 
nement,  qui  inspira  à  Jules  Janin  un  feuilleton,  répa- 
rateur de  toutes  les  injures  qu'il  avait  naguère  déco- 
chées à  Paganini,  et  une  lettre  à  Berlioz,  qui  fut 
autographiée  avec  celle  de  Paganini,  dans  la  Gazette 
musicale,  puis  dans  YAllgemeine  musikalische  Zeitung 
de  Leipzig,  et  fît  le  tour  de  l'Europe. 

Ce  cadeau  royal  fait  à  Berlioz  a  servi  de  texte  à  de 
longues  et  fréquentes  polémiques,  du  vivant  même  de 
Berlioz.  On  a  dit  que,  sur  les  conseils  de  Jules  Janin, 
Paganini  ayant  refusé  de  jouer  dans  un  concert  au 
profit  des  pauvres,  aurait  fait  ce  présent  pour  se  conci- 

4  Lettre   de  Berlioz  à  son  père,  du  «  18  décembre  1838  ».  Voir  le  fac 
simile  italien,  page  97. 


100  PAGAN1NI 

lier  le  public,  au  moment  de  donner  quatre  concerts  ; 
or.  Paganini  ne  jouait  plus  en  public,  et  rien  ne  prouve 
qu'il  eût  l'intention  de  le  faire  bientôt  ;  sa  mauvaise 
santé  persistante  devait  le  chasser  incessamment  de 
Paris.  Suivant  une  autre  version,  non  moins  vraisem- 
blable, il  n'aurait  été  que  le  prête-nom  d'une  personne 
généreuse,  admiratrice  du  compositeur,  et  voulant  lui 
prouver  de  la  reconnaissance  ;  et  l'on  prononçait  le 
nom  de  Bertin,  propriétaire  des  Débats,  dont  la  fille 
avait  fait  jouer  à  l'Opéra  la  Esmeralda,  mise  en  scène 
par  Berlioz  en  1836.  En  outre,  dans  son  billet  à 
Rothschild  donnant  Tordre  au  caissier,  le  mardi  18,  de 
«  remettre  au  porteur  de  la  présente,  M.  Hector  Ber- 
lioz, les  20.000  francs  que  j'ai  laissés  en  dépôt  chez 
vous  hier  »,  ce  dernier  mot,  hier,  ne  laisse-t-il  pas  sup- 
poser que,  dans  la  journée  du  17,  entre  Jules  Janin, 
Bertin  et  Paganini,  fut  préparé  le  coup  de  théâtre 
du  lendemain  ?  Grammatici  certant...  Ajoutons  que  la 
première  version  émane  de  Liszt,  dont  il  est  difficile 
de  révoquer  en  doute  la  parole  et  l'autorité  morale  et 
que  servait  une  mémoire  très  fidèle.  La  seconde,  fort 
vraisemblable  et  plus  économique  pour  Paganini,  a  dû 
se  faire  jour  dès  les  premiers  jours,  colportée  avec  joie 
par  les  ennemis  des  Débats  et  de  Berlioz,  qui  Fa  lui- 
même  combattue1.  Quoi  qu'il  en  soit,  ces  20.000  francs 
allaient  assurer  au  compositeur  «  trois  années  de  repos, 


4  Voir  L  Illustration,  4  mars  1854,  26  juillet  1856;  Les  Débats,  8  dé- 
cembre 1894,  et  les  ouvrages  de  Cônes tabile,  Paganini;  Ad.  Jullien, 
J.  Tiersot  et  J.-G.  Prod'homme,  sur  Berlioz. 


PAG  AN  IN  l  101 

de  facile  travail,  de  liberté,  de  bonheur  »  (J.  Janin), 
et  lui  permettre  de  créer  un  chef-d'œuvre  nouveau, 
Roméo  et  Juliette.  Quant  à  Paganini  lui-même,  il  aurait 
expliqué  ainsi  son  acte  généreux  : 

«  J'ai  fait  cela  pour  Berlioz  et  pour  moi.  Pour  Ber- 
lioz, car  j'ai  vu  un  jeune  homme  plein  de  génie  dont  la 
force  et  le  courage  auraient  peut-être  fini  par  se  briser 
dans  cette  lutte  acharnée  qu'il  lui  fallait  soutenir  chaque 
jour  contre  la  médiocrité  jalouse  ou  l'ignorance  indiffé- 
rente, et  je  me  suis  dit  :  «  Il  faut  venir  à  son  secours». 
Pour  moi,  car  plus  tard  on  me  rendra  justice  à  ce 
sujet,  et  quand  on  comptera  les  titres  que  je  puis  avoir 
à  la  gloire  musicale,  ce  ne  sera  pas  une  des  moindres 
d'avoir  suie  premier  reconnaître  un  homme  de  génie  et 
de  l'avoir  désigné  à  l'admiration  de  tous  l.  » 

Le  jeudi  qui  suivit  le  concert,  Berlioz  ayant  pu  quit- 
ter la  chambre  qu'il  gardait  depuis  deux  jours,  alla 
remercier  son  bienfaiteur.  «  Je  l'ai  trouvé  seul  dans  une 
grande  salle  des  Néo-Thermes,  où  il  demeure,  écrit  le 
soir  même  Berlioz  à  sa  sœur.  Tu  sais  qu'il  a  depuis  un 
an  complètement  perdu  la  voix  et  que,  sans  l'intermé- 
diaire de  son  fils,  on  a  beaucoup  de  peine  à  l'entendre. 
Quand  il  m'a  aperçu,  les  larmes  lui  sont  venues  aux 
yeux  (je  t'avoue  que  les  miennes  n'étaient  pas  loin  de 
mes  paupières)  ;  il  a  pleuré,  ce  féroce  mangeur  d'hom- 
mes, cet  assassin  de  femmes,  ce  forçat  libéré,  comme  on 
'la  dit    tant    de  fois,   il  a  pleuré  à  chaudes  larmes   en 

*  Journal  de  Paris,  18  janvier  1839,  feuilleton  de  Aug.  Morel. 


102  PAGANINI 

m'embrassant.  «  Ne  me  parlez  plus  de  tout  ça,  —  m'a- 
t— il  dit,  — je  n'ai  aucun  mérite  :  c'est  la  plus  profonde 
joie,  la  satisfaction  la  plus  complète  que  j'ai  éprouvée  de 
ma  vie  ;  vous  m'avez  donné  des  émotions  que  je  ne 
soupçonnais  pas,  vous  avez  fait  avancer  le  grand  art  de 
Beethoven  ».  —  Puis,  s'essuyant  les  yeux  et  frappant* 
sur  une  table  avec  un  singulier  éclat  de  rire,  il  s'est 
mis  à  parler  avec  volubilité,  mais,  comme  je  ne  l'en- 
tendais plus,  il  est  allé  chercher  son  fils  pour  servir 
d'interprète:  alors,  le  petit  Achille  m' aidant,  j'ai  com- 
pris qu'il  disait  :  «  Oh  !  je  suis  heureux  :  je  suis  au 
comble  delà  joie,  en  songeant  que  toute  cette  vermine 
qui  écrivait  et  parlait  contre  vous  ne  sera  plus  si  hardie, 
car  on  ne  pourra  pas  dire  que  je  ne  m'y  connais  pas, 
moi,  et  je  suis  cité  pour  n'être  pas  facile  à  séduire  ». 

Peu  après  cet  événement,  dont  la  presse  s'occupa 
pendant  plusieurs  semaines,  Paganini  quittait  Paris, 
qu'il  ne  devait  plus  revoir,  pour  se  rendre  dans  le  Midi, 
dont  sa  santé  réclamait  impérieusement  le  climat  enso- 
leillé. 

Il  s'arrêta  à  Marseille  pendant  quelque  temps.  Dans 
une  lettre  du  26  avril  adressée  de  cette  ville,  il  donnait 
à  un  de  ses  amis,  Aliani,  chef  d'orchestre  à  Vicence, 
des  nouvelles  de  sa  mauvaise  santé  et  le  priait  de  lui 
procurer  deux  violons,  l'un  de  Giuseppe  Guarneri  del 
Gesu,  l'autre  de  Stradivarius  \  Une  correspondance 
adressée  au  Moniteur,  le   mois  suivant,   assurait  qu'il 

4  Analyse  d'autographe  communiquée  par  M.  Gharavay. 


PAGANINI  103 

aurait  voulu  contribuer  au  bénéfice  donné  en  faveur  des 
victimes  de  la  Martinique1.  En  juillet,  il  traversait  Mont- 
pellier, venant  des  bains  de  Balaruc;  «  il  paraît  devoir 
incessamment  partir,  écrit-on  au  Moniteur2.  Le  célèbre 
artiste  a  opposé  des  refus  constants  aux  sollicitations 
qui  lui  ont  été  de  nouveau  adressées  par  les  premiers 
amateurs  de  notre  ville  touchant  un  concerta  donner. 
Ces  refus  sont  fondés  sur  les  prescriptions  sévères  de  la 
Faculté.  »  Paganini,  en  effet,  ne  devait  jamais  plus  se 
faire  entendre  en  public.  Il  consentait  parfois,  à  Mar- 
seille, à  jouer  des  quatuors  de  Beethoven  en  petit 
comité,  et  c'est  tout. 

Le  22  août  1839,  le  même  journal  signalait  son  arrivée 
à  Vernet-les-Bains,  en  compagnie  du  Dr  Lallemand  : 
«  Paganini  n'est  plus  qu'une  ombre,  tant  il  est  épuisé  ; 
il  a  perdu  la  voix  et  ne  s'exprime  que  par  ses  yeux 
flamboyants  et  ses  gestes  anguleux.  Son  violon,  instru- 
ment de  sa  gloire,  a  été  descendu  de  voiture  en  même 
temps  que  lui.  On  destine  au  malade  les  bains  de  la 
source  Elisa,  à  22  degrés  de  chaleur3.  » 

Ces  différentes  stations  dans  les  villes  d'eaux  des 
Pyrénées  eurent-elles  l'effet  espéré  ?  C'est  peu  proba- 
ble. Revenu  à  Marseille,  vers  la  fin  de  septembre,  à 
ce  qu'il  semble,  on  ne  signalait  pas  d'amélioration  dans 
son    état4.  Il    adressait    vers    cette   époque    une    der- 

1  Moniteur,  22  mai  1839,  lettre  du  16. 

2  Moniteur,  28  juillet  1839. 

3  Moniteur,  22  août  1839. 

*  Moniteur,  11  octobre  1839. 


104  PAG  AN  INI 

niere  lettre,  «  avant  de  quitter  la  France1»,  au  Dr  Lai- 
lemand.  Au  début  d'octobre,  il  était  à  Gènes  ;  une 
attaque  de  nerfs  qu'il  eut  peu  après  son  arrivée,  ins- 
pira de  vives  craintes  à  ses  «  nombreux  amis2  ».  L'hi- 
ver approchant,  Paganini  revint  à  Nice.  «  Je  vois  ici 
M.  Paganini  presque  tous  les  jours,  écrit  le  11  janvier, 
un  correspondant  de  la  Gazette  musicale.  Il  n'est  pas 
mis  en  fort  bonne  humeur  par  le  jugement  de  la  cour 
royale,  dans  l'affaire  du  Casino3  ;  il  a  cependant  beau- 
coup de  vigueur  encore,  et  je  l'entends  jouer  quelque- 
fois tout  seul,  et  avec  une  sourdine.  Il  parle  toujours 
d'une  nouvelle  méthode  pour  le  violon,  qu'il  voudrait 
publier,  et  qui  abrégerait  considérablement  les  études, 
sous  le  rapport  du  mécanisme,  et  donnerait  le  moyen 
d'obtenir  une  intonation  plus  parfaite  que  celle  de  tous 
les  autres  violonistes.  Enfin,  c'est  aux  éditeurs  à  lui 
arracher  ses  secrets,  et  je  crois  que  cela  en  vaut  la 
peine  \  »  La  Gazette  qui  publiait  cette  correspondance, 
ne  devait  plus  désormais  imprimer  le  nom  de  Paga- 
nini  que  pour  annoncer  sa  mort. 

1  Catalogue  d'autographes  XXVII,  Halle,  Munich,  1906;  lettre  indi- 
quée par  erreur  comme/étant  du  29  août  1839, 

2  Moniteur.  21  octobre  1839. 

3  «  Le  tribunal  de  première  instance  avait  condamné  Paganini  à 
20.000  francs  de  dommages-intérêts  pour  inexécution  du  traité  par 
lequel  il  s'était  engagé  à  donner  un  certain  nombre  de  concerts  au 
casino  auquel  on  avait  donné  son  nom.  Mais,  aujourd'hui,  sur  l'appel 
des  créanciers  des  entrepreneurs  du  casino,  la  cour  royale,  ajoutant  à  la 
condamnation  prononcée  par  les  premiers  juges,  a  éluvé  à  50.000  francs 
le  chiffre  des  dommages-intérêts  que  paiera  Paganini,  et  a  fixé  à  dix 
ans  la  durée  de  la  contrainte  par  corps.  »  [Gazette  musicale,  o  jan- 
vier 1840,  p.  27-28.) 

i  Gazette  musicale,  23  janvier  1840,  p.  68. 


t^ 


PAGANINI  1G7 

«  Paganini  est  mort  à  Nice,  le  27  mai  1840,  laissant 
un  grand  nom  et  une  grande  fortune  à  son  fils  unique, 
jeune  et  joli  garçon  de  quatorze  ans.  Son  corps  est 
embaumé  et  sera  envoyé  à  Gênes  sa  patrie.  Nous  espé- 
rons bien  qu'il  en  sera  de  cette  mort  comme  de  tant 
d'autres  qui  ont  été  heureusement  démenties1  ». 

Cette  fois,  le  démenti  ne  vint  pas,  et  ce  fut  Liszt  qui 
se  chargea  de  prononcer  pour  les  lecteurs  de  la  Gazette 
musicale,  l'oraison  funèbre  du  grand  artiste  dont  il  fut, 
comme  tant  d'autres,  le  disciple  : 

«  Que  l'artiste  de  l'avenir  renonce  donc,  et  de  tout 
cœur,  concluait  Liszt,  à  ce  rôle  égoïste  et  vain  dont 
Paganini  fut,  nous  le  croyons,  un  dernier  et  illustre 
exemple  ;  qu'il  place  son  but,  non  en  lui,  mais  hors  de 
lui;  que  la  virtuosité  lui  soit  un  moyen,  non  une  fin; 
qu'il  se  souvienne  toujours,  qu'ainsi  que  noblesse  et 
plus  que  noblesse  sans  doute  : 

«    GÉNIE    OBLIGE. 

ce  F.  Liszt2.   » 

Lorsque,  le  1er  juin  1840,  on  ouvrit  le  testament  de 
Paganini,  daté  du  27  avril  1837,  on  constata  que  sa 
fortune  s'élevait  à  1.700.000  francs,  partie  en  immeubles, 
partie  en  rentes  d'Etat,  de  France,  d'Angleterre  et  des 
Deux-Siciles.  Parmi  les  légataires,  se  trouvaient  :   sa 

1  Gazette  musicale,  7  juin  1840,  p.  334. 

2  Gazette  musicale,  23  août,  p.  431-432  :  Sur  Paganini,  à  propos  de 
sa  mort. 


108  PAGANINI 

sœur  aînée,  pour  un  usufruit  de  75.000  francs;  s;r 
sœur  cadette,  pour  un  usufruit  de  50.000  francs  ;  une 
dame  demeurant  à  Lucques,  pour  une  rente  viagère  de 
6.200  francs;  la  mère  de  son  fils,  Antonio  Bianchi. 
pour  une  rente  viagère  de  1.200  francs.  Achille  Paganini 
était  nommé  héritier  universel,  le  marquis  Lorenzo 
Parento,  son  tuteur,  Giambattista  Giordani,  Lazzaro 
Rebizzo  et  Pietro  Torrigliani,  de  Gènes,  exécuteurs  tes- 
tamentaires. Un  peu  plus  tard,  la  Gazette  musicale  de 
Paris  se  faisait  l'écho  «  d'un  de  ces  bruits  ridicules  dont 
Paganini  sera  longtemps  le  prétexte  »  et  qu'elle  enre- 
gistrait «  seulement  pour  compléter  l'histoire  de  l'absur- 
de.... On  dit  que  Paganini  a  légué  par  testament  ses 
8  excellents  violons  à  8  violonistes  de  premier  mérite, 
à  savoir  de  Bériot,  Ernst,  Lipinski,  Mayseder,  Molique, 
Ole  Bull,  Spohr  et  Vieux-Temps1.  » 

Mais  l'histoire  de  Paganini  ne  s'arrête  pas  à  sa  mort, 
et  comme  si  la  nature  avait  voulu  que  tout  chez  cet 
homme  fût  extraordinaire  et  prêtât  à  la  légende,  elle 
réservait  au  grand  virtuose  génois  des  tribulations  pos- 
thumes qui  n'ont  pris  fin  qu'en  1896,  plus  d'un  demi- 
siècle  après  sa  mort. 

Cette  histoire  posthume  de  Paganini  a,  comme  son  exis- 
tence terrestre,  provoqué  de  nombreuses  et  fréquentes 
discussions  dans   la  presse;   les  plus   anciennes,  peut- 
être,  datent  de  1854,  et  les  plus  récentes,  de  1905. 
j     Paganini  étant  mort  à  Nice,  son  fils  voulut  tout  natu- 

*  Gazette  musicale,  25  octobre  1840,  p.  509. 


PAGANINI  d09 

rellement  ramener  à  Gênes  le  corps  de  son  père.  Une 
lettre  adressée  de  Nice,  le  5  juin,  au  Moniteur,  appre- 
nait qu'on  n'était  pas  encore  fixé  sur  le  lieu  de  repos  qui 
devait  être  assigné  à  la  dépouille  mortelle  de  Paganini1. 
En  effet,  des  difficultés  s'étaient,  au  lendemain  de  la 
mort,  élevées  de  la  part  de  l'évêque  de  Nice,  dont  un 
journal  contemporain,  le  Journal  historique  et  littéraire 
de  Liège,  parle  en  ces  termes  : 

«  Paganini  est  mort  à  Nice  l'an  dernier.  Il  était  noté 
pour  le  désordre  de  ses  mœurs  et  pour  son  irréligion. 
Non  seulement  il  n'avait  point  accompli  le  devoir  pas- 
cal, mais  avait  repoussé  les  secours  de  l'Eglise  au  lit 
de  mort.  Ces  faits  ont  motivé,  de  la  part  de  l'évêque  de 
Nice,  un  refus  de  sépulture  ecclésiastique.  Sur  les  solli- 
citations des  exécuteurs  testamentaires,  le  prélat  a  dû 
instruire  un  procès  en  suite  duquel  la  privation  de  la 
sépulture  ecclésiastique  a  été  prononcée  par  sentence. 
Les  exécuteurs  testamentaires  ont  insisté  et  porté  la 
cause  en  appel  devant  S.  E.  le  cardinal-archevêque  de 
Gênes,  métropolitain,  qui  a  confirmé  pleinement,  au  mois 
d'août  dernier,  la  sentence  de  l'évêque  de  Nice.  Le  corps 
de  Paganini,  après  être  resté  longtemps  embaumé  et 
exposé  dans  ses  appartements,  a  été,  par  ordre  du 
gouvernement,  déposé  dans  la  cave,  puis  au  lazaret  de 
Villefranche,  à  raison  de  l'odeur  fétide  qu'il  exhalait. 
Jl  sera  maintenant  enterré  hors  du  cimetière,  et  le 
nom   de  Paganini  demeurera  rayé  du  registre  parois- 

1  Moniteur  universel,  16  juin  1840,  p.  1436. 


110  PAGANINI 


sial  où  une  note  marginale  indique  la  cause   de  celte 


mesure  L 


La  vérité  est  que  Paganini,  «  brutalement  mis  en 
demeure  de  se  confesser,  avait  répondu  qu'il  ne  se 
croyait  pas  si  près  de  la  mort  qu'il  eût  besoin  des  con- 
solations de  l'Eglise  ;  que  quand  le  moment  serait  venu 
il  ne  manquerait  pas  à  ce  devoir  suprême  »  2.  La  sépul- 
ture ayant  été  refusée,  malgré  les  instances  du  comte  de 
Cessole,  du  comte  de  Maistre,  alors  gouverneur  de  la 
province,  et  d'Achille  Paganini,  le  corps  fut  embaumé  et 
exposé  sur  une  estrade  devant  laquelle  les  curieux  défi- 
lèrent; on  avait  enveloppé  la  tête  de  façon  assez  grotes- 
que, dans  un  large  faux-col  entouré  d'une  cravate  blan- 
che, et  surmonté  d'une  sorte  de  bonnet  de  coton  orné 
d'un  ruban  bleu  avec  large  rosette,  comme  le  représente 
une  lithographie  contemporaine.  Après  quelques  jours, 
le  corps  mis  dans  un  cercueil,  il  fallut,  pour  satisfaire  à 
la  curiosité  des  voyageurs  accourus  à  Nice,  pratiquer 
devant  la  tête,  une  ouverture  munie  d'une  vitre.  Et  la 
foule  continua  de  se  presser  pour  contempler  les  traits 
de  l'illustre  défunt,  jusqu'à  ce  que  l'Eglise  donnât  l'or- 
dre de  faire  enlever  le  cadavre,,  qui  fut  transporté  au 
lazaret  de  Villefranche  à  la  pointe  de  Saint-Hospice 3  ;  ce 
transfert  eut  lieu  de  nuit,  sous  escorte  militaire.  Entre 
temps,  un  brocanteur  juif  avait  proposé  au  comte  de 


1  Journal  historique  et  littéraire,  4Br  décembre  1841. 

2  V Illustration,  mars  1854,  article  de  Frédéric  Lacroix. 

3  Certains  narrateurs  ont  confondu  ce   nom    de    Saint-Hospice  avec 
l'hôpital  de  Nice. 


PAGANINI  111 

Cessole,  moyennant  30.000  francs,  d'emporter  le  cada- 
vre et  de  l'exhiber -en  Angleterre. 

Une  autre  version  prétend  que  le  corps  fut  transporté 
par  mer,  de  la  Santé  de  Nice  à  celle  de  Gênes,  mais  que, 
le  navire  s'étant  vu  refuser  l'entrée  du  port  de  Gênes  à 
cause  de  l'épidémie  cholérique  qui  sévissait  alors  à  Mar- 
seille, il  vint  faire  relâche  aux  îles  de  Lérins.  Le  com- 
mandant de  ce  navire  fit  descendre  le  cercueil  de  Paga- 
nini sur  l'îlot  de  Saint-Ferréol,  où  il  le  fit  inhumer.  Six 
ans  après,  un  autre  navire  serait  venu  prendre  les  restes 
de  Paganini  et  les  transporter  en  Italie.  On  voit  encore, 
dit-on,  au  centre  de  l'îlot  de  Saint-Ferréol,  le  trou  béant 
de  ce  qui  fut  la  tombe  de  Paganini,  le  nivellement  des 
terres  n'ayant  pas  été  opéré.  Les  amateurs  de  pêche  qui 
fréquentent  ces  parages  savent  qu'on  désigne  couram- 
ment sous  le  nom  de  Tron  de  Paganini  l'excavation  qui 
se  trouve  au  milieu  de  Saint-Ferréol1. 

Cette  légende  semble  assez  suspecte,  quoiqu'elle  émane 
d'un  ((  vieux  Cannois  ».  Si  nous  nous  en  tenons,  en  effet, 
au  récit  de  Y  Illustration^  postérieur  seulement  de  dix  ou 
douze  ans  aux  événements,  et  confirmé  par  le  récit 
d'un  contemporain,  l'un  des  matelots  du  navire2,  le 
corps  de  Paganini  n'aurait  quitté  le  lazaret  de  Villefran- 
che,  dans  la  nuit  du  15  août  1843  et  non  en  1846,  que 
pour  être  transporté  à  Gênes,  dans  une  barque. 

Cependant,  Achille  Paganini  continuait  ses  démarches 
tendant  à  faire  inhumer  les  restes  de  son  père  en  terre 

1  Intermédiaire  des  chercheurs,  10  juin  1905,  col.  871. 

2  ld.,  30  avril  1905,  col.  645-64G. 


112  PAGANINI 

sainte.  En  octobre  1841,  il  arrivait  à  Rome  avec  un  juris- 
consulte, pour  obtenir  du  pape  la  revision  de  la  décision 
de  l'archevêque  de  Nice,  en  date  du  28  juillet  1840.  déci- 
sion confirmée  par  l'archevêque  de  Gênes1.  Le  pape 
cassa  la  décision  épiscopale  et  fit  faire,  par  Farchevêque 
de  Turin  et  deux  ecclésiastiques  génois,  une  enquête  sur 
les  sentiments  catholiques  du  défunt.  Le  résultat  de 
cette  enquête  semble  n'avoir  jamais  été  connu.  Alors, 
dans  la  nuit  du  15  août  1 843,  —  en  mai  1 844,  suivant  une 
autre  version,  —  un  homme,  muni  d'un  papier  signé  de 
l'intendant  de  la  province,  accompagné  de  deux  bateliers 
et  de  deux  portefaix,  entra  dans  le  pavillon  du  lazaret 
de  Villefranche,  à  la  pointe  Saint-Hospice.  On  enleva  le 
cercueil,  qui  fut  placé  sur  une  barque,  et  l'on  partit  pour 
Gênes,  en  faisant  escale  à  Bordighera,  San  Remo,  Port- 
Maurice,  Savone,  etc.  Le  corps  fut  déposé  dans  la  villa 
Polevra,  propriété  de  Paganini,  près  de  Gênes,  où  le 
pape  autorisa  une  sépulture  provisoire.  Une  nouvelle 
exhumation  eut  lieu  en  1853,  après  laquelle  les  restes 
de  Paganini  furent  transportés  dans  le  duché  de  Parme, 
à  sa  villa  Gaïona.  Achille  Paganini  put  alors  faire  faire, 
à  Parme,  un  service  religieux  à  la  mémoire  de  son  père, 
qui  (tai  chevalier  de  Saint-Georges,  dans  l'église  de  la 
Steccala,  appartenant  à  cet  ordre  de  chevalerie,  mais 
sans  aucune  pompe.  Enfin,  en  1876,  troisième  exhuma- 
tion delà  villa  Gaïona,  suivie  de  ré-inhumation  au  cime- 
tière de  Parme.  Mais  là  encore,  Paganini  ne  devait  pas 

*  Gazette  musicale,  7  nov.  1841,  lettre  de  Rome,  12  octobre. 


PAG  A  NI  NI    JOUANT     SUR     SON     STRADIVARIUS 

D'après  une  aquarelle  de  Poterlet  intitulée  «  Le  violon  de  Crémone)). 

(Collection  A.  Morel  d'Arleux.) 


PAGAN1NI  115 

trouver  une  paix  sans  trouble;  car,  en  1893,  son  cercueil 
fut  ouvert  une  fois  encore,  en  présence  de  son  fils  et 
du  violoniste  hongrois  Ondriczek  ;  et,  trois  années  plus 
tard,  au  mois  d'août  1896,  une  dernière  exhumation  fut 
provoquée  par  la  création  du  nouveau  cimetière  de 
Parme.  Cette  exhumation  est-elle  bien  la  dernière  ?  Il 
est  permis  de  l'espérer,  sinon  de  l'affirmer,  car  il  semble 
bien  qu'une  destinée  impitoyable  se  soit  acharnée  pour 
ne  pas  permettre  en  ce  monde  un  repos,  pourtant  bien 
mérité,  à  celui  qui  fut  Paganini. 


VI 


Paganini  composa  environ  une  cinquantaine  d'œuvres, 
si  Ton  s'en  rapporte  au  catalogue  dressé  par  Conesta- 
bile,  une  dizaine  d'années  après  la  mort  du  grand  vir- 
tuose. Mais,  il  n'en  reste  qu'un  petit  nombre1. 

Tous  les  violonistes  savent  quelle  est  l'importance 
des  24  Capricci,  que  Liszt  et  Schumann  transcrivirent 
en  partie  pour  le  piano  2.  Le  numéro  1  est  une  étude  en 
arpèges  (les  Caprices  de  Locatelli  commencent  de  même). 
Paganini  y  fait  un  emploi  fréquent  de  la  modulation, 
comme  dans  presque  toutes  ses  études.  Plusieurs  pas- 

1  Voir  p.  124. 

2  Schumann  publia  en  deux  cahiers  12  transcriptions  des  Caprices 
de  Paganini,  en  1833  et  1835;  puis  Six  études  de  concert  d'après  des 
Caprices  de  Paganini,  Op.  10.  Les  Bravourstudien  nach  Paganinis 
Capricen  fur  das  Piano  forte  bearbeitet ,  de  Liszt,  parurent  en  1842. 
Voir  sur  ces  différents  ouvrages,  Schumanns  Gesam.  Schriflen,  édit 
Reklam  II,  p.  11-12  et  III,  p.  98-100.  Le  violoniste  français  Pierre  Rod. 
avait  déjà  écrit  24  Caprices  en  forme  d'études. 


116  PAGANINI 

sages  (par  exemple,  mesures  14,  15,  16,  25,  26,  etc., 
p.  2,  édition  Peters)  montrent  que  Paganini  était  un 
virtuose  de  la  guitare.  Il  y  a  là  des  dispositions  d'accords 
qui  se  trouvent  souvent  sur  cet  instrument. 

Guhr  dit  que  Paganini  faisait  les  arpèges  avec  moins 
de  la  moitié  de  son  archet,  avec  sûreté  et  rondeur. 

Le  numéro  2  est  caractérisé  par  des  groupes  de  tier- 
ces, sixtes  et  dixièmes,  par  des  écarts  de  notes  considé- 
rables, nécessitant  le  saut  rapide  d'une  corde. 

On  sait  avec  quelle  hardiesse,  pour  son  temps,  Paga- 
nini modulait.  Dans  le  presto  du  numéro  3  on  trouve 
quelques-unes  de  ces  tournures,  alors  fort  audacieuses. 

Guhr  nous  apprend  que,  dans  le  numéro  7,  Paganini 
jouait  tous  les  passages  en  staccato,  en  faisant  sauter 
l'archet,  en  le  jetant  sur  la  corde  ;  il  faisait  surtout  le 
staccato  en  raclant  et  ne  le  commençait  que  rarement 
avec  la  pointe  de  Farchet,  comme  les  autres  grands 
maîtres. 

Dans  le  numéro  8,  on  rencontre  une  quantité  innom- 
brable de  difficultés  d'intonation. 

Il  faut  citer  le  rythme  original  in  presto  du  numéro  11, 
où  très  fréquemment  la  première  moitié  de  la  mesure 
(2/4)  est  composée  d'un  cursus  saccadé,  l'autre  de  triolets. 

Ce  presto  ne  figure  pas  dans  la  transcription  de  Schu- 
mann  qui  le  jugeait  intraduisible  au  piano,  peut-être 
aussi  un  peu  vulgaire. 

Dans  le  numéro  15,  la  mélodie  en  octaves  sert  de  thème 
à  une  variation  disposée  en  accords  arpégés,  comme 
on  les  écrirait  pour  le  piano. 


PAGANINI  117 

Le  numéro  24  contient  dans  une  de  ses  variations  un 
exemple  remarquable  de  l'usage  du  pizzicato. 

«  Il  est  singulier  cependant,  que  l'effet  caractéristique 
qui  fît  le  grand  succès  de  Paganini,  les  sons  harmoni- 
ques, ne  paraisse  pas  dans  les  Caprices1.  » 

Les  compositions  de  concert  les  plus  importantes  de 
Paganini  sont,  sans  contredit,  ses  concertos.  Il  y  en  avait 
huit;  sur  les  quatre  dont  il  avait  écrit  l'orchestre,  il 
n'en  reste  que  deux,  en  mi  bémol  (ré) 2  et  en  si  mineur, 
op.  6  et  7,  qui  furent  publiés  par  Schonenberger  à 
Paris,  en  1851. 

Ses  variations  ne  sont  pas  moins  célèbres  ;  le  même 
éditeur  publia  celles  composées  sur  Di  tanti  palpiti 
(Tancrède),  Non  più  mesta  (Cenerentola),  le  God  save 
the  King  (ou  Heil  Dir  im  Siegerkranz),  le  Carnaval  de 
Venise  (Oh!  Mamma!)  ainsi  que  le  Moto  perpetuo,  qui 
comprend  3.040  doubles  croches,  sans  aucune   pause. 

Avant  l'époque  où  Schonenberger  entreprit  l'édition 
des  ouvrages  de  Paganini,  on  n'avait  encore  gravé  que 
les  Caprices,  op.  1,  Sei  Sonate,  op.  2,  Sei  Sonate,  op.  3, 
Tre  gran  Quart  etti,  op.  4,  et  Tre  gran  Quartetti,  op.  5. 

«  Un  grand  mérite  se  révèle  dans  les  compositions 
de  Paganini,  dit  Fétis  :  nouveauté  dans  les  idées,  élé- 
gance dans  la  forme,  richesse  dans  l'harmonie  et  variété 
dans  les  effets  de  l'instrumentation.  Ces  qualités  brillent 

1  G.  Wilting..  Geschichte  des  Violinspiels,  p.  43-49. 

*  Paganini  a  écrit  l'accompagnement  d'orchestre  en  mi  bémol  et  la 
paftie  de  violon  en  ré9  l'instrument  solo  étant  accordé  un  demi-ton  plus 
haut  que  de  coutume. 


118  PAGANINI 

surtout  dans  ses  concertos.  Ces  concertos  ont  exercé 
de  l'influence  sur  ce  qui  a  été  fait  postérieurement  dans 
ce  genre  de  composition.  Leur  forme  est  différente  en 
plusieurs  points  de  la  forme  classique  du  concerto  de 
Viotti.  On  y  trouve  un  mérite  d'unité  et  d'accroissement 
d'intérêt  qui  mérite  d'être  médité  par  les  violonistes 
compositeurs.  En  général,  sans  détourner  l'attention  du 
solo  par  un  travail  trop  compliqué,  l'instrumentation  a 
un  intérêt  qui  se  lie  fort  bien  avec  le  dessin  principal. 
Les  entrées  n'y  sont  pas  froides  et  symétriques  ;  enfin, 
les  effets  y  sont  neufs  et  variés.  » 

Le  premier  concerto,  en  mi  bémol,  dont  la  partie  de 
violon  solo  est  écrite  en  ré,  se  rapproche  davantage  de 
l'ancien  concerto.  «  Je  crois  me  souvenir,  dit  Fétis,  qu'il 
le  composa  en  1811.  »  Il  contient  peu  de  nouveautés; 
dans  les  détails,  on  remarque  une  multitude  de  choses  qui 
font  de  cet  ouvrage  une  œuvre  du  plus  haut  intérêt. 
Paganini  s'y  sert  de  la  quatrième  corde  dans  le  second 
solo. 

h' adagio  (ut  mineur)  est  un  dialogue  entre  la  qua- 
trième corde  et  les  trois  autres.  Le  rondo,  avec  un  coup 
d'archet  staccato  jeté  et  rebondissant,  est  original.  On  y 
remarque  aussi  des  traits  en  dixième,  pour  la  première 
fois  combinés  de  diverses  manières,  dont  Paganini  tirait 
des  effets  extraordinaires  par  sa  merveilleuse  sûreté  de 
mécanisme. 

Le  second  concerto,  en  si  mineur,  débute  par  un 
morceau  large  et  passionné;  l'harmonie  y  est  souvent 
intéressante  dans    ses    successions,    l'instrumentation 


PAGANINI  119 

intelligente  et  riche  d'effets.  Les  tutti  sont  peu  dévelop- 
pés et  n'ont  d'autre  but  que  de  lier  les  diverses  parties 
des  soli.  La  phrase  du  début  du  premier  solo  est  gran- 
diose et  d'un  large  développement. 

Paganini  y  fait  preuve  d'une  grande  audace  par  la 
combinaison  des  difficultés,  tant  de  l'archet  que  de  la 
main  gauche.  On  y  trouve  un  double  trille  descendant 
en  tierces,  dans  lequel  le  virtuose  était  incomparable, 
tant  par  le  brillant  que  par  la  justesse  irréprochable  des 
intonations.  Le  thème  du  second  solo  est  entièrement 
différent  du  premier  :  la  mélodie  en  est  expressive  et 
mêlée  d'effets  de  staccato  auxquels  Paganini  donnait  un 
caractère  particulier.  Le  trait  qui  suit  ce  thème,  tout  en 
double  corde,  est  d'un  grand  effet  :  ces  combinaisons 
offrent:  d'immenses  difficultés  dont  le  grand  artiste  se 
jouait  comme  de  badinages1. 

L'adagio  (en  ré)  est  un  cantabile  du  plus  beau  carac- 
tère. Plus  simple  que  les  autres  compositions  de  Paga- 
nini, il  ne  faisait  pas  un  grand  effet,  parce  qu'on  recher- 
chait toujours  en  lui  le  prestige  de  l'extraordinaire  ; 
néanmoins,  les  formes  de  la  mélodie  sont  distinguées, 
expressives  et  remplies  de  charme.   L'instrumentation 

1  «  Dans  tous  ses  premiers  morceaux,  ajoute  Fétis,  les  traits  en  double 
corde  et  en  coups  d'archet  sautés  sont  d'un  genre  neuf,  et  n1ont  rien 
de  la  forme  ordinaire  du  concerto.  Deux  choses  sont  également  remar- 
quables par  la  manière  dont  Paganini  les  exécutait  :  la  première  était 
la  justesse  parfaite  de  la  double  corde,  écueil  des  violonistes  les  plus 
habiles,  surtout  dans  la  rapidité  excessive  des  traits,  la  seconde  était 
la  merveilleuse  adresse  avec  laquelle  l'archet  tombait  d'aplomb  sur  les 
cordes,  quelle  que  lût  la  distance  des  intervalles.  Il  y  avait,  dans  cette 
seule  partie  du  talent  de  l'artiste,  une  prédestination  évidente  et  toute 
une  vie  d'exercices.  » 


120  PAGANINI 

est  de  très  bon  goût.  Le  rondo  avec  accompagnement 
obligé  de  clochette,  est  une  délicieuse  fantaisie  où  les 
tours  de  force  les  plus  invraisemblables  sont  combinés 
avec  un  goût  exquis.  Le  motif  principal  est  d'une  élé- 
gance remarquable.  Tout  est  neuf  dans  ce  morceau, 
soit  par  les  détails,  soit  par  le  plan  général. 

\J  allegro  de  sonate  pour  violon  et  orchestre,  intitulé 
Moto  perpetao,  n'est  remarquable  que  comme  étude  d'ar- 
chet détaché,  d'un  mouvement  très  rapide  qui  ne  s'arrête 
qu'à  la  dernière  mesure.  Ce  genre  de  difficulté  exige 
une  grande  souplesse  de  bras  pour  éviter  la  fatigue,  et 
un  ensemble  parfait  de  la  main  gauche  et  de  l'archet. 
Ce  morceau,  considéré  comme  composition,  a  peu  d'im- 
portance, mais  comme  étude,  il  est  intéressant. 

L'introduction  des  Streghe  est  courte  ;  la  première 
variation,  toute  en  double  et  en  triple  corde,  est  fort 
difficile  :  c'est  une  excellente  étude  pour  la  justesse  d'in- 
tonation. Dans  la  seconde,  on  trouve  un  mélange  de 
sons  harmoniques  et  de  pizzicati,  d'un  effet  original.  La 
troisième  est  un  dialogue  entre  la  quatrième  corde  et 
les  sons  harmoniques  doubles,  «  effet  neuf,  qui  a  tou- 
jours été  salué  par  les  acclamations  du  public  ».  Le 
finale  qui  suit  cette  variation  est  terminée  par  des  traits 
rapides  sur  la  quatrième  corde  et  en  sons  harmoniques 
de  la  plus  grande  difficulté. 

Le  God  save  the  King  rassemble  tous  les  effets  nou- 
veaux découverts  par  Paganini.  Le  thème  est  écrit  à 
trois  et  quatre  parties  ;  la  mélodie  est  jouée  par  l'archet 
et  les  parties  d'accompagnement  sont  pincées.  La  pre- 


PAGANINI  121 

mière  variation,  toute  en  double  corde,  présente  des 
successions  de  tierces  et  de  dixièmes.  Paganini  la  jouait 
d'un  mouvement  vif  et  léger  qui  ajoutait  beaucoup  à  la 
difficulté.  La  seconde  variation  est  en  triolets  rapides, 
entremêlés  de  traits  en  double  corde  et  de  staccato  sau- 
tés. Dans  la  troisième,  le  chant  est  soutenu  d'un  mou- 
vement très  lent,  pendant  que  l'accompagnement  exé- 
cute, sur  les  troisième  et  quatrième  cordes,  des  batteries 
dans  un  mouvement  très  rapide.  La  quatrième  est  d'un 
genre  très  original  ;  elle  consiste  en  des  traits  vifs  en 
sons  pinces  dans  la  partie  supérieure,  pendant  que 
l'accompagnement  est  joué  sur  les  cordes  inférieures 
par  l'archet  staccato.  La  cinquième  variation,  écrite  en 
doubles,  cordes,  est  un  effet  d'écho  à  l'octave  aiguë  ;  la 
basse  est  pincée  sur  les  cordes  inférieures.  Enfin,  la 
sixième  et  dernière  est  tout  en  arpèges  staccato  sautés, 
dont  l'exécution  est  fort  difficile,  à  cause  des  positions 
compliquées  de  la  main  gauche.  K 

Les  variations  sur  Di  tanti  palpiti  sont  écrites  en  si 
bémol  ;  la  partie  du  violon  solo,  accordé  dans  ce  ton,  est 
donc  écrite  en  la.  Dans  la  seconde  variation,  la  quatrième 
corde  est  descendue  jusqu'au  si  bémol  en  bas.  Paganini 
faisait  ce  changement  d'accord  avec  tant  d'adresse  et  de 
sûreté,  que  personne  ne  s'en  apercevait  dans  ses  con- 
certs1. Le  morceau  commence  par  une  introduction 
larghetto,  suivie  d'un  récitatif.  Le  thème  est  joué  sim- 
plement  sans    aucune   combinaison  d'effets.    Dans   la 

*  Nous  avons  rapporté  plus  haut  l'opinion  contraire  de  Guhr. 


122  PAGANINI 

seconde  variation,  des  passages  en  doubles  cordes  pré- 
sentent de  grandes  difficultés  pour  l'archet  ;  la  troisième 
est  la  plus  curieuse  et  la  plus  difficile,  avec  ses  succes- 
sions de  tierces  en  sons  harmoniques,  qui  reproduisent 
le  thème,  ses  traits  et  ses  grands  arpèges. 

Dans  les  variations  de  la  Cenerentola  (Nonpiii  mesta\ 
en  mi  bémol,  le  violon  solo  est  accordé  comme  précé- 
demment; il  joue  en  ré,  ainsi  que  dans  le  premier  con- 
certo. La  seconde  variation  rappelle  des  effets  déjà 
employés  dans  les  autres  ouvrages  de  Fauteur.  La  troi- 
sième, en  mineur,  est  presque  entièrement  écrite  en 
octaves.  La  quatrième  est  en  écho  ;  les  effets  d'écho  sont 
en  sons  harmoniques  doubles.  Elle  est  suivie  d'un  final 
en  tierces  et  en  octaves,  de  l'effet  le  plus  brillant,  mais 
d'une  exécution  difficile. 

Les  vingt  variations  du  Carnaval  de  Venise,  sur  l'air 
populaire  Oh!  mammal  ne  sont  pas  toujours  de  très  bon 
goût.  Celles  sur  l'air  de  Barucaba  offrent  chacune  une 
étude  spéciale  sur  chacun  des  coups  d'archet.  La  plupart 
sont  dans  des  tons  différents. 

Telle  est  brièvement  résumée  l'opinion  de  Fétis1,  écrite 
il  y  a  un  demi-siècle,  lorsque  le  célèbre  écrivain  musical 
présenta  au  public  français  l'édition  des  œuvres  de 
Paganini.  Sans  doute,  aujourd'hui,  la  technique  du  vio- 
lon ayant  fait  de  nouveaux  progrès,  grâce  surtout  au 
grand  virtuose  génois,  beaucoup  de  Tétonnement  de  nos 
pères  n'est  plus  de  mise,  en  présence  de  ces  composi- 

4  Fétis,  Paganini  (Paris,  Schonenberger,  1851). 


PAGANINI  122 

lions.  D'autre  part,  le  goût  musical  est  devenu  plus 
sérieux,  et  nous  ne  voyons  plus  que  la  virtuosité  pure 
dans  des  compositions  qui  soulevèrent  jadis  tant  d'admi- 
ration et  d'enthousiasme.  Il  n'en  reste  pas  moins  que 
Paganini,  dont  l'œuvre  était  beaucoup  plus  considérable 
que  celle  qui  nous  est  parvenue  jusqu'ici  sous  son  nom. 
était  non  seulement  un  "grand  virtuose,  mais  aussi  un 
compositeur,  dont  le  style,  s'il  n'est  pas  supérieur  à  celui 
de  ses  contemporains  italiens,  ne  leur  est  pas,  non  plus, 
inférieur,  sous  le  rapport  de  l'orchestration. 

Paganini  n'a  pas,  à  proprement  parler,  fondé  d'école; 
on  ne  lui  connaît  qu'un  seul  élève  direct,  Camillo 
Sivori,  de  Gênes  comme  lui,  et  qui  continua  sa  tradi- 
tion presque  jusqu'à  notre  époque. 


OEUVRES   DE    PAGANINI 


Conestabile  a,  le  premier,  établi  ainsi  la  liste  des  œuvres  de 
Paganini  : 

I.  Quatre  concertos  pour  violon,  avec  les  accompagnements. 

II.  Quatre  concertos  dont  l'orchestre  ne  fut  pas  composé.  Le  der- 

nier a  été  écrit  par  Paganini  peu  de  temps  avant  sa  mort. 

III.  Variations  sur  un  thème  comique  continué  par  l'orchestre. 

IV.  Sonate  pour  la  grande  viole  avec  orchestre. 

V.  God  save  the  King,  varié  pour  le  violon,  avec  orchestre. 

VI.  Le  Streghe,   variations  sur  un  air  de  ballet  de  S.  Mayer  et 

Vigano,  avec  orchestre. 

VII.  Variations  sur  Nonpiù  mesta,  de  la  Cenerentola. 

VIII.  Grande  sonate  sentimentale. 

IX.  Sonate  avec  variations. 

X.  La  Primavera,  sonate  sans  accompagnement. 

XI.  Varsovie,  sonate. 

XII.  La  cidarem  la  mano,  variations  d'après  un  air  de  Mozart 

(Don  Juan). 

XIII.  Le  Carnaval  de   Venise. 

XIV.  Variations  sur  Di  tanti  palpiti  (Rossini). 

XV.  Marie-Louise,  sonate. 

XVI.  Romance  pour  le  chant. 

XVII.  Cantabile  pour  violon  et  piano, 

XVIII.  Polonaise  avec  variations. 

XIX.  Fantaisie  vocale. 

XX.  Sonate  pour  violon  seul. 

XXI.  Six  quatuors  pour  violon,  alto,  violoncelle  et  guitare  (op.  4 

et  5,  intitulés  Gran  quartetti  a  violino,  viola,  chitarra  e 
violoncello). 

XXII.  Cantabile  et  valse. 

XXIII.  Trois  duos  pour  violon  et  violoncelle. 

XXIV.  Autres  duos  et  petites  pièces  pour  violon  et  guitare. 


OEUVRES   DE   PAGANINI  125 

Les  ouvrages  suivants  seulement  sont  complets  et  ont  été  publiés: 

Les  vingt-quatre  caprices  (op.  1)  que  ne  mentionne  pas  la  liste 
précédente  ;  deux  concertos,  en  mi  bémol  [ré  majeur]  et  en  si  mineur 
(op.  6  et  7)  ;  —  dans  ce  dernier,  se  trouve  la  fameuse  Clochette  ou 
Campanella;  douze  sonates  pour  violon  et  guitare  (op.  2  et  3)  ; 
six  quatuors  (op.  4  et  5)  ;  un  allegro  de  sonate,  avec  orchestre, 
intitulé  Movimento  perpetuo  (op.  11)  ;  le  Sùreghe,  avec  orchestre 
(op.  8);  God  save  theKing,  avec  variations,  pour  orchestre  (op.  9)  ; 
Di  tanti  palpiti,  avec  orchestre  (op.  13)  ;  Non  più  mesta,  avec 
orchestre  (op.  12)  ;  le  Carnaval  de  Venise,  vingt  variations  sur 
un  air  populaire  vénitien  :  Oh  !  mamma!  (op.  10). 

Soixante  variations  dans  tous  les  tons,  en  trois  suites,  avec 
accompagnement  de  piano  ou  guitare,  sur  l'air  :  Barucaba.  C'est 
un  des  derniers  ouvrages  de  Paganini,  écrit  à  Gênes  en  1835  et 
dédié  à  l'avocat  L.-G.  Germi. 


BIBLIOGRAPHIE 


Anders.  Paganini  (Paris,  1831). 

Anonyme.  Biographie  von  Nicolô  Paganini  (Zurich,  1846). 

Anonyme.  Paganini.  Variations  poétiques  (Lyon,  1831). 

0.  Bruni.  Niccolô  Paganini  célèbre  violonista  genovese  (Firenze, 
1873). 

G.  Conestabile.  Vita  di  Niccolô  Paganini  (Perugia,  1851). 

Escudier.  Mes  souvenirs.  Les  Virtuoses  (Paris,  1868). 

—        Vie  et  aventures  des  Cantatrices  célèbres,  suivies  de  la 
vie  anecdotique  de  Paganini  (Paris,  1856). 

Fayolle.  Paganini  et  Bériot  (Paris,  1831). 

Fétis.  Notice  biographique  sur  Nicolô  Paganini  (Paris,  1851). 

G.  G.  Paganini  (Roma,  1840). 

Gervasoni.  Nuova  teoria  dimusica  (Milan,  1812). 

Guhu.  L'Art  déjouer  du  violon  de  Paganini  (Paris,  Schott.  1831). 
—    Paganini  à  Francfort  en  1829,  article  reproduit   dans  les 
Mittheilungen  von  C.  F.  Schmidt  (Heilbronn,  janvier  1901). 


123 


PAGANINI 


George  Harrys.  Paganini  in  seinen  Reisewagen  und  Zimmer,  in 
scïnen  redseligen  Stunden,  in  gesellschaftlichen  Zirkeln  und  seinen 
Conzerten.  Ans  dem  Reisejoumal  (Braunschweig.  1830). 

Adolph  Kohut.  Ans  dem  Zauberlande  Polyhymnia's,  Neues  iiber 
Paganini  (Berlin,  1812). 

Imbert  de  Laphalèque.  Notice  sur  Nicolo  Paganini  (Paris,  1830). 

Gustav  Nicolai.  Arabesken  fur  Musikfreunde  (Leipzig,  1835). 

A.  Niggli.  Nicolo  Paganini,  Musikal  Vorlrâge,  de  Waldersee, 
nos  44_45  (Leipzig,  1892). 

Alfredo  Mandelli.  Carlo  Bignamie  Nicolo  Paganini  (Milano,  1893). 

E.  Ortlepp.  Grosses  Instrumental-  und  Vocalconcert.  Eine  musika- 
lische  Anthologie  (Stuttgart,  1841). 

Eiisa  Polko.  Paganini  und  die  Geigenbauer  (Leipzig,  1875). 
Maximilian-Julius  Sghottky.  Paganinïs  Leben  und  Treiben  als 
Kilnstler  und  Mensch  (Prag.  J.  G.  Calve,  1830). 

F.  G.  J.  Schutz.  Leben,  Character  und  Kunst  des  Ritters  Nicolo 
Paganini  (Leipzig,  1830). 

G.  Witïing.  Geschichte  des  Violinspiels  (vom  Ende's  Verlag, 
Leipzig,  vers  1900). 

J.-W.  Wasielewski.  Die  Violine  undihre  Meister  (3e  édit.,  1893). 

Paganini  a  été  mis  deux  fois  au  moins  à  la  scène ,  à  Paris  :  dans  un 
«  à-propos  anecdotique  en  un  acte  mêlé  de  couplets  »  de  Dervergers 
et  Varin  :  Paganini  en  Allemagne  Nouveautés,  10  avril  1831;  et 
dans  la  Chambre  de  Rossini  «  canevas  à  l'italienne  »  de  Merle  et 
Simonnin,  Variétés,  février  1834.  L'acteur  Lhérie  remplissait 
dans  cette  dernière  pièce  le  personnage  du  grand  virtuose. 


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